La Normandie romanesque et merveilleuse/06

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J. Techener & A. Le Brument (p. 115-123).

CHAPITRE SIXIÈME.

Enlèvements et Substitutions d’Enfants



Enfants enlevés par les Fées ; Enfants du Diable ; Épouvantails des
enfants : la bête Havette, la bête Saint-Germain ;
la mère Nique, Ogres.

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Malheureusement, il en est des croyances les plus poétiques de notre mythologie populaire comme de toutes les révélations départies à l’humanité ; elles n’ont été perçues par chaque intelligence que dans des proportions inégales. De là vient qu’elles empruntent, dès leur origine, des aspects de différente nature, et qu’elles continuent à se développer sur un plan progressif, semblables à l’échelle de Jacob, qui d’un côté touchait à la terre, de l’autre atteignait jusqu’aux cieux.

Si nous les considérons dans leurs manifestations les plus élevées, plusieurs de ces croyances s’environnent des splendeurs du génie, et communiquent avec les régions supérieures de la civilisation ; mais, sous leurs aspects infimes, elles sont enveloppées des ténèbres de l’ignorance, et correspondent aux degrés inférieurs de la dépravation et de la barbarie.

Ce double rapport existe dans les inventions de la féerie : celles-ci ne faisaient-elles pas l’ornement des plus belles compositions littéraires, et les délices d’une société déjà intelligente et polie, dans le temps même où, adjointes à la doctrine des sortilèges, elles servaient d’incitation à des passions souvent aussi farouches que crédules, et suscitaient un nombre incalculable d’atroces condamnations.

Les limites de cet ouvrage ne nous permettent pas d’entrer dans aucun détail ayant rapport à ces faits ; nous nous bornerons à citer un exemple frappant des exécutions auxquelles eut part, au moins comme prétexte ostensible, l’imputation de sortilège par féerie : Jeanne d’Arc, cette patriote héroïne que son martyre a naturalisée parmi nos gloires normandes, fut questionnée, lors de son procès, sur le prétendu commerce qu’elle avait entretenu avec les fées. Le Journal de Paris, sous Charles VI et Charles VII, prétend qu’elle avoua qu’à l’âge de vingt-sept ans, elle allait souvent, malgré son père et sa mère, à une belle fontaine, au pays de Lorraine, laquelle elle nommait : bonne fontaine aux fées Notre-Seigneur[1].

Mais, outre les faits consignés dans les annales de la justice, il en est d’autres plus obscurs qui témoignent, non moins explicitement, que ces superstitions, en s’insinuant dans des mœurs encore barbares, engendraient de funestes préjugés !

En Basse-Normandie, aussi bien qu’en Bretagne, en Écosse et en Irlande, on croyait que les fées enlevaient les enfants des mortels, et qu’elles déposaient, à la place de ces gracieuses et innocentes créatures, leurs propres enfants : méchants, criards, d’une pesanteur extraordinaire, quoique d’une maigreur excessive, et auxquels des soins assidus ne pouvaient donner aucune des apparences de la fraîcheur, de la santé et de la jeunesse. Ce qu’il y avait de supérieur dans leur essence, mêlé à la vie des mortels, devenait une monstrueuse infirmité, tant il est vrai qu’aucun être ne peut impunément se détourner de sa fin.

Les mères redoutaient beaucoup ces sortes de substitutions. De là, on croirait peut-être induire avec justesse que cette superstition n’amenait pas d’autre résultat que de soumettre le berceau des chers nourrissons à une surveillance plus minutieuse et plus attentive encore. Sans doute il en devait arriver ainsi chez les femmes qui avaient une vive perception du sentiment maternel ; mais celles chez qui ce sentiment avait été dépravé par une de ces monstrueuses antipathies trop fréquentes dans une classe où l’intelligence, non développée par l’éducation, ne dirige pas les inclinations, celles-ci, disons-nous, prenaient occasion des échanges opérés par les fées, pour accabler de leur haine barbare l’enfant que ne reconnaissaient pas leurs entrailles de mère. Elles lui faisaient endurer sans remords, comme sans pitié, tous les mauvais traitements que leur suggérait leur animadversion, à cause de la croyance qu’il était enfant de fée !

Nous tenons les détails qui précèdent d’un témoin oculaire qui les avait constatés chez des femmes encore imbues de ce préjugé. Nous ajouterons cependant, à l’honneur de notre civilisation, qu’un tel exemple a été fourni par l’Irlande, et non par la Normandie ; mais il fait supposer ce qui se passait dans notre province alors que la superstition à laquelle il a trait s’y trouvait pleinement en vigueur.

Voici, d’ailleurs, une petite tradition normande tout-à-fait en rapport avec les faits que nous avons signalés, et qui n’a pu manquer d’être considérée comme un renseignement fort intéressant sur la manière dont il fallait en user avec la progéniture des fées !

Un jour, une paysanne, portant son enfant dans ses bras, rencontra une fée, également chargée du sien, et qui lui proposa bonne récompense pour l’échange de leurs nourrissons ; mais la femme rejeta bien loin cette proposition, déclarant que l’enfant de la fée fût-il neuf fois plus beau que le sien, elle ne consentirait point à un semblable marché. Quelque temps après, ayant laissé son enfant seul à la maison, pendant qu’elle était allée travailler aux champs, la mère crut s’apercevoir, à son retour, qu’on le lui avait changé.

Elle alla consulter aussitôt une voisine, qui, pour s’assurer du fait, tenta l’épreuve suivante : elle cassa une douzaine d’œufs, et en rangea les coques devant l’enfant ; aussitôt, celui-ci de s’écrier : Oh ! que de petits pots de crème ! Oh ! que de terrines de lait ! (Remarquez que c’était un enfant à la mamelle qui s’exprimait avec tant d’énergie.) Il n’en fallait pas davantage pour que l’échange fût valablement constaté. La voisine officieuse conseilla, afin de forcer la fée à reprendre son enfant et à rapporter l’autre, de faire crier bien fort celui-ci, et d’avoir l’air de le maltraiter rudement. La tentative eut plein succès ; rappelée par les cris de sa progéniture, la fée accourut tout émue, suppliant qu’on épargnât son cher enfant, qu’on le lui rendit même ; et qu’à ce prix elle rapporterait celui qu’elle avait enlevé. La fée, on s’en doute, fut prise au mot. Par malheur, ceci est une conclusion assez exceptionnelle dans l’histoire des enlèvements d’enfants.

En Bretagne, et dans le pays de Galles, la donnée de cette légende existe avec une modification dans le moyen, puérilement original, que la mère emploie pour forcer l’enfant de la fée à parler, et à trahir par là sa descendance. Au lieu de présenter une douzaine de coques d’œufs devant l’enfant, la mère feint de préparer à dîner dans une seule coque, pour dix laboureurs de la maison.

« Que faites-vous là, ma mère ? disait le nain avec étonnement ; que faites-vous là, ma mère ?

— Ce que je fais ici, mon fils ? Je prépare à dîner dans une coque d’œuf, pour dix laboureurs de la maison.

— Pour dix, chère mère, dans une coque !

J’ai vu l’œuf avant de voir la poule blanche ; j’ai vu le gland avant de voir l’arbre.

J’ai vu le gland et j’ai vu la gaule ; j’ai vu le chêne au bois de Brézal, et n’ai jamais vu pareille chose.

— Tu as vu trop de choses, mon fils ; clic ! clac ! clic ! clac ! petit vieillard, ah ! je te tiens ![2] »

On connaît, dans le département de la Manche, une sorte de Dame blanche surnommée la bête Havette, qui est très redoutée pour le grand nombre d’enlèvements qu’o n lui reproche. Elle se tient ordinairement cachée dans les fontaines, et malheur aux petits enfants qui s’approchent trop près de l’eau ! Les mères prévoyantes ne manquent pas d’exploiter, vis-à-vis de leurs chers nourrissons, la mauvaise renommée de la bête Havette[3].

Dans l’usage qu’elles pratiquaient de voler les enfants, les fées étaient conduites, dit-on, par un motif intéressé : on supposait qu’elles étaient contraintes de livrer au prince des enfers un tribut annuel de leur population, tribut dont elles tâchaient de s’acquitter aux dépens de la race humaine[4].

Comme les fées enlevaient principalement les enfants non baptisés, il est à supposer qu’elles avaient aussi en vue de procurer à leurs propres enfants le privilège du baptême : initiation sacrée que les esprits enviaient tant aux mortels[5].

On assigne encore une autre origine à l’opinion que l’on s’était formée de ces enlèvements ; elle dériverait de la croyance que les prétendus sorciers ou sorcières ont employé le corps des enfants à des incantations, à des compositions de breuvages magiques, etc. Puissances supérieures et d’une nature mal définie, les fées devinrent suspectes aux préjugés vulgaires, et par suite furent souvent assimilées aux démons. Le rapprochement est évident dans l’idée qu’on avait conçue de leur progéniture, qui est de l’espèce malingre et malfaisante que le diable avait le privilège de procréer. Les démonographes s’expriment, au sujet des enfants du diable, absolument de la même manière qu’en Normandie, en Écosse, en Irlande, on parle des enfants des fées ; ils sont, disent-ils, criards, épuisent cinq nourrices pour les allaiter, sont fort pesants et fort maigres. En Allemagne, on appelait ces enfants Wechsel Kind, enfants changés. Luther prétend qu’ils ne passent jamais sept ans. Il en avait vu un qui criait chaque fois qu’on le touchait, et qui riait lorsqu’il arrivait quelque accident en la maison ; mais il fut éteint par prières[6].

La croyance aux diables qui abusent les femmes ou séduisent les hommes, est commune en Normandie. Il ne faut pas tout-à-fait accuser de l’invention de ces fables l’imagination dépravée des prétendues sorcières, attendu que la tradition peut y avoir une grande part. Les Gaulois et les Celtes mettaient au nombre de leurs divinités une espèce de faunes ou satyres, appelés Dusii, et surnommés quelquefois les Velus, qui, suivant saint Augustin et saint Isidore de Séville, s’occupaient à tendre des pièges à la chasteté des femmes[7]. Quoi qu’il en soit, ces contes extravagants sur les liaisons amoureuses du diable ont toujours pour dénouement obligé le récit de quelque hideux enfantement, soit d’un singe, d’un chat noir, soit d’un monstre informe. L’on peut, au reste, excuser ce que ces inventions ont de répugnant en faveur de leur morale éminemment religieuse : ainsi, elles supposent toujours que l’influence de Dieu sur la création est immédiate, et que le privilège de la reproduction n’appartient point aux espèces maudites et dégénérées, mais seulement à celles qui ont conservé la pureté essentielle du germe de vie déposé par le créateur dans leur sein. Les démons se montraient jaloux aussi de s’emparer des enfants de la race humaine, et leur habileté à opérer ces soustractions n’était pas moindre que celle dont, en pareil cas, on faisait honneur aux fées ; seulement, ils étaient engagés à l’exercer par des motifs plus apparents, plus faciles à déterminer. Dans la Basse-Normandie, on croit encore que les femmes et les nourrices ne doivent pas sortir après le coucher du soleil, de peur que le diable ne s’empare des enfants qu’elles portent ou qu’elles allaitent[8].

Une vision horrible, envoyée sans doute par quelque diable envieux, effraie parfois les enfants au berceau ; c’est la bête Saint-Germain. Il est indispensable de faire dire une messe en l’honneur de ce saint, pour vaincre le monstre et délivrer les enfants[9].

Dans le Perche, à Tourouvre, près de l’Aigle, une méchante sorcière, appelée la mère Nique, armée d’un énorme bâton, poursuit, de temps immémorial, les petits enfants, pour leur administrer des corrections qui ne sont nullement maternelles ; mais nos vaillants marmots ont formé, entr’eux, une sorte d’assurance mutuelle, offensive et défensive, qui parvient à conjurer les attaques de la mère Nique. Il est supposable que la mère Nique est d’origine Scandinave ; son nom rappelle certaines divinités des eaux, de nature malfaisante, appelées chez les peuples septentrionaux : Nick, Nuck, Nacken, Nixen et Nissen. Peut-être est-ce au souvenir traditionnel de ces méchantes déesses, que nous devons l’expression proverbiale : Faire la nique[10].

Ces pauvres enfants, déjà si menacés, sont encore sous le coup d’un autre danger non moins redoutable. On est persuadé que les enfants qui n’ont pas sept ans accomplis, courent risque d’être enlevés par des sorciers et des vieillards, qui les mangent, mais qui n’ont de pouvoir, toutefois, qu’après que le soleil est couché[11]. Sans doute ce sont des ogres très voraces, quoique exposés à faire assez maigre chère ! Or, ces ogres, que nos contes de fées ont popularisés, ne sont rien moins que les descendants du Diable, comme il est facile de le prouver en remontant à leur généalogie.

On appelait Ogres, au treizième siècle, ces peuplades barbares, issues des plateaux de la Tartarie, et dont les migrations fréquentes dévastèrent et bouleversèrent l’Europe pendant le moyen-âge. Tous nos anciens auteurs se sont accordés pour en tracer un horrible portrait : « Ce sont, dit Matthieu Paris, gens forts et robustes, la poitrine large, maigres et pâles de visage, mal bâtis et les épaules hautes, le nez plat et court, le menton long et pointu, la mâchoire inférieure rentrée, les dents longues et aiguës, les sourcils joints, les yeux noirs et étincelants, les os forts et massifs, les cuisses épaisses, les jambes courtes, et toute la physionomie hideuse et épouvantable. Ils tuent et égorgent hommes, femmes et enfants, et se nourrissent de leurs carcasses, ne laissant aux vautours et oiseaux de proie que les os décharnés de leurs victimes[12]. »

Ce nom : Ogres, qu’on avait appliqué à ces redoutables barbares, est, en langue romane, le synonyme de Hongrois, qui dérive d’Hunni-Gours. En Dacie et en Pannonie, on les nomma d’abord ainsi, dit M. Walkenaer, du nom des anciens Huns et des féroces Oïgours, les premiers et les plus célèbres de ces dévastateurs[13].

Or, voici ce qu’une tradition, rapportée par le Goth Jornandès, nous apprend de l’origine des anciens Huns : Il y avait, au pays de Philimer, roi des Goths, des femmes sorcières, nommées en langue gothique : Aliorumnes ; ces femmes suivaient le camp de Philimer, qui, les prenant en haine à cause de leur magie, les chassa bien loin vers les déserts des Palus Méotides. En ces lieux, telles eurent accointance avec les Diables, dont elles engendrèrent la nation des Huns[14]. Ainsi, les Huns, les Hunni-Gours, les Ogres, sont les descendants du Diable ; le moindre mal dont on puisse les accuser est d’aimer la chair crue, et d’avoir dévoré nombre de petits enfants. La sagesse du proverbe dit : qu’il vaut mieux avoir affaire à Dieu qu’à ses saints ; sur tels renseignements, nous laissons à juger s’il vaut mieux aussi avoir affaire au Diable qu’à sa progéniture.



  1. Journal de Paris, 1729, in-4o, p. 139.
  2. Th. de la Villemarqué, Chants popul. de la Bretagne : l’Enfant supposé, chant III.
  3. Pierre Le Fillastre, Superst. du canton de Briquebec ; (Annuaire de la Manche, 1832, p. 217.)
  4. Walter Scott, Démonologie, p. 88.
  5. Voyez, à l’appui de cette assertion, une légende danoise citée par Walter Scott dans les notes du chant IV de la Dame du Lac.
  6. Bodin, De la Démonomanie des sorciers, liv. II, chap. 7, p. 226 et suiv.
  7. S. Augustin, Cité de Dieu, liv. XV, chap. 23. — S. Isidore.de Séville, Orig., liv. VIII, c. dern.
  8. L. Dubois, Annuaire statistique du départ. de l’ Orne — J. Chrétien, Usages, préjugés, etc., de l’arrondissement d’Argentan.
  9. P. Le Fillastre, Superst. du canton de Briquebec, (Annuaire de la Manche, année 1832, p. 217.)
    Cette croyance doit être mise au rang de cette espèce de préjugé qui consiste à croire qu’un saint peut envoyer une maladie particulière à un enfant, et que, si une messe n’est pas dite en l’honneur du patron de cette maladie, l’enfant n’obtiendra pas guérison. On appelle cela être tenu de tel ou tel saint, ayant soin toujours d’établir un rapprochement entre le nom de la maladie et celui du patron. Un enfant, par exemple, qui a des engelures ou quelques douleurs rhumatismales aux doigts, est tenu de saint Main.
  10. G. Vaugeois, Hist. des antiquités de la ville de l’Aigle, p. 587.
  11. L. Dubois, Annuaire statist. du départ. de l’Orne, 1809. — J. Chrétien, Usages, Préjugés, etc., de l’arrond. d’Argentan.
  12. Matthieu Paris, Grande Chronique, t. II, année 1241.
  13. Walkenaer, Lettres sur la Féerie, p. 168 et suiv. Le Loyer appelle les Huns : Hungres ou Hugres. Cette dernière dénomination se rapproche beaucoup du mot Ogre.
  14. Le Loyer, Disc. des spect., l. IV, p. 314.