La Nouvelle-Calédonie et la Transportation, un essai de socialisme colonial

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La Nouvelle-Calédonie et la Transportation, un essai de socialisme colonial
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 96 (p. 178-198).
LA
NOUVELLE-CALEDONIE
ET
LA TRANSPORTATION

I. La Nouvelle-Calédonie, — côte orientale, par M. J, Garnier, ingénieur. — II. Moniteur de la Nouvelle-Calédonie, années 1862 à 1870. — III. Essais sur la Nouvelle-Calédonie, par MM. Vieillard et Deplanche, chirurgiens de la marine. — IV. Notice sur la Nouvelle-Calédonie, par le père X. Montrouzier, missionnaire apostolique.


I

La Nouvelle-Calédonie est une des crêtes de l’immense chaîne de montagnes qui, partant de l’Australie et ; traversant la profondeur de l’Océan, projette çà et là ses cimes les plus élevées au-dessus de la surface des eaux. La distance entre cette île et le continent australien est de 300 lieues, qu’on franchit, selon les caprices du vent et de la mer, dans un intervalle de cinq à quinze jours. Les montagnes de la Nouvelle-Calédonie se divisent par groupes dont les positions sont très diverses. Toutefois les sommets, dont l’élévation ne dépasse pas en moyenne 200 mètres, ont une orientation générale du sud au nord, et la chaîne s’appuie à l’est et à l’ouest sur des contre-forts séparés par des vallées où la végétation, sans être très variée, a parfois beaucoup de vigueur et d’abondance. Des rivières les traversent en y déposant des alluvions ; les unes débouchent directement dans la mer, les autres tombent de haut sur le rivage au sortir d’un dôme de verdure. Quand le célèbre Cook aperçut le premier cette, terre montagneuse couronnée de forêts, ces vallées plantées de cocotiers, ces cultures d’ignames, de bananes, de cannes à sucre, ces ruisseaux bondissant sous les ombrages et jaillissant en écume dorée par le soleil, il conçut l’idée d’un Éden habité par des êtres doux et innocens. C’est seulement plus tard, lorsque d’Entrecasteaux visita le pays à son tour, que l’on connut le contraste de ce charmant tableau avec le caractère fourbe, la physionomie repoussante, les appétits féroces des habitans.

Toutefois l’aspect du pays n’est pas aussi séduisant dans toutes les parties de l’île. On pourrait la diviser en trois régions : celle de l’est, où l’on voit les belles vallées et l’abondante végétation qui frappa tout d’abord les navigateurs ; celle du sud, qui présente un caractère d’aridité et de désolation ; celle de l’ouest enfin, où règnent les épaisses et obscures forêts. La région du sud offre au regard d’immenses plateaux dénudés, un sol rougeâtre, des scories de pierres brûlées, des traces récentes d’éruptions volcaniques. Les montagnes sont des blocs entassés, on dirait des dolmens de Titans. Les anfractuosités de ces rochers jetés pêle-mêle ouvrent autant de précipices sous les pas du voyageur : ce sont des pièges dissimulés par des troncs d’arbres, des plantes entrelacées, des herbes en décomposition. Les plaines, au pied de ces pics arides, sont dépourvues de végétation. Couvertes d’une argile ferrugineuse, rebelle à l’infiltration des eaux, elles conservent à la surface les pluies qui descendent des montagnes, et qui forment une chaîne de lacs stagnans. Le sol, où l’humidité ne pénètre pas, suffit à peine à nourrir une herbe sèche ; aussi les habitans de l’île ont abandonné cette région, qui est restée à peu près déserte. À l’ouest, les épaisses forêts sont devenues le refuge de la sauvagerie. Les criminels en fuite, les révoltés, les naturels qui ne peuvent se réconcilier avec la souveraineté étrangère ou qui restent cannibales par haine contre les Européens, ont trouvé sous ces arbres séculaires un asile presque inaccessible. S’ils étaient disciplinés et pourvus de bonnes carabines, il ne faudrait pas moins d’une armée pour les atteindre et les réduire.

La Nouvelle-Calédonie a dans l’ensemble la forme d’un vaisseau naviguant au nord-est. Elle fut abordée pour la première fois à la fin du siècle dernier par le capitaine Cook, auquel succédèrent La Pérouse, d’Entrecasteaux, l’Anglais Kent, et, à vingt ans d’intervalle, Dumont-d’Urville. Malgré de fréquentes querelles avec les habitans, les équipages disciplinés de ces navigateurs ne firent point de mal au pays. Leurs écarts étaient réprimés, toutes les mesures étaient prises pour préserver les naturels des vices de notre civilisation. Les Néo-Calédoniens étaient, hélas ! assez riches de leur propre fonds et n’avaient pas besoin qu’on l’accrût par l’introduction des armes à fou, des spiritueux et des maladies qui déciment aujourd’hui ces races et font prévoir leur extinction totale partout où elles sont en contact avec nous ; mais les navires baleiniers, les sandaliers, les troqueurs, visitèrent à leur tour la Nouvelle-Calédonie ; ils y firent un commerce d’échanges sans moralité et sans scrupule. On vit bientôt les chefs noyer dans l’eau-de-vie leur raison et leur prestige, essayer la portée de leurs nouvelles armes sur leurs propres sujets, conduire eux-mêmes leurs filles à la prostitution : chose inouïe, car auparavant la chasteté avait été l’une des rares vertus des Calédoniennes. L’abus des spiritueux ne tarda pas à engendrer la phthisie dans ce pays à température très variable, où le froid des nuits succède sans transition à la chaleur du jour, où les pluies diluviennes alternent avec la sécheresse d’un ardent soleil, de sorte qu’aujourd’hui, bien que nous ayons interdit la vente de l’alcool, presque tous les Néo-Calédoniens meurent de phthisie pulmonaire.

L’œuvre de perdition était accomplie lorsque intervinrent les missionnaires catholiques. En 1843, une petite compagnie de cinq hommes courageux, trois prêtres et deux frères servans, fut conduite à la Nouvelle-Calédonie, où elle débarqua sur le rivage du nord-est, sans armes, presque sans provisions, au milieu de tribus haineuses et féroces. Ils venaient conquérir le pays par la seule persuasion et le gagner à la foi et à la morale chrétiennes, — beau dévoûment, mais mal placé. Avant la corruption apportée par les caboteurs, les missionnaires eussent-ils triomphé de l’abrutissement de ce peuple ? C’est peu probable : ils avaient affaire à des tribus belliqueuses et non point aux douces peuplades de Taïti. Au moment de l’arrivée des missionnaires, la tentative de convertir les Néo-Calédoniens était singulièrement inopportune. Irrités par un juste châtiment que leur avaient infligé les matelots d’une corvette française, les naturels cherchaient une occasion de vengeance. Les pionniers de la mission ne furent pas d’abord inquiétés : on se contenta de leur laisser subir toutes les privations, et leur première épreuve fut la perspective de mourir de faim. Les hostilités directes ne se firent point attendre. Les attaques nocturnes, l’incendie, l’assassinat, toujours imminens, souvent exécutés, chassèrent la mission après quelques années. Elle revint sur ses pas avec une louable ténacité à l’époque où la France prit possession définitive de l’île ; mais elle ne se releva pas de ce premier échec. Les établissemens, les magasins, les églises, échelonnés sur cette côte orientale, ont été successivement détruits ; les conversions sincères sont nulles. Toutefois les missionnaires ont acquis une certaine influence dans quelques tribus, moins par leurs prédications que par leur conduite pacifique. Les naturels divisent la nation française en deux catégories : les prêtres et les soldats. Les soldats sont leurs ennemis ; les prêtres au contraire se sont posés en défenseurs de la population indigène. Ils ont cela de commun avec elle, qu’ils n’aiment guère l’autorité séculière.

Il n’y a jamais eu d’entente complète entre les missionnaires et le gouvernement local dans la poursuite d’un but commun. Les intérêts sont différens comme les principes. Dès l’origine, la mission, tout en acceptant la protection de nos forces, s’est tenue à l’écart, s’efforçant de se réserver une action distincte et d’échapper à l’engrenage de la machine gouvernementale. De leur côté, les premiers administrateurs de la colonie se sont bornés à considérer les missionnaires comme des auxiliaires indépendans, dont les intentions étaient bonnes sans doute, mais dont les efforts étaient mal dirigés. Un peu de dédain d’un côté, un peu d’éloignement de l’autre, ont toujours caractérisé les rapports du gouvernement et de la mission ; ce qu’il y a de mieux à dire de ces rapports, c’est qu’ils ont été empreints d’une tolérance mutuelle jusqu’au jour où des essais d’administration athée et socialiste ont, comme nous le verrons plus loin, aliéné les missionnaires, qui dès lors ont crié à la persécution. Au reste, nulle part les missionnaires ne sont en parfaite harmonie avec l’autorité temporelle. Ils ont leur organisation, leurs chefs, leur gouvernement à eux, ils font un état dans l’état ; ils voudraient être protégés, ils ne veulent pas obéir.

A la Nouvelle-Calédonie, l’histoire de la mission finit réellement avec l’établissement de la souveraineté française, qui dès lors agit dans la plénitude de son droit ; mais quelle incertitude dans l’administration de la nouvelle colonie ! Où sont les plans de colonisation ? où trouverons-nous une direction intelligente, ferme et suivie ? Que d’années se passent en tâtonnemens, en essais abandonnés aussitôt que commencés !

On mit d’abord à l’étude la question du commandement de la colonie. Convenait-il mieux d’avoir à la Nouvelle-Calédonie des commandans particuliers, était-il préférable de nommer un gouverneur-général réunissant sous ses ordres les îles de la Société, avec les îles Marquises et la Nouvelle-Calédonie ? Celui qui commanderait la station serait-il ou ne serait-il pas gouverneur ? Aurions-nous un gouverneur à la mer ou bien un gouverneur à terre ? Il semblait vraiment que la colonie fût faite pour les emplois, et non les emplois pour la colonie. Comme il est nécessaire pour l’avancement des marins qu’ils fassent un certain temps de service à la mer, le commandement des stations est le moyen de monter en grade : aussi est-ce trop souvent au point de vue des personnes qu’on décide l’organisation du commandement. La colonisation devient un simple prétexte pour demander des crédits aux commissions de budget. La Nouvelle-Calédonie a successivement des commandans particuliers pris dans l’infanterie de marine et subordonnés au contre-amiral, commandant à la mer ; tantôt l’amiral, commandant à la mer, est en même temps gouverneur de l’île ; puis tout est changé de nouveau, et l’on finit par nommer un gouverneur de la Nouvelle-Calédonie, qui est détachée de nos autres établissemens de l’Océanie. Cet ordre de choses dure plus longtemps que les autres : huit ans, de 1862 à 1870. La colonisation n’en est pas plus avancée ; elle est livrée à l’empirisme. Des essais de phalanstère, une administration philosophe, démocrate et philanthrope, l’instruction gratuite et laïque comme panacée, l’incrédulité pour religion, l’arbitraire pour gouvernement, une faiblesse insigne vis-à-vis des criminels, le communisme comme principe de colonisation, l’absolutisme appliqué à la population autochthone, — tel est le résultat obtenu après dix-huit années, depuis 1853, époque où nous avons pris possession de l’île.


II

Le premier soin de l’administration devait être de soumettre les naturels du pays. La lutte était alors à son apogée ; l’île ayant toujours été régie par des militaires, ils n’y avaient fait que la guerre. A l’est, notre occupation, qui se bornait à plusieurs blockaus élevés pour la protection de quelques colons, était compromise par des soulèvemens incessans. Nos postes placés près de la côte, à l’entrée des plus riches vallées, étaient assiégés jour et nuit. Isolés dans ces réduits, soldats, officiers et marins étaient disséminés par groupes de dix à vingt hommes qui osaient à peine se hasarder hors de la portée de leurs canons ; environnés d’ennemis par milliers et rationnés comme des équipages à la mer, ils n’étaient rien de plus qu’une garde d’honneur au drapeau. Ils n’affirmaient réellement que l’impuissance de la souveraineté française, — risibles chasseurs assaillis par le gibier. Il fallait leur donner de l’air et les faire craindre pour rétablir leur dignité.

A l’ouest, nul n’avait encore osé mettre le pied dans la partie indépendante de l’île, où les forêts, les montagnes et les précipices abritaient la plus effroyable sauvagerie. Gondou en était ; le représentant et le chef déterminé. Grand, robuste, haineux et féroce, il exerçait un réel ascendant sur ses sujets, dont le nombre croissait chaque jour par l’adjonction de tous les esprits aventureux. Ces bandes de cannibales considéraient la chair humaine comme la seule digne de nourrir des guerriers ; ils levaient sur les peuplades voisines le tribut de cet affreux aliment. Des populations entières, lasses de payer la dîme sanglante, se faisaient les associées de Gondou pour cesser d’être ses victimes. Ce qu’il voulait braver surtout, c’était l’invasion européenne, à laquelle il opposait la barrière de ses forêts. Ses hécatombes n’étaient pas sacrifiées seulement pour la satisfaction de son estomac et pour le régal de ses sujets ; c’était aussi une insulte à la loi des hommes blancs. Il trouva l’occasion de leur lancer un défi plus audacieux encore. Plusieurs habitans de Nouméa, s’étant embarqués sur un cotre nommé le Secret, longèrent l’île au nord-ouest, où les appelaient des intérêts de commerce. Une chaîne de récifs forme ceinture autour de la Nouvelle-Calédonie, et il n’est pas prudent d’y naviguer la nuit : aussi, le soir venu, le cotre fut-il mis à l’abri dans une petite baie. Que s’y passa-t-il ? Il est facile de le deviner. Assaillis à l’improviste, les passagers furent massacrés avec l’équipage, et, lorsqu’on vint de Nouméa au secours du navire, on ne trouva qu’une sanglante épave.

La mesure était comble ; le gouverneur appela toutes les forces disponibles, et il en prit le commandement. On se divisa en trois colonnes pour attaquer l’ennemi à l’est, à l’ouest et au midi. La petite armée franchit pour la première fois les limites redoutées de ces forêts qui n’avaient jamais rendu leurs visiteurs étrangers. Le trajet fut des plus pénibles. Durant près de six heures, la troupe marcha dans un pays sillonné de ruisseaux marécageux, de collines escarpées aboutissant à des ravins, par des sentiers trop étroits pour y poser le pied ; puis il fallut recommencer de nouvelles ascensions, suivies bientôt de nouvelles descentes. Les villages de ces tribus sont tantôt bâtis sur la cime la plus élevée des montagnes, tantôt situés au fond des précipices. Pour arriver à ces derniers, il faut accomplir des prodiges de gymnastique : Se coucher sur le dos et se pousser ainsi les pieds en avant ; pour s’élever aux autres, il faut ramper sur les pieds et les mains. On se demande pour quel motif imaginable des humains ont construit leurs demeures en un site si voisin des nuages. Après avoir traversé la forêt, véritable labyrinthe où chacun, à défaut d’un fil conducteur, tenait son voisin pour ne pas se perdre, où la marche était encore entravée par des excavations que l’on passait les yeux fermés derrière les guides sous une pluie torrentielle, « nous arrivâmes, dit le rapport militaire, à l’entrée d’une vallée. Nous étions muets et harassés. Il était cinq heures du matin. Là s’élevaient de magnifiques bouquets d’arbres que nos guides nous signalèrent d’un air mystérieux et terrifié comme l’emplacement de la tribu ennemie. Nous descendions la vallée en traversant des plantations de cannes à sucre, de bananiers et de cocotiers. C’était en effet dans ce délicieux nid de verdure que se trouvait l’un des villages de nos féroces ennemis. » Selon l’usage, il fut assailli à la baïonnette ; les habitans furent assommés à la sortie de leurs huttes, dont l’ouverture est basse et étroite. Quelques-uns défendirent vaillamment leur vie, d’autres prirent la fuite, et formèrent une bande de véritables démons qui le lendemain, dans un retour offensif, harcela nos troupes victorieuses. Ces dernières les tenaient à distance, mais parvenaient à peine à les troubler par les ravages de leurs carabines. « Un horrible trophée, composé d’ossemens provenant du cotre le Secret, semblait avoir été placé à dessein pour attirer les regards. Au milieu d’une place, devant l’habitation du chef, une perche longue de plusieurs mètres et plantée en terre portait trois crânes saignans, auxquels adhéraient encore quelques lambeaux de chair. » Le gouverneur fit recueillir ces ossemens pour les ensevelir, après quoi il se retira, non sans laisser sur la côte un poste permanent, incapable sans doute de dominer un pays si sauvage, mais suffisant pour l’intimider et pour en tenir l’accès ouvert.

Il restait encore à pacifier les tribus des environs de. Nouméa, la ville principale et le siège du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie. Cette ville a été fondée dans la partie de l’île la moins fertile, et elle est privée d’eau. On y distille l’eau de mer à grands frais et l’on recueille en avare la pluie qui lave les toits, pour éviter la nécessité d’aller puiser à la plus prochaine rivière, éloignée de plusieurs kilomètres. Un amiral avait choisi cette position parce qu’il l’avait trouvée facile à défendre. Cette raison lui avait suffi, et pour un militaire elle était suffisante. La ville ne fut pas d’ailleurs fondée sans opposition ; à peine en avait-on posé les premières assises que les habitans du pays se soulevèrent. Nous avons sur ces débuts le poignant récit d’un témoin et d’un acteur du drame.

« Jusqu’en 1859, dit ce témoin, la ville de Nouméa fut un véritable camp. Il y fallait exercer jour et nuit une surveillance active. Ce n’était guère qu’un assemblage de quelques baraques où logeaient le personnel militaire et quelques rares colons. Ces bâtimens provisoires étaient resserrés sur un espace étroit, car l’on n’avait pas cessé de craindre les attaques des naturels qui rôdaient aux environs. L’ennemi, habile à se glisser sous les herbes, s’avançait jusqu’aux limites de notre camp, et malheur à celui d’entre nous qui s’écartait et se laissait surprendre. Un coup de hache ou de casse-tête, assené par derrière, l’étendait mort sans un cri. S’il n’était emporté et mangé, on trouvait son corps suspendu à un arbre ou la tête plantée au bout d’une pique. Nous pourrions citer un grand nombre de ces victimes : par exemple, le colon Alexis Redet, qui, tombé en plein jour dans une embuscade, fut massacré, et un guetteur qu’on assassinait à midi au sémaphore, c’est-à-dire à 300 mètres du camp. Quelquefois on entendait tout à coup une détonation le soir, alors que nos soldats étaient assis autour des feux du bivouac ; un homme tombait, et il était inutile de chercher le meurtrier, dont la fuite était favorisée par l’obscurité et la végétation, — les naturels choisissaient surtout la nuit pour leurs attaques. Si par mégarde nos ouvriers oubliaient sur les chantiers des outils ou des instrumens, on les retrouvait rarement le lendemain. La témérité des naturels nous tenait constamment en éveil. Une sentinelle avancée était postée près d’une petite ravine ; toujours le soldat placé dans cette position dangereuse voyait ou entendait ramper sous les bois de fer, et, s’il n’eût pas été prompt à crier aux armes, il aurait été assommé par une main invisible. La souplesse et la hardiesse de nos ennemis étaient telles qu’ils commettaient avec impunité les vols les plus audacieux. Ainsi, devant une case en paille où se trouvait un dépôt de marchandises, une garde d’infanterie avait été placée à quelques mètres ; les indigènes vinrent la nuit, firent un trou dans la hutte où ils pénétrèrent, la plus grande partie de l’approvisionnement fut enlevée. Ce coup de main fut opéré avec tant d’adresse que nos hommes ne le soupçonnèrent même pas. Une autre fois une cinquantaine de naturels se ruèrent sur un poste de quatorze hommes à 200 mètres du camp. L’attaque fut si brusque qu’il fallut livrer un combat corps à corps ; nos soldats n’eurent pas trop de tout leur sang-froid et de toute leur énergie pour repousser ces hommes, qui semblaient sortir de terre. »

La lutte n’était plus aussi vive au moment où le nouveau gouverneur résolut d’y mettre un terme. Il y réussit surtout par la diplomatie. Ils entendit avec le principal chef de tribu des environs. Ce personnage, nommé Titéma, et que les colons, pour la plupart Anglais d’Australie, appelaient Watton, était d’un caractère assez doux et enclin aux idées pacifiques : un honnête homme dans son genre, quoique cannibale, — sceptique, bon vivant, qu’on vit plus tard trinquer volontiers avec le premier venu dans les rues de Nouméa. Il avait d’abord pris part à la guerre contre les Européens ; mais, n’y ayant rien gagné que des coups, il était revenu de meilleurs sentimens ; le don d’un chapeau de général à plumet et d’un frac à grosses épaulettes avait complété sa conversion. Watton connaissait de longue main les avantages du commerce ; il s’était enrichi par des échanges avec les trafiquans américains et anglais qui promènent leurs navires d’île en île. Combattre jusqu’à la mort pour conserver une indépendance sauvage, croupir et mourir dans la misère pour la satisfaction d’un farouche orgueil, lui semblait souverainement ridicule. Qu’importait qu’on partageât le sol avec ses sujets ? N’en auraient-ils pas toujours assez ! Watton, dans sa sphère, fit ce que firent au Mexique les alliés de Cortez contre Montézuma : il livra le pays, et sa défection permit l’accès des derniers refuges de la résistance. Il fut d’ailleurs d’un très mauvais ou, si l’on veut, d’un très bon exemple, car son alliance avec nous le rendit, sinon le plus considéré des chefs, du moins l’un des plus puissans et des plus heureux. Sans parler de son costume de général, il reçut une médaille d’or, et probablement des témoignages plus solides encore de la libéralité française. Il eut d’ailleurs le mérite d’être fidèle à ses engagemens. Non-seulement Nouméa obtint une parfaite tranquillité, mais le territoire de Watton devint une barrière contre les voleurs et les évadés de la transportation. Il arrêta consciencieusement les uns et les autres, et, comme à la chasse un chien mal dressé, la seule difficulté était de l’empêcher de manger le gibier.

Victorieux à la guerre, triomphant dans les négociations, maître des tribus de l’ouest et de l’est, — le contre-coup des combats heureux dans l’ouest ayant fait tomber les armes des mains des révoltés de la côte orientale, — le gouverneur, M. Guillain, fit aux troupes une proclamation pathétique où, les invitant à jouir du repos et de la paix, il disait : « Le travail qui crée est humainement préférable à celui qui détruit. » Ce truisme humanitaire était en quelque sorte un indice des idées qui allaient présider à l’accomplissement des autres devoirs de l’administration de la Nouvelle-Calédonie. Ces devoirs étaient doubles ; ils comprenaient la colonisation et la transportation.


III

La colonisation, œuvre lente dans toutes les possessions françaises, où l’action du gouvernement se substitue à l’initiative individuelle, est particulièrement difficile à la Nouvelle-Calédonie. L’île est saine, mais de peu d’étendue. Elle est séparée du reste du monde, l’Australie exceptée, par des mers immenses. On y trouve, non pas, comme sur le continent australien, de grands pacages, mais des vallées où la terre est propre surtout à la culture de la canne à sucre, du café, du riz. L’espace est restreint, les deux tiers de l’île étant couverts de montagnes à peu près stériles ou bonnes tout au plus pour l’élève du gros bétail. Plus tard, on pourra sans doute utiliser pour cette industrie les pentes infécondes ; mais le moyen d’y mettre aujourd’hui de grands troupeaux dans le voisinage d’indigènes affamés ? La colonisation des vallées rencontre un obstacle dans les barrières de montagnes où elles sont enfermées. Cette conformation du sol interdit, quant à présent, les communications par terre ; le transport des denrées, du matériel et des voyageurs est limité à la voie de mer.

Après dix-huit années, la Nouvelle-Calédonie est surtout colonisée par des industriels spéculant sur les besoins de la garnison. Un grand nombre de ces « négocians » sont des étrangers, particulièrement des Anglais. La ville de Nouméa se couvre peu à peu de constructions éphémères que les résidens et même les officiers de passage font élever économiquement, car il est moins cher de bâtir une maison que de payer la location d’un appartement dans un hôtel, c’est-à-dire dans une cage où les chambres ont des séparations en planches mal jointes. Ce n’est pas à dire qu’il n’y ait pas un certain nombre de colons sérieux en Nouvelle-Calédonie, de braves et habiles agriculteurs qui joignent à la culture du café et de la canne à sucre l’élève du bétail et des chevaux ; mais ce sont des exceptions. Rappelez les troupes de la Nouvelle-Calédonie, il n’y restera plus rien, car avec elles disparaîtront les petites industries. Envoyez au contraire des troupes en Australie, les colons feront le vide autour d’elles. Telle est la différence entre nous et les Anglais. Ceux-ci sont des agriculteurs, et nous des détaillans ; la terre suffit aux premiers, les consommateurs sont nécessaires aux seconds. Les Anglais colonisent, les Français exploitent : ceux-là se créent une nouvelle patrie ; ceux-ci, hors de France, sont toujours de passage.

Pour combattre cette tendance et propager le goût de la colonisation, l’administration de l’île avait une idée : l’association communiste et phalanstérienne ! Elle avait le champ libre. En Europe, les principes ou, pour parler comme les sectaires, les préjugés de l’ancienne société ne permettent pas toujours l’essai des réformes humanitaires ; mais à la Nouvelle-Calédonie, dans un pays neuf, la tentative était séduisante. Le gouvernement de l’île profita de l’occasion. En 1864, un navire ayant débarqué des ouvriers et d’autres émigrés d’Europe, on leur offrit la concession gratuite de 15 hectares par colon justifiant de son aptitude à exercer un métier. Vingt émigrés de cette classe ayant été réunis, le gouverneur les associa, et leur donna en propriété commune 300 hectares de terre à Yaté, dans une fertile vallée, déserte encore et éloignée des établissement déjà formés par des colons isolés d’après les principes égoïstes de l’ancienne société ! Les néophytes de ce phalanstère reçurent en outre, à titre d’avances, du bétail, de la volaille, du grain, des graines, des outils et des instrumens aratoires. Pour éviter toutes contestations, on régla tout d’abord la répartition des bénéfices ; on n’y manque jamais surtout dans les associations vouées à une ruine certaine.

La principale objection contre le communisme est que les laborieux travaillent pour les paresseux. On fit en conséquence deux parts des bénéfices espérés : l’une pour la sauvegarde du principe, l’autre par concession à la raison. Pour le principe, une partie du profit devait être distribuée également à chacun des sociétaires ; pour la raison, le reste était réparti en proportion des journées de travail. Malgré cette correction, le principe ne tarda pas à porter ses fruits. L’association communiste n’a pas vécu ; les associés l’ont rompue, et se sont mis à planter leurs choux chacun pour son compte. Le gouverneur avait pourtant essayé de la renforcer au moyen de soldats des compagnies de discipline. Le ministre des colonies ayant autorisé ces militaires à s’établir dans la colonie après six mois de bonne conduite précédant la libération du service, l’administration proposa des concessions de terre à quarante d’entre eux ; mais l’on exigeait l’association phalanstérienne, ils refusèrent et s’en allèrent aux îles Taïti.

Au fond, l’essai n’aurait pas eu grande importance, s’il n’avait indiqué les tendances de l’administration locale, qui furent d’ailleurs contenues par la résistance au moins passive des bureaux de Paris. S’il est vrai que le chef de l’état voyait sans déplaisir l’expérience lointaine de ces réformes sociales, et que les idées professées par le gouverneur n’avaient pas été sans influence sur sa nomination, il n’est pas moins exact de dire que l’administration centrale n’y était pas sympathique, et réagissait autant que le permettait la crainte de déplaire. Elle ne fut pas étrangère au règlement général de la vente des terres. Ce règlement fait aux acquéreurs des conditions très sagement étudiées et très généreuses. A leur arrivée, on ne les expose pas à de longues formalités ni à des délais où s’épuiseraient leurs ressources. S’ils désirent une concession de terre, on leur donne les renseignemens nécessaires pour faire leur choix, et ils s’installent aussitôt que ce choix est fait. Ils ont la faculté d’acheter la terre à prix fixe, sans autre charge que le paiement de l’impôt foncier, ou de la louer avec droit de préemption à des conditions équitables. Le terrain est vendu à raison de 25 francs l’hectare dans toute la colonie, les environs de Nouméa exceptés. C’est seulement lorsqu’un même lot est demandé par plusieurs émigrans que la vente est faite aux enchères et que le prix peut varier. L’impôt foncier est de 25 centimes l’hectare, payable à partir de la cinquième année de possession. La location avec droit de préemption est de 1 franc 50 cent, par hectare et par an : cette combinaison est généralement préférée.

À ces conditions, la colonisation pourrait prendre un certain essor, s’il ne s’y attachait cette fatalité qui pèse sur nos nouvelles colonies et qui les condamne à languir. Au mois d’août 1868, on avait à peu près concédé 30,000 hectares, cultivés par des colons libres au nombre de 1,000 à 1,500. Il en résultait un mouvement commercial de 2 millions à l’importation en 1867 ; l’exportation était encore insignifiante à cette époque. Évidemment la colonie est tout au plus embryonnaire. Elle offrait pourtant déjà un champ d’expérience pour le principe de l’instruction laïque, gratuite et, qui sait ? peut-être même obligatoire. L’éducation des enfans est le premier article du programme des réformateurs. Dans les îles de l’Océanie, les missionnaires sont les instituteurs ; leur science n’est pas toujours très étendue, mais elle est suffisante. Malheureusement ils enseignent surtout les principes du christianisme ; imbus de telles idées, les enfans deviennent impropres à la rénovation sociale ! Des instituteurs laïques, libres penseurs, voilà ceux qu’il faut choisir pour former ces jeunes âmes ; seulement il est difficile de trouver, pour professer dans une île sauvage, des instituteurs laïques et libres penseurs dont la vie soit aussi frugale, les besoins aussi restreints, les privations aussi gaîment acceptées que dans la société des missions. Au moment précis où le gouverneur de la Nouvelle-Calédonie cherchait dans son esprit les moyens de développer et d’améliorer l’œuvre des missionnaires en les remplaçant par des maîtres laïques, un professeur arrivait dans la colonie, un élève de l’école normale de Nivelles, en Belgique. Ce fut une bonne fortune. Il fut convenu que l’instruction serait donnée en français. On offrit au nouveau maître un traitement de 2,000 francs, une maison construite aux frais de l’état, un domestique, une ration complète de vivres. Ce n’était certes pas trop pour un professeur expatrié. Un missionnaire avait d’abord été désigné pour le même emploi ; on le remercia, quoiqu’il eût coûté moins cher.

L’administration voulut signaler par une petite fête la création dans l’île de la première école laïque. L’hôtel du gouvernement fut ouvert aux enfans de cette école ; des jeux, des amusemens de toute espèce, une tombola, un goûter, leur étaient offerts. La fête devait se renouveler tous les ans. L’année suivante, le 1er avril 1866, le gouverneur, fidèle à sa parole, admit de nouveau dans sa demeure les jeunes disciples de l’école. Les amusemens ne furent pas moins gais, et le buffet n’eut pas moins de succès ; mais le lendemain le journal officiel de la colonie, racontant cette agréable réception, déclara tout net aux élèves qu’ils ne la méritaient pas. Travail nul, études inattentives, dissipation profonde, point de progrès, tel était le bilan de l’école dressé par le gouverneur lui-même. Néanmoins il ne se décourageait pas. Au mois de janvier 1869, il fonda des écoles gratuites de garçons sur le principe de l’indifférence la plus absolue en matière de religion. Les enfans de toute nationalité et de toute couleur y étaient admis sans distinction : les Océaniens idolâtres, les Indiens mahométans, les chrétiens français et anglais étaient appelés à s’asseoir sur les mêmes bancs. Les instituteurs, tous laïques, étaient tenus de « respecter scrupuleusement la religion de chacun des enfans ; » on devait se contenter « de leur donner les principes d’une morale propre à en faire des hommes honnêtes et utiles à leur pays. » Quelle morale ? La morale chrétienne ou celle de Wishnou ? Il ne s’agit pas d’incriminer ici les intentions du gouverneur, qui étaient sans doute excellentes, mais d’en montrer l’inconséquence ; elle éclatait du reste dans le programme même. L’article 16 de l’arrêté était ainsi conçu : « chaque jour, avant la séance du matin et à l’issue de la classe du soir, la prière sera dite par l’un des élèves de l’école. » Quelle prière ? Une statistique de 1866 donnait le tableau suivant de la population de l’île, à l’exception des indigènes ; des soldats et des transportés : hommes et femmes, 1,395, dont 770 Français, 202 Anglais, 50 Allemands et 335 Asiatiques, Africains et Océaniens, au service des concessionnaires adonnés à la culture de la canne et à la fabrication du sucre. Autant de nationalités, autant de religions. Comment donc l’arrêté entendait-il cette prière en commun ?

De tels actes d’administration n’étaient pas faits pour rassurer les consciences ; la mission notamment ne pouvait s’en montrer satisfaite. Le gouverneur évidemment ne l’aimait pas, et ce sentiment suffisait pour lui persuader qu’il n’en était pas aimé. Refoulée dans la partie septentrionale de l’île, non par un exil, mais par une antipathie qu’elle ne pouvait dissimuler, elle s’aigrissait et devenait hostile à l’administration. S’étant d’abord établie dans l’île par ses propres ressources, elle croyait avoir conquis des privilèges qui ne s’accordaient guère avec les principes d’absolue souveraineté que le gouvernement entendait exercer au nom de la France. La rupture éclatait à propos d’un arrêté sur le cantonnement des indigènes. La colonisation prenant quelques développemens, le gouverneur voulut réserver des terres pour les nouveaux colons ; il limita le territoire de certaines tribus dans les vallées fertiles, et il fit la part à concéder aux nouveaux arrivans. C’était trancher militairement une question de propriété très délicate. Certains districts adressèrent au gouverneur des réclamations écrites et signées. On accusa les missionnaires d’avoir inspiré ces plaintes. On prétendit qu’ils revendiquaient pour la mission une partie des terres comprises dans la réserve faite au profit de l’état et des futurs colons. Provisoirement l’un des principaux chefs de tribu fut enlevé et déporté à l’île des Pins. Cet acte d’autorité, qui consacrait si singulièrement le droit de pétition à la Nouvelle-Calédonie, entraîna la mort du malheureux ; alors ses sujets se révoltèrent, et des gendarmes furent assassinés en représailles. Le tumulte apaisé et les meurtriers livrés à la justice, leur avocat ne manqua pas d’accuser la mission. Celle-ci se posa en persécutée. C’est en ce désordre des esprits que s’est terminée la période de colonisation comprise entre l’avènement et le départ de celui qui avait gouverné la colonie de 1862 à 1870. Comme novateur et réformateur, ses déceptions n’ont pas été moins grandes dans l’organisation de la transportation. C’est ce qu’il nous reste à dire.


IV

Lisant un jour les réflexions d’un magistrat sur l’administration de la justice, nous avons été frappé des considérations suivantes, dont les termes ou à peu près nous sont restés en mémoire. « Divers systèmes, disait-il, ont été proposés pour l’amélioration des condamnés, cet amendement étant, au dire de quelques personnes, la seule raison et la seule justification de la peine. C’est un principe trop absolu. Si l’on corrige un enfant, ce n’est pas seulement pour qu’il ne retombe pas dans la même faute, c’est encore pour qu’il soit puni de l’avoir commise et qu’il éprouve la juste compensation du plaisir illicite qu’il s’est donné. — Ainsi des hommes ; il y a des principes généraux qu’il n’est pas permis de méconnaître impunément, et dont le caractère sacré, violé dans un intérêt coupable, doit être revendiqué, ne serait-ce que pour l’affirmation et la sauvegarde de ces principes, indépendamment, de toute vengeance et de toute garantie matérielle, pour les personnes et les choses. » Cette appréciation si juste doit, à notre avis, faire règle à l’égard des transportés. N’ayons pas un excès de sollicitude pour ceux que la loi punit, et ne leur réservons pas une sympathie qui les laisse douter que nous les trouvions coupables. Telle a été l’erreur de l’administration calédonienne. Elle a eu pour les condamnés des attentions délicates ; on eue dit que l’eau de mer leur avait donné un baptême d’innocence. On les a traités en fils malheureux, assujettis à une détention, à des devoirs pénibles. Ces devoirs accomplis, cette détention subie, il semblait que le souvenir du passé, dût être à jamais effacé, que les plus honorables familles pussent frayer sans répugnance et sans défiance avec ces réhabilités. Les transportés ont cru d’abord à une moquerie ; ils se sont dit que l’administration posait pour la philanthropie. Lorsqu’ils ont vu qu’elle était de bonne foi et du genre naïf, ils n’ont plus pensé qu’à exploiter sa marotte humanitaire. Les uns ont dupé le gouvernement par une conduite hypocrite, dont l’unique but était d’obtenir des faveurs et une libération plus prochaine ; les autres ont profité de sa mansuétude pour le dévaliser en s’évadant, et un beau jour on s’est vu dans l’obligation d’administrer à ces frères égarés de sévères corrections pour les soumettre à la discipline et les maintenir dans le devoir. Encore une pierre qui tombait de l’échafaudage philosophique ! Il s’écroula dans les circonstances suivantes.

Au mois de mars de l’année 1864, la frégate l’Iphigénie débarqua les premiers transportés à la Nouvelle-Calédonie. On les conduisit à l’île Nou. Cette île longue et étroite ferme la baie de Nouméa et fait de ce port un des plus sûrs du monde. Avant le défrichement, elle était boisée ; elle possède encore, bienfait inappréciable, une source d’eau vive et pure, dont les ruisseaux servent non-seulement à la consommation des habitans, mais à l’arrosage de l’île entière. Un Anglais aventureux, M. Paddon, l’occupait avant la colonisation. Cette langue de terre, séparée de la grande île, entourée d’eau et placée sous le canon des hauteurs de Nouméa, était parfaitement propre à l’établissement d’un pénitencier. Il était difficile d’en sortir, la révolte y était impossible ; le sol avait la fertilité des terres vierges, et la salubrité y était parfaite.

On avait choisi cette première compagnie de prisonniers parmi les ouvriers en bâtiment. Ils étaient expédiés en troupe d’avant-garde pour préparer les logemens et les ateliers. On aurait pu laisser ces condamnés entrer en possession paisible de leur prison d’outre-mer et l’inaugurer par le travail ; mais c’était perdre l’occasion de faire une démonstration solennelle en faveur de l’idée humanitaire. Le gouverneur avec sa suite se rendit donc au pénitencier, et fit à ces criminels un beau discours où il fit appel à tous les bons sentimens qu’il leur supposait. Les transportés, surpris de cette réception, écoutèrent attentivement les paroles du chef de la colonie, ainsi que le sermon de leur aumônier. Voyant qu’ils avaient affaire à des gens honnêtes, sincères, férus seulement d’idées originales, ils prirent un air de componction approprié à la circonstance. Ils entendirent la messe avec recueillement, ils chantèrent en chœur pendant le déjeuner, ils montrèrent une docilité de fils coupables, mais repentans et heureux de trouver un père indulgent. Le gouverneur conçut les plus flatteuses espérances ; il en fit plus tard l’aveu public. A tout événement, on interdit les communications entre l’île Nou et la grande terre. L’idée eut ainsi toute liberté de se développer, et les préjugés de l’ancienne société furent interceptés. La précaution était d’ailleurs utile contre les velléités d’évasion.

Au mois de mai 1865, l’administration n’eut garde d’omettre sa visite annuelle à l’établissement de l’île Nou. Elle y trouva des sujets de satisfaction. Les condamnés, en petit nombre et surchargés de travail, n’avaient pas troublé l’ordre pendant l’année écoulée, et ils avaient transformé l’aspect de leur prison. Le pénitencier était construit ; les habitations des fonctionnaires et employés, un hôpital, une caserne, le logement des condamnés, la prison, appelée dans un langage euphonique « lieu de répression peu utilisé, » les ateliers de charpentage, de menuiserie, d’ébénisterie, de saboterie, de forges, de sculpture, les magasins, la boulangerie, tout était prêt pour la réception des nouveaux convicts dont la prochaine arrivée était annoncée. Les cultures n’avaient pas été négligées. Les honorables visiteurs se promenèrent avec plaisir dans un jardin planté d’arbres à fruits, de légumes, dont douze mille choux. Les transportés avaient en outre ouvert une carrière, construit une route pour les besoins de l’exploitation, posé des conduites d’eau, préparé des terrains pour recevoir des cocotiers, des caféiers et d’autres plantes de culture coloniale. Le gouverneur fut ravi de ces travaux, et, pour récompenser les condamnés, il les honora du nom « d’ouvriers de la transportation. » Il y ajouta sans doute quelque ration extraordinaire de vin et de comestible. La suite prouva que les transportés ne se paient pas de mots, qu’il faut, pour les bien gouverner, des règlemens stricts, une surveillance active et une justice sévère.

Dans la première quinzaine du mois de février 1866, la quiétude de l’administration fut troublée tout à coup par l’évasion de deux prisonniers ; ils s’étaient procuré les moyens de passer sur la grande terre, et ils avaient fui dans les bois aux environs de Nouméa. Des gendarmes européens n’auraient pas pu les y joindre ; il fallut s’adresser aux indigènes. La mission était délicate ; il s’agissait d’arrêter ces hommes, mais non de les tuer, encore moins de les manger. A cet égard, on pouvait être assez tranquille, car l’anthropophagie n’est pas florissante autour de nos établissemens, où les indigènes n’osent guère se livrer à leur passion ; cependant l’occasion était bien tentante. A tous risques, on envoya sur les traces des fugitifs quelques sujets du fameux Watton, avec force recommandations accompagnées de promesses et de menaces. Ils partirent en vrais limiers. Les Mohicans de Cooper n’étaient pas plus habiles à suivre des ennemis à la trace : même sagacité, même flair, mêmes déductions logiques ; une empreinte sur la mousse, la branche cassée d’un arbre, l’absence même de traces visibles, tout servait l’instinct de ces sauvages et les conduisait à leur but. La poursuite des évadés fut une fête pour les Néo-Calédoniens. Pénétrés et tout gonflés de l’importance de leur tâche, ils y mirent une ardeur extrême. Des Européens, ignorant l’art de dissimuler leurs pas, n’avaient aucune chance de leur échapper ; ils furent pris à quelque distance. Le récit officiel dit que les Calédoniens, au nombre de huit, ayant aperçu les évadés, s’élancèrent sur eux « haletans d’impatience et semblables à des chiens furieux qui attendent la curée ; » leur retour fut une marche triomphale. Les sauvages, voyant passer les prisonniers, manifestaient leur joie par des rugissemens ; ils espéraient sans doute avoir un morceau de ces malheureux.

On usa d’indulgence. Le retour des convicts coïncidait avec une nouvelle faveur qu’octroyait le gouvernement colonial ; il autorisait les transportés à s’engager chez les colons hors de la ville. C’est l’usage en Australie. Ce grand continent offre des pâturages immenses où les colons élèvent des troupeaux réellement innombrables. On divise ce bétail, tant à cause de l’antipathie des races que par l’obligation de réserver à chaque troupeau l’espace nécessaire pour sa nourriture ; ces divisions comprennent des milliers d’animaux, et le gardien est très souvent un convict. Perdu dans de vastes plaines, errant pendant de longues journées, sans rapport avec ses semblables, sans moyen de se livrer à l’ivrognerie, sa passion dominante, le déporté d’Angleterre est mieux muré dans ces solitudes, où il est sûr de mourir de faim s’il déserte l’habitation de son patron, que sous les verrous d’une prison. Cette puissante colonie d’Australie s’est donc développée en grande partie par le concours des déportés ; si plus tard elle a renié et refusé ce concours, c’est surtout parce qu’elle avait la légitime ambition d’élever le niveau moral de la population. Les transportés de la Nouvelle-Calédonie ne sont point en situation de rendre les mêmes services. En 1870, on n’en comptait qu’une quarantaine sur les habitations, et ils s’y conduisaient quelquefois si mal que l’administration, malgré sa bienveillance extrême, s’était vue obligée de prendre avec ces condamnés des précautions particulières. Divers arrêtés avaient été rendus, afin d’obliger les transportés placés chez les colons à se distinguer du reste de la population : ainsi, interdiction de porter la barbe longue, défense de quitter les vêtemens du pénitencier pour revêtir des habits de ville, réintégration dans les ateliers de l’île Nou après certaines offenses. En fait, les habitans ont toujours montré de l’éloignement et de la défiance à ces hommes dont la conversion leur semble toujours douteuse. La Nouvelle-Calédonie n’est pas assez vaste pour former le désert autour d’eux, ils ont toujours à leur portée les moyens de s’enivrer et les mille objets dont le vol peut les tenter ; l’influence moralisatrice du spectacle de la nature dans les grandes solitudes n’existe pas pour eux, enfin la colonie n’a guère besoin de leur travail. Le gouverneur de l’île en leur accordant ce commencement d’émancipation travaillait donc dans leur intérêt bien plus que pour la colonie. Quelle fut leur reconnaissance ? — Le jour même où fut donné ce nouveau gage de bienveillance, on apprenait l’évasion des six condamnés. C’en était trop ; les fugitifs ayant été pris comme les précédens, le gouverneur leur fit savoir que « sa longanimité était à bout. » Le personnel du pénitencier fut assemblé, la garnison appelée sous l’es armes ; en sa présence, les évadés reçurent une correction corporelle fort libéralement appliquée. Au bout de deux ans, le système humanitaire de réhabilitation par la douceur était donc à vau-l’eau ; il fallait en revenir à la vieille méthode. Aussi, lorsque le 27 mai suivant l’administration célébra le deuxième anniversaire de l’inauguration du pénitencier, la fête manqua d’entrain ; point de discours, point de jeux, point d’orphéon. On entendit des chants religieux, et seulement à la messe ; on fit quelques libéralités, notamment des achats au bazar, où étaient exposés ces menus objets que les condamnés industrieux confectionnent pour augmenter leur masse. La journée fut mélancolique ; la punition exemplaire tout récemment infligée avait jeté du froid. Désormais la fête du pénitencier devait être exclusivement religieuse ; on avait enfin compris que des réjouissances motivées par la seule arrivée de condamnés n’étaient pas convenables. Jamais l’idée de fêtes pareilles ne serait venue à l’esprit des Anglais, nos voisins et nos prédécesseurs en fait de transportation.

En décembre 1867, le gouverneur prononça de nouveau un discours solennel. La force des choses l’obligeait à commencer par des reproches et de justes menaces : il annonça donc l’emploi des moyens de répression les plus énergiques pour le châtiment des incorrigibles ; mais la suite du discours adoucit beaucoup la sévérité de ce début. L’administration venait les mains pleines de faveurs nouvelles ; elle tuait encore le veau gras pour les enfans prodigues de la transportation. Plusieurs convicts avaient fait preuve de bonne volonté, peut-être simplement d’une adresse hypocrite ; on les mit en liberté conditionnelle sur des terrains où ils furent autorisés à travailler à leur compte, et dont la propriété leur fut promise pour l’époque de leur libération définitive. La superficie de chaque terrain était de 2 hectares ; la concession devait être doublée, si le condamné était marié et si sa femme venait le joindre, — on en triplait l’étendue au profit des ménages qui avaient plusieurs enfans. L’administration aidait ces nouveaux colons par des distributions de vivres, d’instrumens aratoires, de semences et autres secours. C’était renouveler un essai malheureusement tenté en Angleterre, l’essai des tickets of leave ou « billets de congé, » qui donnaient aux transportés d’une bonne conduite une remise provisoire et conditionnelle d’une partie de leur peine : invention détestable qui dota l’Angleterre de 130,000 convicts, malfaiteurs endurcis et audacieux, les « garrotteurs » par exemple.

Le résultat fut-il meilleur à la Nouvelle-Calédonie ? On en peut douter. Les évasions se multiplièrent ; l’administration en publia le relevé au mois de juin de l’année 1867. Il y avait à cette époque un peu moins de 2,000 transportés à la Nouvelle-Calédonie. L’inauguration du pénitencier datait à peine de trois ans, et déjà plus de cinquante évasions avaient déjoué toute surveillance. Un certain nombre de fugitifs avaient péri ; d’autres, exténués de lassitude et de faim, s’étaient rendus volontairement ; plusieurs avaient été poursuivis et repris. Certes ces exemples n’avaient rien de séduisant ; mais la soif de la liberté est si grande chez ces criminels que la perspective des plus terribles dangers et d’un insuccès presque certain n’est pas capable de l’éteindre. La plupart n’ont que de vagues notions de géographie ; les uns se croient sur un continent et ne désespèrent pas d’arriver en Europe, les autres espèrent trouver dans quelque baie isolée un capitaine complaisant qui les embarque sur son navire ; quelques-uns accepteraient pour un temps la vie de Robinson Crusoé. C’était donc folie de combattre cette fièvre ; qui demande le traitement le plus énergique, par des topiques innocens tels que des essais de petite culture en famille. Les convicts acceptent toutes les faveurs qu’on leur fait ; mais leur pensée immuable, le but dont rien ne les détourne, c’est de se retrouver dans les grandes villes, dans les rues où le gaz miroite entre les pavés humides, où les richesses de l’art et de l’industrie sont exposées dans des boutiques meublées comme un salon, où circule la foule pourvue de montres, de bijoux et de porte-monnaie, où résident les receleurs, où l’on trouve ouverts les cabarets interlopes, les cafés borgnes, les petits spectacles, où le produit du vol procure tous les plaisirs de bas étage. Les champs, la culture libre, les enfans, la famille, le salaire, l’épargne, sont pour eux des mots vides de sens. L’idée de profits acquis promptement et sans peine, de tous les appétits et de tous les vices satisfaits, voilà ce qui est leur tourment dans l’exil, le rêve de leurs nuits, La pensée de leurs jours ; voilà ce qui les exalte au point de leur faire braver la prison, les châtimens, la prolongation de la peine, la mort même. Jean Hébrard, convict transporté à Cayenne, avait successivement accumulé sur sa tête deux cent trente-cinq années de travaux forcés. Que lui importaient la rédemption, la réhabilitation et autres amusettes des honnêtes gens ! Ce qu’il lui fallait, c’était la liberté ; il se l’est procurée en s’évadant, on ne l’a jamais repris.

Vers la fin de 1867, l’administration de la Nouvelle-Calédonie obtint la grâce de huit condamnés. Elle avait sans doute compté dans le principe sur cette clémence pour couronner l’édifice de son système ; mais dans l’intervalle tant de déceptions l’avaient accablée qu’elle ne dissimulait plus son découragement. Le gouverneur se rendit au pénitencier ; il y fit un discours mélancolique. Il avait tenu toutes ses promesses, disait-il, il avait multiplié les marques de sa sollicitude. — Engagement chez les colons, comportant salaire et une sorte de liberté provisoire, appel fait aux familles des transportés, groupes nombreux formés à part dans l’île Nou et sollicités au travail libre et régénérateur des champs, jardins particuliers tolérés, gratifications, perspective attrayante d’une liberté conditionnelle basée sur la vie de famille, — toutes les faveurs enfin que l’administration pouvait accorder sans violer la loi avaient été libéralement offertes. Comment les condamnés avaient-ils à leur tour rempli leurs engagemens envers le gouverneur ? Il s’agissait non pas seulement de fautes légères, mais de délits graves et même des crimes les plus odieux. Le gouverneur serait-il réduit à désespérer du plus grand nombre ? Il éprouvait parfois cette désespérance, car il y avait réellement peu de condamnés qui parussent marcher sérieusement à la rédemption. « Aidez-moi donc, disait-il en manière de péroraison, à vous relever, à vous sauver ; ce sera un sujet de joie pour les véritables amis de l’humanité. » On donna toute la solennité possible à la libération des graciés. C’était le dernier et honorable effort d’un esprit convaincu, d’un cœur généreux ; la flatterie fit tout ce qu’elle put pour le rendre ridicule. Le lendemain de la cérémonie, un récit fut publié dans le journal de la colonie. On y lisait ce qui suit : « M. le gouverneur ayant fait approcher le premier des huit libérés, un nommé Dotton, l’enveloppa d’un regard profond, et, la main droite posée sur l’épaule du gracié, il lui fit entendre quelques bonnes paroles. Il tendit ensuite la main à Dotton. Celui-ci, touché jusqu’aux larmes de cette faveur inespérée, fit entendre un merci étouffé par l’émotion. Cette poignée de main, ajoutait le thuriféraire officiel, restera longtemps dans le cœur de tous les témoins. »

Le système venait de dire son dernier mot. L’ensemble des mesures qu’il avait inspirées était complet ; on n’avait pas été gêné dans l’expérience. Si la machine ne marchait pas, c’est évidemment parce qu’elle était mal conçue et frappée d’un vice radical. Trois mois après la libération des huit graciés, il devint nécessaire d’adopter des mesures d’une sévérité extrême pour protéger la colonie. Le 2 février 1868, une prime fut promise à quiconque ferait la capture d’un condamné fugitif. Il fut convenu qu’un coup de canon annoncerait l’évasion d’un ou de deux convicts, deux coups devaient être tirés pour la fuite de trois hommes, trois coups pour révolte ou incendie. La fuite, la révolte, l’incendie, telle était donc la perspective redoutable de la pastorale exécutée en Nouvelle-Calédonie pour la rédemption et la réhabilitation.

Nous ne poursuivrons pas plus loin ce récit ; l’histoire de la domination française en Nouvelle-Calédonie est tout entière dans les huit années que nous avons résumées. C’est pendant cet espace de temps seulement que l’administration a été dirigée par une idée L’idée était fausse, on en a vu les résultats, mais au moins elle existait. Le gouverneur avait un plan et savait ce qu’il voulait faire. Hors de là, nous cherchons vainement un système arrêté ; on a marché au jour le jour. Il est temps de savoir ce qu’on veut faire, puisqu’il s’agit de continuer la transportation. Si la transportation a échoué à la Guyane, l’influence climatérique a été pour beaucoup dans cet insuccès. A la Nouvelle-Calédonie, la tentative est malheureusement languissante ; mais ici la faute est uniquement à l’insuffisance du gouvernement ou à la fausse direction de ses idées. Ce qui s’est passé nous indique l’un des écueils qu’il faut éviter : c’est celui de méconnaître le caractère commun des condamnés et de regarder leurs crimes avec une indulgence trop philosophique. En thèse générale, il n’est pas bon de montrer de la faiblesse à l’égard des malfaiteurs. La répulsion qu’ils doivent inspirer est peut-être de tous les moyens préventifs le plus efficace. Les pensées de pillage, de meurtre, d’incendie, ne se développent pas avec la même facilité au milieu de l’horreur générale. Il appartient surtout à la haute administration de ne pas affaiblir ce sentiment. Si, par excès d’humanité, elle en arrive presque à excuser le crime, le condamné ne tardera pas à se justifier à ses propres yeux ; il se regardera comme une victime, la société sera pour lui un bourreau. Dès lors rien ne lui coûtera pour se soustraire à l’oppression. Jamais la morale n’a été plus menacée qu’aujourd’hui par le sophisme ; jamais il n’a été plus nécessaire d’en revendiquer les droits sans hésitation, sans transaction. Le temps n’est plus aux controverses philosophiques, aux essais de systèmes et de prétendues réformes sociales ; il est à l’affirmation des principes sur lesquels a été fondée la société chrétienne, et ces principes comprennent l’horreur et le châtiment du crime.


PAUL MERRUAU.