La Nonne Alferez

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La Nonne Alferez
Revue des Deux Mondes, 1er  mars 1894



PRÉFACE

Bien qu’elle ait toute l’allure aventureuse et picaresque d’un roman de cape et d’épée, l’histoire de la Nonne Alferez est une histoire vraie. Elle sent même parfois terriblement fort la vérité. Catalina de Erauso a vécu, d’une vie exaspérée, comme disent les Espagnols. Le récit qu’elle en écrivit, de sa main plus dextre à manier l’épée que la plume, étonna ses contemporains. De graves historiens font mention de cette femme extraordinaire. Une première et une seconde Relacion de ses exploits et hauts faits furent publiées coup sur coup, en 1625, à Madrid par Bernardino de Guzman et à Séville par Simon Faxardo. Lorsqu’elle revint en Espagne, l’élève bien-aimé du grand Lope, Juan Ferez de Montalvan, composa et fit jouer à la cour sa Comédie fameuse de la Monja Alferez. Enfin, en 1829, M. Joaquin Maria de Ferrer imprima à Paris, chez Jules Didot, d’après un manuscrit de l’historien Munoz, le texte complet de l’Historia, accompagné de nombreuses notes et de force pièces justificatives : actes de baptême, extraits de registres conventuels, attestations, états de services, enquêtes, requêtes, certificats et décrets royaux. Ce petit livre est aujourd’hui des plus rares. Il s’ouvre par une longue préface où l’éditeur, après avoir savamment disserté sur les sphinx, les hippogriffes, les acéphales, les androgynes et les hermaphrodites, compare Doña Catalina aux femmes illustres de tous les temps, à Sapho, à Aspasie, à Portia, à sainte Thérèse et à Mme  de Staël. Le portrait de l’héroïne, gravé d’après une peinture du maître sévillan Pacheco, semble peu propre à justifier, du moins physiquement, cette comparaison. Doña Catalina, avec la golille, le hausse-col de fer et le pourpoint de buffle aux aiguillettes mal nouées, est, à vrai dire, peu avenante, d’aspect viril, militaire et rébarbatif.

Nous avons un autre portrait d’elle d’après le vif, à la plume. Dans sa dix-septième lettre de Rome, datée du 11 juillet 1626, le voyageur Pietro della Valle, le Pèlerin, comme on le nommait, écrivait à son ami Mario Schipano : « Le 5 de juin vint pour la première fois chez moi l’Alfiere Caterina d’Arcuso, Biscayenne, arrivée la veille même d’Espagne. C’est une demoiselle d’environ trente-cinq à quarante ans… Sa renommée m’était parvenue jusque dans l’Inde Orientale. Ce fut mon ami le P. Rodrigo de San Miguel, son compatriote, qui me l’amena. Je la fis depuis connaître à plusieurs dames et à des cavaliers dont l’entretien lui agréait davantage. Le Signor Francesco Crescentio, bon peintre, l’a portraicturée. Grande et forte de taille, d’apparence plutôt masculine, elle n’a pas plus de gorge qu’une fillette. Elle me dit avoir fait je ne sais quel remède pour se la faire passer. Ce fut, je crois, un emplâtre fourni par un Italien. L’effet en fut douloureux, mais fort à souhait. De visage, elle n’est point trop laide ; mais assez fatiguée et déjà sur l’âge. Ses cheveux noirs sont courts, comme il sied à un homme, et mêlés en crinière, à la mode du jour. L’air est plutôt d’un eunuque que d’une femme. Elle s’habille en homme, à l’espagnole, porte l’épée bravement, comme la vie, avec la tête un peu basse et enfoncée dans des épaules trop hautes. Bref, elle a la mine plus d’un soldat que d’un mignon de cour. Seule, sa main pourrait faire douter de son sexe, car elle est pleine et charnue, bien que robuste et forte, et le geste en a parfois encore je ne sais quoi de féminin. »

Telle fut la nonne Alferez, doña Catalina de Erauso. Écoutez l’histoire de sa vie qu’elle va vous narrer elle-même. C’est une confession hardie, peut-être sincère, qu’elle commença d’écrire ou de dicter le 18 septembre de l’an 1624, alors qu’elle rentrait en Espagne sur le galion le Saint-Joseph. Ce fut sans doute pour occuper le désœuvrement de ces longues journées de traversée qu’allongent les calmes étouffans de la mer des Tropiques. Peut-être sentit-elle l’impérieux besoin de décharger sa conscience, son cœur trop lourds. Dans l’inaction forcée, prisonnière lasse de fouler les planches d’un pont de navire, elle se plut à revivre par la pensée les aventures d’autrefois, les courses à cheval à travers les Andes, en quête d’El-Dorado, les querelles, les combats, les fuites, la fortune hasardeuse, la vie errante et libre. Elle l’a fait dans une langue nette, concise et mâle. Elle ne parle d’elle-même au féminin que très rarement, dans les cas désespérés, aux minutes de suprême détresse, alors qu’elle sent la Mort et qu’elle a peur de l’Enfer. Ce récit naïf et brutal reflète rapidement son âme et sa vie. Elles furent d’un homme d’action.



CHAPITRE I


Son pays, ses parents, sa naissance, son éducation, sa fuite et ses courses à travers l’Espagne.


Moi doña Catalina de Erauso, je suis née en la ville de San Sebastian de Guipuzcoa, l’an mil cinq cent quatre-vingt-cinq, fille du capitaine don Miguel de Erauso et de doña Maria Perez de Galarraga y Arce, natifs et bourgeois de ladite ville. Mes parens me nourrirent dans leur maison avec mes autres frères jusqu’à l’âge de quatre ans. En mil cinq cent quatre-vingt-neuf, ils me firent entrer au couvent de San Sebastian el Antiguo, lequel est de nonnes dominicaines. Ma tante doña Ursula de Unza y Sarasti, cousine germaine de ma mère, en était prieure. J’y fus tenue jusques à l’âge de quinze ans, et il fut alors traité de ma profession. J’étais presque au bout de mon année de noviciat, lorsque je me pris de querelle avec une nonne professe nommée doña Catalina de Aliri, laquelle, étant veuve, était entrée au couvent et y avait fait profession. Elle était robuste et moi fillette ; elle me rudoya manuellement et je le ressentis.

La nuit du dix-huit mars de l’an mil six cent, vigile de Saint-Joseph, la communauté se levant à minuit pour chanter matines, j’entrai dans le chœur et y trouvai ma tante agenouillée. Elle m’appela et, me baillant la clef de sa cellule, m’ordonna de lui aller quérir son bréviaire. J’y allai, j’ouvris, le pris et vis, pendues à un clou, les clefs du couvent. Je laissai la cellule ouverte et rapportai à ma tante sa clef et son bréviaire. Les nonnes étaient au chœur et les matines solennellement commencées. À la première leçon, je m’approchai de ma tante et lui demandai congé, sous prétexte que j’étais malade. Ma tante, me mettant la main sur la tête, me dit : — Va, couche-toi. — Je quittai le chœur, allumai une chandelle, retournai à la cellule et, y ayant pris, outre les clefs du couvent, des ciseaux, du fil, une aiguille et quelques réaux de huit qui traînaient par là, je sortis, ouvrant et refermant les portes. À la dernière, qui était celle de dehors, j’ôtai mon scapulaire et me lançai dans la rue, sans l’avoir jamais vue ni savoir de quel côté tirer ni où aller. Je pris à l’aventure et m’en vins donner en une châtaigneraie qui est hors la ville, derrière et tout contre le couvent. Je m’y cachai et y demeurai trois jours, m’accommodant et coupant de quoi me vêtir. Je taillai et me fis, dans une basquine de drap bleu que j’avais, des chausses, et d’un cotillon vert de tiretaine que je portais dessous, un pourpoint et des guêtres. Ne sachant que faire de mon habit, je le laissai là. Je me coupai les cheveux et les jetai. La troisième nuit, je partis et, poussant à l’aventure à travers routes et villages, afin de gagner au large, je vins aboutir à Vitoria, à une vingtaine de lieues de San Sebastian, à pied et très lasse, sans avoir rien mangé que les herbes que je trouvais le long du chemin.

J’entrai dans Vitoria sans savoir où gîter. Au bout de quelques jours, je m’accommodai avec le docteur don Francisco de Cerralta qui y occupait une chaire, lequel m’accueillit facilement, sans me connaître, et m’habilla. Il était marié avec une cousine germaine de ma mère, à ce que je sus depuis ; mais je ne me découvris point. Je demeurai avec lui quelque chose comme trois mois, au cours desquels, me voyant bien lire le latin, il se prit de plus de goût pour moi et me voulut faire étudier. Je m’y refusai, il s’entêta, insistant à renfort de mains. Là-dessus, je déterminai de le quitter, ce que je fis ainsi : je lui pris quelque monnaie, et m’arrangeant avec un muletier qui allait à Valladolid, à quarante-cinq lieues de là, je partis en sa compagnie.

En entrant à Valladolid où se tenait pour lors la cour, je me plaçai comme page chez don Juan de Idiaquez, secrétaire du Roi. Il me vêtit proprement, et je pris le nom de Francisco Loyola. Je demeurai là sept mois, bien aise. Au bout de ce temps, une nuit que je me tenais à la porte avec un autre page, mon compagnon, mon père survint et s’enquit de nous si le seigneur don Juan était céans. Mon camarade répondit que oui. Mon père lui dit de l’aviser qu’il était là. Le page monta, et je restai avec mon père sans nous dire mot et sans qu’il me reconnût. Le page revint et lui dit de monter. Il entra, je le suivis. Don Juan sortit sur l’escalier et, l’accolant, s’écria : — Seigneur Capitaine, quel bon vent vous amène ? Mon père lui répondit de telle sorte qu’il comprit qu’il avait quelque ennui. Il rentra, congédia une visite et revint. Ils s’assirent. Il demanda ce qu’il y avait de neuf, et mon père lui dit comme quoi sa fille s’était sauvée du couvent, ce qui l’amenait dans ces parages, à sa recherche. Don Juan témoigna d’en être très marri, autant pour le chagrin qu’en avait mon père et pour moi qu’il aimait fort, qu’à cause du couvent dont il était patron par fondation de ses ancêtres et du pays où il était né. Quant à moi, après avoir ouï l’entretien et les doléances paternelles, je me retirai, courus à mon appartement, pris mes hardes et sortis emportant à peu près huit doublons que je me trouvais avoir. J’allai à l’auberge où je dormis cette nuit-là et, ayant su qu’un muletier partait le lendemain pour Bilbao, je fis prix avec lui et, à l’aube, levai le pied sans savoir que faire ni où aller, sinon me laisser emporter du vent comme une plume.

Au bout d’un long chemin, une quarantaine de lieues, ce me semble, j’entrai dans Bilbao, où je ne trouvai ni gîte ni commodité. Et je ne savais que faire de moi. Sur ces entrefaites, quelques garçonnets s’avisèrent de m’entourer et dévisager tant et si bien qu’ils m’importunèrent. Il me fallut ramasser des pierres et les leur jeter. Je dus en blesser un, je ne sais où, car je ne le vis point. Là-dessus, je fus appréhendé au corps et tenu un long mois en la prison, jusqu’à ce qu’il guérît. Alors, on me lâcha. Les frais payés, il me restait quelque monnaie. Je sortis incontinent et partis pour Estella de Navarre qui doit être à quelque vingt lieues. J’entrai à Estella et m’y accommodai pour page de don Carlos de Arellano, de l’habit de Saint-Jacques, en la maison et service duquel je demeurai deux ans bien traité et vêtu. Après quoi, sans autre raison que mon caprice, je laissai cette commodité et passai à San Sebastian, mon pays, à dix lieues de là, où je me tins, sans être connu de personne, nippé et galant à merveille. Un jour, j’allai ouïr la messe à mon couvent. Ma mère y assistait aussi. Je vis qu’elle me regardait. Elle ne me reconnut pas. La messe dite, des nonnes m’appelèrent au chœur, mais je fis le sourd et, après force courtoisies, m’esquivai lestement. C’était au commencement de l’année mil six cent trois.

De là, je me rendis au port du Pasage, qui n’est qu’à une lieue. J’y fis rencontre du capitaine Miguel de Borroiz dont le navire était en partance pour Séville. Je le priai de m’emmener, et m’appointai avec lui au prix de quarante réaux. Je m’embarquai, nous partîmes et arrivâmes promptement à San Lucar. Aussitôt débarqué, j’allai visiter Séville et, encore que tout me conviât à m’y amuser, je ne m’y arrêtai que deux jours et revins sans plus tarder à San Lucar. J’y rencontrai le capitaine Miguel de Echazarreta, mon compatriote, lequel commandait une patache des galions dont était général don Luis Fernandez de Cordova, dans l’Armada que, l’an mil six cent trois, don Luis Fajardo menait à la pointe de Araya. Je m’enrôlai comme mousse sur un galion du capitaine Estevan Eguiño, mon oncle, cousin germain de ma mère, lequel vit aujourd’hui à San Sebastian. Je m’embarquai, et nous partîmes de San Lucar le lundi saint de l’an mil six cent trois.



CHAPITRE II


Elle part de San Lucar pour la pointe de Araya, Carthagène, Nombre de Dios et Panama.


Je passai quelques misères au cours du voyage, pour être novice dans le métier. Sans me connaître, mon oncle me prit en goût et me fit fête en apprenant d’où j’étais et les noms supposés de mes parens. Il ne me reconnut point, et j’eus en lui un soutien.

En arrivant à la pointe de Araya, nous y trouvâmes une flottille ennemie fortifiée à terre. Notre Armada l’en chassa. Finalement, nous gagnâmes Carthagène des Indes, où nous demeurâmes huit jours. Là, je me fis rayer du rôle d’équipage, et passai au service dudit capitaine Eguiño, mon oncle. Nous allâmes à Nombre de Dios et y restâmes neuf jours. Et comme il nous y mourait force gens, on hâta le départ.

L’argent embarqué et tout mis à point pour retourner en Espagne, je fis à mon oncle un trait de conséquence en lui prenant cinq cents pesos. Sur les dix heures de nuit, cependant qu’il dormait, je sortis et dis aux gardes que le capitaine m’envoyait à terre pour affaire. Comme ils me connaissaient, ils me laissèrent bonnement passer. Je sautai à terre, et oncques plus ils ne me virent. Une heure après, on tira le canon de partance et, les ancres levées, la flotte mit à la voile.

L’Armada partie, je m’accommodai avec le capitaine Juan de Ibarra, facteur des Caisses Royales de Panama, lequel est encore vivant. Quatre ou six jours après, nous partîmes pour Panama où il habitait. Je restai environ trois mois avec lui. Ce n’était pas un bon marché que j’avais fait là, car il était chiche et je dus dépenser tout ce que j’avais tiré de mon oncle, si bien qu’il ne m’en demeura pas quatre maravédis. Il me fallut donc prendre congé afin de chercher ailleurs mon remède. En faisant mes diligences, je découvris Juan de Urquiza, marchand de Truxillo, avec lequel je m’appointai. Je m’en trouvai à merveille. Nous demeurâmes trois mois à Panama.



CHAPITRE III


De Panama, elle passe avec son maître Urquiza, marchand de Truxillo, au port de Paita et de là à la ville de Saña.


De Panama, je partis sur une frégate avec mon maître Juan de Urquiza pour le port de Paita, où il avait une grosse cargaison. En arrivant à Manta, un si rude coup de vent nous assaillit que nous fîmes côte. Ceux qui savaient nager comme moi, mon maître et quelques autres, prirent terre ; le reste périt. Nous nous rembarquâmes audit port de Manta sur un galion du Roi, ce qui nous coûta de l’argent. Bref, nous partîmes et arrivâmes enfin à Paita.

Mon maître y trouva, comme il l’espérait, toutes ses marchandises chargées en un navire du capitaine Alonso Cerrato, et m’ayant commandé de les décharger suivant leurs numéros d’ordre et de lui en faire à mesure remise là-bas, il partit. Je m’y embesognai aussitôt, déchargeant les marchandises et les lui remettant à mesure à Saña où il les recevait. Ladite ville de Saña est à quelque soixante lieues de Paita. Enfin, avec les dernières charges, je partis de Paita pour Saña. À l’arrivée, mon maître me reçut à bras ouverts, se montrant satisfait de ma bonne besogne. Il me fit faire sur-le-champ deux fort braves habits, l’un noir et l’autre de couleur, me traitant bien en tout. Il m’installa en une sienne boutique, me confia tant en marchandises qu’en argent en compte plus de cent trente mille pesos et m’inscrivit sur un registre les prix auxquels je devais vendre chaque chose. Il me laissa deux esclaves pour me servir, une négresse pour cuisiner, et m’assigna trois piastres pour la dépense de chaque jour. Cela fait, emportant le reste de son bien, il partit pour la cité de Truxillo, distante d’une trentaine de lieues.

Il me laissa aussi dans ledit registre la liste des personnes auxquelles je pouvais bailler à crédit la marchandise qu’elles voudraient et pourraient prendre, comme étant à son gré et sûres, mais suivant compte raisonné et chaque article couché sur le livre. Cet avis concernait particulièrement Madame doña Beatriz de Cardenas, personne de toute sa satisfaction et obligation. Après quoi, il partit pour Truxillo. Moi, je demeurai à Saña, en ma boutique, vendant conformément à la règle qu’il m’avait laissée, recouvrant et inscrivant sur le livre, avec mention du jour, mois et année, qualité, aunage, nom des acheteurs et prix, ainsi que ce que je donnais à crédit. Madame doña Beatriz de Cardenas commença à prendre des étoffes, continua et y alla si largement que j’entrai en doute. Sans qu’elle le pût soupçonner, j’écrivis tout par le menu à mon maître à Truxillo. Il me répondit que c’était bien et que, pour le cas de ladite dame, si elle me demandait la boutique entière, je la lui pouvais bailler. Sur quoi, gardant par devers moi cette lettre, je laissai courir.

Qui m’eût dit que cette sérénité devait m’être si peu durable et promptement suivie de si grièves peines ! J’étais, un jour de fête, à la comédie, assis à la place que j’avais prise, lorsque, sans plus d’égard, un quidam nommé Reyes entra et se mit droit devant, sur un autre siège si collé à moi qu’il m’empêchait de voir. Je le priai de s’écarter un peu. Il répondit insolemment, je répliquai du même ton. Il m’enjoignit de sortir ou qu’il me couperait la figure. Me trouvant sans autre arme qu’une dague, je lui quittai le lieu, plein de rancœur. Quelques amis informés du fait me suivirent et m’apaisèrent. Le lendemain, un lundi, dans la matinée tandis que j’étais occupé à vendre dans ma boutique, le Reyes passa devant la porte et repassa. J’y pris garde, fermai la boutique, saisis un couteau et, courant chez un barbier, le fis passer à la meule et affiler en scie. Je me mis une épée qui fut la première que je ceignis, et voyant Reyes qui se promenait avec un autre devant l’église, j’allai à lui par derrière et lui criai : — Holà ! seigneur Reyes ! — Il se retourne, disant : — Qu’est-ce qu’on me veut ? — Celle-ci est la figure qui se coupe ! fis-je, — le balafrant avec le couteau d’une estafilade à dix coutures. Il porta les mains à sa plaie, son ami tira l’épée et me vint sus. J’en fis de même. Nous ferraillâmes et je lui entrai ma pointe par le côté gauche. Il tomba. Je courus à l’église. Tôt après, le corrégidor don Mendo de Quiñonez, de l’habit d’Alcantara, y entra, me mena à la prison (ce fut ma première) et me fit ferrer et mettre aux ceps.

J’avisai mon maître Juan de Urquiza, qui était à Truxillo, à trente lieues de Saña. Il accourut, parla au corrégidor et fit d’autres bonnes diligences, moyennant quoi il obtint l’allégement de ma prison. La cause suivit son cours. Je fus, après trois mois de plaids et procédures du Seigneur Évêque, restitué à l’église d’où j’avais été extrait. Sur ces entrefaites, mon maître me dit que pour sortir de ce conflit, éviter le bannissement et m’ôter du sursaut d’être tué, il avait imaginé une chose bienséante qui était de me marier à doña Beatriz de Cardenas dont la nièce était femme de ce même Reyes auquel j’avais coupé la figure ; ce qui arrangerait tout. Il faut savoir que doña Beatriz de Cardenas était la mignonne de mon maître, qui, par ce moyen, s’assurait de nous, de moi pour son service, d’elle pour son plaisir. Ils étaient, ce semble, tous deux d’accord, car, après avoir été restitué à l’église, je sortais de nuit et allais chez ladite dame qui me caressait fort. Prétextant la peur de la justice, elle me suppliait de ne pas rentrer nuitamment à l’église et de rester près d’elle. Une nuit, elle m’enferma, me déclara que, malgré que le diantre en eût, il me fallait dormir avec elle, et me serra de si près que je dus jouer des mains pour m’esquiver.

Je me hâtai de dire à mon maître qu’il ne pouvait être question d’un pareil mariage, que pour rien au monde je ne le ferais. Il s’y entêta et me promit des monts d’or, me représentant la beauté et qualités de la dame, l’heureuse issue de cette fâcheuse affaire et maintes autres convenances. Néanmoins, je demeurai ferme. Ce que voyant, mon maître me proposa de passer à Truxillo, avec les mêmes commodités et emploi. J’acceptai.



CHAPITRE IV


De Saña, elle passe à Truxillo et tue un homme.


Je passai à la cité de Truxillo, évêché suffragant de Lima, où mon maître m’avait levé boutique. J’y entrai et me mis à débiter en la même guise qu’à Saña, à l’aide d’un autre livre comme le premier, où je tenais compte des prix et crédits. Deux mois passèrent ainsi.

Un matin, vers les huit heures, j’étais, dans ma boutique, à payer une lettre de change de mon maître de quelque vingt-quatre mille pesos, lorsque entra un nègre qui me dit : — Il y a à la porte des hommes qui ont l’air d’être armés de rondaches. — Je pris l’alarme, dépêchai mon receveur après en avoir tiré reçu, et envoyai quérir Francisco Zerain. Il vint incontinent et reconnut les trois hommes qui se tenaient à l’entrée. C’étaient Reyes, avec son ami, celui que j’avais couché d’une estocade à Saña, et un autre. Après avoir recommandé au nègre de clore la porte, nous sortîmes dans la rue. Aussitôt ils nous chargèrent. Nous les reçûmes et, nous escrimant, ma malechance voulut que j’allongeasse, je ne sais où, un coup de pointe à l’ami de Reyes. Il tomba. Nous continuâmes à batailler deux contre deux, avec du sang.

En ce point, survint le corrégidor don Ordoño de Aguirre avec deux sergens. Il m’empoigna. Francisco Zerain gagna au pied et entra en lieu saint. Tout en me menant lui-même à la prison (les sergens étaient occupés avec les autres) le corrégidor me demanda qui et d’où j’étais. Ayant entendu que j’étais Biscayen, il me dit en basque de détacher, en passant devant la cathédrale, la ceinture de cuir avec laquelle il me tenait et de m’y réfugier, ce que je m’empressai de faire. Je me sauvai dans l’église, et lui resta à jeter les hauts cris.

Réfugié là, j’avisai mon maître à Saña. Il vint sans retard et tâcha d’accommoder l’affaire, mais il n’y eut pas moyen parce qu’on renforça l’homicide de je ne sais quelles autres vétilles. Il se fallut résoudre à me faire filer à Lima. Je rendis mes comptes, mon maître me fit faire deux habits, me donna deux mille six cents pesos et une lettre de recommandation, et je partis.



CHAPITRE V


Elle va de Truxillo à Lima.


Parti de Truxillo, après plus de quatre-vingts lieues de route, j’entrai dans la cité de Lima, capitale de l’opulent royaume du Pérou, lequel comprend cent deux cités d’Espagnols, sans compter nombre de villes, vingt-huit évêchés et archevêchés, cent trente-six corrégidors, les Audiences royales de Valladolid, Granada, las Charcas, Quito, Chili et la Paz. Lima a un évêque, une église cathédrale dans le goût de celle de Séville, bien que moins grande, avec cinq bénéfices, dix chanoines, six prébendes entières et six demi-prébendes, quatre cures, sept paroisses, douze couvens de moines et de nonnes, huit hôpitaux, un ermitage, tribunal d’Inquisition (il y en a un autre à Carthagène), université, vice-roi ; audience royale qui gouverne le reste du Pérou, et autres magnificences.

Je rendis ma lettre à Diego de Solarte, très riche marchand, qui est aujourd’hui consul mayor de Lima. C’est à lui que mon maître Juan de Urquiza m’avait adressé. Il m’accueillit en sa maison avec grâce et affabilité et, peu de jours après, me remit sa boutique, m’appointant à six cents pesos l’an. Et je m’y employai fort à son gré et contentement.

Au bout de neuf mois, il me dit de chercher ma vie ailleurs. Voici pourquoi. Il avait chez lui deux jeunes sœurs de sa femme avec lesquelles, et surtout avec une qui me plaisait davantage, j’avais coutume de m’ébattre et folâtrer. Or, un jour que j’étais sur l’estrade à me peigner, couché parmi ses jupes, me jouant dans ses jambes, il nous vit par aventure à travers la grille de la fenêtre et l’entendit qui me disait d’aller au Potosi chercher de l’argent et que nous nous marierions. Il se retira, tôt après m’appela, me demanda mes comptes, me congédia, et je m’en allai.

Me voilà donc mal à l’aise et mal paré. On levait alors six compagnies pour le Chili. J’allai m’enrôler comme soldat dans l’une d’elles et reçus sur l’heure deux cent quatre-vingts pesos de solde. Mon maître Diego de Solarte l’ayant su, en fut très marri. Il n’en demandait pas autant, paraît-il. Il m’offrit de faire diligence auprès des officiers afin qu’on me rayât du rôle et de rembourser l’argent que j’avais reçu. Mais je n’y consentis point, disant que mon inclination me portait à faire du chemin et à voir le monde. Bref, je fus incorporé dans la compagnie du capitaine Gonzalo Rodriguez et, avec mille six cents hommes de troupe dont était mestre de camp Diego Bravo de Sarabia, je partis de Lima pour la cité de la Concepcion qui en est éloignée de cinq cent quarante lieues environ.



CHAPITRE VI


Arrivée à la Concepcion de Chili, elle y trouve son frère, passe à Paicabi, prend part à la bataille de Valdivia, gagne une enseigne, se retire à Nacimiento, va au Val de Puren, revient à la Concepcion et y tue deux hommes et son propre frère.


Nous arrivâmes au port de la Concepcion après vingt jours de route. C’est une cité passable ayant titre de Noble et Loyale. Elle a un évêque. Nous fûmes bien accueillis, vu la faute de gens qu’il y avait au Chili. Le gouverneur Alonso de Ribera envoya un ordre de nous faire débarquer immédiatement, lequel fut apporté par son secrétaire, le capitaine Miguel de Erauso. En entendant son nom, je me réjouis et compris que c’était mon frère. Je ne l’avais jamais vu et ne le connaissais point, car il était parti pour les Indes alors que je n’avais que deux ans ; mais j’étais informé de lui, bien que j’ignorasse sa résidence. Il prit la liste de la troupe et passa, demandant à chacun son nom et son pays. Quand il fut à moi et qu’il ouït mon nom et ma patrie, lâchant la plume, il m’accola et se mit à me faire cent questions sur son père, sa mère, ses sœurs et sa petite sœur Catalina la nonne. J’y répondis comme je pus, sans me déceler et sans qu’il se doutât de rien. Il continua sa liste et, l’achevant, m’emmena dîner chez lui. Je me mis à table. Il me dit que le préside de Paicabi où j’étais destiné était triste logis à soldats et qu’il parlerait au gouverneur pour me faire changer de garnison. Après dîner, il m’emmena chez le gouverneur et, après lui avoir fait rapport sur l’arrivée de la troupe, le pria en grâce de lui laisser prendre dans sa compagnie un des nouveaux venus, jouvenceau de sa terre, le seul qu’il eût vu depuis son départ du pays. Le gouverneur me fit entrer et, en me voyant, je ne sais pourquoi, dit qu’il ne me pouvait laisser permuter. Mon frère, piqué, sortit. Un moment après, le Gouverneur le rappela et lui dit de faire à son gré.

Donc, les compagnies parties, je demeurai avec mon frère, comme son soldat, mangeant à sa table, quasi trois ans durant, sans qu’il ne se doutât de rien. Je l’accompagnai quelquefois chez une maîtresse qu’il avait, puis j’y retournai seul. Il le vint à savoir, entra en soupçon et me défendit d’y remettre les pieds. M’ayant guetté, il m’y surprit encore, m’attendit à la sortie, me tomba dessus à coups de ceinturon et me blessa à la main. Force me fut de me défendre. Au bruit, survint le capitaine Francisco de Aillon qui mit la paix. Mais je dus entrer à San Francisco, par peur du gouverneur qui était roide. Il le fut en cette occasion. Mon frère eut beau intercéder, il m’exila à Paicabi et j’y restai trois ans.

Il me fallut donc aller à Paicabi et y tâter de la misère, trois ans durant, après avoir auparavant joyeusement vécu. Nous étions toujours les armes à la main, à cause de la grosse invasion d’Indiens qu’il y a là. Finalement le gouverneur Alonso de Sarabia arriva avec toutes les compagnies du Chili. Nous nous joignîmes à lui et nous logeâmes, au nombre de cinq mille hommes, non sans incommodité, dans les plaines de Valdivia, en rase campagne. Les Indiens prirent et ruinèrent ladite ville de Valdivia. Nous leur sortîmes à l’encontre et, dans trois ou quatre batailles, toujours les maltraitâmes et défîmes. Mais à la dernière affaire, du renfort leur étant venu, la chose tourna mal pour nous. Ils nous tuèrent beaucoup de monde, plusieurs capitaines et mon alferez, dont ils prirent l’enseigne. La voyant enlever, nous nous lançâmes derrière, moi et deux autres cavaliers, au milieu de la presse, foulant, frappant et recevant force horions. Bientôt, un des trois tomba mort. Nous poursuivîmes, nous atteignîmes l’enseigne. Mon camarade fut renversé d’un revers de lance. Je reçus un mauvais coup à une jambe, et je tuai le cacique qui portait l’enseigne et la lui repris, poussant mon cheval, foulant, occisant et blessant à merveille, mais aussi lourdement blessé, traversé de trois flèches et d’un coup de lance à l’épaule gauche, que je sentais cruellement. Enfin, je parvins jusqu’à nos gens et me laissai choir de cheval. Quelques-uns accoururent et, parmi eux, mon frère que je n’avais pas revu. Ce me fut un réconfort. On me guérit, et nous demeurâmes logés là. Au bout de neuf mois, mon frère m’obtint du gouverneur l’enseigne que j’avais gagnée et je devins alferez de la compagnie de don Alonso Moreno. Peu de temps après, cette compagnie fut donnée à don Gonzalo Rodriguez, mon premier capitaine. J’en fus fort aise.

Je fus cinq ans alferez. Je me trouvai à la bataille de Puren, où mourut mon dit capitaine, et commandai la compagnie six mois environ, durant lesquels j’eus, non sans diverses blessures de flèches, plusieurs rencontres avec les ennemis. Dans l’une d’elles, j’eus affaire à un chef indien, déjà chrétien, nommé don Francisco Quispiguancha, homme riche, qui nous avait fort inquiétés par diverses alarmes. Bataillant avec lui, je le désarçonnai, il se rendit à moi et je le fis sur-le-champ brancher à un arbre. Le Gouverneur, qui désirait l’avoir vivant, en fut très fâché et dit que, pour ce fait, il ne m’avait point donné la compagnie. Il la donna au capitaine Casadevante, me réformant et me la promettant pour la première occasion.

Les troupes se retirèrent, chaque compagnie à sa garnison, et je passai au Nacimiento, bon seulement de nom et, pour le demeurant, une vraie mort. On y avait, à toute heure, les armes à la main. Je n’y restai que peu de jours, car le mestre de camp don Alvaro Nuñez de Pineda y vint, d’ordre du Gouverneur, et en retira, ainsi que d’autres garnisons, jusques à huit cents hommes de cavalerie pour le Val de Puren. J’en fus, avec d’autres officiers et capitaines. Nous allâmes audit Val et y fîmes, six mois durant, force dommages, dégâts et incendies de récoltes. Après quoi, le gouverneur don Alonso de Ribera me donna licence de retourner à la Concepcion, et étant rentré avec mon grade dans la compagnie de don Francisco Navarrete, je m’y tins.

La fortune jouait avec moi à heur ou malheur. J’étais bien tranquille à la Concepcion, lorsqu’un jour, trouvant au corps de garde un autre alferez de mes amis, j’entrai avec lui dans une maison de jeu du voisinage. Nous nous mîmes à jouer. La partie s’engagea au milieu d’une nombreuse assistance. Sur un coup douteux, il me dit que je mentais comme un cornard. Je tirai l’épée et la lui mis dans la poitrine. On se jeta sur moi, et il en entra tant au bruit, que je ne me pus mouvoir. Un adjudant, entre autres, me tenait particulièrement serré. L’auditeur général don Francisco de Perraga entra et m’empoigna, lui aussi, fortement. Il me secouait le pelisson, me faisant je ne sais quelles questions. Je répondais que par-devant le gouverneur je ferais ma déclaration, Là-dessus, survint mon frère, qui me dit en basque de tâcher de sauver la vie. L’auditeur me prit par le collet du pourpoint. Je le sommai, la dague haute, de me lâcher. Il me secoua, je lui allongeai un coup à travers les joues. Il me tenait encore. Je le frappai derechef, il me lâcha, je tirai mon épée, la foule me chargea. Je reculai vers la porte, il y eut quelque embarras, je sortis et gagnai San Francisco qui est proche. Je sus que l’alferez et l’auditeur étaient restés morts sur la place. Le gouverneur don Alonso Garcia Remon accourut tout à la chaude et entoura l’église de soldats. Il la tint ainsi six mois. Il fit un ban promettant récompense à qui me livrerait, avec défense de me laisser embarquer en aucun port. Les garnisons et places fortes furent avisées et autres diligences faites. Enfin, le temps qui guérit tout tempéra cette rigueur, et, les intercessions aidant, les gardes furent retirées, le sursaut s’accoisa, je fus chaque jour moins resserré, je trouvai des amis pour me visiter, et l’on en vint à découvrir que la provocation, dès le principe, était extrême, et le péril et la nécessité urgens.

Sur ces entrefaites, un jour, mon ami don Juan de Silva, alferez en activité, me vint voir et me dit qu’il avait eu des mots avec don Francisco de Rojas, de l’habit de Saint-Jacques, qu’il l’avait défié pour cette nuit même, à onze heures, chacun menant un ami, et qu’il n’avait personne autre que moi qui lui pût servir de second. J’hésitai un peu, craignant quelque coup monté pour me prendre. Lui, qui s’en aperçut, me dit : — Si ça ne vous va pas, rien de fait : j’irai seul, car je ne fierai mon flanc à nul autre. — Y pensez-vous ? répondis-je, et j’acceptai.

Au coup de cloche de l’oracion, je sortis du couvent et allai à sa maison. Nous soupâmes et devisâmes jusqu’à dix heures. En les entendant sonner, nous prîmes les épées et les capes et gagnâmes vitement le lieu fixé. L’obscurité était si profonde qu’on ne se voyait pas les mains ; ce que remarquant, je convins avec mon ami, pour nous reconnaître au besoin, de nous attacher chacun le mouchoir au bras.

Les deux autres survinrent, et l’un que je reconnus à la voix pour don Francisco de Rojas, dit : — Don Juan de Silva ? — Je suis là, répondit don Juan. — Ils mirent la main aux épées et se chargèrent. Moi et l’autre nous ne bougions. Ils ferraillèrent, et bientôt je sentis que mon ami avait tâté de la pointe. Je me rangeai incontinent à son côté et l’autre auprès de don Francisco. Nous tirâmes deux à deux. Peu après, don Francisco et don Juan tombèrent. Moi et mon adversaire, nous continuâmes à nous battre, et je lui entrai le fer, suivant qu’il parut, au-dessous du téton gauche, lui perçant, à ce que je sentis, un double collet de buffle. Il tomba. — Ah ! traître, cria-t-il, tu m’as tué ! Je crus reconnaître la voix de celui que je ne voyais pas et lui demandai qui il était. — Le capitaine Miguel de Erauso, dit-il. — Je demeurai éperdu. Il criait : — Confession ! et les autres aussi. — Je courus à San Francisco et dépêchai deux moines, qui les confessèrent tous. Les deux premiers expirèrent aussitôt. Mon frère fut porté chez le gouverneur, dont il était secrétaire de guerre. Médecin et chirurgien le vinrent panser et firent tout le possible. L’enquête fut ouverte. On lui demanda le nom du meurtrier. Il réclamait à toute force un peu de vin. Le docteur Robledo ne voulait pas, disant que cela lui ferait mal. Il insista. Le docteur refusa. Il dit alors : — Votre Grâce est avec moi plus cruelle que l’alferez Diaz ! — Un instant après, il expira.

Là-dessus, le gouverneur cerna le couvent et s’y jeta avec sa garde. Les moines et leur provincial, fray Francisco de Otalora, lequel vit aujourd’hui à Lima, résistèrent. Le débat fut âpre, au point que des moines résolus dirent au gouverneur de prendre bien garde que s’il entrait céans il ne sortirait plus. Sur ce, il se modéra et rebroussa, laissant les gardes. Mort, le dit capitaine Miguel de Erauso fut enterré dans le même couvent de San Francisco. Du chœur, je le vis. Dieu sait avec quelle angoisse !

Je restai là huit mois, entre temps que se poursuivait le procès de rébellion, l’affaire ne me permettant pas de paraître. Grâce à l’assistance de don Juan Ponce de Léon, qui me fournit cheval, armes et viatique, je trouvai moyen de sortir de la Concepcion et partis vers Valdivia et Tucuman.



CHAPITRE VII


Elle va de la Concepcion à Tucaman.


Je commençai à cheminer tout le long de la côte de la mer, endurant rudes fatigues et soif, car nulle part je ne trouvai d’eau. En route, je fis rencontre de deux autres soldats fugitifs, et tous trois nous suivîmes notre chemin, résolus à mourir avant que de nous laisser prendre. Nous avions nos chevaux, des armes blanches et à feu, et la haute providence de Dieu. Nous suivîmes le haut de la Cordillère, sans trouver durant ces trente lieues de montée, non plus qu’en trois cents autres que nous fîmes, une bouchée de pain. L’eau était rare. Rien que des herbes, de petits animaux et quelques racines pour nous sustenter. De loin en loin, un Indien qui fuyait. Il nous fallut tuer un de nos chevaux pour en faire sécher la viande ; il n’avait que les os et la peau. Ainsi cheminant, peu à peu, nous en fîmes autant des autres, restant à pied et sans nous pouvoir tenir. Nous entrâmes en une terre si froide que nous gelions. Nous rencontrâmes deux hommes adossés contre une roche. Tout réjouis, nous allâmes à eux, les saluant de loin et leur demandant ce qu’ils faisaient là. Ils ne répondirent pas. Nous approchâmes. Ils étaient morts, gelés, la bouche ouverte, comme s’ils riaient. Cela nous fit peur.

Nous passâmes outre et, la dernière nuit, en nous étendant sur la pierre dure, l’un de nous, n’en pouvant plus, trépassa. Nous n’étions plus que deux. Nous continuâmes. Le lendemain, vers quatre heures de l’après-midi, mon compagnon, ne pouvant plus marcher, se laissa choir en pleurant et expira. Je lui trouvai dans la poche huit pesos et poursuivis mon chemin, à l’aventure, chargé de l’arquebuse et du morceau de viande sèche qui me restait. On voit mon affliction. J’étais las, sans chaussures, les pieds ensanglantés. Je m’appuyai contre un arbre, je pleurai (je pense que ce fut la première fois), et je dis le rosaire, me recommandant à la Très-Sainte Vierge et au glorieux saint Joseph, son époux. Je me reposai un peu, et me relevant, me remis en marche. Il me sembla reconnaître à l’air plus tiède que j’étais sorti du royaume de Chili et entré dans celui de Tucuman.

Je marchai encore. Le lendemain j’étais à terre, harassée de fatigue et de faim, lorsque je vis venir deux hommes à cheval. Je ne sus si je devais m’affliger ou me réjouir, ne sachant si c’étaient Indiens cannibales ou pacifiques. J’armai mon arquebuse sans pouvoir la lever. Ils approchèrent et me demandèrent où j’allais par là, si isolé. Je reconnus des chrétiens et vis le ciel ouvert. Je leur dis que j’étais égaré je ne savais où, rendu et mort de faim, sans force pour me lever. Ils eurent pitié, mirent pied à terre, me donnèrent à manger de ce qu’ils avaient, me montèrent sur un cheval et me menèrent à une ferme, à trois lieues de là, où, dirent-ils, était leur maîtresse. Nous y arrivâmes vers les cinq heures du soir.

La dame était une métisse fille d’Espagnol et d’Indienne, veuve, bonne femme, qui, me voyant et apprenant mon désarroi et ma détresse, s’apitoya et m’accueillit bien. Toute compatissante, elle me fit aussitôt coucher dans un bon lit, me servit un bon souper et me laissa reposer et dormir, ce qui me restaura. Le lendemain matin, elle me fit bien déjeuner et, me voyant totalement dépourvu, me donna un bon habit de drap. Elle continua à me traiter de son mieux et à me régaler à merveille. Elle était bien à son aise et avait force bêtes et troupeaux. Et comme peu d’Espagnols viennent aborder là, elle eut, paraît-il, envie de moi pour sa fille.

Au bout de huit jours que j’étais là, la bonne femme me dit de rester pour gouverner sa maison. Je me montrai fort touché de la grâce qu’elle me faisait en mon désarroi et m’offris à la servir du mieux que je pourrais. Peu de jours après, elle me donna à entendre qu’elle verrait de bon œil mon mariage avec une fille qu’elle avait, laquelle était très noire et laide comme un diable, fort à l’encontre de mon goût qui a toujours été pour les beaux visages. Je lui témoignai une extrême joie d’un si grand bienfait si peu mérité, me mettant à ses pieds pour qu’elle disposât de moi ainsi que d’une chose à elle, recueillie comme épave. Je la servis donc le mieux que je pus. Elle me vêtit galamment et m’abandonna libéralement sa maison et son bien. Deux mois s’étant passés, nous allâmes à Tucuman afin d’effectuer le mariage. J’y demeurai deux autres mois, différant l’exécution, sous divers prétextes, jusqu’à ce que, n’en pouvant plus, je pris une mule et détalai. Et ils ne m’ont plus vu.

J’eus à Tucuman une autre aventure du même genre. Au cours de ces deux mois que j’y passai amusant mon Indienne, je fis par hasard amitié avec le secrétaire de l’Évêque, lequel me festoya et me mena souvent jouer chez lui. J’y fis connaissance de don Antonio de Cervantes, chanoine de cette église et proviseur du dit Évêque. Lui aussi, s’étant pris de goût pour moi, me pria plusieurs fois à dîner et finalement s’ouvrit à moi, me disant qu’il avait à la maison une nièce, fillette de mon âge, des mieux douées et bien dotée, que je lui avais plu et qu’il lui semblait bienséant de la fiancer avec moi. Je me montrai fort soumis à son bienveillant vouloir. Je vis la fille, elle me plut. Elle m’envoya un habit de beau velours, douze chemises, six paires de chausses de toile de Rouen, quelques cols de Hollande, une douzaine de mouchoirs et deux cents pesos dans un bassin, le tout en cadeau et par pure galanterie, sans préjudice de la dot. Je reçus le présent avec plaisir et haute estime et composai la réponse du mieux que je sus, en attendant de lui aller baiser la main et me mettre à ses pieds. Je celai ce que je pus à l’Indienne et, quant au reste, je lui donnai à entendre que ce gentilhomme, mû par son inclination pour moi, avait voulu fêter mon mariage avec sa fille qu’il estimait beaucoup. Les choses en étaient là, quand je doublai le cap et disparus. Je n’ai jamais su ce qu’il était advenu de la négresse et de la nièce du proviseur.



CHAPITRE VIII


Elle part de Tucaman pour le Potosi.


Parti de Tucuman, comme j’ai dit, je piquai droit sur le Potosi qui est à quelque cinq cent cinquante lieues de là. Je mis trois mois à les faire, chevauchant par terre froide et presque partout déserte. Je rencontrai bientôt un soldat qui tirait du même côté. J’en fus aise, et nous fîmes route ensemble. Peu après, trois hommes, coiffés de monteras et armés d’escopettes, sortirent de huttes sises au bord du chemin et nous demandèrent la bourse. Il n’y eut pas moyen de les en détourner ni de leur persuader que nous n’avions rien à donner. Il nous fallut mettre pied à terre et leur faire tête. Nous nous tirâmes dessus, ils nous manquèrent ; deux d’entre eux tombèrent, l’autre s’enfuit. Nous remontâmes à cheval et poursuivîmes notre route.

Finalement, à force de marcher et peiner, nous parvînmes au Potosi après plus de trois mois. Nous y entrâmes sans connaître personne, et chacun tira de son bord pour faire ses diligences. Quant à moi, je fis rencontre de don Juan Lopez de Arquijo, natif de la cité de la Plata dans la province de las Charcas, et m’accommodai avec lui pour camarero, qui est comme qui dirait majordome, avec salaire appointé à neuf cents pesos l’an. Il me confia douze mille moutons de somme du pays et quatre-vingts Indiens, avec lesquels je partis pour las Charcas. Mon maître y alla aussi. À peine arrivés, il eut avec d’aucunes gens des ennuis et débats qui finirent en querelles, prison et saisies, à la suite desquelles je dus prendre mon congé et m’en revenir.

De retour au Potosi, survint la révolte de don Alonso Ibañez. Le corrégidor don Rafael Ortiz, de l’habit de Saint-Jean, rassembla contre les rebelles, qui étaient plus de cent, une armée. J’en fus. Nous sortîmes et les rencontrâmes, une nuit, dans la rue de Santo Domingo. Au corrégidor qui leur criait : — Qui vive ? — ils ne sonnèrent mot et se retiraient. À une deuxième sommation, quelques-uns répondirent : — La liberté ! — Le corrégidor avec plusieurs autres, au cri de : — Vive le Roi ! — leur courut sus, nous autres le suivant à balles et taillades. Ils se défendirent. Après les avoir resserrés dans une rue, les prenant à revers, nous les chargeâmes si roidement qu’ils se rendirent. D’aucuns s’échappèrent. Trente-six furent pris et, parmi eux, l’Ibañez. Nous trouvâmes sept des leurs et deux des nôtres morts. Il y eut, des deux côtés, nombre de blessés. Quelques prisonniers furent mis à la torture et confessèrent leur dessein de se soulever avec la ville, cette nuit même. Aussitôt trois compagnies de Biscayens et de gens des montagnes furent levées pour la garde de la cité. Quinze jours après, ils furent tous pendus, et la ville demeura tranquille.

Sur ce, à cause de quelque brave action que je dus faire ou que j’avais antérieurement faite, l’office d’adjudant sergent-major me fut octroyé. Je le remplis deux ans durant. Tandis que je servais ainsi au Potosi, le gouverneur don Pedro de Legui, de l’habit de Saint-Jacques, donna l’ordre de lever des gens pour les Chunchos et El Dorado, pays d’Indiens de guerre, à cinq cents lieues du Potosi, terre riche en or et pierreries. Don Bartolomé de Alba était mestre de camp. Il fit les préparatifs de l’expédition et, tout étant à point, au bout de vingt jours, nous quittâmes le Potosi.



CHAPITRE IX


Elle part du Potosi vers les Chuncos.


Partis du Potosi vers les Chunchos, nous parvînmes à un village d’Indiens de paix nommé Arzaga, où nous demeurâmes huit jours. Nous prîmes des guides pour la route, ce qui ne nous empêcha pas de nous perdre et de nous voir en grand désarroi sur des roches plates d’où furent précipitées cinquante mules chargées de vivres et munitions et douze hommes.

Entrant dans l’intérieur du pays, nous découvrîmes des plaines plantées d’une infinité d’amandiers pareils à ceux d’Espagne, d’oliviers et d’arbres à fruits. Le gouverneur y voulait faire des semailles pour suppléer à la perte de nos vivres. L’infanterie n’y voulut point entendre, disant que nous n’étions pas venus pour semer, mais pour conquérir et récolter de l’or et que nous trouverions notre subsistance. Ayant passé outre, le troisième jour, nous découvrîmes une peuplade d’Indiens qui nous reçurent en armes. Nous avançâmes. Sentant l’arquebuse, ils s’enfuirent épouvantés, laissant quelques morts. Nous entrâmes dans le village, sans avoir pu prendre un Indien de qui savoir le chemin.

À la sortie, le mestre de camp don Bartolomé de Alba, fatigué du poids de sa salade, l’ôta pour s’essuyer la sueur. Un endiablé petit gars d’une douzaine d’années, qui s’était perché sur un arbre en face la sortie, lui tira une flèche qui lui entra dans l’œil et le renversa, si grièvement blessé que, le troisième jour, il expira. L’enfant fut mis en pièces.

Entre temps, les Indiens, au nombre de plus de dix mille, avaient réoccupé le village. Nous leur revînmes dessus si furieusement et en fîmes un tel carnage, qu’un ruisseau de sang gros comme une rivière coulait au bas de la place. Nous menâmes la poursuite et tuerie jusqu’au delà du rio Dorado. Là, le gouverneur commanda la retraite. Nous obéîmes de mauvaise grâce. Quelques-uns avaient recueilli dans les cases de l’endroit plus de soixante mille pesos de poudre d’or. Sur les bords du fleuve, d’autres en trouvèrent quantité et en emplirent leurs chapeaux. Nous apprîmes depuis que les basses eaux en laissent ordinairement plus de trois doigts. C’est pourquoi nous demandâmes au gouverneur licence de conquérir cette terre et comme, pour raisons à lui, il ne l’octroya pas, plusieurs soldats, entre autres moi, s’échappant nuitamment, prirent le large. Parvenus en terre chrétienne, nous tirâmes chacun de notre bord. Moi, je gagnai Cenhiago et, de là, la province de las Charcas, avec quelques pauvres réaux que, petit à petit et bien vite, je perdis.



CHAPITRE X


Elle passe à la cité de la Plata.


Je passai à la cité de la Plata et m’accommodai avec le capitaine don Francisco de Aganumen, Biscayen, très riche mineur, auprès duquel je demeurai quelques jours. Je laissai la place à cause d’un désagrément que j’eus avec un autre Biscayen ami de mon maître. Entre temps que je cherchais un emploi, je me retirai chez une dame veuve nommée doña Catalina de Chaves, la plus considérable et qualifiée de la ville, à ce qu’on disait. Grâce à un de ses domestiques avec lequel je m’étais lié par hasard, elle me permit, en attendant, de prendre gîte dans sa maison.

Or il advint que le jeudi saint, cette dame, allant aux stations, se rencontra à San Francisco avec doria Francisca Marmolejo, femme de don Pedro de Andrade, neveu du comte de Lemos. Pour des questions de préséance, elles se prirent de querelle, et doila Francisca s’outrepassa jusques à frapper de son patin doña Catalina. Là-dessus, grand émoi et attroupement du populaire. Doña Catalina rentra chez elle, où parens et connaissances affluèrent. Le cas y fut férocement agité. L’autre dame demeura dans l’église au milieu de semblable concours des siens, sans oser sortir jusqu’à l’entrée de la nuit que vint don Pedro son mari accompagné de don Rafael Ortiz de Sotomayor, corrégidor (qui est aujourd’hui à Madrid), chevalier de Malte, des alcades ordinaires et de sergens, avec des torches allumées pour la reconduire chez elle.

En suivant la rue qui va de San Francisco à la place, on entendit un bruit de rixe et de couteaux. Corrégidors, alcades et sergens y allèrent, laissant la dame seule avec son mari. Au même temps un Indien passa en courant et, au passage, lança à madame doña Francisca Marmolejo un coup de couteau ou de rasoir à travers le visage, le lui coupa de part en part et continua sa course. Le coup fut si soudain que son mari don Pedro ne s’en aperçut pas tout d’abord. Mais bientôt le tumulte fut extrême. Vacarme, confusion, rassemblement, nouveaux coups de couteau, arrestations, le tout sans s’entendre.

Entre temps, l’Indien alla à la maison de madame doña Catalina et, en entrant, dit à Sa Grâce : — C’est fait.

L’inquiétude grossissait avec la crainte de plus grands malheurs. Il dut résulter quelque chose des diligences qui furent faites, car le troisième jour, le corrégidor entra chez doña Catalina, qu’il trouva assise sur son estrade. Il reçut son serment et s’informa si elle savait qui avait coupé la figure à doña Francisca Marmolejo. Elle répondit que oui. Il lui demanda qui c’était : — Un rasoir et cette main, repartit-elle. — Là-dessus, il sortit, lui laissant des gardes.

Il interrogea un à un les gens de la maison et en vint à un Indien auquel il fit peur du chevalet. Le lâche déclara qu’il m’avait vu sortir sous un habit et perruque d’Indien que m’avait donnés sa maîtresse, que Francisco Giguren, barbier biscayen, avait fourni le rasoir et qu’il m’avait vu rentrer et entendu dire : — C’est fait. — Le corrégidor prit acte, m’arrêta, moi et le barbier, nous chargea de fers, nous sépara et nous mit au secret. Quelques jours passèrent ainsi. Une nuit, un alcade de la royale Audience qui avait pris la cause en main et avait, je ne sais pourquoi, arrêté des sergens, entra dans la prison et fit donner la question au barbier, qui avoua aussitôt son cas et le fait d’autrui. Après quoi, ce fut mon tour. L’alcade reçut ma déclaration. J’affirmai énergiquement ne rien savoir. Il passa outre et me fit dépouiller et mettre sur le chevalet. Un procureur entra, alléguant que j’étais Biscayen et qu’il n’était loisible de me bailler la torture, pour cause de privilège de noblesse. L’alcade n’en fit cas et poursuivit. On commença de serrer les vis. Je demeurai ferme comme un chêne. L’interrogatoire et les tours de vis continuaient, lorsqu’on lui fit tenir un papier, à ce que je sus depuis, de doña Catalina de Chaves. On le lui mit dans la main, il l’ouvrit, lut, demeura un moment, immobile, à me regarder et dit : — Qu’on ôte ce garçon de là. — On me retira du chevalet, on me réintégra dans ma prison ; et il s’en retourna chez lui.

Le procès se suivit, je ne saurais dire comme, tant et si bien que j’en sortis condamné à dix ans de Chili sans solde, et le barbier à deux cents coups de fouet et six ans de galères. Nous en appelâmes, à grand renfort de sollicitations de compatriotes. L’affaire suivit son cours, je ne sais trop comment. Bref, un beau jour, sentence fut rendue en la royale Audience, par laquelle j’étais acquitté et madame doña Francisca condamnée aux dépens. Le barbier s’en tira aussi. De tels miracles sont fréquens en semblables conlïits, surtout aux Indes, grâce à la belle industrie.



CHAPITRE XI


Elle passe à las Charcas.


Quitte de cette angoisse, je ne pus faire moins que de m’absenter de la Plata. Je passai à las Charcas, à seize lieues de là. J’y retrouvai le déjà nommé don Juan Lopez de Arquijo, qui me confia dix mille têtes de moutons du pays avec cent et quelques Indiens et me remit une grosse somme de deniers pour aller, aux plaines de Cochabamba, acheter du blé et, après l’avoir fait moudre, le vendre au Potosi où il y avait disette. J’y fus, achetai huit mille fanègues à quatre pesos, les chargeai sur les moutons, me rendis aux moulins de Guilcomayo, en fis moudre trois mille cinq cents et, les ayant portées au Potosi, les vendis de prime abord aux boulangers du lieu à quinze pesos et demi. Puis je retournai aux moulins, où je trouvai partie du reste moulu et des acheteurs auxquels je vendis le tout à dix pesos. Après quoi, je revins à las Charcas, avec l’argent comptant, vers mon maître, qui, vu le bon profit, me renvoya à Cochabamba.

Entre temps, un dimanche, à las Charcas, n’ayant que faire, j’entrai jouer chez don Antonio Calderon, neveu de l’évêque. Il y avait là le proviseur, l’archidiacre et un marchand de Séville marié dans le pays. Je m’assis au jeu avec le marchand. La partie s’engagea. Sur un coup, le marchand, déjà piqué, dit : — Je fais. — Combien faites-vous ? — Je fais, redit-il. — Combien faites-vous ? répétai-je. Il frappa sur la table avec un doublon, en criant : — Je fais une corne ! — Je tiens, répliquai-je, et je double pour celle qui vous reste. — Il jeta les cartes et tira sa dague. Moi, la mienne. Les assistans se jetèrent sur nous et nous séparèrent. On changea d’entretien. À la nuit close, je sortis pour rentrer chez moi. À quelques pas, au coin d’une rue, je tombe sur mon homme. Il tire son épée et marche sur moi. Je dégaine, nous nous chargeons. Après avoir quelque peu ferraillé, je lui poussai une botte. Il tomba. On vint au bruit, la justice accourut et me voulut prendre ; je résistai, reçus des blessures et, battant en retraite, me réfugiai dans la cathédrale. Je m’y tins quelques jours, averti par mon maître de me garder. Enfin, une belle nuit, toutes précautions prises, je partis pour Piscobamba.



CHAPITRE XII


Elle part de las Charcas pour Piscobamba.


Arrivé à Piscobamba, je me retirai chez un ami, Juan Torrizo de Zaragoza, où je demeurai quelques jours. Une nuit, tout en soupant, on organisa une partie avec quelques amis qui étaient entrés. Je m’assis en face d’un Portugais, Fernando de Acosta, fort ponte. Son enjeu était de quatorze pesos par pinta. Je lui tirai seize pintas. En les voyant, il se donna un soufflet au visage, s’exclamant : — Le diable incarné m’assiste ! — Jusqu’à présent, qu’a donc perdu Votre Grâce pour perdre ainsi le sens ? lui dis-je. — Il allongea les mains à me toucher le menton et cria : — J’ai perdu les cornes de mon père ! — Je lui jetai les cartes au nez et tirai mon épée. Lui, la sienne. Les assistans s’entremirent et nous retinrent. Tout s’arrangea, on plaisanta et rit des piques du jeu. Il paya et s’en alla, en apparence bien tranquille.

À trois nuits de là, rentrant à la maison, vers les onze heures, j’entrevis un homme posté au coin d’une rue. Je mis la cape de biais, dégainai et m’avançai. En approchant, il se jeta sur moi, me chargeant et criant : — Gueux de cornard ! — Je le reconnus à la voix. Nous ferraillâmes. Presque aussitôt, je lui donnai de la pointe, et il tomba mort.

Je restai un moment, songeant à ce que je ferais. Je regardai de tous côtés et ne vis personne. J’allai chez mon ami Zaragoza et me couchai sans mot dire. Dès le matin, le corrégidor don Pedro de Meneses me vint faire lever et m’emmena. J’entrai à la prison et on me mit aux fers. Au bout d’une heure environ, le corrégidor revint avec un greffier et reçut ma déclaration. J’affirmai ne rien savoir. On passa aux aveux. Je niai. L’acte d’accusation fut dressé, je fus admis à la preuve. Je la fis. La publication faite, je vis des témoins que je ne connaissais aucunement. Sentence de mort fut rendue. J’en appelai. Ce nonobstant on ordonna d’exécuter. J’étais fort affligé. Un moine entra pour me confesser, je m’y refusai ; il s’obstina, je tins bon. Il se mit à pleuvoir des moines. J’en étais submergé, mais j’étais devenu un vrai Luther. Enfin, ils me vêtirent d’un habit de taffetas et me hissèrent sur un cheval, le corrégidor ayant répondu à leurs instances que, si je voulais aller en enfer, cela ne le regardait point. On me tira de la prison, me conduisant par des rues détournées et peu fréquentées, de peur des moines. J’advins au gibet. Les moines m’avaient ôté tout jugement, à force de cris et de poussées. Ils me firent monter quatre échelons, et celui qui m’assommait le plus était un dominicain, Fray Andrès de San Pablos, que j’ai vu et à qui j’ai parlé, à Madrid, il y a à peu près un an, dans le collège d’Atocha. Je dus monter plus haut. On me jeta le voletin (c’est le mince cordeau avec lequel on pend). Le bourreau me le mettait de travers. — Ivrogne, lui dis-je, mets-le bien ou ôte-le, car ces bons Pères m’ont suffisamment jugulé !

J’en étais là, lorsque entra à toute poste un courrier de la cité de la Plata dépêché par le secrétaire, sur l’ordre du président don Diego de Portugal, à la requête de Martin de Mendiola, Biscayen, qui avait été informé de mon procès. Ce courrier rendit en mains propres au corrégidor, par-devant un greffier, un pli dans lequel l’Audience lui ordonnait de surseoir à l’exécution de la sentence, et de remettre l’accusé et les pièces à la Royale Audience, à douze lieues de là. La cause en fut singulière et manifeste miséricorde de Dieu. Il paraît que ces témoins soi-disant oculaires qui déposèrent contre moi dans l’affaire du meurtre du Portugais tombèrent aux mains de la justice de la Plata pour je ne sais quels méfaits, et furent condamnés à la potence. Au pied du gibet, ils déclarèrent, sans savoir l’état où j’étais, que, induits et payés, ils avaient, sans me connaître, faussement témoigné contre moi dans cette affaire d’homicide. C’est pourquoi l’Audience, à la requête de Martin de Mendiola, s’émut et ordonna le renvoi.

Cette dépêche venue si à point excita l’allégresse du peuple compatissant. Le corrégidor me fit ôter du gibet et ramener à la prison, d’où il m’expédia sous bonne garde à la Plata. À peine arrivé, mon procès fut revu et annulé sur la déclaration faite par ces hommes au pied de la potence, et, n’ayant rien autre à ma charge, je fus relâché au bout de vingt-quatre jours. Je séjournai quelque temps à la Plata.



CHAPITRE XIII


Elle passe à la cité de Cochabamba et revient à la Plata.


De la Plata, je passai à la cité de Cochabamba, afin d’y régler des comptes qu’avait ledit Juan Lopez de Arquijo avec don Pedro de Chavarria, Navarrais de naissance, y résidant et marié à doña Maria Davalos, fille de feu le capitaine Juan Davalos et de Maria de Ulloa, nonne à la Plata dans le couvent qu’elle y fonda. Nous arrêtâmes les comptes, et il en résulta un reliquat de mille pesos en faveur dudit Arquijo, mon maître. Ledit Chavarria me les versa de fort bonne grâce, m’invita à dîner et m’hébergea deux jours. Ensuite, je pris congé et partis, chargé par la femme de plusieurs commissions pour sa mère, nonne à la Plata, que je devais aller visiter de sa part.

Après avoir quitté mes hôtes, je m’amusai avec des amis à des bagatelles, jusque sur le tard. Enfin je partis. Mon chemin était de passer devant la porte de Chavarria. En passant, je vis du monde dans l’allée de la maison ; au dedans on menait grand bruit. Je m’arrêtai pour écouter. Au même instant, doña Maria Davalos me cria de la fenêtre : — Seigneur capitaine, emmenez-moi, mon mari veut me tuer ! — Ce disant, elle se jette en bas. Deux moines s’approchèrent et me dirent : — Emmenez-la ; son mari l’a trouvée avec don Antonio Calderon, neveu de l’Évêque ; il a tué l’homme et veut en faire autant à la femme, qu’il tient enfermée. — Sur ce, ils me la mirent en croupe, et je piquai ma mule.

Je n’arrêtai pas de marcher jusqu’à la minuit que j’arrivai au rio de la Plata. J’avais rencontré en chemin, venant de la Plata, un domestique de Chavarria qui nous dut reconnaître, malgré tout ce que je fis pour m’écarter et me celer. Il avisa probablement son maître. En arrivant au fleuve, je fus désespéré ; il était fort gros, et il me parut impossible de le franchir à gué. Elle me dit : — En avant ! Il faut passer, coûte que coûte, à la grâce de Dieu ! — Je mis pied à terre, tâchai de découvrir un gué et me décidai pour celui qui me parut le meilleur. Je remontai, mon affligée toujours en croupe, et entrai dans l’eau. Nous enfonçâmes. Dieu nous soutint et nous passâmes. Une auberge était proche, je réveillai l’hôte, qui fut ébahi de nous voir à pareille heure, ayant traversé le fleuve. Je m’occupai de faire reposer ma mule. L’hôte nous servit des œufs, du pain et des fruits. Nos vêtemens tordus et égouttés, nous repartîmes grand’erre et, au point du jour, découvrîmes, à cinq lieues environ, la cité de la Plata.

Cette vue nous avait un peu consolés, quand tout à coup doña Maria m’étreint plus fort en s’écriant : — Aïe, Seigneur, mon mari ! — Je me tournai et le vis monté sur un cheval qui paraissait rendu.

Je ne sais vraiment pas, et j’en suis encore émerveillé, comme cela se put faire. Je partis de Cochabamba le premier, le laissant dans sa maison, et, sans m’arrêter une minute, j’allai jusqu’au fleuve, je le passai, gagnai l’auberge, y demeurai à peu près une heure et repartis. D’ailleurs, il fallut à ce domestique rencontré en route, et qui probablement l’avisa, le temps d’arriver et à Chavarria celui de monter à cheval et de partir. Comment donc me sortit-il à l’encontre sur le chemin ? Je n’y comprends rien, à moins que, connaissant mal le pays, je n’eusse fait plus de détours que lui.

Quoi qu’il en soit, il nous tira un coup d’escopette à trente pas et nous manqua. Les balles nous passèrent si près que nous les ouïmes siffler. Je poussai ma mule et dévalai à travers les halliers d’une côte, sans plus le voir. Son cheval devait être fourbu. Après quatre longues lieues de course, j’entrai à la Plata, las et éreinté, et allant droit à la grand’porte du couvent de San Augustin, je remis doña Maria Davalos à sa mère.

En revenant prendre ma mule, je me trouvai nez à nez avec Pedro de Chavarria. Il se jeta sur moi l’épée au poing, sans me donner le loisir de le raisonner. Sa brusque apparition m’alarma fort. Il me surprenait, recru de fatigue, plein de compassion pour son erreur, car il me tenait pour l’affronteur. Je tâchai de me défendre. Tout en ferraillant, nous entrâmes dans l’église. Là, il me piqua par deux fois à la poitrine, sans que je l’eusse touché. Il était sans doute plus dextre que moi. La colère me gagna, je le pressai et le menai, toujours rompant, jusqu’à l’autel. Là, il me porta une rude botte à la tête, je la parai de la dague et lui entrai d’un empan mon fer à travers les côtes. La foule était telle qu’il ne put riposter. La justice survint qui nous voulait tirer de l’église. Mais deux moines de San Francisco qui est en face me transportèrent dans le couvent avec l’aide secrète de l’alguazil mayor don Pedro Beltran, beau-frère de mon maître Juan Lopez de Arquijo. Recueilli charitablement et assisté en ma cure par ces saints pères, je demeurai cinq mois dans cette retraite de San Francisco.

Chavarria resta aussi de longs jours à se guérir de sa blessure, toujours réclamant à grands cris sa femme. Il y eut à ce sujet procédures et diligences. Elle résistait, alléguant le risque manifeste de la vie. L’archevêque, le président et d’autres seigneurs s’y employèrent et convinrent enfin qu’ils entreraient tous deux en religion et feraient profession, elle au couvent où elle était, et lui là où il lui plairait.

Il ne restait plus à régler que mon cas. Plainte avait été déposée. Mon maître Juan Lopez de Arquijo vint et informa l’archevêque don Alonso de Peralta, le président et les seigneurs de la vérité et de la rare aventure où, naïvement et sans malice aucune, je m’étais embesogné, si différente de ce que cet homme s’était imaginé, n’ayant fait rien autre que secourir au dépourvu une femme qui s’était jetée à moi pour fuir la mort et la remettre, sur sa requête, au couvent de sa mère. La chose vérifiée et reconnue patente fut jugée satisfaisante et la plainte sans objet. On poursuivit l’entrée en religion des deux autres. Je sortis de ma retraite, réglai mes affaires et visitai fréquemment ma nonne, sa mère et d’autres dames du lieu, qui, par reconnaissance, me régalèrent à qui mieux mieux.



CHAPITRE XIV


Elle passe de la Plata à Piscobamba et à Mizque.


Je me mis en quête d’un emploi. Madame doña Maria de Ulloa, sensible à mon service, m’obtint du président et de l’Audience une commission pour Piscobamba et les plaines de Mizque, ayant pour objet la recherche et le châtiment de certains délits qui y avaient été commis. Flanqué d’un greffier et d’un alguazil, je partis. J’allai à Piscobamba où je poursuivis et appréhendai l’alferez Francisco de Escobar, résidant et marié audit endroit. Il était accusé d’avoir traîtreusement occis deux Indiens pour les voler et de les avoir enterrés chez lui, dans une carrière. J’y fis creuser et les retrouvai. Je poursuivis la cause dans tous ses termes jusqu’à la mettre en état. Je la fermai. Les parties citées, je rendis sentence, condamnant le coupable à mort. Il en appela. J’octroyai l’appel, et procès et accusé furent transférés à l’Audience de la Plata. Le jugement y fut confirmé et l’homme pendu.

Je passai aux plaines de Mizque et, après avoir réglé l’affaire qui m’y appelait, je revins rendre compte de ma mission et remettre les pièces concernant Mizque. Puis je restai quelques jours à la Plata.



CHAPITRE XV


Elle va à la cité de la Paz et tue un homme.


Je passai à la Paz, où je vécus tranquille pendant quelque temps. Un beau jour, libre de tout souci, je m’arrêtai à la porte du corrégidor don Antonio Barraza à converser avec un sien domestique quand, le diable soufflant la braise, il finit par me donner un démenti et me frappa de son chapeau par le visage. Je tirai la dague et il tomba mort sur la place. Tant de gens se ruèrent sur moi que je fus saisi, blessé et jeté en prison. Ma guérison et mon procès marchèrent de compagnie. La cause fut instruite, mise en état, d’autres y furent jointes, et le corrégidor me condamna à mort. J’en appelai, mais, ce nonobstant, il fut ordonné de passer outre à l’exécution.

Je mis deux jours à me confesser. Le suivant, la messe fut dite dans la prison et le saint prêtre, ayant consommé, se retourna, me donna la communion et revint à l’autel. Tout aussitôt, je crachai l’hostie que j’avais dans la bouche et la reçus dans la paume de la main droite en criant : — J’en appelle à l’Église ! J’en appelle à l’Église ! — Le tumulte fut extrême. Tous disaient que j’étais hérétique. Le prêtre vint au bruit et défendit que personne m’approchât. Comme il achevait sa messe, le seigneur évêque don fray Domingo de Valderrama, dominicain, entra accompagné du gouverneur. Prêtres et peuple s’assemblèrent, les cierges furent allumés, le dais apporté, et l’on me mena en procession au tabernacle. Là, tous à genoux, un prêtre revêtu de ses ornemens me prit l’hostie de la main et l’introduisit dans le tabernacle. Je ne vis pas où il la mit. Ensuite on me gratta la main, on me la lava à plusieurs reprises et on me l’essuya. Après quoi, l’église évacuée et Leurs Seigneuries sorties, je restai seul. Un saint religieux franciscain qui était dans la prison, et qui en dernier lieu me confessa, m’avait, outre ses bons avis, donné ce bon conseil.

Durant plus d’un mois, le gouverneur tint l’église cernée. Moi, je m’y tenais bien à couvert. Enfin, il retira les gardes. Un saint prêtre du lieu, par ordre du seigneur évêque, à ce que je supposai, après avoir reconnu les alentours et la route, me donna une mule et de l’argent, et je partis pour le Cuzco.



CHAPITRE XVI


Elle part pour la cité du Cuzco.


La cité du Cuzco ne le cède en rien à Lima en habitans et richesse. Tête d’évêché, sa cathédrale, dédiée à l’Assomption de Notre-Dame, est desservie par cinq prébendiers et huit chanoines. Elle a huit paroisses, quatre monastères de religieux franciscains, dominicains, augustins et de la Merci, quatre collèges, deux couvens de femmes et trois hôpitaux.

Là m’advint, au bout de quelques jours, une cruelle mésaventure réellement et vraiment non méritée, car je n’étais aucunement coupable, mais bien mal noté. Une nuit, à l’improviste, mourut don Luis de Godoy, corrégidor du Cuzco, cavalier des mieux doués et qualifiés de l’endroit. Il fut tué, comme on le découvrit depuis, par un certain Carranza, à la suite de contestations trop longues à déduire. L’auteur du méfait étant inconnu, on me l’imputa. Le corrégidor don Fernando de Guzman m’arrêta et me tint cinq mois en prison et lourde affliction. Enfin, au bout de ce temps, Dieu permit que la vérité fût découverte et ma complète innocence en cette affaire. Je fus mis en liberté et déguerpis du Cuzco.



CHAPITRE XVII


Elle passe à Lima, prend part à la sortie contre le Hollandais, fait naufrage, est recueillie par la flotte ennemie et jetée sur la côte de Paita d’où elle rentre à Lima.


Je gagnai Lima. Don Juan de Mendoza y Luna, marquis de Montes Claros, était en ce temps vice-roi du Pérou. Le Hollandais battait alors Lima avec huit navires de guerre, et la cité était en armes. Nous lui sortîmes à l’encontre du port du Callao, dans cinq bateaux. Longtemps tout alla bien pour nous, quand notre nef amirale fut si rudement abordée qu’elle coula. Seuls, trois hommes purent s’échapper en nageant vers un navire ennemi qui les recueillit. C’était moi, un franciscain déchaux et un soldat. L’ennemi nous traita mal, nous bafouant et moquant. Tout l’équipage de l’amirale périt.

Au matin, nos quatre nefs, dont était général don Rodrigo de Mendoza, étant rentrées au port du Callao, on trouva en moins neuf cents hommes, parmi lesquels je fus compté comme perdu avec l’amirale. J’étais au pouvoir des ennemis, craignant fort qu’ils ne m’emmenassent en Hollande. Au bout de vingt-six jours, ils nous jetèrent, moi et mes deux compagnons, sur la côte de Paita, à une centaine de lieues de Lima. Après plusieurs journées de misère, un brave homme, apitoyé par notre dénûment, nous habilla et nous donna de quoi regagner Lima.

J’y demeurai environ sept mois, m’ingéniant du mieux que je pus. J’avais acheté un bon cheval, à bon marché, et je me plaisais à le monter en attendant mon départ pour le Cuzco. Un jour, prêt à partir, je traversais la place, quand un alguazil vint à moi et me dit que le seigneur alcade don Juan de Espinosa, chevalier de l’ordre de Saint-Jacques, me faisait appeler. Je m’avançai vers Sa Grâce. Deux soldats étaient là. À mon approche, ils s’écrièrent : — C’est lui, seigneur ! Ce cheval est le nôtre, c’est celui qui nous manque et nous en donnerons sans tarder des preuves suffisantes ! Des sergens m’entourèrent et l’alcade s’exclama : — Que faire ? Le cas est embarrassant. Moi, pris au dépourvu, je ne savais que dire. Inquiet et confus, je devais avoir l’air coupable, lorsqu’il me vint à l’idée d’ôter vivement ma cape, et, la jetant sur la tête du cheval : — Seigneur, fis-je, je supplie Votre Grâce de vouloir bien demander à ces gentilshommes quel est l’œil qui manque à ce cheval, le droit ou le gauche ? Ce peut être une autre bête, et ces messieurs peuvent faire erreur. — C’est juste, dit l’alcade. Vous autres, répondez en même temps : de quel œil est-il borgne ? Ils demeurèrent confus. — Allons, insista l’alcade, dites ensemble. — Du gauche, dit l’un. — Du droit, fit l’autre ; du gauche, veux-je dire ! — Votre preuve ne vaut rien et ne concorde guère, conclut l’alcade. Là-dessus, tous les deux se mirent à crier à la fois : — Du gauche ! du gauche ! Nous l’avons dit tous les deux ; d’ailleurs, ce n’est pas se tromper de beaucoup. — J’intervins : — Seigneur, il n’y a pas là de preuve, l’un dit blanc et l’autre noir. — Non ! nous avons toujours répondu de même, protesta l’un d’eux, qu’il est borgne de l’œil gauche : j’allais le dire, la langue m’a tourné ; mais je me suis repris aussitôt et j’affirme que ce cheval est borgne de l’œil gauche ! — L’alcade hésitait. — Qu’ordonne Votre Grâce ? lui demandai-je. — Que s’il n’est d’autre preuve, vous alliez avec Dieu à vos affaires. — Alors, tirant ma cape : — Votre Grâce le peut voir, ni l’un ni l’autre n’a dit vrai : mon cheval est sain et non point borgne. — L’alcade se leva, s’approcha du cheval, le regarda et dit : — Montez, monsieur, et allez avec Dieu ! — Puis se retournant vers les deux compères, il les fit empoigner.

J’enfourchai mon cheval et m’en allai, sans savoir la fin de leur mésaventure, car je partis pour le Cuzco.



CHAPITRE XVIII


Au Cuzco, elle tue le Nouveau Cid et est grièvement blessée.


Je revins au Cuzco et me logeai dans la maison du trésorier don Lope de Alcedo. J’y demeurai quelque temps. Un jour, j’entrai chez un ami pour jouer. Nous étions deux amateurs assis à la table. Le jeu courait. Le Nouveau Cid vint se mettre à côté de moi. C’était un homme brun, velu, de très haute taille et de mine farouche. On l’avait surnommé le Nouveau Cid. Je continuai mon jeu et gagnai un coup. Il allongea la main dans mon argent, prit quelques réaux de huit et sortit. Un moment après, il rentra et, manœuvrant de même, prit une autre poignée et se mit derrière moi. Je préparai ma dague et continuai de jouer. Pour la troisième fois, il recommença son manège. Je le sentis venir, d’un coup de dague lui clouai la main sur la table et, me levant, tirai mon épée. Les assistans en firent autant. D’autres amis du Cid vinrent à la rescousse et me serrèrent de près. Blessé en trois endroits, je gagnai la rue, et ce fut heureux, car ils m’auraient mis en pièces. Le premier qui sortit derrière moi fut le Cid. Je le reçus par une estocade, mais il était plastronné. Les autres sortirent et me pressèrent. Deux Biscayens qui passaient par là fort à point accoururent au bruit et, me voyant seul et contre cinq, se mirent à mon côté. Néanmoins, nous avions le dessous, et il nous fallut filer tout le long d’une rue pour prendre le large. En arrivant auprès de San Francisco, le Cid me dagua par derrière si furieusement qu’il me perça de part en part l’épaule. Un autre m’entra d’un empan son épée dans le côté gauche. Je chus à terre dans une mare de sang.

Sur ce, les uns et les autres gagnèrent au pied. Je me relevai, dans l’angoisse de la mort, et vis le Cid à la porte de l’église. J’allai sur lui. Il vint à moi : — Chien ! Tu es donc encore vivant ? — Et il me détacha une estocade. Je la parai avec la dague et ripostai si heureusement que mon fer, pénétrant au creux de l’estomac, le traversa. Il tomba, demandant confession. Je tombai aussi. Le peuple s’attroupa avec quelques moines et le corrégidor don Pedro de Cordova, de l’habit de Saint-Jacques, qui, me voyant empoigner par les sergens, leur dit : — Laissez ! il n’est plus bon qu’à confesser. — Le Cid expira sur la place. Des âmes charitables me portèrent chez le trésorier, où je logeais. On me coucha. Le chirurgien n’osa pas me toucher avant que je ne fusse confessé de peur que je n’expirasse. Le père fray Luis Ferrer de Valence, un fameux homme, vint et me confessa. Me voyant mourir, j’avouai mon sexe. Il s’émerveilla, me donna l’absolution et tâcha de me conforter et consoler. Après avoir reçu le viatique, je me sentis plus fort.

Le pansement commença. J’en souffris beaucoup. La douleur et le sang perdu m’ôtèrent tout sentiment. Je restai en cet état quatorze heures et, tout ce temps, ce saint homme ne me quitta pas. Que Dieu le lui paye ! Je revins à moi, appelant saint Joseph. J’eus là de hautes assistances. Dieu sait pourvoir à la nécessité. Les trois jours se passèrent. Au cinquième, on commença d’espérer. Bientôt, une nuit, on me transporta dans la cellule du père fray Martin de Arostegui, où je passai les quatre mois que dura ma maladie. À cette nouvelle, le corrégidor furieux fit garder les alentours et battre les chemins.

Déjà mieux portant, convaincu que je ne pouvais rester au Cuzco et redoutant la haine de certains amis du mort, avec l’aide et sur le conseil des miens, je résolus de changer d’air. Le capitaine don Gaspar de Carranza me donna mille pesos, le trésorier don Lope de Alcedo trois mules et des armes, don Francisco de Arzaga trois esclaves. Ainsi muni et accompagné de deux amis biscayens, hommes sûrs, je partis une belle nuit du Cuzco vers Guamanga.



CHAPITRE XIX


Partie du Cuzco pour Guamanga, elle passe par le pont de Andahuilas et Guancavélica.


Étant sorti du Cuzco, ainsi que je l’ai conté, j’arrivai au pont d’Apurimac où je trouvai la justice et les amis du défunt Cid qui me guettaient au passage. — Je vous arrête ! cria le sergent, et il me vint mettre la main dessus, assisté de huit autres personnages. Nous étions cinq qui ne nous laissâmes pas intimider. L’affaire fut chaude. De prime abord, un de mes nègres fut jeté bas. Un homme de l’autre bande le suivit de près, puis un autre. Mon second nègre tomba. D’un coup de pistolet, je renversai le sergent. Plusieurs de ses partisans étaient blessés. Au bruit des armes à feu, ils décampèrent, laissant, sauf à y revenir, trois des leurs sur la place. La juridiction du Cuzco s’étend, à ce qu’on dit, jusqu’à ce pont, mais ne passe pas plus outre. C’est pourquoi mes camarades, après m’avoir accompagné jusque-là, rebroussèrent. Je poursuivis ma route.

En entrant à Andahuilas, je rencontrai le corrégidor qui, de la façon la plus affable et courtoise, m’offrit sa personne et sa maison, et m’invita à dîner. Je n’acceptai pas et, me méfiant de tant d’honnêtetés, je partis.

Arrivé à la cité de Guancavélica, je descendis à l’auberge. J’employai un couple de jours à visiter l’endroit. En entrant sur une petite place proche la colline de vif-argent, j’y aperçus le docteur Solorzano, alcade de cour de Lima, qui était venu prendre résidence au gouverneur don Pedro Osorio. Je vis un alguazil, que je sus depuis se nommer Pedro Xuarez, s’approcher de lui. Le docteur tourna la tête, me regarda, tira un papier, y jeta l’œil et me regarda, derechef. L’alguazil et un nègre s’avancèrent aussitôt vers moi. Je m’esquivai d’un air indifférent, quoique fort soucieux au fond. J’avais à peine fait quelque pas, que l’alguazil, me dépassant, m’ôte son chapeau. J’ôte le mien. Le nègre, venu par derrière, m’empoigne la cape. Je la lui laisse aux mains et tire mon épée et un pistolet. Ils me chargent tous deux, l’arme haute. Je lâche le coup, l’alguazil s’effondre, j’estocade le nègre, il tombe, je détale et, rencontrant un Indien qui tenait par la bride un cheval, que je sus depuis être à l’alcade, je le lui prends, saute dessus, et pique vers Guamanga, à quatorze lieues de là.

Après avoir traversé le rio de Balsas, je descendis pour laisser un peu souffler le cheval. À ce moment, je vois arriver trois cavaliers qui entrent jusqu’au milieu de la rivière. Mû par je ne sais quel pressentiment, je leur criai : — Où allez-vous donc, messieurs ? — Vous arrêter, seigneur capitaine, me répondit l’un d’eux. Je tirai mes armes, armai deux pistolets, et dis : — Vous ne m’aurez pas vivant, il faut me tuer pour me prendre. — Et je m’approchai de la berge. Alors un autre : — Seigneur capitaine, nous avons des ordres, et il faut bien marcher, mais nous sommes tout au service de Votre Grâce. — Et ils étaient toujours arrêtés au beau milieu de l’eau. Je leur sus gré du bon procédé. Déposant sur une pierre trois doublons, je remontai à cheval et, après force courtoisies, repris le chemin de Guamanga.



CHAPITRE XX


Son entrée à Guamanga et ses aventures jusqu’à ses aveux au seigneur Évêque.


J’entrai dans Guamanga et me logeai à l’hôtellerie. J’y rencontrai un soldat de passage qui s’éprit du cheval ; je le lui vendis deux cents pesos. J’allai visiter la ville. Elle me parut belle, pleine de beaux édifices, les meilleurs que j’aie vus au Pérou. Je vis trois couvens de religieux de la Merci, de franciscains et de dominicains, un couvent de nonnes, un hôpital, une multitude d’Indiens et nombre d’Espagnols. Le lieu est agréablement tempéré. C’est une plaine ni froide ni chaude, riche en froment, vin, fruits et grains divers. L’église est bonne, avec trois prébendes, deux chanoines et un saint évêque, don fray Augustin de Carvajal, religieux augustin, qui me fut secourable médecin. Il me manqua trop tôt, trépassant subitement l’an mil six cent vingt. Il était évêque, à ce qu’on disait, depuis l’an douze.

Je séjournai quelque temps à Guamanga, et le guignon voulut que j’entrasse parfois dans une maison de jeu. Un jour que je m’y trouvais, le corrégidor don Baltasar de Quinones survint, et, me regardant, me demanda d’où j’étais. — De Biscaye, répondis-je. — Et d’où venez-vous présentement ? — Du Cuzco. — Il resta un moment à m’examiner, et dit : — Je vous arrête. — Bien volontiers, repartis-je, et, tirant l’épée, je reculai vers la porte. Il se mit à crier : — Main-forte au Roi ! — Je rencontrai à la porte une telle résistance, que je ne pus sortir. Je montrai un pistolet à trois canons. On me fit place et je disparus pour aller me cacher au logis d’un nouvel ami que je m’étais fait. Le corrégidor partit et fit saisir ma mule et quelques menues choses que j’avais à l’hôtellerie.

Je demeurai plusieurs jours chez ledit ami, ayant découvert qu’il était Biscayen. Cependant on ne sonnait mot de l’aventure, et la justice ne semblait pas s’en occuper. Néanmoins, il nous parut prudent de changer d’air ; il n’était pas plus sain là qu’ailleurs. Le départ fut décidé. Une nuit, je sortis. À peine dehors, ma malechance me fait rencontrer deux alguazils, — Qui va là ? — Ami. — Votre nom ? — Le Diable ! — La réponse était incongrue, ils veulent m’arrêter, je dégaine. Grand tapage. Ils crient : — Main-forte ! à l’aide ! — On s’attroupe. Le corrégidor sort de chez l’évêque. Des sergens me happent. Me voyant pris, je lâche un coup de pistolet. J’en abats un. Le tumulte redouble. Mon ami le Biscayen et d’autres compatriotes se rangent auprès de moi. Le corrégidor hurlait : — Tuez-le ! — Les coups de feu partaient de tous côtés. Tout à coup, éclairé par quatre torches flambantes, l’évêque parut et entra dans la mêlée. Son secrétaire don Juan Bautista de Arteaga s’achemina vers moi. Il s’avança et me dit : — Seigneur alferez, rendez-moi vos armes. — Seigneur, lui répondis-je, j’ai ici bien des ennemis. — Rendez-les, insista-t-il : vous êtes en sûreté avec moi, et je vous donne parole de tirer d’ici sain et sauf, quoi qu’il m’en puisse coûter. — Alors je m’écriai : — Illustrissime seigneur, sitôt que je serai dans l’église je baiserai les pieds à Votre Très Illustre Seigneurie. Au même instant, quatre esclaves du corrégidor se jettent sur moi, me tiraillant outrageusement, sans aucun égard pour une si glorieuse présence, de sorte que, me défendant, il me fallut jouer des mains et en culbuter un. Le secrétaire du seigneur évêque, l’épée nue et le bouclier au poing, me vint à la rescousse avec d’autres personnes de sa maison, jetant les hauts cris d’un tel manque de respect. La bagarre s’apaisa. L’illustrissime me prit par le bras, m’ôta les armes des mains et, me plaçant à son côté, m’emmena et me mit dans son palais. Il me fit sur l’heure panser une petite plaie que j’avais, me donna souper et gîte, et, m’enfermant, emporta la clef. Le corrégidor survint et eut, à mon sujet, avec Sa Seigneurie un long et orageux entretien dont je fus par la suite plus amplement informé. Le lendemain, vers les dix heures du matin, l’illustrissime, m’ayant fait mener en sa présence, me demanda qui j’étais, de quel pays, fils de qui, et tout le compte de ma vie, les causes et les voies qui m’avaient conduit là, détaillant tout et mêlant à son interrogatoire de bons conseils sur les risques de la vie, l’effroi de la mort toujours menaçante et l’horreur de l’autre vie pour une âme mal préparée, m’exhortant à m’apaiser, à dompter mon esprit inquiet et à m’agenouiller devant Dieu. Je me sentis devenir tout petit, et voyant un si saint homme, comme si j’eusse été devant Dieu, j’avouai tout et lui dis : — Seigneur, tout ce que j’ai conté à Votre Seigneurie illustrissime est faux. Voici la vérité : Je suis une femme, née en tel lieu, fille d’un tel et d’une telle, mise dans tel couvent, à tel âge, avec une mienne tante ; j’y grandis, pris l’habit et fus novice ; sur le point de professer, je m’évadai pour tel motif, gagnai tel endroit, me dévêtis, me rhabillai, me coupai les cheveux, allai ici et là, m’embarquai, abordai, trafiquai, tuai, blessai, malversai et courus jusques à présent où me voici rendue aux pieds de Votre Très Illustre Seigneurie.

Tout le temps que dura mon récit, jusqu’à une heure, le saint évêque demeura en suspens, oreille ouverte, bouche close, sans cligner l’œil. Après que j’eus fini, il resta sans parler, pleurant à larmes vives. Enfin, il me dit d’aller reposer et manger et, agitant une sonnette, fit venir un vieux chapelain, qui me conduisit à son oratoire. On m’y dressa la table et un matelas, puis on m’enferma. Je me couchai et dormis. Vers les quatre heures du soir, le seigneur évêque me fit rappeler et me parla avec une grande bonté d’âme, m’engageant à bien remercier Dieu de la miséricorde dont il avait usé envers moi en me montrant le chemin de perdition qui me menait droit aux peines éternelles. Il m’exhorta à repasser ma vie et à faire une bonne confession, qu’il considérait d’ailleurs comme à peu près faite et peu malaisée ; après quoi. Dieu aidant, nous aviserions pour le mieux. En tels et semblables propos s’acheva la journée. Je me retirai et, après un bon souper, je me couchai.

Le lendemain matin, le seigneur évêque dit la messe. Je l’entendis. Après avoir fait son action de grâces, il m’emmena déjeuner avec lui. Il reprit et poursuivit le discours de la veille et convint qu’il tenait mon cas pour le plus notable en son genre qu’il eût ouï de sa vie. Il finit par dire : — Enfin, est-ce bien vrai ? — Oui, Seigneur, répondis-je. — Ne vous étonnez pas, répliqua-t-il, qu’une si rare aventure inquiète la crédulité. — Je lui dis alors : — Seigneur, c’est ainsi ; et si une épreuve de matrones peut tirer de ce doute Votre Très Illustre Seigneurie, je m’y prêterai volontiers. — J’y consens, dit-il, et j’en suis aise.

Je me retirai, car c’était l’heure de l’audience. À midi je dînai, puis reposai un peu. Le soir, sur les quatre heures, entrèrent deux matrones. Elles m’examinèrent à leur satisfaction et déclarèrent par-devant l’évêque, sous serment, qu’elles m’avaient visitée et reconnue autant qu’il était nécessaire pour pouvoir certifier m’avoir trouvée vierge intacte comme au jour où je naquis. L’illustrissime s’attendrit, congédia les commères et m’ayant fait comparaître, accompagnée du chapelain, m’embrassa tendrement et, se mettant debout, me dit : — Ma fille, maintenant je crois sans, doute aucun ce que vous m’avez dit, et dorénavant je croirai tout ce que vous me direz ; je vous vénère comme une des personnes notables de ce monde et promets de vous assister de tout mon pouvoir et de m’employer pour votre bien et le service de Dieu.

Un appartement décent fut disposé pour moi. Je m’y installai commodément, préparant ma confession que je fis le mieux que je pus. Après quoi, Sa Seigneurie me donna la communion.

Le cas s’étant divulgué, le concours des curieux fut immense. Malgré tout l’ennui que j’en avais ainsi que l’illustrissime, il ne fut pas possible de refuser l’entrée aux personnes de marque.

Enfin, au bout de six jours, Sa Seigneurie détermina de me faire entrer au couvent des nonnes de Sainte-Claire de Guamanga. C’est la seule maison de religieuses qu’il y ait là. J’en revêtis l’habit. L’évêque sortit de son palais, me menant à son côté, au milieu d’un si merveilleux peuple que toute la ville y devait être, de sorte qu’on tarda longtemps à gagner le couvent. Enfin, nous parvînmes à la grand’porte. Il fallut renoncer à entrer dans l’église, où l’illustrissime voulait d’abord aller, car elle était comble. Toute la communauté, cierges allumés, nous attendait à la porte. Là, l’abbesse et les plus anciennes passèrent un acte par lequel la communauté s’engageait à me remettre au prélat ou à son successeur toutes les fois qu’il me demanderait. Sa Très Illustre Seigneurie m’accola, me donna sa bénédiction et j’entrai. Menée processionnellement au chœur, j’y fis mon oraison. Je baisai la main à madame l’abbesse, et après avoir embrassé toutes les nonnes et en avoir été embrassée, elles me menèrent à un parloir où l’Illustrissime m’attendait. Il me donna de bons conseils, m’exhorta à être bonne chrétienne, à rendre grâces à Notre-Seigneur, à fréquenter les sacremens, s’engageant, comme il le fit plusieurs fois, à me les venir administrer. Puis, m’ayant offert généreusement tout ce dont je pourrais avoir besoin, il partit.

La nouvelle de cet événement courut partout. Ceux qui m’avaient vue auparavant et ceux qui, dans toutes les Indes, avant et depuis, connurent mes aventures, s’émerveillèrent.

Cinq mois plus tard, l’an mil six cent vingt, mon saint évêque trépassa subitement. La perte pour moi fut grande.



CHAPITRE XXI


Sur l’ordre du seigneur Archevêque, elle passe, en habit de nonne, de Guamanga à Lima, entre au couvent de la Trinidad, en sort, retourne à Guamanga et en repart pour Santa Fé de Bogota et Tenerife.


Sitôt après la mort de l’illustrissime évêque de Guamanga, le très illustre seigneur don Bartolomé Lobo Guerrero, archevêque métropolitain de Lima depuis l’an mil six cent sept jusques au douze de janvier mil six cent vingt-deux qu’il décéda, m’envoya quérir. Les nonnes me laissèrent aller, non sans extrême regret. Je partis en litière, escortée de six prêtres, quatre moines et six hommes d’épée.

Nous entrâmes dans Lima à la nuit close, et néanmoins nous ne pouvions avancer à travers la foule des curieux qui voulaient voir la Nonne Alferez. On me fit descendre chez le seigneur archevêque. J’eus toutes les peines à entrer. Je baisai la main de Sa Seigneurie, qui me régala à merveille et m’hébergea cette nuit-là. Le lendemain matin, on me mena au palais voir le vice-roi don Francisco de Borja, comte de Mayalde et prince d’Esquilache, qui gouverna le Pérou de l’an mil six cent quinze à mil six cent vingt-deux. Je dînai chez lui ce même jour. Je rentrai à la nuit chez le seigneur archevêque, où je trouvai bon souper et bon gîte.

Le lendemain, Sa Seigneurie me dit de voir et de choisir le couvent où il me plairait demeurer. Je lui demandai la permission, qu’il m’octroya, de les visiter tous. J’entrai dans tous et les vis tous, restant trois ou quatre jours dans chacun. Finalement, je me décidai pour celui de la Très Sainte Trinité des Commanderesses de Saint-Bernard, grand couvent où sont entretenues cent religieuses de voile noir, cinquante de voile blanc, dix novices, dix converses et seize servantes. J’y séjournai juste deux ans et cinq mois, jusqu’à ce que vinrent d’Espagne les preuves authentiques que je n’avais été ni n’étais nonne professe. Sur quoi, je fus autorisée à sortir du couvent, à l’universel regret des nonnes, et me mis en route pour l’Espagne.

J’allai tout d’abord à Guamanga voir les dames du couvent de Sainte-Claire et prendre congé d’elles. J’y fus retenue huit jours avec bien de l’agrément, cadeaux et regrets au départ. Je continuai mon voyage vers la cité de Santa-Fé de Bogota dans le nouveau royaume de Grenade. Je vis le seigneur évêque don Julian de Cortazar, qui me pressa instamment d’y rester dans le couvent de mon ordre. Je lui répondis que je n’étais d’aucun ordre ni couvent et que je n’avais d’autre souci que de retourner au pays, où je ferais ce qui me semblerait plus convenable à mon salut. Sur ce et avec un beau présent qu’il me fit, je pris congé. Je passai à Zaragoza en remontant le fleuve de la Madalena. J’y tombai malade. Le terroir est, à mon avis, malsain pour les Espagnols. J’y fus à la mort. Au bout de quelques jours, allant un peu mieux, un médecin me fit partir. Je ne me tenais pas encore sur mes pieds. Je descendis le fleuve jusqu’à Tenerife, où je me rétablis promptement.



CHAPITRE XXII


Elle s’embarque à Tenerife, passe à Carthagène et, de là, part pour l’Espagne sur la flotte.


L’armada du général don Tomas de Larraspuru se trouvant à Carthagène en partance pour l’Espagne, je m’embarquai sur la capitane, l’an mil six cent vingt-quatre. Le général m’y accueillit fort obligeamment, me régala, me fit asseoir à sa table et me continua cet honnête traitement jusques à plus de deux cents lieues en deçà du canal de Bahama. Mais, un beau jour, dans une querelle de jeu, il m’advint d’égratigner quelqu’un au visage avec un couteau qui se trouva là. On s’en inquiéta fort. Le général se vit contraint de m’éloigner et me transborda sur la nef amirale, où j’avais des compatriotes. Ce changement ne fut pas de mon goût et je le priai de me faire passer sur le San Telmo, capitaine Andrès de Oton. Il y consentit ; mais j’y eus de l’ennui, car cette patache qui servait d’aviso faisait eau, et nous faillîmes nous y noyer.

Grâce à Dieu, nous arrivâmes à Cadix le premier de novembre de mil six cent vingt-quatre. Nous débarquâmes et je restai huit jours en cette ville. Le seigneur don Fadrique de Toledo, général de l’armada, fut très gracieux pour moi. Il avait à son service deux de mes frères que je reconnus et lui fis connaître. Depuis lors, pour me faire honneur, il les avança beaucoup, gardant l’un d’eux à son service et donnant une enseigne à l’autre.



CHAPITRE XXIII


Elle va de Cadix à Séville, de Séville à Madrid, à Pampelune et à Rome, mais ayant été détroussée au Piémont, elle rentre en Espagne.


De Cadix, j’allai à Séville, où je demeurai quinze jours, me celant autant que possible et fuyant le peuple qui s’attroupait pour me voir vêtue en habits d’homme. De là, je gagnai Madrid. J’y restai vingt jours sans me montrer. On m’arrêta, je ne sais pourquoi, par ordre du vicaire. Le comte de Olivares me fit aussitôt relâcher. Alors, je m’accommodai avec le comte de Javier qui partait pour Pampelune et lui fis compagnie et service environ deux mois.

De Pampelune, quittant le comte de Javier, je partis pour Rome, car c’était l’année sainte du Grand Jubilé. Je m’acheminai par la France. Je souffris de cruelles misères, car, en traversant le Piémont, aux approches de Turin, je fus accusé d’être un espion espagnol, arrêté, dépouillé du peu de deniers et d’habits que j’avais, et tenu cinquante jours en prison. Après quoi, ces gens ayant, à ce que je présume, fait leurs diligences et n’ayant relevé aucune charge contre moi, me relâchèrent. Mais ils ne me laissèrent pas continuer mon voyage et m’enjoignirent de rebrousser chemin, sous peine des galères. Je dus donc m’en retourner à grand’peine, pauvre, à pied et mendiant. Ayant gagné Toulouse de France, je me présentai au comte de Gramont, vice-roi de Pau et gouverneur de Bayonne, auquel en venant j’avais apporté et remis des lettres d’Espagne. En me voyant, ce bon gentilhomme s’affligea, me fit habiller, me régala et me donna, pour la route, cent écus et un cheval. Je partis.

Je vins à Madrid et me présentai devant Sa Majesté, la suppliant de récompenser mes services que j’exposai dans un mémoire que je remis en ses royales mains. Sa Majesté me renvoya au Conseil des Indes. Je m’y adressai, avec les papiers que j’avais sauvés de mon désastre. Les seigneurs du Conseil me virent et me favorisant, sur avis de Sa Majesté, je fus appointé à huit cents écus de rente viagère, un peu moins de ce que j’avais demandé. Ce fut au mois d’août de mil six cent vingt-cinq. Entre temps, il m’advint à la cour quelques aventures de mince étoffe que j’omets. Peu après, Sa Majesté partit pour les Cortès d’Aragon et vint à Saragosse dans les premiers jours de janvier de mil six cent vingt-six.



CHAPITRE XXIV


Elle part de Madrid pour Barcelone.


Je m’acheminai vers Barcelone avec trois amis qui allaient de ce côté. Ayant pris quelque relâche à Lérida, nous nous remîmes en route le Jeudi Saint, après midi. Vers les quatre heures du soir, nous approchions de Velpuche, bien joyeux et libres de souci, quand tout à coup, au tournant du chemin, d’un hallier sur la droite, sortent neuf hommes avec leurs escopettes, les chiens levés, qui nous entourent et nous crient : — Pied à terre ! — Nous ne pûmes qu’obéir et descendre de cheval, trop heureux de le faire vivans. Ils nous prirent armes, chevaux, habits et tout ce que nous avions, sauf nos papiers, que nous leur demandâmes en grâce. Après les avoir examinés, ils nous les rendirent sans nous laisser un fil d’autre.

À pied, nus, honteux, nous poursuivîmes notre chemin et entrâmes à Barcelone le Samedi Saint de mil six cent vingt-six, dans la nuit, sans savoir, moi du moins, que devenir. Mes compagnons tirèrent je ne sais de quel côté, cherchant leur remède. Quant à moi, de porte en porte, récitant mon lamentable cas, je récoltai quelques haillons et une méchante cape pour me couvrir. La nuit s’avançant, je me réfugiai sous un portail, où je trouvai d’autres pauvres hères couchés. J’appris d’eux que le roi était céans et que le marquis de Montes Claros, brave et charitable cavalier que j’avais hanté et entretenu à Madrid, était à son service. Au matin, je l’allai trouver et lui contai ma disgrâce. Le bon seigneur s’affligea de me voir en si pitoyable état, me fit incontinent vêtir et, saisissant l’occasion, m’introduisit auprès de Sa Majesté.

J’entrai et relatai à Sa Majesté, fort ponctuellement, ma mésaventure. Elle m’écouta et me dit : — Comment vous laissâtes-vous détrousser ? — Seigneur, répondis-je, je n’en pouvais mais. — Combien étaient-ils donc ? — Neuf, seigneur, avec des escopettes, les chiens levés, qui nous prirent en sursaut, au coin d’un hallier. — Sa Majesté fit signe avec la main de vouloir mon placet. Je le baisai et le lui remis. — Je le verrai, dit-elle. — Et Sa Majesté, qui était alors debout, sortit.

Je ne tardai guère à recevoir le mandat par lequel Sa Majesté ordonnait de me pourvoir de quatre rations d’alferez réformé et de trente ducats de gratification. Sur ce, ayant pris congé du marquis de Montes Claros, auquel je devais tout, je m’embarquai sur la galère courrière de Sicile, le San Martin, qui faisait route pour Gênes.



CHAPITRE XXV


Elle va de Barcelone à Gênes et de là à Rome.


Partis de Barcelone sur la galère, nous arrivâmes rapidement à Gênes, où nous restâmes quinze jours. Un beau matin, il me vint à l’esprit d’aller voir le contrôleur général Pedro de Chavarria, de l’habit de Saint-Jacques. Il était, paraît-il, de trop bonne heure ; sa maison n’était pas encore ouverte. Je me mis à me promener pour tuer le temps. Puis je m’assis sur un banc de pierre à la porte du prince Doria. Peu après, un homme bien vêtu vint aussi s’y asseoir. C’était un galant soldat, à la longue chevelure, que je reconnus au parler pour un Italien. Nous nous saluâmes. La conversation s’engagea. Bientôt, il me dit : — Vous êtes Espagnol ? — Je lui répondis que oui. — J’en conclus que vous devez être glorieux, car, pour arrogans, les Espagnols le sont, bien qu’ils n’aient pas autant de poigne qu’ils s’en vantent. — Moi, je les vois en tout et pour tout très excellens mâles, répliquai-je. — Et moi je sais qu’ils ne sont tous que de la m… ! — Alors me levant : — Ne parlez pas de la sorte, car le dernier des Espagnols vaut mieux que le meilleur Italien. — Soutiendrez-vous votre dire ? fit-il. — Certes ! — Eh bien, soit, sur-le-champ ! — Je passai derrière un château d’eau qu’il y avait là. Il me suivit. Nous mîmes les épées au clair et commençâmes à ferrailler. Tout à coup je vois un autre galant s’aligner à son côté. Tous deux s’escrimaient de taille et moi d’estoc. Je touchai l’Italien, il tomba. Il me restait l’autre, que je faisais rompre devant moi, quand arrive un bien gaillard boiteux, sans doute un ami, qui se met à son côté et me pousse vivement. Un troisième survient et se range auprès de moi, peut-être parce qu’il me vit seul, car je ne le reconnus pas. Bref, il accourut tant et tant d’amateurs, que ce devint une vraie bagarre, dont tout bellement m’étant retiré sans que personne s’en aperçût, peu curieux du dénouement, je regagnai ma galère où je pansai une égratignure que j’avais à la main. Le marquis de Santa Cruz était alors à Gênes.

De Gênes, j’allai à Rome. Je baisai le pied de Sa Sainteté Urbain VIII et lui narrai brièvement, du mieux que je pus, ma vie, mes aventures, et mon sexe. Sa Sainteté parut trouver mon cas étrange et m’octroya très gracieusement licence de porter habit d’homme, me recommandant de continuer à vivre honnêtement, de m’abstenir d’offenser le prochain et de me garder d’enfreindre, sous peine de la vengeance de Dieu, son commandement qui dit : Non occides. Là-dessus je pris congé.

Mon cas fut bientôt notoire dans Rome et notable le concours de gens dont je fus entouré, personnages, princes, évêques et cardinaux. Toutes portes m’étaient ouvertes, si bien que, durant le mois et demi que je séjournai à Rome, rare fut le jour où je ne fus invité et fêté chez quelque prince. Particulièrement, un certain vendredi, sur l’ordre exprès et aux frais du Sénat, je fus convié et régalé par des gentilshommes qui m’inscrivirent sur le livre des citoyens romains. Puis, le jour de Saint-Pierre, vingt-neuf de juillet mil six cent vingt-six, ils me firent entrer dans la chapelle, où je vis les cérémonies accoutumées de la fête et les cardinaux. Tous ou quasi tous se montrèrent envers moi fort affables et caressans. Plusieurs me parlèrent, et le soir, me trouvant en une assemblée avec trois cardinaux, l’un d’eux, c’était le cardinal Magalon, me dit que mon seul défaut était d’être Espagnol. À quoi je répliquai : — À mon avis, Monseigneur, et sauf le respect que je dois à votre Illustrissime Seigneurie, je n’ai que cela de bon.



CHAPITRE XXVI


De Rome, elle va à Naples.


Après un mois et demi de séjour à Rome, je partis pour Naples. Le cinq de juillet mil six cent vingt-six, nous nous embarquâmes à Ripa.

Un jour, à Naples, me promenant sur le môle, je remarquai les éclats de rire de deux donzelles qui parlaient avec deux beaux fils en me regardant. Je les dévisageai. L’une d’elles me dit alors : — Madame Catalina, où allez-vous comme ça ? — Vous administrer cent claques sur le chignon, leur répondis-je, et cent estocades au ruffian qui vous oserait défendre ! — Elles se turent et me quittèrent la place…

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ÉPILOGUE


C’est là, sur le môle de Naples, en pleine querelle, au mois de juillet 1626, que la Nonne Alferez nous quitte brusquement. Ces arrêts sont fréquens chez les picaresques espagnols. Lazarille laisse le lecteur au milieu d’un chapitre ; le Buscon de Quevedo ne finit pas. La querelle si bien entamée se termina-t-elle pour doña Catalina, comme à l’ordinaire, par un trop heureux coup de pointe et quelque départ précipité ? Ou plutôt ne fut-ce pas l’ennui d’écrire, le dégoût de vivre et de conter toujours la même vie ?

Quoi qu’il en soit, ses traces se perdent durant quatre années. Nous la retrouvons en Espagne. À la date de 1630, on lit dans un journal manuscrit des choses de Séville cité par Munoz : — Le 4 juillet, la Monja Alferez alla à la cathédrale. Elle avait été nonne à San Sebastian, s’enfuit, passa aux Indes, en 1603, y fut, pendant vingt ans qu’elle y servit, tenue pour castrat, revint en Espagne, alla à Rome où le pape Urbain VIII lui octroya dispense et licence de se vêtir en homme… Le capitaine don Miguel de Echazarreta, qui l’avait jadis menée aux Indes comme mousse, y retourne en qualité de général et l’emmène comme alferez. — Effectivement, à la date du 21 juillet de la même année, au folio 160 du livre de Despacho, l’alferez doña Catalina de Erauso est inscrit comme passager sur la flotte à destination de la Nouvelle-Espagne, par cédule de Sa Majesté.

Enfin, en 1645, le Père fray Nicolas de Renteria, de l’ordre des Capucins, la rencontra plusieurs fois à la Vera Cruz où elle était connue sous le nom de don Antonio de Erauso et faisait, avec quelques mulets et quelques nègres qu’elle avait, des transports de marchandises. Elle conduisit même fray Nicolas et son bagage de la côte jusqu’à Mexico. — Elle était tenue pour un brave sujet, dit le révérend père, de beaucoup de cœur et de dextérité ; vêtue d’un habit d’homme, elle portait une épée et sa dague garnies d’argent. Elle pouvait être âgée de cinquante ans environ, bien bâtie, bien en chair, de visage basané, avec quelques petits poils de moustache.

Et c’est tout. On ne sait plus rien de la nonne alferez doña Catalina de Erauso. Elle disparaît sans retour. Mourut-elle dans son lit, de sa triste mort, comme dit un chroniqueur militaire ? D’aucuns prétendent que son convoi de mules fut attaqué et qu’elle fut détroussée et assassinée par une bande de ces braves gens qui, dès lors, battaient les grands chemins, au Mexique. Son corps fut sans doute jeté dans quelqu’une de ces ravines profondes qui bordent la route de Vera Cruz à Mexico. D’autres croient qu’elle fut emportée par le Diable.

José-Maria de Heredia.