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La Nonne alferez/Préface

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Traduction par José-Maria de Heredia Voir et modifier les données sur Wikidata.
Alphonse Lemerre, éditeur (p. couv.-vii).

JOSÉ-MARIA DE HEREDIA

La
Nonne Alferez
ILLUSTRATIONS DE DANIEL VIERGE
GRAVÉES PAR PRIVAT-RICHARD


PARIS
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
23-31, Passage Choiseul, 23-31

1894

PRÉFACE

Bien qu’elle ait toute l’allure aventureuse et picaresque d’un roman de cape et d’épée, l’histoire de la Nonne Alferez est une histoire vraie. Elle sent même parfois terriblement fort la vérité. Catalina de Erauso a vécu, d’une vie exaspérée, comme disent les Espagnols. Le récit quelle en écrivit, de sa main plus dextre à manier l’épée que la plume, étonna ses contemporains. De graves historiens font mention de cette femme extraordinaire. Une première et une seconde Relacion de ses exploits et hauts faits furent publiées coup sur coup, en 1625, à Madrid par Bernardino de Guzman et par Simon Faxardo à Séville. Lorsqu’elle revint en Espagne, l’élève bien-aimé du grand Lope, Juan Perez de Montalvan, composa et fit jouer à la Cour sa Comédie Fameuse de la Monja Alferez. Enfin, en 1829, M. Joaquin Maria de Ferrer imprima à Paris, chez Jules Didot, d’après un manuscrit de l’historien Muñoz, le texte complet de l’Historia, accompagné de nombreuses notes et de force pièces justificatives, actes de baptême, extraits de registres conventuels, attestations, états de services, enquêtes, requêtes, certificats et décrets royaux. Ce petit livre est aujourd’hui des plus rares. Il s’ouvre par une longue préface où l’éditeur, après avoir savamment disserté sur les sphinx, les hippogriffes, les acéphales, les androgynes et les hermaphrodites, compare Doña Catalina aux femmes illustres de tous les temps, à Sapho, à Aspasie, à Portia, à Sainte Thérèse et à Madame de Staël. Le portrait de l’héroïne gravé d’après une peinture du maître Sévillan Pacheco semble peu propre à justifier, du moins physiquement, cette comparaison. Doña Catalina, avec la golille, le hausse-col de fer et le pourpoint de buffle aux aiguillettes mal nouées, est, à vrai dire, peu avenante, d’aspect viril, militaire et rébarbatif. Nous avons un autre portrait d’elle, d’après le vif, à la plume. Dans sa dix-septième lettre de Rome, datée du 11 juillet 1626, le voyageur Pietro della Valle, le Pèlerin, comme on le nomme, écrivait à son ami Mario Schipano : — Le 5 de juin vint pour la première fois chez moi l’Alfiere Caterina d’Arcuso, Biscaïenne, arrivée la veille même d’Espagne. C’est une demoiselle d’environ trente-cinq à quarante ans… Sa renommée m’était parvenue jusque dans l’Inde Orientale. Ce fut mon ami le P. Rodrigo de San Miguel, son compatriote, qui me l’amena. Je la fis depuis connaître à plusieurs Dames et à des Cavaliers dont l’entretien lui agréait davantage. Le Signor Francesco Crescentio, bon peintre, l’a portraicturée. Grande et forte de taille, d’apparence plutôt masculine, elle n’a pas plus de gorge qu’une fillette. Elle me dit avoir fait je ne sais quel remède pour se la faire passer. Ce fut, je crois, un emplâtre fourni par un Italien. L’effet en fut douloureux, mais fort à souhait. De visage, elle n’est point trop laide, mais assez fatiguée et déjà sur l’âge. Ses cheveux noirs sont courts, comme il sied à un homme, et mêlés en crinière, à la mode du jour. L’air est plutôt d’un eunuque que d’une femme. Elle s’habille en homme, à l’espagnole, porte l’épée bravement, comme la vie, avec la tête un peu basse et enfoncée dans des épaules trop hautes. Bref, elle a la mine plus d’un soldat que d’un mignon de Cour. Seule, sa main pourrait faire douter de son sexe, car elle est pleine et charnue, bien que robuste et forte, et le geste en a parfois encore je ne sais quoi de féminin.

Telle fut la Nonne Alferez, doña Catalina de Erauso. Écoutez l’histoire de sa vie qu’elle va vous narrer elle-même. C’est une confession hardie, peut-être sincère, qu’elle commença d’écrire ou de dicter le 18 septembre de l’an 1624, alors qu’elle rentrait en Espagne sur le galion le Saint-Joseph. Ce fut sans doute pour occuper le désœuvrement de ces longues journées de traversée qu’allongent les calmes étouffants de la mer des Tropiques. Peut-être sentit-elle l’impérieux besoin de décharger sa conscience, son cœur trop lourds. Dans l’inaction forcée, prisonnière lasse de fouler les planches d’un pont de navire, elle se plut à revivre par la pensée les aventures d’autrefois, les courses à cheval à travers les Andes, en quête d’El Dorado, les querelles, les combats, les fuites, la fortune hasardeuse, la vie errante et libre. Elle l’a fait dans une langue nette, concise et mâle. Elle ne parle d’elle-même au féminin que très rarement, dans les cas désespérés, aux minutes de suprême détresse, alors qu’elle sent la Mort et qu’elle a peur de l’Enfer. Ce récit naïf et brutal reflète rapidement son âme et sa vie. Elles furent d’un homme d’action.