La Nouvelle-Zélande et les petites îles australes adjacentes/02

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La Nouvelle-Zélande et les petites îles australes adjacentes
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 36 (p. 766-803).
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LA
NOUVELLE-ZELANDE
ET
LES PETITES ILES ADJACENTES

II.[1]
LES BALEINIERS ET LES CHASSEURS DE PHOQUES. — LES RELATIONS DE LA COLONIE DE LA NOUVELLE-GALLES DU SUD AVEC LA NOUVELLE-ZELANDE. — LES MISSIONNAIRES ÉVANGÉLIQUES.


I

Pendant une longue suite d’années, aux imaginations frappées par les récits d’événemens sanguinaires la Nouvelle-Zélande inspire une sorte d’effroi ; l’état social des habitans semble abominable. N’est-ce pas le pays sans gouvernement, occupé par une multitude de peuplades indépendantes qui travaillent avec une égale ardeur à l’extermination de la race ? En pensant aux rencontres de ces hommes énergiques, pleins de vigueur et de courage, impitoyables envers les ennemis, on se figure les scènes les plus affreuses. Si parfois les combats se passent en embuscades, en escarmouches, souvent se livrent de terribles batailles. Sous l’impression des faits que rapportent les navigateurs, on croit entendre les sinistres chants de guerre, les cris farouches qui précèdent l’action ; on croit voir les danses furibondes, les grimaces insensées de sauvages altérés de sang. Un spectacle étrange et plein d’horreur passe devant les yeux. Les guerriers demeurant à distance, des traits aigus lancés par la corde sifflent dans l’air. Les deux partis se rapprochant, les piques ou les lances se choquent, se croisent et blessent cruellement de leur pointe d’os barbelé ; sur les ; corps nus le sang ruisselle. Quelques momens encore, et la mêlée devient générale ; sous les coups de massue, les visages sont écrasés, les chairs meurtries, les crânes fracassés ; râlent des mourans couchés à terre. L’avantage se prononçant d’un côté, les vainqueurs que le succès enhardit déploient les dernières fureurs contre ceux qui s’obstinent à vendre chèrement leur vie. Sur d’autres théâtres, on a pu contempler des scènes de carnage non moins effroyables, mais après la lutte tout était fini. Sur les champs de bataille de la Nouvelle-Zélande, tout n’est pas fini lorsqu’il ne reste plus d’ennemis à vaincre ; les morts qui gisent dans la poussière vont être dépecés ; les feux s’allument, et bientôt les cannibales, jetant des cris de triomphe, se mettent au festin.

La vision est horrible, mais plus douloureuse demeure l’impression d’épouvante qu’excite le souvenir des massacres de nombre d’Européens. A la pensée des actes de cruauté, on oublie l’hospitalité, les marques de courtoisie, les amabilités que des familles entières ont parfois prodiguées aux étrangers. Aussi, pendant une assez longue suite d’années, on redoute d’approcher des rivages de la Nouvelle-Zélande. Des circonstances vinrent contribuer néanmoins à maintenir des communications avec cette terre. La colonie de la Nouvelle-Galles du sud s’était fondée ; la Nouvelle-Zélande fournissait des bois de construction qu’on n’avait point en Australie ; dans ses eaux, les baleines étaient nombreuses, les phoques et les otaries en abondance. Pour l’amour du lucre, on s’expose à bien des dangers ; baleiniers et chasseurs de phoques s’aventuraient parmi les insulaires. Aux premiers jours de l’établissement des Anglais au Port-Jackson, sans s’éloigner des côtes de la Nouvelle-Hollande, la poursuite des baleines donnait de beaux résultats. Les pêcheurs se multiplièrent ; en peu d’années fut tarie la source des gros profits. Alors les marins de la colonie songèrent à explorer les parages de la Nouvelle-Zélande. La réputation de férocité des habitans, qui s’était répandue dans le monde entier, ne cessait d’inquiéter, mais on convint tout d’abord de ne se mêler aux naturels qu’avec précaution, de se tenir toujours en alerte, de ne jamais provoquer d’hostilités. De si parfaites dispositions conduisirent au succès ; on entendit chaque capitaine de navire se louer de l’accueil des Néo-Zélandais. La réserve devait être difficile à garder pour les coureurs de la mer ; une fois la crainte bannie, la nature reprenait son empire. Se trouvaient en présence les baleiniers, hommes rudes, grossiers, sans conscience, sans loyauté, pleins de mépris pour ceux qu’ils traitaient de sauvages, et les Néo-Zélandais, hommes fiers, hospitaliers, très susceptibles de dévoûment, mais irascibles et implacables dans la vengeance. Les chasseurs de phoques réussissaient à soumettre les indigènes en inspirant la terreur de leurs armes, et les insulaires, profitant de toute occasion favorable pour venger les injures, massacraient sans pitié de tels ennemis, qu’ils se hâtaient ensuite de dévorer. Les simples matelots n’étaient pas seuls à commettre des actes dignes de toute réprobation ; des capitaines de navire ont aussi mérité d’être flétris. L’histoire que rapporte le commandant d’une expédition autour du monde, Turnbull, est inqualifiable[2]. Un des principaux chefs de la baie des Iles, Tepahi, ayant conçu la pensée de voir de près la civilisation européenne et de connaître les hommes qui possédaient d’immenses ressources pour la guerre comme pour le travail, manifesta le désir de visiter la colonie anglaise de Port-Jackson. Le capitaine Stewart se chargea de le transporter en compagnie de cinq de ses fils. A Port-Jackson, Tepahi présenté au gouverneur, logé dans son palais, comblé de prévenances, excita l’intérêt non moins que la curiosité. C’était un homme de haute stature, aux formes athlétiques, au maintien digne, à la physionomie expressive, malgré le tatouage. L’insulaire se préoccupait d’une façon intelligente de l’agriculture et de certaines industries ; il eût voulu s’attacher des ouvriers, afin de répandre en son pays les arts les plus utiles. Lorsque le gouverneur lui eut assuré le passage sur un navire pour retourner dans sa patrie, s’il n’emmenait personne, il emportait du moins une foule d’objets dont il pouvait aisément tirer bon parti. Pendant la traversée, Tepahi tomba malade ; un jeune homme, du nom de George Bruce, fut chargé de le veiller. Le Néo-Zélandais et l’Européen se lièrent d’amitié. On allait débarquer ; le grand chef de la baie des Iles obtint que le jeune Anglais l’accompagnât pour demeurer à la Nouvelle-Zélande sous son propre toit. George Bruce épousa la plus jeune et la plus gracieuse des filles de Tepahi et, tatoué dans le meilleur goût, il fut élevé au rang des guerriers. Protecteur naturel de ses compatriotes, il rendait tous les services imaginables aux commandans et aux équipages des vaisseaux qui mouillaient à la baie des Iles. Un jour Bruce, en compagnie de sa femme, se trouvait à quelques milles de sa résidence ; par aventure, un navire anglais vint jeter l’ancre près de la côte. Le capitaine Dalrymple, en quête d’un chargement de bois et d’autres produits de l’île, reçut de la part de son ancien compatriote une assistance efficace et toute désintéressée. S’imaginant, d’après de vagues assertions, que la poudre d’or abonde au cap Nord, situé à la distance d’une trentaine de lieues, Dalrymple pense que Bruce pourra le servir dans la recherche du précieux métal ; il le supplie de l’accompagner. Le jeune homme ne cède aux sollicitations qu’avec répugnance sous la promesse formelle d’être reconduit à la baie des Iles ; Bruce et sa femme montent sur le vaisseau. Au cap Nord on ne découvre nulle trace de poudre d’or ; le capitaine juge le vent favorable pour s’en aller ; il gagne le large et entraîne George Bruce à Malacca. Dans une descente à terre, il l’abandonne sur la grève, et continuant sa route, il ira vendre la femme à Penang. Le malheureux époux de la fille de Tepahi court à la recherche de sa compagne ; touché de son sort, le gouverneur de Penang le fit rentrer en possession de sa femme et assura son retour en son pays d’adoption. Au récit d’une pareille aventure, le sentiment qui agita l’âme des Néo-Zélandais dut être plein de haine pour les étrangers.

Trente et quelques années s’étaient écoulées depuis les jours de Cook, et le monde n’avait été informé d’aucune observation neuve sur la Nouvelle-Zélande. Un médecin, le docteur John Savage, est le premier à transmettre des impressions et divers renseignemens d’un certain prix. Il entrait dans la baie des Iles le 20 octobre 1805, dessinant les roches qui semblent la défendre, notant les écueils et l’endroit propice pour jeter l’ancre. Abordant le rivage que l’on dit peuplé de cannibales, le voyageur, fort ému, éprouve bientôt une agréable surprise ; les naturels ne manifestent aucun signe de férocité. Près de la côte, il y a des espaces cultivés, sur chaque plantation une hutte bien construite ; les habitans s’empressent d’apporter au navire poissons et pommes de terre en abondance[3]. Au voisinage de la baie, les arbres sont rares ; les grandes forêts sont à la distance de 15 ou 20 milles. Il existe plusieurs villages et nombre de cases éparses ; sur les ruisseaux où les pirogues peuvent être tirées à terre, on trouve une famille établie. Dans ses excursions, l’étranger ne se lasse point d’admirer les pins énormes ; un seul tronc permet de confectionner une embarcation capable de porter une trentaine d’hommes. Les fougères poussent en masses pressées ; les indigènes cuisent et mangent les racines d’une espèce particulière comme au temps de Cook, préférant néanmoins les pommes de terre. Le jade vert, précieux par sa dureté, sert toujours à fabriquer des outils, mais il a perdu de sa valeur depuis que les instrumens de fer ont été répandus par les Européens. Le docteur Savage n’a pas vu d’autres mammifères que des chiens aux oreilles dressées, au poil en général noir et blanc ; il a beaucoup remarqué un pigeon volumineux et superbe : il l’a mangé avec délices. Il accorde faveur aux huîtres malgré leur forme irrégulière ; il signale la variété de jolies coquilles qui pareraient à merveille les cabinets d’histoire naturelle.

Le principal village de la région, Tepuna, se compose d’une centaine d’habitations groupées sur la grande terre et dans une petite île. Sur l’île aux rives abruptes, habite le chef dans une case où s’étale ; une véritable richesse de lances et d’autres armes. Au témoignage du voyageur, ce chef était intraitable sur le chapitre des mésalliances ; une de ses filles tenue captive dans une misérable hutte expiait depuis plusieurs années la faute de s’être éprise d’un homme de rang inférieur. Le docteur Savage déclare les Néo-Zélandais de beaux hommes, vraiment doués sous le rapport de l’intelligence. Visiblement impressionné par les yeux noirs, pénétrans, des jeunes personnes de la baie, il juge les femmes fort agréables ; si la quantité d’huile et d’ocre rouge dont elles s’imprègnent répugne au goût d’un Européen raffiné, néanmoins la physionomie, la contenance, le son de voix les rendent, à son avis, des compagnes charmantes. D’après les informations de l’explorateur, la population se partage en trois classes : les ministres du culte, les hommes qui portent les armes, une vile multitude. En ce pays, les premiers objets d’adoration sont le soleil et la lune. La lune est particulièrement révérée ; on se figure que l’astre des nuits est la demeure d’un homme qui, ayant autrefois visité la Nouvelle-Zélande, se préoccupe toujours du bonheur de ses habitans. Les chefs de la côte, gens assez humbles, marchant pieds nus, paraissent être sous la dépendance de chefs plus importans qui résident dans l’intérieur ; ces derniers se distinguaient en se faisant porter sur les épaules dans une sorte de palanquin primitif. Savage a la meilleure opinion du caractère des Néo-Zélandais. Si les braves insulaires, contraints par la dure nécessité, pense-t-il, mangent de la chair humaine, ils n’ont aucune prédilection pour ce genre de nourriture. En un mot, les habitans de la Nouvelle-Zélande sont des gens aimables et affectueux.

Savage a constaté la polygamie ; un chef avait pour épouses les quatre sœurs. Il a vu comment on pratique l’opération du tatouage avec une pointe d’os ; il a fort examiné le vêtement d’herbes liées ou entrelacées ; sous ce manteau les gens assis ressemblent à des ruches d’abeilles surmontées d’une tête. Considérant le mode de coiffure, il n’oublie pas de rappeler l’usage d’oindre les cheveux d’ocre rouge et d’huile de poisson ; il ne saurait le trouver extraordinaire parce que les Européens donnent la préférence à la poudre blanche mêlée à des substances onctueuses[4]. A la baie des Iles, un progrès manifeste était réalisé depuis le passage de Cook : on cultivait les pommes de terre. Sans autre instrument aratoire qu’une lame de bois se faisaient les plantations, et, pour n’être pas disposées en lignes régulières comme en Europe, les champs n’en fournissaient pas moins de bonnes récoltes. Cependant les naturels ne consommaient des pommes de terre qu’avec une extrême réserve ; on les gardait pour les échanges avec les navires qui venaient mouiller dans la baie ; c’était la grande ressource quand il s’agissait de se procurer des armes à feu et des outils de fer : marteaux, haches et ciseaux. De toutes les plantes potagères introduites par les navigateurs, seules les pommes de terre prospéraient : les autres avaient été entièrement négligées ; les choux à l’abandon, ayant répandu des graines, croissaient partout à la façon des plantes sauvages.

Sous le rapport des habitudes et de l’industrie, nul changement notable ne s’est produit chez les Néo-Zélandais depuis les visites de Cook et de Marion. On aime la musique comme autrefois ; tout le monde chante. Souvent l’un jette les premières notes, les autres suivent. Le soleil qui se lève est salué par un air plein de douceur et de gaîté, le soleil qui se couche avec un ton lugubre. Pour la lune, le chant est grave, mélancolique comme celui d’un culte. L’instrument le plus en usage pour accompagner est une sorte de flûte. Le docteur Savage ne cesse de témoigner d’un sentiment favorable aux Néo-Zélandais ; il n’hésite pas à croire que, dans la plupart des conflits, les insulaires n’ont pas été les plus méchans. Si, dans plusieurs circonstances ils se sont montrés féroces, c’est qu’ils étaient animés par l’idée d’une offense à venger. Les gens les plus méprisables, embarqués sur les navires anglais ou américains, pensaient être en droit de se permettre toutes les insultes envers les malheureux indigènes. Au sujet des coutumes du peuple qu’il visite, le voyageur n’a rien appris de très positif ; il n’a été témoin d’aucune opération belliqueuse. Il par le des batailles d’après les récits d’un insulaire, du nom de Moïhangi, qu’il s’est attaché pendant son séjour : jeune homme de bonne mine, portant les marques de ses exploits et se montrant très fier d’être un balafré. Le docteur veut l’emmener en Angleterre ; charmé de courir le monde, Moïhangi accepte. A la vue des marchés de la Grande-Bretagne, de la foule de navires qui encombrent la Tamise, des proportions des édifices, il a tous les étonnemens, toutes les admirations de l’homme primitif ; mais il convoite particulièrement les instrumens de fer entassés dans certaines boutiques. Lorsqu’il s’embarque pour retourner dans son pays, muni d’une jolie pacotille d’objets, utiles, le docteur Savage voit partir avec regret le fidèle compagnon de son voyage et se console par l’espoir que le brave insulaire pourvu de certaines notions « aura jouer un rôle important dans sa patrie.

Au commencement de notre siècle, l’Europe étourdie par le fracas de la guerre, les expéditions scientifiques abandonnées, les rêves de découvertes envolés, seuls les baleiniers anglais ou américains explorent les côtes des îles australes. Les premiers qui viennent dans les parages de la Nouvelle-Zélande n’ont pas besoin de longs efforts pour compléter de gros chargemens. La pêche bientôt trop active, le nombre des baleines diminue ; on s’en apercevait déjà en 1805. Les chasseurs de phoques trouvent vite à s’enrichir ; pénétrant dans les criques où les animaux marins aiment à se reposer sur les plages rocailleuses, ils font grand carnage. Le navire armé pour une expédition et approvisionné pour la durée de la campagne arrive sur la côte qu’on juge propice ; les chaloupes sont mises à la mer, et les matelots courent dans diverses directions, afin de reconnaître les bons endroits. Le choix arrêté, de petits détachemens composés de huit à dix hommes disposant d’un canot, d’armes, d’engins de chasse et de pêche, de provisions de bouche, s’établissent à poste fixe et demeurent dans l’abandon et l’isolement sur des rives désertes ou inhospitalières. Le vaisseau, qui reste aux mains des hommes les moins vigoureux, cherche un refuge dans un havre bien abrité des vents ; après plusieurs mois de séjour, une année peut-être, c’est la fin de la campagne, il met à la voile pour aller recueillir les matelots disséminés ainsi que les produits de leur chasse et de leur pêche. Parfois se passent de terribles drames. Épuisés par les fatigues et les privations, les pêcheurs attendent avec une fiévreuse anxiété le moment où ils doivent être rembarqués ; ils comptent les jours, du regard scrutant l’espace, cherchant à toute minute vers l’horizon la voile où chacun met l’espoir d’être ramené dans sa patrie, — vaine attente : le navire a fait naufrage ; les malheureux vont périr dans la dernière misère. Par aventure, des marins, trop longtemps séparés de leurs compatriotes, se sont liés avec les indigènes, ils en ont adopté le genre de vie et, captivés par des femmes, ils iront augmenter la population d’une tribu de la Nouvelle-Zélande. Ailleurs, un détachement attaqué par une nuée de naturels, a succombé ; il a fourni la pâture aux anthropophages, et, lorsque approche de la côte le navire qui cherche à reprendre son équipage dispersé, partout le silence règne : aux cris d’appel, seul répond l’écho.

Baleiniers et chasseurs de phoques, excités par l’ardeur pour le gain, fouillaient toutes les anfractuosités du rivage ; ils donnaient ensuite des indications plus ou moins précises sur les lieux qu’ils avaient visités. Ainsi des notions géographiques se répandirent parmi les marins qui fréquentaient la mer du Sud. Des armateurs expédiaient des navires dans l’Océan-Pacifique en vue de la pêche de la baleine ; les capitaines à la recherche de régions encore inexplorées firent plus d’une découverte. En 1806, Abram Bristow, s’étant porté pour la première fois exactement au sud de la Nouvelle-Zélande, rencontra par le 51e degré de latitude le petit archipel des îles Auckland[5]. Il y revint l’année suivante et déclara prendre possession au nom de la couronne d’Angleterre. Le marin, songeant à l’avenir, laissa sur le rivage de l’île principale des bêtes porcines, qui se sont très vite multipliées. En 1811, un baleinier, s’étant avancé plus qu’il n’était habituel vers la grande banquise, rencontra l’île Macquarie ; ce fut un coup de fortune, on égorgea quatre-vingt mille phoques ou otaries. Un capitaine reconnut que la partie australe de la Nouvelle-Zélande est une île, — de son nom, on l’appellera l’île Stewart ; on apprit qu’un canal, le détroit de Foveaux, la sépare de Te-Wahi-Pounamou. On sut que la terre de Banks n’est pas isolée, comme le supposait Cook ; un isthme sablonneux la relie à la grande terre[6], — c’est une péninsule.

Les voyages à la Nouvelle-Zélande étaient devenus fréquens ; on n’imaginait plus qu’un navire bien armé, pourvu d’un équipage assez nombreux, dût courir de grands risques au contact des insulaires, lorsque un événement épouvantable vint renouveler toutes les impressions de terreur du temps passé. L’émotion publique se trouva d’autant plus vive que les circonstances de la catastrophe demeuraient ignorées. Un vaisseau, du port d’environ 500 tonneaux, le Boyd, commandé par le capitaine James Thompson, avait été expédié par le gouvernement britannique pour transporter des convicts à Botany-Bay. En 1809, il mettait à la voile pour le retour. Partant de Port-Jackson avec des passagers, il allait toucher à la Nouvelle-Zélande dans le dessein de prendre un chargement de bois de construction. Soudain arrive dans la colonie anglaise de la mer du Sud cette sinistre nouvelle que rien n’explique : tout l’équipage, tous les passagers embarqués sur le Boyd ont été massacrés, le bâtiment a été la proie des flammes. Plusieurs années s’écoulent, et personne ne peut révéler les motifs du conflit et du désastre. On n’aura d’informations précises que le jour où les membres de la mission évangélique entendront le récit du chef de Wangaroa, le fauteur du massacre.

L’insulaire avait résidé dans la colonie de la Nouvelle-Galles, où les Anglais l’avaient baptisé du nom de George. On le dépeint comme un homme d’un physique patibulaire, ayant contracté dans ses rapports avec les matelots des façons d’une familiarité choquante et une sorte d’impudence qui contrastaient avec la tenue habituelle de ses compatriotes. Il avait navigué sur des bâtimens anglais et se louait des officiers. Se trouvant à Port-Jackson avec un homme de sa tribu, l’un et l’autre obtinrent du capitaine Thompson leur passage jusqu’à la Nouvelle-Zélande en retour du service qu’ils feraient à bord durant la traversée. Peu de jours après le départ, George tombant malade fut incapable de travailler ; le capitaine attribue à la paresse le mal dont se plaint le Néo-Zélandais et M’épargne aucune injure. George représente que son état seul l’empêche de supporter la fatigue, et rappelant qu’il est un des chefs en son pays, revendique un droit à des égards. Ne mettant plus de borne à sa colère, Thompson fait attacher et flageller l’insulaire. Celui-ci, humilié d’un pareil traitement et dès lors exposé à tous les sarcasmes de l’équipage, a bientôt pris la résolution d’une terrible vengeance. Une fois sur la côte de la Nouvelle-Zélande, le capitaine, cédant selon toute apparence à de perfides suggestions, entra dans le havre de Wangaroa, où, semble-t-il, n’avait encore pénétré nul navire européen. L’ancre jetée, Thompson envoie à terre le malheureux Néo-Zélandais, qu’il a fait dépouiller de ses vêtemens. George tombe au milieu des siens dans le plus complet état de nudité : en ce moment tous ses griefs l’oppressent ; ses compatriotes, surexcités par le récit de ses peines, le massacre des gens du Boyd est résolu. Sur le bâtiment, personne n’imagine la possibilité d’une attaque ; le capitaine et une partie de l’équipage dans une embarcation vont droit à la rive. A peine sur la grève, ils se voient entourés par une multitude ; Thompson est tué, ses matelots partagent le même sort ; — peu d’instans ont suffi. Les insulaires se couvrent des habits de leurs victimes et se portent au vaisseau, afin d’achever leur œuvre. Altérés de sang, ils montent sur le pont ; les hommes de l’équipage et les passagers sont égorgés. Quelques-uns se cachent ; précaution inutile, les sauvages fouillent toutes les parties du navire, et nul n’est épargné. Les matelots qui ont grimpé dans la mâture ne sont pas plus heureux. Un vieux chef de la baie des lies venu à Wangaroa avait tâché de sauver les derniers que les coups n’avaient pas encore atteints ; il fut impuissant à mettre fin à la scène sanglante. Il ne restait plus personne à tuer ; sur le navire même se prépare le festin.

Hommes, femmes, enfans, tout a péri, à l’exception de quatre individus. Une femme et deux enfans blottis dans un coin n’ont pas été découverts ; lorsque leur présence se révèle, : la fureur des bourreaux s’est apaisée ; on les traite avec une certaine bonté. Le quatrième est un jeune garçon qui, pendant la traversée, avait témoigné à George quelque amitié ; se voyant, poursuivi, il s’était écrié : « George vous ne voulez pas qu’on me tue, » et George ripostant : « Non, je ne veux pas qu’on te fasse mourir, tu es un bon camarade, » l’avait pris sous sa protection. Le massacre achevé, un Néo-Zélandais tirant — au hasard — un coup de fusil, le magasin à poudre reçoit une étincelle et fait explosion ; le vaisseau s’embrase. Ainsi succombèrent soixante-dix personnes et fut perdu un bâtiment bien équipé, représentant une valeur considérable.


II

En 1814, les missionnaires : évangéliques vont tenter de s’établir à la Nouvelle-Zélande ; c’est le commencement d’une nouvelle période dans l’histoire des relations des Anglais avec les indigènes des grandes terres que découvrit Abel Tasman. Ces terres sont alors moins connues des Européens, déclare le narrateur de la première expédition des membres du clergé anglican, que toutes les îles importantes de l’Océan-Pacifique. Les baleiniers, les chasseurs de phoques, les coupeurs de bois ont pu ; signaler des détails de la configuration des côtes et se transmettre des indications à l’égard des meilleurs mouillages ; du reste, ils n’avaient nul souci du pays. Ils continuaient à se livrer sans vergogne à d’odieuses déprédations, à commettre le meurtre d’insulaires avec l’indifférence ou lajoie du chasseur qui tire sur les fauves. Les gens de mœurs douces que l’intérêt ou la curiosité aurait entraînés vers le pays peu exploré étaient toujours retenus par la crainte de se trouver aux prises avec les anthropophages. La terrible aventure du Boyd avait ravivé la frayeur des dangers auxquels on s’exposait en visitant la Nouvelle-Zélande.

Tout concourt à éloigner des esprits calmes l’idée de fonder un établissement au milieu d’une population redoutable ; mais un de ces hommes qui s’exaltent à la pensée d’accomplir un dessein irréalisable aux yeux des autres hommes songe à porter la civilisation sur la terre en apparence la plus ingrate. Samuel Marsden, chapelain principal de la Nouvelle-Galles du Sud, admire les succès des missionnaires à Taïti, il rêve pour lui-même un succès plus étonnant. on parle de périls ! il se sent assez courageux pour les affronter, se croit assez habile pour les conjurer. L’indignation lui est montée au cœur au récit des atrocités commises envers les insulaires par les équipages des navires européens ; il veut mettre un terme à tous ces crimes. Vivant depuis de longues années dans la colonie pénitentiaire de la Grande-Bretagne, il a vu de près tant d’affreux misérables que s’explique sans peine son goût pour les sauvages. D’ailleurs ce religieux cherche aussi où sera la gloire ; il brûle du désir de répandre sa foi chez’ des peuples primitifs. A tous les vues de Marsden semblent chimériques ; son projet est jugé dans la colonie avec une extrême défaveur : on le déclare non-seulement impraticable, mais encore inconsidéré, absurde, extravagant, — c’est le sacrifice inutile de la vie de ceux qui se dévoueront à l’œuvre. Insensible aux récriminations, inébranlable dans son dessein, le révérend Samuel Marsden continue ses préparatifs. De temps à autre, des naturels de la Nouvelle-Zélande, venaient à Port-Jackson avec les baleiniers, Marsden les abritait sous son propre toit. Ainsi, en était-il arrivé à concevoir une opinion avantageuse du caractère et de l’intelligence de la race qu’il se proposait d’amener à la civilisation européenne. Un jour, avait débarqué dans la colonie un chef de la baie des Iles, et, comme tout le monde, le gouverneur avait été frappé du remarquable discernement de cet homme ignorant de toutes les règles, de tous les usages des peuples policés. L’insulaire était prompt à relever les ridicules ou à juger les coutumes des Anglais si l’on venait à lui parler de l’absurdité de certaines pratiques de sa nation. « On rit de notre tatouage qui défigure, disait-il : méritez-vous donc moins la dérision quand vous couvrez vos cheveux de poudre et dégraisse ? » D’une façon très raisonnable, il appréciait les sévérités du code pénal qu’on appliquait aux convicts. Plein de gratitude pour les attentions dont il fut l’objet étant au Port-Jackson, de retour en son pays, il se plaisait à rendre des services aux Européens qui touchaient à la baie des lies. Sa mort survint ; il eut pour successeur Tuatara[7]. Celui-ci, un peu trop fier de sa nouvelle dignité, tenait à faire visite au roi de la Grande-Bretagne. Il s’engagea comme matelot et fut traité à bord de la manière la plus odieuse.

Au cours d’un voyage en Angleterre, le révérend Samuel Marsden découvre l’insulaire sur un bâtiment en rade de Spithead et songe tout de suite à se l’attacher dans la pensée qu’il pourra servir ses projets. Tuatara, en effet, reçoit avec plaisir l’idée d’un établissement européen sur son territoire et n’hésite point à offrir sa protection parmi les gens de sa tribu. Profitant de la circonstance favorable, Marsden s’adresse à la société évangélique pour constituer une mission. Partant afin d’aller reprendre son poste à la Nouvelle-Galles du Sud, deux chapelains l’accompagnent, MM. Hall et King ; un troisième, M. Kendall, avec sa famille, ne doit pas tarder à les joindre. Bientôt est acheté, en vue d’établir une communication sûre et régulière entre le Port-Jackson et la baie des Iles, le brick l’Active. On emmènera des hommes voués à l’agriculture et aux arts manuels ; un des chapelains tiendra école. Avant tout, il importe de reconnaître les dispositions des naturels, et, de concert avec Tuatara, de faire choix d’un endroit propice à une installation. Deux missionnaires suffiront à la tâche. Sans perdre un instant, ils s’embarquent ; les voilà sur la terre où ils se proposent de vivre. On ne trouve qu’à se louer des procédés des indigènes ; le territoire de la baie des Iles sous la domination de Tuatara paraît ravissant, la situation jolie et pittoresque au possible, le sol fertile, le climat salubre et plein de charmes même au cœur de l’hiver.

Tout marchait à souhait. En 1814, Marsden prend la résolution de diriger la mission de la Nouvelle-Zélande et de fonder un établissement durable ; — un de ses compagnons, John Liddiard Nicholas, sera l’historien du voyage[8]. À cette époque, Tuatara était venu faire une seconde visite à Port-Jackson, où l’on voyait alors deux autres chefs néo-zélandais. Tuatara était un jeune homme de haute stature, aux yeux étincelans, à l’air digne ; il se préoccupait particulièrement des avantages de l’agriculture. Hongi, chef d’un rang supérieur, fort tatoué, d’un caractère placide en apparence, était épris des arts manuels et s’y montrait fort habile. Le troisième, Korokoro, homme d’aspect farouche, ne rêvait que combats ; du reste il étendait son mépris sur toute chose. Ces chefs avaient bien encouragé les missionnaires à venir demeurer dans leur île. Le départ s’effectua au milieu de la joie ; mais, durant la traversée, quelle pénible surprise ! On voit se prononcer chez les Néo-Zélandais un changement d’attitude, de contenance ! Tuatara, d’ordinaire très communicatif, se tient à l’écart, silencieux, triste, morose. Pressé de questions au sujet du chagrin qu’exprime son visage, il hésite à répondre et finit par déclarer qu’il regrette de tout son cœur d’avoir encouragé les missionnaires à venir dans son pays. Au moment de quitter le Port-Jackson, un ami lui a conté qu’en peu de temps les missionnaires arriveront en grand nombre, que bientôt ils seront assez puissans pour se rendre maîtres de l’île tout entière, anéantir les habitans ou les réduire en esclavage. Celui qui m’a parlé, ajoute Tuatara, m’a dit pour me convaincre de la justesse de son assertion, de regarder la conduite des Anglais à la Nouvelle-Galles du Sud. Dès le commencement, ils ont dépouillé les indigènes ; sans merci, ils ont tué la plupart avec la dernière cruauté ; peu d’années encore, et la race d’un peuple jadis heureux sera éteinte. En entendant ce langage prophétique qu’il veut croire calomnieux, le révérend Marsden se sent navré. Il avait édifié ses espérances sur la protection qu’accorderaient les chefs zélandais devenus ses amis ; ne pouvant plus y compter, il redoute d’aller prendre résidence au milieu de sauvages hostiles. Néanmoins l’entreprenant chapelain assure Tuatara que les missionnaires n’obéissent à aucun motif ou d’ambition ou d’avarice. S’ils désirent visiter la Nouvelle-Zélande, ils sont guidés par la sollicitude la plus désintéressée pour le bonheur du peuple de cette contrée. « Ah ! si vous avez un doute sur notre sincérité, s’écrie l’homme accoutumé aux harangues un peu emphatiques, aussitôt sera donné l’ordre de retourner à Sidney. » À ces paroles, le pauvre sauvage touché, vaincu, désarmé, renouvela l’assurance de sa fidélité.

La scène pénible oubliée, tandis que le navire glisse sur une mer calme, les Néo-Zélandais manifestent des sentimens personnels ou racontent des histoires de la patrie. Korokoro, très frappé des honneurs qu’on rend au gouverneur de la Nouvelle-Galles, rêve de semblables honneurs pour lui-même. Il veut, comme le chef de la colonie anglaise, être appelé le gouverneur Macquarie, et compte exiger du monde de sa tribu les mêmes marques de respect. Tuatara parle de l’attrait du firmament, dont il est habituel de se préoccuper à la Nouvelle-Zélande. Pendant les belles nuits, on contemple les astres ; des noms particuliers désignent ou des étoiles ou des constellations. A chacune, le prêtre attache un sens mystique qui est reçu dans le pays tout entier. Ainsi que les premiers navigateurs de la Mer du Sud, les missionnaires évangéliques se montrent un peu choqués des façons trop familières, de la bruyante hilarité, des plaisanteries grossières des Néo-Zélandais, ne demeurant silencieux que dans les momens où ils nourrissent de sombres projets.

Le navire qui porte le révérend Samuel Marsden passant près des îles des Trois-Rois, on est sous de charme de sites pittoresques, sauvages et poétiques. Le narrateur du voyage déclare ces terres inhabitées, pourtant on se souvient que Tasman vit des hommes sur la plus grande île où maintenant porcs et chèvres, fort multipliés, errent dans une parfaite indépendance. Voici les côtes de la Nouvelle-Zélande : le cap Maria van Diemen, puis le cap Nord. Marsden, impatient de communiquer avec les indigènes, engage Tuatara et ses compagnons à descendre à terre, afin d’inviter des habitans à venir à bord. Les chefs, épée au côté, pistolets à la ceinture, mousquet à l’épaule, ainsi fort en état de repousser une agression, ont vraiment haute mine. A peine sont-ils partis qu’une pirogue accoste le navire. Avec une merveilleuse agilité, plusieurs des Néo-Zélandais qui la montent s’élancent sur le pont ; c’est le chef de la côte voisine suivi de cinq hommes de sa tribu. Il en a laissé huit dans l’embarcation ; sans retard il les envoie chercher des vivres, dont on lui a signalé la pénurie sur le vaisseau. Cette marque de confiance étonne. Marsden s’efforce d’expliquer au chef la nature de l’établissement qu’il se propose de fonder à la baie des lies, affirmant son désir de gagner l’amitié des habitans du cap Nord. L’insulaire témoigne qu’il serait heureux d’ajouter foi aux déclarations des étrangers, mais peut-il oublier la conduite récente du capitaine d’un baleinier qui, ayant reçu plusieurs porcs et quantité de pommes de terre en échange d’un misérable fusil, retint à son bord un des principaux chefs de l’endroit afin d’extorquer de nouvelles provisions ? Marsden répondit que désormais de tels actes ne resteront plus impunis ; il suffira de se plaindre à l’un des membres : de la mission en résidence à la baie des Iles, M. Kendall, qui est muni d’un pouvoir spécial, et justice sera faite par le gouverneur de la Nouvelle-Galles du Sud.

Comme toujours, les Néo-Zélandais, regardant les objets qui se trouvaient sur le vaisseau, exprimaient des surprises ; cette fois la surprise fut au comble à la vue des chevaux et des bêtes bovines. Rien de plus concevable ; on a souvent parlé de la stupéfaction qu’éprouvèrent les Indiens de l’Amérique en présence des chevaux qu’avaient débarqués les Espagnols. Ce qui parut encore fort curieux, c’était de voir les Anglais se raser ; en considérant l’opération, pour eux tout à fait singulière, les gens du cap Nord demeuraient bouche béante, comme interdits. Ce monde naïf ne cessait de s’amuser des miroirs ; on sautait de joie après avoir examiné son image, et pourtant les navigateurs avaient déjà fait, en-toute rencontre, avec les miroirs les délices des peuplades qu’ils avaient visitées. De la part des Néo-Zélandais, les démonstrations amicales étaient excessives, et les missionnaires jouissaient de voir les affections du cœur vives, ainsi que seuls les conservent les hommes de la nature. Jamais le révérend Marsden ne passa journée plus agréable ; il nous en a donné l’assurance[9]. Les insulaires charmaient par des façons gracieuses ; néanmoins on s’efforçait d’éviter le contact de leurs personnes. Il était trop évident que ces aimables sauvages n’avaient pas songé une seule fois en leur vie à l’usage de l’eau.

L’embarcation partie pour prendre des vivres revient chargée de beaux poissons ; on les paie de quelques clous. Des pirogues accostent le vaisseau, un trafic s’établit entre les matelots et les Néo-Zélandais ; Marsden entretient les principaux personnages de son projet et distribue une sorte de proclamation rédigée avant le départ. Tuatara, de retour de son excursion, se loue de ses compatriotes, mais il n’engage pas les missionnaires à trop s’y fier. On quitte le cap Nord, jugeant tout à fait romantiques les paysages qu’on découvre de la côte, et, après quelques heures de navigation, on entre dans la baie Douteuse[10]. On contemple les sites pittoresques, et c’est un éblouissement ; le capitaine du navire, marin connaissant le monde, assure que ce rivage ressemble à la côte de Norvège, toujours admirée des voyageurs. Des baies, des havres, des promontoires s’offrent aux regards dans une brusque succession, en même temps que les collines verdoyantes et les vallées aux ondulations capricieuses ravissent les yeux. On apprend que dans la baie se déchargent, venant d’une source commune, deux rivières fort suivies en été par les naturels de l’intérieur qui descendent à la côte pour se livrer à la pêche.

Le lendemain on était devant le port de Wangaroa, que la catastrophe du Boyd a rendu célèbre. Le spectacle est enchanteur ; Liddiard Nicholas dit n’avoir nulle part ailleurs vu pays aussi plein de séductions ; il se juge incapable de peindre les scènes sublimes de la nature qu’il contemple pour la première fois. Deux chaînes de hautes montagnes, courant dans une direction parallèle aussi loin qu’il est possible de distinguer, produisent un saisissant contraste avec les collines sans nombre qui, toutes boisées, répandent une impression de fraîcheur, et les petites îles qui se détachant les unes des autres se confondent néanmoins d’une façon harmonieuse dans un ensemble superbe. Tandis que les missionnaires descendent sur un îlot, Tuatara se porte sur la grande terre ; il ne tarde pas à revenir annoncer qu’à peu de distance le fameux George et un autre chef campent au milieu d’une centaine de guerriers, réunis pour rendre les honneurs funèbres à un vieux personnage. Tuatara avait forcé George, naguère son ennemi, à une réconciliation et l’avait instruit au sujet de l’établissement que le révérend Samuel Marsden allait fonder. Comme il importe beaucoup de se rendre propices les tribus qui souvent attaquèrent Tepuna, où la mission doit se fixer, le chapelain de la Nouvelle-Galles du Sud tient à se mettre en rapport avec George et va tout de suite à sa rencontre en compagnie des membres de l’expédition. On arrive près du camp et l’on observe ; une femme agite une natte rouge en signe de bon accueil et d’une voix perçante invite les étrangers à venir. Tuatara et Hongi préparent l’introduction ; Marsden et les siens se présentent et saluent. Les chefs, au nombre de trois, sont debout, leurs guerriers assis, la lance fichée en terre. Bientôt se conclut le traité d’amitié au milieu du vacarme des coups de feu et des cris accompagnant les danses les plus désordonnées. On nous dira que ces guerriers, tous d’une taille extrêmement élevée, vêtus de nattes plus ou moins chargées d’ornemens et teintes de couleurs vives, ont un aspect singulièrement imposant. Chacun d’eux porte au ceinturon la terrible massue[11], dont tout guerrier néo-zélandais est aussi fier qu’en Europe le jeune officier de cavalerie de son grand sabre. Les missionnaires se voient au milieu des hommes qui ont massacré l’équipage et les passagers du Boyd, — plusieurs portent attachées sur la poitrine des pièces de monnaie prises sur le navire incendié. C’est assez pour inspirer certaines réflexions un peu pénibles, surtout au moment où Marsden et Nicholas songent à passer la nuit en telle compagnie. A la vérité, ces Néo-Zélandais n’ont pas l’aspect trop farouche ; seule, l’expression du visage de George semble peu rassurante. Marsden, invité à prendre place près de ce chef, manifeste le désir de savoir comment est survenue la tragique aventure du Boyd. George ne se fait point prier pour raconter en détail les événemens que nous avons déjà retracés, estimant que sa vengeance était justice après l’odieux traitement dont il avait été victime.

Le récit achevé, l’heure était venue de se préparer au repos ; les guerriers, se couchant sur la terre nue, se serrèrent dans leur manteau ; pour les deux étrangers, lorsque la nuit enveloppa de son ombre les meurtriers impitoyables de leurs compatriotes, la scène parut d’une effrayante solennité. Marsden s’est déclaré impuissant à rendre les sensations dont il fut agité ; jamais comme à cette heure il n’avait considéré sous un aspect aussi favorable les bienfaits de la civilisation[12]. En songeant que les sauvages ne se montrent guère vindicatifs sans une cause suffisante, toute crainte s’éteignit, chacun s’abandonna au sommeil. Au point du jour, le spectacle était le plus étrange qu’on puisse imaginer ; il y avait sur le sol une multitude de créatures humaines, hommes, femmes, enfans, plusieurs presque nus, d’autres avec des parures fantastiques dans une indescriptible confusion, et les guerriers avec les armes près d’eux qui soulevaient leur manteau pour regarder à l’entour ou qui secouaient de leur chevelure graisseuse les gouttes de rosée. Avant le lever du soleil, tout le monde était debout. Marsden invite George, un chef plus âgé du nom de Tippoui et trois ou quatre des principaux personnages à venir déjeuner sur le vaisseau. L’offre acceptée, on partit ; c’était le 21 décembre 1814, par une délicieuse matinée. On traversa le village, et la foule suivit jusqu’à la mer ; au moment où les Néo-Zélandais montèrent à bord, ils furent salués par les hourrahs des matelots réunis sur le pont. Après le repas, Tuatara, en cette circonstance maître des cérémonies, s’occupe à disposer les objets qu’on veut offrir en présens : pièces d’indienne rouge, clous, ciseaux, hameçons, et Marsden ensuite fait la répartition en commençant par Tippoui, la déférence pour les plus âgés étant chez les peuples de race polynésienne un devoir impérieux. Enfin, Tuatara, s’adressant à George, lui déclare que les Européens cessent de le regarder comme un ennemi, mais que si les personnes et les propriétés de la mission n’étaient pas respectées, des navires viendraient exterminer la population de Wangaroa. On se sépare après mille assurances réciproques d’amitié éternelle, et le navire met à la voile pour entrer dans la baie des Iles. Le voyage n’est pas long ; la fameuse baie, que déjà plusieurs navigateurs ont dit faite pour ravir les yeux, cause un transport d’admiration à ceux qui veulent s’établir sur le sol voisin. En pilote consommé, Tuatara dirige le vaisseau et l’amène au mouillage devant Rangihou, village de son domaine que les missionnaires doivent adopter pour leur résidence. Pressés de connaître le pays, Marsden et Nicholas descendent à terre. Là, est une étroite vallée que traverse un petit torrent ; des plantations régulières donnent une idée excellente de l’industrie des habitans. Les hommes, les femmes, les enfans, groupés sur le rivage pour voir les étrangers, ont une contenance parfaite, des physionomies enjouées ; le révérend Marsden se persuade que sa visite procure un réel bonheur à tous ces braves gens. Lorsque les bêtes à cornes et les chevaux sont débarqués, l’étonnement de la population est inexprimable ; tout autre sujet est oublié. C’est mieux encore à la vue de l’homme monté sur son cheval, trottant sur la grève ; — il y eut sans doute bien des efforts d’esprit pour expliquer le phénomène.

Tuatara conduit les Anglais dans sa capitale : Tepuna ; c’est affaire de peine et de fatigue pour y parvenir, car elle est au sommet d’une colline escarpée. On aperçoit de loin les défenses habituelles : enceinte de pieux et fossés ; les fortifications franchies, on se trouve au milieu d’une cité se composant d’une centaine de misérables huttes. La case du chef ne se distingue des autres que par des proportions plus grandes ; on n’y pouvait entrer qu’en rampant sur les genoux et sur les mains. A considérer l’intérieur, on n’était nullement dédommagé de l’ennui de s’être condamné à prendre une attitude déplaisante ; le mobilier consistait en quelques pierres servant de foyer ; la fumée, n’ayant d’issue que par la porte étroite et basse, on respirait des vapeurs suffocantes. A la vérité, à ces affreuses demeures, il existe une sorte de compensation : on a des hangars où circulent l’air et la lumière, jamais ailleurs on ne prend les repas. A défaut du luxe des habitations, il y a le luxe de la nature ; les amateurs passionnés de beaux panoramas pourraient choisir le séjour de Tepuna. La vue embrasse la plus grande partie de l’immense baie avec ses nombreuses îles et toute la contrée d’alentour, — le spectacle est magnifique. Tuatara avait trois femmes ; une d’elles, reine aux yeux du peuple, sans trop inspirer de jalousie à ses compagnes, exerçait un ascendant sur son mari. Les étrangers étant présentés à cette souveraine, Marsden lui offrit une robe de cotonnade en l’instruisant de la manière de passer les manches, poussant même la galanterie jusqu’à lui fournir un peu d’aide. Revêtue de l’accoutrement européen, la Néo-Zélandaise, prodigieusement flattée, marchait en prenant des poses comme une vraie sultane qui est certaine de provoquer l’admiration. Entre sa grosse figure et ses grands airs sous le vêtement étriqué, le défaut d’harmonie faisait sourire, mais la femme de Tuatara avait une sœur qui produisait une tout autre impression. Des voyageurs ont déjà parlé, en termes trahissant l’émotion, des attraits des filles nées sur la terre que Tasman a signalée au monde, pas encore autant que le narrateur de l’expédition des missionnaires évangéliques. Écoutons Liddiard Nicholas traçant le portrait de la sœur de la reine de Tepuna : — son âge, environ dix-sept ans ; même en Angleterre, où si nombreuses sont les rivales pour la palme de la beauté, elle aurait droit à la plus haute prétention ; des traits réguliers, l’expression du visage calme, digne, suave, que relève l’éclat et le velouté des yeux, le teint de rose répandu sur ses joues, indice d’une belle santé, font un ensemble plein de charme. La jeune fille, si bien douée de toutes les grâces que peut accorder la nature, a une simplicité de manières qui dénote l’absence de l’art, et le contraste est ravissant. — Cet Anglais était-il vraiment épris, ou voulait-il déterminer des compatriotes à venir coloniser la Nouvelle-Zélande ? Toute opinion à cet égard est admissible.


III

Le révérend Samuel Marsden et Liddiard Nicholas étaient retournés abord de l’Active ; le 24 décembre 1814, une apparition inattendue les plonge dans une extrême surprise. Une nombreuse flottille de pirogues, remplies d’hommes qui brandissent la lance et jettent à tous les échos le chant des guerriers, se dirige vers le navire. Tout concourt à donner un attrait à la scène offerte aux regards. On est au matin ; l’air est tiède, la mer calme, les rayons du soleil sur l’eau délicieusement étalés, et au milieu de cette nature si douce et si tranquille, l’agitation humaine étonne par la violence et les allures désordonnées ; la vie du peuple de la Nouvelle-Zélande se manifeste dans son caractère original. Bientôt on aperçoit Korokoro, qui, à peine débarqué, avait quitté les missionnaires pour revoir au plus vite son domaine. Le grand chef vient rendre visite à ses compagnons de voyage et tel qu’un souverain des temps héroïques, il se présente suivi de son armée. Les chefs, debout, le manteau de guerre retenu sur l’épaule et flottant, la chevelure relevée sur le sommet de la tête et surmontée de plumes blanches, gesticulent avec frénésie comme s’ils voulaient attaquer le navire. Une contenance fière et hautaine, d’affreux tatouages noirs ou bleuâtres sur le visage donnent à ces hommes un aspect terrible et farouche, qui produit une impression singulière sur les Européens encore peu accoutumés aux façons des insulaires.

Korokoro, montant à bord, exprime sa reconnaissance à M. Marsden pour les égards dont il a été l’objet pendant la traversée ; en témoignage de bon souvenir, il distribue de jolies nattes. Tout le monde descend à terre ; en secret, les deux grands chefs, Tuatara et Korokoro, se sont concertés pour offrir un beau spectacle aux missionnaires anglais, le plus beau des spectacles aux yeux des Néo-Zélandais : un simulacre de combat. Peu d’instans et les évolutions commencent ; disposés en lignes de bataille, les guerriers marchent à la rencontre les uns des autres ; comme une immense clameur, retentissent dans l’air d’épouvantables vociférations. Alors les attaques furieuses, les retraites précipitées se succèdent avec l’ordre et la régularité convenables quand il s’agit de ne faire de mal à personne. Dans les groupes on distingue quelques femmes qui semblent lutter avec une vaillance extraordinaire ; la reine de Tepuna, la femme de Tuatara, vêtue de la robe rouge qu’elle tient de la générosité de M. Marsden, témoigne, en agitant son bras armé d’un énorme pistolet d’arçon, d’une intrépidité sans égale.

Le lendemain, c’était la fête de Noël. Sur un emplacement choisi, où par les soins de Tuatara, tout avait été disposé pour une grave cérémonie, le révérend Marsden célébrait l’office divin en présence des Anglais, des troupes de Korokoro, de la population entière de Rangihou. Inspiré sans doute par la grandiose simplicité du théâtre où il élevait la voix, le chapelain sut trouver des accens pour émouvoir ses compatriotes, pour toucher les indigènes.

Il en avait peu coûté aux ministres évangéliques de faire choix du terrain propice pour s’installer, mais les matériaux de construction manquant dans la localité, on dut mettre à la voile, afin de se rendre sur la côte méridionale de la baie à l’embouchure de la rivière Cowa. En débarquant, les Anglais rencontrent un vieux chef du nom de Tarra, assis, à la façon d’un patriarche antique, au milieu des gens de sa tribu. Le Néo-Zélandais montre avec orgueil un champ de blé dont l’origine est due à des semences distribuées par les missionnaires à l’époque de leur première visite. Il fallait, en remontant la Cowa, se porter à plusieurs milles de distance pour atteindre le district où une vaste forêt permettrait d’obtenir le bois nécessaire à l’établissement de Rangihou. Pendant la route, on eut bien des fois l’occasion de s’émerveiller de la beauté du pays ; la rivière offrant de nombreuses sinuosités, à chaque détour s’ouvrent des perspectives toujours nouvelles et pleines de charme. On mit pied à terre en un endroit désigné pour se rendre au village du chef principal de la région ; il restait à gravir une colline, on trouva des guides empressés. Bientôt les Anglais se virent en présence d’un homme de proportions athlétiques ; c’était le chef. Comme déjà, autour de lui, on avait beaucoup parlé des missionnaires en quête de bois pour bâtir, il n’eut aucune surprise et déclara tout de suite posséder en abondance de beaux arbres. Sur l’instant, une excursion à la forêt ayant été proposée, on courut à la pirogue. Après une navigation qui dut s’arrêter au confluent de deux petits cours d’eau formant la Cowa, on n’eut pas à cheminer longtemps sur la rive avant d’être au milieu de massifs de pins au tronc droit et superbe. Il ne s’agissait plus vraiment que d’abattre nombre de ces pins et de les abandonner au fil de l’eau qui les transporterait jusqu’à la mer. Le chef néo-zélandais livrant ses arbres et fournissant des ouvriers pour les couper eut sa rémunération : une hache ; à l’époque, il n’en coûtait guère aux Européens peu généreux de faire de grosses acquisitions. En visitant une assez grande partie de la côte méridionale de la baie, la caravane put contempler des sites ravissans, des forêts magnifiques, et se mêler à des populations bienveillantes. S’offrit l’occasion d’apprécier l’instinct d’imitation chez les insulaires ; des enfans avaient fabriqué, dans des proportions très réduites, une sorte de modèle de l’Active ; de la part de petits sauvages, c’était à remarquer. Sur le territoire de Waïcadi, on aperçut le chef assis sur le toit de sa maison, mode usité par les principaux personnages quand ils veulent manifester à tous les yeux le haut rang qu’ils occupent dans le monde. Des circonstances apprirent aux Anglais que certains chefs portant le nom d’Arikis ont sur les autres, les Rangatiras, une prééminence considérable pendant la guerre ; ils exercent le commandement suprême.

De retour à Rangihou, les voyageurs eurent la satisfaction de voir comme on avait bien travaillé en leur absence. Une case occupant la longueur d’une vingtaine de mètres était presque achevée ; à l’intérieur des cloisons la partageaient en quatre appartemens : un pour chaque famille. La forge s’installait, du charbon se fabriquait. A examiner la vie des indigènes, on se plaisait à concevoir l’espérance de former sans trop de peine de bons ouvriers. Au village, l’oisiveté semblait bannie ; hommes et femmes se livraient, près des demeures, à la confection des nattes, dans les champs à la récolte des pommes de terre. Dans une excursion, on aborda une île déserte ; des huttes abandonnées, la plupart en ruines, annonçaient un désastre. En ce lieu paisible vivait autrefois une partie de la population de Rangihou ; des équipages de baleiniers, sous le prétexte de venger l’événement de Wangaroa, avaient pourchassé et massacré des gens toujours restés inoffensifs envers les Européens.

Hongi étant venu à Rangihou, le chapelain de la Nouvelle-Galles du Sud et M. Nicholas se rendirent sous sa conduite au territoire où s’exerçait sa domination : Waïmata. Sans avoir le caractère grandiose d’autres régions de la Nouvelle-Zélande, le pays ne manque pas de charme ; au milieu d’une plaine circonscrite par des collines couvertes de fougères, serpente la rivière Tecadi, dont l’aspect est fort agréable. Pour atteindre le village, on passa près de champs bien cultivés, et longtemps on dut cheminer à travers la forêt où à chaque pas des arbres d’énormes dimensions plongeaient les voyageurs dans une sorte d’extase. Enfin on gravit la colline où s’élève Waïmata, mais en arrivant il faisait déjà nuit. Au matin, les hôtes de Hongi éprouvèrent d’autant mieux des surprises ; c’est encore le crépuscule, et les petits chanteurs de la forêt voisine lancent des notes plus exquises que celles des rossignols ; le soleil commençant à luire sur l’horizon dore les sommets des collines d’une manière toute fantastique ; le panorama est splendide. Plus d’une fois les Anglais avaient vu des villages fortifiés : les heppah ou pak, que Cook a décrits, où des défenses solides, artistement combinées, sont en général des constructions assez grossières. A Waïmata on pouvait se croire en présence de travaux d’une nation civilisée, tant les dispositions étaient parfaites et bien conçues ; palissades pour arrêter les lances et les javelots, meurtrières pour ouvrir un feu de mousqueterie. Du côté de la colline dont l’accès était le plus facile, un large fossé plein d’eau rendait toute approche impraticable. En considérant de tels ouvrages, on jugeait les hommes qui les avaient exécutés capables de se montrer très vite fort habiles dans tous les arts manuels.

Après avoir examiné en détail et la ville et les fortifications, les voyageurs trouvèrent à déjeuner dans la maison de Hongi. Ayant entendu les indigènes souvent parler d’un lac situé dans la contrée, ils avaient hâte de satisfaire leur curiosité. Descendant vers l’ouest la pente abrupte de la colline entre les arbres, au bout d’une heure de marche, ils atteignirent une plaine fertile, où la culture des plantes potagères de l’Europe a déjà pris une certaine extension. Au delà, on ne tarde point à découvrir une nappe d’eau couvrant de l’est à l’ouest une étendue d’environ 8 milles à peu près la moitié du nord au sud ; c’est le lac Mapere[13]. Les rives, par intervalle nues ou boisées, les hautes montagnes lointaines » les raies d’ombre et de lumière qui se succèdent, les bandes d’oiseaux aquatiques au gai plumage, tour à tour captivent le regard et laissent à l’esprit une gracieuse impression. Dans le lac abondent les poissons ; la pêche se pratique à l’aide d’une double corbeille faite d’une écorce d’arbre ; pour tenter l’accès, une ouverture en forme d’entonnoir se présente à l’animal qui, une fois engagé dans l’étroite prison, ne parviendra plus à sortir. Le révérend Marsden et Nicholas se persuadent que les bords du lac offrent de sérieux avantages pour une colonie, et déjà essayant de plonger dans l’avenir, ils voient en imagination une vaste cité européenne emplissant de bruit l’endroit aujourd’hui solitaire.

En retournant à Waïmata, on rencontre partout l’hospitalité des habitans ; au milieu d’un village, une fois de plus on constate avec quelle rigueur les objets ou les lieux réputés tabou, interdits ou sacrés, sont tenus en vénération ; on observe avec intérêt l’opération du tatouage effectuée au moyen d’une pointe d’os effilée comme une aiguille, et il est décidé que les missionnaires devront agir pour amener l’abandon d’un usage absurde. A Rangihou, Marsden et Nicholas trouvent les membres de la mission, chacun avec sa femme, installés d’une manière assez confortable dans les appartemens de la grande case et entourés de plusieurs indigènes, hommes et femmes pris à leur service. Le maître chapelain de la Nouvelle-Galles du Sud nourrissait le désir de voir la région que traverse la Tamise, la belle rivière rendue fameuse par le récit du capitaine Cook. On mit à la voile et, les gens d’église ayant tous pris domicile à terre, Marsden et Nicholas n’avaient plus sur l’Active que cinq compatriotes, le maître d’équipage et les matelots ; Tuatara et Korokoro, qui faisaient partie de l’expédition, s’étaient embarqués avec une suite nombreuse, ainsi pouvait-on compter vingt-huit Néo-zélandais sur le navire, qui ne portait pas plus de sept Européens. Marsden avait pleine confiance en ses nouveaux amis. Après s’être approchée du rivage de Wangaroa, l’Active, changeant de direction, ne tarda point à faire son entrée dans la baie où débouche la Tamise. Le vent soufflait ; les explorateurs tombent d’avis que la baie des lies est préférable pour une colonie. En confirmant l’exactitude de la description de Cook, sans partager le même enthousiasme, Marsden et son compagnon notent que, depuis la visité du grand navigateur, trois vaisseaux seulement s’arrêtèrent à cette place, deux fort légers, l’autre d’un certain tonnage, qui, pour avoir chassé sur ses ancres, courut les plus grands dangers.

En passant à la baie de Bream, on admira cette sorte de roche trouée figurant une arche immense qui avait paru d’un effet prodigieux à MM. Banks et Solander. On apprit que, pendant une relâche, l’équipage d’un baleinier avait enlevé plusieurs femmes ; on fit la rencontre de Moïhangi, le jeune Néo-Zélandais que neuf années auparavant le docteur Savage avait emmené en Angleterre. A la surprise du révérend Marsden, l’insulaire semblait ne conserver aucune impression avantageuse de la vie d’un peuple civilisée. Avait-il tort ? Les sauvages, disait-il, invitent à boire et à manger ceux qui ont faim ou soif, les gens civilisés ne donnent rien. Marsden et Nicholas, présentés par Moïhangi au chef du district, furent accueillis de la façon la plus courtoise. Quelques présens achevèrent de mettre en bonne humeur le maître de la localité, homme très vieux et fort grave. Il montra empressement à fournir à ses visiteurs les provisions dont ils déclaraient avoir un assez pressant besoin ; on le vit tout de suite ordonner de saisir des bêtes porcines errantes dans la campagne.

En arrivant à Rangihou après douze jours d’absence, ce fut plaisir de remarquer combien avançait l’installation des missionnaires. M. Kendall comptait déjà deux élèves, deux petits garçons, qui donnaient de belles espérances. Ayant apporté d’Angleterre un orgue, il en essayait l’effet sur les sauvages. Un incident troubla un peu la joie répandue dans la maison du maître d’école ; la blonde chevelure de Mme Kendall se trouva envahie par les insectes qui à la Nouvelle-Zélande abondent sur les têtes. Aussitôt, on classa parmi les sujets dont les missionnaires devaient s’occuper sans retard le soin de faire luire les avantages de la propreté comme d’inspirer la répugnance pour les bêtes parasites. De tous les travaux qu’exécutaient les ouvriers attachés à la mission, ceux de la forge intéressaient le plus vivement les indigènes ; les étincelles jaillissant du fer rouge sous les coups de marteau déterminaient des explosions de surprise et de gaîté.

Au milieu du calme le plus profond, survint une terrible alarme. Les vociférations, prélude ordinaire des combats, éclataient de toutes parts ; les hommes portaient l’attirail de guerre ; des pirogues menaçaient de jeter sur la grève de nombreux ennemis ; inquiets, les missionnaires se réfugièrent sur le navire. L’affaire n’eut pas la gravité qu’on redoutait, un arrangement fut conclu entre les partis ; le territoire de la colonie rentra dans l’ordre accoutumé. M. Marsden songeait avec tristesse qu’il en coûte pour faire le bonheur des sauvages ; il calculait ses dépenses déjà un peu lourdes ; mais ne pouvait-on pas venir en aide aux œuvres de la foi par quelques opérations lucratives ? Le pieux chapelain le pensa. Ayant l’idée de porter à la Nouvelle-Galles un bon lot de poissons séchés ou salés, il partit sans retard pour la résidence de Korokoro, voisine du cap Brett, où il existait une pêcherie renommée ; n’oubliant pas le fameux lin[14] dont l’importance industrielle restait encore douteuse, il n’hésita point à s’en procurer une certaine quantité. Connaissant la valeur des bois de la Nouvelle-Zélande et n’ignorant pas la manière simple d’en acheter, il se mit en devoir d’agir afin de prendre sur l’Active, le chargement d’espars le plus gros possible.

Pendant une course à travers la région des forêts, un chef réputé pour ses instincts cruels inspira des appréhensions ; mais il n’y eut aucune suite fâcheuse. Un homme portait suspendu au cou un instrument en os sculpté d’une façon remarquable ; c’était un os humain. Les missionnaires se plaisaient à conserver quelque doute à l’égard des habitudes d’anthropophagie chez les Néo-Zélandais, le doute dut s’effacer. Liddiard Nicholas, ayant pu apprécier les ressources alimentaires du pays, se persuada que la disette n’était nullement la cause de l’anthropophagie ; il l’attribue, et au sentiment de la vengeance qui ne s’éteint point avec la mort de l’ennemi, et à la pensée d’une destruction totale. Parfois les pirogues affluèrent près du vaisseau ; en aucune circonstance, on n’eut à concevoir de crainte de la multitude des indigènes ; pourtant on en éprouva souvent beaucoup d’ennuis. Les Néo-Zélandais ne gardent ni discrétion, ni réserve ; ils ont des habitudes répugnantes. Ils accaparaient les parties du navire les plus privées, refusant ensuite d’en déloger. Un jour, on s’étonna de voir au milieu des insulaires un homme qui formait avec les autres un singulier contraste par sa taille exiguë et ses formes grêles ; c’était un matelot hindou échappé au massacre de l’équipage d’un navire. Il vivait maintenant heureux à la baie des Iles, et s’étant marié, il ne gardait nul désir de retourner dans sa patrie. Tout à coup on parla d’une rencontre imminente sur le territoire de Waïcadi, entre les gens de deux partis hostiles. Liddiard Nicholas, voulant assister à l’action, se rendit sur le théâtre en compagnie d’un groupe de Néo-Zélandais. Les pirogues manœuvrées avec une incomparable énergie, trois heures suffirent pour dévorer l’espace. Dans le village règne un effroyable tumulte. Cependant des hommes se rassemblent et paraissent chercher la conciliation ; au bruit succède le silence profond et solennel. Un chef expose les griefs de son peuple ; les réponses et les répliques sont écoutées avec calme. Comme le prévoyait, au ton doux des orateurs, l’Européen, qui ne comprenait pas les discours, tout s’arrangea sans recourir aux armes. La réconciliation fut cimentée par un banquet. Le conflit était né d’une cause assez fréquente chez les peuples de tous les pays du monde. Un chef, vraiment beau, plein de bonne grâce, affectant de la coquetterie dans son ajustement et dans sa coiffure, avait eu des succès un peu nombreux dans la tribu voisine ; néanmoins on ne parlait pas d’enlèvement. Il était donc facile d’atténuer les faits ou de déclarer les informations inexactes.

A peine installés à Rangihou, les missionnaires avaient semé du grain, planté des légumes ; un mois plus tard, les champs tout verdoyans promettaient bonne récolte. La petite colonie s’était augmentée, Mme King, la femme de l’un des pasteurs, étant accouchée d’un garçon, — le premier enfant européen né sur le sol de la Nouvelle-Zélande. L’opération ne s’était point effectuée sans bruit ; Mme King avait beaucoup crié ; les indigènes, hommes et femmes attachés à la mission, s’en étaient fort amusés ; aussi couraient-ils le pays raconter combien une femme européenne qui met un homme au monde fait de grimaces et pousse de gémissemens, tandis que, la Néo-Zélandaise s’asseyant tranquillement à terre au milieu des siens, l’acte s’accomplit sans qu’elle profère une plainte.

Un événement des plus graves pour les Anglais établis dans le district de Tepuna produisit une douloureuse impression. Tuatara, le chef dont l’amitié avait un prix inestimable, était tombé malade, demeurant en proie à une fièvre ardente. Les missionnaires lui faisaient des visites, mais de ce côté s’élevèrent bientôt des difficultés ; le fameux tabou interdisait aux étrangers l’accès de la hutte. Une fois, M. Marsden ne put approcher du malade qu’après avoir multiplié les prières et plus encore les menaces. Chaque jour s’aggravait la situation du malheureux ami des Anglais ; sa fin semblait devoir être prochaine. Malgré tout, M. Marsden, sollicité par les devoirs qu’il avait à remplir comme principal chapelain de la Nouvelle-Galles du sud, ne pouvait davantage prolonger son séjour sur une terre lointaine. La veille de son départ, avec le rangantira appelé à devenir le successeur de Tuatara, il conclut un traité assurant à la société de l’église évangélique la possession perpétuelle d’une certaine étendue de terre située à la partie méridionale de la baie de Tepuna, près de la ville de Rangihou. Le terrain, d’une superficie d’environ deux cents acres, était payé douze haches. Écrit sur parchemin en double expédition, le traité reçut pour garantie, de la part du chef néo-zélandais, le dessin du tatouage de sa joue et d’autre part les signatures de MM. Kendall et Liddiard Nicholas. Qui dira la valeur d’une pareille pièce ? Les insulaires ne conçoivent en aucune façon l’idée de propriétés individuelles, on ne tardera point à s’en apercevoir. Cependant la colonie anglaise est très satisfaite du marché ; elle imagine que toujours sera respectée des indigènes la propriété acquise moyennant douze haches. — Il est vrai quelle fameux tabou a été prononcé.

Le 25 février 1815, au matin, les membres de cette mission conquérante, que l’Active a portés moins de trois mois auparavant sur le rivage de la Nouvelle-Zélande sont agités de sentimens qui oppressent le cœur. L’instant d’une séparation est arrivé, M. Marsden va partir ; il n’est pas le plus malheureux. Il a confiance dans le succès de l’œuvre qu’il commence ; il compte revenir afin de travailler aux progrès de la colonie. Par son maintien, par son caractère, par son langage, cet homme plus que tout autre Européen exerce un ascendant sur les insulaires et il est fier de son prestige. Liddiard Nicholas est le voyageur indépendant qui observe selon sa curiosité ou selon les circonstances du moment ; il quitte volontiers, sans doute, le pays où il a vu un état social singulier, des choses nouvelles et intéressantes qu’il se plaira bientôt à raconter. La situation de ceux qui restent est plus sombre ; quelques hommes, chacun ayant sa femme ; demeurent à peu près sans défense au milieu de gens qu’on appelle toujours les sauvages. Va s’éloigner le navire où l’on voyait dès l’apparition d’un danger le lambeau de la patrie offrant un refuge assuré. Ces braves missionnaires vont perdre Tuatara, le chef qui devait les protéger. Attristés ; ils ne s’abandonnent pas trop à l’inquiétude ; ils croient naïvement n’avoir que des amis chez les insulaires. Ayant recueilli des assurances de sympathie de la part des principaux habitans, ils sont persuadés que la sympathie est générale. Encore peu familiarisés avec l’idiome du pays, ils n’ont pas entendu les paroles qui trahissaient des sentimens hostiles parmi la population.

Le chapelain de la Nouvelle-Galles du Sud emmenait à Port-Jackson une dizaine de Néo-Zélandais. En montant à bord, ce petit monde était accompagné d’une multitude de parens et d’amis ; il y eut, comme si l’on n’espérait jamais se revoir, des adieux signalés par des flots de larmes et d’infinies lamentations. Pour assister à l’appareillage de l’Active, on était venu de très loin ; il y avait une foule énorme pleine de curiosité sur le rivage et dans les pirogues. Les membres de la mission, MM. Kendall, King et Hall, sont sur le pont, ne voulant quitter M. Marsden qu’à la dernière minute. Enfin l’ancre est levée, les voiles s’enflent, on approche de la pointe qui limite la baie, il faut se séparer ; les mains s’agitent encore, et la distance ne permet plus de les voir ; les adieux se répètent lorsqu’on ne peut plus les entendre. Dans la matinée du 27 février, l’Active touche au cap Nord ; il s’agit de prendre une cargaison de lin qui dès longtemps a été promise. Marsden et son compagnon Liddiard Nicholas mettent pied à terre en un endroit rocailleux, après avoir eu mille craintes de chavirer par suite d’un épouvantable ressac sur cette côte abrupte. Ils atteignent un point élevé ; alors l’un et l’autre laissent échapper une exclamation admirative, la scène qui s’offre aux regards apparaît comme une des plus riantes de la nature. Au bas, c’est, entourée de collines, la plaine qu’on prendrait pour l’arène d’un immense amphithéâtre ; vers le nord, une perspective lointaine que l’œil suit par une échancrure dans l’enceinte ; sous les pieds mêmes des spectateurs ; un petit village que borde un clair torrent aux capricieuses ondulations bientôt perdu dans la mer ; puis disséminées dans la campagne, des huttes que l’on cherche au milieu de la végétation, la pensée séduite par l’intérêt de la vie humaine. Sur certains espaces, on remarque des cultures de patates ou d’ignames fort bien entretenues, et l’on se plaît à concevoir une ; opinion favorable de l’industrie des habitans ; près du village, on aperçoit une tête d’homme posée sur un pieu : alors se réveille dans l’âme le souvenir des instincts cruels des anthropophages. Le lin qu’on attendait est apporté, le navire gagne la haute mer.

Près de trois mois se sont écoulés ; les missionnaires n’ont été témoins d’aucun trouble grave sur le territoire qu’ils ont parcouru. N’ayant éprouvé nul accident, subi nul outrage, le révérend Samuel Marsden se déclare enchanté des insulaires ; il se flatte de les voir prendre goût à la civilisation européenne. A-t-il formulé quelques doctrines en apparence plus ou moins approuvées, il imagine les principaux personnages déjà persuadés. Par exemple, il a tenté de convaincre qu’il est mieux d’avoir une seule femme comme en Angleterre que d’en avoir plusieurs comme à la Nouvelle-Zélande, on lui a répondu : Peut-être, car, s’il y a plusieurs femmes à la maison, toujours elles se querellent ; les femmes n’aimant pas les rivalités partagent son avis, le bon pasteur est tout glorieux. Il a parlé des peines graduées selon l’importance du crime ou du délit, insisté sur l’iniquité de frapper d’une condamnation à mort l’homme qui a volé une patate de même que l’assassin, et il croit le sauvage saisi des merveilles de la justice qu’on rend au nom du roi de la Grande-Bretagne. Dans son opinion, les Néo-Zélandais qui ont visité Port-Jackson ne doivent plus rêver que de vivre à la façon des bourgeois anglais ; c’était beaucoup d’illusion. A la vérité, depuis une vingtaine d’années, par suite d’une fréquentation active, il y a, au moins à la baie des Iles, un changement dans les rapports des insulaires avec les Européens. Les Néo-Zélandais se sont accoutumés à voir des étrangers, et s’ils n’en reçoivent pas d’offense, ils se comportent d’une manière irréprochable et se montrent en général fort hospitaliers. Ils ont d’ailleurs un tel désir de posséder des armes à feu et des instrumens de fer qu’ils recherchent ceux qui peuvent en procurer. Fiers de leur rang, orgueilleux de leurs exploits, les chefs témoignent toujours des ardeurs belliqueuses. Suivant la remarque des premiers missionnaires évangéliques, la bonne intelligence semble régner dans la population placée sous la conduite d’un même chef ; les hommes traitent avec douceur les femmes et les enfans. Les guerres ne s’allument qu’entre les tribus et parfois elles sont portées loin, à l’improviste, sans autre motif que la volonté d’un chef avide de domination. Depuis le commencement du. siècle, les cultures sont en progrès ; on le constate sur divers points de la côte. C’est beaucoup le travail de malheureuses femmes, car, selon la parole d’un grand chef : qu’on entretienne l’insulaire d’agriculture, il s’endormira ; de guerre, il ouvrira des yeux flamboyans. Quatre jours après le départ de M. Marsden, Tuatara mourait ; quelques mois plus tard, se répandait la nouvelle d’un de ces événemens trafiques dont on n’attendait plus le retour. Deux navires mouillés dans un havre entre la Tamise et la baie Mercure, à 150 milles de la station des missionnaires, avaient été saisis par les naturels ; les matelots en avaient repris possession, mais la lutte avait été sanglante ; on disait considérables les pertes des Anglais.


IV

Que devient la petite colonie de Rangihou ? Si l’on en juge par diverses circonstances, il y a souvent des heures d’inquiétude, des instans de tristesse et d’ennui. Une pirogue partie en guerre, l’équipage ayant tué trois hommes les a mangés ; il ramène captives une femme et cinq jeunes filles et apporte comme trophée la tête d’un ennemi qu’on installe dans l’établissement de la mission ; — il fallut bien des prières pour déterminer les indigènes à l’enlever. Une contestation s’était élevée entre Korokoro et un chef du voisinage de Wangaroa, ce dernier suivi de son peuple fait une descente à la baie des Iles, et ce sont les violences et le fracas habituels des irruptions de barbares. M. Kendall estime pourtant qu’il suffira aux colons de rester neutres en présence des conflits pour n’avoir rien à redouter des naturels. On suit, non sans amertume, dans la population les fâcheux effets de son contact avec les Européens ; un mal funeste se répand par les femmes qui fréquentent les navires[15].

Les missionnaires se rendirent en un lieu du nom de Waitangi qu’arrose un rapide torrent ; ils voulaient nouer des relations avec le chef Waraki et même l’endoctriner. La démarche eut succès ; pour le compte de la société une pièce de terre qu’on jugeait excellente fut achetée pour des clous et des haches. Waraki, homme intelligent, exprimait la crainte déjà manifestée par plusieurs de ses compatriotes devoir dans un avenir prochain les Anglais accroître leurs forces, refouler les indigènes dans les forêts et s’emparer des terres ; les pasteurs évangéliques en repoussaient l’idée avec une chaleur que ne motivait point sans doute une profonde conviction. Waraki répétait : Si quelques Européens se fixent en ce pays, nous y trouverons avantage ; s’ils viennent en grand nombre, ce sera une calamité. Un jour, les insulaires ayant appris l’arrivée du capitaine qui avait massacré la plupart des habitans de la petite île de Rangihou, croyant tirer vengeance de la perte du Boyd, demandèrent à M. Kendall d’inviter cet officier à descendre à terre et de lui faire honte de sa mauvaise action. Le missionnaire, grand justicier comme on s’en souvient, promit d’obtempérer à ce désir. Au jour fixé pour l’entrevue, un Néo-Zélandais familiarisé avec la langue angla/’se, s’adressant au marin, dit : « Capitaine, regardez l’île, » — et en présence des traces du désastre, le capitaine comprit la portée de cette simple parole. L’insulaire énuméra les hommes, les femmes, les enfans tués ; il parla des femmes blessées se traînant vers le rivage et sans merci achevées par les matelots. Le commandant de navire prit l’engagement de ne plus faire de mal au peuple de la Nouvelle-Zélande. Les habitans de Tepuna consentirent à la paix, et M. Kendall dans son naïf enthousiasme put écrire : « Il est doux d’observer chez les indigènes de rapides progrès vers la civilisation[16]. »

Les colons voyaient souvent des malades et s’efforçaient de les soulager. Sous un climat fort humide en hiver, les Néo-Zélandais s’exposent à des refroidissemens dont les suites peuvent être graves ; sans jamais songer à la cause du mal, ils l’attribuent d’une façon invariable à l’Atoua, dieu et diable tout ensemble, qui les fait souffrir. Dès le commencement de l’année 1816, M. Kendall signalait de fréquentes visites de la part des habitans de divers districts, se louait de ses bons rapports avec tout le monde, se vantait de posséder une connance.qui avait gagné même les femmes des missionnaires ; le vacarme effroyable des exercices militaires ne Les empêchait plus de dormir. M. Hall, emmenant femme et enfans, s’était installé à Waitangi : à ses yeux, c’est le jardin de la Nouvelle-Zélande ; il y a des terres arables de la meilleure qualité, des prairies superbes pour l’élevage des troupeaux, une rivière qui porte les bois mis en radeaux. Le chef Waraki mourut, et il s’ensuivit du trouble dans la contrée, la maison du ministre protestant fut mise au pillage. Malgré l’accident, M. Hall tenait à ne point abandonner la place ; les insultes, les attaques se renouvelèrent ; le pauvre pasteur, blessé au visage, dut revenir avec sa famille à Rangihou.

Tandis que les missionnaires s’accommodent de l’existence parmi les sauvages, un de ces aventuriers dont on garde le souvenir à raison de circonstances extraordinaires ou de certaines audaces pénètre dans l’intérieur du pays au milieu de populations surprises en voyant pour la première fois un Européen. En 1816, un navire était entré dans cette baie de la Pauvreté, rendue tristement célèbre par la narration du capitaine Cook[17]. Durant quelques jours, capitaine et gens de l’équipage trafiquèrent avec les habitans du littoral, mais vinrent les actes de violence : trois marins furent tués dans la lutte, les autres saisis et menés à terre ; plusieurs d’entre eux, attachés à des arbres, tombaient sous les coups de massue et de bruyans éclats de rire répondaient dans la foule aux cris des mourans. Témoin du massacre, John Rutherford, vieux soldat, épargné ainsi qu’un de ses camarades, vit préparer les foyers, rôtir les victimes et consommer le repas des cannibales, ayant reçu d’ailleurs l’invitation courtoise d’y prendre part. Rutherford, mêlé aux Néo-Zélandais, trouva des joies et un bonheur dans la vie des insulaires. Il épousa deux femmes, devint un personnage considérable, un chef, et c’est richement tatoué qu’il retourna en Angleterre conter son histoire à un homme qui s’empressa de l’écrire[18].

En 1817, M. Marsden expédie à Londres deux jeunes Néo-Zélandais dans le dessein de les éblouir par les splendeurs de la civilisation britannique. A son avis, « les Néo-Zélandais, considérés comme les cannibales les plus féroces et les sauvages les plus guerriers du monde, ce qui est en partie fondé, sont naturellement généreux, doux, affectionnés ; par les qualités morales, ils feraient souvent rougir bien des gens réputés chrétiens[19]. » Ainsi que tant d’autres, le bon chapelain se trompait touchant l’effet de la vie des nations policées sur l’esprit des races qui ne chérissent rien au même degré que l’indépendance absolue. Les colons de Rangihou, qui s’étaient fort émerveillés de l’intelligence vive des Néo-Zélandais, commencent à remarquer avec chagrin la difficulté, presque l’impossibilité de soumettre à un travail régulier ces hommes qu’on croirait voués par nature à l’existence vagabonde. Les insulaires exécutent un ouvrage qui peut être promptement achevé, ils l’abandonnent s’il est besoin d’y consacrer de longues journées. Pour entrer en possession de quelques clous, le Néo-Zélandais renonce à toute besogne utile et rémunérée, s’il trouve moyen de les obtenir en brisant une embarcation ou en abattant une maison. Ainsi devaient demeurer stériles les efforts souvent renouvelés avec certaine apparence de succès pour diriger l’esprit des insulaires vers l’agriculture et les arts mécaniques[20].

Vers la fin de la troisième année de son séjour à la baie des Iles, M. Kendall se louait du climat sain et agréable, et de la conduite des indigènes, meilleure qu’on n’aurait osé l’espérer. Il avait ouvert son école, au mois d’août 1816, avec trente-trois enfans. Le nombre des élèves ayant augmenté, les provisions alimentaires furent insuffisantes ; garçons et filles se dispersèrent. Ils revinrent l’année suivante avec de nouveaux camarades ; tous apprenaient à écrire, et le maître estime que les petits sauvages acquièrent aussi vite dans cet art un talent égal, peut-être supérieur à celui des enfans de l’Angleterre sa patrie. Les missionnaires, se familiarisant avec le langage du pays, découvrent l’origine des noms d’hommes, tirés tantôt du caractère ou d’un acte de la vie, tantôt d’une circonstance relative soit à un objet, soit à une localité ; ils discernent mieux les idées superstitieuses des insulaires. Suivant la déclaration de M. Kendall, l’orgueil, l’ignorance, la cruauté, la licence, marquent les traits de la religion des Néo-Zélandais. Ces hommes ne s’inclinent point devant un fétiche, mais les principaux personnages s’imaginent volontiers porter en eux-mêmes les attributs de l’être suprême. Selon M. Marsden, ils n’admettent en aucune façon que le même dieu ait créé les blancs et le peuple des îles australes, — ils fournissent des argumens en faveur de cette opinion.

Au mois d’août 1819, le fondateur de la colonie revenait à la Nouvelle-Zélande en compagnie des deux jeunes insulaires envoyés en Angleterre, depuis peu de retour à Port-Jackson, et de trois nouveaux pasteurs, l’un avec sa femme, l’autre avec femme et enfans. A Rangihou, M. Marsden, se trouvant entouré de la foule des naturels qui l’acclament, nous apprendra qu’à la vue de cette plage et de tout ce monde son cœur s’enflammait et qu’il croyait avoir atteint la terre promise. Hongi, accouru à sa rencontre, lui annonça qu’il partait en guerre contre Wangaroa pour un motif sérieux : une baleine s’était échouée sur une grève dans le district de Hongi, et les gens de Wangaroa s’étaient permis de manger la baleine. Le ministre évangélique réussit à calmer les ardeurs belliqueuses de son ami et l’entretint de l’idée de fonder un second établissement en un lieu où l’on pourrait étendre les cultures dans de larges proportions. Sous la conduite de Hongi, charmé de plaire, M. Marsden et ses confrères, les nouveaux venus, s’embarquent dans une pirogue pour un endroit situé à une douzaine de milles au sud de Rangihou. On arrive à l’embouchure d’une belle rivière ; le sol est uni, facile à défricher, abrité des vents par les collines, la situation est pittoresque, tous les avantages désirables semblent préparés : c’est le territoire de Kerikeri. Le grand chef offre de livrer autant d’espace qu’on en peut souhaiter ; on dîne au village, et la soirée s’écoule dans une agréable conversation avec Hongi et son entourage ; on chante une hymne, et le pieux chapelain, non sans avoir adressé à l’éternel une action de grâces pour la tranquillité dont il jouit au milieu des cannibales, s’endort comme dans les scènes d’une idylle. Au réveil, il aperçoit une délicieuse cascade ; les eaux de la rivière, passant sur la roche polie, tombent après le retrait du Ilot d’une hauteur de 3 mètres dans un superbe bassin d’où, avec la marée, elles s’écoulent dans la baie. Kerikeri était adopté pour la nouvelle station des missionnaires[21].

Korokoro, jaloux de la préférence, éclata en invectives contre Hongi ; on l’apaisa par la promesse que des Anglais iraient résider sur son domaine. M. Marsden se laissa conduire à Paroa ; le vieux chef proposa de faire abandon complet d’une belle terre qui forme le fond d’une crique. ; séduit par les agrémens de la localité, le chapelain décida qu’on y établirait un poste, et Koro-koro promit de rassembler les matériaux nécessaires pour élever des constructions. Des chefs de divers districts reprochaient à M. Marsden de ne pas leur amener un forgeron ; tous, avec une insistance extrême, réclamaient des houes, des bêches, des pioches, des haches, des cognées, des vrilles. Les hommes qui voulaient cultiver se servaient, à défaut d’outils convenables, de bêches ou de spatules de bois, insuffisantes pour remuer la terre, et ils s’en montraient fort malheureux. Un chef, interrogé s’il lui plairait de visiter l’Angleterre, assura n’en avoir nul désir, ajoutant : « A Port-Jackson, je suis peu considéré ; je le serais moins encore en Angleterre, tandis qu’en mon pays je suis roi. » Marsden cherchant à dissuader un personnage de se faire tatouer, lui représentait que la coutume était barbare, l’insulaire répondit devoir se soumettre à l’usage s’il tenait à manifester son rang. Les colons entendaient toujours parler d’hostilités entre les tribus ; l’une menaçait Hongi, plus souvent Hongi portait la guerre chez ses voisins. De temps à autre, on voyait à Rangihou des têtes plantées sur des pieux ; c’est ce qui arriva au retour d’un expédition qui était allée jusqu’au cap Oriental[22]. Les têtes des chefs tués dans les combats sont préparées et conservées ; si la paix se conclut, elles sont remises aux parens des victimes. Les corps, aussitôt après la victoire, sont coupés et les morceaux distribués entre les guerriers ; en quelques circonstances, on en expédie une part à des amis éloignés, comme on fait ailleurs d’une pièce de gibier.

Un jour, M. Marsden ayant déclaré l’intention d’offrir, soit une pioche, soit une hache à ceux qui n’en avaient pas reçu depuis l’origine de l’établissement, plusieurs centaines d’insulaires vinrent assiéger la demeure des colons ; — on disposait d’une soixantaine d’objets. Lorsqu’il n’y eut plus rien à donner, un murmure trahissant une immense déception courut parmi la foule. Le maître chapelain s’esquiva pour se soustraire aux obsessions de gens qui montraient des mains écorchées faute d’un bon outil. En quelle estime, en effet, devaient être tenus les instrumens de fer par les hommes ne possédant que des haches en pierre pour couper des arbres, des coquilles pour tailler le bois, des bêches en bois pour remuer la terre ! Un canot de grande dimension ayant été construit pour le service de la mission, M. Marsden le fit charger de planches et s’embarqua pour Kerikeri, avec les deux ministres évangéliques désignés pour l’occupation de ce poste et trois charpentiers. Sur le terrain même, on traça le plan de plusieurs constructions, et les ouvriers se mirent à l’œuvre. De la vigne fut plantée ; d’après la nature du sol, on augurait favorablement de cette culture et l’on songeait à l’importance qu’elle pourrait acquérir dans cette partie du globe.

Autrefois Tuatara, dans ses entretiens, avait parlé de la Hokianga[23] comme d’une très belle rivière qui se jette dans la mer sur la côte occidentale de l’île. Deux membres de la mission de Rangihou, ayant effectué le voyage, confirmaient le récit de l’indigène. Le révérend Samuel Marsden prit le parti de pousser une reconnaissance dans la région. Accompagné de trois de ses confrères, de trois chefs néo-zélandais et d’une suite pour porter les bagages, il se mit en route. On traverse d’abord un espace de plusieurs milles où s’entremêlent les fougères et les broussailles de toute sorte, ensuite une vaste marais, puis un pays découvert. Comme il faut prendre du repos, les naturels construisent au plus vite une cabane avec des branches d’arbres. Au soir, la pluie tombe, les mugissemens du vent sont effroyables, les missionnaires anglais se rappellent qu’ils sont loin de la patrie, chez un peuple d’anthropophages, et chacun ressent l’oppression qui éprouve les âmes les plus fortes aux heures de la nuit, lorsque l’imagination est aux prises avec des dangers invisibles ; mais le corps étant brisé de fatigue, le sommeil ne tarde point à engourdir l’esprit. Dès le réveil, les indigènes allument de grands feux pour combattre le froid humide : on prépare le repas du matin et, les forces revenues, on s’engage dans un bois. Le sol se trouvant détrempé par la pluie, la marche est lente et pénible ; le terrain ne cessant de s’élever, au sortir de la forêt, on atteint une position qui domine toute la contrée environnante. Vers le sud s’étend une plaine immense, couverte d’une végétation magnifique ; aux pieds du spectateur, les cimes touffues des arbres s’étalent de façon à présenter l’aspect d’une surface unie comme la mer. Au premier village qu’on rencontre, les chefs se montrent prévenans à l’égard des étrangers ; informés de leur désir de vérifier si les navires pourraient entrer dans la rivière, ils expriment l’envie d’avoir parmi eux quelques Européens capables d’enseigner l’agriculture et l’art de construire des routes. On atteint la bourgade de Houtakoura, située sur un des affluens de la Hokianga, où le chef accueille les voyageurs avec la politesse grave d’un prince, en offrant la plus large hospitalité. Tout à coup, à la grande surprise des missionnaires, une effervescence se prononce dans la population, des rixes s’engagent ; il s’agissait des coquetteries d’une femme, les fureurs se calmèrent assez vite. Les enfans, la plupart gentils, sont nombreux, et si l’idée de M. Marsden avait pu être satisfaite, tous auraient appris l’anglais. En descendante cours de la rivière, jusqu’à son embouchure, on traverse beaucoup de gros villages, et le maître chapelain juge plus d’un endroit propice à l’établissement d’une colonie. Comme il accablait les habitans de questions sur les rivières de la Nouvelle-Zélande, sur l’importance des populations établies près des cours d’eau, sur les ressources alimentaires dans les différentes contrées, sur les moyens de communication, les insulaires, mis en défiance, commençaient par demander le motif de pareilles interrogations ; ils finissaient par y répondre. Sur le chemin, on trouve un prêtre qui s’attribuait le don de commander aux vents et aux flots ; de sa bouche, les missionnaires apprennent que, suivant la tradition, le premier homme qui foula le sol de la Nouvelle-Zélande, était Mawi, révéré par le peuple à l’égal d’une divinité ; ils recueillent des renseignemens sur les roches et sur les passes de l’embouchure du fleuve, ce qui n’empêchera point d’aller mesurer la hauteur de l’eau sur les fonds de sable. En retournant à Kerikeri, on passe par d’autres voies ; souvent la fatigue est extrême pour les voyageurs obligés de piétiner dans la vase sous les grands arbres, la joie infinie à la vue de belles campagnes. Sur un énorme tronc coupé, dernier vestige d’un pin dont le vieux Tepahi avait fabriqué une pirogue, s’est assis le révérend Samuel Marsden ; évoquant le souvenir de ses relations avec l’insulaire, il s’écrie dans un élan de touchante naïveté : « Quel bonheur pour cet homme, s’il eût vécu, en apercevant l’avenir qui se prépare pour sa patrie ! » Après deux semaines d’absence, on a la satisfaction de constater qu’une belle demeure a été construite à Kerikeri. Le chapelain de la Nouvelle-Galles du Sud parcourant plusieurs districts dans la région de la baie des Iles, les chefs se montraient la plupart jaloux de recevoir des missionnaires. Ils attendaient d’eux la fortune, les territoires de la domination de Tuatara et de Hongi ayant gagné en armes, en outils, en substances alimentaires, une richesse ailleurs inconnue. C’est sous les plus riantes impressions que M. Marsden s’embarque en face de Rangihou pour sa résidence de Port-Jackson ; il ne devait point tarder à reparaître à la Nouvelle-Zélande[24].

Dans l’intention de diminuer les frais du transport des convicts, le gouvernement britannique avait décidé qu’un vaisseau de la marine royale serait affecté à ce service, et qu’après s’être débarrassé de sa cargaison humaine à Hobart-Town et à Port-Jackson, il irait à la Nouvelle-Zélande prendre un chargement de bois de mâture. M. Marsden fut prié de donner à l’accomplissement de cette tâche le concours de ses lumières et de son influence sur les naturels, et le brave chapelain partit de nouveau pour le pays de ses rêves, accompagné de plusieurs insulaires qu’il hébergeait dans sa propre demeure. Un chef du nom de Tetoro, qui se distinguait par une stature colossale et un air imposant, avait sans cesse les yeux attachés sur les soldats embarqués, ne dissimulant en aucune manière que cette force armée ne serait point du goût de ses compatriotes. Il n’en servit pas moins les Anglais dans la recherche des plus beaux arbres. À cette époque, les tribus de la baie des Iles et celles des régions limitrophes étaient en guerre ouverte. Malgré la protection de quelques chefs, les insulaires, comprenant trop bien que les ministres protestans se trouvaient en leur pouvoir, n’épargnaient à ces malheureux étrangers ni les vexations, ni les humiliations, ni les extorsions. Le major Richard Cruice constate que les pasteurs évangéliques, établis dans le pays depuis près de six années, n’ont pas réussi à opérer une seule conversion. Rangihou avait été délaissé pour Tepuna, situé de l’autre côté de la colline. Les missionnaires, tombés dans le découragement, voulaient tout abandonner ; Marsden raffermit les courages ébranlés, admettant qu’il y avait de mauvais jours à passer et montrant, après la peine, le succès et la gloire[25].

Au mois de février 1820, M. Kendall, allant en Angleterre, emmenait Hongi et un jeune chef du nom de Waikato. Tout d’abord, le missionnaire, qui s’était particulièrement occupé de l’idiome du pays qu’il habitait depuis plusieurs années, prit sa résidence à Cambridge ; d’après ses notes et ses indications, le professeur Lee composa pour la première fois une grammaire de la langue des Néo-Zélandais. A Londres, les chefs de la baie des Iles excitèrent la curiosité générale, surtout à raison de leur tatouage. Introduits près du roi, ils furent émerveillés en voyant l’arsenal du palais, ravis en recevant des mains de George IV une collection d’armes. Waikato convoitait toutes choses, Hongi ne prisait que les armes de guerre ; il tombait en extase devant la discipline et les manœuvres des troupes anglaises. Traité avec considération, l’orgueilleux insulaire affectait la dignité, la réserve, les façons d’un grand seigneur ; regardé comme un être curieux, il marquait son dédain, même de l’indignation. Hongi semblait avoir de hautes visées ; il demandait des mineurs pour rechercher le fer, des forgerons pour le mettre en œuvre, des charpentiers pour élever de belles constructions, quelques missionnaires pour instruire son peuple dans les arts, enfin une vingtaine de soldats britanniques sous la conduite de trois officiers pour servir de modèles à ses hommes de guerre, assurant qu’il comblerait de bonnes terres à tout ce monde et qu’il le protégerait. Des personnages de l’Angleterre, pris d’un singulier intérêt pour ces Néo-Zélandais, les gratifièrent d’armes et de munitions, ne soupçonnant pas que pareille générosité servirait à perpétrer bien des crimes.

Au retour, les insulaires abordant à Port-Jackson trouvent asile, suivant la coutume, dans la maison de Marsden, à Paramatta. Le bon chapelain doit alors subir une douloureuse impression. Hongi, dont il a loué dans ses correspondances les formes douces, est aujourd’hui plein d’arrogance ; il ne rêve qu’entreprendre la guerre afin de devenir puissant comme le roi d’Angleterre. Sous le toit du chapelain de la Nouvelle-Galles du Sud vivait alors Hinaki, un chef des rives de la Tamise ; c’est l’occasion pour Hongi d’ouvrir les hostilités. Prétendant qu’un homme de sa tribu a été tué par des gens de la Tamise, il menace Hinaki de toutes ses fureurs dès qu’ils auront mis le pied dans leur île. Les deux chefs s’asseyent à la même table, ils partent sur le même navire et, aussitôt débarqués, chacun court rassembler ses forces. Hinaki, de son mieux, prépare la résistance ; mais Hongi, ayant réuni trois mille hommes armés d’une façon supérieure, se jette sur l’adversaire. Pendant la lutte tombe Hinaki, atteint de trois balles ; soudain Hongi, écumant de rage, s’élance et, de son poignard ayant frappé au cou l’ennemi déjà inerte, tel que le plus affreux sauvage, boit le sang qui jaillit de la blessure. On compte un millier de morts ; trois cents vont être rôtis et mangés sur place. Les habitans qui survivent ont fui pour ne plus revenir ; désormais le pays où fut le champ de carnage restera désert. Le sombre vainqueur revenant à la baie des Iles, chacune de ses embarcations porte nombre de prisonniers ; sa propre pirogue une vingtaine, tous destinés à l’esclavage. Au moment où Hongi veut aborder, sa fille erre sur la grève, éperdue, pleurant son mari tué pendant l’action ; soudain, comme une furie, elle saute dans la pirogue, arrache des mains de son père l’épée tranchante qu’il tient de la munificence du roi d’Angleterre, et abat la tête de seize captifs qui, sans murmure et sans résistance, se laissent mettre le cou sur le bord du bateau. La vengeance accomplie, cette veuve terrible décharge un fusil sur elle-même ; blessée, elle ne reprend ses sens que pour s’étrangler afin de rejoindre au plus vite son époux au séjour des âmes[26].

Dans les combats entre les insulaires, le changement est prodigieux. Les vaillans guerriers d’autrefois maudissent les armes à feu dont ils sont encore privés ; ils succombent en méprisant les ennemis qui, n’osant plus se mesurer corps à corps avec la lance et la massue, donnent lâchement la mort au loin en se tenant hors d’atteinte. A peine a-t-il pris quelque repos, Hongi, plus que jamais confiant dans la puissance de ses armes, court à la baie Mercure détruire les tribus de cette région, puis à l’embouchure de la Tamise, où il trouve un village si bien fortifié que sa troupe n’ose tenter l’attaque. Alors il feint des dispositions amicales, ; les gens de la baie des Iles, admis dans l’enceinte, s’emparent de la place au milieu de la nuit, et massacrent la plupart de ses défenseurs. L’année suivante, c’est en 1822, Hongi reparaît dans la même région, et, remontant la rivière, importe la désolation dans d’autres districts.

Après avoir atteint la rivière Waikato, qui tombe dans la mer sur la côte occidentale, il s’avance au sud près de Wanganui, faisant périr plus de quinze cents hommes. Chaque année, ce sont de nouvelles courses, de nouveaux massacres. Hongi répand la terreur sur l’île tout entière ; il traverse le détroit de Cook et ravage Te-Wahi-Pounamou, l’île méridionale. Des missionnaires anglais l’appellent le Napoléon de la Nouvelle-Zélande, titre sans doute moins glorieux dans leur esprit qu’on pourrait l’imaginer. S’ils reprochent à cet étrange conquérant des actes de violence sans cesse renouvelés, il répond froidement qu’il ne s’arrêtera pas avant d’avoir soumis tout le pays, car l’Angleterre n’ayant qu’un roi, il faut qu’il en soit ainsi de la Nouvelle-Zélande. Hongi avait profité de son voyage pour s’instruire en politique ; aux Anglais eux-mêmes, il devait les armes dont il se sert avec tant de furie contre les gens de sa race. À cette époque lamentable de l’histoire de la Nouvelle-Zélande, on vit des tribus profiter de l’affaiblissement de leurs voisins pour en achever l’extermination. En 1827, Hongi déclare la guerre à Tara, le fameux George de Wangaroa. Pendant cette campagne, l’établissement des missionnaires de la secte des wesleyens, fondé depuis quatre années, est mis au pillage et brûlé. Hongi disperse la population, tuant avec rage, sans épargner ni les femmes, ni les enfans. Vaincus, les derniers de ses ennemis prennent la fuite, mais pendant la retraite une balle atteint le vainqueur en pleine poitrine. C’en est fait du sauvage héros, qui languira plus d’une année avant de succomber à la terrible blessure. Ainsi se termina la carrière de l’homme dont le nom fut le plus retentissant de l’histoire des guerres de la Nouvelle-Zélande. Sous les coups du barbare conquérant, la partie la plus vaillante de la nation a disparu. Où il existait des tribus redoutables par le nombre des guerriers, maintenant seuls des vieillards gémissent, des enfans pleurent, des femmes désolées se tailladent la chair en signe de deuil. Où régnait l’activité, la vie, le mouvement, aujourd’hui c’est la solitude, le désert, le silence. Et parmi le peuple des envahisseurs, les colons anglais, on entendra bientôt tinter cette parole sinistre qu’on croirait lancée par une voix infernale : « Hongi a été l’instrument providentiel qui, par l’anéantissement des défenseurs de ce pays, a préparé notre puissance. »

Les missionnaires évangéliques, protégés par Hongi, souffrirent peu de l’état de guerre. Comme l’avait prédit Tuatara, chaque année ils se trouvaient plus nombreux et s’implantaient sur de nouveaux points. Par la mansuétude, par la résignation à supporter les peines et les injures, ils gagnèrent des sympathies dans la population indigène et contribuèrent au plus haut degré à rendre facile l’invasion de la Nouvelle-Zélande par la race britannique. Au mois de juillet 1823, Marsden, revenant en ce pays pour la quatrième fois, constatait la prospérité de la mission. Un établissement se fondait à Pahia ; le maître chapelain aurait préféré Wangaroa, mais la place venait d’être occupée par les wesleyens. Des pasteurs ne tardent pas à s’installer à Waimata, à Kaïtara, ailleurs encore. De temps à autre les hostilités entre les tribus de la baie des Iles rendent la situation fort pénible pour les missionnaires ; M. Marsden, averti lorsque les craintes deviennent excessives, reparaît, et en 1827 et en 1830, comme toujours il réussit à conjurer les dangers.

En 1815, le révérend Samuel Marsden avait laissé sur un point de la Nouvelle-Zélande trois hommes d’église. Au mois de février. 1837, il venait pour la septième et dernière fois visiter cette terre qui, grâce à ses efforts, va être bientôt ravie aux légitimes possesseurs. Il se plaisait à répéter : « Un jour les Néo-Zélandais seront un grand peuple, » lorsque déjà les industriels, les marchands, les spéculateurs songeaient à s’emparer du pays tout entier. Le maître chapelain, accompagné de la plus jeune de ses filles, a le bonheur de voir que son œuvre à grandi dans d’étonnantes proportions ; — il y a maintenant des missions établies sur la Tamise et dans l’intérieur de l’île, à Matamata, à Waikato, à Tauranga. En chaque lieu, le vieillard reçoit les hommages de ses compatriotes, les marques d’amitié des insulaires. A Kaitaïa, la population se porte en foule à sa rencontre pour le saluer et même, assure-t-on, pour le contempler comme un père, comme un véritable bienfaiteur ; il aurait pu être enivré du triomphe. Marsden, le fondateur des missions de la Nouvelle-Zélande, n’épargnant point ses faveurs à des sectes dissidentes, parfois rivales, montrant une sorte de bienveillance envers les catholiques, si l’on en croit ses panégyristes, reste pour l’église anglicane le pasteur vénéré qui, sans souci d’immenses obstacles, a propagé la foi chrétienne chez les plus terribles sauvages ; pour tout le monde, il est l’homme plein d’énergie qui sut implanter la nation anglaise sur une terre féconde. Cook a déclaré la Nouvelle-Zélande possession britannique, Marsden l’a conquise[27].


EMILE BLANCHARD.

  1. Voyez la Revue du 1er mars 1878.
  2. Turnbull’s Voyage round the World, between the years 1801 and 1804.
  3. Some Account of New-Zealand particularly the bay of Islands, by John Savage ; London, in-8o, 1807.
  4. À cette époque, l’usage de la poudre n’était point encore abandonné en Europe d’une manière générale.
  5. Nommé aussi Lord Auckland’s Grove.
  6. Te-Wahi-Pounamou. — Cos importantes corrections faites à la carte dressée par Cook vinrent en grande partie d’une exploration du navire anglais Pegasus.
  7. Dans plusieurs relations, ce nom est écrit Duaterra, Ruaterra, Ruatara.
  8. Narrative of a voyage to New-Zealand, performed in the years 1814 and 1815 in company with the Rev. Samuel Marsden, 2 vol. in-8o ; London, 1817.
  9. Missionary Register, 1816.
  10. Doubtless Bay.
  11. Le pattou-pattou.
  12. Missionary Register, November, 1816.
  13. Morberri, dans la relation de Liddiard Nicholas.
  14. La fibre du phormium.
  15. Missionary Register ; Doccmber, 1816.
  16. Lettres de M. Kendall : Missionary Register ; August and December, 1817.
  17. Poverty Bay.
  18. Library of Entertaining Knowledge.
  19. Missionary Register.
  20. Major Richard Cruice, Journal of ten Month’s Residence in New-Zealand ; London, 2e édit., 1824, p. 55.
  21. Cette station dans le rapport de Marsden et dans les écrits de la même époque est appelée Kidi-Kidi.
  22. East Cape.
  23. Ce nom fut d’abord écrit Shouki-Anga.
  24. Samuel Marsden : Proceedings of the Church Missionary Society, 1821-1822. — Dumont-d’Urville : Voyage de l’Astrobale, Histoire du voyage, t.III, a donné, à titre de pièces justificatives, les traductions de la plupart des rapports des ministres évangéliques et d’autres documens sur la Nouvelle-Zélande jusqu’à l’année 1822.
  25. Journal of ten Month’s Residence in New-Zealand, by Richard A. Cruice ; London, in-8o, 2e édit., 1824, et An account of New-Zealand and of the formation and progress of the Church Missionary Society’s Mission in the Northern Island, by the Rev. William Yate ; Londoo, in-8o, 1835.
  26. Un des plus importans historiens de la Nouvelle-Zélande, le rév. Richard Taylor : Te Ika-a-Mawi or New-Zealand and its inhabitants, rapporte les circonstances de cette scène d’après un témoin oculaire, M. Puckcy, l’un des missionnaires évangéliques.
  27. Né à Horseforth, village situé entre Bradford et Leeds, le 24 décembre 1760, d’abord forgeron, bientôt ministre protestant, mort en Australie le 12 moi 1838.