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La Nouvelle Équipe/Texte entier

La bibliothèque libre.
Éditions de la mère éducatrice (p. couv-392).


Madeleine VERNET



La
Nouvelle Équipe

ROMAN







G. MIGNOLET & STORZ, ÉDITEURS
2, rue Fléchier, PARIS (9e)


LA NOUVELLE ÉQUIPE














A LA MÊME LIBRAIRIE

DU MÊME AUTEUR De l’Objection de Conscience au Désarmement, une brochure. POUR LA JEUNESSE

Le Rameau d’Olivier, Contes pour la Paix, un volume illustré.

COLONEL J. CONVERSET

Les trois ans de Diplomatie qui nous menèrent à la Guerre, un volume.

Ceux qui font la Guerre et Ceux qui la font faire, une brochure.

Madeleine VERNET




LA
NOUVELLE ÉQUIPE


Roman de la Guerre et de la Paix


« La Vérité !… Il faut toujours
dire la Vérité »…
Dernières paroles de SÉVERINE
(Avril 1929).




Éditions de la MÈRE ÉDUCATRICE
LEVALLOIS-PERRET
Dépôt général :
Librairie ANDRÉ DELPEUCH
51, rue de Babylone, Paris (viie)


IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE
300 EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS SUR ALFA
CONSTITUANT L’ÉDITION ORIGINALE













à JACQUES GANUCHAUD
et à tous ceux de sa génération
qui réaliseront « La Nouvelle Équipe »














LETTRE-PRÉFACE


à Jacques Ganuchaud.


Je vous dois bien, cher jeune ami, la dédicace de ce livre, car c’est vous qui m’en avez suggéré l’idée. Que de fois, en effet, en conclusion de nos causeries, lorsque je vous avais retracé les heures vécues au moment de la mobilisation, et les événements des quatre terribles années, que de fois vous m’avez dit : Vous devriez écrire vos mémoires de guerre.

Si ce ne sont pas encore là « mes Mémoires de guerre », ce sont du moins ces mémoires qui m’ont permis d’écrire ce roman. Un roman ! c’en est à peine un, en vérité. Chaque page est un morceau de vie, et la réalité y est sans cesse présente. C’est un roman par la forme ; mais c’est de l’histoire, de la douloureuse histoire, où vous trouverez côte à côte la souffrance de ce qui fut et l’espoir de ce que nous voulons.

On a beaucoup écrit déjà sur la guerre. La vie des combattants a fait l’objet de bien des livres, dans lesquels ils nous ont été présentés, tantôt comme des héros et tantôt comme des martyrs. Mais presque toujours on a oublié la page préliminaire, les heures d’affolement où les hommes, arrachés à leurs amours, à leur travail, à leurs luttes, à la vie saine qui est celle de tous les jours et qui n’a pas d’histoire parce qu’elle est simplement humaine, quittaient les habituels vêtements qui étaient la marque de leur individualité pour prendre cet uniforme, qui dit assez bien, par son nom même, ce qu’il signifie : la disparition de l’individu dans la grande masse, inerte et sans pensée, qui n’a plus d’autre rôle à jouer que l’obéissance aveugle à la lourde discipline par qui l’esprit, depuis des millénaires, est bafoué.

Mais, avant de redevenir un numéro dans cette masse, quel drame s’est joué dans le cœur du futur combattant ? Quelles angoisses, quelles luttes, ont tourmenté ces consciences qui allaient abdiquer ?

On parle souvent de l’élan des mobilisés partant pour « la guerre du droit ». Cela fait bien en littérature. Mais la vérité c’est que personne ne songeait à s’analyser. On partait parce qu’il fallait partir, parce que c’était le devoir — ce devoir dont on avait reçu les premiers principes à l’aube même de la vie, sur les genoux maternels et les bancs de l’école, — on partait parce qu’il fallait se défendre, parce que ce jour là était prévu et d’avance accepté, et que, depuis qu’on avait terminé le service militaire, on savait bien qu’il faudrait partir quand sonneraient les tambours de la mobilisation. On partait bien aussi à regret, mais pouvait-on ne pas partir ? Cette supposition redoublait l’affolement des esprits. Et l’on est parti. Les jeunes chantaient, certes, et même aussi ceux qui laissaient derrière eux des devoirs sacrés. Mais quoi, puisqu’on partait, n’était-il pas mieux de s’en aller en braves, le front haut et le sourire aux lèvres ? N’était-on pas du pays de Cambronne ? et n’était-il pas crâne de lancer le mot de défi au destin, même quand on était désespéré.

Mais on n’était pas toujours dans les rues, ni sur les places publiques. Et j’ai vu, moi, des hommes de trente-cinq ans pleurer. Ce n’étaient pas des lâches. Ils ne pleuraient pas sur eux, ni même sur les leurs qu’ils laissaient dans l’angoisse et l’incertitude. Ils pleuraient sur la besogne qu’ils allaient accomplir : « il va donc me falloir tuer des hommes, Madeleine, me cria l’un d’eux, des hommes qui ne m’ont rien fait, des hommes à qui je n’en veux point »…

Ce cri-là m’est resté dans les oreilles. Ce cri là condamne la guerre, et absoud le crime de ceux qui ne voulaient pas être des criminels.

Voilà comment on est parti.

Mais alors, pourquoi est-on parti ? C’est ce que j’essaie de dire dans la première partie de ce livre. Ces premiers jours de la mobilisation, je les raconte comme je les ai vécus. Je peins Paris comme je l’ai vu. Mes personnages ont à peine des masques. On peut les reconnaître. Et chacun peut se reconnaître aussi dans cette foule tourmentée, fiévreuse, bouleversée, surexcitée par le départ des hommes, exaltée par des siècles de fanatisme.

Vous, mon cher ami, vous étiez un enfant, comme ce Pierre Bournef, comme ce Jean Tissier, dont j’appelle les images sur les ruines du passé. Vous n’avez pas connu ces heures-là. Vous n’avez pas vu la conscience en déroute s’incliner devant les idoles consacrées par les siècles. Certes, des « anciens » ont pu vous dire leurs impressions, leurs doutes, leurs révoltes, mais pour comprendre ces jours de fièvre et de tourmente, il faut les avoir vécus.

Je les ai traversés. J’étais dans la mêlée qui se bousculait dans les rues de Paris. Mais j’avais, sur ceux qui allaient devenir des combattants, le grand avantage de n’avoir pas à m’affoler pour moi-même, et cela me permettait de dominer cette mêlée, d’essayer de la comprendre et d’y voir clair.

C’est pour cela que vous ne trouverez pas, sous ma plume, un seul mot d’accusation contre ceux qui partaient. Car j’ai compris qu’ils ne pouvaient pas ne pas partir. Tous, tous, et ceux-là même qui étaient éclairés et humains, les bons, les justes, tous partaient convaincus que c’était leur devoir. Ils obéissaient à leur croyance, comment auraient-ils pu résister ? Mais la lutte fut grande, chez quelques-uns, entre cette croyance et la voix profonde d’une conscience supérieure.

Mais si, devant cette déroute, je n’ai ressenti qu’une pitié infinie pour tous les pauvres hommes, je me suis juré de travailler toujours, et inlassablement, à ruiner cette croyance néfaste qui condamne l’humanité à se détruire elle-même.

Les hommes ne seront pas sauvés par un miracle. Il y faut leur volonté. C’est encore ce que j’essaie de dire dans ces pages. L’image de ce jeune instituteur de vingt ans — qui n’est pas, hélas ! un personnage fictif, mais une douloureuse et réelle figure de victime — cette image est un symbole, et ce n’est pas par fantaisie que je l’ai ici évoquée. Ce n’est pas même par un sentiment de réparation à l’égard d’un de nos martyrs. Mais c’est parce que cette image est l’évocation même de la conscience aux prises avec toutes les puissances consacrées par la tradition.

Pourtant, la raison profonde qui guide l’humanité n’est pas la douleur. Le secret instinct de nos âmes, c’est la sympathie, le grand désir de nos poitrines, c’est la joie. Nous y allons, hélas ! par les voies de la souffrance parce que nous sommes imparfaits, mais nous y allons. Seulement, la route « sera semée de victimes » comme le dit la sage Henriette.

Qu’importe ! il faut aller vers la lumière.

Vous, mon cher ami, vous qui avez la jeunesse, vous verrez des horizons que nous n’atteindrons pas. C’est vous, vous et ceux qui vous ressemblent, qui la réaliserez, cette « Nouvelle Équipe » où s’enrôleront les volontaires du bon travail humain.

Puisse la leçon du passé vous servir. Puissent les fautes commises, puisse la dure rançon que depuis quinze ans les hommes paient à la plus monstrueuse de leurs folies, vous être salutaires. Je ne puis que vous crier courage.

Nous sommes quelques-uns qui vous avons frayé le chemin ; mais c’est vous qui devrez faire l’effort de la libération. C’est vous qui devez arracher du champ humain cet odieux « mannequin habillé par la peur », briser cet « épouvantail » fabriqué par l’homme et devant lequel il s’affole.

Ce jour-là viendra si vous le voulez. Et nous, alors, au fond de nos tombeaux, nous nous réveillerons peut-être en entendant les hommes nouveaux chanter cette « joie, divine étincelle » qu’Alexandre Didier appelle sur la séculaire détresse du monde, comme un bienfaisant soleil sur la nuit des abîmes.

Octobre 1930.

Madeleine VERNET.


Première Partie

SOUS LE DOUBLE SIGNE DE MARS ET DU LION


I


Mme Delmas s’approcha du lit de l’accouchée.

— Ton père est arrivé, Jeanne, peut-il venir t’embrasser ?

— Bien sûr, maman ; je serai contente de le voir.

— Et lui, tu le comprends, est impatient de connaître son petit-fils.

La jeune femme eut un sourire heureux.

— Mon Pierre ! murmura-t-elle. Mais la visite de papa va déranger son sommeil.

— Le mal ne sera pas grand, l’heure de sa tétée approche.

— C’est vrai. Dis donc à papa de monter tout de suite.

— Je vais l’appeler. Il doit être au jardin avec Maurice.

Se dirigeant vers la fenêtre, Mme Delmas se pencha sur le balcon.

— Maurice, appela-t-elle.

— Mère ? répondit d’en bas une voix d’homme.

— Le Général n’est pas avec vous ?

— Il est parti chercher des cigares ; il sera de retour dans un instant.

— Vous pourrez le faire monter, Jeanne l’attend.

— Nous monterons dès qu’il sera revenu… tenez, le voici, je reconnais son pas.

Mme Delmas revint près de sa fille.

— Ils vont venir, dit-elle.

— Mère, le berceau remue, le petit va se réveiller.

En ce moment, des voix d’hommes se firent entendre dans l’escalier.

— Voilà papa, dit Jeanne, les yeux vers la porte. Le général Delmas et son gendre, Maurice Bournef, pénétraient dans la chambre.

— Bonjour, ma fille, fit joyeusement le général, sans quitter pourtant son ton de commandement.

Puis, s’approchant du lit, il mit un baiser sur les joues de la jeune mère.

— Et toutes mes félicitations, sais tu bien ; tu as su faire une chose dont j’ai été moi-même incapable. Pourtant, Dieu sait si j’ai désiré un fils.

— Et tu n’as eu qu’une fille dit avec enjouement l’accouchée. Pauvre père, va !…

— Bah ! je ne dis pas cela pour me plaindre. Tu n’as pas été accueillie à regret, ma fille, puisque tu étais la première. Mais la fille n’eut pas empêché le fils.

Le visage de Mme Delmas s’était assombri. Ce regret d’un fils elle l’avait partagé, pour des raisons certes bien différentes de celles de son mari. Mais, deux ans après la naissance de Jeanne, elle avait fait une fausse couche si mauvaise que par la suite tout espoir d’une nouvelle maternité lui avait été enlevé.

Cependant, le général s’était tourné vers le berceau.

— Et peut-on le voir, ce jeune conscrit ? demanda-t-il.

Pendant que la grand’mère prenait le bébé, Maurice Bournef, penché vers sa femme, mettait un baiser sur ses cheveux.

— Chère Jeanne !

— Maurice !

Tout l’amour de ces deux êtres tenait dans ces deux noms échangés.

— Voilà notre Pierre ! dit Mme Delmas, en présentant le nouveau-né à son mari.

— Mâtin ! est-il beau, le gaillard. Et il n’a que trois jours ! On lui donnerait trois mois.

Se baissant sur le petit front rouge, le général y posa ses lèvres.

— Bonjour, beau Saint-Cyrien ! dit-il.

— Oh, protesta Jeanne.

— Eh bien quoi, fit plaisamment le général, mon pronostic n’est pas une offense, je pense. Bon sang ne peut mentir et j’espère bien que le petit-fils du général Delmas ne fera pas rougir son grand-père.

— Je ne désire pas que mon fils soit soldat, dit Jeanne pensive.

Maurice Bournef serra tendrement la main de sa femme.

— Nous avons bien le temps de penser à l’avenir, dit-il.

— Qu’il grandisse d’abord, reprit Mme Delmas en apportant l’enfant à sa mère. Et pour commencer nous allons prier le général d’aller fumer un cigare dans le jardin, pendant que notre petit homme prendra sa tétée.

— Compris ! dit Maurice. Descendons au jardin, Général.

— Je vous suis, mon gendre.

Le général Delmas, une de nos gloires coloniales, aimait fort être appelé par son titre. Il avait la manie des choses militaires, de la vie militaire, du langage militaire. Il était militaire dans l’âme. Quand sa femme venait passer quelque temps près de sa fille, c’était avec une véritable joie qu’il reprenait l’existence d’un officier célibataire. L’armée, pour lui, c’était le rang suprême dans l’État. Tout devait lui être subordonné.

Il avait certes aimé sa fille ; mais il ne s’était jamais consolé de n’avoir pas eu un fils pour continuer la lignée des Delmas en uniforme. Puis, Jeanne devenant jeune fille, il avait escompté la marier à quelque jeune capitaine ; et ç’avait été une nouvelle déception pour lui quand il avait vu sa fille répondre à l’affection de Maurice Bournef, jeune professeur d’histoire, plein d’avenir, mais de famille modeste, et dont les origines étaient très plébéiennes, paysannes même. D’abord, il s’était montré hostile à cette union, puis il y avait consenti devant la ferme attitude de sa fille, soutenue par sa mère dans cette lutte familiale.

Mme Delmas, orpheline, avait épousé, à vingt ans, le lieutenant Delmas, promu capitaine deux ans après son mariage, au moment même de la naissance de Jeanne. C’était une créature douce et sensible, dont la jeunesse s’était surtout écoulée en pension. Le milieu militaire dans lequel elle s’était trouvée transplantée l’avait dépaysée, et elle ne s’y était jamais bien habituée. Néanmoins, comme elle s’était attachée à son mari, elle en avait pris son parti et ne s’était jamais plainte. Mais elle s’était réjouie du choix de sa fille, et la maison de son gendre lui était chère. D’ailleurs, Maurice était pour elle affectueux comme un fils, et quand il l’appelait « mère » un apaisement doux descendait en elle. Quelle femme n’a pas eu le désir d’entendre une voix d’homme lui donner ce nom.

— Vois-tu bien, maman, disait Jeanne, en caressant doucement la petite main du bébé attaché à son sein, j’ai le pressentiment que cet enfant sera plus tard un sujet de querelles entre papa et nous.

— Ne t’en tourmente pas à l’avance, ma fille. Nul ne peut dire ce que sera demain.

— Tu sais bien, mère, que ce n’est ni l’idéal de Maurice, ni le mien, de voir notre fils prendre la carrière des armes.

— Et tu sais bien, toi aussi, que je vous comprends et vous approuve.

— Mais tu comprends bien que papa ne nous laissera pas tranquilles sur ce sujet. Lorsqu’Henriette est née, il y a deux ans, il exprimait la crainte que je ne sois pas plus que toi favorisée d’un fils ; et nous avions alors bien compris ce que cachait cette crainte. Lorsqu’il a été question de Pierre nous en avons causé. Nous désirions un fils, ayant déjà une fille ; et nous pensions que papa en serait aussi heureux que nous. Mais nous savions pourquoi. Seulement, nous nous sommes bien promis d’être intransigeants là-dessus. Tu connais les idées de Maurice. Je les partage. Notre fils ne recevra certainement pas une éducation militaire.

Les petites lèvres s’étaient détachées du sein maternel, et la fragile tête était retombée sur le bras de la mère.

— Mon fils ! murmura-t-elle.

Puis, avec une soudaine passion :

— Un fils ! j’ai un fils, à présent. Ce sera un homme utile et bon comme son père.

— Oui. Oui. C’est entendu, dit Mme Delmas en souriant. Mais ne t’agites pas de la sorte, tu vas prendre de la fièvre.

— Allons, monsieur bébé, ajouta-t-elle, on va vous remettre dans votre nid, vous fatiguez votre maman.

— Au revoir, mon Pierre, dit doucement Jeanne, et ne crains rien, mon petit, tu ne seras pas Saint-Cyrien…

Les deux frères Bournef, Maurice et Léon, étaient fils d’un instituteur de Seine-et-Oise, lui même fils d’un cultivateur de la région de Mantes. Tous les Bournef étaient de lignée paysanne. Quelques-unes des branches maternelles prenaient leur source dans le petit artisanat de province ; mais, comme le disait plaisamment Maurice, il n’y avait ni blason ni galon dans la famille.

Comment Maurice avait-il épousé la fille d’un général ? C’était là une des conséquences du flux social de notre époque, qui connaît au moins autant le mélange que la lutte des classes. Jeanne Delmas et Maurice Bournef s’étaient rencontrés, au temps où le jeune homme était encore normalien, dans la famille d’un condisciple de Maurice, Bernard Lautier, très lié avec lui. Les deux jeunes gens, que des affinités de nature avaient rapprochés, s’étaient aimés, et Jeanne avait promis d’attendre la fin des études de Maurice avant de parler de son choix à ses parents. Nous l’avons dit, le général avait d’abord mal accueilli l’idée de cette union ; mais il avait cédé devant la persévérance de sa fille.

Le frère de Maurice, Léon, comme lui normalien, était comme lui professeur d’histoire. Les deux frères étaient unis par une très tendre amitié. L’harmonie de leurs caractères, la parité de leurs goûts et de leurs idées, en avaient fait deux collaborateurs dont les noms étaient inséparables. Tous deux, d’esprit profondément républicain, idéaliste, humanitaire, s’étaient attachés à l’étude des questions sociales et internationales. Bien qu’ils fussent jeunes, leur réputation était déjà solide dans la fraction avancée de l’élite intellectuelle, et, à l’heure où commence notre récit, ils travaillaient à une « Histoire du Monde du Travail » qu’on attendait avec une sympathique curiosité.

Léon, de deux ans plus jeune que son frère, était marié, lui aussi. Il avait épousé la fille d’un instituteur, collègue et ami de son père, dont il avait partagé les jeux d’enfant. Entre les deux ménages Bournef la plus franche amitié régnait, et, malgré les différences fondamentales qui le séparaient des deux frères, le général Delmas ne leur témoignait pas moins une grande estime. D’ailleurs, avec un tact parfait, Léon et Maurice évitaient les heurts et les froissements, et cela d’autant plus facilement que le général n’était pas souvent dans leur milieu.

Seule, Mme Delmas faisait de fréquents séjours à Ville-d’Avray près de « ses enfants » ainsi qu’elle aimait dire, associant entièrement Maurice à l’affection qu’elle portait à sa fille. Ces séjours s’étaient rapprochés encore depuis la naissance d’Henriette ; mais cette femme de cœur et de dévouement n’était pas de celles qui troublent la sérénité des familles.

La naissance de Pierre allait-elle troubler cette paix ? Le tout petit homme qui venait de faire son apparition allait-il jouer, dans la vie du général et de sa famille, le rôle d’un perturbateur ? L’avenir nous le dira. En attendant, les paroles de son père avaient inquiété Jeanne, et elle avait confié son ennui à son mari.

— Ne nous tourmentons pas d’avance, avait dit doucement Maurice, les choses iront peut-être mieux que nous ne le supposons.

Cependant un petit incident raviva bientôt les craintes de la jeune mère.

C’était le jour de sa première descente au jardin. Toute la famille s’était réunie près d’elle, son mari, son père, sa mère, ainsi que Léon et sa femme, arrivés de la veille avec la sœur des Bournef, Éliane, une jeune fille de seize ans.

Maurice avait pris dans ses bras le bébé réveillé.

— Passe-moi donc mon neveu, Maurice, dit la jeune fille. Je ne l’ai presque pas vu encore. Je veux le garder un moment sur mes genoux.

Maurice s’exécuta, pendant que la petite Henriette venait se blottir près de sa mère.

— Petite chérie, fit câlinement Jeanne en attirant l’enfant près d’elle, sur la chaise longue, tu as été bien privée de ta maman depuis quelque temps.

Cependant Éliane Bournef s’extasiait sur la beauté du nourrisson.

— Voyez comme il est fort, s’exclama-t-elle. J’ai glissé mon doigt dans sa menotte, et il le serre comme pour m’empêcher de l’enlever. S’il continue, ce sera un jeune Hercule.

— Il continuera, pronostiqua le général ; je vous prédis que ce sera le plus bel officier de son époque.

— Vous croyez donc qu’on en fera un officier, général, demanda Éliane.

— Hé ! je l’espère bien. Le dernier descendant des Delmas, mon petit-fils.

— Je ne crois pas que Maurice sera de votre avis, déclara la jeune fille, qui ne remarquait pas l’embarras de son frère.

— Pourquoi cela, je vous prie ?

— Il préférera sans doute qu’il suive la même voie que lui.

— Je ne la rabaisse pas, croyez-le bien. Mais il me semble que la carrière des armes est la plus noble de toutes, celle qui assure le mieux la grandeur d’un pays.

Éliane allait répondre, quand Léon intervint.

— Voilà des discours puérils, dit-il gaiement. Dans vingt ans, si vous le voulez, nous reprendrons cette discussion.

— Avant vingt ans, Monsieur Bournef, reprit aimablement le général. D’ordinaire, on se préoccupe de l’avenir des fils avant de commencer leur éducation, afin de lui donner une direction convenable.

— Eh bien, nous en reparlerons dans dix ans, alors.

— D’ailleurs, poursuivit le père de Jeanne, je ne vois pas ce que cette éventualité a de désagréable. Il est bien évident que je ne veux rien imposer ; mais je puis bien exprimer mes désirs. J’aurais été heureux d’avoir un fils qui continuat ma carrière ; il est tout naturel que je formule le même souhait à l’égard de mon petit-fils.

Sans vouloir remarquer le silence gêné qui accueillait ses paroles, le général ajouta sur un ton de bonhomie :

— Du reste, si c’est écrit dans sa destinée, il faudra bien que cela se réalise.

Le général avait la faiblesse de croire aux présages et attachait surtout une grande importance aux prédictions astrologiques. Depuis son arrivée à Ville-d’Avray il avait occupé ses loisirs à bâtir l’horoscope du nouveau-né.

— Remarquez, expliqua-t-il, que cette année 1905 où nous sommes est placée sous l’influence de Mars. Notre Pierre est né le 2 août, c’est-à-dire sous le 10e degré du Lion. Est-ce que cela ne vous dit rien, ces deux signes ?

Et, comme ses interlocuteurs souriaient, amusés :

— Moi, je vous prédis que cet enfant aura une destinée superbe.

— Mais, papa, je l’espère bien, dit Jeanne. Et nous ferons de notre mieux pour l’y aider.

— Ne te moque pas, ma fille. Si le sang des Delmas coule dans ses veines, tu ne l’empêcheras pas de se manifester. D’ailleurs, j’ai fait son horoscope, et j’ai trouvé le symbole du glaive au sommet de sa destinée.

Puis, voyant sa femme prendre le bébé des mains d’Éliane Bournef, le général dit encore :

— Sous le double signe de Mars et du Lion ! ne l’oubliez pas si je ne suis plus là pour vous le rappeler.


II


Nous franchirons une période de neuf années, et nous retrouverons les deux ménages Bournef, en cette fin de juillet 1914, chez leur père, à Triel. L’ancien instituteur, qui avait pris sa retraite trois ans auparavant, s’était installé là sur un petit domaine qui lui permettait de s’occuper de travaux agricoles. Une grande maison d’habitation, avec jardin d’agrément, potager et herbages.

— Me voilà gentilhomme-fermier, avait-il dit. Le sang des Bournef va tressaillir d’aise.

Il est un fait qu’avec des bêtes, un jardin, des arbres, Lucien Bournef se trouvait dans son élément. C’était comme une vie nouvelle qui, vers la soixantaine, recommençait pour lui.

Cette année là, donc, Maurice et Léon avaient projeté de venir passer la seconde quinzaine de juillet près de leur père avant d’aller s’installer, pour le mois d’août, chez un de leurs oncles, cultivateur sur la Côte Normande. Leur sœur Éliane, mariée depuis deux ans à un jeune peintre dont les premiers essais avaient été bien accueillis, devait venir les rejoindre à Triel avec son mari. Mais cette rencontre, projetée depuis Pâques, n’avait cependant pas pris le caractère heureux qu’on en attendait. Les deux frères étaient arrivés soucieux. La situation internationale était tourmentée, une menace sourde planait sur l’Europe. Maurice et Léon, qui avaient suivi tous les événements politiques de très près depuis l’attentat de Sarajevo, ne se dissimulaient pas leur inquiétude, confiants cependant dans la possibilité de maintenir la Paix Européenne. Mais, l’ultimatum de l’Autriche à la Serbie les avait fortement émus, et sa coïncidence avec le brusque rappel de tous les soldats permissionnaires avait confirmé en eux le danger d’une guerre dans les Balkans, foyer toujours allumé de discorde et de menace. En cette dernière semaine, n’y tenant plus, ils avaient laissé à Triel leurs femmes et leurs enfants pour se rendre à Paris et suivre de plus près l’attitude du gouvernement. Une lettre de leur beau-frère, Julien Lenormand, avait aussi contribué à leur faire prendre cette décision. Le peintre les prévenait que, devant la tournure des événements, il renonçait à venir à Triel, ainsi qu’il avait été convenu entre eux tous au printemps.

Ils étaient partis depuis cinq jours, et ce soir du 31 juillet ils n’étaient pas rentrés encore, n’avaient pas écrit.

Les deux femmes ne savaient plus que penser. La lecture quotidienne des journaux n’était pas rassurante, et Lucien Bournef, qui s’entretenait assez souvent avec le secrétaire de la mairie, avait appris quelques nouvelles suspectes.

— Pourvu que les gouvernements soient sages, avait-il dit ce matin là. Voilà maintenant la Serbie et l’Autriche en guerre. Sera-t-il possible de circonscrire le mal ? Que va faire la Russie ?

— Croyez-vous vraiment que la France fasse la folie de se jeter dans une guerre, interrogea Jeanne.

— Hélas ! ma fille, nous avons au pouvoir des hommes peu sûrs. Et puis, avec la diplomatie secrète, on ne sait jamais exactement à quoi les nations sont engagées. Si nous sommes liés à la Russie, il est possible que nous soyons dans l’obligation de lui prêter main forte.

— Mais je ne vois pas en quoi notre intervention dans les Balkans serait utile ?

— Utile, évidemment c’est contestable. La question capitale serait de savoir exactement dans quelle mesure nous sommes liés à la Russie ; et c’est cela que nous ignorons.

— Père, ne trouvez-vous pas inadmissible que les peuples soient tenus dans l’ignorance d’une chose qui les intéresse si directement ?

— Oh ! il y a déjà longtemps qu’on a signalé le danger de la diplomatie secrète.

Cette journée du 31 juillet s’écoula dans la fièvre. On dîna sans entrain. Puis, les enfants gagnèrent leurs chambres.

— Viens donc te reposer aussi, Maman, dit Henriette en embrassant sa mère.

— Oui, ma fille, je vais monter tout de suite.

— Écoutez, père, dit Jeanne quand la fillette eut quitté la salle à manger, si personne n’est rentré demain, je retourne à Ville-d’Avray avec les enfants.

— Si vous retournez, Jeanne, nous retournerons ensemble, ajouta la femme de Léon.

— Vous avez raison, conclut le père ; mais je vous conseille, ce soir, d’aller vous reposer ! Rien ne sert de s’énerver en des conjectures que l’esprit ne peut éclaircir…

Les deux femmes ont regagné leurs chambres. Mais toutes deux sont trop inquiètes pour trouver le sommeil. Étendue près du lit où sa fille dort paisiblement, Jeanne compte les heures qui coulent.

— Deux heures ! murmura-t-elle, comme les deux coups s’égrènent dans la nuit.

Tout à coup le grincement de la grille la met sur pied. Des pas font crier le sable de l’allée. D’un bond Jeanne est à la fenêtre.

— C’est toi, Maurice ?

— C’est nous, répond la voix de Léon.

— Ne descends pas, nous montons, ajoute Maurice.

Quelques instants après il étreignait silencieusement sa femme.

— Eh bien, les nouvelles ? demande-t-elle enfin.

— Mauvaises, ma chérie.

— Ah ! mon Dieu !… la guerre ?

— Non, pas encore.

— Alors quoi, s’écrie Jeanne, remarquant l’altération des traits de son mari.

Lui, un moment, garde le silence, comme oppressé, puis, d’une voix basse et brisée :

— On a assassiné Jaurès ce soir !

— Ce n’est pas vrai ! ce n’est pas vrai !

— Hélas ! c’est vrai.

Rapidement, il donne les détails du drame, le dîner au Café du Croissant, le coup de revolver de Villain.

— Mais il n’est peut-être pas mort, Maurice, s’écrie fiévreusement Jeanne, on le sauvera peut-être, dis ?

— Non ; il est mort !

C’était inexorable.

Muette, Jeanne reste écrasée. Comme son mari elle aimait et admirait le grand tribun socialiste, au verbe puissant et doux. Ainsi donc ce penseur aux accents de prophète, ce poète, cet artiste, n’était plus. Toute cette lumière était rentrée dans l’ombre.

— Non, non, ce n’est pas possible, Maurice, ce n’est pas possible, murmure-t-elle encore, l’esprit en révolte.

Et comme Maurice confirme la funèbre nouvelle, elle éclate en larmes et se jette au cou de son mari.

— Alors, vois-tu, maintenant tout est perdu. Nous aurons la guerre.

— J’en ai bien peur, dit-il, presque bas.

— Que sais-tu là-dessus ?

— Rien de précis. La Russie mobilise. On annonçait officieusement ce soir que chez nous la mobilisation serait sans doute décidée demain.

— Demain ?

— Elle l’est même peut-être déjà. Peut-être sera-t-elle annoncée demain.

— Maurice, ne devras-tu pas partir ?

— Oui, comme les autres.

— Bientôt ?

— Je ne sais pas.

— Comment tu ne sais pas ?

— Je ne sais pas ce que je ferai.

— Et Léon ?

— Il pense comme moi.

— Mais que pensez-vous ?

— Nous pensons que l’attitude du gouvernement est louche. Toute cette semaine on n’a rien pu savoir d’exact. Jusqu’à ce soir Jaurès a réclamé la lumière sur les événements diplomatiques ; il a exigé l’assurance que la France ferait l’impossible pour conjurer la guerre ; il a demandé qu’on attende encore pour décider la mobilisation. Il était beau de l’entendre, je te le jure. Et malgré tout, nous nous accrochions à lui comme à l’espoir suprême. Hélas ! sa grande voix est muette à présent…

— Le premier martyr de la guerre, peut-être.

— Oui, Jeanne ! à moins que…

— À moins ?

— À moins que sa mort ne réveille l’élan populaire.

— Y crois-tu ?

— Je ne sais pas. Les gens pleuraient, ce soir, sous les fenêtres de L’Humanité. Mais la foule est versatile. Que sera-t-elle demain ?

Maurice Bournef s’était approché du lit où reposait Henriette que la conversation n’avait pas réveillée.

— Comme elle dort bien, murmura-t-il.

— Maurice, dit enfin Jeanne, se ressaisissant, j’avais décidé de partir demain pour Ville-d’Avray si tu n’étais pas rentré. Ne crois-tu pas que nous ferions bien de rentrer chez nous ?

— Mais c’est ma pensée ; et nous sommes revenus Léon et moi, pour vous remmener. Nous avons à réfléchir, examiner la situation, prendre une décision.

— Vous ne l’avez pas prise encore ?

— Oui et non. Nous connaissons notre devoir de citoyens ; mais nous sommes aussi des hommes. La guerre qui se présente à nous nous semble absurde et nous paraît évitable. Si nos gouvernants nous entraînent hors des limites de la raison et du bon sens, il faudrait peut-être leur signifier que nous ne les suivrons pas. Qui sait si une attitude ferme ne les ferait pas réfléchir ?

— Mais tu disais que la mobilisation était décidée.

— On le disait, en effet, sous le manteau, dans les couloirs de la Chambre. Pourtant ce n’était pas officiel encore. Il est possible que la crainte des troubles suscités par l’assassinat de Jaurès incline le gouvernement vers la prudence. Deux jours seulement permettraient d’intervenir.

Jeanne ne répondit pas. Elle entrevoyait l’horreur. Maurice s’approcha d’elle, l’attira sur sa poitrine.

— Ma chère femme, nous vivons des heures graves. Gardons, si nous le pouvons, un cerveau lucide. Demain nous regagnerons Ville-d’Avray. Mais en attendant essayons de prendre un peu de repos.

— Oui, dit-elle. Je me sens à présent brisée et sans forces.

— Eh bien, il faut tâcher de dormir, car, de la force, il va nous en falloir peut-être beaucoup.


III


Après quelques heures de repos, Maurice Bournef, sans éveiller sa femme, descendit rejoindre son frère.

— Le facteur passe si tard par ici, lui dit Léon, que je te propose d’aller à la gare chercher les journaux.

— Oui, allons.

La propriété du vieux Bournef était tout à fait en dehors de l’agglomération de la petite ville de Triel.

Rapidement, les deux frères prévinrent leur père et partirent.

— Qu’allons-nous apprendre ? murmura Maurice.

— Je prévois que nous n’apprendrons pas encore la mobilisation. J’ai bien réfléchi cette nuit. Je crois que la peur d’une émeute va donner de la prudence à nos hommes politiques.

— C’est précisément ce que je disais à Jeanne, cette nuit, moi aussi.

— Cette trève permettrait peut-être d’opérer une forte pression sur le gouvernement pour que cette mobilisation ne se fasse pas. Mobiliser, c’est accepter la guerre.

— Sans doute. Mais qui peut faire cette pression, à ton avis ? Les socialistes ?

— Oui.

— Les socialistes sont en pleine déroute, mon pauvre ami. L’assassinat de Jaurès les plonge dans le désarroi le plus complet. Va, ceux qui ont machiné le coup savaient bien ce qu’ils faisaient.

— Hélas !

— Aujourd’hui il n’y a plus de tête au Parti.

— Marcel Sembat ?

— Non. C’est un lettré, un fin causeur, un artiste ; mais ce n’est pas un chef.

Léon resta pensif un moment, puis reprit :

— Il faut compter aussi sur les forces ouvrières, nous les oublions trop.

— La C. G. T. ?

— Oui, la C. G. T., les syndicats. Ils ont déjà pris nettement position cette semaine contre la guerre. Et les manifestations de ces soirs derniers sont une indication.

— C’est vrai. Peut-être as-tu raison ; peut-être y a-t-il un espoir à garder de ce côté.

Léon reprit :

— Dès notre arrivée à Paris j’irai voir Jouhaux et Yvetot.

— Moi, dit Maurice, je vais préparer un article en rentrant à la maison. J’irai le porter à l’Humanité en arrivant à Paris.

Déjà Léon voyait une issue.

— Maurice, les masses ouvrières sont une force, tu sais, et certainement les chefs du syndicalisme vont élever la voix.

Mais Maurice ne partageait pas l’optimisme de son frère.

— N’affirmons rien, dit-il. Puis, vois-tu, il est peut être bien tard pour agir. Nous étions trop confiants. Nous disions : la guerre n’est plus possible. Nous oublions trop tous ceux qui y ont intérêt.

— Le Comité des Forges ?

— Oui, et tant d’autres à ses trousses. Nous savons bien quels intérêts sont attachés à une guerre, et quelles cupidités son éventualité va réveiller.

— Maurice.

— Eh bien ?

— Et les intellectuels, à ton avis, que vont-ils faire ?

— Les intellectuels, tu les connais. Même ceux qui sont d’esprit socialiste ne feront pas grand chose. Les intellectuels ne sont pas, pour la plupart, des gens d’action.

— Et puis, c’est la dispersion. Déjà, Paris est vide.

— Oui, les vacances sont commencées pour un grand nombre. Ah ! tout cela semble mené de main de maître.

— Maurice, te souviens-tu de l’élection de Poincaré ?

— Oui… « Poincaré, c’est la guerre », disait-on. Ce Lorrain fanatique a bien joué son jeu…

En causant, les deux hommes étaient arrivés à la gare. La bibliothèque était assaillie. Au milieu de ses journaux la bibliothécaire, une petite femme brune et alerte, semblait toute affairée. Et, tout en donnant satisfaction aux acheteurs, elle se mêlait à la conversation.

Quand Maurice et Léon pénétrèrent dans la gare, ils l’entendirent qui disait :

— C’est sûr qu’on l’aura, la guerre, à présent qu’ils ont tué le seul homme qui pouvait l’empêcher.

L’assassinat de Jaurès était d’ailleurs la préoccupation de tous. Avidement, on lisait les détails du drame, puis on en discutait.

— C’est L’Action Française qui a fait le coup, allez disait un gros homme. Bien sûr on ne l’saura pas, mais c’est elle.

— Certainement, dit un autre. Depuis le temps qu’ils l’accusaient de trahir, d’être vendu à l’Allemagne. Ils ont monté les têtes, avec toutes leurs histoires.

— Il les gênait, ajouta un troisième, il y voyait trop clair, cet homme là.

Maurice et Léon, à leur tour, dépliaient les feuilles du matin. Le drame du Café du Croissant occupait toutes les manchettes. L’Humanité était encadrée de deuil. Repris par leur émotion de la veille, les deux frères lisaient tous les détails qui pourtant leur étaient connus. Comme les autres, dans le bouleversement causé par cette mort, ils en oubliaient ce qui, l’instant, d’avant, était leur grande préoccupation.

Pourtant ils se ressaisirent, passèrent aux autres nouvelles. Et soudain, Maurice indiqua à son frère un communiqué bref.

— Ils l’ont décidée quand même, dit-il à voix basse.

C’était en effet l’annonce de la mobilisation. Cependant, on la donnait seulement comme assurée et prochaine, sans date.

Léon plia les journaux.

— Partons, dit-il.

Sans parler, ils revinrent en hâte. Comme ils approchaient de la maison de leur père, ils furent rejoints par l’ancien instituteur. À son air sombre ils devinèrent qu’il savait quelque chose.

— Je viens de la mairie, dit Lucien Bournef.

Puis répondant à l’interrogation muette de ses fils :

— La mobilisation est décidée ! Elle sera annoncée à onze heures, à l’Angélus.

C’était la confirmation de l’annonce du journal. Il n’y avait plus à douter.

Machinalement, Léon dit cependant :

— Tu en es sûr ?

— Oui, je quitte à l’instant le maire et l’adjoint. Ils viennent de recevoir des ordres.

Les trois hommes gardèrent le silence.

— Allons, il est trop tard, s’écria enfin Maurice, tout ce qu’on pouvait tenter encore est à présent inutile. La mobilisation va mettre le feu aux poudres.

— Je le crains, répondit le vieil instituteur. Je viens de lire l’affiche qui va être apposée devant la mairie. Le plus grand calme est recommandé aux populations. La déclaration officielle se termine même par ces mots : « la mobilisation n’est pas la guerre ». Mais on n’empêchera pas les esprits de s’échauffer.

— Pourtant, dit Maurice avec vivacité, la remarque est exacte. La mobilisation n’est pas la guerre. Il s’agit donc de ne pas perdre son sang froid, de conserver une claire vision des choses. En somme, il n’y a pas de déclaration de guerre.

L’ancien instituteur secoua la tête.

— L’Allemagne est à craindre, dit-il.

— Certainement. Je ne cherche pas à me créer des illusions. Mais enfin, en Allemagne, il y a aussi les socialistes.

Lucien Bournef restait sombre.

— Que peuvent-ils contre le parti du Kaiser ; contre une Allemagne militarisée jusqu’aux moelles ?

— N’exagérons rien, père. Il y a aussi, là-bas, des gens de bon sens.

— Il y en aura trop peu, mon fils. Pour moi, je vois les choses comme elles sont. La Serbie est déjà en guerre avec l’Autriche. La Russie soutient la Serbie. L’incendie est allumé. Nous sommes les alliés de la Russie, notre sort est lié au sien. Nous la suivrons dans la voie où elle s’engage.

Léon gronda :

— Oh ! cette alliance Russe. Au moins Maurice et moi n’avons jamais partagé l’aveuglement général. Nous redoutions qu’elle ne nous entraînat dans une catastrophe dont nous ne serions pas les maîtres.

— Sans doute, fit Lucien Bournef. Mais on s’est engagé. Une nation, comme un honnête homme, doit tenir ses engagements.

Léon protesta encore :

— Une république liée à un empire ! et quel empire !

— Mes enfants, dit gravement le père, il est trop tard, à présent, pour revenir en arrière. Il ne reste plus qu’à faire son devoir : défendre le pays si on l’attaque.

— Sans doute, père, dit Maurice. Mais nous voudrions être sûrs qu’au moins la France ne fera rien pour attaquer ou provoquer l’attaque…

Comme il allait refermer la grille du jardin, l’ancien instituteur fut interpellé par une vieille paysanne endimanchée :

— M’sieur Bournef, dit-elle, c’est-il vrai qu’on aura la guerre ? Y croyez-vous, vous ?

— Bah ! il ne faut pas s’alarmer outre mesure, Madame Mathieu, tout peut encore s’arranger.

— Ah bien ! au moins vous raisonnez avec du bon sens, vous, m’sieur Bournef. Mais ils disent tous qu’à présent c’est une affaire décidée.

— Mais non, Madame Mathieu, rien n’est décidé ; on mobilise seulement, par prudence.

— Oui, oui, mais on f’rait p’têtre mieux de rester chacun chez soi.

Puis avec un grand air candide :

— Véyez-vous, tout ça c’ n’est point sérieux. Parce qu’on a assassiné un duc et une duchesse, pas vrai, il n’y a pas de quoi nous faire partir en guerre ? Moi, j’ dis qu’on a qu’à couper l’ cou aux criminels ; mais c’est tout d’ même pas là une raison pour faire tuer l’ monde… Allons, à r’voir M’sieur Bournef.

— Au revoir, Madame Mathieu.

Pensifs, les trois hommes se dirigèrent vers la maison.

— La sagesse tombe quelquefois des lèvres des simples, dit enfin Maurice.

À l’intérieur de la maison, les préparatifs de départ se poursuivaient. Jeanne et Louise, la femme de Léon, avaient déjà descendu les valises. Les enfants impressionnés causaient sérieusement. Mme Bournef mère s’empressait à préparer le déjeuner.

À onze heures l’angélus sonna comme à l’ordinaire. Puis immédiatement après, les cloches commencèrent le tocsin. Les sons lugubres montaient vers un ciel splendide, semblant défier le soleil. Tous écoutaient, debout, graves, recueillis, cependant que la vieille Mme Bournef pleurait.

— Maman, calme-toi, dit Léon en allant l’embrasser. La guerre n’est pas déclarée, tout peut encore s’arranger.

Sans rien dire, la mère étreignit son fils, et essuya ses yeux.

— Allons, dit-elle, mettez-vous à table, puisque vous devez partir.

Le repas était à peine commencé qu’on entendit de lointains roulements de tambour.

— Écoutez, dit Lucien Bournef, c’est le Garde Champêtre qui lit la déclaration officielle.

Quelques instants plus tard on entendit le tambour plus proche. Bientôt, il fut en face de la grille. Pierre Bournef s’élança dans le jardin pour écouter, et revint très vite, annonçant :

— La mobilisation commencera le dimanche 2 août à huit heures du matin.

Puis il ajouta, riant :

— Tiens, le 2 août, c’est mon anniversaire.

— C’est vrai, dit Jeanne. Il y a neuf ans, nous ne prévoyions pas les heures que nous vivons à présent.

— Te souviens-tu de la prédiction de ton père, Jeanne, demanda doucement Maurice.

— Quelle prédiction, mon ami ?

— Sous le double signe de Mars et du Lion ?

— Oui, mais il s’est trompé ! Sa prédiction ne pouvait s’appliquer à Pierre.

— Qui sait, ma pauvre amie, si, par un retour des choses, elle ne sera pas juste tout de même.

Maurice avait parlé d’une voix si grave, presque solennelle, que Jeanne tressaillit et devint pâle.

En ce moment une voisine des Bournef, qui venait d’entrer dans le jardin, s’avança devant la fenêtre ouverte.

— Monsieur Lucien, dit-elle, je viens vous dire une triste nouvelle.

Puis, répondant aux regards interrogateurs tournés vers elle :

Mme Gaucher, la femme du menuisier de la rue de Paris, vient de mourir subitement, en apprenant la mobilisation. Son fils est soldat et son mari doit partir. Le coup a été trop rude pour elle. Elle avait une maladie de cœur, elle n’a pu supporter l’émotion.

La poitrine serrée, tous s’étaient levés.

— Allons, prononça gravement le vieil instituteur, la guerre fait déjà son œuvre.


IV


À trois heures les deux ménages Bournef arrivaient à Paris. La gare Saint-Lazare présentait déjà un aspect anormal, l’aspect des départs aux jours de fête. Les quais étaient encombrés par des montagnes de bagages. Il y avait de tout, des malles, des ustensiles de ménage, de la literie, des paquets ficelés dans des toiles, des cartons à chapeaux, des chaises longues, des voitures d’enfant, des chiens dans des niches d’osier, des oiseaux dans des cages, dont beaucoup de perroquets. La foule des voyageurs n’était pas moins dense que les colis.

C’était si bizarre que, malgré la gravité de l’heure, les nouveaux arrivants ne purent s’empêcher de rire.

— Paris déménage déjà, dit plaisamment Léon. Il redoute le siège.

— Ou la révolution, fit Maurice.

— Crois-tu ?

— Tout est possible en de pareils moments. Rappelle-toi les manifestations de cette dernière semaine. L’annonce de la mobilisation a dû encore augmenter toute cette fièvre.

— Écoute, Maurice, si nous allions tout de suite à l’Humanité.

— Tu as raison.

— Et nous, dit Jeanne, nous allons prendre le train pour Ville-d’Avray. Je propose que Louise et Roger viennent chez nous, et que nous restions ensemble pour ne pas perdre de temps en allées et venues chez l’un ou chez l’autre.

— Excellente idée, dit Maurice. Alors c’est convenu, n’est-ce pas Louise ?

— Mais oui, je veux bien. D’autant plus, ma chère Jeanne, ajouta Louise, que je voudrais vous confier Roger demain matin pour me rendre à Paris. Je pense à mon frère qui va devoir partir.

— Rien n’est plus facile, répondit Jeanne. Alors c’est décidé, nous allons rester ensemble.

— C’est bien, conclut Léon, nous vous rejoindrons tout à l’heure.

Pendant que les deux femmes et les trois enfants se dirigeaient vers les quais de petite banlieue, les deux frères quittaient la gare.

— Je te propose d’aller à pied, dit Maurice, nous verrons un peu l’aspect de Paris.

Ils suivirent la rue Auber, puis l’avenue de l’Opéra. La physionomie des rues n’avait rien d’effrayant. Un peu de fièvre dans la foule, sans doute ; mais il ne semblait pas qu’on fût devant l’imminence d’une catastrophe.

Rue Réaumur, cependant, les deux frères croisèrent une bande de jeunes gens, le veston fleuri de rubans tricolores, qui chantaient et gesticulaient.

— À Berlin ! À Berlin ! criaient-ils.

— Mort à Guillaume ! vociféra l’un d’eux.

Maurice haussa les épaules.

— Des fous ! dit Léon.

Partout, sur les murs, l’affiche de la mobilisation s’offrait aux regards. Près d’elle, une autre affiche, signée Viviani, demandait à la population parisienne de rester calme. On y donnait l’assurance que justice serait faite de l’assassinat de Jaurès. Et toujours la même phrase était répétée : « La Mobilisation n’est pas la guerre ».

Cependant les deux frères étaient arrivés rue Montmartre. Aux bureaux de l’Humanité ils demandèrent Pierre Renaudel. On leur répondit qu’il était absent.

— Jean Rémy est là, leur dit un journaliste qui les connaissait.

Un instant après ils étaient introduits dans le bureau de Jean Rémy qui pour le moment remplissait les fonctions de secrétaire de rédaction. C’était un vieux socialiste, admirateur fervent de Jaurès. La mort du chef du Parti l’avait absolument terrassé. Il ne pouvait arracher sa pensée du drame auquel il avait assisté la veille.

Les poignées de mains échangées, ce fut inévitablement le sujet de la conversation entre les trois hommes.

— Les funérailles auront lieu dans le Tarn, expliquait Rémy. Il n’y aura rien d’officiel à Paris. Seulement quelques discours à la maison mortuaire.

— J’aurais cru, dit Léon, que les funérailles de Jaurès auraient au contraire permis une belle manifestation contre la guerre.

— Y songez-vous ? En pleine mobilisation ! Mais dès à présent toute manifestation est interdite.

Enfin, on aborda la grande question.

— Croyez-vous Rémy, demanda Maurice, que l’Allemagne déclarera la guerre ?

— Je n’ai pas d’opinion.

— Mais les socialistes allemands, voyons, ils vont bien agir. Que sait-on d’eux ?

— Rien de positif.

— Et la C. G. T. ?

— La C. G. T. est plus calme qu’on ne l’aurait cru. Jouhaux a été appelé au Ministère de l’Intérieur cet après-midi, m’a-t-on téléphoné tout à l’heure.

— Pourquoi ?

— On ne peut pas le savoir. Sans doute veut-on s’assurer que la C. G. T. n’entravera par la mobilisation.

— Et les anarchistes ? ont-ils fait quelque chose ?

— Jusqu’à présent nous ne savons rien d’eux depuis hier. Mais de leur part on peut s’attendre à des protestations, c’est évident. Les gares seront, demain, sous la protection de la police, et gardées militairement.

— Dites-moi, Rémy, questionna résolument Léon, d’homme à homme la vérité est un devoir. Redoute-t-on quelque chose ?

— Ma foi je crois qu’on ne redoute rien, et qu’on n’a rien à redouter. Il semble que la mort de Jaurès ait rendu la guerre acceptable.

Maurice eut un sourire découragé.

— Cette mort est vraiment providentielle, dit-il.

— Rémy, demanda Léon, votre numéro de demain est-il prêt ?

— Oui.

— Pouvons-nous vous donner quelque chose ?

— Oui, vous pouvez, mais dans quel sens ?

— Un appel au bon sens, et surtout un appel au gouvernement.

— Je crains bien que ce ne soit inutile. Enfin, donnez quand même votre copie ; mais surtout pas d’excitations à la violence.

— Oh ! protesta Maurice, ce n’est pas notre habitude. On nous connaît assez pour savoir que nous ne sommes pas des fomentateurs de guerre civile.

— Je le sais. Ce que je vous en ai dit c’est par acquit de conscience. Nous avons reçu des instructions. Si nous passions outre, le journal serait mis en interdit, ce qui ne nous avancerait pas. Notre numéro de ce soir est le dernier qui sera rédigé librement. À partir de demain matin, huit heures, la mobilisation commence, et l’état de siège sera proclamé à Paris. Toute la presse sera soumise à la censure.

Brusquement, Léon éclata.

— C’est vrai, dit-il, je l’oubliais. Le premier acte de la mobilisation, c’est la suppression de la liberté.

— Donnez-moi toujours votre copie, fit Rémy sans répondre à la phrase de Léon.

— Est-ce la peine, dans ces conditions ?

— C’est la peine, mon cher ami, dit gravement Maurice. Qu’il ne soit pas dit que nous n’avons pas fait, jusqu’au dernier moment, appel à la conscience et à la raison.

Puis tendant au rédacteur de l’Humanité l’article qu’il avait écrit avant de quitter Triel, Maurice ajouta :

— Voici notre papier. Vous verrez s’il peut passer. Il est bien entendu que nous vous laissons juge. Nous ne voudrions pas être pour vous une source d’ennuis.

Quelques instants plus tard, les deux frères prenaient congé de Jean Rémy.

— Et maintenant, où allons-nous, Maurice ? demanda Léon quand ils se retrouvèrent rue Montmartre.

Maurice ne répondit pas tout de suite. Avidement il regardait le café du Croissant, devant lequel des passants s’étaient arrêtés, surveillés par quatre agents en faction.

— Il n’y a pas vingt-quatre heures encore, murmura-t-il, un homme est entré là, qui personnifiait tous nos espoirs. Et maintenant je crains bien que tous nos espoirs ne soient morts avec lui.

Puis brusquement :

— Écoute, Léon, rentrons chez nous. Je ne me sens plus le courage d’aller nulle part. Il faut réfléchir à présent. Il n’y a plus d’alternative, la question est posée.

— Maurice, que veux-tu dire ?

— Tu le sais bien. Il n’y a plus qu’une seule question : partir ? ne pas partir ?

— Et dire qu’on ne sait rien de positif sur la conduite de nos chefs politiques.

— On ne saura rien, mon pauvre ami. Ce n’est plus affaire, à présent, qu’entre notre conscience et nous.


V


Maurice et Léon Bournef, en ces dernières années, avaient adhéré au Parti socialiste. Leurs tendances personnelles les avaient rapprochés des travailleurs, et les thèses socialistes, dans leur ensemble, leur paraissaient s’approcher le plus de leurs aspirations de justice et de liberté. Ils avaient conservé, dans les rangs socialistes, toute leur indépendance d’esprit, toute leur fermeté de pensée. Ils étaient d’ailleurs très estimés. Leur « Histoire du Monde du Travail » leur avait valu une certaine notoriété, à la fois dans les milieux intellectuels et dans les milieux ouvriers. Les chefs du syndicalisme s’entretenaient assez souvent avec eux, et leur demandaient parfois conseil.

Depuis quelques années, ils s’étaient donnés à une tâche d’éducation ouvrière, par des conférences et des écrits, qui absorbait presque tous leurs loisirs. Désintéressés et généreux, ils n’avaient pas cherché la gloire. Mais ils avaient conquis partout la sympathie.

Optimistes, ils n’avaient pas voulu croire à la possibilité d’une guerre, malgré les dangers qu’ils avaient pressentis, et l’allure adoptée par la grande presse depuis un an. L’élection de Raymond Poincaré à la Présidence de la République les avait troublés, mais les dernières élections législatives leur avaient rendu confiance.

— Quand même, répétait volontiers Maurice, il faut faire fonds sur le bon sens de notre pays.

L’effondrement de leurs convictions les désorientait. Jusqu’à l’assassinat de Jaurès ils avaient conservé leur optimisme. Mais depuis vingt-quatre heures ils comprenaient que les forces mauvaises gagnaient la partie.

Lorsqu’ils rentrèrent chez eux, ce soir-là, ils étaient attendus depuis un moment déjà par trois militants syndicalistes avec lesquels ils s’étaient liés. Un jeune sculpteur de vingt-cinq ans, élève des Beaux-Arts, Benjamin Thomas, les attendait également.

Les poignées de mains échangées, ce fut d’abord Marcel Lenoir, expert et dessinateur du bâtiment, d’esprit anarchisant, qui parla :

— Eh bien, vous venez de l’Humanité ?

— Nous en venons.

— Qu’y avez-vous appris ?

— Oh rien, dit Maurice découragé.

— Comment, rien ?

— C’est vrai fit amèrement Léon. Nous n’avons rien su de positif, sinon que l’état de siège commence demain matin avec l’établissement de la censure.

— Vous avez vu Pierre Renaudel ?

— Non ; il était absent. Nous avons été reçus par Jean Rémy. Très affecté par la mort de Jaurès il ne pense guère à autre chose.

Le jeune sculpteur intervint.

— C’est partout pareil, dit-il. Dans tous les milieux, politiques, syndicalistes, libertaires, chez les artistes, chez les étudiants, partout, on ne parle que de cela. Dès qu’on se groupe, l’assassinat de Jaurès devient le centre de pensée et de conversation.

— On pourrait dire, remarqua Marcel Lenoir, que l’événement a été préparé afin d’absorber les esprits, et les détourner des menaces de guerre.

— Il est un fait, dit gravement Maurice, que rien ne pouvait mieux désorganiser les seules forces capables de mettre un frein à la folie nationaliste.

— Maurice Bournef, questionna Lenoir, croyez-vous vraiment que les partis avancés auraient pu, sans cette catastrophe, faire opposition à la guerre.

— Je le crois.

— Eh bien, moi, je n’en suis pas certain. Depuis quarante-quatre ans, voyez-vous, le pays a été travaillé pour la revanche. L’éducation, l’enseignement, la presse, la vie publique, tout a concouru à former aux gens un état d’esprit qui ne leur permet pas de raisonner. La seule force capable de s’opposer à la guerre, c’eut été la classe des travailleurs. Et nous qui pouvons journellement l’étudier, nous sommes en mesure de dire qu’elle en est incapable.

Benjamin Thomas fit un geste de protestation. Son visage jeune et fin était éclairé par deux yeux limpides où se lisait la confiance.

— Vous raisonnez comme si tout était perdu, dit-il. Mais je veux vous faire remarquer que la guerre n’est pas déclarée. Elle peut ne pas l’être, et il est tout à fait possible qu’elle ne le soit pas. Ce ne sera toujours pas la France qui la déclarera, n’est-ce pas ?

— Bah ! elle mobilise. Cela veut dire qu’elle est prête. La mobilisation, c’est une déclaration de guerre en sourdine.

— Guillaume hésitera peut-être. Si forte et disciplinée que soit son armée, il doit penser qu’il aura la France d’un côté et la Russie de l’autre.

— Et puis, intervint Léon, les social-démocrates doivent certainement agir de leur côté.

— Voyez-vous reprit Lenoir, notre faiblesse vient précisément de ce que nous ne savons, ni les uns ni les autres, ce que nous allons faire. Que se passe-t-il en Allemagne, nous l’ignorons. Nous sommes réduits aux conjectures, qu’il s’agisse de nous ou de nos voisins. Nous n’avons ni plan, ni cohésion, notre résistance n’est pas organisée. Et nous avons en face de nous l’organisation la plus formidablement disciplinée qui soit : l’armée ! Demain matin nous nous réveillerons tous militarisés, que nous le voulions ou non, et le miracle se sera accompli sans notre volonté.

— C’est pourtant vrai, remarqua Maurice.

— Demain matin, continua Lenoir, la police sera maîtresse de Paris. Allez donc lui résister !

— Que ferez-vous, Lenoir ?

— Moi ? Oh ! je partirai. Je ne me sens pas de force à lutter contre l’État tout entier.

— Mais enfin, s’écria Léon, puisqu’il n’y a pas de déclaration, ne devrions-nous pas au contraire profiter de cette demi-liberté que nous possédons encore pour essayer d’agir près du gouvernement. Les affaires de la Serbie et de l’Autriche, cela ne nous intéresse pas, nous, en France.

— Mais cela intéresse sans doute grandement le Comité des Forges, gronda Marcel Lenoir.

— Voyons Lenoir, vous un militant, un esprit libre, presqu’un anarchiste, vous capitulez aussi rapidement.

— Si je capitule, c’est par raison. Je sais d’avance que nous sommes vaincus.

Jacques Bourdeau, des Charpentiers en fer, qui jusque-là s’était tu, dit à son tour :

— Et puis, voyez-vous, pour que les organisations du travail aient pu quelque chose contre la guerre, il aurait fallu qu’elles soient soutenues par les intellectuels. Et depuis une semaine que nous essayons, dans nos organisations, de nous dresser en protestataires, qu’ont-ils fait les intellectuels ? N’auraient-ils pas dû soutenir Jaurès ?

Celui qui n’avait pas parlé encore, un jeune militant du livre, René Lorget, prit la parole :

— Les intellectuels sont trop loin du peuple. Ils le dédaignent. Et demain ils seront des chefs dans l’armée, tandis que nous ne serons que de la chair à mitraille.

Maurice protesta :

— Oh ! les chefs que nous serons tomberont sous la mitraille aussi bien que les autres.

— Je n’ai pas dit cela pour vous, Maurice Bournef, reprit Lorget. Mais précisément, si tous les vôtres étaient comme vous, à nos côtés, nous serions plus forts nous autres. Au lieu d’être des chefs pour la boucherie, vous devriez être les chefs de la résistance. Car la résistance aussi a besoin de chefs, et précisément c’est ce qui lui manque.

— Mais vous en avez cependant quelques-uns, des chefs. Les secrétaires de la C. G. T. et des grandes fédérations, les militants connus du syndicalisme ?

— Sans doute. Mais ceux-là n’en imposent pas au gouvernement. Bourdeau le disait tout à l’heure, si les intellectuels étaient avec nous cela ferait réfléchir.

Marcel Lenoir reprit la parole :

— Mes pauvres amis tous ces discours sont vains. Les intellectuels sont séparés du peuple par leur éducation. Même ceux qui sortent du peuple — et il y en a un certain nombre — se sont éloignés de lui. Mais tout cela est voulu, voyons.

— Ce n’est peut-être pas voulu, Lenoir, remarqua Lorget, mais c’est un fait. Ce qui unit les hommes, c’est la pensée, et les intellectuels ne pensent plus comme le peuple.

Léon Bournef les interrompit :

— Mais enfin, dit-il, vous êtes aussi des intellectuels, vous autres, qui avez pris l’habitude de penser, d’étudier, et qui donnez des directives à vos organisations.

— Aussi sommes-nous venus vers vous, Léon Bournef. Mais Lorget le disait avec raison, notre influence morale est nulle sur le gouvernement. Il sait bien que nous sommes impuissants à empêcher nos syndiqués de répondre à la mobilisation, malgré toutes les résolutions de nos congrès, malgré toutes nos déclarations passées.

— Et les belles manifestations du Pré Saint-Gervais.

— Celle de l’an dernier, vous en souvenez-vous ?

— C’était pourtant une apparence de force.

— Une apparence, oui, justement, une apparence ; mais ce n’était que cela. Et elle n’a trompé que nous.

— Lenoir, vous êtes décourageant.

— Mes amis je voudrais bien ne pas l’être. Mais je vois les choses, je le crois, exactement comme elles sont. Ayons au moins le courage de ne pas nous mentir à nous-mêmes. Je vous l’ai dit tout à l’heure, nous sommes des vaincus. Ne le sentez-vous pas ?

Personne ne répondit.

— Alors, voyez-vous, pourquoi nous perdre en discours sur ce qu’on eut dû faire et qu’on n’a pas fait. Vous dites : les intellectuels ne sont pas avec le peuple. Mais de quel peuple parlez-vous ? Les travailleurs sont divisés ; et même au sein des organisations syndicales cette division existe.

Maurice Bournef eut un geste las.

— Il n’y a donc pas d’issue, murmura-t-il.

À son tour René Lorget reprit :

— Il n’y en a pas. Lenoir a raison, nous sommes divisés malgré nos apparences d’unité. Voyez-vous tout le mal est dans l’incompréhension qui isole les hommes. Intellectuels et prolétaires, salariés et artisans, fonctionnaires, employés, petite bourgeoisie, toutes ces classes se dressent en face les unes des autres comme des adversaires. C’est cet isolement qui nous affaiblit en nous empêchant aujourd’hui d’opposer une résistance unique à notre ennemi commun, l’impérialisme militaire, dont nous serons pourtant tous demain les victimes.

— Lorget a raison, dit pensivement Jacques Bourdeau.

Il y eut un court silence, puis Marcel Lenoir se leva.

— Allons, dit-il, ne prolongeons pas cette discussion, Maurice et Léon Bournef, je suis venu vous faire mes adieux. Je pars mardi.

— Moi aussi, dit René Lorget.

— Et moi mercredi, ajouta Bourdeau. Ah ! ça n’est pas gai, chez nous. Il y a trois enfants, l’aîné a neuf ans et le dernier a six mois.

— Mon vieux Bourdeau, fit Lenoir avec amertume, crois-tu que nous ne sommes pas tous logés à la même enseigne ? Moi, j’ai une petite fille de trois ans et ma femme est enceinte.

— La mienne aussi, ajouta René Lorget, marié seulement de l’année précédente.

Les fronts à présent étaient sombres. Chacun songeait à l’arrachement tout proche.

Seul le jeune sculpteur avait gardé son regard confiant.

— Pour moi, dit-il, je ne laisse pas de descendants dans l’embarras. Je devais me marier en septembre. Mais je ne désespère pas encore de le pouvoir. J’ai la conviction que nous n’aurons pas la guerre. Je vous ai bien écoutés tous ; mais c’est plus fort que moi, je ne puis voir les choses sous la couleur où vous les voyez. Je pars demain, moi, mais je suis presque certain d’être bientôt de retour.

Jeanne Bournef, qui avait suivi en silence toute cette longue conversation, se leva de son siège, et s’avança vers le sculpteur :

— Ah ! Benjamin, dit-elle d’une voix vibrante, puissiez-vous dire vrai. Mais voyez-vous il y aurait une certitude de retour plus grande encore, une certitude à laquelle vous n’avez pensé ni les uns ni les autres : ce serait de ne pas partir.

Bourdeau éclata.

— Qui vous dit qu’on n’y a pas pensé, Madame Bournef. Ah ! je vous jure que pour ma part, si je n’avais pas les trois mioches…

— Eh bien ?

— Eh bien, je ne partirais pas.

— Mais en partant vous les abandonnez, voyons ?

— Écoutez, je suis placé entre deux alternatives : partir et être tué peut-être, ne pas partir et être tué sûrement. Entre les deux risques je choisis celui qui laisse encore un espoir à ma famille.

Puis, comme tous se taisaient :

— Mais je vous jure, Madame Bournef, que si je pouvais choisir, j’aimerais mieux risquer les douze balles du peloton d’exécution.

Dans la rude voix mâle, il y avait eu la félure d’un sanglot retenu.

— Je vous crois, mon ami, dit Jeanne en tendant simplement la main à Jacques Bourdeau.

— Et voilà comme nous sommes tous, conclut toujours aussi amèrement Marcel Lenoir. Après cela on dira que le peuple Français est un peuple libre.


VI


Il avait été entendu que le lendemain, dimanche, Louise et Léon partiraient de très bonne heure. Léon devait se rendre à la C. G. T. Louise voulait essayer de voir son frère, lequel, sous-officier de réserve, devait certainement partir dans les premiers jours.

Eugène Royer habitait Champigny avec sa femme et ses deux enfants. Mais la mère de sa femme habitait Paris, et Louise pensait qu’en se rendant chez cette dernière, elle serait exactement renseignée.

— Il y a même des chances pour que j’y rencontre Eugène, dit-elle.

Brusquement, Maurice se décida à partir aussi.

— Écoute dit-il à son frère, je vais t’accompagner à la C. G. T. Puis, nous irons déjeuner chez Éliane, et nous nous rendrons ensuite à la Fédération socialiste.

Je ne veux pas me résigner à attendre l’irrévocable sans essayer de faire quelque chose, ou, tout au moins, d’y voir clair.

Les deux frères allaient quitter le cabinet de travail de Maurice, lorsque Jeanne entra brusquement.

— Maurice, dit-elle, mon père est arrivé.

— Le Général !

— Oui, il est avec maman dans la salle à manger.

Le visage de Maurice s’assombrit.

— J’aurais préféré qu’il ne vînt pas, dit-il. Mais il fallait s’y attendre.

Il prévoyait des heures difficiles.

— Léon, tu vas partir seul avec Louise. Je ne puis m’en aller en ce moment. Je dois voir le général, et naturellement déjeuner avec lui. Mais je te rejoindrai aussitôt après déjeuner. Je te retrouverai à trois heures à la maison commune de la rue de Bretagne.

— Entendu.

— Tu me rendras compte de tout ce que tu auras pu faire, de ce que tu sauras.

— Oui ! Écoute, je vais me sauver sans voir le général. J’ai hâte d’être à Paris.

— Je te comprends ; file vite et à tantôt.

— Allons retrouver ton père, dit Maurice en passant son bras à la taille de sa femme.

— Maurice ?

— Eh bien ?

— J’ai le désir de t’accompagner, tantôt. Moi aussi je voudrais être à Paris, voir sa physionomie, déchiffrer son âme, si c’est possible. Puisque maman est là, elle tiendra compagnie aux enfants.

— Mais certainement, rien ne t’empêche de venir.

— Et puis, mon ami, je voudrais te quitter le moins possible.

La voix de Jeanne s’était altérée en disant ces mots. Ému, Maurice l’attira dans ses bras.

— Ma femme aimée, dit-il, songeons à tous ceux qui souffrent comme nous.

— Et pourquoi, Maurice, pourquoi ? s’écria Jeanne en révolte.

— Oui, pourquoi… Mais allons retrouver ton père.

Le général Delmas était radieux. Bien qu’il eût suivi sans plaisir l’évolution à gauche de son gendre en ces dernières années, il lui avait toujours témoigné la même cordialité, désireux de conserver des relations agréables qui lui permettaient la compagnie de ses petits enfants. Ce matin là, il accueillit son gendre avec une affabilité plus grande que de coutume. Mais dans l’étreinte de Mme Delmas, Maurice perçut toute l’émotion de l’excellente femme.

— Eh bien, mon cher Maurice, dit le général, voici venues enfin, pour la France, des heures décisives.

— Des heures graves, Général !

— Graves, je vous l’accorde. Mais de belles heures, du moins il faut l’espérer.

Malgré l’intimidation qu’elle éprouvait toujours en présence de son père, Jeanne ne put se retenir de protester.

— Oh ! papa, comment peux-tu dire cela ? De belles heures quand on est en perspective d’une guerre.

— D’une guerre que la France attend depuis quarante ans, pour effacer l’injure de la défaite et remettre des pages de gloire dans son histoire !

— À quel prix ? du meurtre, du sang, tant de vies sacrifiées.

— C’est la rançon, ma fille. Mais la vie n’a un sens qu’autant qu’on la veut honorable et digne.

— Il y a d’autres moyens de lui assurer de l’honneur et de la dignité.

Le général eut un haussement d’épaules, sans pourtant se départir de son sourire :

— Tu raisonnes en femme, ma fille, dit-il, gaiement. D’ailleurs je te comprends. Vous autres ne voyez dans la guerre qu’une menace ; vous n’en pouvez comprendre l’héroïque beauté.

Jeanne ne répondit pas. Elle connaissait les raisonnements de son père.

— D’ailleurs, fit Maurice pour dire quelque chose, il ne faut pas s’alarmer outre mesure. La guerre n’est pas déclarée.

— Oh ! elle le sera, dit le général.

— Vous croyez ?

– C’est certain. Ce n’est plus qu’une question de jours, d’heures peut-être…

— Mais qui vous fait supposer cela, Général ?

— Tout ce que j’ai pu apprendre dans les milieux militaires. Les officiers supérieurs sont très bien informés.

— Mieux que nous, alors, interrompit Maurice, car on ne nous dit pas grand chose, à nous.

— Mon gendre, n’en soyez pas surpris. Une guerre ne se prépare pas au grand jour, vous le comprenez. Il y a des détails très importants qu’il faut nécessairement tenir secrets. Mais soyez certain que le gouvernement n’agit pas à la légère. Tout est parfaitement ordonné et prévu.

Maître de lui à l’ordinaire, Maurice se sentait gagné par la colère.

— Je ne suppose pas, dit-il, que notre gouvernement se déclarera pour la guerre. Il sait bien que le pays n’en veut pas. La majorité de la nouvelle chambre est pour la paix, elle l’a manifesté en diverses occasions…

Brusquement il se tut, n’osant aller plus avant.

Le général n’avait rien perdu de son calme.

— Maurice, dit-il, je n’ignore pas ce qui nous sépare sur cette question. Essayons de causer sans parti-pris et sans animosité. Vous dites que le pays ne veut pas la guerre. Sans doute un pays ne veut jamais délibérément une guerre. Mais il y a cette revanche de 71 qui tient toujours au cœur de tous les français, l’Alsace-Lorraine à reprendre à ceux qui nous l’ont volée. Ce serait faire une injure aux hommes de notre pays que les supposer insensibles à une question d’honneur national.

— Alors, papa, interrogea Jeanne, tu crois que la France veut la guerre ?

— Je ne dis pas qu’elle la veuille ; mais elle l’acceptera sans répugnance.

— Tu crois qu’elle la déclarera ?

— C’est possible. Mais elle prendra des précautions. Notre gouvernement évitera certainement autant qu’il le pourra, les lourdes responsabilités.

— Oui, fit Maurice sur un ton d’ironie, il attendra la déclaration de l’Allemagne.

— Qui ne peut tarder, poursuivit le général. Il n’y a qu’à raisonner avec un peu de logique. L’Autriche et la Serbie sont en guerre. La Russie soutient la Serbie, et l’Allemagne est l’alliée de l’Autriche. Nécessairement, elle déclare la guerre à la Russie. Nécessairement encore, la France liée à la Russie par des traités, doit entrer dans le conflit. Peu importe que la déclaration vienne de sa part ou de celle de nos voisins. Ce qu’il faut comprendre c’est que la France ne peut pas rester étrangère dans une guerre où elle est moralement engagée. Cela, tout le monde le sait.

— Mais on nous avait donné l’assurance que l’alliance Franco-Russe ne jouerait qu’en cas de conflit direct entre la France et l’Allemagne. Et ce n’est pas le cas.

— Certainement, c’est ce qu’on a toujours dit. Mais ce sont là des raisonnements simplistes, bons seulement à calmer l’inquiétude des foules. Je m’étonne que vous les ayez acceptés. Pour qui sait étudier les questions diplomatiques, il est certain qu’un traité n’a pas de clause unilatérale. Si la Russie s’engage à l’égard de la France, il est tout naturel qu’il y ait réciprocité, et que la France à son tour soit engagée à l’égard de la Russie.

— Mais on lui a donné de l’argent, à la Russie, fit remarquer Jeanne. Tous ces emprunts russes qui se sont succédés.

— Raison de plus pour ne pas lui manquer de parole au moment où elle a besoin de nous.

— De sorte que, sans que nous ayons eu de querelle spéciale avec l’Allemagne, nous allons cependant nous battre avec elle, pour soutenir le prétendu bon droit de la Serbie. Ah ! quelle belle chose que la diplomatie, vraiment, fit nerveusement Maurice.

— Évidemment, il y a des imprévus, concéda le général.

— Des imprévus, trop prévus peut-être. Mais je vous demande en quoi la question des Détroits, celles de Constantinople et de l’Albanie, nous intéressent, nous, en France ?

— Je vous l’accorde. Mais il y a là une affaire d’honneur. Nous sommes liés à la Russie par les traités.

Encore une fois Jeanne éclata :

— Et c’est pour des traités que nous ignorons qu’on va plonger notre pays dans la guerre.

Le général se fâcha.

— Jeanne, tais-toi, déclara-t-il. Tu ne connais rien aux affaires politiques. La France a engagé sa parole, et la France c’est nous tous. Si la France a pris des engagements, c’est à nous de les tenir. Puis, comme nul ne répondait, il conclut :

— D’autant plus que c’est pour nous une occasion unique de faire payer à l’Allemagne sa conquête de 70. Avec la Russie pour alliée, il n’est pas douteux que ce ne soit pour nous la victoire. Et une victoire rapide, je le crois.

Jeanne s’était levée.

— Il vaudrait mieux songer au déjeuner, dit-elle. Maurice doit sortir et je l’accompagne. Veux-tu venir avec moi, maman.

— Je te suis, ma fille.

Quand les deux femmes furent sorties, le général se tourna vers son gendre :

— Pauvre Jeanne ; je la comprends au fond. Elle souffre, il faut l’excuser. Dites-moi, Maurice, quand partez-vous ?

La question venait si bizarrement qu’elle prenait Maurice à l’improviste.

— Jeudi, répondit-il avec brusquerie.

— Jeudi seulement, fit le général, étonné.

— Mais oui.

— C’est singulier. Vous êtes officier de réserve, n’est-ce pas ?

— Sans doute…

La rentrée de Jeanne coupa court une explication que redoutait Maurice.

— Papa, et toi Maurice, dit-elle, allez donc un peu au jardin que nous mettions le couvert.

Les deux hommes quittèrent la salle à manger. Henriette et Pierre, qui guettaient ce départ pour embrasser leur grand-père, accaparèrent le général pour l’entraîner dehors, intervention qui mettait une fin heureuse à un tête à tête qui gênait horriblement le gendre du Général Delmas.

Quand tous se retrouvèrent à table, la conversation prit d’abord un tour général, mais fatalement la brûlante question ne pouvait manquer de revenir.

Ce fut Pierre qui la remit en jeu.

— Grand-père, demanda-t-il, est-ce que tu vas faire la guerre ?

— Peut-être bien, répondit gaiement le général.

— Réfléchis-tu à ta demande, Pierre, fit remarquer Jeanne. Grand-père a soixante-huit ans !

— Eh bien, ma fille, en quoi mon âge m’invalide-t-il ? Je les porte gaillardement, je pense, mes soixante-huit ans. Ma santé est excellente. Et Pierre pourrait bien avoir dit la vérité, car je suis venu me mettre à la disposition de l’autorité militaire.

— Parles-tu sérieusement, papa ?

— Très sérieusement.

— Mais tu es en retraite, voyons.

— Ma fille, le général Delmas ne se couvrira pas de la retraite pour se dérober à l’appel du pays et de l’honneur.

Le général affectionnait les déclarations de ce genre. Elles amusaient toujours Léon Bournef.

— Très cornélien, ton beau-père, disait-il à son frère.

Mais aujourd’hui Maurice ne songeait pas à sourire.

— Oui, continuait le général, je viens me mettre à la disposition de l’État-Major. Demain matin je me rendrai au Ministère. J’ai fait la guerre de 70, je peux bien encore faire celle-ci.

Jeanne frissonna. La certitude de son père la jetait dans l’épouvante. Depuis vingt-quatre heures elle se cramponnait désespérément à cette pensée que la mobilisation n’était pas la guerre, et qu’il était encore permis d’espérer. Mais elle ne voulut pas formuler cet espoir.

D’ailleurs, le général se tournait vers Maurice et lui demandait :

— Vous me disiez bien que vous ne partiez que jeudi n’est-ce pas ?

— Oui, répondit Maurice, visiblement ennuyé.

— Cela me surprend. En cas de mobilisation les officiers de réserve sont toujours appelés immédiatement. Et jeudi sera déjà le cinquième jour.

Jeanne qui sentait la gêne de son mari, prit sur elle d’intervenir.

— Il peut y avoir des exceptions, je crois, dit-elle.

— Il faut qu’il y ait, alors, demande de l’intéressé, répondit le général.

— C’est précisément mon cas, fit observer Maurice sans vouloir s’expliquer.

Jeanne regarda son mari, ne comprenant pas, et le général n’insista point. Ce fut encore Pierre qui revint à la charge.

— Alors, papa, tu vas faire la guerre aussi, toi ?

Le général se chargea de répondre :

— Mais certainement Pierrot, et ton oncle Léon aussi.

— Mais papa n’est pas général, ni mon oncle Léon non plus. Je croyais que c’était seulement les soldats qui faisaient la guerre.

— Mais voyons, Pierre, dès qu’il s’agit de défendre le pays, tous les hommes sont soldats. Si tu avais dix ans de plus, toi aussi tu défendrais la France.

— Oh ! je voudrais bien la défendre si j’étais un homme, dit l’enfant, amusé de cette perspective.

— Je l’espère bien, mon petit. Mais va, tu auras aussi l’occasion de la servir un jour.

Jeanne et Maurice échangèrent un douloureux regard.

— On sert son pays de bien des manières, dit doucement Mme Delmas. À l’âge de Pierre on le sert en faisant de bonnes études.

— Oh ! je travaille bien au lycée. N’est-ce pas, papa ?

Maurice fit un signe de tête affirmatif, en adressant à la grand’mère un sourire de reconnaissance. Mais il ne répondit rien. Toutes ces discussions l’avaient fatigué.

Sentant le besoin de faire diversion, Jeanne dit tout à coup :

— Avec tout cela nous oublions que c’est aujourd’hui l’anniversaire de Pierre.

— C’est vrai, dit la grand’mère. Mais en un jour pareil on n’ose pas formuler des souhaits.

— Mais si, ma femme, répliqua le général. Il est un souhait que nous pouvons toujours formuler.

Puis, élevant son verre, il ajouta :

— Buvons aux neuf ans de Pierre, et à la victoire de la France.


VII


Dès qu’ils se retrouvèrent seuls, Jeanne et Maurice, sans un mot, s’étreignirent douloureusement.

— Mon ami, dit-elle enfin, tu me caches une pensée dont tu souffres.

Puis devinant qu’elle avait dit vrai :

— C’est cette question de mon père, n’est-ce pas, relativement à ton départ.

Pour toute réponse, Maurice inclina la tête.

— Maurice, quel jour devrais-tu partir ?

— Demain.

— Demain, et pourquoi as-tu dit jeudi ?

— Je ne sais pas. J’ai jeté ce mot sans réfléchir, n’ayant pas préparé de réponse. J’aurais aussi bien pu dire mercredi.

— Pourquoi n’as-tu pas dit demain.

— Parce que je ne veux pas partir demain.

— Maurice !

— Jeanne !

— Dis-moi toute ta pensée, mon ami, et crois bien que je suis avec toi. S’il n’y a que moi pour te comprendre, au moins que cette assurance te donne de la force.

— Merci, Jeanne ; j’étais sûr de toi. Mais c’est en moi que je ne vois plus clair. L’idée de cette guerre me révolte. J’y sens je ne sais quelle main infernale, hypocrite, odieuse. Toutes les guerres sont stupides ; mais celle-ci m’apparaît plus stupide encore que les autres. Je voudrais au moins être certain que mon pays n’y est pour rien, qu’il y est entraîné seulement par ce jeu imbécile des alliances. Et comment savoir ? Ce voyage de Poincaré en Russie en un moment aussi grave. Qu’a-t-il fait ? Qu’a-t-il dit ? Ne devait-il pas user de toute sa puissance pour empêcher la Russie de se lancer dans une guerre ? Tous ces emprunts qu’elle a faits chez nous lui permettaient de parler avec assurance. Si la Russie ne l’avait soutenue, la Serbie aurait bien arrangé ses affaires avec l’Autriche de façon à éviter la guerre…

Jeanne regardait son mari avec une anxiété mêlée de tendresse.

— Et cet assassinat de Jaurès, continuait Maurice, ce crime qu’on eût dit machiné, ourdi à l’avance ; et la politique trouble du gouvernement toute cette semaine, cette impossibilité de savoir quelque chose. Et cette acceptation sans lutte, par ceux qu’on eût pu croire les plus rebelles à l’accepter, d’une guerre qui sera une horreur, on peut le prévoir, avec les armes modernes…

— Mon pauvre ami, ta conscience est mise à la torture. Et pourtant combien peu te comprendraient.

— Mais Jeanne, ce qui est affreux, c’est que je ne sais plus moi-même si je suis dans la vérité. Il s’agit de mon pays, comprends-tu ? de mon pays. Je ne puis pourtant pas le laisser envahir.

— Mais qui le menace ?

— Justement, je ne vois pas la menace. Où est-elle ? L’Allemagne et la France, depuis quelques années, s’étaient beaucoup rapprochées. Et sans cette misérable affaire de l’Autriche et de la Serbie, l’avenir était proche, peut-être, où les deux peuples se seraient réconciliés. Y a-t-il donc, dans l’ombre, des forces intéressées à la rivalité de ces deux nations ? Ce qui est le plus terrible vois-tu, c’est de ne rien savoir…

Puis avec douleur :

— Donner sa vie, ce n’est rien, quand on la donne pour une grande cause ; mais devoir la donner sans savoir pourquoi, et qui sait même, pour couvrir des intrigues de courtisans et des intérêts financiers…

Maurice se tut. Doucement, Jeanne prit sa main, la porta à ses lèvres.

— Maurice dit-elle enfin, si nous partions. Tu dois rejoindre ton frère à trois heures.

— Tu as raison, partons, je ne peux plus vivre ici.

Quand les deux époux arrivèrent à Paris, ils purent constater une animation bien plus fiévreuse que la veille. L’annonce de la déclaration de guerre de l’Allemagne à la Russie venait d’être connue, et les cerveaux, échauffés par l’effervescence patriotique des derniers jours, exultaient. Il semblait que la foule attendait, anxieuse, le dernier acte du drame qui depuis un mois bouleversait l’Europe.

Devant Maurice et Jeanne, trois hommes marchaient en causant avec animation.

— À présent, disait l’un, la partie est commencée. Demain, après-demain, ce sera notre tour.

— Il n’est pas possible d’en douter, dit un autre.

— Aussi bien, répliquait le troisième, il faut en finir. Si les choses s’étaient encore arrangées à l’amiable, cette fois, on aurait remis l’affaire dans six mois. Autant régler tout de suite notre vieille querelle avec la Prusse.

Jeanne frémit. Il lui semblait s’enfoncer un peu plus dans la désespérante certitude.

En ce moment une bande de jeunes gens passait près d’eux en criant : « À Berlin ». Immédiatement le cri fut repris et multiplié.

— Les esprits sont déjà en guerre, dit Maurice. Comment pourrions-nous, à présent, éviter la catastrophe.

— Oui, murmura Jeanne, Paris accepte la guerre.

Comme ils arrivaient devant la Maison Commune de la rue de Bretagne, ils purent voir deux individus emmenés par les agents au commissariat. On leur expliqua que les deux hommes en étaient venus aux mains parce que l’un d’eux avait qualifié l’autre de « sale prussien ».

— C’est la troisième fois depuis dix heures du matin que je suis témoin de cette scène, expliquait le gérant de la Maison Commune.

La grande salle du rez-de-chaussée était pleine de monde. Des groupes, assis autour des tables, discutaient avec passion. Il y avait des gens de tous les milieux, politiques, ouvriers, intellectuels.

— Moi, déclarait un sceptique, au moment où Maurice et Jeanne pénétraient dans la salle, je ne crois pas à la guerre. Alors, on peut tout de même bien partir. Cela nous fera une petite promenade hygiénique.

— Et si on ne revient pas ?

— Alors, mon vieux, c’est que les Allemands l’auront voulu. Dans ce cas, en route jusqu’à Berlin.

— C’est une promenade qui ne me déplairait pas, dit un autre.

Cependant on avait aperçu les nouveaux arrivants. De nombreuses voix les saluèrent.

— Maurice Bournef, cria-t-on d’un groupe, venez un peu avec nous.

Maurice s’approcha. Il aperçut là, parmi des visages inconnus, deux instituteurs qu’il connaissait bien, et près d’eux, un professeur de mathématiques retraité, une belle figure, et l’une des plus claires intelligences de l’heure. Charles Laurent, depuis sa retraite, se donnait aux problèmes de l’éducation, y déployant une activité surprenante pour un homme de son âge.

— Eh bien, Bournef, que pensez-vous de la situation ?

— Pour pouvoir penser quelque chose de précis, répondit gravement Maurice, il faudrait avoir des données assez nettes, ou même seulement vraisemblables. Mais il ne m’apparaît pas que nous en possédions.

— Moi, dit le second instituteur, je ne suis pas de cet avis. La situation est nette. Ou nous serons attaqués, et alors nous marchons, sans arrière pensée, pour défendre notre liberté contre le militarisme allemand ; ou nous ne serons pas attaqués, et comme ce n’est sûrement pas nous qui déclarerons la guerre, nous ne risquons rien à répondre à la mobilisation.

Un murmure approbateur répondit à cette déclaration.

— Cependant, fit observer Maurice, la mobilisation, par elle-même, est un danger. Elle indique que nous acceptons l’idée de la guerre.

— Mais mon cher Bournef, dit à son tour le vieux mathématicien, comment voulez-vous qu’on fasse autrement ? Il est trop clair qu’une partie de l’Europe est en guerre. Nous devons nous mettre sur la défensive. L’imprévoyance serait un crime à l’égard de notre pays. Du reste je partage l’avis de Lormont, et je suis fermement assuré que la France n’attaquera pas. Mais si on l’attaque, elle doit défendre sa liberté.

Maurice ne répondit pas. De pareilles affirmations n’étaient pas faites pour apaiser ses doutes.

— Excusez-moi, dit-il, je dois monter à la Fédération. Mon frère m’y attend.

Comme ils gagnaient l’escalier, ils durent s’arrêter près d’un groupe assez compact qui leur barrait le passage.

— Moi, déclarait une voix, je vous garantis que si ces salauds d’Allemands nous obligent à aller chez eux, je le leur ferai payer cher.

— Bah ! dit un autre, il n’est pas dit qu’ils y tiennent tant que cela eux-mêmes.

— S’ils n’y tiennent pas, ils n’ont qu’à le dire à leur Kaiser.

— Dis-donc, toi, Morand, est-ce que tu crois que ce serait si facile que cela d’aller le dire à Poincaré ?

— Ce n’est pas pareil, mon vieux. Nous, on est en République. On ne déclarera toujours pas la guerre sans le consentement de la Chambre. Tandis qu’en Allemagne, hé ! c’est Guillaume qui a la parole. Alors, si les autres ne veulent pas marcher pour une guerre, ils n’ont qu’à faire la révolution.

Une nouvelle voix s’éleva :

— Ah ! là, là, les Prussiens faire une révolution. Vous avez vu ça, vous autres ? Ils sont disciplinés jusqu’aux moelles, ces types-là !

— Et puis, ils adorent leur Kaiser.

— Ah ! dites donc, reprit la voix qui déjà avait protesté, il ne s’agit pas de se laisser bourrer le crâne. Je sais bien que les Allemands sont fortement militarisés ; mais quoi, ils sont comme nous, ça ne leur chante peut-être pas plus qu’à nous d’aller se faire trouer la peau.

— T’as raison, Duval. Probable qu’ils aimeraient mieux aussi rester à leur boulot.

— N’empêche que s’ils marchent, nous autres faudra bien marcher.

— Ça, nature. Mais quoi, ça n’est pas encore fait.

Maurice et Jeanne avaient réussi à gagner l’escalier.

— Toujours la même incertitude, fit Maurice. Que feront les autres ? toute la question est là.

Lorsqu’ils arrivèrent au bureau de la Fédération, ils trouvèrent Léon assis et causant avec deux socialistes bien connus.

— Je craignais que tu n’aies pu venir, dit Léon.

Puis s’adressant à Jeanne :

— Vous avez voulu l’accompagner ?

— Oui, puisque j’ai pu laisser maman avec les enfants.

— Asseyez-vous, Madame, dit un des compagnons de Léon, en apportant une chaise.

— Eh bien, questionna Maurice, s’asseyant à son tour, qu’allez-vous nous apprendre ?

— Pas grand chose, mon cher Bournef, dit le plus âgé des deux socialistes. La mobilisation est commencée depuis ce matin. Il semble qu’elle soit assez bien acceptée. Nos camarades partent calmes, ce qui ne veut pas dire qu’ils soient enthousiastes. Assurément, ils n’ont rien de tous ces fous qui depuis hier clament « À Berlin » sur tous les tons. Mais ils partent sans remords, persuadés que l’agression ne viendra pas de notre côté, et que dès lors leur devoir est tout indiqué.

— Mais, les décisions de l’Internationale…

— Eh bien, elles sont respectées. À une guerre d’agression de notre part, les socialistes devaient répondre par le refus. Mais pour la défense du pays, il faut organiser la résistance à l’envahisseur.

— Cependant nous ne savons rien des conditions dans lesquelles se présente ce conflit. Entre l’Allemagne et nous il ne s’est rien passé qui justifie une guerre. L’assassinat de Serajevo à lui seul ne la justifie pas.

— Mais il y a les traités.

— Que nous connaissons mal.

— Hélas, mon cher Bournef, ce n’est pas d’aujourd’hui que le Parti s’élève contre la diplomatie secrète, et contre toutes ces alliances, si peu sûres au fond, et qui sont toujours un danger.

En ce moment, Maurice remarqua l’air découragé de Léon. Il reprit :

— Et des socialistes allemands, que sait-on ?

— Rien de positif. Mais remarquez qu’ils se sont trouvés devant le même cas de conscience que nous. Le 30 juillet la Russie mobilisait. Bien qu’on ne l’ait pas dit dans la presse, nous le savons. Devant cette menace les socialistes d’Allemagne ne pouvaient pas s’opposer aux mesures de résistance. Ils ont pu dire, comme nous, que la mobilisation n’était pas la guerre, mais seulement une mesure préventive. Bien entendu nous ignorons comment ils ont accepté la déclaration de guerre de l’Allemagne à la Russie. Que se passe-t-il en ce moment à Berlin, nous ne pouvons pas le dire.

Le silence, un moment, pesa dans la pièce.

— Cette incertitude est accablante comme une fatalité, dit enfin Maurice. Nous en sommes tous réduits à nous demander : que font, ou que vont faire les autres ? Ne serait-il pas plus logique de nous poser la question à nous-mêmes, et de nous demander : qu’allons-nous faire ?

— Mais voyons, mon cher Bournef, la question est posée et résolue. Elle n’est pas compliquée. Si l’Allemagne nous déclare la guerre, notre devoir est nettement tracé : nous défendre. Nous n’avons pas voulu la guerre, on nous l’impose. En nous défendant, c’est le droit que nous défendons.


viii


Quelques instants plus tard, Jeanne, Maurice et Léon, se retrouvaient dehors.

— Que faisons-nous ? demanda Maurice.

— Eh bien nous allons monter chez Éliane, où je dois retrouver Louise. Mais je voudrais passer à la Bataille Syndicaliste. On m’a dit que je pourrais y trouver encore Pierre Monatte.

— Allons, dit Maurice.

Puis :

— Ce matin, tu es allé à la C. G. T. ?

— Oui.

— Et alors ?

— Alors ! Ah mon pauvre ami, partout c’est la même chose, partout c’est le même refrain. Ce n’est pas nous qui attaquons. Si l’Allemagne déclare la guerre il faut marcher.

— Là aussi.

— Mais oui. J’ai même été témoin ce matin d’une scène émouvante. Un jeune terrassier de vingt-cinq ans à peu près était là, posant des questions, demandant pourquoi on ne faisait pas opposition à la guerre, ainsi que cela avait été maintes fois voté dans les assemblées générales et les congrès.

— Et alors ?

— Alors, comme tu peux le penser, les secrétaires présents étaient gênés. « Mais nous n’attaquons pas », ont-ils dit. « On ne nous attaque pas non plus, répondit le jeune gars, ça n’empêche pas qu’on nous fait partir ». « C’est une mesure préventive, lui répondit-on, la guerre est déclarée entre la Russie et l’Allemagne, nous devons nous attendre à tout ».

Léon s’arrêta.

— Il a raison, ce terrassier, observa Maurice, et puis après ?

— Après ? Ah ! je te jure Maurice qu’il était beau à voir, ce garçon-là. « Alors, déclara-t-il en s’animant, c’est comme ça que nous tenons nos promesses ? Nous avons toujours dit que les travailleurs n’avaient pas à entrer dans les histoires des diplomates et des capitalistes. Nous avons même déclaré, qu’en cas de mobilisation on ferait la grève générale, et voilà que ceux qui sont à la tête des organisations partent »…

— Desquels voulait-il parler ?

— De plusieurs secrétaires de fédération qui doivent partir aujourd’hui et demain, je crois, d’après ce que j’ai pu comprendre.

— Ah ! Lenoir et Bourdeau avaient raison, hier soir, vois-tu. Et nous qui, hier matin encore, espérions en les forces ouvrières organisées… Enfin continue Léon, ton terrassier m’intéressee. Il mérite la croix ce garçon-là.

— Bien sûr. Mais quoi, comme nos amis d’hier, c’est un vaincu aussi. Les autres l’ont raisonné, lui ont dit qu’on ne pouvait pas organiser de résistance, que le parti ouvrier n’était pas en force, que ceux qui voudraient résister individuellement seraient fusillés, et finalement lui ont conseillé de partir. Il les a quittés, les larmes aux yeux, répétant avec indignation que c’était une lâcheté qu’on lui conseillait.

— Léon, dit Jeanne avec vivacité, ce terrassier est une belle conscience, savez-vous ?

— Oui, il y en a quelques-uns comme lui ; mais la majorité prend assez bien la situation.

— As-tu vu Jouhaux et Yvetôt ? demanda Maurice.

— Non. Ils étaient venus, puis repartis.

— Ne trouves-tu pas singulière cette absence des chefs partout où l’on se présente ?

— Mon pauvre ami, que veux-tu, les chefs sont des hommes. Il faut reconnaître qu’ils sont dans une situation bien embarrassante. Ne nous abusons pas, ils n’avaient point de réelle autorité morale.

— Mais ce jeune terrassier cependant…

— Oui, il est une preuve que tous n’ont pas perdu leur foi. Mais le secrétaire avait raison quand il déclarait qu’ils étaient trop peu. De même Lenoir et Bourdeau avaient également raison en affirmant que leurs chefs n’en imposaient pas au gouvernement.

— Il n’y a donc plus qu’à laisser aller les événements, selon toi ?

— Hélas ! Maurice, ils nous emportent avec eux.

Cependant ils étaient arrivés Boulevard Magenta devant l’immeuble occupé par la Bataille Syndicaliste.

— Quelles déceptions nous attendent encore là ? dit Maurice en montant l’escalier.

La première fut l’absence de Pierre Monatte.

— Il ne reviendra pas ce soir, dit le rédacteur présent. Et je ne pense pas qu’il puisse venir demain…

Les deux frères ne firent aucune remarque. Depuis vingt-quatre heures leur confiance s’en allait à la dérive.

— Avez-vous reçu des nouvelles importantes ? questionna Léon.

— Non. D’ailleurs nous n’aurons plus que des informations officielles. Aucune agence de renseignements privés ne fonctionne. Nous saurons ce que le Ministère de la guerre nous communiquera. Avec la mobilisation commence l’état de siège, la censure, le règne de la police.

— Allons, murmura Maurice, c’est l’enlisement.

En ce moment une porte s’ouvrit. Louis Mathias le directeur de la Pensée Libertaire parut.

— Tiens, s’écria Léon, c’est vous Mathias, comment osez-vous être là ?

— Je suis venu prêter la main pour la rédaction du journal. Il y a des vides dans le personnel.

— Ne pensez-vous pas préparer un numéro de votre Revue ?

— Pourquoi faire ? Nous n’avons pas d’argent à perdre. Or, ou nous dirons la vérité — du moins celle qui est dans notre pensée — et la censure n’en laissera pas un mot ; ou nous ferons chorus avec les voix officielles, et ce n’est pas notre rôle.

— Aucune voix ne s’élévera donc ?

— Mes pauvres amis, il n’y a plus de voix libres.

La porte qu’avait ouverte Mathias, et qu’il n’avait pas refermée, laissait voir une des salles de rédaction, au milieu de laquelle une immense couronne d’églantines rouges était dressée. Un large ruban de moire, portant le nom de Jaurès et la mention des souscripteurs, la traversait.

— Oh ! s’écria Jeanne d’une voix douloureuse.

Avec Maurice elle passa dans la pièce voisine. Longuement, ils s’absorbèrent devant le symbole révolutionnaire.

— Voilà donc, dit enfin Jeanne, tout ce qu’on a trouvé : une pièce décorative. Mais ce martyr méritait mieux que cela. Il fallait dresser son cadavre en face de l’Europe affolée, en faire un rempart contre les états-majors.

— Trop tard, Madame Bournef, dit Louis Mathias, qui s’était approché. Croyez-moi, il n’y a plus rien à faire. Les instincts de violence sont lâchés. Rien à présent ne nous sauvera de la guerre.

— Vous le croyez aussi ?

— Mais voyons, c’est fatal. Question de jours, d’heures peut-être.

Jeanne se ressouvint que, le matin même, son père avait prononcé les mêmes paroles.

Alors, comme Maurice, elle murmura :

— C’est l’enlisement.

L’enlisement, tous le sentaient monter, les étreindre à la gorge.

— Partons ! dit enfin Léon.

— Je pars avec vous, ajouta Mathias, où allez-vous ?

— Chez notre sœur.

— La femme du peintre ? N’habite-t-elle pas boulevard Magenta ?

— Oui, presqu’en face la gare du Nord.

— Mais, dites-moi, son mari va partir aussi.

— Hélas ! soupira Jeanne.

Tous quatre étaient descendus sur le boulevard La foule y était intense. On sentait l’énervement des jours d’orage flotter dans l’atmosphère. Cependant cet énervement n’avait rien de menaçant. On y percevait au contraire une exaltation à peine contenue. La folie guerrière, depuis la veille, s’était exaspérée dans l’attente, et le fanatisme si savamment préparé par des années d’éducation, par la presse, par la mise en scène militaire, faisait son œuvre. Il se transmuait en énergie vivante. Le courant magnétique en était si puissant qu’il gagna Jeanne, fatiguée par la tension morale que depuis deux jours elle opposait aux événements.

— Je voudrais crier ma pensée, dit-elle ; il me semble que j’en serais soulagée.

— À quoi cela servirait-il, Madame Bournef, dit Mathias. À vous faire coffrer par la police, ou écharper par la foule.

— Mais à faire réfléchir quelques-uns peut-être.

— Non. Personne ne réfléchit plus maintenant, on se laisse emporter par le flot.

— Mais nous, cependant…

— Nous oui,… et puis, combien sommes-nous ? Y a-t-il à Paris cinquante cerveaux qui soient restés maîtres d’eux-mêmes ? Les plus raisonnables déraisonnent. Les timides ont peur… Oh ! la peur ! la peur ! Tenez, Madame Bournef, la peur domine tout le monde. On a peur de l’Allemagne, on a peur de la police, on a peur de ses camarades, on a peur de ses amis, même. On a peur d’être tué si on part, on a peur de l’être si on ne part pas.

L’écrivain libertaire s’arrêta.

— Oui, dit Jeanne, la lâcheté est générale.

— Voyez-vous, Madame Bournef, tant que l’homme ne sera pas sûr de lui-même, comment voulez-vous qu’il soit sûr des autres ? Cette lâcheté générale qui vous indigne, elle est faite de toutes les peurs et de toutes les capitulations. Allez, constatons humblement notre impuissance, et reconnaissons que nous nous sommes tous trompés. Les consciences n’étaient pas prêtes, et encore une fois c’est la bêtise humaine qui triomphe.

— Mais cette bêtise humaine, elle est exploitée.

— Oui ; en haut les criminels intelligents, en bas les brutes livrés à leurs instincts. Les seconds sont au service des premiers. Entre ces deux forces, nous autres n’avons qu’à nous taire ou nous faire écraser.

Mais Jeanne ne voulait pas que son compagnon eût aussi impitoyablement raison.

— Si Jaurès n’était pas mort, dit-elle…

Mathias l’interrompit :

— Madame Bournef ne formulez pas votre regret. Voyez-vous c’est peut-être cela qui est le plus terrible à penser : si Jaurès n’était pas mort, ne serait-il pas impuissant comme nous. Ce n’était qu’un homme.

— Mais quel homme.

— Je vous l’accorde, un homme d’une haute valeur, incarnant une grande idée. Mais ne sentez-vous pas que, depuis ce matin, l’idée est vaincue par la discipline ?

L’écrivain avait parlé d’une voix grave, presque basse. Jeanne, cette fois, ne répliqua plus. Elle avait envie de pleurer.

Tous quatre continuèrent leur route en silence.

— Vous voici arrivés, dit Mathias, comme les deux frères s’arrêtaient devant la porte d’un immeuble, je vais donc vous quitter.

Puis, après leur avoir serré la main :

— Et n’oubliez pas qu’à dix heures, c’est l’extinction des feux, dit-il. N’allez pas vous faire arrêter en contrevenant aux ordres du gouverneur militaire de Paris, notre maître depuis ce matin.


IX


Le jeune ménage Lenormand habitait, au 5e étage, un petit appartement modeste et charmant pourvu d’un grand atelier d’artiste.

À l’appel du timbre d’entrée, ce fut Éliane qui vint ouvrir. Elle avait les yeux rouges. Dans sa robe flottante, sa taille qui commençait à s’alourdir indiquait chez elle aussi des promesses de maternité.

— Bonjour Liane, dit Maurice, qui n’avait point vu sa sœur depuis près de deux mois.

La jeune femme embrassa son frère, puis Jeanne qui la serra tendrement dans ses bras.

— Louise n’est pas rentrée encore ? demanda Léon.

— Non.

— Et Julien, où est-il ?

— Dans son atelier, il travaille.

Maurice eut une exclamation :

— Il travaille ! dans un pareil moment ?

— Oui, il veut finir différentes choses.

— Ma petite Liane, questionna Maurice, ne doit-il pas partir ?

— Il part mardi.

— Nous allons le déranger, dit Jeanne.

— Mais non, il vous attend ; venez.

Les précédant, Éliane se dirigea vers l’atelier.

— Julien, dit-elle, les voici.

Debout devant son chevalet, Julien Lenormand, en effet, travaillait. Son visage était calme. C’était un contraste tellement frappant, cet artiste occupé seulement de son art, alors qu’en bas, sur le boulevard, la foule se pressait, grondante et hallucinée, que les trois arrivants s’arrêtèrent, saisis, dès l’entrée.

Sans cesser de peindre, l’artiste les salua.

— Entrez mes amis, entrez ; mais permettez-moi de ne pas interrompre mon travail. Il ne m’empêchera pas de vous causer.

— Que faites-vous là Julien ? demanda Jeanne en s’approchant de la toile.

— Je termine ce coin de Seine, comme vous voyez. Il m’a donné assez de mal pour rattraper les jeux de lumière. Mais ça va maintenant, la vision m’en est bien revenue… C’est pour cela que je ne veux pas le lâcher.

Silencieuse, Éliane était venue se blottir dans la vieille bergère qu’elle avait quittée pour aller ouvrir aux visiteurs.

— Où avez-vous pris cela ? demandait Léon.

— Ça ! c’est la courbe de la Seine, à la Frette. Vous ne connaissez pas ce coin-là ?

— Vaguement !

— C’est un coin charmant. J’étais allé le faire à la fin de l’autre semaine. Puis, j’ai dû rentrer à Paris brusquement. Mais je ne veux pas laisser cette toile inachevée.

— Vous partez mardi ?

— Il paraît ! Je vous avoue que j’y pense le moins possible.

— Vous êtes extraordinaire, fit Léon.

— Mon pauvre ami, je ne peux rien à la folie du monde. Je partirai, puisqu’il le faut. Mais jusqu’à l’heure inexorable, laissez-moi vivre en liberté.

— C’est ce qui s’appelle de l’héroïsme, dit Maurice avec admiration.

Le peintre, maintenant, prenait du recul pour mieux juger son œuvre. Il s’éloignait, revenait, se plaçait sur le côté, abritant ses yeux de la main pour concentrer son regard.

— Cette fois ça y est, déclara-t-il enfin.

Sur la toile l’eau semblait s’irradier sous le soleil. Une impression de lumière intense émanait de l’ensemble du tableau.

Julien Lenormand était un peintre de l’eau. Il était incapable de faire une toile avec un paysage sans eau. L’eau était son élément, sa joie ; il la traitait magnifiquement. Mais il lui fallait aussi la lumière, cette autre richesse fluide, mouvante, dispensatrice de vie, de force et de grâce. Il avait essayé quelques brumes, mais elles ne le satisfaisaient point. Il n’y était pas à l’aise. Qu’il eût à peindre un fleuve, la mer, un étang, une simple mare, il lui fallait toujours au-dessus les jeux multiples de la lumière.

— L’eau ! — la lumière ! — disait-il, deux ondes qui s’attirent.

Ayant bien contemplé son coin de Seine il repoussa le chevalet pour en attirer un autre dans l’axe du vitrage.

— Et cela, qu’est-ce ? demanda encore Jeanne.

— C’est l’étang de Hollande, à Rambouillet. Imaginez-vous que je l’ai laissé en panne depuis que je l’ai rapporté là. Il ne me plaisait point absolument. Pourtant je veux le finir. Il reste au fond très peu de chose à faire.

Puis avec mélancolie :

— Mais l’heure fuit si rapidement. Voyez, la lumière n’est déjà plus assez puissante. Je ferai cela demain.

— Demain, dit Éliane toujours enfoncée dans la vieille bergère, ce sera lundi.

Il vint vers elle, se pencha pour l’embrasser.

— Oui, ce sera lundi, et je comprends ta pensée. Demain je travaillerai encore, mais ce soir je ne serai plus qu’à toi.

Elle dit, tendrement grave :

— Oh ! mon ami, ne crois pas que je te fasse un reproche, surtout.

Il était revenu devant la toile.

— Oui, reprit-il, je veux finir cela. Si je pars mercredi, après tout, tant pis. L’essentiel pour eux c’est qu’on parte, ils ne chicaneront pas pour un jour…

— Voilà donc les misérables que nous sommes devenus, fit amèrement Maurice.

Cependant, le peintre s’était retourné vers la toile de La Frette. Presque amoureusement, il la prit, la transporta dans la baie du vitrage, et longuement encore la contempla.

— Ah ! s’écria-t-il, la lumière ! la lumière ! quelle beauté ! et dire qu’il y a des gens qui ne comprennent pas cela. Quand j’étais enfant je restais des heures à regarder les jeux de la lumière sur l’eau, sur les feuilles, sur les blés mouvants. C’est là un enchantement des yeux dont je ne me lasse jamais.

À ce moment un nerveux coup de sonnette retentit.

— C’est Louise, dit Léon, en se précipitant vers l’entrée.

Éliane s’était levée et disait à Jeanne :

— Nous dinerons ensemble, n’est-ce pas ?

Avant que Jeanne eut répondu, Louise et Léon entraient dans l’atelier. Louise était un peu haletante et paraissait bouleversée.

— Mon Dieu, s’écria Jeanne, qu’y a-t-il ?

— Je vous raconterai cela tout à l’heure, répondit elle.

Maurice avança la bergère qu’Éliane venait de quitter.

— Asseyez-vous Louise.

Celle-ci se laissa tomber dans le fauteuil.

— Je n’en puis plus, dit-elle.

Tous attendaient, inquiets et curieux à la fois.

— Eh bien, voilà, dit enfin Louise, je viens d’être à demi assommée, rue des Poissonniers.

— Que dis-tu, s’écria Léon, impressionné.

— La vérité. Mais ne vous alarmez pas, puisque je suis là.

Un peu calmée, à présent, la femme de Léon commença le récit qu’on attendait.

« Ainsi que je le prévoyais, dit-elle, j’ai pu trouver mon frère chez sa belle-mère, rue Ordener. J’ai passé l’après-midi avec eux, et je viens de les quitter. En arrivant à l’angle de la rue des Poissonniers j’eus l’idée de descendre cette rue pour regagner le Boulevard Barbès. Vous connaissez ce quartier. Il est très populeux. Des groupes d’hommes et de femmes montaient et descendaient la rue, quelques-uns très animés et surexcités. Un moment je croisai l’un de ces groupes qui me parut plus excité encore. Il y avait là trois hommes et deux femmes. Ils avaient la gaieté des gens qui ont bu. Les hommes tenaient les femmes par la taille, et chantaient : « Pleure pas pour ça, ma p’tite Ninette »…

« J’avais le cœur serré ; je vous l’avoue. C’était tellement navrant, cette inconscience.

« Alors je vis un grand vieillard, debout sur le seuil d’une porte, qui regardait comme moi ce groupe si tristement gai. Sa barbe blanche tremblait. Son regard croisa le mien et comprit ma pensée.

« — Quelle misère, me dit-il.

« — De les voir partir comme ça, oui, m’écriais-je.

« Une des femmes m’entendit, se retourna vers moi, et me cria d’une voix rauque de faubourienne : « De quoi, t’aimerais mieux qu’ils s’en aillent en pleurant, peut-être ? »

« Je ne voulais pas répondre ; mais en un éclair les cinq individus m’entourèrent. L’un des hommes demanda : « Qu’est-ce qu’elle a dit celle-là ? un autre me secoua rudement le bras en me disant : « T’es pas seulement française, toi. »

« Je n’étais pas rassurée, vous le pensez bien. L’une des femmes cria « C’est une Allemande » et l’autre riposta « C’est une Autrichienne ». Au même moment je reçus dans le dos un coup si violent que mon chapeau tomba. Je l’arrêtai au passage et, surexcitée par la douleur physique, je me retournai brusquement vers la femme qui m’avait frappée. Je m’aperçus alors qu’elle était enceinte. Ma colère tomba net, et j’essayai de prendre du recul. Mais le groupe m’enserrait et les hommes avaient des attitudes menaçantes. Toute vibrante, je leur dis :

« Et vous, j’ignore si vous êtes des français, mais je sais que vous êtes des brutes. »

« Je compris sur le champ mon imprudence en lisant dans leurs yeux la folie du meurtre. Ils allaient se ruer sur moi. Une angoisse m’étreignit ; non, mille fois non, pas une fin aussi stupide ! Brusquement, je me jetai entre les deux femmes qui s’écartèrent, me livrant ainsi passage, et je pris mon élan au pas de course. Je descendis ainsi la rue des Poissonniers, poursuivie par les cris des misérables « arrêtez-la, c’est une espionne »…

Louise se tut. Une même émotion avait étreint tous les cœurs en l’écoutant.

— Et voilà à quoi l’on aboutit, avec ce système de fanatisation, dit enfin Maurice. Remarquez, Louise, que ces brutes sont dignes de notre pitié ; la pensée et la volonté n’existent pas chez eux. Ils sont ce que la société les a faits.

— Oh ! Maurice, soyez assuré que je ne leur en veux pas. En descendant le boulevard, tout à l’heure, j’essayais de raisonner. J’évoquais la triste femme enceinte qui m’avait frappée, et c’était bien de la pitié, croyez-le, que j’éprouvais pour ces misérables dont on va faire, tout à l’heure, les instruments de la vengeance et de la haine.

— Oui, ajouta Léon, c’est par eux que prendront corps haine et vengeance… C’est toujours parce que, dans toute nation, il y a cette tourbe des bas-fonds sociaux, à qui l’on a refusé la lumière, que la perpétration d’une guerre est possible. Ces êtres-là n’ont jamais été délivrés de la violence. Ils sont soumis à la force. Et leur soumission nous oblige, nous autres, à l’obéissance.

Tous s’étaient tus.

— Léon, dit enfin Maurice, le problème n’est pas aussi simple. Ces misérables sont des irresponsables. L’instinct ancestral ne se réveille chez eux que parce qu’on l’a exaspéré. Mais il y a des coupables, et c’est ailleurs qu’il faut les chercher.

Les paroles de Louis Mathias résonnèrent aux oreilles de Jeanne : « En haut, les criminels intelligents ; en bas les brutes livrés à leurs instincts. Entre les deux forces, nous autres n’avons qu’à nous taire ou nous faire écraser ».

Comme c’était vrai. La scène que venait de raconter Louise le confirmait une fois de plus. Et pourtant, songeait Jeanne, était-il exact qu’il n’y eut rien à faire ? N’y avait-il pas une force plus haute que l’intérêt et l’ignorance, et qu’on avait oubliée ?

Cependant Éliane réitérait sa demande.

— Dinez-vous avec nous ?

Ramenés à des préoccupations plus matérielles, les deux ménages Bournef se consultèrent.

— Il ne faut pas nous attarder, dit Jeanne. Je pense que papa et maman nous attendent.

— C’est vrai, s’exclama Maurice, je l’avais oublié. J’aurais bien voulu ne pas revoir le général. Nous ne pouvons qu’être gênés de notre mutuelle présence.

Jeanne réfléchissait, cherchant un moyen de concilier les nécessités.

— Voici ce qu’on pourrait faire, proposa-t-elle. Je vais partir seule, mon ami. Éliane te fera bien un lit ici. Et je viendrai te rejoindre demain matin. Puisque maman va rester à la maison, je peux toujours compter sur elle pour les enfants.

Louise, à son tour, soumit une proposition :

— Partons ensemble Jeanne. Que Léon et Maurice restent ici tous les deux, cela coupera court à toute discussion possible entre eux et le général. Il est bien inutile d’aggraver encore ces heures pénibles.

— Alors, partons au plus vite Louise, car les trains sont limités à Saint-Lazare.

Après de rapides adieux, les deux femmes quittèrent l’appartement du peintre, accompagnées par Léon et Maurice qui voulaient au moins les escorter jusqu’à la gare.

— Avec le vent qui souffle ce soir à Paris, dit Léon, nous ne serions pas tranquilles de vous savoir seules dans les rues.

Et Maurice ajouta :

— Quand la violence est déchaînée, nul ne peut prédire jusqu’à quelles extravagances elle se laissera emporter.


X


Maurice ne croyait pas si bien dire. En cette nuit du 2 au 3 août 1914, Paris fut le théâtre de scènes de pillages inouïes. Tous les dépôts de lait de la Société Maggi furent pris d’assaut par des bandes d’énergumènes et complètement dévastés. Une légende avait pris corps assez tard dans la soirée, et s’était colportée très rapidement. Maggi y était représenté comme un suisse allemand, espion, payé par l’Allemagne. Tout le lait des dépôts qui allait être livré le matin même devait être empoisonné afin de faire mourir beaucoup de français et détruire un grand nombre de petits enfants. Quant à Maggi lui-même, il s’était enfui clandestinement, emportant des milliards en pièces d’or dans des boîtes à lait.

Dès minuit le pillage s’organisa. Des bandes munies de barres de fer et de massues, s’attaquèrent aux boutiques, brisèrent les rideaux de clôture, puis les glaces, les portes, les montants des devantures, les marbres des comptoirs et étalages. Au petit jour, quand les voitures de livraison arrivèrent, elles furent prises d’assaut et le lait jeté dans les ruisseaux. Au matin, pas un dépôt de Maggi ne subsistait.

Léon Bournef apprit tout cela en descendant chercher le lait du déjeuner pour sa sœur. De lait, il n’y en avait point. Léon se trouva devant une boutique si parfaitement pillée qu’il n’en restait rien qu’un trou béant attestant l’ouragan qui était passé là. Glaces et marbres avaient été mis en miettes ; une colonne du magasin arrachée et tordue, gisait à terre.

Songeant au déjeuner d’Éliane, Léon entra dans une pharmacie voisine prendre une boîte de lait concentré. Aimablement, le pharmacien le mit au courant des scènes de la nuit et de la légende qui courait les rues.

— Paris devient fou, dit Léon.

— Bah ! déclara le pharmacien, c’est un phénomène qui s’explique très bien, psychologiquement.

Sans s’attarder, Léon remonta les cinq étages, et mit son frère et sa sœur au courant des événements.

— Quelles scènes de sauvagerie n’ont pas dû se dérouler, dit Maurice. N’oublions pas que Jeanne et Louise reviennent ce matin, et que nous devons les attendre à la gare. Paris n’est pas plus sûr aujourd’hui qu’hier.

Peu après, les deux frères partaient à pied vers Saint-Lazare. L’aspect de Paris était étrange. Sur toutes les boutiques les commerçants collaient en grande hâte de larges étiquettes tricolores sur lesquelles on lisait ces mots : « Maison française ». Des drapeaux ornaient les devantures. Quand les noms des boutiquiers prêtaient à l’équivoque, des placards écrits à la main complétaient l’étiquette tricolore. On y lisait : « Je suis alsacien ». « Je suis polonais ». « Je suis belge ». « Mon père est né à Strasbourg ». Sur les glaces des boulangeries, on grattait les mots « boulangerie Viennoise » plusieurs glaces ayant été brisées à cause de cette inscription.

Mais d’autres spectacles s’offraient également aux regards. Des magasins avaient été pillés à l’instar des dépôts Maggi. Un grand magasin de confection pour hommes, portant un nom étranger, était saccagé. Devant un magasin de chaussures, une bande de fanatiques, puisant à même d’immenses corbeilles, en sortaient les chaussures qu’ils jetaient à la foule.

— Chaussez-vous, criaient-ils, autant de pris sur l’ennemi.

— Paris est littéralement fou, dit Maurice ; s’ils étaient à Berlin je me demande ce qu’ils feraient.

Sur leur passage, tous les dépôts Maggi offraient le même aspect de désolation.

— Et cette funambulesque histoire de lait empoisonné, dit Léon, et cette plaisanterie d’une fuite clandestine compliquée de millions en or, enfermés dans des boîtes à lait.

— Que veux-tu, le peuple aime le roman-feuilleton ; il est servi.

— Et magistralement. Un roman-feuilleton en action, c’est autrement palpitant que ceux du Petit Parisien.

Comme ils arrivaient à la gare Saint-Lazare, ils entendirent raconter l’incendie des Grands-Moulins de Corbeil. L’histoire était la même : propriétaires allemands, farines empoisonnées.

— Toujours le roman-feuilleton, dit Léon, mis en gaieté en dépit des circonstances.

Jeanne et Louise arrivèrent bientôt. Les deux hommes les mirent rapidement au courant des événements de la nuit et du matin.

— Et chez nous ? questionna Maurice.

— Papa est parti ce matin, de très bonne heure, répondit Jeanne. Intentionnellement, nous n’avions pas dit que nous venions vous rejoindre afin qu’il n’eût pas l’idée de nous attendre pour partir, ce qui vous eût mis en présence.

Louise demanda :

— Est-ce que nous allons chez Éliane ?

— Non. Nous lui avons dit que nous n’étions pas fixés sur l’emploi de notre matinée et que nous déjeunerions au restaurant. Il vaut mieux lui éviter la fatigue d’un repas à préparer. Et puis elle préférera être seule avec Julien.

— Où allons-nous alors ?

— Nous avions pensé rendre visite à ce brave Bourdeau qui nous a dit devoir partir demain. Il a trois enfants. Peut-être pourrions-nous lui rendre service.

Jeanne approuva :

— C’est une excellente idée ! Avez-vous son adresse ?

— Oui, c’est boulevard de la Villette. Nous prendrons le métro. Il faut je crois, descendre au Combat.

Jacques Bourdeau, des charpentiers en fer, était chef d’atelier dans une grosse entreprise métallurgique. Fils d’ouvrier, il s’était fait à peu près tout seul. Il s’était instruit de la même manière que tous ces ouvriers intelligents qui, dans les deux décades d’années qui précédèrent la guerre, se rencontraient assez souvent dans la fraction intéressante des travailleurs. Instruction incomplète, cependant, pleine de trous, sans base philosophique, appuyée le plus souvent sur une apparence scientifique de peu de valeur.

Jacques Bourdeau, lui, pendant ses années de jeunesse, avait assidûment suivi les cours et conférences de l’Université Populaire du faubourg Saint-Antoine, l’une des meilleures U. P. parisiennes, et qui survécut à toutes celles qui s’édifièrent de 1895 à 1902. D’un esprit curieux, il avait pris, à la bibliothèque de l’U. P. tous les livres susceptibles de compléter les cours. Puis, attiré vers les questions sociales, il était entré dans la vie syndicale, dont il était devenu l’un des meilleurs militants. Marié à vingt-cinq ans, il avait toujours continué, depuis dix ans qu’il était en ménage, son action syndicaliste.

Ce matin du 3 août il était occupé à mettre de l’ordre dans ses papiers quand les deux ménages Bournef sonnèrent à sa porte. Ce fut sa femme qui vint ouvrir. Confuse devant les quatre visiteurs inattendus, elle appela précipitamment :

— Jacques ! Jacques ! viens vite.

Nul témoignage d’amitié ne pouvait être plus sensible que cette visite au cœur de Bourdeau. Il était très attaché aux deux frères, dont il admirait l’intelligence et la générosité.

Sans mot dire il serra les mains tendues vers lui. Puis il précéda ses visiteurs dans la petite salle à manger familiale. Un garçonnet, de l’âge de Pierre Bournef, lisait près d’une fenêtre. Une fillette de six ans peut-être amusait un tout petit assis dans sa chaise.

Jeanne et Louise, attendries, contemplaient les enfants.

— Asseyez-vous, dit Bourdeau, en avançant des chaises.

— Mon cher Bourdeau, dit Maurice, nous avons pensé à vous, hier, et nous sommes venus vous offrir nos services au cas où nous pourrions aider votre femme à se tirer d’embarras.

Le charpentier en fer était tout ému.

— Je n’attendais certes pas votre visite, dit-il enfin ; mais votre offre ne me surprend pas.

Puis, rougissant un peu :

— Maurice et Léon Bournef, voulez-vous me faire un grand plaisir : déjeunez avec nous, si vous n’êtes attendus nulle part.

— Mais cela va donner du travail à votre femme.

— Non, je vous l’assure. Ma femme est comme moi, elle a une grande admiration pour vous.

— Eh bien, nous acceptons, dit simplement Maurice.

— À une condition, ajouta Jeanne, c’est que nous allons aider Mme Bourdeau dans les préparatifs du déjeuner.

Sans attendre la réponse, Jeanne accompagna la femme du charpentier dans la cuisine. Une femme d’une soixantaine d’années y était occupée à peler des pommes de terre.

— Je vous présente ma mère, Madame Bournef.

— Elle habite donc avec vous ?

— Oui. Elle m’aide pour les enfants et le ménage. De cette façon je peux faire un peu de couture. Trois enfants à élever, savez-vous, c’est lourd.

— Je l’imagine.

— Oh ! nous avons toujours vécu à l’aise. Jacques gagne bien sa vie, et nous sommes économes. Nous avons même fait quelques épargnes, car mon mari aurait voulu que notre Robert puisse étudier un peu plus qu’il ne l’a fait lui-même.

En soupirant, elle ajouta :

— Mais avec cette guerre, on ne sait pas ce que sera l’avenir.

— La guerre n’est pas déclarée, Madame Bourdeau.

La vieille femme intervint :

— Elle le sera, allez, dit-elle. Vous pensez bien que si les chefs font la mobilisation, c’est qu’ils sont bien décidés. C’est 70 qui va recommencer.

— C’est vrai, vous avez vu la guerre de 70, vous Madame ?

— Oui. J’avais seize ans. J’étais à Paris pendant le siège et j’ai eu faim. Si les enfants veulent m’écouter voyez-vous, Madame, on s’arrangerait pour quitter Paris aussitôt après le départ de Jacques. J’ai un cousin dans la Creuse.

— Mais, maman, si on a la guerre il n’est pas dit qu’il y aura encore le siège autour de Paris.

— On ne perd rien à être prévoyant, fit la vieille en secouant la tête. En 70, tout le monde disait qu’on serait victorieux. Ça n’a pas empêché que les Prussiens étaient devant Paris au mois de septembre et qu’ils l’ont pris au mois de janvier.

Dans la salle à manger, les deux frères causaient avec Jacques Bourdeau.

— Voyez-vous, disait ce dernier, il n’y a rien à attendre de la C. G. T. Hier, j’y ai passé l’après-midi. Ils sont tous d’accord pour dire qu’on doit partir si on nous attaque. Nous avons eu beaucoup de visites de syndiqués qui s’attendaient à voir les organisations faire résistance à la mobilisation. Il y a même eu des moments où ça chauffait, je vous assure.

Léon se ressouvint de la scène dont il avait été témoin, et en fit le récit.

— Eh bien, Monsieur Bournef, je peux vous assurer que cette scène-là s’est renouvelée plus d’une fois. Surtout de la part des jeunes, de ceux qui sont célibataires et qui ne sont retenus par rien.

Puis avec un soupir :

— Pour ceux qui, comme moi, ont des responsabilités familiales, c’est différent. On pèse le pour et le contre. À cause des enfants, moi, je suis bien obligé d’accepter la situation.

Ramenés à la pensée qui avait motivé leur visite, les deux frères échangèrent un regard.

— Mon cher Bourdeau, dit Maurice, parlez-nous franchement. Dans quelle situation laissez-vous votre famille ?

— Ma foi, Monsieur Maurice, nous n’étions point malheureux. Mon emploi est bon. Je n’ai jamais été malade, je n’ai jamais chômé. Ma femme qui est aidée par sa mère dans le ménage, fait un peu de confection pour les magasins et de couture pour des particuliers. En travaillant, on a toujours eu l’aisance à la maison. J’ai même quelques économies à la banque des coopératives. Si cette guerre n’est pas longue, comme je l’espère, et si je reviens, ma femme arrivera peut-être à s’en tirer. Mais, si je ne reviens pas…

Il fit un grand geste d’incertitude.

— Voyez-vous, poursuivit-il, si je ne reviens pas, puisqu’il faut tout prévoir, et si vous êtes mieux favorisés que moi, je veux bien que vous vous intéressiez aux enfants. Mon Robert est intelligent, et j’espérais en faire quelque chose.

Il s’arrêta. L’émotion lui coupait la parole, et ses yeux s’étaient brusquement mouillés.

— Jacques Bourdeau, dit Maurice, ému lui aussi, nous vous en faisons la promesse. Comme vous, nous pouvons être atteints ; mais si vous l’êtes et que nous soyons encore là, comptez sur nous.

— Merci, dit simplement le charpentier.

Aidée par Jeanne, et tandis que Louise était allée chercher quelques provisions supplémentaires, Mme Bourdeau avait préparé le déjeuner et dressé le couvert. Puis, on se mit à table. Le petit bébé mis au lit, la mère s’assit entre les deux enfants après avoir placé ses convives.

— Léon et Maurice Bournef, et vous, Mesdames, dit Jacques Bourdeau en rompant le pain, vous ne savez pas quel bien votre visite m’a fait. Voyez-vous on a tellement l’impression de se débattre tout seul, de sombrer dans l’indifférence générale, on a tellement aussi le sentiment que les intellectuels comme vous se désintéressent des humbles que nous sommes, que votre présence ici, aujourd’hui, est le meilleur viatique que je pouvais emporter avec moi demain.

— Oui ajouta Léon, pensif, c’est parce que la fraternité et la solidarité humaines ne sont pas comprises, que des coups de force comme celui-ci peuvent s’accomplir.

— Pourtant, Monsieur, dit la vieille mère, qui jusque-là était restée silencieuse, quand on attaque le pays il faut bien le défendre.

— Mais on ne l’attaque pas, protesta Jeanne.

— Si on appelle les hommes à l’armée, c’est bien tout de même qu’on craint quelque chose, poursuivit la vieille. Ceux qui gouvernent en savent plus que nous. Alors, il ne faut pas attendre qu’il soit trop tard, n’est-ce pas ? et il faut bien prendre un fusil pour chasser les ennemis.

Ils ne répondirent pas. Écho de sa génération, la vieille femme n’exprimait-elle pas là l’unanime opinion de tous ceux qui partaient, convaincus qu’il fallait partir, les uns animés de l’élan patriotique, les autres sans enthousiasme, mais résignés à ce qu’ils étaient habitués à considérer comme le devoir suprême ?

Jacques Bourdeau résuma leur pensée à tous :

— On ne remonte pas le courant aussi facilement qu’on le descend, dit-il. Depuis quarante ans on attend la revanche, il fallait bien qu’elle vienne. On y voit clair trop tard, et trop peu y voient clair. L’engrenage nous prend, et nous n’y pouvons rien.

Jeanne Bournef se rappelait les paroles de Louis Mathias, la veille. Elles contenaient le même aveu d’impuissance. Elle songea aux milliers de familles comme celle-là, dont l’humble bonheur allait être jeté à tous les vents par l’implacable folie de potentats intéressés, et elle dit avec douleur :

— Et pourtant… pourtant, si les hommes savaient à quel point ils sont frères.

— S’ils savaient, ajouta Maurice, l’inestimable prix d’une humble existence de travail et d’amour.

Le soleil de midi inondait de sa clarté la modeste salle à manger qui, avec ses faïences enluminées sur le dressoir et les deux estampes pendues au mur, semblait approuver, témoignage vivant d’une de ces vies paisibles, les paroles de sagesse qui venaient d’être dites.


XI


Les deux ménages Bournef prenaient congé de la famille Bourdeau, lorsqu’un voisin se présenta, et cria dès l’entrée :

— Monsieur Bourdeau, c’est fait. L’Allemagne a déclaré la guerre.

Tous se sentirent pâlir.

— Vous en êtes sûr, questionna Jacques Bourdeau.

— Tout à fait sûr. Je viens du Ministère de la guerre, pour des papiers à régulariser. C’est officiel, la guerre est déclarée.

Puis remarquant l’émotion des assistants.

— Cela ne vous surprend pas, je pense ? C’était prévu, depuis hier on attendait cela d’heure en heure.

— Hélas ! fit Maurice, on ne l’attendait que trop.

— Et attendre, dans un cas pareil, c’est presque souhaiter, ajouta Jeanne.

— Tout au moins, c’est accepter, fit Léon.

La femme de Jacques Bourdeau, la main sur l’épaule de son mari, pleurait. Le jeune Robert, sans comprendre toute la gravité du moment présent, était venu se serrer contre sa mère, et la petite fille, d’instinct, avait pris la main de son père.

— Mes enfants, murmura le charpentier, d’un ton d’angoisse.

— Bah ! Monsieur Bourdeau, il ne faut pas trop se frapper, dit le voisin. C’est une guerre qui ne sera pas longue, voyez-vous. Avec les armes qu’on possède, maintenant, une guerre ne peut pas se prolonger. Celle de 70 a duré six mois ; celle-ci n’en durera peut-être pas trois.

— On n’en peut rien dire, interrompit Léon. La guerre de 70 ne ressemblait pas à celle qui va commencer. Songez que six nations, déjà, s’affrontent, et qu’on ne peut prévoir si d’autres encore ne se mêleront pas au conflit.

— Raison de plus pour qu’elle soit courte.

— D’ailleurs, fit Jeanne, d’une voix frémissante, ce n’est pas la durée probable qui doit nous frapper. Ce qui est monstrueux c’est qu’une guerre soit possible à notre degré de civilisation. Penser qu’on peut encore accepter cela, c’est une honte pour l’esprit humain. Sans répondre, Maurice prit la main de sa femme et la serra.

— Et puis, ajouta Mme Bourdeau, aussi courte qu’elle sera, elle ne passera pas sans faire des victimes. Et beaucoup partent qui ne reviendront pas.

Le charpentier, silencieux lui aussi, attira sa femme dans ses bras, pendant que la petite fille éclatait en sanglots.

— Papa, Papa ! cria l’enfant, je ne veux pas que tu ailles à la guerre.

Spontanément, Jeanne s’élança vers la petite fille, la serra sur sa poitrine.

— Voilà le cri que devraient pousser tous les enfants, dit-elle.

— Vous n’y pensez pas, Madame, dit la vieille mère. Puisqu’on nous dit que l’Allemagne nous attaque, il faut se défendre. Bien sûr, c’est un chagrin pour les enfants, parce qu’ils ne comprennent pas, eux…

— Ils n’ont pas à comprendre, ils sentent, dit Louise à son tour. Et ils sont plus que nous dans la vérité.

— Eh bien, moi, Madame, je ne vous comprends pas, reprit la vieille. Bien sûr, la guerre me fait peur autant qu’à vous, mais j’ai été élevée dans l’idée du devoir et le premier devoir c’est de servir son pays. J’ai eu un frère tué à la guerre de 70, je peux en parler avec fierté. Ma mère a bien pleuré quand il est parti ; mais elle n’aurait rien fait pour l’empêcher de partir.

— Il est bien vrai, approuva le voisin, que ce que les femmes ont de mieux à faire, c’est de ne pas affaiblir les hommes. On a besoin de tout son courage pour s’en aller. Si ceux de notre famille se mettent à pleurer, ce n’est pas le moyen de nous donner du cœur.

Jeanne l’interrompit en se tournant vers son mari :

— Si nous partions Maurice ?

Ce fut Léon qui répondit :

— Oui ; partons. À quoi bon discourir à présent ? Le terrible fatum est prononcé.

Lorsqu’ils furent redescendus sur le boulevard, Maurice demanda :

— Où allons-nous ?

— Je voudrais aller à la Fédération, répondit Léon. Ce n’est plus que j’espère quoi que ce soit. Mais je voudrais connaître la pensée de nos camarades.

— Si vous voulez, proposa Jeanne, nous irons à pied. J’éprouve le besoin de marcher.

— Eh bien, descendons la rue Grange aux Belles.

— Entrerons-nous à la C. G. T. ? demanda Maurice.

Léon haussa les épaules, découragé.

— À quoi bon ? dit-il. Jacques Bourdeau ne nous a-t-il pas dit ce qui en est.

Au niveau du passage Chausson, un rassemblement arrêta les deux couples, les obligeant à assister, bon gré, mal gré, à l’une de ces scènes de dévastation devenues coutumières depuis le matin.

La bande qui était là se livrait au pillage en règle d’une maison d’accumulateurs électriques. On piétinait les débris de la maison ; la comptabilité, les livres commerciaux, tout cela gisait en lambeaux, sur la chaussée. La plupart des pillards faisaient une ample provision de petites lampes de poche, de tous systèmes. C’était une frénésie de vol et une furie de destruction.

— Il faut de pareils événements pour ressusciter les vieux instincts de l’humanité primitive, dit Maurice. Les guerres sont toujours un recul, une régression vers l’animalité, ont dit presque tous les moralistes. Nous pouvons le constater aujourd’hui, la régression est déjà commencée.

— Mais je me demande, fit remarquer Léon, pourquoi les agents qui sont là n’interviennent pas ?

Un cordon d’agents, en effet, se tenait un peu en arrière du rassemblement, assistant, impassible, au pillage de la maison d’accumulateurs.

— Il est un fait, constata Maurice, que la police a été très complaisante, depuis ce matin. Elle est absente ou elle laisse faire.

— Que de choses il faudra tirer au clair après, poursuivit Léon. Quels intérêts se cachent sous ces pillages ? Le fanatisme ne suffit pas à les expliquer. Il est la main qui exécute ; mais d’où vient l’esprit qui souffle ?

Cependant, une rixe s’était élevée au sein des pillards. Une contestation était survenue entre deux compères sur la propriété d’une lourde machine, posée sur une charrette à bras. Des injures on passa aux coups et l’un des deux, sortant un revolver de sa poche, fit feu sans l’atteindre sur son adversaire. Les agents, alors, se décidèrent à intervenir, et arrêtèrent les deux lutteurs qui se soumirent sans difficulté.

Pendant ce temps, deux autres pillards, s’emparant de la charrette, détalaient au plus vite, emportant la machine.

— Admirez le troisième larron, dit Maurice, mis en gaieté ; les tragédies ont parfois des côtés comiques.

Cependant l’intervention des agents avait fait une trouée dans la foule, ce qui permit aux quatre Bournef de se frayer un passage, et de continuer leur route.

Quai Jemmapes, le pillage d’une grosse maison de quincaillerie avait inondé la chaussée, jusqu’au canal, d’articles de ménage de tout ordre. Sur le canal Saint-Martin de petites casseroles d’aluminium surnageaient, comme des nacelles sans gouvernail.

Jeanne et Louise, qui n’avaient pas vu l’aspect de Paris le matin, étaient terrifiées par les spectacles rencontrés sur leur chemin.

– Si jamais les français vont en Allemagne, dit Louise, ce sera du propre…

Sur le seuil d’une boutique, une femme disait à une autre :

— Vous pouvez être fière, vous, Madame Thibault, vous avez un fils qui va servir le pays. Moi, je n’ai jamais autant regretté de ne pas en avoir un…

Jeanne s’indigna :

— Par exemple, dit-elle, si j’attendais un pareil regret dans la bouche d’une femme !

— Le fanatisme, ma pauvre amie ! fit Maurice. On ne le sème pas en vain, pendant des années. Il porte ses fruits.

Place de la République une foule compacte acclamait un régiment qui sortait de la caserne du Château d’Eau.

– Vive l’active ! cria une voix.

— Vive la France ! cria une autre.

— Vive l’active ! Vive la France ! reprit la foule dans un élan.

Un loustic lança :

— Allez-y les p’tits gars’. Et à Berlin, hein ! Faut faire danser Guillaume.

Ce fut une gaieté générale. La police, complaisante, se bornait à repousser l’assistance sur le terre-plein pour laisser la chaussée libre aux soldats qui sortaient de la caserne et prenaient la direction du boulevard Magenta.

— Ce sont des régiments d’active qui s’en vont aux gares de l’Est et du Nord, dit Léon.

Appuyée au bras de Maurice, Jeanne regardait défiler les jeunes gens imberbes, aux visages si frais encore. Ils paraissaient insouciants, et la plupart riaient des bons mots de la foule. Jeanne, douloureusement impressionnée, contemplait cette jeunesse, vouée déjà au meurtre. Elle chercha la main de Maurice, la serra.

— Tant de vie ! dit-elle sourdement, tant de vie qui s’en va à la mort.

Puis tout à coup :

— Ah ! Maurice, où sont les mères ? Ils ont des mères tous ces enfants-là.

— Oui, Jeanne, ils ont des mères.

— Maurice, si nous rentrions à la maison. Puisqu’il n’y a plus rien à faire, ne restons pas ici.

— Nous partirons aussitôt après notre visite à la Fédération, ma chère femme. J’ai bien compris ta pensée.

La troupe passée, la circulation put être reprise. Les quatre Bournef, silencieux à présent, prirent la direction de la rue du Temple.

Comme la veille, la grande salle de la Maison Commune était pleine. Mais l’exaltation y était plus grande encore. Tous ceux qui étaient là commentaient la déclaration de guerre.

— Cette fois, disait un homme grisonnant, à l’air important, cette fois ça y est. Et l’on ne peut pas dire, remarquez-le, que la France y soit pour quelque chose. L’Allemagne l’a voulu, et il n’y a pas à hésiter, il faut lui donner une leçon.

— Il faut aller à Berlin.

— Il faut leur rendre leurs politesses de 70 !

— Ces gens-là s’imaginent trop facilement qu’ils sont les maîtres du monde.

— Remarquez, fit un nouveau-venu, que cette guerre sera libératrice, et non seulement pour l’Europe, mais pour le peuple allemand lui-même. Elle va exterminer le militarisme allemand. Avec la Russie de l’autre côté, nous sommes certains d’écraser l’Allemagne.

— Bien sûr !

— La Victoire est pour nous, ça n’est pas douteux.

— Que voulez-vous, continua l’orateur, il y a des exécutions nécessaires. Qu’on démolisse le Kaiser et son état-major, d’abord, qu’on anéantisse l’armée allemande. Quant au peuple allemand, lui, nous ne demandons qu’à l’épargner. Il nous sera reconnaissant, d’ailleurs, de l’avoir débarrassé de la tyrannie de ses empereurs.

Maurice se tourna vers Léon.

— C’est prodigieux, dit-il, comme la magie des mots obnubile le bon sens. Personne ne songe que l’anéantissement de l’armée allemande, c’est en même temps l’extermination du peuple allemand, puisque c’est le peuple qui fait l’armée. Comment serait-il possible d’épargner l’un en exterminant l’autre ?

Cependant, le monsieur grisonnant avait repris la parole pour dire sur un ton de pontife :

— C’est le rôle de la France, de porter la liberté aux peuples.

Une voix indignée se fit entendre.

— La liberté, comme vous dites, par le fer et par le feu ?

— Eh bien, et 92 ? et Jourdan, et Marceau ?

— Et Napoléon, hein, pendant que vous y êtes, reprit le protestataire, en voilà un semeur de liberté, celui-là !

Immédiatement, la salle se divisa. Les esprits, échauffés, ne se contenaient plus. Des injures s’échangèrent. Le gérant dut intervenir.

Un petit homme maigre grimpa sur une table.

— Allons, allons, camarades, cria-t-il, vous n’allez pas vous battre stupidement, alors que la France a besoin de nous tous.

Cette belle phrase apaisa les cerveaux. On acclama le pacificateur.

— Vive la France ! cria-t-on.

Les deux ménages Bournef avaient assisté à toute la scène. Près d’eux un sceptique dit à mi-voix :

— Vive la France et crèvent les français !

Maurice sourit tristement.

— Très juste, hélas ! dit-il.

Le sceptique se retourna vers lui.

— Et quand il n’y aura plus de français, monsieur, cela fera une très belle France. Tous ces gens-là sont fous !

En ce moment un nouvel arrivant se dirigea vers les deux frères, leur serra la main.

— Vous connaissez la dernière nouvelle ?

— Laquelle ?

— Gustave Hervé s’engage !

— Gustave Hervé ?

— Hein, vous n’attendiez pas celle-là. Mais tout arrive, nous en avons la preuve depuis quelques jours…

— Non, mais ce n’est pas sérieux ?

— C’est très sérieux. Il en a fait la déclaration publique. Il se met à la disposition de l’État-Major. Et naturellement Miguel Almeyreda aussi.

Léon, à son tour, se tourna vers le sceptique.

— Vous aviez raison, monsieur, tout le monde est fou.

— Nous montons à la Fédération, dit Maurice au nouveau-venu, et vous ?

— Moi aussi.

Quand ils y arrivèrent, la salle était déjà pleine. Une vingtaine de socialistes discutaient sur la question des crédits de guerre que la Chambre avait votés à la rentrée de l’après-midi.

— Les socialistes ne pouvaient pas refuser leur vote, expliquait un journaliste, c’est conforme aux décisions des congrès ; il s’agit d’une guerre défensive.

Un lourd silence pesa un moment dans la pièce. Puis, le vieux professeur de mathématiques, Charles Laurent, se leva. Il n’appartenait pas au Parti, mais il était d’esprit socialisant, et comptait de nombreux amis dans la fraction intellectuelle du socialisme. En apprenant la déclaration de guerre, il était venu à la Fédération sans tarder.

Son beau visage était grave et recueilli, sous l’abondance des cheveux blancs, qui lui donnaient à l’ordinaire une sérénité majestueuse, remplacée aujourd’hui par une expression de douloureuse énergie.

— Mes amis, dit-il, je crois résumer notre pensée à tous en disant que cette guerre nous atteint au plus profond de nos sentiments d’humanité. Nous ne nous sentions pas seulement Français, mais Européens, mais membres de la grande famille humaine. Nous croyions que le temps des guerres était fini pour des pays civilisés comme les nôtres, que les hommes en étaient arrivés à un stade de raison et d’intelligence qui leur permettait de s’entendre sans violence et sans effusion de sang. Nous nous sommes trompés. L’évolution n’a pas suivi une marche régulière pour tous. Des peuples se sont attardés sur la route. Ces peuples, aujourd’hui, nous provoquent. Nous ne pouvons plus hésiter, il faut défendre notre vieille civilisation française, notre pensée, notre liberté, nos droits. C’est notre imprescriptible devoir. Du moins, mes amis, affirmons ici que nous entrons dans cette guerre sans haine. Dans le choc inévitable des armées, restons français, restons humains. En dépit de son erreur, que le peuple allemand nous reste sacré. N’oublions pas que c’est au militarisme allemand, à la dynastie des Kaisers, aux émules de Bismarck, que nous nous attaquons. C’est eux seulement qui sont les coupables. Condamnons-les, mais épargnons un peuple qui est, par bien des côtés, si près du nôtre. Si nous sommes vainqueurs, comme le droit l’exige, soyons des vainqueurs magnanimes.

Le vieux professeur se tut. Des mains se tendirent vers lui. Tous les cœurs avaient été remués par ses paroles.

Maurice Bournef, à son tour, parla.

— Je remercie notre vieil ami, dit-il. Il exprime notre pensée. Mais je veux ajouter ceci : Le peuple français, comme le peuple allemand, est une victime dans cette guerre qui commence. Malgré les témoignages de folie fanatique que nous avons pu constater depuis trois jours, le peuple dans son ensemble ne s’en va pas de bon gré à la guerre. Il obéit au devoir, à la tradition, à l’éducation reçue, — à la peur aussi, hélas ! — mais sa liberté et sa volonté sont absentes dans son obéissance.

— Comme c’est vrai, approuva une voix.

La porte, à ce moment, s’ouvrit pour livrer passage à deux nouveaux arrivants. C’étaient deux jeunes allemands d’environ vingt-cinq ans, appartenant tous deux au Club des socialistes allemands de Paris, qui avait son siège à la Maison Commune.

Une gêne soudaine accueillit leur entrée. Sans vouloir le remarquer, ils s’avancèrent au milieu du groupe, et l’un d’eux prit la parole.

— Chers Camarades, dit-il, nous croyons qu’il est de notre devoir de vous apporter ici l’expression de notre sympathie. Tous les Allemands, vous le savez bien, ne sont pas les ennemis de la France. Tous les Allemands n’ont pas voulu la guerre. Nous vous en donnerons un témoignage en vous transmettant les nouvelles que nous avons reçues de nos familles depuis quelques jours. Des pétitions ont été signées et adressées au Kaiser pour le supplier de ne pas entraîner le pays dans la guerre. Mon propre frère, professeur à Sigmaringen, a lui-même fait circuler des feuilles et recueilli de nombreuses signatures. Malheureusement les forces malfaisantes ont gagné la partie.

Puis, tirant une lettre de sa poche, l’Allemand l’ouvrit et la tendit à l’assistance.

— Voici la dernière lettre de mon frère. Elle est du 29 juillet. Si quelqu’un de vous lit l’allemand, qu’il en donne connaissance à ses camarades.

Le vieux professeur tendit la main.

— Donnez, dit-il.

Il prit le papier, le lut. Sa main tremblait, et l’émotion de sa pensée était visible sur son visage.

— Mes camarades, dit-il enfin, je ne puis vous faire la traduction littérale de cette lettre. Mais je peux vous la résumer. Ce que vient de nous dire notre camarade allemand est exact. Son frère raconte ici les efforts faits par quelques professeurs de Sigmaringen pour recueillir des signatures sur une supplique au Kaiser. Il dit que cette tentative s’est également faite ailleurs. Il parle de l’émotion des femmes et du chagrin des familles. Je ne me trompais donc point tout à l’heure en déclarant que nous n’avions pas à témoigner de haine au peuple d’Allemagne.

Charles Laurent se tut. Léon Bournef s’adressa aux deux Allemands.

— Et maintenant, qu’allez-vous faire, demanda-t-il ?

— Que voulez-vous que nous fassions ? Rentrer en Allemagne, c’est consentir à nous battre contre un pays que nous aimons. Prendre les armes pour la France, c’est consentir à nous battre contre notre pays. Les deux solutions nous répugnent. Nous avons décidé de nous remettre aux mains des autorités françaises. Elles feront de nous ce qu’elles voudront.

Tous maintenant étaient émus, conquis par cet héroïsme simple et ce désintéressement personnel.

Comprenant qu’ils n’avaient plus rien à dire, les deux Allemands se disposèrent à partir, et tendirent la main. La première, Jeanne répondit à l’appel fraternel. Sa main, nerveusement, serra les deux mains tendues.

— Ah ! dit-elle, pourquoi les peuples de nos deux pays n’ont-ils pas su faire ce geste avant qu’il ait été trop tard.

Les deux Allemands partis, tous éprouvèrent le besoin de partir aussi. On se sépara gravement. Beaucoup de ceux qui étaient là devaient avoir rejoint leurs corps avant la fin de la semaine.

— Mes amis, dit le vieux mathématicien, je suis, moi, de ceux qui ne partent pas. Mais, vous le savez bien, ma pensée ne vous quittera pas un seul jour.

Quand les deux frères se retrouvèrent seuls avec leurs femmes, devant le square du Temple, Maurice dit à Léon.

— Jeanne désire rentrer, et j’avoue que je partage son désir. Tout à l’heure, notre vieux maître Laurent m’a profondément remué. Il doit avoir raison, bien qu’il ait négligé un certain nombre de données dans le problème. Mais il est trop évident, hélas ! qu’il nous a dicté notre devoir. Alors, j’ai besoin d’être seul, de réfléchir, de me préparer à l’inévitable.

Léon resta pensif. Lui aussi avait eu les mêmes pensées en écoutant le vieux professeur.

— Écoute, dit-il, rentre avec Jeanne à Ville-d’Avray. Nous deux monterons chez Éliane et y resterons. Si Julien part demain nous serons près d’elle pour adoucir la séparation.

Le visage de Maurice s’assombrit.

— Mon ami, dit doucement Jeanne, j’ai bien encore la force de monter chez Éliane, si tu veux aller l’embrasser.

— Non. Je veux rentrer. Fort probablement je partirai mercredi. J’irai lui dire adieu avant de partir.

Jeanne eut l’impression d’un effondrement dans tout son être. Mais elle se raidit. Depuis qu’elle avait écouté le vieux mathématicien, elle aussi était préparée à l’inévitable.

Maurice comprit ce qui se passait en elle.

— Ma pauvre amie ! dit-il.

Elle éleva vers lui ses yeux pleins de tendresse et répondit doucement.

— Mon cher Maurice !

Sur le terre-plein de la place de la République, les deux ménages se séparèrent, et pendant que Louise et Léon reprenaient la direction du boulevard Magenta, Maurice et Jeanne gagnaient l’entrée du Métro.

C’est alors qu’ils furent témoins d’un spectacle poignant, que ni l’un ni l’autre ne devait oublier.

Deux hommes étaient là, en haut de l’escalier, serrés en une ultime étreinte, le père et le fils. Le fils avait à la main une légère valise.

L’étreinte se desserra, et le père dit :

— Va, mon enfant, et sois prudent. Pense à nous et surtout, surtout, écris souvent (et sa voix trembla) écris autant que tu le pourras… tu comprends… pour ta mère…

Leurs yeux étaient pleins de larmes. Maurice et Jeanne, immobiles, le cœur serré, évoquaient un petit logement parisien dans lequel une pauvre maman, restée seule, était anéantie et en larmes, elle aussi.

Le jeune homme se mit à descendre, lentement ; et le père, qui ne se décidait pas à partir, s’appuya sur la rampe pour le regarder descendre. Il murmura tout bas, si bas que les mots arrivèrent comme un souffle aux oreilles des deux époux : « Adieu, mon fils. »

Le jeune homme touchait la dernière marche. Il ne s’était pas retourné une seule fois. Tout à coup il s’arrêta net ; puis, faisant volte-face, se mit à remonter l’escalier en courant, franchissant deux marches ensemble.

Le père, en haut, tendit les deux bras, et ce fut une étreinte dernière, dans un double sanglot. Plus fort, le fils se dégagea le premier, mit une main sur l’épaule de son père et lui dit d’une voix grave et caressante :

« Et maintenant, père, va-t-en. Pars tout de suite, Va retrouver maman… »

Il y avait tant d’amour dans cette simple phrase que Maurice et Jeanne, le cœur étreint d’une même pensée, se serrèrent la main.

Obéissant, le père s’en alla, vaincu et sanglotant cette fois, son mouchoir sur les yeux, sans souci de sa dignité d’homme. Alors, le fils se remit à descendre rapidement, après avoir envoyé un baiser à la silhouette courbée qui s’éloignait.

Bouleversée, Jeanne pleurait, incapable de dominer l’émotion qui s’était emparée d’elle. Enfin, elle dit :

— Quelle horrible chose que la guerre, puisque tant d’amours, tant d’amours comme celui-là, ne peuvent rien pour l’empêcher.

Sans répondre, Maurice l’entraîna. Une demi-heure plus tard, assis près d’elle dans le train de Ville-d’Avray, il prit sa main et lui dit :

— Vois-tu bien, mon amie, il ne faut pas croire que la guerre soit une fatalité contre laquelle l’amour ne peut rien. Si on écoutait l’amour, la guerre ne serait pas possible. Mais on a peur de lui, souviens-toi de ce que disait, tantôt, le voisin de Jacques Bourdeau : « Il ne faut pas que les femmes amollissent les hommes. » Pour tous, laisser parler le cœur, c’est faire preuve de lâcheté. Que veux-tu, la doctrine de Sparte n’est pas encore disparue de la mémoire des hommes.

— Mais c’est atroce, Maurice, de penser que les peuples vont se massacrer sans être ennemis ; c’est atroce de penser que, pour une haine factice et pour de stupides raisons, tant d’êtres qui aiment vont devenir des criminels et des victimes.

— Ce qui est monstrueux, vois-tu, c’est que nous ne soyons pas seuls à penser ainsi, c’est qu’il y ait des milliers d’êtres comme nous, qui sentent confusément la vérité de ce que nous venons d’exprimer, et que cependant, malgré cela, tous s’imposent la même force d’âme pour violer la plus grande des lois de la vie.

Sans songer qu’ils n’étaient pas seuls, Jeanne porta la main de son mari à ses lèvres, la baisa.

— Les hommes n’ont pas encore compris ce qu’est l’amour, dit-elle. Maurice, l’humanité est bien plus malheureuse qu’elle n’est coupable.

— Tu lui pardonnes, Jeanne ?

— Il faut pardonner, Maurice, pour que l’amour ne meure pas au cœur des hommes.

Sans répondre, Maurice à son tour mit un baiser sur la main amie. Jamais il n’avait senti, comme en ces derniers jours, la parfaite union de leurs pensées et de leurs cœurs.


XII


Le matin du 4 août trouva Maurice Bournef très calme. Il avait réussi à prendre quelque repos. Il prit son petit déjeuner en compagnie de ses enfants, de sa femme, de sa belle-mère, et fut, comme à l’ordinaire, aimable et bon avec les siens.

Le repas terminé, il se dirigea vers son cabinet de travail.

– J’ai bien des choses à mettre en ordre, dit-il, je travaillerai jusqu’à midi.

— Me permets-tu d’aller près de toi, demanda Jeanne ? Je prendrai un peu de couture et ne te dérangerai pas.

Pour toute réponse, il la prit par le bras.

— Ma pauvre maman, dit Jeanne à sa mère, je vais encore te demander de t’occuper de tout.

— Va ma fille, répondit Mme Delmas, ne t’excuse pas. Reste avec ton mari. Je comprends trop bien ton désir.

Maurice s’assit à son bureau, prit du papier, se mit à écrire. Parfois, il reposait sa plume, et s’absorbait dans la méditation. Plongée dans ses pensées personnelles, Jeanne faisait des efforts pour travailler.

Il allait être onze heures quand Mme Delmas, après avoir frappé, ouvrit la porte. Elle paraissait soucieuse.

— Maurice, dit-elle, mon mari arrive à l’instant de Paris et veut vous voir.

— Qu’il vienne, répondit Maurice, résigné.

Quelques instants après, le général se présentait à son tour. Il embrassa Jeanne, puis alla serrer la main de son gendre.

— Je vous dérange, dit-il, en regardant les feuilles éparses sur le bureau.

Maurice eut un geste vague.

— Je profitais de cette dernière journée pour mettre en ordre bien des choses, répondit-il. Et je n’ai pas fini encore.

— Je ne vous distrairai pas longtemps. Je veux seulement vous mettre au courant de faits que vous ignorez certainement.

Maurice releva interrogativement la tête.

— L’Allemagne viole la neutralité Belge et attaque Liège.

— Ce n’est pas possible !

— C’est exact. J’arrive du G. Q. G. où je l’ai appris. Vous pensez bien que je ne serais pas venu sans certitude.

Maurice restait stupéfait.

— Mais voyons, dit-il, la neutralité belge est assurée par des traités. L’Allemagne les a signés aussi bien que la France.

— Mon cher ami, il ne faut pas vous frapper plus que je ne l’ai été moi-même. Avec l’Allemagne, il fallait s’attendre à cette félonie.

Puis avec dignité :

— Nous autres français, nous sommes toujours disposés à prêter à nos voisins, même à nos ennemis, nos principes d’honneur et de loyauté. Nous y avons déjà été pris, dans l’histoire. Ce sera une leçon de plus.

Maurice s’était levé et marchait nerveusement dans la pièce.

— Toutes nos croyances seront donc brisées, s’écria-t-il. La raison, la justice, le droit, tout va donc sombrer dans cette guerre ?

— Mon gendre, pour l’Allemagne le droit c’est la force, la justice c’est la force, la raison c’est la force. Elle n’a pas d’autre culte. Et cet attentat contre la Belgique est un coup de force où elle va déployer toute sa puissance.

Maurice Bournef connaissait depuis longtemps les idées de son beau-père. Il les avait combattues. À cette heure sa raison protestait encore. Mais sa conscience avait été atteinte par l’annonce de cette agression.

— Et bien entendu, dit-il, notre frontière du nord n’est pas protégée.

— Elle l’est, mais insuffisamment. Toutes nos troupes de couverture ont surtout été disposées à l’est. Cependant, on avait pris des mesures préventives sur la Meuse. Mais il est évidemment nécessaire que Liège soit en état de tenir jusqu’à ce que nous soyons prêts à lui porter des renforts. Tiendra-t-il ? tout est là.

Jeanne n’avait pas dit un mot. Mais elle était pâle. La guerre, la veille, était encore une réalité d’un ordre abstrait. Elle entrait maintenant dans la réalité des faits.

Le général poursuivit :

— Cette violation du droit va donner une grande impulsion au courage. L’agression contre la Belgique n’est connue encore que des milieux officiels, et cependant elle a déjà motivé quelques gestes magnifiques. Des personnalités éminentes, que leur âge ou leur situation dispensaient de servir, se sont volontairement engagées.

Maurice tressaillit.

— Moi-même, déclara le général, qui n’avais prévu que me rendre utile à l’arrière, j’ai demandé sur le champ à reprendre du commandement.

— Toi, papa, s’écria Jeanne.

— Moi, oui, ma fille. Ce serait une lâcheté de marchander sa vie dans un pareil moment.

— Vous avez raison, général, dit brusquement Maurice ; et d’autres, certainement, vous imiteront.

— Maurice, je suis heureux de vous entendre parler ainsi. Je savais que devant le danger dont la France est menacée, nous nous retrouverions. Je n’ignore pas que cette heure est pénible pour vous ; mais je sais aussi que vous êtes une conscience droite et que vous ne pouvez pas hésiter devant le devoir.

Maurice ne répondit pas. Les bras croisés, le regard fixe, il s’était arrêté devant la fenêtre. Et Jeanne, qui ne le quittait pas des yeux, vit une larme rouler sur sa joue. Une image rapide passa en elle, celle de ce jeune terrassier dont Léon, le dimanche, leur avait raconté l’histoire. Lui aussi avait pleuré. Dans le naufrage de leurs convictions l’ouvrier et l’intellectuel se retrouvaient côte à côte.

Elle se leva, s’approcha de son mari, et d’un geste tendre essuya la joue humide. Ce geste rompit le silence dans lequel Maurice se sentait sombrer. Il posa sa main sur l’épaule de Jeanne, puis, relevant le dernier mot du général.

— Le devoir ! Vois-tu Jeanne, nous nous croyons des êtres supérieurs, et nous ne sommes pas même capables de nous comprendre. Le devoir ! oui, je suis un être de devoir ; nous le sommes tous, après tout. Mais quand tout s’effondre sous nos pieds, quel devoir est le dernier refuge de nos consciences ?

— Mon pauvre ami !

— Il y a le devoir de l’individu, il y a le devoir du citoyen, il y a le devoir humain.

Le général s’était approché :

— Il n’y a plus qu’un seul devoir, Maurice, le devoir du soldat.

Maurice Bournef se tourna vers son beau-père puis, douloureusement, mais très calme :

— Général, dit-il, voulez-vous me permettre de ne pas répondre. Voulez-vous me laisser seul. Il faut que je termine ce travail et que je prépare mon départ.

— Je vous comprends, Maurice. Vous partez jeudi, n’est-ce pas ?

— Non, je pars demain matin.

Le général Delmas eut dans le regard un éclair de triomphe. Mais il ne dit rien. Silencieusement il serra la main de son gendre, puis alla embrasser sa fille.

— Tu vas déjeuner avec nous, papa ?

— Non, ma fille, je rentre immédiatement à Paris.

Quand le général fut parti, Maurice attira sa femme près de lui.

— Jeanne, tu as suivi ma pensée depuis trois jours, tu l’as comprise sans que j’eusse à te l’expliquer. Jeanne, à présent je dois partir.

Elle se raidit.

— Oui, murmura-t-elle.

— Tu m’absous, toi, dis ? Oh, parle, j’ai besoin de t’entendre. Tu es la raison et le cœur, toi, et moi je ne sais plus ce que je suis…

— Mon cher ami, je n’ai pas à t’absoudre, car tu es absous par ta souffrance. Moi, je t’aime… et je comprends…

Sa voix se fêla. Elle se tut, pour reprendre son assurance.

— Je comprends que l’amour est vaincu. Tu le disais hier, on a peur de lui. Dans l’affolement de tous, c’est lui qu’on immole. Mais je comprends encore une autre chose, Maurice, c’est que tu ne peux pas abandonner tes frères. Les hommes sont dans la dépendance les uns des autres ; ce pourrait être le salut, pourquoi faut-il que ce soit la défaite ?

Il eut un cri :

— Ah ! comme c’est vrai, ce que tu dis là.

Puis :

— Jeanne où as-tu pris ces pensées ?

— Elles me sont venues bien simplement. Depuis le soir où Jacques Bourdeau et ses deux amis sont venus ici, j’ai constaté cet enchaînement des hommes dans la société. On pouvait ne pas être vaincu, mais le mot n’a pas été dit à temps.

— Ce mot, Jeanne, qui pouvait le dire ?

— Ceux qui en étaient capables, Maurice. Vois-tu il ne faut pas accuser ceux-là qui n’ont pas eu pour les éclairer la lumière de la sagesse. Ils ne sont pas responsables.

— Alors les responsables ?

— Souviens-toi des paroles de Bourdeau : pour que les travailleurs aient pu quelque chose, il leur aurait fallu l’appui des intellectuels.

— Voyons, Jeanne, tu ne vas pas dire que les intellectuels ont voulu la guerre ?

— Ils ne l’ont pas voulue ; mais ils ne s’y sont pas opposés. Et cependant eux seuls pouvaient opposer, aux forces occultes et néfastes, la force morale qui eut sauvé l’humanité.

— Tu oublies les forces de domination, l’argent, les puissances financières, les intérêts et les rivalités de la politique.

— Je n’oublie rien. Mais j’ai compris que la force qui domine toutes les autres, c’est la force morale. Maurice, à quoi donc obéissent-ils, tous ceux-là qui depuis dimanche s’en vont vers la mort, sinon à une force morale…

— Oui, peut-être, à la peur aussi pourtant.

— Je te l’accorde. Il y a aussi la peur. Mais elle est plus un réflexe, peut-être, qu’elle n’est réellement en jeu. Vois-tu, au fond d’eux-mêmes, tous, tous, sans exception, même les plus misérables, ont senti s’animer et prendre corps la morale avec laquelle, enfants, on les a nourris à l’école, celle qu’on a toujours dressée devant eux, à toute occasion, dans les diverses phases de leur vie. Même ceux qui la discutent lui obéissent, tu l’as vu pour nos pauvres amis, tu le vois pour toi-même.

— Hélas !

— Et c’est pour cela que vous êtes tous vaincus, vous obéissez à votre croyance. Nul n’a le droit de vous condamner, mais personne ne peut vous sauver de vous-même.

— Mais je serais un lâche, Jeanne, si je restais à présent.

Elle dit, douloureuse :

— Comme tu me donnes raison, Maurice…

Elle prit sa main qu’elle appuya sur sa poitrine.

— Mon cher mari, mon meilleur ami, ne causons plus… Tu souffres, je le sens trop. Je voudrais seulement que tu sentes mon amour pour toi…

Maternellement, elle l’attira dans ses bras, le baisa au front. Puis, elle dit encore :

— Écoute, Maurice, je veux te faire un serment, à cette heure. Tu vas partir. Je ne sais ce que demain sera pour nous ; mais je te jure que je ne permettrai pas que la morale néfaste prenne le cœur de notre Pierre…

— Jeanne…

— Sur la ruine de tout ce qui nous fut cher, qu’une foi au moins subsiste : la foi dans l’avenir.

— Oui, Jeanne.

— Et l’avenir ce sont nos enfants…


XIII


Dès le début de l’après-midi, Léon se présenta. Il était seul. Il avait laissé Louise près d’Éliane, anéantie par le départ de son mari. Julien Lenormand, à l’annonce de la déclaration de guerre, la veille, avait brusquement oublié sa résolution de retarder son départ. Il était parti le mardi dans la matinée. Ç’avait été, pour la pauvre Éliane, une heure déchirante, que la situation rendait plus cruelle encore. Louise et Léon avaient voulu la décider à quitter Paris, pour l’arracher au cadre familier de sa vie. Mais elle avait obstinément refusé de quitter leur petit appartement.

— Je la comprends, dit Jeanne, écoutant le récit que faisait Léon des événements survenus depuis leur séparation.

— Louise est donc restée près d’elle, continua-t-il, car elle ne peut rester seule dans l’état où elle est. Il est entendu que nous irons lui faire nos adieux demain matin.

— Tu pars aussi demain, Léon, demanda Maurice.

— Voyons, la question ne se pose pas. Avons-nous jamais séparé nos destinées ?

L’après-midi passa en préparatifs. Vers le soir on annonça à Maurice la visite d’un de ses anciens élèves, Alexandre Didier, qui venait d’être reçu au concours de l’École Normale. Sa famille avait toujours entretenu des relations cordiales avec les Bournef.

— Je viens vous faire mes adieux, annonça le jeune homme. Je vais partir.

— Vous allez partir, Didier, s’exclama Maurice ; mais vous n’avez pas été soldat. Quel âge avez-vous ?

— Dix-neuf ans et demi, Monsieur Bournef, je ne suis pas soldat encore, mais je m’engage.

— Vous vous engagez ?

— Oui. En apprenant hier l’annonce de la déclaration de guerre par l’Allemagne, j’ai pris cette résolution. J’en ai fait part à mon père, qui l’a immédiatement approuvée, et dans l’après-midi même je remplissais les formalités. J’ai voulu venir vous faire mes adieux de suite, redoutant de ne plus vous trouver si je différais.

Maurice ne répondant pas, ce fut Jeanne qui parla :

— Et votre mère, Monsieur Didier, est-ce qu’elle approuve aussi votre résolution ?

Le jeune homme se tourna vers elle.

— Ma mère ? mais certainement, Madame Bournef, elle m’approuve aussi. Elle a pleuré, je dois le dire ; mais elle s’est vite dominée. Elle m’a dit qu’elle comprenait très bien ma conduite, et que, malgré sa peine, elle était fière de moi.

Jeanne soupira, mais ne répondit pas. Le jeune homme prit congé et partit.

Jeanne, alors, s’approcha de son mari et lui dit :

— Maurice, la vois-tu, cette force dont je te parlais ce matin ? Ce n’est pas la peur qui le détermine, celui-là, puisqu’il s’engage…

Dans la soirée on apprenait que deux des collaborateurs de la Pensée Libertaire, jeunes anarchistes qui avaient été dispensés du service militaire à l’époque de la conscription, s’étaient volontairement engagés.

Maurice regarda Jeanne avec une tendresse grave :

— Comme tu avais raison, ma pauvre amie, dit-il.

Elle eut un sourire résigné.

— Je n’en suis pas fière, mon ami…

Le dîner les réunit tous à table, Maurice, Jeanne, Léon, les trois enfants et Mme Delmas. Le repas fut silencieux. Quand les enfants firent leurs adieux pour la nuit, les deux hommes les retinrent dans leurs bras, pour leur apprendre leur départ, qui devait avoir lieu le lendemain matin.

Pierre regardait son père, attentif. Roger était ému, Henriette, plus âgée, très sensible, déjà un peu femme, était la plus compréhensive des trois. Elle avait pris son père par le cou, et le front sur son épaule, elle pleurait.

— Il eût peut-être mieux valu leur épargner cette scène, dit tout bas Mme Delmas à sa fille.

— Non maman. Ils sont jeunes, c’est vrai. Mais ils se souviendront. Et il faut qu’ils se souviennent, vois-tu.

— Notre Pierre est bien pâle, ma fille. Il ne pleure pas ; mais on devine qu’il est bouleversé.

Doucement Jeanne s’approcha de son fils, l’attira dans ses bras.

— Maman ! maman ! dit l’enfant, en se laissant aller à la douleur, on ne peut donc pas empêcher papa de partir ?

— Mon petit, murmura Jeanne, vaincue à son tour, qui l’empêcherait puisque nous sommes là et que nous n’y pouvons rien…

Le mercredi matin les deux hommes partirent avant le lever des enfants. Jeanne les accompagnait. En arrivant à Paris ils se rendirent chez leur sœur qu’ils trouvèrent calme, mais brisée. Un dernier événement vint ajouter une confirmation nouvelle aux paroles que Jeanne avait dites la veille.

Pendant qu’ils s’entretenaient avec Éliane, Louise introduisit un visiteur. Les deux frères eurent une exclamation de surprise :

— Bernard ! s’écria Maurice.

— Moi-même, mon vieux.

— Je te croyais en Suisse.

— J’y étais. J’en arrive ?

— Et ta femme ?

— Ma femme et les enfants sont restés à Genève.

Après un moment de silence, Maurice demanda encore :

— N’es-tu pas réformé ?

— Oui. Je l’ai été au régiment à la suite d’une congestion que j’avais contractée. Par la suite, d’ailleurs il n’en resta plus trace et ma santé redevint magnifique. Mais enfin j’étais réformé et ne m’en plaignais pas. Je n’ai jamais été, tu le sais, militariste…

— Je sais, dit Maurice.

— Mais, mon cher ami, on peut ne pas être militariste, on a une conscience. Et la mienne m’a conseillé de mettre au service de mon pays cette belle santé qui lui appartient. J’ai quitté Genève par le rapide, hier, et j’arrive seulement. J’ai eu l’idée de venir ici pour savoir ce qu’il était advenu de vous. Bien m’en a pris, puisque je vous rencontre.

Le nouveau venu parlait avec entrain, presque avec gaieté. Maurice sourit.

— Une heure plus tard, dit-il, tu ne nous eusses pas trouvés.

— Vous partez ?

— Oui.

— Et Lenormand ?

— Il est parti hier, dit Éliane dont les yeux s’embrumèrent en dépit des efforts qu’elle faisait pour ne pas montrer son désespoir.

Bernard Lautier le remarqua.

— Madame Lenormand, dit-il, ayez du courage. Il reviendra, soyez-en sûr.

Elle secoua la tête.

— Oui, poursuivit Lautier, c’est plus dur pour vous, les femmes. Nous, nous avons pour faire diversion l’activité, le souci du risque, la conscience de notre devoir. Vous n’avez, vous autres, que l’attente et la douleur.

— Mais la douleur est pour tous, interrompit Jeanne.

— Sans doute ; mais nous n’avons pas le droit de l’écouter, nous autres.

Personne ne répondit, et Jeanne murmura tout bas :

— Toujours la doctrine de Sparte !…

Cependant Maurice et Léon s’étaient levés.

L’heure ultime était venue.

— Écoutez, proposa Léon, si vous restiez toutes deux ici, près d’Éliane. À quoi bon venir jusqu’à la gare ?

Jeanne d’un élan fut près de Maurice.

— Louise fera ce qu’elle voudra, dit-elle ; pour moi je ne quitterai mon mari que lorsque la force me l’arrachera.

Puis se tournant vers Bernard Lautier.

— Nous aussi, nous savons porter la douleur, dit-elle. Mais nous n’acceptons pas la défaite de l’amour, nous autres. Et nous saurons le conserver en nous, meurtri et douloureux, pour l’élever encore sur le monde, comme une étoile…


XIV


À la fin de septembre, Jeanne apprenait la mort du jeune sculpteur, Benjamin Thomas, tué le 9 août, en Alsace, aux environs de Mulhouse, huit jours exactement après son départ. Cette mort la frappa douloureusement ; c’était la première victime que faisait la guerre parmi leurs relations, et elle avait une grande estime pour le jeune homme. Elle se ressouvint, avec une amère ironie, de sa confiance en une guerre courte. Elle avait été courte pour lui.

Mais ce n’était là que le signal des désastres. En novembre le frère de Louise était tué en Champagne ; et Léon l’était lui-même en Artois en mars 1915. La main inexorable s’abattait rudement sur la famille.

Maurice, lui, blessé assez grièvement à l’épaule, au début de mai, fut renvoyé dans sa famille, en juillet, avec un congé de convalescence de deux mois. À la fin de septembre il regagnait son poste. Ce second départ apparut à Jeanne plus cruel que le premier.

— Les guérir, les sauver, pour les renvoyer au carnage et à la mort, disait-elle, y a-t-il quelque chose de plus sauvagement stupide.

La veille de son départ, Maurice remit à sa femme un pli cacheté, portant cette inscription : « pour mon fils Pierre, quand il aura vingt ans. »

— Si je reviens, dit-il, je lui dirai moi-même ce que je lui dis dans cette lettre. Mais, si je ne reviens pas, je veux qu’il connaisse ma pensée, et qu’il comprenne ma conduite.

Ce nouvel adieu fut déchirant. Henriette et Pierre, frappés par la mort de leur oncle, qui avait été pour eux un peu comme un second père, ne pouvaient habituer leur jeune pensée à cette séparation dont ils comprenaient mieux la gravité et la menace.

— Mes enfants, dit Maurice, je vous confie à votre mère. Aimez-la, et fiez-vous à ses conseils. Si je ne reviens pas, qu’elle soit votre guide le plus sûr, car voyez-vous, le cœur d’une mère comme elle contient plus de sagesse que tous les discours des faiseurs de systèmes. Elle vous dira, simplement, comment la guerre est un crime contre l’humanité, et en dépit de tous ceux qui la contrediront, croyez que c’est elle qui sera dans la vérité.

Puis, serrant dans la sienne la main de Jeanne, il ajouta :

— Pour toi, mon amie, je n’ai point d’ultime conseil à te donner. Je connais la grandeur de ton cœur et la force de ta pensée. Elles m’aideront à mourir, s’il le faut, et à vivre si je reviens.


Deuxième Partie

UN PRÉCURSEUR


I


Cet après-midi de dimanche, on attendait Pierre Bournef, dans le modeste appartement occupé par la famille de Jean Tissier, condisciple de Pierre au Lycée Louis-le-Grand. L’amitié qui unissait les deux jeunes gens datait de plusieurs années déjà. Ils s’étaient liés alors qu’ils étaient en classe de seconde, tous deux préparant le même baccalauréat. Tous les deux, en cette année 1923, se destinaient à concourir pour l’École Normale Supérieure, dont ils pensaient affronter les examens l’année suivante. Jean Tissier se destinait à la philosophie ; Pierre Bournef, lui, préparait l’histoire, qu’il avait choisie autant par culte filial que par goût personnel.

Maurice Bournef était revenu de la guerre gravement atteint. Blessé, gazé, il avait été fait prisonnier presque mourant. Lorsqu’il était rentré en France, en décembre 1918, il avait un poumon perdu et l’autre malade. Malgré les soins éclairés des meilleurs médecins, malgré le dévouement incessant de Jeanne, son état s’était aggravé d’année en année et au moment où nous reprenons ce récit, ses amis ne pouvaient point douter qu’il fût irrévocablement condamné.

À cette heure où nous le retrouvons, Pierre Bournef était dans sa dix-huitième année. L’enfant né sous le double signe de Mars et du Lion n’avait rien de l’allure martiale que le pronostic de son grand-père semblait lui avoir promis. C’était un grand garçon, un peu trop mince pour sa taille élevée. Le visage aux traits fins et doux, n’accusait, dès l’abord, aucun caractère. Il fallait, pour y découvrir la pensée, que la confiance lui eut permis de se livrer. C’était presque un taciturne. Il n’avait ni la fougue, ni les travers de la jeunesse. Une gravité précoce lui donnait une apparence de maturité disproportionnée à son âge. Il était trop sérieux.

Tout cela s’expliquait par les événements qui avaient bouleversé sa famille. La guerre avait passé sur son adolescence. Près d’une mère douloureusement atteinte il avait subi le contre-coup de toutes les souffrances maternelles, mais la force d’âme de Jeanne s’était aussi communiquée à lui, le revêtant lentement des qualités essentielles de sa mère : la tendresse et le courage. Ce courage, jusqu’à présent, n’avait eu que de rares occasions de se manifester en dehors de la persévérance apportée aux études ; mais on le découvrait, à certaines heures, et plus particulièrement dans l’attitude qu’il prenait avec son père, qu’il adorait, et près duquel il conservait toujours une gaieté qui paraissait ne pas être forcée. Peut-être, après tout, cette gaieté aurait-elle été la forme normale de son caractère si sa nature s’était librement développée. Cette jeunesse, qui avait traversé les années de guerre à l’âge où le caractère prend le pli qu’il conservera, se ressentait du déséquilibre général. Suivant les milieux elle était trop austère ou trop relâchée, trop inquiète ou trop indifférente.

C’était la première fois, ce beau dimanche de mars, que Pierre était reçu chez son camarade Jean Tissier, malgré l’étroite amitié qui les avait rapprochés. Jean n’avait encore jamais pu le prier de venir, bien qu’il en eût le désir depuis longtemps, mais son père, dur pour ses enfants, accueillait souvent mal leurs requêtes. Il n’était pas d’humeur hospitalière. D’autre part, la famille Tissier très éprouvée par la guerre, ne s’était relevée que difficilement, au prix d’une économie rigoureuse et du renoncement au plaisir. Mme Tissier en avait souffert pour ses enfants ; mais leurs études n’avaient été possible que grâce à cette économie et à ce renoncement. Là aussi, la guerre avait forgé les caractères.

Jean, cependant, avait osé parler de Pierre à son père. Il avait obtenu l’autorisation de le recevoir, et le jeune Bournef avait accepté l’invitation avec sa simplicité coutumière.

Au coup de sonnette du jeune homme, ce fut Jean lui-même qui vint ouvrir, et qui introduisit le visiteur dans une petite salle à manger modeste, mais claire et meublée avec goût, où les parents de Jean l’attendaient.

— Mon père, ma mère, je vous présente mon ami Pierre Bournef.

Pierre s’inclina, serra les mains tendues.

— Je suis heureux de vous connaître, dit-il. Depuis si longtemps votre fils est mon meilleur ami.

Ce fut le père de Jean qui répondit. C’était un homme prématurément vieilli, et que, dès l’abord, on devinait aigri.

— Je suis heureux aussi de vous recevoir, Monsieur Bournef. Votre visite est un honneur pour les humbles gens que nous sommes.

Malgré lui, il y avait de l’agressivité dans son accent. Sa femme, de nature intuitive et fine, y voulut remédier.

— Notre Jean nous a si souvent parlé de vous, Monsieur Bournef, que vous n’êtes pas un étranger pour nous. Sans vous avoir vu, il y a déjà longtemps que nous vous connaissons…

Puis, avec un regard tendre à l’égard de son fils.

— Et que nous vous aimons aussi, puisque notre Jean vous aime.

Il n’en fallait pas plus à Pierre pour comprendre que la mère était, dans cette maison, la médiatrice entre le père et les enfants.

Jean reprit :

— Je ne te présente pas ma sœur, elle travaille. Tu la connaîtras dans un moment. Si tu le veux bien, nous allons passer chez moi, nous causerons un peu en attendant le goûter.

— Et moi, Monsieur Bournef, dit le père de Jean, je vais prendre congé de vous. Je suis très contrarié de ne pouvoir rester ici jusqu’au goûter, mais j’ai pris un rendez-vous auquel je ne peux absolument pas manquer.

— Je vous en prie, cher Monsieur, ne vous mettez pas en peine pour moi.

— D’ailleurs, croyez-moi, ma compagnie n’a rien d’agréable. Je suis un ours. Ma présence vous ferait prendre en grippe toute l’humanité.

— J’espère que vous exagérez, Monsieur, répondit Pierre, souriant, mais gêné.

Passant son bras sous celui de son ami, Jean l’entraîna. Au moment d’ouvrir la porte de sa chambre, il se tourna vers sa mère.

— Si tu veux bien, Maman, nous prendrons le thé chez moi, ce sera plus intime.

La mère sourit et fit un signe affirmatif.

— Allez dit-elle. C’est pour votre plaisir que vous êtes ici. Quand veux-tu que je prépare le thé ?

– Mais, dans une heure, Hélène aura terminé je pense, et sera libre de se joindre à nous.

Par l’adresse et l’ingéniosité maternelles, la chambre de Jean était transformée, chaque jour, en cabinet de travail. À l’exception de la bibliothèque, le mobilier en était pauvre et ancien, mais les meubles étaient bien entretenus, le parquet était ciré, les murs décorés de quelques bonnes gravures et estampes. Des fleurs printanières égayaient la cheminée et la table de travail.

— Mais c’est charmant, chez toi, déclara Pierre.

— Oh ! mon cher, c’est simple. Cette vieille bibliothèque de chêne massif date de mon grand-père. C’est une relique de famille.

— Cela ne l’empêche pas d’être fort belle, dit Pierre en s’approchant du meuble.

— C’est d’ailleurs tout ce qu’il y a de bien ici. Si l’ensemble te paraît agréable, tout le mérite en revient à ma mère.

— Elle est sympathique, ta mère, Jean.

— Elle est notre providence. Si elle n’était au milieu de nous, la vie avec mon père serait impossible. Tu viens de le voir, lui ; que penses-tu de lui ?

— Rien encore, dit Pierre, gêné. Je l’ai trop peu vu.

— Je ne souhaite pas, d’ailleurs, que tu le connaisses beaucoup. Il est rude et dur. Je sais bien qu’il a ses raisons pour être aigri ; mais sa dureté a mis entre lui et moi une distance de pensée et de sentiment qui, à certaines heures, nous rend presque étrangers l’un à l’autre.

— C’est dommage, fit Pierre, songeant aux liens visibles de tendresse qui unissaient les siens.

Charles Tissier, le père de Jean, avait été, dans sa jeunesse, monteur électricien. De famille ouvrière, il s’était à peu près fait tout seul, comme notre vieille connaissance, Jacques Bourdeau. Il avait un frère, son aîné de deux ans, ajusteur-mécanicien, comme lui adroit et intelligent. Tous deux, d’esprit indépendant, avaient résolu de se libérer du patronat, et, quelques années avant la guerre, ils avaient loué un petit atelier, l’avaient aménagé, et avaient commencé, pour leur compte, une entreprise de serrurerie et d’électricité.

Les débuts avaient été difficiles ; d’autant plus difficiles que tous deux étaient mariés, avaient des enfants. Mais, courageux, actifs, ils avaient vaincu les difficultés du début, et leur petite entreprise commençait à leur donner d’heureux résultats quand la guerre survint. Il fallut alors fermer l’atelier, partir, comme les autres.

Mais la guerre leur réservait des destins différents. En 1915, Charles, blessé en Champagne, était fait prisonnier. Son aîné, Gaston, également blessé vers la même époque, avait été, lui, envoyé dans un hôpital du Centre.

La convalescence venue, Gaston réfléchit. Il ne tenait pas du tout à reprendre l’épouvantable vie du front. Il pensa alors au petit atelier, fermé depuis dix-huit mois, et qui pouvait devenir, pour lui, la planche de salut.

C’était le moment où l’on produisait sans relâche. Des munitions !… des munitions !… Tel était le refrain de l’heure. La métallurgie devenait la reine de l’arrière, comme l’armée était la souveraine du front. Les ouvriers métallurgistes, surtout ceux de la réserve, étaient renvoyés aux usines. Les femmes elles-mêmes étaient embauchées aux étaux et aux tours. Toute l’activité du moment était aux enclumes et aux hauts fourneaux, quand elle n’était pas à la destruction et au carnage.

Gaston Tissier, convalescent, écrivit au Ministre, lui parla de son atelier fermé, lequel disait-il, pourrait apporter sa contribution à la défense nationale. Il fut éloquent, débordant de patriotisme, le patriotisme pouvant fort bien, selon les circonstances, vous éloigner du front, tout autant que vous y conduire.

Le résultat fut que notre héros fut mis en sursis et rendu à son atelier. Il eut tout de suite des commandes. On lui donna même des métallurgistes mobilisés comme ouvriers, d’abord deux, puis quatre, puis six. On lui avança des capitaux pour agrandir son atelier, qu’il put acheter, devenant ainsi propriétaire. Bientôt, manquant de place, il fit l’acquisition d’un terrain voisin, y installa des baraquements et occupa un nombre respectable d’ouvriers. Il était désormais sur le chemin de la fortune.

Tout cela s’était fait sans difficulté. La femme de Charles, fille de cultivateurs des environs de Niort, s’était installée chez ses parents, dès le premier hiver de la guerre, avec ses deux enfants. Quand son beau-frère vint la voir, lui exposa son désir de se servir de l’atelier pour se libérer du front, elle trouva son idée excellente. Elle ne fit aucune objection, ne demanda aucune garantie. L’atelier, d’ailleurs avait été loué au nom de l’aîné, pour éviter les complications de bail et d’impositions. Les deux frères, très unis, n’avaient point jugé devoir passer d’acte d’association. Ils travaillaient en commun, et partageaient le fruit de leur travail. Leur parfaite entente les dispensait de toute précaution légale.

Mais en acquérant l’atelier, Gaston devenait du même coup propriétaire de tout l’agencement, outillage et machines, aussi bien de ce qui avait été acquis autrefois en commun, que du matériel nouveau qu’il avait dû acheter pour s’agrandir. Quand Charles revint, il se trouva dépossédé sans recours.

Il revint, d’ailleurs, dans un état physique si précaire, qu’il dut rester chez ses beaux-parents durant quelques mois, refaire sa santé, attendre.

En mai 1919, il se décida à écrire à son frère, pour lui demander comment il comptait s’entendre avec lui, parlant de reprendre « leur association » et commettant l’imprudence de dire « notre affaire ».

L’autre sentit le danger. Son frère se croyait donc autant propriétaire que lui ? Non, mais, il exagérait… C’était lui qui avait acheté l’ancien atelier et l’avait fait agrandir ; c’était lui qui avait acheté le terrain avoisinant et y avait mis des baraquements. C’était lui qui, du petit atelier avait fait une usine. Tout cela était à lui, bien à lui ; c’était le fruit de son travail.

Pour ne pas se compromettre dans une correspondance, il vint voir son frère, lui causa sérieusement, et parla net et ferme. L’entreprise était à lui ; il entendait ne pas être dépossédé. Certes, il ne refusait pas d’employer son frère ; il lui offrait la meilleure place chez lui, il l’intéressait aux bénéfices, mais celui-ci devait bien comprendre qu’il ne pouvait être question de partage.

— Pourtant, objecta Charles, autrefois c’était à nous deux l’atelier. Les outils et les premières machines nous les avons achetés ensemble ; le petit moteur, le premier, c’est moi qui l’ai monté.

— Sans doute, mon vieux, dit l’aîné, et c’est parce que je tiens compte de cela que je veux bien t’aider à te faire une situation. Mais, comprends bien que de ce premier outillage dont tu parles, il ne reste plus rien, ou presque. J’ai maintenant un matériel perfectionné, des moteurs puissants, tout un agencement auprès duquel l’autre était de la pacotille.

— Pacotille, si tu veux ; mais c’est toujours lui qui t’a mis le pied à l’étrier.

— Et mon travail, tu l’oublies ? Quand je suis revenu dans l’atelier fermé, ce n’était pas tout rose. Il a fallu tout recommencer. J’en ai eu du souci. Et j’ai passé des bouts de nuit, je t’assure. Ce que j’ai gagné m’appartient bien, et je n’en dois rendre compte à personne.

— C’est ton dernier mot ?

L’autre était ennuyé.

— Mais voyons, c’est à toi de comprendre. Tu n’as pas eu de chance, je l’admets ; pourtant ce n’est pas une raison pour être injuste. Et puisque je t’offre de te donner un emploi où tu pourras, j’en suis sûr, te faire une bonne situation…

Charles, que la colère gagnait, répliqua net :

— Non. Je n’accepte pas ton aumône.

— Comme tu voudras, fit l’aîné, piqué. Si la jalousie t’empêche de comprendre tes intérêts, tant pis pour toi.

— La jalousie, comme tu dis, et autre chose aussi peut-être, mais je ne rentrerai pas, comme employé, chez un frère qui profite de mon malheur pour me voler.

Les deux frères se quittèrent, brouillés à mort.

Laissant sa femme et ses enfants chez ses beaux-parents. Charles revint seul à Paris, y chercha du travail. Il eut la chance de trouver un excellent emploi dans une usine d’Arcueil, et, en septembre suivant, il réinstallait sa famille rue Daguerre, dans le petit appartement qu’ils y occupaient en 1914 et où nous les retrouvons.

Gaston, lui, avait poursuivi sa course à la fortune… Il faisait à présent l’automobile et ses usines étaient prospères. Il continuait d’ailleurs, à fabriquer également du matériel de guerre. Il s’était fait d’utiles relations dans le monde politique et se flattait de marier un jour sa fille à quelque ministrable bien en cour.

— Il faut être de son époque, disait-il…

Pierre Bournef déjà connaissait une partie de cette histoire. Il l’apprit entièrement ce jour-là, Jean désirant apporter des excuses à la réception peu cordiale de son père.

— Tu comprends à présent, dit-il en terminant, pourquoi mon père a pris ce caractère aigri. L’injustice qu’il a subie l’a blessé si vivement qu’il n’a jamais su la dominer.

— Quelle situation a-t-il, à présent ?

— Il est sous-directeur de l’usine d’Arcueil depuis l’automne. Ce n’est pas mauvais. Mais nous sommes quatre, et la vie est parfois difficile. Depuis trois ans et demi que nous avons repris l’existence commune, ici, nous avons eu de mauvaises heures, je t’assure.

Jean Tissier, aîné de Pierre d’une dizaine de mois, n’avait pas le fin visage de son ami. C’était un grand et robuste garçon qui conservait nettement l’empreinte de ses origines paysannes. Son masque était un peu rude, sévère, sans douceur. Le front était volontaire, barré d’un pli qui parfois se creusait farouchement ; le regard exprimait la résolution et la fermeté. Mais ce visage rude n’était pas sans beauté. Une intelligence réfléchie y combattait la survivance du caractère ancestral, et lorsqu’il souriait une lumière soudaine éclairait ses traits, y mettait quelque chose de tendre, qui disparaissait d’ailleurs avec le sourire. Tel qu’il était, il inspirait la sympathie et la confiance ; et ceux qui le connaissaient savaient qu’il était bon.

Il avait commencé ses études au lycée de Niort. En octobre 1919, il entrait à Louis-le-Grand, en seconde, où il faisait la connaissance de Pierre, et leur amitié avait pris là ses racines.

— Si tu permets, dit-il à Pierre, je vais te présenter ma sœur.

— Mais certainement.

Il sortit, laissant Pierre seul, et revint bientôt accompagné d’une charmante jeune fille blonde, aux larges yeux bleus pleins de lumière.

— Ma sœur Hélène, mon cher Bournef.

Pierre s’inclina, pendant que la jeune fille, souriante, lui tendait la main.

— Si vous le voulez bien, Monsieur Bournef, dit-elle, je vous proposerai tout de suite de nous considérer vous et moi, comme des amis. Ce sera moins gênant. Cela nous évitera les politesses conventionnelles ; et ce sera d’ailleurs presque vrai, car nous nous connaissons de longue date, si j’en crois mon frère.

Pierre souriait, amusé. Il regardait cette fraîche enfant, si simple et si naturelle, si peu semblable aux jeunes filles qu’il rencontrait parfois dans leurs relations mondaines.

— Mademoiselle Hélène, dit-il, si Jean vous a causé de moi autant qu’il m’a causé de vous, il est certain que nous nous connaissons et que nous pouvons nous considérer comme des amis.

Mme Tissier, entrant en ce moment, chargée d’un plateau, mit fin aux formalités, toujours un peu ennuyeuses, de présentation.

Hélène Tissier avait seize ans depuis janvier. Elle préparait le concours de l’École normale d’institutrices de la Seine.

— Les études secondaires ne vous ont pas tentées, lui demanda Pierre, pendant que Jean aidait sa mère à disposer le plateau sur sa table.

Un nuage passa sur le beau front d’Hélène.

— Ce n’est pas tout à fait cela, Monsieur Pierre, dit-elle, devenue soudain sérieuse. J’ai passé le concours des bourses il y a quatre ans, à Niort. J’avais été reçue. Mais nous sommes alors venus à Paris, et la bourse qui m’avait été accordée là-bas ne m’a pas suivie ici. Alors, mes parents étant dans l’impossibilité de payer le lycée, je me suis résignée aux études primaires. J’ai été admise à Sophie-Germain, et j’espère bien être reçue à l’école normale en juillet.

— Mais vous eussiez préféré le Lycée ?

— Je le crois. Quoique cela, Monsieur Pierre, il ne faut pas me considérer comme une martyre. J’aime l’étude, et, quand on l’aime, il y a toujours moyen de s’arranger. Si je réussis, je préparerai peut-être Fontenay. Ainsi, j’aborderai tout de même des études supérieures, et mes parents n’auront pas eu à en supporter les charges.

Elle disait tout cela avec tant de bonne humeur, malgré la tristesse qui avait assombri son regard, que Pierre se sentit ému. Il comprenait soudain le rôle des nécessités matérielles dans l’existence d’une famille comme celle-ci.

— Je vous souhaite de réussir, Mademoiselle Hélène, vous le méritez bien.

Elle sourit.

— Et puis, voyez-vous, ajouta-t-elle en baissant la voix, il faut que Jean puisse se réaliser. S’il devait cesser ses études, ce serait trop dur pour lui.

— Mais il sera reçu à Normale, soyez-en certaine, et les études y sont gratuites.

— Sans doute ; mais c’est long quand même, et si mes parents devaient faire un double effort, ils ne le pourraient pas. Jean pourrait se trouver dans l’obligation de faire autre chose. Et, croyez-moi, ce serait pour lui une blessure trop vive.

Cependant, Mme Tissier avait servi le thé, et prenait place elle aussi parmi les jeunes gens. La conversation, pendant un moment, roula sur des banalités.

— Mademoiselle, demanda Pierre tout à coup, ne faites-vous pas du violon ?

Elle rougit.

— Jean m’a dit, continua le jeune homme…

Elle l’interrompit.

— Il est bien bavard, ce Jean, dit-elle, mais puisqu’il vous l’a dit, j’avoue.

— Si tu jouais quelque chose ? proposa Jean.

— Mais voyons, tu vas faire croire que je suis une artiste.

— Tu es musicienne, c’est mieux.

— Mademoiselle Hélène, ne vous faites pas prier, puisque vous avez dit que nous sommes à présent des amis.

— J’obéis, dit-elle. C’est peut-être la meilleure façon de vous punir.

Elle quitta la pièce, revint bientôt avec son violon et de la musique. Simplement, car toute sa personne était simple et ses manières l’étaient également, elle commença une berceuse de Schubert, puis joua une romance de Schumann.

Son frère avait dit vrai, elle était musicienne. Trop jeune encore pour avoir le brio d’une artiste, elle avait un jeu naturel, très personnel déjà, où son goût et sa sensibilité se manifestaient.

Pierre la considérait, surpris par la fraîcheur de sentiment qui se révélait chez elle. Depuis qu’il était entré dans cette famille, il lui semblait avoir découvert une foule de choses qu’il ignorait auparavant.

Et, comme la jeune fille posait son violon sur une table.

— Mademoiselle Hélène, demanda-t-il, vous serait-il agréable de connaître ma sœur Henriette ?

— Mais je crois que oui, Monsieur Pierre ; elle est mon aînée, n’est-ce pas ?

— Elle aura vingt ans à la fin de mai.

— Je serai une petite fille auprès d’elle. Mais je ne demande pas mieux que de la connaître.

— Eh bien, je prierai ma mère de vous inviter, vous et Jean, à venir passer un dimanche chez nous. Voici le printemps, et Ville-d’Avray c’est presque la campagne. Nous ratifierons avec ma sœur notre pacte d’amitié.

La jeune fille eut un sourire de joie.

— J’espère que vous n’y mettrez pas d’opposition, Madame, ajouta Pierre en se tournant vers la mère de Jean.

— Oh, Monsieur Bournef, le bonheur de mes enfants m’est trop cher pour que je m’y oppose. Mais vous demanderez à votre mère d’adresser sa requête à mon mari, n’est-ce pas ? Il est devenu si susceptible, à présent, ajouta-t-elle en matière d’excuse.

Elle soupira. Et ce soupir exprimait tant de douleurs inavouées que Pierre en fut tout ému. Il devinait les blessures secrètes de la mère, et la jeune fille lui devenait soudain plus chère. Il lui semblait qu’il y aurait une juste réparation à son égard dans l’amitié des siens qu’il voulait lui conquérir, et il rentra chez lui, ce soir-là, méditatif et songeur. Cette famille Tissier avait été, elle aussi, bouleversée par la guerre. De quelque côté qu’il se tournât, il trouvait des ruines sur son chemin.


II


Les ruines de la guerre, la maison de Ville-d’Avray les connaissait. Pour sa part, elle en abritait quelques-unes, et l’espérance qui l’habitait jadis avait fait place au deuil et à la douleur.

Nous l’avons dit, Maurice Bournef était condamné. Après un mieux assez sensible, qui avait rendu quelque espoir à Jeanne, des hémoptysies étaient survenues et depuis lors le blessé allait vers la mort. Il le savait, mais feignait de conserver un espoir de guérison pour donner le change aux siens.

Jeanne, de son côté, apportait la même vaillance à cacher la certitude qu’elle avait de la condamnation de l’homme qu’elle aimait. Elle le soignait avec le dévouement du désespoir, sachant qu’elle ne pouvait que retarder l’heure fatale, mais obstinée à prolonger une vie qui lui était aussi précieuse que la sienne.

Maurice n’avait pas pu reprendre ses cours. Pour remédier aux difficultés matérielles, Jeanne donnait des leçons de langue et de littérature. Elle avait certes une petite fortune personnelle, étant fille unique, et, de plus, sa mère lui apportait une aide discrète et appréciable. Mais là aussi, comme chez les Tissier, il y avait l’existence de quatre personnes à assurer ; et l’état de Maurice réclamait souvent des soins coûteux. D’autre part, elle n’avait pas voulu que les deux enfants fussent privés de la culture intellectuelle que jadis ils avaient désirée pour eux. Elle n’avait pas voulu qu’ils fussent gênés, dans leurs études, par des soucis matériels, par le sentiment d’imposer aux leurs des sacrifices trop pénibles. Elle avait donc songé à tirer parti des études qu’elle avait faites dans sa jeunesse, et elle avait facilement trouvé des élèves parmi leurs relations et les collègues de Maurice. Grâce à cet appoint supplémentaire, on avait toujours vécu dans l’aisance, et les deux jeunes gens n’avaient jamais soupçonné l’existence, près d’eux, de difficultés budgétaires. Henriette, à cette heure, préparait le dernier certificat d’une licence de lettres. Pierre, nous l’avons dit, préparait le concours de Normale Supérieure, suprême espoir de Maurice, dont l’unique désir était de ne pas partir sans avoir vu le succès de son fils. Une année encore à attendre. Vivrait-il jusque-là ?

Près de cette famille si douloureusement atteinte, nous retrouvons en ce printemps de 1923, le ménage du peintre Julien Lenormand. Lui aussi payait son rude tribut à la guerre : Julien Lenormand était aveugle. Ironie tragique et cruellement amère, le peintre de la lumière était pour toujours dans la nuit. Il avait connu des heures de désespoir atroce, il avait appelé la mort comme une délivrance. Il vivait pourtant, rattaché à la vie par la présence de sa femme, qui était près de lui comme l’ange de la douleur et de l’amour ; rattaché aussi par une petite créature de douceur, née quelques mois après son départ, et à laquelle il avait donné le nom d’Éliane-Renée, dans son désir de la voir ressembler à sa mère. La dernière fois qu’il l’avait vue, la petite fille avait deux ans et demi et rappelait déjà beaucoup le visage maternel.

— Elle te ressemble, n’est-ce pas ? disait-il à Éliane, chaque fois qu’il caressait la fillette.

— Oui, mon ami, répondait invariablement la jeune femme.

C’était vrai. Mais la petite fille avait cependant pris à son père l’inestimable trésor qu’il avait perdu. Elle avait ses yeux, ses beaux yeux d’ambre, lumineux et caressants, ses yeux de passion pour toujours éteints. Lorsqu’il arrivait à Éliane de le dire à son mari, l’artiste tombait dans une rêverie pénible, si bien que la jeune femme n’osait jamais parler de cette ressemblance qui était cependant pour elle comme un rayon dans la brume sans fin de sa vie.

Depuis la fin de la guerre, le ménage du peintre aveugle s’était fixé près des Bournef. C’était Jeanne qui en avait eu la pensée. La solitude d’Éliane, aux prises avec toutes les difficultés matérielles, lui était apparue effrayante, et elle avait proposé à son mari cette cohabitation. La villa de Ville-d’Avray la permettait sans gêner personne, une grande chambre étant inoccupée qui pouvait être mise à la disposition d’Éliane et de Julien. Comme on le pense, Maurice n’avait pu qu’approuver l’offre généreuse de sa femme, que les deux intéressés avaient acceptée avec empressement. Pendant les mois d’été, ils allaient cependant passer quelque temps à Triel, près du vieux Bournef, que la guerre avait horriblement vieilli. Sa femme était morte en 1915, peu de temps après avoir appris la mort de Léon. Les deuils et revers successifs qui avaient frappé ses trois enfants avaient rendu l’ancien instituteur taciturne et solitaire. Il se confinait dans ses occupations agricoles, sortait peu, se refusait même à lire les journaux.

— Pourquoi faire, disait-il, pour y trouver tous les jours des raisons de révolte ? Les journaux nous ont menés à la guerre, et à présent ils veulent nous persuader que c’était bien et que nous devons applaudir leur sinistre plaisanterie. Il n’y en a pas un qui soit sincère. Ils sont tous prêts, moyennant finance, à nous duper encore.

Cette rancœur continuelle rendait sa société pénible. C’était ce qui avait décidé Jeanne à faire à Éliane la proposition de se fixer à Ville-d’Avray, car elle comprenait l’impossibilité morale qu’il y avait, pour la jeune femme, à rester près de son père. Malgré la tristesse entrée dans sa vie avec l’infirmité de son mari, Éliane n’en avait pas moins besoin d’activité, de vie affective, d’occupations intéressantes. Elle trouvait tout cela près de Maurice et de Jeanne, et l’atmosphère d’affection qui l’entourait lui rendait l’existence plus supportable.

Entre ces deux ménages, si durement éprouvés, passait parfois une silhouette de sombre désolation : celle de Louise Bournef. La veuve de Léon, murée à jamais dans son deuil, ne vivait que parce que son fils était là et qu’il était sa raison de vivre. Elle avait voué à la guerre, à tout ce qui en était l’image ou le témoignage, une haine implacable. Elle ne pouvait pas supporter la présence du général Delmas, et la crainte de le rencontrer l’empêchait souvent de venir à Ville-d’Avray. Elle avait renvoyé au Ministre la Croix de Guerre qu’on avait cru devoir lui adresser après la mort de Léon. Elle avait refusé la pension des veuves de guerre, « cet affront à la douleur des épouses » disait-elle, ne pouvant comprendre que les femmes eussent accepté cette rançon offerte à leur deuil.

— Je n’ai pas donné mon mari, avait-elle dit pour expliquer son refus, on me l’a pris, on me l’a arraché. En acceptant cette pension, il me semblerait donner mon consentement rétrospectif à son départ, et mon pardon à ses meurtriers.

Ce refus était cependant de sa part un geste héroïque, car elle n’était pas riche. Mais elle avait été institutrice avant son mariage. Elle redemanda un poste et l’obtint assez facilement. Sur sa demande elle fut nommée à Versailles, où Roger était boursier au Lycée. À cette heure, le jeune homme lui aussi préparait le concours de Normale, mais il se destinait aux sciences vers lesquelles il se sentait particulièrement attiré.

Quand elle était certaine de ne pas trouver le général, Louise venait passer le dimanche près de son beau-frère, qu’elle aimait profondément, et dont la présence lui était à la fois pénible et bonne. Roger et Pierre, presque du même âge, étaient liés par une bonne camaraderie, mais il n’y avait pas entre eux la sympathie affectueuse qui rapprochait Pierre de Jean Tissier. Leurs aspirations intellectuelles étaient différentes. Ils se rencontraient cependant dans la pensée qui grandissait en eux d’être un jour des travailleurs de paix.

— Je vengerai mon père, disait quelquefois Roger à sa mère, mais sois tranquille, maman, je le vengerai de la seule façon qui soit digne de lui.

Dans cette villa de Ville-d’Avray, on pouvait encore quelquefois trouver Jacques Bourdeau que la guerre avait frappé, lui aussi, mais d’une autre manière. Sa femme était morte, au début de 1918, épuisée par un surmenage trop prolongé. Malgré son travail et ses qualités d’ordre, les petites économies du ménage avaient fondu. En 1916, elle avait envoyé ses deux plus jeunes enfants, avec sa mère, chez le cousin de la Creuse dont la vieille femme avait parlé à Jeanne Bournef, et, restée seule à Paris avec son aîné, elle s’était décidée à entrer dans une usine de métallurgie de Saint-Denis. C’était la branche la plus productive. Mais c’était, pour les femmes, un travail mortel. Épuisement du système nerveux, anémie, maladies du cœur et des organes féminins en étaient les conséquences ordinaires. La femme de Jacques Bourdeau n’y résista pas. En mars 1918 elle succombait, tuée par une phtisie galopante. Quand le charpentier en fer revint, ayant lui-même été blessé à la face, c’était des ruines qu’il trouvait également à son foyer. Il avait laissé dans la Creuse sa fillette et le plus petit, et s’était attaché à sauver son fils de l’existence d’atelier qui guettait les écoliers de la treizième année. Il y avait alors, pour la métallurgie, une prédilection marquée dans les familles ouvrières. Presque tous les parents y poussaient leurs enfants, les mères surtout y portaient toute leur ambition.

— Voyez-vous, avait dit l’une d’elles, on ne sait point ce que sera l’avenir. Alors, si le garçon est dans la métallurgie, cela le préserverait peut-être d’aller au front si une guerre revenait.

C’était là une opinion générale. Chacun pensait à soi, sans songer à la force qu’il apportait ainsi à la plus redoutable alliée de la guerre.

Jacques Bourdeau, lui, avait échappé à cet état d’esprit. Son fils était entré à l’école Estienne, y avait fait de bonnes études et s’y préparait à la lithographie. Toujours bien accueilli chez les Bournef, il aimait y venir avec son Robert, dont il était fier, et que Jeanne guidait maternellement dans sa formation littéraire.

Le charpentier en fer avait rapporté de la guerre un découragement profond. Le désir de faire à son fils une existence intéressante l’avait heureusement sauvé du pessimisme et de l’inaction. Il était retourné vers l’action syndicale, y portant son farouche mépris pour les anciens chefs auxquels il reprochait toujours leurs défaillances. En 1920, il s’était laissé prendre aux théories communistes ; puis il s’en était assez vite dégagé, trop libertaire d’esprit pour se soumettre aux dictatures de pensée. Mais il ne se satisfaisait point du syndicalisme étriqué et sans élan qui était devenu celui de la C. G. T. d’après-guerre. Il ne cessait point de protester contre cette C. G. T. qui donnait son appui au gouvernement nationaliste où tous les fauteurs de la guerre s’entre glorifiaient d’une victoire si cruellement achetée. Les fêtes organisées à Paris en l’honneur du soldat inconnu l’avaient indigné, et lorsqu’il en avait lu le compte rendu dans la presse, sa colère avait éclaté.

— On ne peut pas mieux se moquer du peuple, avait-il dit ; mais il faut avouer que le peuple n’a pas volé cette injure là, puisqu’il prend si bien la chose…

Telle était, en ce mois de mai 1923, la situation dans laquelle nous retrouvons nos anciens personnages. Et nous les trouvons tous rassemblés, ce dimanche après-midi, dans le jardin de la villa, autour du fauteuil de Maurice Bournef, à qui le printemps a rendu quelques forces passagères.

Hélène et Jean Tissier sont là ; Pierre a obtenu sans difficulté, de sa mère, une invitation pour ses jeunes amis, et Maurice, mis au courant des épreuves qui avaient atteint cette famille spoliée, avait applaudi son fils, d’y vouloir apporter un adoucissement par une manifestation de sympathie.

— Certainement, avait-il dit, il faut les accueillir, ces deux enfants. Que notre amitié les réconforte et leur fasse oublier l’aridité de leur foyer. Ils sont eux aussi des victimes de la guerre ; mais qui n’en est pas victime ? Je prétends que ce Gaston Tissier, devenu voleur par ambition démesurée, est aussi une victime, et je le plains.

— En le méprisant, papa ?

— Mon fils, prends garde de juger trop vite. La guerre a passé sur nous, et ses ravages sont aussi divers qu’ils sont immenses. Elle n’a pas seulement attenté à la vie, elle a porté atteinte à la conscience. Elle a éveillé des cupidités malsaines, et par les ambitions qu’elle a fait naître, elle a ruiné toute loi morale au cœur des hommes. Témoin ce frère qui, pour devenir un enrichi comme les autres, n’a pas craint de dépouiller son frère malheureux. Mais le plus triste, c’est qu’il s’est cru en droit de le faire, peut-être. C’est tellement élastique, le droit, et cela peut recouvrir parfois tant de turpitudes…

Il se tut, puis ajouta avec mélancolie.

— Le droit… c’est en son nom qu’on nous a fait accepter la guerre… et nous sommes morts, et nous mourons tous les jours, pour qu’on puisse dire que nous avons sauvé l’honneur et la justice. Voici maintenant les résultats.

Jeanne en mettant un baiser sur le front du malade, l’avait fait taire. Elle redoutait toujours les accès de mélancolie qui ne lui valaient rien.

— Songeons à nos enfants, Maurice, avait-elle coutume de dire pour apaiser ses rancœurs.

Pour permettre aux amis de son fils un séjour plus long, Jeanne les avait invités à déjeuner, et avait convié, en même temps, Jacques Bourdeau et son fils.

— Ce sera un déjeuner d’anciens combattants avait dit Maurice en matière de plaisanterie.

Avant qu’on se mît à table, Jeanne voulut présenter à Jean et Hélène, son beau-frère et sa belle-sœur. Les deux jeunes gens connaissaient, par Pierre, la triste histoire du peintre aveugle, mais lorsqu’ils le virent s’avancer, appuyé sur le bras d’Éliane, ils furent tous les deux envahis par une émotion qu’ils ne purent surmonter. Fortement impressionné, Jean ne sut pas trouver une parole, mais l’étreinte de sa main fut si éloquente que Julien Lenormand la comprit. Quant à Hélène, elle, elle ne pouvait détacher son regard de ce visage où toute lumière était éteinte à jamais.

C’était bien un déjeuner d’anciens combattants, en effet ; plus, même, un déjeuner de mutilés. Jean se sentait invinciblement attiré tantôt vers l’aveugle servi par Éliane, tantôt par Maurice, qu’on sentait si las dans son fauteuil où il s’efforçait, pourtant, de paraître à l’aise. Parfois, Jean rencontrait le visage de Jacques Bourdeau où la blessure de la face avait laissé un sillon sanglant qui coupait la joue d’une cicatrice s’allongeant de la lèvre supérieure jusqu’à l’oreille. Comme Pierre, il songeait aux ruines sans nombre semées par la guerre, et le spectacle qu’il avait sous les yeux renforçait en lui la promesse qu’il avait faite à son ami d’être un jour à ses côtés pour travailler à l’œuvre de Paix.

Quand le repas prit fin, Jeanne appela près d’elle les jeunes gens.

— Mes enfants, dit-elle, vous ferez un peu de musique, si vous voulez, ou vous irez faire une promenade jusqu’aux étangs. Mon mari va prendre un peu de repos dans sa chambre, et nous nous retrouverons au jardin à quatre heures.

— Si nous sortions, proposa Pierre, Henriette et Hélène achèveront de faire connaissance pendant la promenade, et nous causerons un peu avec Robert Bourdeau.

Sans tarder on mit à exécution la proposition de Pierre.

Comme ils allaient partir, l’attention de Jean fut attirée par le spectacle de l’aveugle jouant avec sa fille. La fillette se dérobait en riant, et le père la cherchait à tâtons. L’ayant enfin trouvée, il la serrait dans ses bras et baisait avec passion sa chevelure d’or sombre.

Spontanément, Jean serra la main de son ami.

— Vois-tu Pierre, il ne faut plus que ces choses puissent se renouveler jamais.

Pierre répondit à l’étreinte :

— C’est nous que cela regarde, Jean ; et tu sais bien que pour ma part, je suis décidé à me consacrer à cette tâche.

Les deux jeunes gens se regardèrent. Ils n’ajoutèrent pas un mot aux phrases prononcées ; mais ils sentaient qu’ils venaient de s’engager l’un envers l’autre, et que quelque chose de plus fort que leur amitié les unissait désormais.


III


Lorsqu’ils rentrèrent de promenade, les jeunes gens trouvèrent près de Maurice, dans le jardin, un nouveau visiteur.

— Le colonel Converset, dit tout bas Pierre à Jean Tissier.

— Le Colonel pacifiste ?

— Justement, viens, je vais te présenter. Sa conversation t’intéressera certainement.

Maurice Bournef avait connu le colonel Converset en 1914, au mois d’octobre, après la Marne. Ils avaient été compagnons de combat jusqu’au jour où Maurice avait été blessé. Ils s’étaient rapidement liés, la guerre ayant déterminé chez eux les mêmes pensées, la même révolte. Fait prisonnier en juillet 1915, le colonel Converset avait, par un singulier hasard, retrouvé Maurice en Allemagne quand celui-ci, prisonnier à son tour, après un séjour à l’hôpital avait été envoyé dans un camp de convalescence où le Colonel, malade lui-même, était hospitalisé. Le lien intellectuel s’était renoué entre eux, rendu plus vif et plus amical par l’infortune et l’exil. Rentrés en France, cette amitié avait persisté, cimentée par une commune condamnation de la guerre.

Jean Converset était un de ces officiers républicains qui, au moment de l’affaire Dreyfus, sauvèrent la réputation morale de l’armée en se faisant les défenseurs de la vérité. Il approchait de la retraite quand la guerre était survenue. D’esprit pacifique il n’en était pas moins parti avec la conviction d’être dans le droit et d’obéir aux lois de justice en défendant son pays attaqué. L’agression de l’Allemagne lui était apparue, de même qu’à tous ceux qui de bonne foi acceptèrent les raisons gouvernementales, comme une manifestation des forces d’impérialisme qu’il fallait abattre pour assurer la paix du monde.

Mais après la Marne, la conduite de la guerre lui démontra, peu à peu, les raisons cachées qui la faisaient durer et se prolonger. Lorsque, prisonnier, il entendit des soldats allemands lui affirmer, avec la plus grande sincérité, qu’eux aussi étaient partis pour la défense de leur pays, attaqué par leurs voisins de l’Est et de l’Ouest, il commença à comprendre le rôle du mensonge dans la guerre.

Des femmes allemandes lui racontèrent leurs angoisses, les scènes de désolation et les protestations qui avaient accueilli, dans les foyers allemands, la mobilisation de 1914, lui prouvant que des deux côtés de la frontière, la guerre avait apporté les mêmes bouleversements, les mêmes douleurs.

Lorsque, en novembre 1916, il sut que la France repoussait les avances de paix de l’Allemagne, offrant de restituer l’Alsace-Lorraine et de restaurer la Belgique, il tomba en de douloureuses méditations. L’opinion qu’il s’était déjà faite, sur les buts inavoués de la guerre, se fortifia. Une tâche lui apparut urgente et impérieuse, pour ceux qui survivraient au désastre : celle d’établir la lumière, toute la lumière, sur la catastrophe sans exemple qui s’était abattue sur la civilisation moderne.

Dès son retour en France, il tint la promesse qu’il s’était faite. Il donna à quelques feuilles pacifistes des articles où il exposait l’évolution de ses idées sur la guerre. En 1921, il publiait une petite étude Ceux qui font la Guerre et ceux qui la font faire, dans laquelle il opposait les intérêts, cachés sous des raisons patriotiques, au désir de paix des peuples. Il concluait en préconisant l’organisation des forces de paix pour prévenir le retour possible des guerres. En même temps il donnait sa collaboration à de petites revues où il traitait des questions les plus diverses se rattachant à la guerre : responsabilités, armements, Société des Nations, arbitrage, objection de conscience. En cette année 1923, vivement intéressé par les révélations des archives diplomatiques russes, il poursuivait, au travers les fameux « Livres noirs » une documentation qu’il comptait utiliser pour la propagande pacifiste.

C’était de ce sujet qu’il s’entretenait avec Maurice Bournef au moment du retour de Pierre et de ses amis.

— Cher Monsieur Converset, je vous présente mon ami, Jean Tissier, et sa sœur, Hélène.

Aimablement, le colonel pacifiste — comme l’avait appelé Jean — serra les mains des jeunes gens et les accueillit par quelques mots sympathiques. C’était un homme charmant, dont le visage respirait la bonté. Une sérénité profonde émanait de sa physionomie où la douceur du regard corrigeait le pli mélancolique des lèvres.

Les nouveaux venus avaient pris place autour du colonel, de Maurice, de Jacques Bourdeau.

— Nous ne vous dérangeons pas, surtout, dit Pierre, en se tournant vers son père.

— Mais pas du tout ; notre ami Converset nous communiquait justement les derniers documents dont il a pris connaissance.

— Eh bien, nous écoutons aussi, répondit le jeune homme. Cela nous intéresse autant que vous.

— Plus que nous encore, mon cher enfant, car vous êtes ceux qui, demain, tiendront dans leurs mains les destinées politiques et sociales de notre pays. Si nous découvrons trop tard comment on nous trompa, comment on nous emmena dans une prétendue guerre du droit et de l’honneur, qu’au moins le fruit de nos découvertes vous permette de sauver l’avenir et d’éviter les années d’horreur que nous avons vécues.

Le colonel pacifiste se tut un moment, le front assombri par cette évocation qu’il venait de faire. Puis, ramené à la réalité par l’attitude interrogative de ses compagnons, il reprit sa conversation précédente au point où il l’avait laissée.

— Cette correspondance diplomatique d’Iswolsky et de Sazonof n’a pas été sérieusement contestée. Elle ne saurait l’être, l’authenticité en est certaine. Il va de soi qu’on peut prétendre qu’Iswolsky ait menti dans telle ou telle lettre, mais ce qu’on ne peut pas dire, c’est qu’il ne l’ait pas écrite dans une fin diplomatique donnée.

— Et de cette correspondance, dites-vous, cher ami, il apparaît que Poincaré a de lourdes responsabilités dans le dénouement de 1914.

— Des responsabilités accablantes.

— Nous ne nous trompions donc pas, Léon et moi, quand nous soupçonnions son voyage en Russie, en juillet 14, d’être intéressé à des fins bellicistes.

— Hélas ! Personne ne savait en France, comme le savait Poincaré, à quel degré notre pays était engagé dans le conflit Austro-Serbe. Personne ne savait comme lui à quelle aventure sanglante nous courions.

— Quand on pense, interrompit Jacques Bourdeau, que des criminels comme cet homme-là, et tous ses complices, sont encore les maîtres du gouvernement.

— La guerre a assuré leur puissance, c’était fatal, car ils sont maintenus au pouvoir par tous ceux qui, pendant quatre ans, se sont taillés la part du lion.

Cependant Jeanne et Henriette avaient préparé le goûter. Éliane et Julien, à leur tour étaient venus prendre place parmi les causeurs. La conversation se trouva, pour un moment, détournée de son cours.

— À propos, dit tout à coup le colonel, je veux vous communiquer le contenu d’une lettre que j’ai reçue, ces jours derniers, de cette vieille amie de l’Isère dont je vous ai parlé, Marie Guerrier, si bizarrement mal nommée, car jamais personne plus pacifique ne fut au monde, et jamais la paix ne compta plus zélée propagandiste.

Henriette interrompit gaiement le causeur :

— Colonel, voulez-vous une tartine ? demanda-t-elle.

— Chère enfant, j’ai bien envie de répondre non, pour vous punir de me donner un titre militaire, comme si ce jardin charmant était une vulgaire cour de caserne.

— C’était pour vous taquiner, mais je ne le ferai plus, je vous assure.

— J’en prends note, et en récompense, j’accepte la tartine.

— Vous disiez donc, cher ami, questionna Maurice.

— Que j’ai reçu une lettre de ma vieille amie. Elle me parle d’un jeune instituteur de l’Isère, qu’elle a connu il y a près de deux ans, et auquel elle s’est si vivement attachée qu’il lui a donné le nom de Grand’-Maman.

— Il est sans famille, sans doute ?

— Pas précisément. Son père est mort alors qu’il était tout enfant ; mais il a encore sa mère. C’est une paysanne un peu fruste. Malgré l’affection qu’il a pour elle, le jeune homme se trouve moralement isolé. C’est ce qui explique son attachement à ma vieille amie.

— Et alors ?

— Alors, Marie Guerrier me soumet un cas de conscience bien embarrassant. Désireuse de mettre quelque chose d’intéressant dans la vie de son jeune protégé, elle lui a offert, l’an dernier, le voyage de Lugano pour y suivre le cours de vacances organisé par la Ligue Internationale des femmes pour la Paix. Le jeune instituteur en est revenu enthousiasmé. Déjà conquis aux questions du pacifisme, les conférences qu’il a suivies à Lugano ont été pour lui, déclare-t-il, une source de lumière, et il est résolu à se refuser à l’obligation militaire.

— J’aime cet instituteur, Monsieur Converset, déclara Pierre ; dites-moi vite son nom.

— Il s’appelle Émile Pagnanon.

— Merci, je le retiendrai.

— Mais pardon, je ne vois pas le cas de conscience qui vous embarrasse, reprit Maurice.

— Voilà. La décision de ce jeune homme épouvante ma vieille amie. Elle s’attribue une responsabilité dans sa décision par le fait qu’elle lui a permis d’aller à Lugano, où ses idées ont trouvé une affirmation plus nette.

— Bah, cette affirmation lui fut venue d’ailleurs, si le jeune homme était déjà acquis à la cause de la résistance à la guerre.

— Sans doute. Mais le scrupule de mon amie est tout à son honneur. Elle redoute pour son protégé les conséquences de pareille détermination. Elle entrevoit le conseil de guerre, la prison, Biribi. Et elle me demande d’intervenir auprès du jeune homme pour le faire revenir sur sa décision.

— Vous, mais comment ?

— Quand je vais me rendre en Savoie, en juillet, elle me propose de me venir voir avec lui.

— C’est un guet-apens, alors, interrompit Pierre.

— Presque. Mais je n’ai pas encore répondu. Pour moi aussi c’est un cas de conscience.

— Sérieusement, songez-vous à intervenir près de ce jeune homme, demanda Jeanne.

— Mais, c’est là qu’est le cas de conscience, précisément. Moralement, je l’approuve.

— Moi aussi, Monsieur Converset, déclara Pierre. Et personne n’a le droit d’empêcher ce jeune homme de mettre sa conduite en accord avec sa conscience.

— C’est bien un peu ce que je me dis, répondit pensivement le colonel ; mais c’est une si rude bataille à affronter, à son âge.

— Qu’importe, il faut qu’elle soit livrée.

— Mais s’il succombe, pourtant ?

— Toutes les causes ont eu des martyrs. La guerre a tué, rien qu’en France, un million sept cent mille hommes et depuis quatre ans elle continue journellement son œuvre. Nous avons accepté, nous acceptons cela. Et nous n’accepterions pas l’offre généreuse de quelques jeunes hommes à la paix du monde.

Pendant que Pierre parlait, Jeanne suivait sur son front la fermeté de sa pensée. Une révélation se faisait en elle. Il lui semblait que son fils s’exprimait pour son propre compte.

— Ce jeune instituteur a une mère, fit observer le colonel, c’est aussi un point à considérer. Ma vieille amie me dit que cette mère sera tout à fait incapable de comprendre le geste de son fils.

— Je la plains, reprit Pierre. Une mère devrait comprendre cela. Les mères ont été déchirées par la guerre. Ne devraient-elles pas être le plus ferme soutien de ceux qui, comme ce jeune instituteur, sont décidés à lutter contre la barbarie dont elles ont souffert ?

Puis, se tournant vers sa mère :

— Maman, qu’en penses-tu, toi ?

Jeanne comprit, soutint le regard de son fils, et répondit avec tendresse.

— Je pense que tu as raison, mon enfant.

Les yeux du jeune homme se posèrent sur elle, doux comme une caresse.

— C’est que tu es vraiment une mère, toi, dit-il d’une voix soudain devenue grave.

— En définitive, demanda Maurice, qu’avez-vous décidé, cher ami ?

— Ma foi, rien du tout. Je verrai ce Pagnanon. Je causerai avec lui. Je me rendrai compte de sa force morale, de la valeur de sa détermination. Au fond, je pense comme Pierre ; seulement, nous n’avons pas le droit, peut-être, de conseiller le martyre aux jeunes gens de vingt ans.

L’aveugle s’était levé. Il étendit le bras dans la direction des causeurs. Puis, solennel et effrayant, avec sa force morte, privée de la vie du regard, il parla.

— Leur a-t-on demandé leur avis, aux jeunes de vingt ans, en 1914, pour les envoyer à la mort certaine ? Quelqu’un s’est-il fait un cas de conscience, à ce moment-là, de ne leur point conseiller un martyre sans grandeur ? Que dis-je, leur conseiller ? Ce ne fut pas un conseil, ce fut un ordre. La société, les pères, les mères, les envoyaient au massacre. Ah, ceux qui ont oublié sont à plaindre ; mais il en est quelques-uns qui n’oublient pas, et je remercie Jeanne de sa réponse. Laissez donc les jeunes décider eux-mêmes. Pour ma part si je rencontre ce Pagnanon, je lui dirai qu’il a raison et que c’est lui qui est dans la vérité.

Julien Lenormand s’assit. L’émotion causée par ses paroles était telle que le silence s’établit pendant un moment sur la petite assistance.

Ce fut Henriette qui résuma la pensée de tous :

— La guerre est finie pour l’ancienne génération, dit-elle. Mais à nous, qui sommes la nouvelle, elle pose aujourd’hui son problème. Nous nous devons de l’examiner et de le résoudre.

Puis, posant sa main sur l’épaule de son frère.

— Pour ma part, je serai avec Pierre et avec ceux qui, comme lui, sont décidés à entreprendre cette lutte. J’ai bien compris l’oncle Julien. Je comprends Émile Pagnanon. La paix vaut bien qu’on souffre volontairement pour elle, et cette souffrance-là ne sera pas stérile, au moins.

Hélène Tissier s’était rapprochée de la jeune fille. Elle éleva vers elle son clair regard si frais et si limpide.

— Vous accepterez bien mon aide, n’est-ce pas ? dit-elle. Si les femmes d’hier se sont trompées, celles que nous serons demain comprendront peut-être mieux leur devoir.


IV


Juillet avait ramené les vacances. Le médecin ayant conseillé à Maurice un stage de montagne, en petite altitude, l’ami Converset s’était offert pour rechercher une location aux environs de Saint-Gervais, où lui-même, depuis deux ans, allait se reposer. Il était parti dès le début du mois et avait eu la chance de trouver entre St-Gervais et Mégève, un grand chalet confortable, où les deux familles, celle de Maurice Bournef et celle de Julien Lenormand, pouvaient facilement s’installer.

C’est là que nous les retrouverons. Henriette et Pierre, un peu fatigués par le surmenage habituel des études, étaient heureux de prendre, chaque matin, le chemin de la montagne, et rapportaient au déjeuner un appétit de bon augure. Maurice, lui, se contentait de courtes promenades en compagnie de Jeanne, toujours chargée d’un pliant et d’une couverture pour permettre à son cher malade autant d’arrêts qu’il était nécessaire.

Quant à Julien Lenormand qui ne craignait point la marche, avec laquelle il trompait l’emprisonnement de sa vie par une apparence d’activité, il entraînait Éliane en de longues excursions qui souvent fatiguaient la jeune femme, sans que l’aveugle en eût le moindre doute. En ces occasions on laissait la petite Éliane-Renée sous la garde de la tante Jeanne que la fillette aimait, d’ailleurs, à l’égal d’une seconde maman.

Une invitée était encore attendue pour le début d’août. C’était Hélène Tissier, qui était devenue rapidement l’amie d’Henriette. Hélène et son frère allaient généralement passer leurs vacances chez leurs grands-parents de la campagne Niortaise. Mais, cette année-là, Jean, qui avait fait des études d’allemand, avait pu s’arranger pour passer ses vacances en Allemagne, dans une famille où il devait donner des leçons de français en échange de l’hospitalité qui lui serait offerte. C’était un arrangement pratique pour lui et pour sa famille, mais qui avait l’inconvénient de laisser Hélène seule pendant deux mois. C’est alors qu’Henriette avait eu l’ingénieuse pensée de proposer à sa famille d’appeler Hélène près d’eux. On avait d’abord soumis le projet à Mme Tissier ; mais il avait encore fallu employer des moyens diplomatiques pour faire accepter l’invitation par le père d’Hélène, toujours ombrageux et susceptible. On avait cependant triomphé de ses scrupules et de ses objections, et il était convenu qu’Hélène viendrait rejoindre ses nouveaux amis aussitôt après le départ de Jean pour l’Allemagne.

Pierre était particulièrement heureux de cette combinaison. Depuis qu’il avait rencontré Hélène quelque chose de frais et de jeune était entré en lui. Près d’elle il se sentait emporté vers une vie plus active, il s’extériorisait davantage. La jeune fille, d’ailleurs, lui témoignait une réciprocité de sympathie qu’elle ne songeait pas à dissimuler aux siens, et la perspective de communes vacances l’avait charmée autant par la pensée de connaître davantage le jeune homme, que par le plaisir qu’elle trouvait en la compagnie d’Henriette.

Pierre Bournef avait encore un autre désir. Il voulait rencontrer le jeune instituteur de l’Isère dont leur ami Converset avait parlé. Pierre, nous l’avons dit, avait une grande maturité de pensée. Les problèmes de la paix et de la guerre, souvent discutés autour de lui, le préoccupaient, et la question des objecteurs de conscience l’intéressait particulièrement.

Ce fut seulement vers la mi-août, une dizaine de jours après l’arrivée d’Hélène Tissier, qu’eut lieu la rencontre des Bournef et d’Émile Pagnanon. Le colonel, qui avait fait la connaissance du jeune instituteur chez sa vieille amie, avait invité le jeune homme à venir passer quelques jours chez lui. Libre de son temps, Pagnanon avait accepté, heureux de pouvoir causer des questions qui l’intéressaient avec cet homme sympathique.

Le colonel habitait à trois kilomètres du châlet des Bournef. C’était une promenade pour lui, encore très alerte, et le lendemain de l’arrivée d’Émile Pagnanon, il emmenait le jeune homme chez ses amis.

— Mon cher Bournef je vous présente le jeune ami de ma vieille amie…

Les phrases banales de présentation échangées, le jeune instituteur s’était tout de suite senti à l’aise. C’était un garçon de taille moyenne, aux épaules un peu trapues de montagnard, mais souple de corps et d’allures. Dans un visage jeune, dont l’expression ordinaire était la douceur, il avait de beaux yeux bruns limpides, au regard droit. Les lèvres, un peu fortes, donnaient à sa physionomie une expression légèrement sensuelle, au reste tempérée par l’intelligence du front et la caresse des yeux. De l’ensemble de sa personne émanait une fraîcheur qui le rendait tout de suite sympathique.

Très vite, on lui parla de ses vacances de l’année précédente. Alors, empoigné par tout ce qui, depuis un an, prenait sa pensée, il parla de Lugano et des deux heureuses semaines qu’il y avait passées. Il avait rencontré là beaucoup de jeunes pacifistes, pour la plupart affiliés à la Ligue des Résistants à la Guerre, et il s’était lié particulièrement avec deux d’entre eux, Harold Bing et Halvard Lange. Il raconta les différentes péripéties de son séjour, excursions en commun, soirées musicales, conférences sur les questions internationales, sur la Société des Nations, sur l’organisation de la Paix. Sa voix était chaude, passionnée, vibrante, colorée par un léger accent qui donnait aux syllabes une sonorité italienne. On devinait en lui une nature un peu religieuse et mystique, mais les pensées étaient exprimées avec fermeté, et l’ardeur des convictions n’excluait point la raison. Il plut à ses hôtes, et, lorsqu’il les quitta, il convint d’une promenade en montagne pour le lendemain avec les trois jeunes gens.

— La montagne, ce ne sera pas une nouveauté pour vous, lui dit Henriette.

— Mais je ne m’en lasse jamais, Mademoiselle. Ce sont mes vieilles amies, les montagnes, je suis leur petit enfant, moi, voyez-vous.

Pendant plusieurs jours, ils se revirent quotidiennement, soit pour des excursions, soit en d’amicales réunions au chalet des Bournef. Maintenant, le jeune homme parlait sans timidité de ses idées, de la résolution qu’il avait prise de se refuser à la préparation militaire.

— Savez-vous, lui dit un jour Maurice, que la lutte à laquelle vous vous préparez sera rude et qu’elle risque de vous briser.

— Elle ne me brisera pas, Monsieur Bournef. J’ai bien réfléchi, croyez-le, et je connais et j’accepte les conséquences de ma décision. Je ne veux pas être soldat. Accepter le service militaire, c’est tacitement accepter la guerre, puisqu’il en est la préparation.

— Pourquoi n’essaieriez-vous pas de vivre en Suisse, questionna Jeanne. Vous pourriez y continuer votre action pacifiste, tandis qu’en France, vous risquez d’être emprisonné pendant des années et de perdre ainsi toute possibilité de travailler pour la paix.

— Mais, Madame, mon emprisonnement sera encore de l’action pacifiste, et comment pourrai-je mieux travailler pour la paix qu’en me refusant à la guerre ? Voyez-vous, les mots sont des mots ; mais les actes seuls ont une signification. La guerre n’est forte que du consentement que chacun de nous lui donne.

Jeanne soupira. Tout cela, elle l’avait pensé tant de fois. Elle se souvenait des premiers jours d’août 1914 ; de toux ceux qui partaient dans l’affolement du fanatisme et de la terreur. Ne l’avait-elle pas dit alors que la guerre n’était possible que par l’abdication des consciences ?

Maurice aussi le savait bien. Mais il songeait à la lutte inégale de ce jeune homme isolé avec une institution qui avait pour elle la force et l’autorité de la discipline acceptée par tous. Il ne s’illusionnait pas, le vaincu serait le malheureux enfant dont il admirait pourtant la résolution et le courage.

— La question est bien complexe, dit-il.

— Non, Monsieur Bournef, elle est simple. Il faut résister ou se soumettre. Et vous savez bien ce que la soumission signifie.

— Vous avez raison, Monsieur Pagnanon, interrompit l’aveugle. Puisqu’il faut, de toute façon, accepter une souffrance, choisissons du moins celle qui pourra être utile. J’ai bien le droit de vous approuver, moi, peut-être. Ma vie a été mutilée au profit de la plus stupide et de la plus cruelle des erreurs, je peux bien accepter que la vôtre le soit pour servir la vérité.

— Ce qui seul serait juste, dit pensivement Jeanne, ce serait que la vie ne soit jamais mutilée.

Pierre se tourna vers sa mère, comprenant la secrète angoisse de son âme.

— Ma pauvre maman, dit-il, un temps viendra sans doute où les hommes comprendront la simple grandeur de la vie. Il faut que la vieille loi d’airain disparaisse. Il faut que l’humanité naisse à de nouvelles conceptions morales, mais tu sais bien que toute naissance coûte de la douleur et des larmes.

Hélas, elle savait bien, elle, la mère, que son enfant disait vrai. Mais elle n’acceptait pas plus l’immolation consentie que le sacrifice imposé. Il était dans sa nature même de vouloir la vie magnifiée et rayonnante.

Le lendemain de ce jour les jeunes gens étaient partis, dès le matin, pour entreprendre l’ascension d’un pic assez élevé du voisinage, ascension projetée depuis l’avant-veille.

Hélène Tissier, qui séjournait en montagne cette année là pour la première fois, n’était pas encore rompue à la fatigue de ces excursions. On n’avait guère fait que la moitié de la montée, qu’elle déclara ne plus pouvoir continuer.

— Allez sans moi, dit-elle. Je vous attendrai sagement, et vous me prendrez au retour.

Pierre, cependant, ne voulut pas accepter.

— Je vais vous tenir compagnie, dit-il ; et quand vous serez assez reposée, nous marcherons un peu. Puis, s’adressant à sa sœur.

— Mais que cela ne t’empêche pas de monter, toi, puisque tu te sens de taille à finir l’ascension.

— J’avoue déclara Henriette, que je serais ennuyée d’y renoncer.

— N’y renoncez donc pas, chère Henriette, dit Hélène. J’éprouve déjà de suffisants remords du sacrifice de monsieur Pierre.

— Ce n’est pas un sacrifice, déclara gaiement le jeune homme. Mais ce qui me navre absolument c’est que vous vous obstiniez à m’appeler Monsieur, au lieu de m’appeler simplement Pierre, comme vous dites Henriette à ma sœur. Il était pourtant convenu, il me semble, qu’on était des amis ?

— Mais nous sommes des amis, voyons.

— Des amis, quand on se traite cérémonieusement de Monsieur et de Mademoiselle, vous voulez rire ? Notez bien que pour ma part je ne demande qu’à supprimer Mademoiselle, mais je ne pourrai logiquement le faire que lorsque vous aurez supprimé Monsieur.

Tous les quatre se mirent à rire.

— Allons, dit enfin Henriette, continuons notre route, Monsieur Pagnanon. Laissons-les s’expliquer. Ils nous diront au retour si l’accord s’est fait au sujet des suppressions que Pierre réclame.

Ceux qui ont fait de l’ascension en montagne savent que la dernière partie en est plus particulièrement difficile. Il semble que jamais on n’atteindra le sommet qui paraît grandir à mesure qu’on avance.

— Vous êtes dans votre élément, vous, Monsieur Pagnanon, dit Henriette. Vous êtes autant à l’aise que sur une grande route.

— Songez, Mademoiselle, que je connais la montagne depuis ma plus petite enfance. Mon père était guide et je l’ai accompagné de bonne heure.

— Vous avez gardé le souvenir de votre père ?

— Oh, très bien. Je le vois nettement dans ma mémoire. C’était un homme fort et doux. Sa mort a été un grand malheur pour nous. Ma mère s’est trouvée subitement sans ressources.

— Comment donc a-t-elle pu, par la suite, vous permettre d’étudier ?

— C’est toute une histoire. Mais je dois d’avoir pu faire mes études à la bienveillance de l’instituteur qui me prépara au certificat.

Les deux jeunes gens avaient enfin touché le terme de la montée. À leurs pieds, se déroulait le panorama des petits sommets et des vallées. En face d’eux le massif du Mont-Blanc s’irradiait sous le soleil. Un moment ils s’immobilisèrent dans le silence de la contemplation ; puis Henriette chercha un endroit possible où s’étendre un peu.

— Nous redescendrons dans un moment, dit-elle, mais j’ai absolument besoin de me reposer.

— Tenez, venez ici, nous serons tout à fait bien.

Le jeune homme avait étendu par terre son manteau d’excursion. Tous deux y prirent place.

— Monsieur Pagnanon, dit la jeune fille, parlez-moi donc de votre enfance.

En ces quelques jours de vie commune, Émile et Henriette s’étaient beaucoup rapprochés. Le jeune instituteur se sentait attiré vers cette jeune fille de son âge, un peu grave, mais qu’il sentait tendre. Volontiers, il s’attardait avec elle. Heureux de cette solitude que les circonstances lui avaient ménagées, il se laissa aller à la douceur de conter sa vie, toute sa vie, un peu isolée et rude. Il dit son enfance pauvre, heureuse cependant jusqu’à la mort du père. Puis la détresse où les plongeait cette mort, survenue presque subitement. Il dit les rudes travaux que dut accepter sa mère pour faire vivre ses deux enfants, car il avait un frère plus jeune que lui de trois ans. Il raconta comment il allait, avec ce petit frère, récolter les fruits et les herbes de la montagne, et ramasser le bois mort dans les forêts de sapins.

— Et voyez-vous, Mademoiselle Henriette, malgré notre grande pauvreté, qui était presque de la misère, nous étions toujours propres et bien tenus. Ma pauvre maman prenait sur ses nuits pour raccommoder nos vêtements, mais elle était trop fière pour accepter de nous voir aller sales ou déchirés.

— Vous avez une bonne maman, Monsieur Pagnanon.

Le front du jeune homme s’assombrit.

— Bonne, oui Mademoiselle Henriette, et courageuse, et dévouée. Et pourtant, voyez-vous, aujourd’hui elle ne me comprend pas ; elle me considère comme un enfant dénaturé et ingrat.

Il soupira. Puis il reprit le récit de son enfance. L’instituteur de leur petit village s’était intéressé à lui. Le certificat d’études passé, il avait décidé la mère à le lui confier, et l’avait préparé au concours de l’École Normale de Grenoble. Mais, à mesure que les années s’écoulaient, il sentait l’éloignement de sa mère. Cependant elle avait conservé l’espoir de venir se fixer près de lui lorsqu’il serait nommé dans un petit poste de campagne. En ces derniers mois, il s’était décidé à lui dire quelques mots de l’orientation nouvelle de ses pensées ; il avait parlé de sa résolution de ne pas accepter l’obligation militaire. La mère alors s’était fâchée. Elle voyait là un témoignage d’ingratitude. Elle avait peiné, elle s’était sacrifiée. N’était-il pas juste que son fils le reconnaisse en lui accordant enfin un peu de repos et de bien-être ?

— C’est pour moi la pensée la plus pénible, conclut-il. J’aperçois combien nos devoirs s’entre-choquent et sont quelquefois contraires les uns aux autres. Assurer la vieillesse de ma mère serait mon devoir, évidemment ; mais l’autre devoir n’est-il pas aussi grand qui consiste à travailler pour la paix et la fraternité des hommes.

— Pauvre Monsieur Émile, dit doucement Henriette, je vous comprends bien, allez. Fille d’un père que la guerre tue un peu chaque jour, ayant journellement sous les yeux le spectacle des douleurs causées par la guerre, je ne puis qu’applaudir les tentatives généreuses de ceux qui se dressent contre la barbarie du militarisme. Mais vos scrupules à l’égard de votre mère sont aussi légitimes, et je les approuve également. Pourtant, j’estime que ce sont les mères qui doivent comprendre. La mienne, je le sens, a d’avance accepté le geste de Pierre, s’il décide un jour de faire ce que vous-même avez choisi.

— Votre frère est bien heureux d’avoir une telle maman.

— Oui. Pourtant, elle, ma mère, elle souffre. Elle ne me l’a point dit. Nous ne parlons jamais de cela. Mais je sens sa douleur.

— Les pauvres mères, soupira le jeune homme.

Un long moment, tous deux se turent. Puis, Henriette dit :

— Il serait peut-être temps de redescendre.

Son compagnon parut s’éveiller d’une sombre rêverie.

— C’est vrai, dit-il. Votre frère et votre amie doivent nous attendre. Pourtant, puisque le hasard nous a permis aujourd’hui cette heure d’intimité, je veux vous dire, Mademoiselle Henriette, combien vous m’avez fait du bien. J’ai senti tout de suite que vous me compreniez, que vous ne me blâmiez pas, et même que vous approuviez la détermination que j’ai prise. Je ne rencontre autour de moi que désapprobation. On qualifie mes pensées de folie, d’extravagance, pour le moins on dit que je manque de jugement, de raison. Chaque jour je me heurte à l’incompréhension ; je suis obligé de me justifier, de recommencer toujours les mêmes plaidoiries à l’égard de mes convictions. Si vous saviez combien c’est pénible, et douloureux à la longue. Parfois ma tête est fatiguée, je suis obsédé par tous ces raisonnements, par ces exhortations à la sagesse, par le duel entre les divers devoirs que je sens autour de moi, et je me demande avec effroi si en effet ce n’est pas moi qui suis fou et si ce ne sont pas mes contradicteurs qui ont raison.

Henriette prit dans la sienne la main de l’instituteur, la garda.

— Non, Monsieur Émile, c’est vous qui êtes dans la vérité.

Une joie passionnée éclaira les yeux limpides du jeune homme. Il porta à ses lèvres la main de la jeune fille.

— Merci, dit-il enfin, Mademoiselle Henriette, vous avez prononcé les mots dont j’avais besoin. Désormais, entre mes contradicteurs et moi, il y aura toujours votre image et ces mots que vous venez de dire.

Ils s’étaient levés. Avant de s’engager dans la descente, elle demanda :

— C’est en octobre prochain que vous serez appelé par la Conscription ?

— Non. J’ai droit à une année de sursis, je l’ai demandée.

Elle le regarda, surprise. Il n’attendit pas la question pour répondre.

— Voyez-vous, je n’aurai vingt-et-un ans qu’au mois de décembre. Je veux être majeur devant la loi pour accomplir ce geste. D’abord, ma mère sera moralement dégagée de toute responsabilité, et on devra la laisser en dehors des poursuites dont je serai l’objet.

— Je comprends, dit-elle.

Tous les deux, à présent, redescendaient la pente aride du sommet, opération difficile et plus périlleuse que la montée. Ils ne dirent plus rien. Ils sentaient d’ailleurs qu’ils n’avaient plus rien à dire, et qu’une conversation banale ne se pouvait plus après l’échange qu’ils venaient de faire de leurs pensées les plus intimes.

Le séjour d’Émile Pagnanon se prolongea encore quelques jours. Il se décida pourtant à partir, remerciant l’aimable Colonel de son hospitalité. Le jour de son départ, il vint prendre congé des Bournef.

— Si vous veniez à Paris, lui dit Jeanne, ne manquez pas de venir nous voir. Et si vous avez des ennuis, n’hésitez pas à recourir à nous ; nous avons peut-être dans nos relations des personnes qui pourraient vous être utiles.

Le jeune homme était ému. Il remercia Jeanne, serra silencieusement les mains de Maurice et de l’aveugle. Quant aux trois jeunes gens ils avaient décidé de l’accompagner jusqu’à la station du petit chemin de fer qui devait lui faire rejoindre la ligne de l’Isère.

— Nous ne nous disons pas adieu, n’est-ce pas ? lui dit Pierre en le quittant. Nous nous retrouverons, c’est certain.

— Je l’espère, répondit-il.

Henriette ne dit rien. Mais il put lire dans ses yeux qu’elle non plus ne lui disait pas adieu. Et la jeune fille comprit qu’il emportait son image comme un viatique et comme une espérance.


V


De part et d’autres les études étaient reprises. Jeanne avait recommencé ses leçons, et Maurice, que la belle saison avait un peu réconforté et revivifié, se reprenait à l’espoir de rester quelques années encore près des siens. Il s’intéressait plus activement au travail de son ami Converset qui se passionnait autour des recherches sur les responsabilités de la guerre.

C’était le moment où L’Humanité commençait la publication de la correspondance de Raffalowitch, et tous ceux qui s’étaient émus des révélations des « Livres Noirs » commentaient avec ardeur cette nouvelle affaire. Peu à peu les origines du drame sanglant s’éclairaient d’une lumière nouvelle, et la personnalité de Raymond Poincaré devenait le centre de toutes les polémiques qui s’élevaient autour de la guerre.

— Cependant, expliquait à Maurice Bournef, le colonel pacifiste, les racines de la guerre de 14 sont lointaines. On les trouve au travers des documents diplomatiques concernant l’affaire d’Agadir et les lettres de l’Ambassadeur de Russie à cette époque sont très suggestives. Laisser la France libre au Maroc, applaudir l’accord franco-allemand, à condition que la France, en échange, laisse toute liberté à la Russie en Turquie, et la soutienne dans sa politique des Balkans. Soutenir la politique russe dans les Balkans, c’est ce que notre grande alliée nous réclamera jusqu’à cette ténébreuse affaire de Serajevo, qui nous précipitera dans la catastrophe préparée par trois années de subordinations, d’hypocrisie et de mensonge.

— Mon pauvre ami, et c’est pour cela que nous sommes partis, la conscience déchirée, nous demandant où était le devoir.

— Oui, nous avons vu seulement, alors, la dernière partie du dernier acte, habilement présentée pour nous faire perdre tout jugement. La mobilisation allemande, l’attitude de Guillaume, la déclaration de guerre, l’agression contre la Belgique, tout cela nous a masqué le reste. D’ailleurs, avouons-le, que savions-nous des engagements pris par notre diplomatie ? Ce que la presse voulait bien en dire. Et quand on sait comment elle nous a trompés…

— C’est la condamnation de la diplomatie secrète et des alliances. Mon frère et moi en dénoncions déjà le péril en 1912.

— Oui, les voies de la diplomatie secrète mènent toutes et toujours au même point, qui est le carrefour sanglant où s’égorgent les peuples sans savoir pourquoi. Mais la raison d’être de cette monstrueuse institution est précisément de masquer aux intéressés ce point d’arrivée.

— Et dire que cette puissance occulte et formidable n’est pas supprimée, qu’elle a repris, depuis la guerre, ses combinaisons ténébreuses, et que nos enfants la trouveront peut-être embusquée sur leur chemin.

Maurice Bournef, à cette évocation, eut dans le regard un éclair de révolte.

— Ah, tenez, mon cher ami, devant cette menace j’en arrive à conclure que c’est le jeune instituteur de l’Isère qui seul a raison. Qu’importent les combinaisons louches des ambassades, et les mensonges d’une presse vendue, si les consciences se refusent à cimenter leurs pactes. Si la diplomatie prépare la guerre, c’est le peuple qui la fait.

— Vous avez raison. Mais le peuple ignore qu’il n’est que le pantin dont tous ces joueurs intéressés tirent la ficelle.

Maurice était songeur.

— Dites-moi, Converset, pourquoi ne feriez-vous pas un livre là-dessus ? Ces deux énormes livres noirs qui donc ira les lire ? Mais si vous réunissiez les pièces les plus probantes, que vous les publiiez dans une étude pas trop longue et accessible au public moyen, ne croyez-vous pas que ce serait là une bonne œuvre ?

— Je le crois, et j’y songe, surtout depuis ces documents Raffalowitch.

— Ah, mon cher ami, comme je voudrais avoir mon activité d’autrefois pour vous aider dans cette tâche. Hélas, je ne suis plus qu’un malade condamné, dont l’unique devoir est de se garder, aussi longtemps que le mal le permettra, à la tendresse de ceux que mon départ plongera dans la douleur.

— Allons, allons, ne parlez pas de cela. Vous êtes si admirablement soigné.

— Ah, je crois que leur amour me prolonge plus encore que tous les soins…

Depuis son retour à Paris, Henriette avait reçu deux ou trois lettres d’Émile Pagnanon, lettres auxquelles elle avait répondu. C’était un échange de pensées, auquel s’ajoutaient de part et d’autres quelques nouvelles sur les occupations reprises.

Au début de décembre, après un assez long silence du jeune homme, une nouvelle lettre vint bouleverser la jeune fille, qui en donna sur le champ connaissance aux siens.

Voici ce que disait cette lettre :


« Chère Mademoiselle Henriette,

« Ma lettre d’aujourd’hui va bien vous surprendre. Imaginez-vous que je viens de donner ma démission et qu’elle est acceptée. J’entends d’ici votre exclamation, et je comprends que vous soyez impatiente de connaître cette histoire. La voici, vous jugerez vous-même comment les événements m’ont emporté.

« Au début de novembre, nous avions une conférence pédagogique. Je me rendis à Grenoble pour y assister. Elle avait pour sujet l’Instruction Civique des enfants. L’inspecteur nous fit un cours de patriotisme, et, j’ose dire, de militarisme. Il dit que nous devions préparer nos écoliers à leur devoir de français, qui consiste uniquement sans doute, selon lui, à être soldat et à bien manier un fusil, car il ne nous parla guère d’autre chose. L’école doit préparer les vertus héroïques. Pour cela, nous devons exalter nos héros nationaux, les grands capitaines, les volontaires de l’an II, et l’infatigable ardeur de nos braves poilus de la grande guerre. Il nous conseilla la préparation militaire scolaire par des marches, de l’exercice. Enfin, il nous avoua qu’il n’était pas adversaire des jeux guerriers, qui préparent les enfants à ne pas redouter les coups et à ne pas craindre d’en donner, et il nous conseilla d’encourager nos élèves à jouer à la petite guerre.

« Je vous avoue que j’avais de la peine à me croire éveillé. Je m’imaginais faire un rêve. Mais il me fallait bien me convaincre que c’était pure réalité. Parfois, la révolte faisait bondir ma poitrine, et mes tempes étaient en feu. Pourtant je n’osais rien dire.

« Cette séance s’étant prolongée plus que de coutume, je partis de Grenoble trop tard pour avoir ma correspondance et je dus faire une douzaine de kilomètres à pied pour rentrer chez moi. La marche me fit du bien. Je me calmai, raisonnai, méditai. Mais à mesure que je redevenais moi-même, je sentais que je ne pouvais pas donner mon consentement aux paroles entendues ni souscrire aux desiderata de notre inspecteur.

« Le lendemain je fis ma classe comme de coutume. Pendant les récréations, je regardais mes petits s’amuser innocemment, et une question se posait sans cesse à ma conscience : « Pourrais-tu leur conseiller des jeux qui les conduiraient à la violence et à la haine ? » Je sentais que ce n’était pas possible, que jamais, jamais, je ne pourrais être cet initiateur à la guerre dont la veille on nous avait tracé les devoirs.

« Alors, le soir, quand je fus seul dans ma chambre, j’écrivis à mon inspecteur. Ce fut une très longue lettre. Je lui disais que je n’avais pas pu lui répondre la veille, tant j’avais été surpris, bouleversé même, par sa conférence. Mais que depuis, j’avais réfléchi, et que je venais lui dire, loyalement, ce que je pensais.

« Je ne vous retrace pas ma lettre. Mais vous la devinez. Le résultat fut que je fus convoqué à l’inspection il y a quinze jours. Je m’y rendis. Cette fois j’osai parler. Je fus même très éloquent. Je déclarai qu’il était odieux d’orienter vers la haine les consciences enfantines. Entraîné par mon ardeur, je découvris toutes mes convictions, et je prévins mon inspecteur que j’étais fermement résolu à refuser le service militaire. Il me dit : « Vous ne ferez pas cela. Vous, un instituteur, payé par l’État pour donner à vos enfants une instruction honnête, pour leur enseigner leurs devoirs envers la loi et la nation, vous ne donnerez pas un pareil exemple de rébellion contre les lois de votre pays. Je lui répondis : « J’en suis navré, Monsieur l’Inspecteur ; mais j’accomplirai cet acte, je vous le jure. Avant d’obéir à l’État je dois obéir à ma conscience ».

« L’inspecteur, alors, entreprit de me raisonner, de me ramener, disait-il, à la sagesse. Mais je ne capitulai pas, et il comprit que rien ne me ferait changer. Il se fâcha, s’anima, puis me dit : « Alors, si cette décision est chez vous irrévocable, la loyauté vous oblige à donner votre démission, afin que le scandale de votre rébellion ne rejaillisse pas sur l’école tout entière ? »

« Je lui dis : « M. l’inspecteur, est-ce vraiment votre pensée ? » « Toute ma pensée », répondit-il. « C’est bien, lui dis-je, M. L’Inspecteur, j’ai l’honneur de vous remettre ma démission. »

« Il ne fit aucune objection, mais me pria de lui confirmer ma démission par lettre, en rentrant chez moi, et en spécifiant les motifs qui la déterminaient. C’est ce que je fis dès le lendemain. L’affaire a suivi son cours, et est à présent terminée. Ma démission est acceptée sans difficulté. Je continuerai mes fonctions jusqu’aux vacances de Noël, et à partir de cette date, je ne serai plus instituteur. Je le regrette, car j’aimais cette tâche qui me semblait belle entre toutes. Il me semble que les instituteurs pourraient faire tant de choses pour la paix du monde. Mais si leur rôle doit consister à perpétuer et servir les erreurs qui ont toujours déchiré l’humanité, je me retire.

« Allons, le sort en est jeté. Je suis maintenant entré dans la voie que j’ai moi-même choisie. Je sais bien que le monde va me condamner, et que je ne rencontrerai que des blâmes autour de moi. Mais, au milieu de la réprobation de tous, Mademoiselle Henriette, j’entendrai toujours votre voix me dire : « Monsieur Émile, c’est vous qui êtes dans la vérité ». Et cela me donnera la force d’affronter toutes les sentences et toutes les condamnations.

« Que vais-je faire à présent ? Je ne le sais pas encore. J’ai voulu vous raconter tout cela sans tarder. Dans quelques jours je vous écrirai pour vous dire ce que j’aurai résolu… »

Lorsque Henriette eut terminé la lecture de cette lettre, Maurice et Jeanne se regardèrent silencieux. Puis Jeanne dit enfin :

— Le brave enfant. Quel exemple il donne à ceux qui déclarent penser comme lui, mais qui n’osent faire le geste de la libération.

Maurice soupira.

— Ma pauvre amie, dit-il, j’ai bien peur que l’exemple reste ignoré et incompris, et que le pauvre garçon ne soit destiné à faire une victime.

— Alors, il n’y aurait rien à faire ?

— Je ne dis pas cela. Ce Pagnanon est admirable, mais c’est un isolé, et je répète ce que j’ai dit déjà : la lutte est trop inégale et d’avance c’est un vaincu.

— Maurice, les bons devront-ils donc être toujours des vaincus ? Souviens-toi de la mobilisation de 14. Lenoir, Lorget, Bourdeau, nous disaient « nous sommes des vaincus ». Un vaincu aussi était ce terrassier rencontré par ton frère rue Grange-aux-Belles. Et Louis Mathias à son tour nous répétait : « Nous sommes des vaincus ». La vérité ne triomphera donc jamais ? et toi, Maurice, toi, vas-tu aussi condamner celui qui ose la proclamer ?

— Chère Jeanne, tu sais que je ne condamne pas. J’admire ce jeune homme, je le répète. Sa conduite est un réconfort, une joie morale. Mais je ne peux pas oublier vers quelles souffrances il va désormais orienter sa vie.

Ce fut Henriette qui répondit.

— Père, nous devons accepter ses souffrances, puisqu’il les a lui-même voulues. Rendons-les lui supportables par notre affection, mais n’affaiblissons pas son courage.

La jeune fille avait dit cela avec un tel élan que Jeanne la regarda, surprise. Puis elle dit simplement :

— Henriette a raison. Notre conscience ne peut pas refuser son approbation à cette conscience si haute et si belle.

Quelques jours plus tard une nouvelle lettre d’Émile demandait aux Bournef s’ils consentiraient à le recevoir vers la fin du mois. Il voulait, disait-il, leur confier les décisions qu’il avait prises. La sympathie qu’ils lui avaient témoignée l’incitait à cette démarche et à cette confidence.

— Mais certainement nous l’accueillerons, déclara Jeanne. Et même, nous allons lui offrir l’hospitalité pour le temps de son séjour à Paris. Il ne faut pas oublier que le voilà privé de son gagne-pain, maintenant.

Pierre, qui était présent, applaudit à cette idée.

— Tu as toujours de bonnes pensées, toi, ma chère maman.

Il réfléchit un moment, puis dit encore :

— Il sera très facile d’accueillir Pagnanon près de nous. On pourra lui dresser un lit dans ma chambre. Il prendra ses repas avec nous. Notre foyer le réconfortera un peu dans cette crise morale qui s’abat sur lui.

Le jeune instituteur arriva le lendemain de Noël. Pierre et Henriette étaient allés l’attendre à la gare de Lyon, et déjà, dans le trajet de Paris à Ville-d’Avray, il leur avait refait le récit des événements qui avaient motivé sa démission. Ce récit, il dut le recommencer lorsque, après un repas sommaire, il se retrouva entre Maurice et Jeanne.

— Il me semble, dit Maurice, quand le jeune homme eut terminé, que tout ceci n’est pas bien régulier. Vous devez dix ans de services à l’État.

— C’est ce que j’ai fait remarquer à mon inspecteur, quand il m’a invité à démissionner. Mais il m’a dit que le mobile de mon acte serait considéré comme un cas de force majeure, et me délierait de mon obligation.

— Oui, je comprends. Il faut éviter tout scandale. Un instituteur objecteur de conscience, ce serait une catastrophe pour l’Administration.

— À votre place je n’aurais pas démissionné, dit Pierre.

— Je ne pouvais pas agir différemment, après ce que j’avais dit à mon inspecteur.

Jeanne à son tour demanda :

— Et votre mère, Monsieur Pagnanon, comment a-t-elle accepté cela ?

Des larmes montèrent aux yeux du jeune homme.

— Ah, Madame, vous touchez au point douloureux de cette affaire. Ma mère, hélas ! ma mère me condamne et ne veut plus me revoir, ni entendre parler de moi.

Émus par l’expression douloureuse du visage de leur hôte, les assistants gardèrent le silence. Henriette, enfin, s’approcha de lui, prit sa main et la serra.

— Pauvre Monsieur Émile, c’est le commencement du calvaire.

— Et la montée sera dure, ajouta pensivement Maurice.

Mais déjà le jeune homme s’était reconquis. Les yeux brillants, un peu fiévreux, il répondit :

— Ne croyez pas, Monsieur Bournef, que je n’aie pas tout prévu. Puisque vous parlez du calvaire, je répondrai que le Christ n’a été arrêté ni par les larmes de sa mère, ni par les prières de ses amis. Je ferai comme lui, et j’irai, s’il le faut, jusqu’à la croix.

Jeanne sentit la nécessité d’aborder un autre sujet.

— Laissons cela, dit-elle. Nous respectons trop la conscience de notre jeune ami pour ne pas nous incliner devant la décision qu’il a prise. Mais en attendant l’heure où cette décision devra être mise à exécution, qu’il nous permette de nous occuper de sa situation présente.

Puis, s’adressant à Émile :

— Voyons, mon enfant, que comptez-vous faire ? Vous désiriez nous demander conseil, avez-vous dit dans votre dernière lettre, parlez-nous donc comme à de vieux amis. Si notre amitié est récente, notre estime pour vous lui confère autant de force que l’ancienneté. Usez donc de nous si nous pouvons vous aider.

— Chère Madame, je n’en attendais pas moins de vous. Je suis venu, en effet, pour vous soumettre la décision que j’ai prise, et vous prier de me donner votre avis.

— Nous vous écoutons, dit Maurice.

Après avoir adressé à Henriette un regard passionné, Émile Pagnanon prit la parole, encouragé par l’attitude bienveillante de Jeanne et par la sympathie admirative de Pierre. Il avait appris que le centre Français des Quakers organisait un service de secours pour les régions dévastées du nord de la France, qui étaient restées, à peu de chose près, dans l’état lamentable où les avaient laissées les troupes allemandes en se retirant. D’après les récits de témoins, c’était un spectacle déchirant. L’Allemagne avait bien offert, en 1920, des matériaux et de la main-d’œuvre pour aider à la reconstruction des villages anéantis, mais les entrepreneurs et ingénieurs français étaient intervenus, au nom de la main-d’œuvre et de l’industrie nationales qui devaient, disaient-ils, bénéficier logiquement de ces entreprises, et les offres allemandes avaient été repoussées. Des spéculations, alors, s’étaient établies sur ces misères. L’affaire des cimetières de guerre était, parmi bien d’autres, un scandale sans précédent. Quelques grandes villes, cependant, se relevaient de leurs ruines ; mais les villages étaient à l’abandon. De pauvres gens étaient revenus vers leurs anciennes demeures, et en attendant qu’on voulût bien faire droit à leurs requêtes, ils s’étaient édifiés de sommaires abris parmi les débris. Les terres de culture étaient en friche, ensevelies sous les décombres laissés par l’invasion.

C’est alors que le centre Quaker français avait entrepris de réunir une équipe de sauveteurs volontaires pour porter secours aux populations des départements dévastés. Il ne faisait appel qu’aux bonnes volontés françaises, afin qu’il ne fût pas dit que des étrangers venaient porter préjudice aux travailleurs français. Les volontaires seraient concentrés sur un point donné, signalé comme étant plus particulièrement abandonné que les autres, et travailleraient sous la direction de chefs compétents. L’appel se terminait en formulant l’espoir que cette première équipe serait un exemple, et susciterait de nouveaux dévouements.

Le jeune instituteur, au courant de cet appel, avait songé à y répondre et à consacrer, à ce travail de reconstruction, les quelques mois libres qu’il avait devant lui. Il en parlait avec ardeur et enthousiasme. Il voyait, disait-il, dans cette croisade humanitaire, non seulement une œuvre de fraternité sociale, mais surtout une œuvre de pacification morale. Les malheureuses populations du nord, spoliées de toutes façons, manifestaient sans cesse des sentiments de haine à l’égard des allemands, cause initiale, à leur avis, de tous leurs malheurs.

— Et voyez-vous, conclut-il, l’action que tente en ce moment le Centre Quaker me paraît propre à jeter l’apaisement sur toutes ces colères.

— C’est aussi ma pensée, dit Henriette.

— Alors, demanda Jeanne, vous voulez vous faire inscrire pour cette équipe de volontaires ?

— C’est mon désir, en effet. J’en ai fait part au secrétaire du Centre, en lui annonçant ma prochaine visite. Mais je tenais à prendre votre avis avant d’aller le voir.

Maurice, qui jusque là avait gardé le silence, parla à son tour.

— Monsieur Pagnanon, cette décision que vous avez prise vous honore grandement. Nous ne pouvons que vous en estimer davantage. Pour ma part, je crois que vous ne pouvez pas mieux employer ces mois qui vous restent avant de mettre à exécution votre noble projet. J’estime même que vous pourrez le mûrir plus profondément pendant ce sacerdoce fraternel. Je pense enfin qu’il sera très utile que vous ayez donné cette preuve de courage quand viendra pour vous l’heure de la résistance aux lois militaires. On ne pourra pas dire, alors, que vous vous dérobez par lâcheté à la conscription, et ce sera pour vous une grande force morale.

— Je partage absolument la pensée de mon mari, dit Jeanne.

Le jeune homme était rayonnant.

— Ah, mes chers amis, s’écria-t-il, que vous me faites du bien. Je trouve enfin des cœurs qui me comprennent.

— Et qui vous soutiendront dans l’épreuve, ajouta Henriette.

Pierre dit à son tour :

— Je vous envie Pagnanon. Je voudrais me joindre à vous.

— Votre heure viendra, cher Pierre. Généreux comme vous l’êtes, vous serez un jour, vous aussi, un pionnier de la paix.

— Oui, dit Henriette, les temps approchent où les jeunes affirmeront leur volonté de paix dans le monde.

Maurice enveloppa sa fille d’un long regard reconnaissant. Il aimait cette âme à la fois sensible et résolue, dans laquelle il avait souvent retrouvé la fermeté de ses convictions anciennes unie à l’élévation de pensée et de sentiment de Jeanne. Dans ses heures de désespérance, l’image des deux jeunes êtres qu’il laisserait derrière lui apaisait sa pensée et lui rendait sa confiance dans les destins de l’humanité.

Comme un écho, il répéta :

— La paix est dans la volonté des hommes.

Cependant, Jeanne s’adressait de nouveau à Émile Pagnanon.

— Vous irez donc demain voir le secrétaire de ce comité ?

— C’est mon intention. Mais je voulais vous adresser une prière, chère Madame.

— Dites ?

— Je voulais vous demander de m’accompagner près de lui. Je suis un peu sauvage, moi, je crains d’être maladroit, de ne pas savoir me présenter.

— Un ours des montagnes, dit Henriette en souriant.

— Justement.

— Eh bien, comptez sur moi, répondit Jeanne, j’irai avec vous.


VI


Dans le courant de l’après-midi du lendemain, Jeanne Bournef et le jeune instituteur de l’Isère se présentèrent au centre français des Quakers, avenue Victoria à Paris. Le Secrétaire, René Soreau, les accueillit fort aimablement. Mais une déception attendait Pagnanon, le projet d’une équipe de volontaires pour le nord était abandonné.

— Songez, expliquait Soreau, que nous avons tout juste enregistré quatre adhésions, y compris la vôtre. Dans ces conditions, il est impossible d’entreprendre quelque chose.

— Quatre adhésions seulement, interrompit Jeanne. J’aurais cru, quand même, qu’une aussi noble tâche aurait tenté plus de consciences.

— Que voulez-vous, chacun pense à soi. Se donner gratuitement, quand il y a tant d’occasions de gain, cela semble de la folie.

Le visage d’Émile s’était assombri. Un pli violent creusait son front.

— Êtes-vous sûr qu’il n’y ait plus rien à attendre ?

— Mais voyons, quatre adhésions, depuis six semaines que l’appel est lancé.

— Peut-être n’a-t-il pas été suffisamment connu ?

— Non. Nos feuilles d’appel ont été répandues dans tous les milieux. Il faut se soumettre à l’évidence. L’heure n’est pas venue encore où des tentatives comme celles-là peuvent être comprises. Le mieux est d’y renoncer pour maintenant.

Mais le jeune homme ne se résignait pas. La déconvenue pour lui était si grande qu’il se laissait presque aller à la colère. Il se calma pourtant, et prit congé de René Soreau, qui l’engagea à revenir le voir.

— Nous pourrions peut-être envisager avec vous l’utilisation de votre liberté, dit-il.

Henriette n’eut pas besoin de poser de questions lorsqu’elle vit revenir sa mère accompagnée de leur hôte. Le visage d’Émile exprimait la consternation.

Ce fut Jeanne qui fit le récit de leur entrevue avec René Soreau.

— Ce qui m’indigne le plus, s’écria le jeune instituteur, lorsqu’elle eut terminé, c’est la facilité avec laquelle il semble accepter cette défaite.

Maurice voulut l’apaiser.

— Mon pauvre ami, dit-il, que voulez-vous qu’il fasse en cette circonstance. Il est bien obligé d’accepter les événements.

— Mais pourquoi décourager les quatre qui ont répondu ?

— Parce qu’on ne peut, pratiquement, rien tenter dans ces conditions. Voyez-vous une équipe de quatre volontaires en face de cette formidable besogne à accomplir ?

— Il fallait essayer quand même. Nous nous serions présentés tous les quatre dans l’un des villages qu’il s’agissait de relever. Nous eussions bien trouvé, sur place, quelques braves gens pour se joindre à nous. Ainsi, peut-être, l’élan aurait été donné et d’autres seraient venus. Nous aurions été les travailleurs de la première heure. Il n’en faut pas plus, quelquefois, pour réveiller des consciences et susciter des énergies. Toutes les œuvres de foi ont été tentées par un seul ou par un petit groupe. Il eût été si beau de donner cet exemple au monde : quatre apôtres de la réconciliation des hommes apportant humblement leur aide fraternelle à leurs frères en détresse.

Il parlait, avec une conviction si sincère, les yeux brillants, la voix vibrante, que tous l’admiraient. Ce fut encore Henriette qui conclut :

— Oui, c’eût été beau. Et vraiment la chose méritait la peine d’être tentée.

La semaine toute entière s’écoula. Émile Pagnanon sortait toutes les après-midi, tantôt seul, tantôt en compagnie de Pierre. Deux ou trois fois il sortit également le soir, pour entendre quelques conférences. Il restait soucieux, le regard perdu dans une contemplation intérieure. Henriette seule réussissait à rendre à ses traits leur ancienne confiance.

— Vous êtes mon étoile, lui dit-il un jour qu’ils étaient seuls. Je suis sensible, croyez-le, à la sympathie que me témoignent les vôtres ; mais vous seule me comprenez vraiment.

Le jour de l’an passa. Le 4 janvier le jeune instituteur décida de se rendre à une importante réunion organisée à la maison des Syndicats, rue de la Grange-aux-Belles. Les principaux chefs du Communisme y devaient exposer leurs théories, et soutenir la contradiction de leurs adversaires.

Il était minuit et demi quand le jeune homme rentra à la maison des Bournef, à Ville-d’Avray. Jeanne ne s’était pas couchée pour l’attendre, et ce fut elle qui lui ouvrit. Elle fut frappée, dès le premier regard, par le bouleversement de ses traits.

— Mon Dieu, Monsieur Émile, que s’est-il donc passé ? s’écria-t-elle.

— Des choses affreuses, Madame, répondit le jeune homme en serrant fiévreusement la main de Jeanne.

Elle le fit entrer dans le cabinet de travail, l’obligea à s’installer dans un fauteuil, s’assit près de lui.

— Voyons, mon enfant, dit-elle, racontez-moi ce qui vous bouleverse ainsi.

— Les scènes que j’ai vues, chère Madame. Jamais je n’aurais cru cela possible. Ah, voyez-vous, cette guerre qui a passé sur nous a réveillé tous les instincts de violence de la vieille bête humaine, et maintenant les hommes ne savent plus mettre un frein à leurs passions.

Il se tut. Comprenant qu’il avait besoin de se ressaisir, Jeanne respecta son silence. Enfin, un peu calmé, il entreprit le récit des événements auxquels il avait fait allusion.

La réunion de la Maison des Syndicats s’était révélée, dès les débuts, houleuse et menaçante. Le premier orateur avait eu beaucoup de peine à se faire entendre. Quand son contradicteur lui succéda, il fut assailli et dut abandonner la tribune. Un autre alors se présenta qui souleva un tonnerre d’applaudissements en même temps que des sifflets et des vociférations. Ce fut une mêlée indescriptible. De la tribune un coup de revolver partit et dans la salle un homme s’affaissa. Alors la mêlée devint bataille. Les assistants, surexcités, s’étaient divisés en deux camps s’invectivant et s’injuriant. Tout à coup, l’un d’eux se saisissant d’une lourde barre de fer restée dans un coin de la salle, l’éleva comme une massue au-dessus de la tête de son adversaire, et la laissa retomber. L’homme tomba, le visage en sang. Au même moment, un autre coup de revolver retentit. Puis la police envahit la salle, dispersa les assistants.

Jeanne écoutait, terrifiée, elle aussi.

— Dans quel temps vivons-nous, murmura-t-elle. Ces haines politiques prennent des proportions effrayantes.

Poursuivant son récit, Émile Pagnanon ajoutait que, dès le premier coup de revolver, il avait voulu intervenir. Il était monté sur sa chaise, avait tenté quelques paroles d’apaisement. Mais immédiatement, il avait été renversé, bousculé, frappé.

— Mon Dieu, dit Jeanne, l’interrompant, vous êtes blessé peut-être, vous eussiez dû me le dire tout de suite.

— Rassurez-vous, Madame, pour ce qui me concerne, ce n’est pas grave. Quelques contusions à l’épaule, peut-être, et les reins un peu douloureux. Il n’y paraîtra plus dans deux jours.

— N’importe, il faut faire un peu de réaction. Je vous ferai un grog, et vous me montrerez tout à l’heure cette épaule. Il y a peut-être lieu de la soigner.

Le lendemain matin, le jeune homme ne put se lever, en proie à une violente courbature. Constatant qu’il faisait de la température, Jeanne l’obligea à garder le lit toute la journée.

Elle avait fait le récit des événements de la veille à son mari et à ses enfants, et Pierre était allé en hâte chercher des journaux. Le drame de la rue de la Grange-aux-Belles y était rapidement relaté, l’heure tardive n’ayant pas permis un compte rendu détaillé. Mais on annonçait la mort d’un des blessés et l’on disait que les deux autres étaient dans un état très grave, presque désespéré. On notait encore quelques coups et blessures sans gravité.

Pendant que Pierre lisait les feuilles d’information, Jeanne et Maurice se regardaient, les yeux humides, communiant dans une même douleur.

— Mon Dieu, dit enfin Jeanne, il serait bien nécessaire qu’il y eût de nombreux apôtres de la réconciliation humaine.

Maurice soupira. Puis, avec un cri de souffrance :

— Ah, depuis le meurtre de notre cher Jaurès, que de crimes le fanatisme a fait commettre, au nom des dogmes les plus divers.

Après une seconde nuit de repos, Émile Pagnanon put se lever. L’état fiévreux était dissipé. Mais il restait accablé, triste et taciturne. Le jour suivant, après le repas de midi, il voulut sortir, se déclarant pleinement remis.

— Un peu de marche au grand air me fera du bien, dit-il.

Il rentra à la tombée de la nuit. Henriette vint vers lui, anxieuse.

— Vous êtes resté longtemps dehors, dit-elle, n’allez-vous pas avoir pris froid ?

— Ne suis-je plus l’enfant des montagnes, Mademoiselle Henriette ? suis-je devenu si sensible et si délicat ?

Elle dit, doucement :

— Sans doute, Monsieur Émile, vous êtes robuste et vaillant ; mais après les événements de ces trois jours, il serait admissible que vous ayez conservé un peu de fatigue.

Il lui prit la main.

— Je n’ai conservé que de la douleur morale. Le corps ne vaut pas la peine qu’on s’inquiète de lui.

Puis, plus grave, il ajouta :

— Mademoiselle Henriette je voudrais me confier à vous, vous dire ce que j’ai pensé depuis deux jours, et la décision que j’ai prise enfin cet après-midi.

— À moi seule, Monsieur Émile ?

— À vous seule, je parlerai ensuite à vos parents.

Troublée, ne sachant comment interpréter les paroles du jeune homme, Henriette le regardait sans répondre.

— Mademoiselle Henriette, dit-il, accordez-moi la même confiance que celle que vous m’avez témoignée dans les Alpes, quand je vous ai fait le récit de ma vie et que je vous ai livré ma pensée.

Elle n’hésita plus.

— Venez dans le cabinet de travail, dit-elle. À cette heure nous n’y serons pas dérangés.

Lorsqu’ils furent assis l’un près de l’autre, elle dans un fauteuil, lui sur une chaise basse, elle lui dit :

— Et maintenant, imaginons que nous avons en face de nous le massif du Mont-Blanc, et parlez-moi comme vous l’avez fait là-bas.

Une douceur tendre passa dans le regard du jeune homme. Puis, d’une voix basse et émue, où vibrait un peu de passion.

— Mademoiselle Henriette, depuis ce jour dont vous parlez, votre image est restée pour moi inséparable de mon devoir. Vous m’avez dit : « C’est vous qui êtes dans la vérité » et il me semble que si je renonçais à cette vérité, je renoncerais à votre estime et à votre amitié.

Il se tut un moment, puis il dit, plus bas encore.

— Et j’aimerais mieux perdre la vie que perdre votre amitié. J’ai trouvé chez vous ce qu’on rencontre rarement chez les jeunes filles : une fermeté d’esprit qui est le plus souvent l’apanage de l’homme, une noblesse de cœur, une générosité, qui font de vous la digne fille de votre mère ; et pourtant, à toutes ces qualités de force, vous joignez une fraîcheur de sentiment qui réconforte. Vous êtes vraiment la femme nouvelle promise à l’avenir. Aujourd’hui, vous êtes presque une exception.

— Ne croyez pas cela, Monsieur Émile. Nous sommes peut-être une minorité, je vous l’accorde, mais je sais d’autres jeunes filles qui possèdent ces qualités que vous dites trouver en moi. La sœur de Jean Tissier, cette charmante Hélène qui était avec nous cet été dans les Alpes, sera, elle aussi, de ces femmes d’avenir que vous évoquez. Bien qu’elle soit plus jeune que moi, j’ai déjà eu l’occasion d’admirer sa force morale et le tranquille courage avec lequel elle a su accueillir les épreuves que sa famille a dû affronter. Oui, il y a en ce moment une jeune génération qui se prépare à jouer un rôle dans les destinées du monde, une génération où les femmes et les hommes ne seront plus séparés par les vieilles barrières du passé, mais lutteront ensemble, la main dans la main, avec confiance et dignité.

— Peut-être dites-vous vrai, Mademoiselle Henriette, mais trop de femmes sont encore restées frivoles, seulement préoccupées de leur personne, et incapables de s’élever vers les graves questions auxquelles nul ne devrait se dérober. Pour les hommes qui ont conscience de leur devoir social et de leur devoir humain, il est pénible, croyez-moi, de rencontrer de telles femmes sur leur chemin ; pénible, douloureux même, d’être liés à elle par l’affection.

Émue par l’accent du jeune homme, Henriette lui prit doucement la main.

— Vous pensez à votre mère, dit-elle ; mais votre mère ne peut pas être mise en cause. J’ai seulement voulu parler des femmes de ma génération.

— C’était d’elles seulement que je parlais aussi. Si je souffre à la pensée de tout ce qui me sépare aujourd’hui de ma mère, je comprends trop bien les raisons qui en sont cause pour récriminer. L’esprit suit son chemin, lui aussi. Je ne puis pas demander à ma mère, qui est presqu’une ignorante, de s’élever jusqu’aux pensées qui sont devenues les miennes. Je peux lui conserver toute ma tendresse malgré l’incompréhension qui nous sépare, car cette incompréhension n’est pas réciproque ; si ma mère ne me comprend pas, il n’en est pas de même pour moi. Et c’est précisément parce que je peux la comprendre que ma tendresse pour elle n’est pas diminuée. Il ne peut pas en être de même à l’égard d’une affection qui demande une mutuelle compréhension.

Le jeune instituteur se tut. Malgré lui, une amertume soudaine avait nuancé sa dernière phrase. Henriette l’avait sentie, et ne savait plus que dire.

Ce fut lui qui rompit le silence.

— Tenez, Mademoiselle Henriette, je ne veux pas que vous ignoriez quoi que ce soit de ma vie. Je veux achever, aujourd’hui, ma confidence des Alpes. Vous comprendrez mieux ainsi l’admiration que j’ai pour vous.

La jeune fille, d’instinct, avait compris qu’il allait être question d’une femme. Elle ne se trompait pas. Le jeune homme avait eu, là-bas, une jeune amie de son âge qui, comme lui, se destinait à l’enseignement. Rose-Marie était élève de l’École Normale de jeunes filles, lorsqu’il l’avait connue. Une grande amitié, des goûts communs, les avaient rapprochés. À dix-huit ans, ils s’étaient fiancés, et il était reçu presque comme un fils, chez les parents de la jeune fille. Mais Rose-Marie n’avait pas suivi l’évolution spirituelle du jeune homme et rapidement des heurts, des froissements, s’étaient fait sentir. Lorsqu’il était revenu de Lugano, elle s’était montrée hostile à l’orientation qu’avait prise sa pensée ; elle condamna ses idées, blâma, ridiculisa même ses projets de résistance à la conscription. Après des discussions pénibles, douloureuses pour lui, il dut rompre. Jamais, depuis cette rupture, il n’avait revu celle qui avait été sa fiancée et vers qui son premier et juvénile amour était monté.

Lorsqu’il eut terminé son récit, un long silence plana. Henriette, vaguement, se sentait triste.

— Mademoiselle Henriette, dit-il enfin, je vous devais cette dernière confidence. Elle vous expliquera mieux le bien que vous m’avez fait. J’ai trouvé en vous l’âme féminine que j’ai souffert de ne pas trouver en Rose-Marie. L’homme a besoin d’être compris, approuvé, soutenu, par une femme. C’est un besoin aussi naturel que celui qui pousse le petit enfant vers sa mère. Vous avez réalisé pour moi cette femme nécessaire à tout homme pour éclairer sa route. Rose-Marie n’avait été qu’une illusion ; vous êtes, vous, la vérité de ma vie.

Puis, comme la jeune fille se taisait toujours, le jeune homme poursuivit.

— Peut-être ne devrais-je pas vous parler ainsi, peut-être trouvez-vous que cela manque de correction. Mais c’est sans doute la dernière fois qu’il m’est donné de vous ouvrir mon cœur et ma pensée. Dans quelques jours je vous aurai quittée, et l’avenir qui m’attend ne me permet pas d’espérer. Du moins je veux que vous sachiez que vous resterez le guide moral de mes actions et que toujours j’entendrai votre voix me dire, comme là-haut dans les Alpes : « Monsieur Émile, vous êtes dans la vérité. »

La voix du jeune homme avait pris une intonation douloureuse. Henriette soupira. Elle avait été attirée vers lui par la beauté de son caractère, par l’élévation de sa conscience, et comme toujours, en pareil cas, son cœur avait suivi sa pensée. Mais elle se demandait, à cette heure, si l’affection spontanée qu’elle lui avait accordée répondait bien à l’admiration passionnée du jeune homme. Jusqu’à présent elle n’avait point songé à l’amour, bien qu’elle eût dépassé la vingtième année. Le milieu familial avait mûri sa pensée, l’avait orientée vers la gravité et le sérieux. La grande tendresse qu’elle éprouvait pour les siens avait toujours suffi à alimenter son cœur. Et il ne lui semblait point qu’elle donnait à Émile Pagnanon une affection différente de celle qui l’unissait à ses parents et à son frère. La confession qu’il venait de lui faire la trouvait dans l’incertitude, bien qu’elle la troublât un peu. Mais quelle femme n’est pas troublée par la présence de l’amour, même lorsqu’elle ne le partage pas ?

Lui, maintenant, respectait son silence. Il avait l’intuition de ce qui se passait en elle. L’absence d’élan de sa part avait été significatif à ses yeux. Il n’était pas aimé comme il aimait lui-même. Mais si cette certitude lui était cruelle, elle n’altérait en rien sa sérénité d’âme. Ne valait-il pas mieux, d’ailleurs, qu’il en fut ainsi. Il l’avait dit, il n’avait rien à espérer de l’avenir.

Henriette, pourtant, comprit la nécessité de parler.

— Monsieur Émile, dit-elle, je ne puis vous dire à quel point vous m’avez émue. Je voudrais vous donner l’assurance de mon affection pour vous, et je me sens bien maladroite à l’exprimer. Mais croyez bien que ce ne sera pas seulement une image que vous emporterez avec ma pensée, ce sera aussi ma présence amie. Dans votre œuvre de paix et de réconciliation humaine, je serai entièrement avec vous.

Ces paroles ramenèrent le jeune homme vers ses récents projets. C’était pour les soumettre à la jeune fille qu’il lui avait demandé cet entretien.

Gravement, posément, il les lui exposa. Le drame dont il avait été témoin, trois jours auparavant, à la Maison des Syndicats, l’avait bouleversé. Jamais il n’avait aussi bien compris les sentiments de violence qui s’étaient emparés des hommes. Tout cela, c’était le fruit de la guerre. Elle n’avait pas seulement blessé les corps, elle avait aussi blessé les âmes. On ne fait pas une loi, pendant quatre ans, de la brutalité, de la cruauté, de l’horreur, sans qu’il en reste une formidable empreinte sur l’esprit humain. Les hommes avaient perdu le sens de la vie. La négation de toute raison avait été telle que la raison avait sombré dans la tourmente, et l’humanité privée de la raison c’est comme le navigateur privé de sa boussole, tous les deux vont à la dérive. Il fallait ramener l’humanité à la raison. Mais par quels moyens. Comment retrouver l’équilibre moral du monde ?

— Mademoiselle Henriette, il n’y a de salut que dans l’amour. J’y ai bien réfléchi. C’est dans l’amour que la raison puise ses meilleures racines. La haine a déséquilibré les hommes, parce que les hommes ne sont pas faits pour la haine. La raison de vivre de l’humanité, c’est l’amour. Ramenons les hommes à l’amour, nous les ramènerons à la raison en les ramenant à la vie.

Il s’était levé, et avait dit cette dernière phrase avec une ferveur passionnée. Henriette l’admira. Elle comprit qu’il était plus grand que sa souffrance, et que son idéal dominait ses sentiments. Au fond, il n’avait besoin de personne. Il était de ces pèlerins qui portent en eux le Dieu de leur foi, et qui ne sont jamais seuls étant sans cesse avec lui.

Émile, maintenant, marchait à travers la pièce. Il revint s’asseoir sur la petite chaise, près de la jeune fille.

— Il faut à présent que je vous dise la détermination que j’ai prise. Je sens d’avance que vous la comprendrez.

— Je comprends déjà les mobiles qui vous l’ont fait prendre. Et je sens qu’elle ne peut que vous honorer.

— Je n’ambitionne point d’honneurs. Je veux servir cette vérité que j’ai découverte. Je veux être un témoignage vivant de la loi d’amour. Je veux aller vers les hommes malheureux et les servir humblement, dans leur malheur, pour apaiser en eux les colères et les désirs de vengeance.

— Mais comment ?

— En m’associant à leur peine, à leur misère, en partageant leur dure et pénible vie. Ils comprendront peut-être ainsi ce que peut l’amour, puisqu’aucune autre raison que l’amour ne m’aura poussée vers eux.

La jeune fille avait pris une attitude interrogative.

— Mademoiselle Henriette je partirai après-demain pour les régions dévastées.

— Vous, Monsieur Émile, tout seul ! mais, que pourrez-vous faire ?

— Ce que j’aurais fait avec l’équipe des Volontaires. Ce que René Soreau n’a pas cru devoir essayer avec quatre bonnes volontés, je vais le tenter tout seul.

Henriette était à la fois émerveillée et effrayée. Lui, sans paraître nullement troublé, continuait à exposer son plan. Il s’arrêterait dans l’un de ces pauvres villages en ruines, il offrirait son travail et son aide. Et lorsqu’il ne serait plus utile là, il irait plus loin. Sur son chemin, il parlerait de fraternité, de concorde, de pardon. Il savait bien que ce ne serait qu’un exemple, un pauvre exemple isolé, une petite voix dans la tempête ; mais n’importe, il irait ainsi, parce que sa conscience le lui ordonnait, et parce qu’il fallait bien que la tâche de rédemption soit entreprise. Ne suffit-il pas, quelquefois, d’une humble parole jetée au vent pour remuer les âmes ? et les actes d’amour ne portent-ils pas en eux une puissance de vie ?

— Vous voulez être un nouveau Christ, dit Henriette. Je vous admire, mais je tremble pour vous.

— Il ne faut pas trembler, Mademoiselle Henriette. Voyez-vous, en accomplissant cette tâche d’apaisement, j’aurai le sentiment de faire contrepoids à cet esprit de violence et de haine dont j’ai vu, l’autre soir, les horribles ravages. Depuis trois jours le visage ensanglanté du malheureux s’affaissant sous ce coup de massue n’a pas quitté ma pensée. Il sera sans cesse devant mes yeux dans cet apostolat que je choisis, et chaque fois qu’il me sera donné de ramener un peu de bonté dans les cœurs, il me semblera effacer un peu du sang qui le souille.

Henriette, à son tour, avait quitté son siège. Elle s’approcha du jeune homme, toujours assis sur la petite chaise, et posa sa main sur son épaule.

— Cher Émile, dit-elle avec douceur, vous êtes à mes yeux un être sublime. Mais, je le crains, on ne vous comprendra pas. Je me demande même comment mes parents vont accueillir votre décision. Ils sont bons pourtant. Quand allez-vous leur parler ?

— Mais, ce soir même, car ma décision est irrévocable, je partirai après-demain.

— Permettez-moi de vous poser une question assez délicate : Avez-vous quelques ressources devant vous ?

— J’ai mon dernier mois de traitement intact. Il va me servir à faire, demain, l’acquisition d’un sac de scoutisme pour emporter mon linge, et d’un complet de travail en velours. Le peu qui me restera suffira à parer au voyage et aux premières nécessités.

— Mais de quoi vivrez-vous ?

— Je trouverai bien la nourriture et l’abri en échange des services que je rendrai.

— Votre foi est admirable, mais si pourtant vous étiez mal accueilli.

— Mademoiselle Henriette, je ne me pose pas cette question. Ceux qui s’embarrassent des détails n’entreprendront jamais rien. Allez dans le monde, a dit le Christ aux apôtres, et portez-y ma parole. Il ne s’est pas inquiété des moyens dont ils pourraient disposer, ni de savoir s’ils seraient toujours bien accueillis. Il savait bien que ceux qui ont la foi trouvent toujours, à l’heure voulue, le pain quotidien.

— Vous croyez au miracle ?

— Je crois à la bonté.

— Pourtant vous venez de dire, il y a un instant, que le monde sombrait sous la montée de la violence.

— Je l’ai dit, et c’est la douloureuse vérité. Mais la bonté n’est pas morte. Elle est toujours au cœur des hommes. Seulement elle est endormie. Il faut la réveiller, lui rendre la lumière. Que voulez-vous, on l’a ensevelie sous tant de mauvais égoïsme ; l’amour du gain, des honneurs, du pouvoir, a pris une telle force qu’il a envahi l’esprit humain comme la mauvaise graine prend possession d’un champ. Mais coupez l’ivraie et grattez le sol, vous retrouverez la bonne semence.

— Je vous admire, dit encore Henriette.

— Ne m’admirez pas, je suis seulement un homme. Je sais bien qu’on dira de moi que je suis fou. Mais y aurait-il quelque mérite à l’effort, si l’on était sûr, d’avance, qu’il sera couronné de succès. Et puis, rien n’est jamais complètement perdu. Tout porte fruit, et pas un verre d’eau n’aura été donné en vain…

Le surlendemain, comme il l’avait annoncé, Émile Pagnanon quittait Paris pour les régions dévastées. Maurice et Jeanne s’étaient bien émus de sa détermination ; ils lui avaient présenté toutes les objections qu’en leur conscience ils croyaient devoir faire. Mais devant l’inébranlable assurance de sa foi, ils n’avaient pu que s’incliner.

Quand il leur avait fait ses adieux, Maurice lui avait dit en lui serrant la main :

— Allez, jeune apôtre de la réconciliation, allez porter votre cœur plein d’amour sur ces chemins sanglants où l’humanité affolée a semé la haine et la mort. On ne vous comprendra peut-être pas dans le présent ; mais votre geste portera des fruits dans l’avenir.

Jeanne l’avait attiré dans ses bras et l’avait maternellement embrassé.

— Cher enfant, dit-elle, c’est la bénédiction d’une mère que je vous donne. Souvenez-vous qu’ici vous laissez une famille qui comprend votre pensée. Nous ne voulons pas vous affaiblir ; mais si, pourtant, vous ne trouviez pas l’accueil que vous espérez, n’hésitez pas à revenir près de nous.

Henriette et Pierre accompagnèrent leur ami à la gare du Nord. Ils avaient le cœur serré en songeant aux épreuves qui l’attendaient. Mais lui n’y songeait pas. Il était presque gai. Sac au dos, bien sanglé dans un complet de velours à culottes courtes, chaussé de gros souliers, il avait l’air d’un globe-trotter partant à l’aventure. Pourtant il était ému. Avant de monter en wagon, il étreignit ses deux jeunes amis, mit un baiser sur le front d’Henriette, promit d’écrire dès le lendemain. Puis, quand le train s’ébranla, il leur dit encore adieu par la portière, les yeux brillants de douleur et de foi, un grand sourire tendre éclairant ses lèvres.


VII


Cependant, le colonel Converset, poursuivant l’œuvre de documentation dont il avait entretenu son ami, Maurice Bournef, avait préparé ce livre de vulgarisation destiné à faire connaître les pièces essentielles de cette diplomatie franco-russe qui avait contribué à nous mener à la guerre.

Un dimanche de la fin de février, il se présentait à Ville-d’Avray, désireux de soumettre à Maurice le manuscrit de son livre. Le général Delmas était précisément venu, ce même dimanche, passer la journée avec ses enfants.

Depuis la fin de la guerre, le général venait beaucoup moins souvent qu’autrefois chez sa fille. Il ne s’y sentait plus à l’aise. L’état de Maurice, qu’on savait condamné, la douleur muette de Jeanne, la présence de l’aveugle et d’Éliane, tous ces témoignages éloquents de l’horreur de la guerre le gênaient. Lui n’avait pas changé. Assurément, il était affecté de la cruelle épreuve qui atteignait sa fille. Il avait déploré la mutilation de l’artiste, comme il avait sincèrement regretté la mort de Léon Bournef. Mais tout cela n’atteignait pas ses convictions. La guerre ne se fait pas sans victimes, et lui, patriote, occupant dans l’armée un poste d’honneur, se devait de s’élever au-dessus de ces dures nécessités. Que la guerre eût frappé les siens, sa famille, ses amis, lui semblait être, au contraire, une raison de rehausser son patriotisme. Son amour pour son pays n’était-il pas agrandi de tous ces sacrifices exigés par l’honneur et la grandeur de la Nation ? Au-dessus des deuils il fallait élever la victoire, les provinces reconquises, la vieille injure de 1870 effacée. La France était redevenue la nation glorieuse d’autrefois, et ceux qui étaient morts pour elle étaient, par delà la tombe, auréolés de cette gloire.

Il était cependant gêné pour prononcer de tels jugements chez son gendre. Lorsqu’il lui arrivait de se laisser aller à dire son opinion, il se heurtait à une froideur de la part de Maurice, aux regards de reproche de sa fille, à l’attitude désapprobative de sa femme. Blessé dans sa dignité, il jugeait inutile toute justification ; mais se promettait tout bas d’espacer encore ses visites. D’ailleurs, l’éducation de son petit-fils ne le satisfaisait point. Il comprenait que cette éducation s’orientait vers les tendances de Maurice devenues celles de Jeanne, et pour lesquelles il sentait chez sa femme une secrète sympathie. Chose singulière, à mesure qu’il se désintéressait de Pierre, il se rapprochait d’Henriette, dont le caractère sérieux lui plaisait. Avec elle il consentait à discuter, non point qu’il capitulât devant elle, mais parce que la douceur de la jeune fille lui permettait d’exhaler toutes ses rancœurs. Elle, douée d’une finesse extrême, comprenait que laisser son grand-père s’exprimer à son gré avec elle épargnait aux siens des discussions douloureuses. Elle écoutait donc les tirades du général, y opposait doucement ses raisonnements, justifiait sa mère, défendait les convictions de son père, tout cela avec bienveillance, avec déférence même, s’efforçant toujours de rester sur le ton de l’affection et du respect.

— Tu es la seule qui me comprenne, lui disait par fois le général Delmas.

Ce dimanche là, quand le colonel Converset arriva, toute la famille était réunie dans le Cabinet de travail, pièce habituellement consacrée aux réceptions et aux réunions intimes. À l’entrée du Colonel, le général fronça le sourcil. Il n’aimait point ce « militaire pacifiste » comme il l’appelait. Déjà, à diverses reprises, il avait exprimé sa désapprobation pour l’attitude prise, depuis la fin de la guerre, par un général de l’armée du Nord, le général Percin, que la guerre avait rendu pacifiste et internationaliste, et qui avouait ouvertement et publiquement sa transformation morale.

— Je considère, disait le père de Jeanne, que l’attitude de Percin est une trahison. En admettant même qu’il eût modifié ses opinions, il se devait de les taire. Il ne se rend pas compte qu’en désavouant la guerre comme il le fait, il désavoue son pays.

Maurice, un jour, lui avait répondu :

— On ne désavoue pas son pays parce qu’on reconnaît les fautes qu’il a commises. C’est par la connaissance des erreurs qu’on arrive à la vérité. La chose est vraie pour les peuples comme pour les individus.

— Sans doute ; mais il n’en est pas également moins vrai que des écrits et des discours comme ceux de Percin sont de nature à affaiblir le patriotisme des Français. Qu’une guerre survienne demain, tous ces doutes qu’il a jetés dans les consciences n’auront-ils pas pour résultat d’amener un désarroi néfaste à la défense nationale.

— Mais le but que poursuit Percin n’est-il pas précisément d’obliger les consciences à réfléchir, et par cela même d’empêcher le retour possible d’une guerre.

Le général avait haussé les épaules.

— On n’empêchera pas plus la guerre qu’on empêchera les tremblements de terre et les tempêtes. Ce sont des calamités qui dépassent le pouvoir humain.

Cet après-midi de février, le beau-père de Maurice avait eu justement l’occasion de parler du général propagandiste à propos d’une conférence toute récente. La discussion s’était poursuivie sur ce thème, et n’était pas terminée encore quand Converset entra.

Les salutations échangées de part et d’autre, la conversation reprit son cours.

— Nous discutions précisément, dit Maurice, du dernier discours du général Percin. Il nous serait agréable, cher ami, de savoir ce que vous en pensez.

Le colonel Converset était un admirateur de Percin. Une fois de plus il tint à l’affirmer, en déclarant qu’il partageait ses idées. Cependant, pour ne pas aggraver une situation délicate, il restait très modéré dans ses appréciations.

— N’importe, dit Maurice, vous approuvez son attitude générale ?

— Certes, oui. Que voulez-vous, le problème de la paix et de la guerre a cela d’excellent qu’il est absolu. Il ne peut pas y avoir de demi-mesures. La paix, c’est toute la paix ; la guerre, c’est toute la guerre. Il faut se prononcer. Percin en est arrivé aux conclusions radicales. Il veut toute la paix, il lui faut donc condamner toute la guerre.

— Mais il discrédite l’armée, intervint le beau-père de Maurice.

— Il n’a pas à la discréditer. Il en souligne les tares ; il montre les fautes et les faiblesses des états-majors ; il dévoile les questions d’intérêt particulier qu’on masque sous les beaux discours patriotiques ; il ne dit que des vérités puisque ses adversaires doivent se contenter de le maudire, sans pouvoir l’accuser de mensonge. Si l’armée se trouve discréditée par ses arguments, le discrédit s’établit de lui-même. Il suffit pour chacun de réfléchir.

Le général Delmas n’entendait pas être battu sur des questions qui étaient à ses yeux d’une importance capitale.

— On ne doit pas toucher à l’armée. Elle est la force d’un pays. C’est elle qui affirme, dans le monde, sa valeur et son indépendance. Que des officiers aient été incapables, qu’ils se soient laissé aller à des sentiments de jalousie ou d’intérêt, qu’ils n’aient pas su dominer leurs passions, leur orgueil, tout cela est possible. Ce sont des hommes, après tout, ils peuvent aussi bien que d’autres avoir leurs faiblesses et se tromper.

— Pardon, intervint sévèrement Maurice, des officiers supérieurs se doivent d’être sans faiblesses. Ils se doivent de se dominer. Ils n’ont pas le droit de se tromper. C’est tout un peuple qu’ils entraînent derrière eux à la mort et à la ruine.

— Je vous l’accorde, mon gendre. Si je défends l’armée, croyez que je n’absous pas ces officiers indignes de la mission supérieure qui leur est confiée. Mais ce n’est pas une raison pour dévoiler publiquement ces fautes et ces erreurs, comme le fait Percin. Il faut que le peuple conserve à l’armée toute sa confiance. Il ne doit pas la juger.

— Vous oubliez, fit Converset, que ce sont les peuples qui font la guerre, et que, partant de cela, ils sont en droit de connaître et de juger ceux qui la leur font faire.

Julien Lenormand, à son tour, parla :

— Et puisqu’il est entendu que les officiers et les états-majors sont susceptibles de se tromper et d’entraîner les peuples dans l’horreur, puisque nous voulons bien admettre qu’il n’y a pas de chefs infaillibles, il ne peut plus être question de faire confiance à l’armée. Il faut qu’elle disparaisse.

Le général eut un rire nerveux.

— Et par quoi la remplacerez-vous, s’il vous plaît ?

— Par rien du tout. Ce sera le plus sûr moyen d’avoir la paix.

— Voilà au moins du radicalisme. Mais la défense nationale, comment l’assurerez-vous ?

L’aveugle s’échauffait :

— La défense nationale, Monsieur, voulez-vous me dire ce que c’est ? Je suis parti, moi, pour la défense nationale. J’avais alors deux yeux, deux yeux qui me permettaient de vivre et par surcroît de faire bénéficier mon pays de mon travail. Aujourd’hui je suis mort à la vie, je suis un inutile pour moi et pour tous. Mes deux beaux-frères, Léon et Maurice, partis comme moi pour la défense nationale sont dans mon cas. Le bilan n’est-il pas satisfaisant : un million sept cent mille hommes tués, plusieurs millions infirmes et mutilés, voilà au moins une belle défense. Ajoutez-y les onze départements dévastés, tout ce qui a été anéanti de richesses d’art et de travail, et dites-moi s’il n’eût pas mieux valu ne rien défendre du tout ?

Le général était blême.

— Se laisser envahir alors ? la France province allemande ?

L’artiste mutilé fit un grand geste.

— Et puis après ? Au-dessus de la France, il y a l’humanité. Mes deux yeux travailleraient encore à l’embellir ; les travaux de mes beaux-frères l’enrichiraient encore ; et tous ceux qui sont morts, les humbles, ceux qui n’avaient que leur pauvre et obscur bonheur de travailleurs, seraient encore à leurs métiers ou à leurs champs. Qu’y aurait-il de changé pour eux ? des chefs politiques, peut-être, et encore…

Le général suffoquait. Qu’on osât évoquer la possibilité de pareille chose, c’était à ses yeux plus qu’une abomination, c’était de la folie. Mais comme il allait parler ses yeux tombèrent sur le masque douloureux de l’artiste aveugle, sur ce visage plus tragique que jamais dans la nuit qui l’enveloppait. Sa colère tomba, net.

— Monsieur Lenormand, dit-il brusquement, je préfère ne pas vous répondre. Je m’incline devant le désastre qui a frappé votre vie si riche de promesses. Je ne peux pas, vous le comprenez bien, accepter vos arguments ; mais j’essaie de comprendre votre révolte et votre désespoir.

Henriette se pencha vers le général, lui mit un baiser sur le front.

— Merci, grand-père, dit-elle tout bas.

Cette caresse acheva de calmer le père de Jeanne. Tous à présent se taisaient. Les paroles de l’aveugle avaient trouvé un écho dans les cœurs.

Le colonel voulut ramener la conversation sur un terrain moins absolu.

— Remarquez, Général, dit-il, que si nous cherchons le moyen de délivrer l’humanité du fléau de la guerre, nous ne sommes pas partisans de l’asservissement des peuples. Nous voulons que la liberté et l’indépendance soient assurées à tous les groupes humains, quelle que soit leur importance.

— Il y aura toujours des conflits. Les peuples sont comme les états-majors, ils ne sont ni parfaits ni infaillibles.

— Bien sûr. Mais il pourrait y avoir des moyens moins brutaux que la guerre pour résoudre ces conflits. Si l’armée n’était plus là, il faudrait trouver autre chose, et on trouverait c’est certain.

— Oui, l’arbitrage !

— Hé, sans doute, l’arbitrage. Et puis, une politique extérieure sans mystère, ni traités particuliers. Plus de diplomatie secrète. Que les peuples puissent juger librement leurs gouvernements.

— C’est un beau rêve, Colonel.

— C’est un rêve, en tous cas, dont nous voulons essayer de faire une réalité.

Maurice se tourna vers le Colonel.

— Et à ce propos, cher ami, où en êtes-vous dans votre travail ?

— J’ai terminé. Je vous apportais précisément le manuscrit de l’ouvrage.

— Comptez-vous l’éditer bientôt ?

— Je pense qu’il sera remis cette semaine à l’imprimeur.

— Bravo ! et ce sera un livre important ?

— Deux cents pages environ. C’est suffisant pour qu’il ne soit ni fastidieux, ni fatigant. J’ai réuni les meilleures pièces propres à prouver le rôle de notre diplomatie secrète dans la préparation de la guerre.

— Le rôle de Poincaré y est-il mis en évidence ?

— Il est impossible qu’il ne le soit pas. Notez que je n’ai pas à commenter. C’est inutile. Il suffit de mettre, sous les yeux du lecteur, les pièces diplomatiques elles-mêmes.

— C’est parfait.

Tout en causant, le Colonel feuilletait le manuscrit qu’il avait apporté.

Vous comprenez que c’est le meilleur système, et qui ne peut être accusé de partialité. De 1911 à 1914, la culpabilité de la France et de la Russie saute aux yeux. Il est évident que cette culpabilité n’efface pas les autres, celle de l’Allemagne, de l’Autriche, de la Serbie. Mais devant de telles preuves, il ne peut plus être question d’une culpabilité unique, et dès à présent nous pouvons dire que la révision du traité de Versailles s’impose.

Le général Delmas qui jusque là avait écouté en silence, crut devoir intervenir.

— Je ne suis pas de votre avis, Colonel. J’estime la chose jugée. Qu’il y ait des responsabilités secondaires, je veux bien l’admettre. Mais la culpabilité de l’Allemagne est indiscutable. On ne peut nier que le Kaiser et sa Maison Militaire désiraient la guerre.

— C’est possible, Général. Mais on ne part pas en guerre comme on part en voyage. Il est de l’intérêt de tous les gouvernements, quels qu’ils soient, de persuader à leurs peuples qu’ils étaient attachés au maintien de la paix, et que les fautes d’agression n’ont pas été commises par eux. Le Kaiser subissait la loi commune. Il était obligé de prendre une attitude modérée. La faute de notre gouvernement fut d’attiser ses griefs et de lui fournir des motifs. Puisqu’on connaissait son esprit militariste, il eût fallu, au contraire éviter tout ce qui pouvait l’exciter.

— Mais enfin cette agression contre la Belgique, au mépris des traités…

— Je vous arrête. Cette agression était prévue dès 1912.

— Oh ! prévue…

— Écoutez, plutôt, ce passage d’un rapport de Sazonof au Tsar, rapport daté du 4 août 1912.

Le Colonel avait tiré une feuille de son manuscrit. Il lut :

« Les relations entre la France et l’Angleterre ont été, entre M. Poincaré et moi, l’objet d’un échange d’idées d’une franchise particulière.

« Après avoir fait remarquer que, dernièrement, ces relations, sous l’influence de la politique agressive de l’Allemagne envers la France, avaient pris un caractère d’intimité toute particulière, le premier ministre français me confia que, quoiqu’il n’existât entre la France et l’Angleterre aucun traité écrit, les états-majors des armées de terre et de mer des deux États étaient néanmoins en étroit contact, et s’informaient sans cesse réciproquement, avec une entière franchise, de tout ce qui pouvait les intéresser. Cet échange continu d’idées a eu pour résultat la conclusion entre les gouvernements français et anglais, d’une convention verbale en vertu de laquelle l’Angleterre s’est déclarée prête à porter secours à la France, par les forces de terre et de mer, dans le cas d’une attaque de la part de l’Allemagne. Sur terre, l’Angleterre a promis de seconder la France par l’envoi d’un détachement de 100.000 hommes à la frontière belge, pour repousser l’irruption de l’armée allemande à travers la Belgique, irruption à laquelle s’attend l’état-major français.

« M. Poincaré m’a instamment prié de garder le secret le plus absolu de cette information et de ne point donner lieu aux Anglais eux-mêmes de supposer qu’elle nous avait été communiquée. »

Le Colonel se tut. Maurice l’avait écouté avidement, les yeux brillants.

— Ainsi, dit-il, cette agression était prévue deux ans avant son accomplissement. Quand je songe que c’est cette agression qui a chassé les derniers doutes des consciences.

Le général Delmas s’était levé de son siège, et nerveusement marchait dans la pièce.

— Et qu’importe qu’elle eût été prévue. L’Allemagne a donné raison aux prévisions en attaquant. Cela ne la disculpe pas. Elle ignorait les conventions de la France et de l’Angleterre.

— Tout prouve qu’elle ne les ignorait pas, au contraire. Nous avons eu la preuve que l’Allemagne a toujours su exactement ce qui se passait en Russie. Il aurait donc fallu se taire, mais il fallait bien encourager l’impérialisme russe, en disant que l’Angleterre marcherait avec nous.

Maurice reprit :

— Et cette intervention de l’Angleterre, qu’on croyait spontanée, quelle comédie que tout cela. Mais on comprend bien, à présent, pourquoi l’attaque allemande était si fiévreusement attendue à Paris le 2 août 1914. Et c’est pour servir de pareilles combinaisons que nous avons trahi notre foi internationaliste.

— Mon pauvre ami, dit Jeanne, quelle terrible leçon.

— Terrible, oui ; mais n’importe, il faut qu’elle porte ses fruits. Il faut qu’on sache… il faut qu’on sache…

— On saura, continua Converset. Espérons que la mise au jour des archives russes obligera les autres nations à révéler les vérités qu’elles détiennent encore. Oui, il faut qu’on sache que cette guerre était attendue et préparée, et que Poincaré lui a apporté un concours, non pas aveugle ou maladroit, mais prémédité et voulu. Il faut qu’on sache que la question Bulgaro-Serbe était prévue, que la question Austro-Serbe était prévue. Et qu’elles n’étaient pas seulement prévues, mais sournoisement soulevées et envenimées. Il faut qu’on sache qu’entre les deux partenaires, le français et le russe, l’agression allemande était reconnue comme une nécessité pour faire accepter la guerre aux deux peuples. Ainsi s’explique la nécessité de fournir à l’Allemagne des motifs d’agression.

— Colonel, permettez, ces suppositions sont un peu téméraires.

— Téméraires ! Je suis fâché de vous contredire, Général, mais voici ce que dit, à ce sujet, le même message de Sazonof au Tsar :

« M. Poincaré considéra comme son devoir de souligner sur ce point que l’opinion publique en France ne permettrait pas au gouvernement de la République de se décider à une action militaire pour des questions purement balkaniques, si l’Allemagne n’y prenait point part, et si elle ne provoquait pas, de sa propre initiative, l’application du Casus foederis. Dans ce dernier cas nous pourrions certainement compter sur la France pour l’accomplissement exact et entier de ses obligations envers nous.

« De mon côté, je déclarai au ministre français que, tout en étant toujours prêts à nous ranger au côté de la France dans le cas des circonstances prévues par notre alliance, nous ne pourrions non plus justifier devant l’opinion publique russe le fait de prendre une part active dans les opérations militaires provoquées par les questions coloniales extra-européennes, tant que les intérêts vitaux de la France ne seraient pas touchés. »

Le Colonel replia son manuscrit.

— Les voyez-vous, à présent, les deux compères. Passe-moi le séné et je te donnerai la rhubarbe, dit la légende populaire. Hélas ! ils ont été servis. Oui, tout cela s’éclaire à présent. Rappelons-nous notre incrédulité, en 1914, à l’égard des possibilités de guerre. Nous disions : il n’est pas possible qu’on se batte pour le conflit austro-serbe. Nous disions encore : les intérêts russes, dans les Balkans, cela ne nous intéresse pas. Poincaré le savait bien, qu’on ne nous ferait pas accepter la guerre avec ces arguments-là. Il savait bien que, pour faire marcher le peuple de France, il fallait lui parler du militarisme allemand et de l’Alsace-Lorraine à reconquérir. De son côté, le ministre du Tsar savait qu’il serait difficile d’arguer des intérêts de la France au Maroc pour faire accepter la guerre au peuple russe. Il fallait mettre l’Allemagne dans la partie. Ce n’était pas difficile, étant donné qu’on connaissait l’esprit belliqueux du Kaiser. Il suffisait de lui échauffer les oreilles. Tout fut mis en œuvre pour cela. La loi de trois ans, la campagne de presse pour laquelle les fonds secrets russes versèrent une première fois 100.000, une seconde fois encore 100.000 francs. Le ton martial de notre presse devint alors une provocation permanente pour l’étranger, en même temps qu’une excitation des sentiments patriotiques des Français. Et voilà, mon cher général, comment on croit partir pour défendre son pays menacé, alors qu’on est tout simplement poussé, en aveugle, dans des combinaisons louches et intéressées dont les buts sont inavouables.

Le général ne répondit pas. Maurice eut un rire douloureux.

— Oui, dit-il, le livret était assez bien machiné. Le malheur c’est qu’il fallait des millions d’acteurs, et que le rideau devait se baisser sur des flots de sang. Jeanne eut un cri :

— On exécute des criminels bien moins coupables que ces bandits-là.

À son tour, l’aveugle reprit la parole :

— La voilà donc, la défense nationale ? En vérité je ne croyais pas si bien dire. Mais si l’armée n’existait pas, ces tragédies-là ne seraient pas possibles. Quand les diplomates posent les enjeux, ils savent trop bien qu’il y a derrière eux des canons et des mitrailleuses pour marquer les points.

Le général ne releva pas l’attaque. Il se sentait trop seul.

— Je vais partir, dit-il, brusquement.

— Moi aussi, déclara Converset. Voulez-vous, mon cher ami, que je vous laisse mon manuscrit pour deux ou trois jours ? Vous l’examinerez à votre aise.

— Non, répondit Maurice. J’en sais assez par ce que vous m’avez dit. Je ne veux pas retarder d’un seul jour l’impression de ce livre utile et nécessaire. Quand pensez-vous qu’il paraîtra ?

— En avril certainement.

— Cher ami, je saluerai son avènement, soyez-en sûr, avec joie. Vous avez eu là une heureuse inspiration.

Déjà le Colonel serrait les mains tendues.

— À propos, demanda-t-il, avez-vous toujours de bonnes nouvelles de votre jeune missionnaire ?

Jeanne, du regard, chercha son père. Il causait au fond de la pièce, avec Henriette. Rassurée, elle répondit :

— Ses lettres commencent à devenir plus rares. Bien qu’il dise conserver sa foi, on y sent percer, malgré lui, du découragement et de la fatigue. Il n’est pas compris. On refuse ses services, on le repousse. On l’a même menacé. Il ne l’avoue pas ; mais c’est un échec.

— Il fallait le prévoir. L’idée était généreuse, le geste était héroïque ; mais c’était trop en dehors de notre temps. Que voulez-vous, pour être compris il faut rester dans la note générale.

— Oui, c’était bien aussi notre pensée, à Maurice et à moi. Mais il eût été impossible de l’empêcher de partir.

— Je comprends. D’ailleurs notez bien que l’expérience valait d’être tentée. Rien n’est jamais perdu. L’essentiel c’est que notre jeune homme ne souffre pas trop de cette déconvenue. S’il en est au point que vous dites, il devrait revenir.

– Nous le lui conseillons. Il résiste encore mais nous ne doutons pas qu’il finisse par se rendre à l’évidence et à la logique.

— Je le souhaite, quoique avec ces natures où le mysticisme et la passion se heurtent il faille toujours s’attendre à des décisions déconcertantes.

— Il y avait cependant beaucoup de raison en lui. Son ardeur généreuse ne lui a jamais masqué la difficulté de l’entreprise.

— C’est vrai. Allons, nous le reverrons bientôt. Vous savez que si je peux l’aider, je le ferai de grand cœur. Faites lui mes amitiés dans votre prochaine lettre.


VIII


C’était vrai. L’instituteur de l’Isère commençait à connaître le découragement. Le soir même du jour où il avait quitté ses deux amis, sur le quai de la gare du Nord, il était arrivé à Creil. L’heure tardive ne lui permettant aucune recherche, il avait accepté l’offre d’un batelier de l’Oise, et passé la nuit dans sa péniche. Le lendemain il s’était présenté chez le maire qui n’avait rien compris à son offre. Continuant sa route, il était arrivé à Verberie. Il y avait offert ses services qu’on avait pris en plaisanterie. Un maçon cependant, intéressé par sa conversation, l’avait amené chez lui, lui avait offert à souper. Il avait passé la nuit sous son toit, et, au matin, se remettait en route. Partout des scènes identiques se renouvelaient. Les mairies repoussaient ses offres, les gendarmes lui demandaient ses papiers. Chemin faisant il causait aux uns et aux autres, aux ouvriers, aux paysans, aux femmes, aux commerçants. Il s’attarda en de longues discussions avec des curés et des pasteurs, avec des notabilités diverses : maires, conseillers, juges de paix. Le plus souvent il récoltait de l’hostilité, quelquefois de la sympathie. Il arriva que de pauvres gens, déblayant leurs terres ou défrichant, accueillirent ses services. Ces jours-là, la confiance lui revenait, mais la route reprise, les épreuves recommençaient. Mal nourri, souvent mal couché, il commençait à sentir la fatigue physique, et la lassitude de l’esprit s’annonçait.

Cette lassitude transparaissait dans ses lettres, bien qu’elle ne fût pas avouée. Aux enthousiasmes, à la confiance des premiers jours, avait succédé la tristesse de l’incompréhension générale. Les premières épreuves avaient attisé son courage, exalté son désir de sacrifice, et ses lettres avaient alors quelque peu effrayé ses amis de Ville-d’Avray. Mais à la fin, l’épreuve devenait pesante. Elle était trop souvent renouvelée. Dans un gros bourg de l’Aisne, un boucher avait couru derrière lui, le couteau à la main, en disant qu’il était fou. Le boucher avait été désarmé. Mais cette agression avait fortement impressionné le jeune apôtre.

« Je suis triste, avait-il écrit, non à cause de moi et de ce qui eût pu m’advenir, mais à cause de cette mentalité de violence qu’on retrouve partout. »

Sa dernière lettre, datée du 21 février, était envoyée du Pas-de-Calais, où il avait séjourné dans une famille durement éprouvée par la guerre, et pour laquelle il avait fait des démarches près des autorités locales et du chef-lieu. Lorsqu’il pouvait se donner à une œuvre de bonté et de justice, sa joie était telle qu’elle lui rendait confiance. Ainsi dans le Nord, il avait pu signaler au Comité de Secours aux Enfants des détresses enfantines navrantes. Le Comité, immédiatement, avait agi. Le brave garçon en avait été si heureux, qu’il avait, sur le champ, envoyé à ses amis une lettre passionnée.

« Je vous l’ai bien dit, concluait-il, que la bonté reste vivante au cœur des hommes. Il faut lui fournir des occasions de se manifester. Ce ne sont pas les occasions qui manquent, mais on ne les connaît pas. On est souvent égoïste par ignorance. Quel est l’individu qui resterait près de son feu, s’il savait exactement qu’à tel endroit un pauvre homme grelotte de froid, et que, dans telle mansarde, une mère épuisée voit avec épouvante la mort guetter son enfant ? Mais on ne sait pas. On sait, bien sûr, que le malheur du monde est grand. Mais cela fait un bloc, et c’est si gros qu’on est découragé d’avance et qu’on se dit : Je ne pourrai rien. Il faudrait savoir que ce bloc est fait de mille misères séparées, et qu’à mesure qu’on en supprime une, le bloc se trouve diminué. »

Cette lettre avait fait dire à Jeanne :

— Il raisonne bien et juste. Et au fond c’est toujours la même pensée qui l’anime.

Maurice avait ajouté :

— Et quelle inlassable indulgence à l’égard de ceux qui ne le comprennent pas. C’est un véritable apôtre des premiers âges.

Après sa lettre du 21 février, on resta toute une semaine sans nouvelles.

— Cela ne vaut rien, fit remarquer Henriette. Lorsqu’il est content il écrit tout de suite.

Une lettre d’Arras, du 4 mars, faisait un bref récit d’ennuis de tout ordre, puis une autre, du 8 mars, expédiée d’Avion, disait qu’il s’était occupé sans succès d’une méprise judiciaire dont un pauvre diable avait été victime. Il n’avait pu se faire entendre, et s’était fait traiter de fou par dessus le marché.

« Je remarque, disait-il, que c’est là un système fréquemment employé. Que quelqu’un exprime une vérité, réclame justice, signale une erreur, on le traite tout de suite de fou. Cela dispense d’examen, et rassure ceux qui pourraient être troublés dans leur repos. L’ignorance n’est pas seule à faire du mal, la paresse l’aide grandement. »

À la fin de cette lettre, il faisait une description de la route :

« Aujourd’hui, j’ai marché avec un beau soleil. J’ai traversé de beaux pays, des vallons boisés, peu boisés il est vrai, car tout a été rasé par les obus et la scie. Mais la nature a pardonné. De jeunes pousses sont nées sur les souches meurtries, et on ne saurait plus que la guerre a passé par là, s’il n’y avait partout des trous d’obus, des bidons abandonnés, des grenades, les lignes encore visibles des tranchées… »

Le lendemain, nouvelle lettre :

« J’ai voulu voir Notre-Dame-de-Lorette en passant. Cent mille morts et plus sont tombés sur ce coin de terre, dans ces bois, au creux des vallons silencieux, car le silence est maintenant complet sur cette terre de mort désertée par les oiseaux. Partout des arbres déchiquetés, troncs arrachés, têtes décapitées. Mais la nature, là aussi, a pardonné. Le taillis jeune et frais a poussé autour des aînés morts et des grands blessés. Les jeunes pousses s’élancent vers les troncs décharnés comme autant de bras ouverts ; bientôt elles les entoureront, les dépasseront, et les berceront, aidées par le vent qui doucement fera chanter les branches. La mort, alors, ne sera plus. Elle ne sera plus si l’homme ne revient pas, avec de lourds canons, troubler le silence des bois paisibles. »

« Le gazon vert tapisse maintenant les creux des trous d’obus, et les enfants y viennent chercher des nids pour jouer et dormir. Petits enfants, vous ne savez pas comment se sont faits ces nids là. Puissiez-vous ne jamais le savoir… »

— Il est poète, ce garçon-là, dit Maurice à la lecture de cette lettre.

Mais huit jours encore passèrent sans nouvelles, après quoi une lettre, datée du 16, arriva de Péronne. Le jeune homme y annonçait son désir de retour, avouant franchement sa lassitude :

« Je ne regrette pas cette tentative, disait-il ; mais je suis obligé de reconnaître qu’il est difficile d’aider les hommes malgré eux. Il faut la volonté des hommes pour réaliser l’harmonie du monde… »

Jeanne s’empressa de répondre à cette lettre :

« Revenez vite, disait-elle, l’épreuve a été suffisante. Vous êtes un grand cœur, et nous vous aimons. Venez vous reposer près de nous… »

Quelques jours après, par quelques lignes brèves expédiées d’Albert, Émile Pagnanon annonçait qu’il reprenait la direction de Paris, toujours à pied, désireux de rendre service encore, s’il en trouvait l’occasion. Il ajoutait une description navrante de la campagne qu’il traversait :

« Les combats ici furent terribles. L’arme blanche y a fait des amoncellements de cadavres.

« Partout les traces de cette lutte se rencontrent. Boîtes à grenades, douilles d’obus, cartouches, bidons, quarts, vieilles bottes, tout cela entassé ou dispersé au long des routes. Des fils de fer barbelés sont roulés en paquets ; les emplacements des tranchées sont visibles. Partout des champs non encore cultivés et couverts de ferraille.

« Des paysans défrichent, labourent ; parfois le soc heurte un obus. Hier on a mis à jour un squelette d’Allemand enveloppé encore de son uniforme.

« Quelle tristesse que tout cela. Je ne puis vous dire toutes les pensées qui m’assaillent au milieu de ces témoignages de l’ignorance humaine. Le monde se guérira-t-il jamais de la haine ?… »

— Remarquez cette dernière phrase, fit observer Maurice. Ce n’est déjà plus la belle confiance de jadis. Il y a du doute et du désespoir dans cette phrase : « Le monde se guérira-t-il jamais de la haine ? »

— Le pauvre enfant, dit Jeanne. D’autres auraient douté et désespéré à moins.

— Oh ! je ne blâme point, mon amie. Ce jeune homme est une belle âme. Mais nous aurons, j’en suis sûr, à le remonter.

Cependant mars prit fin, sans amener d’autres nouvelles. De jour en jour on attendait l’arrivée du voyageur, mais une visiteuse inattendue arriva avant lui. Pierre tomba gravement malade dans les premiers jours d’avril. L’anxiété et l’attention de tous se reportèrent sur lui, et pendant un moment, Pagnanon fut non pas oublié, mais laissé au second plan.

Un matin pourtant, il se présenta. Ce fut Henriette qui le reçut. À son aspect elle poussa un cri de douleur. Maigre, le teint jaune, le visage envahi par une barbe sauvage, les vêtements sales et en désordre, le malheureux ressemblait à l’un de ces chemineux de grand chemin que les gens des campagnes voient passer avec défiance. L’expression sauvagement douloureuse du regard augmentait encore cette ressemblance.

Au cri de la jeune fille, il répondit par un sourire de mélancolie :

— Je vous fais peur, n’est-ce pas ? Excusez-moi de me présenter ainsi. Mais je n’ai plus rien ; pas de linge, ni de vêtement de rechange. Et depuis deux jours je n’ai pas mangé.

— Mon Dieu ! fit Henriette, incapable de dire autre chose.

Elle se ressaisit cependant, le fit entrer, lui prépara à déjeuner. Puis elle alla chercher sa mère.

Jeanne partagea la stupéfaction de sa fille. Elle devinait que la dernière étape avait été la plus dure. Mais elle jugea inutile de poser des questions. Il fallait d’abord porter remède à l’état physique, à la fatigue. Le jeune homme dévorait, littéralement, la nourriture qu’on avait placée devant lui.

— Le malheureux, murmurait Jeanne, ce qu’il a dû souffrir de la faim.

— Maman, il faudrait lui trouver des vêtements et du linge.

— Je vais m’en occuper tout de suite. Il pourra se laver et se changer. Mais je pense qu’il serait urgent aussi de lui donner un bon lit. Il doit avoir accumulé autant de besoin de dormir qu’il a accumulé de besoin de manger.

Ce fut seulement deux jours plus tard que l’ancien instituteur de l’Isère put faire à ses amis le récit de ses dernières semaines. Un peu reposé, plus calme, plus tranquille, il parla. S’il n’avait plus donné de nouvelles, c’est qu’il n’en avait plus eu le courage. Le plus souvent repoussé, il lui arrivait souvent de traverser les villages sans s’arrêter, et de rester une journée entière sans manger. Il couchait au hasard, dans une grange, sous un hangar. Il dormit même sur un lit de feuilles sèches dans les bois. À la fin, n’y tenant plus, il avait marché sans relâche pendant deux jours et deux nuits, désireux d’arriver coûte que coûte au seul gîte qui lui restât.

Lorsqu’il eut terminé son récit, Jeanne et Maurice impressionnés, ne lui posèrent aucune question sur ses projets. Ils comprenaient que la souffrance était trop vive en lui pour permettre des combinaisons d’avenir. Il lui fallait du repos.

Ce fut Jeanne qui résuma leur pensée.

— Mon pauvre enfant, dit-elle, vous êtes passé par une rude épreuve. Le fait que vous l’ayez volontairement choisie n’en diminue ni la grandeur ni la beauté. Mais à présent, vous nous permettrez bien de disposer de vous pour quelques semaines. Il faut absolument que vous retrouviez votre force morale d’autrefois. Restez près de nous autant que cela vous sera nécessaire. Vous prendrez une décision quand vous serez bien reposé.

— J’étais certain de votre amitié, Madame, répondit doucement le jeune homme. J’accepte votre offre, car je sens à quel point ce repos m’est nécessaire. Mais croyez bien que cette épreuve, si rude qu’elle ait été n’a point amoindri mes convictions. Elle m’a appris seulement que la tâche était plus grande encore que je ne le supposais. Et c’est une raison de plus pour lui rester fidèle.

Désireuse d’éviter à son fils une émotion qui l’eût fatigué, Jeanne avait prié Pagnanon de ne pas entretenir Pierre de ses dernières aventures. Au reste, Pierre, à peine convalescent, et très faible encore, devait éviter toute conversation et tout bruit. Sa guérison promettait d’être lente, et il devait partir pour les Pyrénées dès que le voyage lui serait possible. L’espoir d’être reçu à Normale cette année-là devait être abandonné.


IX


Jean Tissier, rentrant chez lui à la fin de l’après-midi, trouva sur sa table une enveloppe pneumatique. Reconnaissant l’écriture d’Henriette Bournef, il tressaillit :

— Y aurait-il quelque complication ? murmura-t-il Rapidement il lut :

« Cher Jean, disait la lettre, je crois pouvoir recourir à vous dans une circonstance assez délicate, devant laquelle je me trouve seule, maman étant en ce moment absorbée par ses deux malades.

« Il s’agit d’Émile Pagnanon. Vous savez que, parti de chez nous le 1er mai, au matin, il n’est pas revenu. Nous l’avons attendu en vain, depuis une semaine, espérant le voir apparaître d’un moment à l’autre. Ce matin, nous avons reçu une lettre du Commissariat du Xe arrondissement convoquant mon père et ma mère. Il n’est pas fait mention de l’objet de cette convocation ; mais nous supposons qu’il s’agit de lui. Maman n’a parlé de cette affaire ni à papa, ni à Pierre. Mais elle ne peut pas s’absenter en ce moment. Mon père ne va pas bien ; cette maladie de Pierre l’a tourmenté, et il est à la merci des moindres choses. Pour enlever tout nouveau souci à maman j’ai pris sur moi de m’occuper de cette démarche. Mais je suis ennuyée d’avoir à me rendre seule au commissariat. J’ai pensé que vous voudriez peut-être bien m’y accompagner. Si je ne me suis pas trompée, répondez-moi de suite, et fixez-moi un rendez-vous. »

Jean Tissier prit une détermination rapide. Il avait le temps de se rendre à Ville-d’Avray dans la soirée. Il prévint sa mère qu’on ne l’attendit pas pour dîner et partit.

Henriette ne fut nullement surprise de le voir arriver. Elle connaissait son dévouement. Tant que Pierre avait été en danger il était venu tous les soirs prendre de ses nouvelles. Il s’était montré très inquiet, à sa dernière visite qui remontait au dimanche, du mauvais état de santé de Maurice. Il était profondément attaché à cette famille Bournef.

– Vous avez bien fait de m’appeler, dit-il. Mais voyez-vous il est tout à fait inutile que vous vous dérangiez, à moins que vous n’y teniez particulièrement. Ces gens de police ne sont guère aimables. Confiez-moi la convocation, j’irai seul et je verrai bien ce qu’il en est. S’il est indispensable que l’un des vôtres se dérange, nous aviserons.

— Vous avez raison, répondit Henriette. Et si vous le voulez bien, nous ne parlerons pas de votre visite, ce soir.

— C’est ce qu’il y a de mieux. Je reviendrai demain vous faire le récit de cette entrevue.

Comme l’avait dit Henriette, le jeune instituteur s’était rendu à Paris le matin du 1er mai. Les deux femmes avaient essayé de le retenir, des manifestations ayant été prévues et des forces de police mobilisées. Mais il avait absolument voulu partir. Il n’était pas rentré le soir, ni le lendemain. Jeanne et Henriette avaient vainement fouillé les journaux d’information, elles n’avaient point trouvé son nom parmi les arrestations que les bagarres du Ier mai avaient motivées.

Le 1er mai, cette année-là, coïncidait avec les débuts de la période électorale. Il avait donné lieu à de vives polémiques. Le bloc national était chaudement combattu par les partis de gauche réunis en cartel, et la fièvre politique s’était emparée des esprits. Mais Émile Pagnanon ne s’occupait guère de politique. Il paraissait invraisemblable qu’il se fût mêlé à quelque manifestation.

— Attendons, avait dit Henriette. Il va certainement rentrer.

Cependant, une semaine s’était écoulée et il n’était pas revenu. Jean Tissier allait-il rapporter de ses nouvelles ?

Comme il l’avait promis, l’ami de Pierre vint rendre compte de sa démarche. Il avait d’abord été assez mal accueilli par le commissaire.

— J’ai convoqué M. Maurice Bournef, ou à défaut sa femme, avait fait observer ce magistrat.

— M. Maurice Bournef, blessé de guerre, est incapable de se déranger. Sa femme soigne actuellement son fils, Pierre, mon ami. C’est elle qui m’a prié de faire cette démarche en son nom.

Le Commissaire s’était radouci.

— Vous connaissez cette famille ? Est-elle honorable ?

Un peu rudement, Jean avait présenté les Bournef. Ce commissaire lui paraissait s’occuper de choses qui ne le regardaient pas.

— C’est bon ! c’est bon ! Enfin ces temps derniers cette famille Bournef avait un pensionnaire ?

— Un pensionnaire !

— Oui, un instituteur démissionnaire de l’Isère.

— Émile Pagnanon.

— Parfaitement. Vous le connaissez ?

— Je l’ai rencontré chez mes amis.

— Que faisait-il chez eux ?

— Il faisait un séjour de vacances.

— Comment ces Bournef l’avaient-ils connu ?

— Ils l’avaient rencontré chez des amis communs, dans les Alpes, aux vacances dernières.

— Savez-vous s’ils sont en relations avec la famille de ce Pagnanon.

— Certainement non.

— Très bien monsieur. Je vous remercie. C’est tout ce que nous voulions savoir. Vous pouvez vous retirer.

Mais cela ne faisait pas le compte de Tissier. Lui aussi voulait savoir quelque chose.

— Monsieur le Commissaire, demanda-t-il, puisque vous savez où est Émile Pagnanon, voudriez-vous me donner de ses nouvelles. Mes amis sont inquiets à son sujet.

— Ah ! vraiment. Et bien, rassurez-les. Ce garçon est très bien.

— Mais encore ?

— Il est très bien, je vous le répète. Il ne lui est arrivé aucun mal.

— Dites-nous au moins où il est, Monsieur le Com missaire. A-t-il été arrêté ?

— Je n’ai rien à vous dire. Nous ne devons d’explications qu’aux familles. Et puisque les Bournef ne sont pas de sa famille…

— Mais il est leur ami, il était leur hôte. Il est tout naturel qu’ils désirent savoir ce qu’il est devenu.

— Je vous ai dit de les rassurer. Où il est, il est très bien. C’est le seul renseignement que je puisse vous donner.

Jean Tissier n’avait pas obtenu autre chose.

— Il est clair que Pagnanon a été arrêté, conclut-il ; mais dans quelles conditions ? Quelle accusation pèse sur lui ? Nous ne saurons rien. Il faudrait que sa famille intervienne.

— Sa famille ! fit Jeanne ; mais quelle famille ? Sa mère se désintéresse de lui. Il a je crois une tante, à Grenoble, la sœur de sa mère. Mais il me semble lui avoir entendu dire qu’elle aussi le repoussait.

— Maman, dit Henriette, il faudrait prévenir notre ami Converset. Il pourrait écrire à cette amie de l’Isère qui l’a mis en relations avec Émile.

— Tu as raison. C’est le seul moyen de savoir quelque chose. Je vais écrire au Colonel ce soir même.

Jean prenait congé. Il était préférable qu’il ne s’attardât pas, puisqu’il fallait taire sa visite.

En serrant la main d’Henriette il lui dit :

— Et disposez de moi autant qu’il sera nécessaire, n’est-ce pas ? Ce n’est pas à vous à vous occuper de cette affaire.

— Et pourquoi ?

— Parce que vous êtes une femme, donc.

Henriette sourit :

— C’est-à-dire une incapable, n’est-ce pas ?

— Je ne dis pas cela. Mais c’est nous qui sommes taillés pour la lutte.

Il était évident que ce grand garçon robuste, aux épaules solides, semblait bâti pour combattre et pour vaincre.

— Croyez-vous donc qu’une femme n’ait jamais à lutter ?

— Je ne dis pas cela. Mais il y a lutte et lutte. Vos luttes à vous sont plutôt du domaine moral. Vous luttez pour ou contre le sentiment. Vous luttez pour des œuvres de bonté, d’apaisement. Mais quand il s’agit d’affronter les institutions sociales, c’est différent. Il faut se heurter aux hommes. Ce n’est pas votre rôle.

— Vous croyez ?

— Non, votre rôle à vous, c’est la douceur. Si vous la perdiez, que deviendrait le monde ?

Jeanne accompagna le jeune homme jusqu’à la grille du jardin.

— Je vais écrire à Converset tout de suite, dit-elle, et je vous tiendrai au courant. S’il y a lieu, je réclamerai vos services.

Ce ne fut pas le colonel qui répondit, mais sa femme. Sa lettre était désespérée. Son mari, qui avait traîné un peu de bronchite tout l’hiver, faisait en ce moment de la pneumonie, et le docteur qui le soignait venait de constater de la tuberculose. Il déclarait son malade perdu.

— Mon Dieu, dit Jeanne, quelle épreuve encore, et comment annoncer cela à Maurice ?

— J’irai prendre des nouvelles, répondit Henriette, et je dirai à papa que notre ami est souffrant, sans l’alarmer.

— Mais s’il est vrai qu’il soit perdu ?

— Ma pauvre maman, attendons.

Il n’était que trop vrai que le malheureux Converset était perdu. Cependant, pour essayer de prolonger ses jours, les médecins l’envoyèrent dans le Midi, conseillant le séjour des Pyrénées Orientales, dans la région où Pierre devait passer l’été. Par quelques lignes tremblées, ce fut lui-même qui l’annonça à Maurice, avant de partir. Pour éviter toute secousse à son ami, il exprimait sa conviction d’une guérison rapide sous le ciel Pyrénéen et Méditerranéen.

— Sais-tu, dit Maurice à Jeanne, dès que tu seras en vacances, nous irons nous aussi rejoindre Pierre.

— C’est bien ma pensée, mon ami ; si toutefois le docteur est d’accord avec nous.

— Naturellement… Ce cher Converset, vois-tu, s’est fatigué cet hiver avec son livre. Il lui a donné bien du travail.

— Oui. Et il ne faut pas oublier que la guerre l’a durement éprouvé. Il était malade des bronches quand il a été fait prisonnier. On se croit guéri ; mais avec ces organes-là on n’est jamais sûr de rien.

Maurice eut un soupir.

— Mais si, ma pauvre amie, on est bien sûr d’une chose. Seulement on ne l’avoue pas.

Jeanne pâlit. Mais par un effort de volonté, elle domina sa souffrance.

— Chère Jeanne, reprit doucement le malade, il y a des vérités qu’il faut savoir regarder en face. Et tu sais bien que le jour approche où nous devrons nous dire adieu.

— Maurice !

— Je n’ai jamais voulu t’en parler. Mais il faut cependant que nous n’essayions plus de nous tromper mutuellement. Je décline. Je le vois bien. Et je ne veux pas partir sans vous confier mes dernières pensées, à toi et à nos enfants.

— Maurice ! Maurice ! ne dis pas cela.

Jeanne s’était laissée tomber sur une chaise, près du fauteuil de son mari. Il prit sa main et la baisa.

— Nous n’en parlerons plus, dit-il. Mais ces paroles étaient nécessaires.

Évidemment, le travail qu’il s’était imposé avec son livre, avait contribué à l’état du Colonel. Mais le mal était lointain. Il datait des tranchées de la guerre. Très malade, Converset avait refusé le congé qui lui était offert parce que de simples soldats, aussi malades que lui, s’étaient vu refuser le congé qu’ils avaient sollicité. Il n’avait pas voulu que son titre de chef devînt une faveur dans un cas où la justice exigeait l’égalité. Il était resté à son poste de commandement. Il était presque mourant lorsqu’il avait été fait prisonnier. On dit généralement que la guerre suscite des vertus. C’est une erreur. Elle permet aux caractères de se manifester, tout simplement, comme toutes les catastrophes et les événements extraordinaires. Mais les bons restent bons, et les mauvais restent mauvais. Seulement, les circonstances aidant, il arrive que les bons poussent le bien jusqu’au plus haut degré du sublime, et que les mauvais descendent jusqu’aux profondeurs du pire.

Converset n’avait été, en l’occurrence, que le chef juste et humain qu’il était à l’ordinaire. Mais la situation dans laquelle il se trouvait avait fait de son acte un geste magnifique. Tant d’embusqués bien portants étaient en sécurité à l’arrière.

— Mon Colonel, lui avait dit un des soldats malades, allez-vous-en. À quoi cela sert-il que vous restiez ?

— À faire croire à la justice, avait répondu le chef ; et c’est bien quelque chose.

Bien entendu, cet acte de courage n’avait pas été de ceux qu’on décore. Mais à défaut de l’histoire, que ces lignes l’enregistrent et le portent à la connaissance des consciences droites.

Le livre de Jean Converset : « Trois ans de Diplomatie Secrète », avait fait son apparition à la mi-avril. Selon toute probabilité, c’était la dernière contribution du colonel pacifiste à l’œuvre qu’il avait voulu servir.


X


Mai s’écoula sans qu’on pût obtenir aucune nouvelle de Pagnanon. Sa vieille amie de l’Isère, à qui Jeanne s’était adressée, n’avait été informée de rien. Mais elle avait promis de tenter une démarche près de sa mère.

Henriette avait le pressentiment d’un déni de justice à l’égard de son malheureux ami ; mais elle ne pouvait confier ses angoisses qu’à Jean, car on avait inventé une fable pour faire accepter à Pierre l’absence du jeune homme. Maurice lui, était maintenant au courant de la situation.

Vers la fin de mai, le docteur déclara Pierre en état de faire le voyage et conseilla son départ. Mais une difficulté se présentait. Jeanne ne voulait pas quitter Maurice, et n’acceptait pas l’idée de laisser son fils partir seul. Jean Tissier, alors, s’offrit pour accompagner son ami.

— Mais vos études ! objecta Jeanne.

— Bah ! c’est l’affaire de trois jours.

— Et le concours, Jean, dit Pierre à son tour.

— Ne te tourmente pas. Je passerai le concours.

— Oh ! tu es bien sûr d’être reçu, toi…

L’avant-veille du départ, Henriette pria Jean de lui accorder quelques instants d’entretien.

— Cher Jean, lui dit-elle, je vais vous paraître égoïste, mais je voudrais vous demander de m’accorder deux jours supplémentaires aux trois que va vous prendre Pierre.

Puis, répondant à l’interrogation du jeune homme.

— Voudriez-vous, en quittant mon frère, faire un crochet jusqu’à Grenoble, et tâcher de vous informer près de la famille d’Émile, et s’il le faut près des autorités. Nous ne pouvons pas l’abandonner ainsi.

— C’est bien ma pensée.

— J’ai compté sur vous, Jean, et je constate que j’ai eu raison. Vous voudrez bien me permettre de vous offrir mes économies pour ce déplacement. Je sais bien que vous ne pouvez faire supporter ces dépenses à votre famille.

— J’accepte, chère Henriette. Entre vous et moi c’est un pacte fraternel. Je vous promets de tout faire pour vous apporter des éclaircissements, et je reste à votre disposition pour toutes démarches ultérieures. Je me dois de le faire, pour vous d’abord qui le demandez à mon amitié, pour Pierre ensuite qui, en d’autres conditions, eût voulu tout tenter pour sauver ce pauvre garçon.

Jean fut absent six jours. Pendant son absence, Jeanne reçut une lettre de Marie Guerrier l’informant que, dans les premiers jours de juin, Émile Pagnanon avait été transféré à la maison d’aliénés de Perray-Vaucluse.

— Mon Dieu, s’écria-t-elle, comment cela s’est-il fait.

— C’était à redouter, dit Maurice. Je gagerais qu’il a été arrêté le 1er mai. Il a dû faire connaître ses opinions. On l’a pris pour un fou.

En rentrant, Jean confirma les appréhensions de Maurice. À Grenoble il avait vainement tenté de voir la tante d’Émile. Mais le hasard lui avait fait rencontrer un jeune professeur qui possédait quelques relations à la préfecture. On y avait été avisé que le nommé Émile Pagnanon, ancien instituteur, originaire de l’Isère, avait été arrêté le 1er mai, à Paris, au cours d’une bagarre. Après une détention d’un mois, on avait constaté chez lui des symptômes d’aliénation mentale, et on l’avait dirigé vers un établissement de fous de la Seine-et-Oise, en attendant les formalités de son transfert dans un établissement de l’Isère.

Lorsque Jean eut terminé son récit, tous se regardèrent consternés.

— C’est grave, dit enfin Maurice. Si l’on n’agit pas rapidement pour le tirer de là, le malheureux est perdu.

— Mais que faire, dit Jeanne ?

— Il faut voir un avocat, conseilla Jean.

— Vous avez raison, approuva Maurice. Il faudrait aviser de l’affaire notre ami Bourdeau, qui pourrait voir immédiatement l’avocat-conseil de la Bourse du Travail.

— Je vais lui écrire tout de suite, déclara Jeanne.

Henriette à son tour proposa d’essayer une visite au jeune homme.

— Si tu allais le voir, maman ; cela lui rendrait courage.

— Mais me recevra-t-on ?

— Écrivez au directeur de l’asile, dit Jean. Il est possible qu’il vous autorise à y aller.

Quelques jours plus tard le directeur de l’asile du Perray annonçait que les membres de la famille étaient seuls autorisés à voir les malades. Il ajoutait que le jeune Pagnanon était dans un état satisfaisant, très calme, qu’il dormait bien et mangeait bien.

— Parbleu ! dit Maurice. Voilà un bulletin qu’il faut conserver.

La semaine suivante, Jacques Bourdeau se présenta accompagné de l’avocat-conseil qui avait bien voulu faire une enquête.

— Nous sommes en présence d’un cas assez compliqué expliqua-t-il. Émile Pagnanon a été arrêté le 1er mai. Au cours d’une bagarre, il a reconnu être l’auteur d’un bris de glace pour lequel un agent venait d’arrêter une femme qui protestait. Il a été envoyé au dépôt et interrogé trois jours après. Mis en cellule, il a subi un nouvel interrogatoire au bout de quinze jours. Le juge d’instruction ayant trouvé de l’incohérence dans ses propos avait alors réclamé une visite médicale qui concluait à l’aliénation mentale. Tel est le récit consigné au dossier de l’affaire. Je n’ai rien pu savoir d’autre.

— Que pensez-vous exactement ? questionna Maurice.

— Oh ! il est facile de reconstituer l’affaire. Surexcité, ou déprimé, par les quinze jours de cellule, le jeune homme a dû faire des réponses inconsidérées. Il a certainement parlé de ses idées. Il a peut-être déclaré qu’il refuserait le service militaire ainsi qu’il l’avait, en novembre, déclaré à son inspecteur. Tout cela est possible et même probable. On a conclu à la folie, c’est plus discret que la correctionnelle.

— C’est grave ? questionna Henriette.

— Oui. Parce que nous n’avons presque pas de recours. J’ai lu la déclaration du médecin légiste. Délire mystique, conclut-il, cas à surveiller étroitement.

— Mais le Directeur de l’Asile du Perray dit que son état est bon, qu’il est calme.

— Il faudrait tenter de le voir. En tous cas, je dois vous dire que la famille seule a qualité pour intervenir.

Mis au courant, Jean Tissier eut une inspiration.

— Écoutez, dit-il, je me présenterai dimanche à la visite, je demanderai le directeur et lui dirai que je suis un camarade d’Émile. Il y a beaucoup de chances pour qu’il me le laisse voir.

Mais la malchance était de la partie. Quand Jean se présenta, le dimanche, à l’asile du Perray, on lui apprit qu’Émile Pagnanon avait été transféré, l’avant veille, à l’asile de Saint-Robert, dans l’Isère.

— J’ai bien peur qu’il soit perdu, dit Maurice avec découragement.

— J’ai pu causer avec le directeur, expliquait le jeune homme. Il m’a dit que la folie d’Émile n’était pas grave, que c’était un malade très doux et très raisonnable. Il s’exprime d’une façon très sensée. La seule marque de dérangement qu’il donne c’est quand il parle d’une mission qu’il a accomplie dans le Nord, et d’une autre mission qui lui reste à accomplir.

— Nous y voilà, interrompit Maurice.

— Je n’ai fait aucune remarque susceptible de donner des doutes. J’ai demandé au Directeur s’il croyait la guérison possible. Il m’a répondu affirmativement, tout en faisant des réserves. Le délire mystique, m’a-t-il dit, est toujours un cas grave, même chez les meilleurs sujets.

— Je vous déclare qu’il est perdu, affirma Maurice.

— Mais pourquoi, papa ?

— Parce que ces affaires là sont presque impossibles à tirer au clair. Ma parole, j’aimerais mieux la prison, et même Biribi. On pourrait, au moyen de la presse, faire connaître le cas, soulever une campagne qui obligerait à une enquête.

— Et pourquoi ne le peut-on pas ?

— Parce qu’on répondra toujours par la conclusion des médecins : la folie. Un fou n’est pas un condamné, c’est un malade. On le soigne, on vous en donne la preuve, qu’avez-vous à réclamer ?

— Pourtant, intervint Jeanne, la folie peut toujours être contestée. On peut exiger une contre-enquête, un nouvel examen médical.

— Sans doute, mais souviens-toi des paroles de l’avocat, il y a quelques jours, la famille seule a qualité pour intervenir. Un fou redevient un mineur. En l’occurence, c’est la mère d’Émile qui devient tutrice légale. Pour qu’il y ait enquête et nouvel examen médical, c’est elle qui doit agir en saisissant la justice.

— Papa tu es décourageant.

— Il y a aussi la Ligue des Droits de l’Homme, fit remarquer Jean.

— La Ligue ! oui, elle pourrait être saisie de l’affaire.

— Je m’en charge, j’y ai quelques amis.

— Vous pouvez le faire, mais ce sera long. La Ligue ne tentera rien ouvertement sans avoir fait une enquête discrète qui risque de traîner.

— Et si on s’adressait aux députés de l’Isère, proposa Jeanne à son tour.

— On le peut également. Il faut tout tenter. Mais je le répète encore, toutes ces interventions prendront du temps. C’est là qu’est le danger.

— Quel danger ?

— Mais voyons, pendant ce temps, le malheureux garçon est avec les fous, soumis au régime des fous, traité comme tel. Cela seul suffit à le détraquer, à lui faire perdre l’équilibre. Et c’est d’autant plus facile que c’est un être impressionnable, comme toutes les natures religieuses. C’est aussi un passionné.

— Oh ! papa, il raisonnait très bien.

— Sans doute, ma fille. Mais ce n’en était pas moins un passionné. Assurément, dans la vie normale la passion et la raison s’équilibraient ; mais il faut se représenter ce que peut devenir un individu sain, traité de fou et vivant au milieu des fous.

— C’est effrayant.

— Oui. Et c’est pourquoi chaque jour qui passe aggrave la situation. Si les enquêtes et les démarches, puis l’action judiciaire, demandent des mois, il y a de fortes chances pour qu’au moment où vous aurez gain de cause le malheureux soit devenu véritablement fou.

— Il n’y a donc aucun moyen de le sauver ?

— Je répète qu’il faut tout tenter, tout mettre en œuvre. Mais l’action la plus rapide serait l’intervention de la mère. Malheureusement, avec ce que nous savons d’elle, il ne faut pas trop y compter.

— Enfin, protesta Jeanne, elle aime son fils, cette femme.

— Elle l’aime ! mais il y a des manières d’aimer qui sont pires que l’indifférence ou l’inimitié.

Maurice Bournef voyait juste. Malgré les interventions d’amis sages et patients, la mère d’Émile resta inébranlable. Puisque son fils était malade et qu’il était dans un établissement où il recevait les soins que nécessitait son état, on devait l’y laisser, déclara-t-elle. Elle ajouta encore que la folie ne pouvait pas être mise en doute « après tout ce qu’il avait fait ». Elle accusa les militants du pacifisme de l’avoir rendu fou « avec toutes leurs histoires ». En dernier lieu elle conclut qu’il était bien heureux qu’il fût enfermé parce qu’ainsi il échappait à tous ceux « qui lui avaient monté la tête ». Et pour mettre fin à toutes discussions et pour rendre impossible toutes tentatives directes elle mit le veto sur les visites à l’asile. Nul autre que les personnes mentionnées par elle ne fut admis à voir l’enfermé. Ainsi la muraille qui encerclait le malheureux se fit plus haute et plus impénétrable. C’était la mise au secret ; c’était l’application de la torture ; et c’était d’autant plus odieux que cela se faisait au nom de la justice et de l’humanité.

Jean Tissier, cependant, avait écrit aux quelques propagandistes que Pagnanon avait connus, avec lesquels il était en relations. Il avait soumis le cas à l’un de ses amis dont le père militait dans la Ligue des Droits de l’Homme. Jeanne de son côté, avait tenté quelques démarches près de deux députés de l’Isère. Des enquêtes étaient promises, mais tout cela serait long, et Maurice avait eu raison dans ses prévisions et dans ses craintes. Le malheureux Pagnanon était fort probablement perdu.


XI


Les chaleurs de l’été avaient été néfastes à Maurice Bournef. Vers la fin de juillet, de nouvelles hémoptysies étaient survenues. La température, humide et lourde, lui était défavorable. Il perdait ses dernières forces et le sentait bien.

Jeanne voulait le faire partir, l’emmener dans les Pyrénées. Le docteur, qui redoutait le voyage, s’y opposa. Maurice fut de son avis. Il avait compris. Il savait que toute intervention était à présent inutile.

— Docteur, demanda Jeanne, dites-moi la vérité ?

— Hélas ! Madame, c’est la fin. Avec de grands soins, je le mènerai jusqu’à la fin de septembre, jusqu’à la mi-octobre peut-être ; mais il ne passera pas l’hiver.

Le malade, maintenant, gardait tout à fait la chambre. Il ne se levait, dans les meilleurs jours, que pour s’allonger sur sa chaise longue, près du balcon. Jeanne et Henriette, n’ayant plus ni cours ni leçons, ne le quittaient pas. Parfois, cependant, désireux d’être seul avec sa femme, il obligeait sa fille à sortir.

— Tu as besoin de marcher, disait-il. Sois raisonnable et va te promener un peu.

Quelquefois il la priait de descendre lui faire un peu de musique. Le piano était au-dessous de sa chambre, avec les fenêtres ouvertes il entendait très bien.

Un jour il lui dit :

— Pourquoi ne joues-tu jamais l’Adieu de Schubert. Tu sais bien pourtant que je l’aime.

Elle le baisa au front, surmontant sa douleur.

— Je te le jouerai demain, cher papa.

Le mois d’août s’écoulait. Parfois plongé dans ses rêveries, Maurice sortait de son mutisme pour dire :

— Dix ans !… il y a dix ans à présent !

Jeanne comprenait. Il revivait les débuts de la guerre.

Un après-midi qu’il était seul avec elle, il lui demanda :

— Te souviens-tu de la naissance de Pierre ?

Elle inclina la tête :

— Sous le signe de Mars et du Lion… ajouta-t-il.

Puis, les yeux perdus dans le feuillage du jardin :

— Ce n’était pas une erreur. L’enfant a grandi sous le signe. Son enfance, sa jeunesse, en ont porté les empreintes.

— Henriette aussi, mon ami.

— Oui. Comme toute la jeunesse actuelle. Mais sur les fils le signe pèse plus lourdement.

— Que veux-tu dire ?

— La guerre les guette encore.

— Maurice !

— Elle les guette toujours… elle les guettera tant que l’armée existera.

— Mon pauvre ami, ne te fatigue pas à penser à ces choses.

— Je ne peux pas n’y pas songer.

Le cœur serré, Jeanne ne répondit pas. Le malade reprit :

— Dis-moi, amie, tu as toujours cette lettre ?

Elle le regarda.

— Cette lettre, tu sais, que j’avais laissée pour Pierre, quand je suis reparti pour le front, en septembre 15, après ma convalescence.

Elle secoua la tête affirmativement. L’émotion lui serrait la gorge. Elle lisait si bien dans la pensée de Maurice.

— Cette lettre, Jeanne ; il faudra la lui donner. Plus que jamais j’y tiens.

— Tais-toi Maurice, tu te fatigues. Tu sais bien que je ne peux pas avoir oublié une seule de tes recommandations.

Il renversa la tête, respira longuement, ferma les yeux. Elle eut peur, se pencha sur lui. Lentement, il rouvrit les paupières, l’enveloppa d’un long regard tendre.

— Chère Jeanne, dit-il lentement, je sais bien que tu es avec moi…, je sais bien que je serai encore avec toi quand je ne serai plus là… Nous ne pouvons pas être séparés.

Il se tut un moment.

— C’est pour cela que je m’en irai avec tranquillité. Tu seras là, tu leur diras… à Pierre surtout.

Jeanne joignit les mains.

— Oui, Maurice, je lui dirai… Mais tais-toi, repose-toi.

Il sourit.

— Cela ne me fatigue pas, vois-tu, au contraire… Cette lettre, il faudra que Pierre la lise. Il sera un homme il comprendra… Tout ce que je dis dans cette lettre, je l’ai tant de fois pensé depuis.

Doucement, Jeanne baisa le front douloureux. Et tous deux, silencieux, frissonnèrent désespérément sous la main implacable qu’ils sentaient peser sur eux…


Éliane et Julien étaient partis, depuis la fin juillet, près du vieux Bournef, emmenant la petite fille. Éliane avait pensé qu’il était plus sage d’enlever à son frère la présence de Julien, et qu’il valait mieux enlever à Julien la présence de l’agonie de Maurice.

Mais une pensée tourmentait Jeanne : l’absence de Pierre. Elle ne savait quel parti prendre. Devait-elle le rappeler ? Le jeune homme allait tout à fait bien, disait-il. Cependant elle n’avait pas osé lui dire la vérité sur l’état de son père. D’un autre côté, quel prétexte donner à Maurice pour rappeler Pierre.

Ce fut Maurice qui le lui fournit.

— Puisque Pierre est complètement rétabli, lui dit-il, ne crois-tu pas qu’il pourrait rentrer à la fin du mois. Ce n’est pas très gai pour Henriette, cette solitude.

Elle comprit.

— Tu as raison, mon ami. Je vais lui parler de cela.

Le soir même, elle écrivit à Pierre. Mais que de ménagements elle devait prendre.

Jean Tissier, cette année-là, n’avait point pris de vacances. Malgré l’assurance de Pierre, il n’avait pas réussi le concours de Normale. La maladie de son ami, les dérangements que lui avait causés l’affaire Pagnanon, tout cela avait mis du désarroi dans son travail.

Comme Jeanne lui en avait exprimé ses regrets :

— Bah ! avait-il répondu en riant, c’est parce que je voulais attendre Pierre.

Mais cet échec n’avait pas arrangé la situation familiale du jeune homme. Son père s’était fâché.

— Une année de perdue ! avait-il dit. Cela ne te touche guère sans doute.

Jean avait donc cherché une occupation pour les mois d’été. Il avait trouvé un cours dans un collège pour la préparation à la deuxième session du baccalauréat. Hélène, de son côté, faisait une classe de vacances. On parerait ainsi aux difficultés économiques.

Quand le retour de Pierre fut fixé, Jeanne pria leur jeune ami d’aller l’attendre à la gare.

— Et je vais vous charger d’une mission délicate, cher enfant. Il faut que vous disiez à Pierre dans quel état il va trouver son père. Je n’ai pu lui dire toute la vérité, vous le comprenez bien. Pourtant, il ne peut pas arriver ici sans la connaître.

— Comptez sur moi, chère Madame.

Jean était à présent un familier de la maison. Il y venait presque tous les jours. Parfois Hélène l’accompagnait. Parfois encore il proposait une promenade à Henriette pour l’obliger à sortir. Ils étaient devenus des amis. La jeune fille aimait sa rudesse loyale et franche. Elle connaissait les épreuves de sa vie, la sévérité de sa jeunesse, et comprenait qu’il avait trouvé là la trempe de son caractère. Elle comprenait aussi que cette rudesse resterait le pli apparent de son âme ; mais qu’au-dessous de l’enveloppe, l’âme elle-même était faite de bonté. Le jeune homme ne serait ni un idéaliste comme Pierre, ni un passionné mystique comme Pagnanon. Il garderait le sens des réalités pratiques, mais il les regarderait en face et saurait les dominer. Il serait un réalisateur. Et Henriette se sentait disposée à seconder ses efforts. Elle avait compris la grandeur de la tâche, et qu’elle réclamait des volontés averties.

Lorsqu’elle apprit de quelle mission Jean était chargé, elle dit au jeune homme :

— Je vous accompagnerai. Je ne saurais sans doute pas dire à Pierre cette fatale vérité. Mais je serai là pour en adoucir la douleur.

— Oui, répondit-il. Et c’est bien toujours votre rôle. À moi le combat, à vous la douceur.

— Et la souffrance, ajouta-t-elle.

— Oh ! la souffrance sera commune, chère Henriette…

Le troisième dimanche de septembre Hélène et Jean étaient venus prendre des nouvelles de Maurice. Celui-ci, qui s’était senti mieux ce jour-là était sur sa chaise longue, soutenu par des coussins et des oreillers. L’arrivée des jeunes gens lui fut agréable.

— Vous venez mettre un peu de gaieté autour du malade, dit-il.

Pierre était allé chercher un siège pour Hélène et s’était lui-même assis près d’elle. Maurice sourit doucement. Il avait remarqué au cours de cette année, l’attrait réciproque des deux jeunes gens et il ne lui déplaisait point de constater leur bonne entente. Hélène lui était sympathique. Il avait dit à Jeanne que s’il lui eût été donné de vivre encore il l’aurait volontiers appelée sa fille.

La conversation s’établit, une de ces conversations de chambre de malade, où il semble qu’on prenne soin de ouater ses paroles. Ce mois de septembre était très beau, le jardin ensoleillé était plein de chants d’oiseaux.

— À propos, demanda soudain Maurice, a-t-on des nouvelles de Pagnanon ?

Jean répondit.

— Celles que nous avons ne sont pas réconfortantes, Monsieur Bournef, et c’est pour cela que je ne vous en ai point parlé. L’un des députés avec lesquels Mme Bournef m’a mis en rapport vient de m’aviser que le Directeur de l’Asile de Saint-Robert concluait bien à la folie. D’autre part une ancienne directrice d’École de La Mure, qui a connu Émile tout enfant, a obtenu de la mère l’autorisation de lui rendre visite. Elle est donc allée le voir. Elle l’a trouvé un peu surexcité, exalté. Il a pu cependant lui faire un récit très détaillé des événements depuis son arrestation. Ce récit est très bien et tout s’y enchaîne parfaitement, si j’en juge par la lettre de cette dame que j’ai eue en ma possession. Il proteste contre l’accusation de folie, mais il est, dit la narratrice, dans un tel état d’ébranlement nerveux, qu’il dessert lui-même sa cause.

Maurice interrompit le jeune homme :

— Je vous l’avais dit. C’était à prévoir. Cette épreuve, après celle de son voyage dans le Nord, il y a bien là de quoi porter atteinte à sa santé. Mais hélas ! cela donne raison à la sentence qui l’accable.

Jean ajouta :

— Je crois que la Ligue s’en occupera cet hiver. D’autre part, Halvard Lange m’annonce sa visite pour novembre et manifeste l’intention de s’occuper activement de lui.

— Oui, dit le malade ; mais le temps passe et son état s’aggravera encore.

— Que faire pourtant, dit Jeanne. Nous sommes absolument impuissants.

— Je le reconnais. Et c’est pour cela que le malheureux enfant est condamné… il est condamné autant que je le suis moi-même.

Tous s’étaient tus.

Un long moment, Maurice les considéra. Une douleur poignante contractait son visage amaigri.

— Mes enfants, dit-il, la guerre pèse lourdement sur nous tous. Sur moi qu’elle achève de tuer, sur ce généreux enfant dont elle vient de faire un martyr, sur votre jeunesse qu’elle menace.

— Père, dit gravement Pierre, nous la regardons en face, et nous sommes bien résolus à la combattre.

— Nous la combattrons, dit Jean à son tour.

— Nous la combattrons, ajouta Henriette.

— Oui, mes enfants. Seulement n’attendez pas. N’attendez pas que son fantôme soit à vos portes. N’attendez pas qu’il soit trop tard… Quand elle a parlé, il est trop tard.

Il tendit sa main vers Jeanne.

— Tu t’en souviens, toi… tu le leur diras.

Déjà Jeanne était près de lui, attirait contre sa poitrine sa tête accablée.

— Ne parle plus, mon ami, cela te fatigue.

Il fit un effort.

— Non. Je veux parler. Qui sait si je les aurai encore là, tous les quatre… Hélène et Jean vous êtes un peu mes enfants aussi. Il faut que je vous dise…

Jeanne essuyait le front moite.

— Oh ! j’ai de la force encore, dit le malade. Arrange seulement un peu les oreillers sous ma tête.

Puis, quand ce fut fait.

— Voyez-vous, il y a dix ans on nous a dit : la mobi-lisation n’est pas la guerre. Eh bien, c’est faux : la mobilisation, c’est la guerre… C’est la guerre décidée par les chefs et acceptée par le peuple. L’appel aux armes bouleverse les esprits. On ne sait plus… on ne sait plus rien…

Malgré son assurance, le malade était à bout de forces, et parlait difficilement.

— Et puis, ajouta-t-il, réfléchissez encore à ceci : l’exemple doit venir d’en haut. Ceux qui savent mieux ont le devoir… le devoir de résister.

— Père, dit Pierre, ne parle plus. Nous te comprenons. Nous résisterons, crois-le. Nous donnerons l’exemple.

Maurice dit encore :

— Et puis, soyez unis, soyez forts… et puis, ne demandez pas conseil… Votre conscience, votre conscience seulement…

Visiblement, le malade perdait ses dernières forces.

— Monsieur Bournef, cria Jean, nous vous en faisons le serment, notre vie appartiendra à la lutte contre la guerre.

Henriette saisit la main de Jean et répéta :

— Nous te le jurons, père…

Maurice sourit douloureusement. Puis, épuisant ce qui lui restait d’énergie, il dit :

— La guerre… c’est l’armée…

Ce fut sa dernière pensée. Et son front pesa sur le bras de Jeanne. Debout l’un près de l’autre Henriette et Jean terrifiés, contemplaient le martyr. Sur l’épaule de Pierre, Hélène sanglotait.

Maurice, cependant, rouvrit les yeux.

— Jeanne ! soupira-t-il.

— Maurice, je suis là…

Il dit faiblement.

— Oui, ne me quitte pas… — Madame Bournef, dit Jean, si nous le mettions sur son lit.

Les deux jeunes gens, aidés de Jeanne transportèrent le malade. Penché sur lui, Pierre le baisa au front. Maurice voulut parler encore.

— Pierre… l’armée… la guerre… adieu…

Mais tout s’embrouillait. Il s’en allait de moment en moment.

Jeanne avait pris sa main. Au pied du lit, les quatre jeunes gens, immobiles et muets, regardaient cette agonie.

Les minutes passaient. Tout à coup, par un violent effort, le mourant redressa la tête et cria d’une voix rauque :

— La mobilisation, c’est la gue…

Une suffocation étouffa sa voix et sa tête retomba. Quelques râles s’échappèrent de sa gorge. Puis ce fut le silence.

Maurice Bournef ne souffrait plus !


Troisième Partie

LA « NOUVELLE ÉQUIPE »


I


Lorsqu’Alexandre Didier était venu faire ses adieux à Maurice Bournef en annonçant qu’il s’engageait, on se souvient que Jeanne lui avait demandé si sa mère approuvait son geste. Le jeune homme avait répondu par l’affirmative.

Alexandre Didier était alors dans sa vingtième année et venait d’être reçu au concours de Normale Supérieure Il se destinait à la philosophie. Il avait toujours été brillant élève, et ses maîtres lui prédisaient un avenir riche de réalisations.

Son père, rédacteur au Ministère des Finances, était un de ces hommes qu’on a coutume de dénommer « français moyen ». Fier de posséder un fils unique doué de tant de capacités d’avenir, il n’avait rien négligé pour faciliter ses études, et lui permettre d’avancer rapidement. Sa mère, de son côté, l’avait gâté et choyé, comme font toutes les mères dont la tendresse et la sollicitude n’ont à se dépenser que sur un seul enfant. Si bien qu’à l’heure où nous avons fait sa connaissance, Alexandre Didier était un charmant garçon, spirituel et élégant, correct et bien élevé ; mais parfaitement égoïste et au demeurant ignorant de ce que peuvent être les misères matérielles et les souffrances morales. Cependant, il y avait en lui des qualités de courage et de générosité qui s’ignoraient, n’ayant jamais été mises en valeur, n’ayant jamais eu à se manifester. Et, pour la première fois, elles avaient jailli à l’annonce de l’attaque allemande.

Quand M. Didier père, qui n’était pas mobilisable, ayant atteint la cinquantaine, reçut la déclaration d’Alexandre, il en ressentit un subit orgueil. Sa vie à lui avait été si terne, si étroite, — une vie toute plate de fonctionnaire bien sage — qu’il se sentait soudain grandi par le geste héroïque de son fils. Toute sa foi patriotique en fut exaltée, et il retrouva, pour les citer, les belles pensées et les vers fameux d’auteurs classiques et d’écrivains connus. Mme Didier, d’abord alarmée, finit par partager l’ardeur de son mari, et son Alexandre lui parut auréolé d’une lumière soudaine qui attendrissait son cœur. C’est ainsi que le jeune homme partit, béni et glorifié, dans une certitude de retour qu’aucun des trois n’avait mise en doute.

Mais le désenchantement ne tarda guère. Alexandre était parti grisé d’images chevaleresques ; la caserne le ramena vite à la réalité. Quatre mois de préparation militaire, d’exercices, de discipline, de brimades, se chargèrent de refroidir le beau zèle de l’enfant gâté. Lorsqu’en janvier, il fut envoyé au front, son enthousiasme d’août était loin. L’armée, à ses yeux, avait déjà perdu son prestige. Après six mois de front, il l’avait prise en horreur. En octobre 1915, à l’offensive de Champagne, il fut assez grièvement blessé à la tête ; mais sa nature robuste le remit rapidement sur pied, aussi valide qu’au premier jour. Seule, une balafre, qui lui zébrait le front, attestait son zèle patriotique, sans toutefois le priver de ses facultés de combattant. Il fut renvoyé aux tranchées. Dès lors il voua à l’armée et à la guerre une haine sans merci.

En novembre 1916 il était fait prisonnier. Il en éprouva un soulagement subit. Assurément, la vie qui l’attendait en Allemagne n’aurait rien de réjouissant ; mais elle ne saurait en rien être comparable à cette atroce vie de tranchées, à cette horreur dépassant toutes celles de l’imagination humaine. Ah ! les belles théories sur la grandeur de la guerre, sur les vertus qu’elle suscite, comme il avait pu en découvrir le néant. Où était-elle, la grandeur de cette vie d’animaux terrés, traqués, où tout ce qui fait la valeur de l’homme était devenu inutile ? Le courage, l’héroïsme, qu’étaient-ils devenus ? Qu’en était-il besoin ? Attendre la mort, les pieds dans la boue, comme un troupeau parqué attend la charrette qui le conduira à l’abattoir. Encore l’animal ignore-t-il la mort qui l’attend. Mais les hommes, eux, ne pouvaient pas plus l’ignorer qu’ils ne pouvaient la fuir. C’était la condamnation sans recours en grâce, avec le seul faible espoir d’être peut-être, par miracle, un rescapé. On peut être héroïque pour se jeter dans la mêlée, pour monter à l’assaut, même avec la quasi certitude d’y laisser sa peau. Mais la vie des tranchées ne permettait point cet héroïsme brillant, et facile en somme. L’héroïsme des tranchées c’était tenir, tenir encore, tenir toujours, tenir comme de misérables bêtes, sans pensée, sans espoir, sous le feu des obus, au milieu des décombres et des cadavres. Certains pouvaient en être capables. D’autres vivaient dans une terreur continuelle, résignés à la mort, à demi morts déjà. D’autres étaient tenaillés par le désespoir. D’autres encore avaient l’esprit perpétuellement en révolte. Alexandre Didier était de ceux-là. Il eût été capable d’affronter la mort dans une charge, un refrain aux lèvres ; mais l’attendre passivement des jours et des nuits, derrière une palissade ou dans un souterrain, était une épreuve au-dessus de ses forces. Ceux qui résistaient le mieux étaient ceux qui pouvaient s’astreindre à ne pas penser, et c’était là, pour lui, quelque chose d’impossible. Sa pensée, surexcitée et exaspérée, n’avait certainement jamais autant travaillé qu’en ces deux années de guerre.

Sa captivité était une délivrance. Elle fut pénible pourtant, et rude pendant les premiers mois qu’il passa dans un camp de prisonniers. Mais en mars, on demanda des hommes pour les travaux agricoles. Didier se fit inscrire, assurant qu’il connaissait la partie. En réalité, il n’avait jamais manié une bêche. Deux ou trois fois, dans sa vie d’écolier, il était allé passer les vacances à la campagne et avait assisté aux travaux de la moisson. Une année même il avait participé à la fenaison du regain de septembre. Là se bornaient ses compétences. Mais il s’était dit qu’il en serait quitte pour quelques mauvais jours de début. Il regarderait faire les autres, il ferait des besognes de manœuvre puis l’habitude viendrait. Mais tout valait mieux que la discipline militaire du camp.

Il fut envoyé dans un grand domaine agricole du Wurtenberg. Le chef du domaine était à l’armée, et sa femme dirigeait l’exploitation. C’était une vaillante, dont les qualités maîtresses étaient la décision, le sang froid, la méthode. Elle savait diriger et commander, et s’y connaissait en hommes. Elle comprit tout de suite l’ignorance de Didier, et, comme elle parlait le français, elle l’interrogea. Lui, comprenant qu’il avait à faire à quelqu’un d’intelligent, lui dit très franchement les mobiles qui l’avaient fait agir.

— Mais je vous en prie, Madame, conclut-il, ne me trahissez pas, et conservez-moi. J’ai de la bonne volonté. J’apprendrai le métier.

Elle l’avait gardé, et consciencieusement il avait tenu parole. Une vie nouvelle s’était ouverte devant lui. Malgré les durs travaux, malgré la fatigue des débuts, il s’était attaché à sa besogne. Une âme de terrien lui était venue, et sa pensée avait pris une puissance d’observation et de raisonnement qui l’orientait vers une philosophie qui n’était certes pas celle qu’il eût acquise à l’École, mais qui devait donner à son caractère une trempe décisive. Cela s’opérait à son insu, d’ailleurs, sans qu’il en eût une conscience bien nette. Mais cette partie de sa captivité ne lui pesait pas, il en était parfois surpris. Il en concluait alors que sa quiétude était faite du soulagement qu’il avait éprouvé lorsqu’il s’était vu délivré du camp de prisonniers où il avait passé l’hiver.

Quand se firent les travaux de la moisson, un léger incident lui révéla sa propre transformation. Comme il avait acquis une science rapide des besognes agricoles et que frau Steinitz lui accordait une entière confiance, il avait été promu chef de toute une escouade de moissonneurs, prisonniers comme lui, français ou belges. Un soir, donc, qu’il regardait un chargement de blé prêt à prendre le chemin des granges, il laissa échapper une exclamation de satisfaction.

— La belle récolte, dit-il.

Un des prisonniers qui l’entendit s’approcha de lui et lui dit en baissant la voix :

— Belle récolte, oui. Dommage seulement que ce soit pour les Boches !

Troublé un moment par cette apostrophe, Alexandre se ressaisit vivement. Puis, regardant droit son interlocuteur :

— Pourquoi dommage, mon vieux ? du blé, ici ou là-bas, c’est toujours du blé… et c’est du pain pour nourrir les hommes.

L’autre, surpris, lui jeta un regard ébahi et s’éloigna.

Resté seul, pendant que le chargement s’éloignait, Didier était tombé dans une méditation profonde. La réponse qu’il avait faite était jaillie de ses lèvres sans préméditation de son cerveau. Elle lui était venue naturellement, sans effort, préparée secrètement par le lent travail de pensée qui depuis cinq mois s’opérait chez lui. Soudainement, ce travail lui apparut, et sa pensée en fut illuminée. Oui, ici ou là-bas, la terre c’était toujours la terre, la bonne terre des hommes, l’alma mater de l’humanité. Et tous les hommes avaient faim, et tout le blé de toute la terre était à tous les hommes.

Il tressaillit.

— Toute la terre à tous les hommes, murmura-t-il en se mettant en route vers la maison.

Maintenant, sa pensée avait pris la route illimitée de l’infini. Il voyait tout avec des yeux nouveaux. Jusqu’alors il avait haï la guerre de toute sa haine d’individu blessé dans son individualité et dans son intelligence. Il l’avait haïe égoïstement. Maintenant, sa haine se transformait, se faisait rayonnante et sacrée, dépassait sa personnalité. Il haïssait la guerre, à présent, pour le mal qu’elle faisait à l’humanité, à la pensée et à la liberté des hommes — de tous les hommes — ; il la haïssait parce qu’elle était l’ennemie de la vie, de la vie universelle dont il n’avait jamais autant compris qu’en ces quelques mois, le sens et la beauté. Cette vie universelle, elle enveloppait toutes choses comme lui-même d’un même courant circulaire, et la sève des moissons était de la même parenté que le sang de ses artères. C’était la sève et le sang de la terre généreuse et nourricière, suc de la vie dont tous les hommes étaient pareillement nourris. Pas un homme ne pouvait être étranger à un autre puisque la vie était une pour tous. Pas un homme n’en pouvait détruire un autre sans se mutiler lui-même. Devant le blé doré des moissons, ce blé qui appartenait à tous ceux qui avaient faim, Alexandre Didier avait compris, ce soir-là, la grande fraternité des hommes. Son individualisme égoïste d’enfant trop choyé avait pris fin. L’ardeur généreuse qui s’était emparée de lui à l’annonce de l’attaque allemande s’était transmuée en un sentiment nouveau où la générosité était grandie et exaltée, où le courage trouvait sa vraie signification. Il était prêt, à présent, pour le grand combat, l’ultime combat qui devait sauver le monde.

Frau Steinitz, nous l’avons dit, était une femme d’intelligence et de cœur. Elle avait vite reconnu chez Didier ces mêmes qualités. Elle aimait, de temps à autre, causer avec lui. Comprenant la nature du prisonnier, elle avait prié qu’on le lui laissât pour les travaux d’automne et on avait accédé à sa demande. Alexandre Didier se trouvait donc définitivement arraché à la vie militaire du camp, dont il avait conservé une horreur toujours vive.

Vers la fin de septembre, quand toutes les récoltes furent rentrées, que les champs furent vides, la majeure partie des prisonniers dut quitter le domaine. Avant leur départ, et désireuse de leur témoigner sa reconnaissance, Frau Steinitz résolut de les réunir en un dernier repas.

— Ce sera un banquet modeste, dit-elle en faisant part de son intention à Didier ; la situation de notre pays ne permet ni l’abondance, ni le choix des denrées. Mais je voudrais que cette simple agape soit un témoignage de remerciement et une assurance de ma bonne volonté.

Alexandre fut ému.

— Mes compatriotes en seront touchés, je peux vous l’affirmer, dit-il.

Chargé de transmettre le message, il le fit en des termes qui touchèrent les cœurs. Pour la plupart, d’ailleurs, les prisonniers en étaient arrivés, par des chemins différents, et avec moins d’élévation de pensée, aux mêmes conclusions que lui. Elles se résumaient en cette simple phrase :

— Ce sont des gens comme nous !

Vérité si évidente et si simple. Pourquoi avait-il fallu tant de massacres et de souffrances pour qu’elle fût démontrée.

— La douleur sera-t-elle donc toujours le chemin par où les hommes s’en iront vers la vérité, pensait Alexandre songeur.

Le frugal banquet de Martha Steinitz réunit autour d’une table commune les seize prisonniers, dont douze devaient partir le lendemain, les deux jeunes fils de la maison, âgés de neuf et douze ans, deux jeunes filles de quinze et dix-huit ans, et la fille aînée, mariée à un professeur de Stuttgart, et qui était revenue près de sa mère après le départ de son mari pour l’armée. Par une attention délicate de la maîtresse de maison, le pasteur d’un village voisin, qu’on savait pacifiste et ami de la France, avait été prié de présider le repas d’adieu.

Avant le service, il se leva, prononça, en français, la prière habituelle de bénédiction. Puis, tourné vers les prisonniers, il dit :

— Au nom de notre Frère et Modèle, le Christ, mes frères français et belges, je vous bénis. Ici vous n’êtes pas des prisonniers, mais des hôtes. Notre Frère et Modèle, le Christ, a reconnu pour siens tous les hommes de la terre, lorsqu’il a dit « Vous êtes tous frères, et vous n’avez qu’un seul père, le Père qui est dans les cieux » ; lorsqu’il nous a commandé d’aimer « notre prochain comme nous-mêmes », en nous expliquant, dans sa belle parabole du Samaritain, que le prochain signifiait tous les hommes, quels qu’ils fussent. Les hommes se sont trompés lorsqu’ils se sont divisés. Lorsqu’ils se traitent d’ennemis ils commettent un crime envers Dieu, qui est le père de tous et de qui nous sommes tous les enfants. Le sang de tous les hommes est le même que celui que le Christ versa sur le calvaire, puisque l’Écriture nous dit de lui qu’il était le « Fils de l’Homme ». Mes Frères Français, vous êtes nos frères en Christ et en vérité. Quand vous retournerez dans vos foyers, portez-y un cœur sans haine, et souvenez-vous que vous avez trouvé, sur notre terre d’Allemagne, des hommes qui ne sont pas vos ennemis. Un jour viendra où Christ nous rassemblera tous autour de lui, si nous savons le vouloir. Car Dieu nous a faits libres. Il ne nous oblige pas. Il nous a fait comprendre sa vérité, et maintenant il attend tout de notre bonne volonté et de notre amour. Mes frères Français, mes frères Belges, au nom du Christ, je vous bénis encore et je vous dis : « Soyez en paix »…

Le Pasteur ayant fait le signe de la croix, s’assit. L’émotion était générale et le silence profond.

Assis en face du pasteur, placé à la droite de Martha Steinitz, Alexandre Didier avait suivi attentivement tout le discours, frappé par la sereine bonté du visage du ministre chrétien. C’était pourtant un humble pasteur de village, et assez mal noté, il le savait, à cause de ses opinions internationalistes. Pourquoi n’étaient-ils pas légion comme lui ? Depuis vingt siècles que la parole du Christ avait trouvé des interprètes, comment les Chrétiens n’avaient-ils pas encore compris cette fraternité des hommes ? Mais non, prêtres et pasteurs, dans leurs églises, avaient béni toutes les armées, élevé sur tous les belligérants l’image mutilée de ce « Fils de l’Homme » si simplement, si éloquemment évoquée tout à l’heure :

« Le sang de tous les hommes est le même que celui que le Christ versa sur le Calvaire »…

Soudainement, Didier eut la vision du chargement de blé se dessinant sur la plaine nue où la moisson venait d’être faite. Toutes ses pensées d’alors lui revinrent. Le blé qui nourrit tous les hommes. La sève de la terre et le sang des artères, la vie universelle qui enveloppe l’humanité. Pas un homme, avait-il pensé, n’en pouvait mutiler un autre sans attenter à lui-même ! Le pasteur ne venait-il pas de dire les mêmes choses ? La terre nourricère, cette Alma Mater des hommes, et le Père qui était dans les Cieux, n’est-ce pas la même image de vie et d’amour ?

Cependant les deux jeunes filles faisaient le service de la table, présentaient tour à tour, à chacun, les aliments préparés. La plus jeune était très blonde, avec ses nattes flottant sur les épaules ; l’aînée, aux cheveux châtains, avait ses nattes enroulées en couronne autour de la tête. Toutes les deux avaient la grâce et la douceur de la jeunesse. Elles semblaient être la bénédiction même appelée par le pasteur. Elles étaient la vie, la vie que les hommes n’avaient pas comprise encore.

— C’est si simple, pourtant, tout cela, pensait Didier.

Vers la fin du repas, il se leva, et au nom de ses compatriotes il remercia l’hôtesse et le pasteur ; puis, tourné vers les jeunes filles, il leur demanda de chanter l’Hymne à la Joie de Beethoven.

— Je n’ignore pas, dit-il, la gravité douloureuse de l’heure qui nous réunit. Mais je vous demande de nous chanter ce chant comme une évocation des temps nouveaux que nos cœurs appellent.

Les jeunes filles, du regard, consultèrent leur mère. Celle-ci fit un signe affirmatif, et les deux voix pures firent entendre l’hymne splendide où le musicien et le poète avaient associé leur amour des hommes. Mais elles chantaient en allemand, et le bénéfice des paroles était perdu pour les prisonniers. La fille aînée de Martha Steinitz, Frida Gurtner, le comprit. Quand le chant fut terminé, elle se leva.

— Je vais, dit-elle, vous donner la traduction française du poème de Schiller.

Et elle commença : « Joie, divine étincelle…

Elle disait bien le français, prononçait lentement pour être comprise.

« Millions d’êtres soyez tous embrassés d’une commune étreinte…

« Que tout ce qui habite le grand cercle terrestre rende hommage à la sympathie…

Tous étaient émus, et Didier plus que les autres.

« Tous les êtres boivent la Joie aux mamelles de la nature. Tous les bons, tous les méchants, suivent sa trace semée de roses…

« La Joie, c’est le nom du puissant ressort de la nature éternelle…

— Hélas ! songeait Didier, pourquoi les hommes ne connaissent-ils que la douleur ?

« Détruisons notre livre de dettes. Que le monde entier soit quitte envers nous ! Frères, au-dessus de la tente étoilée, comme nous aurons jugé, Dieu jugera…

Quelques-uns des prisonniers, plus émus, laissaient librement couler leurs larmes.

« Frères dût-il en coûter les biens et la vie, au mérite ses couronnes, et ruine à la couvée du mensonge !… »

Elle avait fini. Alexandre Didier, alors, quitta son siège, et, le bras tendu vers ses compatriotes :

— Mes camarades, dit-il, vous avez entendu : « Ruine à la couvée du mensonge ! » Nous nous retrouverons en France, et ce sera notre tâche à nous : ruiner le mensonge ; c’est le mensonge qui permet la guerre.

— Très bien, Monsieur Didier, dit le pasteur. En ce moment l’aînée des jeunes filles, qui s’était absentée, revint portant sur les bras un beau bébé de deux ans environ, le fils de Frida Gurtner, qui venait de s’éveiller. L’enfant tendit les bras vers sa mère. Alors, celle-ci, animée d’une pensée soudaine, le saisit, puis le posant debout sur la table et le soutenant de deux mains.

— Voici, dit-elle, un fils des hommes, et je jure ici de l’élever dans l’amour de l’humanité.

Ce fut une minute quasi religieuse. Puis, l’un des prisonniers, d’un élan, prit le petit des mains maternelles et le baisa.

— Moi aussi, dit-il, j’ai un petit là-bas. Il ne sera jamais l’ennemi de celui-là.

Le pasteur se leva :

— Ni de personne, n’est-ce pas ? demanda-t-il.

— Ni de personne, je le jure.

Alexandre Didier, le regard humide, contemplait Frida Gurtner. Puis, pour lui-même, il murmura.

— Comme elle a bien compris ! ah ! les mères si elles savaient, si elles voulaient, comme ce serait facile ! Il y a un autre chemin que celui de la douleur pour aller à la vérité — il y a l’amour.


II


Au début de février de 1918 on apprit que le mari de Frida Gurtner avait été tué. La nouvelle fut envoyée à Frau Steinitz. Avant d’en donner connaissance à ses enfants, elle appela Alexandre Didier et la lui annonça. Ce fut, pour le jeune homme, une minute douloureuse.

Depuis le jour où la jeune mère avait dit le poème de Schiller, et prononcé les mémorables paroles de paix, il s’était beaucoup rapproché d’elle. Il y avait maintenant entre eux un lien de vive sympathie. L’échange des pensées et des sentiments leur avait appris combien ils étaient près l’un de l’autre. Frida Gurtner avait l’âge d’Alexandre ; elle avait fait de bonnes études. Elle était devenue, pour le jeune homme, une compagne intellectuelle dont il appréciait la société.

Il avait compris qu’elle était très attachée à son mari, dont elle lui avait beaucoup parlé ; dont elle lui avait lu souvent de longues pages. Il avait pu admirer la saine raison de Frantz Gurtner, dont les sentiments élevés étaient à l’unisson de ceux de sa femme. Il mesurait la douleur de l’épouse par son propre accablement.

— Je lui apprendrai cette mort ce soir, disait Martha Steinitz, quand le petit sera couché, et que je serai seule avec elle.

Le lendemain de ce jour, Alexandre était dans la salle commune avec Martha, quand Frida entra, le petit enfant sur son bras. Elle était pâle, et ses yeux brillaient dans son visage défait.

Brusquement, Didier s’était levé de son siège. Il vint vers elle les mains tendues.

Mais elle, soudain, s’était redressée. Sans voir le geste de paix, elle dit froidement :

— Monsieur Didier…

Il comprit.

— Pardon, amie douloureuse, pardon pour ceux qui ne savent pas. Vous qui savez, ne soyez pas sans pitié. C’est l’ignorance, vous le savez bien, l’ignorance et le mensonge qui font le mal.

La jeune femme se détendit. Des larmes maintenant coulaient sur ses joues. Didier mit un genou à terre devant elle.

— Pour que l’amour soit encore possible entre les hommes, pardonnez.

Une longue minute s’écoula. Il gardait les yeux ardemment levés vers elle. Alors, son regard à elle tomba sur la cicatrice qui lui coupait le front. Elle tressaillit. N’avait-il pas pardonné, lui aussi ?

Elle posa sa main sur son épaule.

— Je pardonne, dit-elle.

Il prit sa main et la porta à ses lèvres. Puis il se releva. Alors elle, sans un mot, lui tendit l’enfant. Il le prit, le serra sur sa poitrine.

— Il n’a plus de père, à présent, soupira-t-elle.

À son tour, il lui posa la main sur l’épaule.

— Vous souvenez-vous de votre serment ?

Elle secoua la tête.

— « Voici un fils des hommes » avez-vous dit. Qu’il retrouve un père dans tous ceux qui, comme moi et comme vous, ont compris.

Mais cela ne la consolait point. Quand la douleur nous tenaille, quand notre cœur saigne, la raison est obligée de se taire et d’attendre. Elle sait bien que son heure reviendra, mais qu’elle ne pourra revenir qu’à la condition qu’elle-même se soit inclinée devant la souffrance.

— Frida Gurtner, demanda Didier, croyez-vous que je sois votre ami ?

— Vous, oui !

— Eh bien ! je vous jure à mon tour que je n’aurai jamais d’autre fils que le vôtre.

Elle ne répondit pas. Alors, il mit un baiser sur le front innocent et rendit l’enfant à sa mère.

Les mois passèrent. Novembre amena l’armistice. Dès le mois de décembre on commença à rapatrier les prisonniers. Quand on appela Alexandre, il refusa de partir.

— Je partirai, dit-il, quand le maître de la maison reviendra ici. Frau Steinitz ne peut pas rester seule avec un aussi vaste domaine.

Otto Steinitz, en ces derniers mois, avait, lui aussi, été fait prisonnier.

Alexandre resta donc. Il avait écrit à ses parents. Il avait instruit son père, autant qu’il l’avait pu, des idées nouvelles qui lui étaient venues. Le père Didier, heureux en somme que son fils lui eut été conservé, et toujours rempli d’admiration pour lui, n’avait pas demandé mieux que de se ranger à ses conclusions. Quand il apprit pourquoi son Alexandre ne rentrait pas, il déclara à sa femme :

— Il est sublime, ce garçon là.

Au reste il avait l’esprit tranquille, puisque Alexandre se déclarait en très bonne santé, et dans un milieu excellent.

On sait combien fut lente la réintégration des prisonniers allemands. L’été arriva avant Otto Steinitz. Quand celui-ci se présenta, il était bien fatigué.

— Allons, déclara Didier, je ferai encore la moisson cette année.

Un soir de juillet, il était assis dehors près de Frida. Ils avaient causé de son prochain départ ; et tous deux, à présent, se taisaient.

— Frida, dit-il tout à coup, si vous le voulez, je ne partirai pas.

Puis, comme elle l’interrogeait :

— Je serai le père de votre fils, et j’aiderai votre père à relever son domaine.

Elle ne répondit pas tout de suite. Puis enfin elle parla.

— Non, dit-elle. Je vous ai bien compris. Vous savez que mon amitié vous est acquise. Moi je sais que vous êtes bon. Mais ce que vous demandez ne peut être.

— Pourquoi ?

— Il y a trop de choses, voyez-vous, trop de choses entre nous.

— Des préjugés, fit-il.

— Non, croyez-moi. Je n’ai pas de préjugés. Je suis votre amie du fond du cœur. Ma mère vous estime. Rien ne pourrait empêcher ce que vous demandez. Mais il ne faut pas.

— Mais encore pourquoi, Frida ?

— C’est difficile à dire. Cela se sent mieux que cela ne s’explique. Il faut que l’apaisement se fasse entre nos deux pays. Travaillons à cet apaisement ; mais n’unissons pas, par des liens du sang, ceux qu’hier encore on a dressés les uns contre les autres. Nos enfants, oui, peut-être, parce qu’ils n’auront pas su. Mais nous autres ne pourrions pas assez oublier.

Il ne répondit pas. Il sentait qu’elle devait avoir raison.

Au début de septembre, il quittait la famille Steinitz, heureux pourtant de rentrer en France. Lorsqu’il fit ses adieux à Frida, il lui dit :

— Je vous renouvelle mon serment. Je n’aurai jamais d’autre fils que le vôtre. Usez de moi pour lui quand l’influence d’un père lui deviendra nécessaire…

Rentré dans sa famille, Alexandre se trouva un peu désemparé. Que faire ? Cinq ans avaient passé sur sa jeunesse. Malgré ses titres universitaires, il était parti ignorant. Il revenait avec une maturité de pensée que dix ans d’École ne lui auraient pas donnée.

— Il faut pourtant te décider à quelque chose, lui dit un jour le père Didier.

Se décider, sans doute. Mais à quoi ? Brusquement il prit une résolution : il allait étudier le droit. L’avenir international était gros de complications. Le péril militariste pesait toujours sur les peuples. Le Président Wilson avait posé les bases d’une Société des Nations ; la solution des problèmes politiques s’annonçait à présent comme devant entrer dans le domaine juridique.

Alexandre Didier s’était juré de travailler à la paix du monde. Le droit devenant une arme de paix, il optait pour le droit. Dès janvier, courageusement, il se remettait aux études, et en juin 1925 il passait sa thèse. Le père Didier rayonnait, son fils était docteur en droit.

La guerre du Maroc battait son plein. Le militarisme allait croissant dans toutes les grandes nations d’Europe. Le bellicisme redressait la tête et la folie des armements hantait tous les gouvernements. Une dépression terrible avait succédé à la fièvre de la victoire. Les esprits étaient comme plongés dans une mauvaise léthargie. Faudrait-il le canon pour les en réveiller ?

Sa thèse finie, Alexandre Didier, qui avait un grand besoin de repos, était allé passer les mois de juillet et d’août chez ses amis du Wurtemberg. La santé de Frida n’était pas bonne, et le petit garçon, maintenant, approchait de sa dixième année.

— Si je lui manquais, dit un jour la mère, en s’adressant à Didier, je désire qu’on vous le confie.

Il comprit sa pensée et serra la main de Frida.

— N’est-il pas mon fils, dit-il.

En septembre il rentrait à Paris, désireux de suivre les travaux du Congrès de la Paix que, par une dérision criante d’ironie, on avait placé sous la présidence d’honneur de Paul Painlevé, ministre de la guerre. Le Congrès l’exaspéra.

— Vraiment, déclara-t-il peu de jours après, au milieu d’un groupe d’étudiants et d’universitaires, il serait grand temps de prouver aux Peuples qu’il y a en France un autre pacifisme que celui des adeptes du Congrès de la Paix.

Des approbations répondirent à cette déclaration.

— Je vous jure, continua-t-il, que je vais travailler à donner cette preuve. Ceux qui se sentent de taille à m’aider n’ont qu’à s’inscrire. L’équipe n’a pas besoin d’être nombreuse, pourvu qu’elle soit résolue.

Le soir même, on pouvait voir, dans l’arrière salle d’une petite taverne du boulevard Saint-Michel, Alexandre Didier entouré d’une demi-douzaine de jeunes visages. Nous y retrouverons Jean Tissier et Pierre Bournef, normaliens de fraîche date.

Lorsqu’on se sépara, toutes les mains se tendirent vers Didier.

— À bientôt, hein ?

— À bientôt, maintenant que l’équipe est constituée, je vous réponds qu’il faudra travailler.


iii


La petite salle de la taverne du boulevard Saint Michel était, ce soir-là, bourdonnante de voix et grise de fumée. Autour d’Alexandre Didier promu chef d’équipe, une vingtaine de personnes étaient groupées, presque tous des étudiants.

Deux femmes, cependant, mettaient la tache de leurs robes noires dans l’animation du groupe : c’étaient Jeanne et Henriette Bournef. On y reconnaissait encore Jean Tissier, Pierre Bournef, Jacques Bourdeau et son fils Robert, André Guérineau, jeune étudiant en médecine, Michel Grandjean de l’École des Beaux Arts, Henri Renoir, étudiant en théologie, Gaston Leclère, étudiant en droit. Bernard Lautier, dont nous avons fait la connaissance au moment de la mobilisation, et qui avait perdu une jambe à la guerre, était là aussi avec l’aîné de ses fils, Albert, qui préparait la licence de philosophie. Enfin, parmi nos anciennes connaissances encore, René Lorget que la guerre avait physiquement épargné, mais dont la femme était morte en couches, quatre mois après la mobilisation. Ceux-là étaient les plus résolument acquis à l’idée de Didier, les autres étaient venus en curieux, pour se documenter.

Jusqu’à présent la conversation avait été bruyante et générale, dans l’attente des retardataires. Enfin Alexandre Didier crut bon de mettre de l’ordre et fit un signe pour demander du silence.

— Mes camarades, dit-il, il est neuf heures et demie, et je crois que tous ceux que nous pouvions attendre sont là.

Une voix déclara :

— Et puis, on ne va pas attendre jusqu’à minuit. Tant pis pour ceux qui ne viennent pas.

Pierre Bournef se leva :

— J’ai l’adhésion à nos projets de mon cousin, Roger Bournef, qui ne peut venir ce soir, retenu près de sa mère malade. D’ailleurs, sa mère aussi sera des nôtres.

— Parfait ! déclara René Lorget, saluons en Pierre et Roger Bournef nos deux grands amis disparus.

Jacques Bourdeau, à son tour annonça qu’un camarade de son fils, ancien élève comme lui de l’école Estienne, donnait son adhésion. De plus Marcel Lenoir, dessinateur du bâtiment, avait aussi promis la sienne.

— Bravo ! s’écria Didier, l’Équipe se consolide. Pour ma part je suis heureux d’y voir venir des travailleurs manuels. Notre action ne vaudrait rien sans cela… Et maintenant, mes camarades, si vous le voulez bien, nous allons travailler. Faisons cercle autour des tables ; et puis, je vous propose de donner la présidence de cette première réunion sérieuse à notre amie Jeanne Bournef, dont la présence parmi nous ce soir est d’une haute signification.

L’émotion du silence répondit à cet appel. Jeanne Bournef la rompit :

— Mes amis, dit-elle, la sympathie que vous me témoignez m’est précieuse. Permettez-moi de la reporter tout entière à mon cher mari. J’aurai sans doute à vous dire, un jour, quelles furent ses luttes morales, et la douloureuse obsession de ses dernières années. Aujourd’hui, je me contenterai de saluer vos efforts. Il faut que la guerre disparaisse du monde. C’est à vous, les jeunes, que cette tâche appartient ; mais soyez assurés que nous sommes quelques-uns de l’ancienne génération dont la pensée est près de la vôtre et dont les efforts s’uniront aux vôtres.

— Nous le savons, Madame Bournef, répondit Didier ; et c’est cela qui nous donne confiance. L’expérience de nos aînés éclairera notre volonté.

Tous, à présent, étaient attentifs.

— Mes camarades, reprit Alexandre, trois mois se sont passés depuis ce Congrès de la Paix si fièrement présidé par le Ministre de la Guerre. Vous savez combien cette comédie me révolta. Vous savez qu’elle fit naître en moi la pensée d’un mouvement français de la Paix qui put donner aux autres peuples l’assurance qu’il y avait en France d’autres pacifistes que ceux qui donnent leur adhésion à la guerre. Cette idée, je l’ai tout de suite exposée à quelques-uns d’entre vous, à toi, mon vieux Michel, à vous Tissier et Bournef, et nous avons décidé d’y intéresser ceux des nôtres qui partageaient nos convictions. Nous avons fait chacun autour de nous la propagande utile, et nous voici, ce soir, une vingtaine, avec une dizaine de promesses encore. C’est plus qu’il n’en faut pour nous remplir de confiance. Nous pouvons à présent mettre sur pied quelque chose.

Un murmure approbatif courut. André Guérineau prit la parole.

— L’ennui, à mon avis, c’est que cela va faire encore un groupement de plus. Il y en a déjà tant.

Didier reprit.

— Nous y avons pensé. Mais les petits groupements sont sans force. Ils ont peu d’adhérents. Ils sont une illusion. Néanmoins, il est bon qu’ils existent. La diversité des points de vue peut ainsi plus facilement s’exprimer c’est absolument nécessaire. Il faut que toutes les tendances soient exposées ; l’essentiel c’est qu’au point de vue de la paix elles soient d’un radicalisme absolu.

— Parfait, dit une voix.

— Voici donc ce à quoi nous nous sommes arrêtés : Nous allons fonder notre groupement, et nous demanderons l’adhésion de tous les autres groupements, qui naturellement conserveront leur autonomie entière en dehors de nous.

— Un parti de la Paix, alors ?

— Pas précisément. Et puis, ce mot Parti évoque une idée dogmatique. Je préfèrerais, pour ma part, l’idée de Fédération, basée simplement sur une déclaration de principes.

— J’adhère entièrement, cria Bernard Lautier.

— Mais croyez-vous que vous aurez l’adhésion des groupes ? questionna Jacques Bourdeau.

— J’ai jeté déjà des coups de sonde. Je crois que nous aurons avec nous « Le Trait d’Union » et l’ « Universel ». J’ai causé de cela avec Demarquette et Dumesnil, ils sont tout à fait avec nous. Theureau aussi, des « Réfractaires » m’en a donné l’assurance. La Ligue de l’Objection de Conscience adhèrera certainement, et le Centre français des Quakers.

— Ce sera bien mélangé !

— Tant mieux. Cela prouvera qu’au-dessus des divergences dans les opinions politiques ou sociales, il y a une volonté de paix qui domine toutes les autres questions.

Henri Renoir prit la parole.

— Nous aurons l’adhésion de la « Réconciliation » certainement. J’en fais partie et j’y ai déjà parlé de notre projet.

Jeanne Bournef dit à son tour :

— Probablement aussi la Section Française de la Ligue Internationale des Femmes pour la Paix, dont Gabrielle Duchêne est la présidente. Je la connais. En principe, l’idée d’une Fédération lui paraît bonne.

Une voix demanda :

— Et Marc Sangnier ? sera-t-il des nôtres ?

Didier répondit :

— Nous ne l’avons point pressenti encore.

— Et l’Union Démocratique pour la Paix ?

— Sera des nôtres très probablement. Quant à René Valfort, sa collaboration personnelle nous est acquise.

— Oh, lui, c’est un pacifiste impénitent !

Michel Grandjean se leva :

— À mon avis, il ne faut pas s’inquiéter de qui viendra ou ne viendra pas. Fondons notre groupement, et puis invitons les autres à venir avec nous. Mais pas de concessions à nos principes. Nous voulons toute la paix et nous sommes contre toute la guerre. Voilà notre déclaration. Que ceux qui nous trouvent trop hardis restent en dehors.

Des cris s’élevèrent : — Bravo, Grandjean ! — Parfait ! — Vive Grandjean !

Quand l’apaisement fut revenu, Didier demanda :

– Puisque tel est l’avis général, fondons notre groupement. Quel titre lui donnerons-nous ?

Jean Tissier proposa :

— « Fédération Française de la Paix » me paraît indiqué.

— Je m’y rallie, dirent ensemble Renoir et Lorget.

— Il y a une objection reprit Didier. Le titre serait parfait si nous étions certains de rallier tous les groupements pacifistes. Mais nous venons de constater que quelques-uns d’entre eux ne viendront pas. Une Fédération qui ne pourrait pas fédérer tous les mouvements de la Paix serait ridicule, donnerait une idée de faiblesse et de division.

— C’est vrai !

— Alors, quel titre proposez-vous ?

— Est-ce nécessaire ?

— Mais voyons, il faut bien un titre. Nous ne pouvons pas continuer à dire : l’Équipe. C’était bon quand nous étions dix.

— Et pourquoi pas, intervint Tissier. Cela me plaît assez, après tout. Cela a un petit air crâne et résolu. Cela indique des gens qui veulent travailler.

— Vive l’Équipe.

— L’Équipe de quoi ?

— L’Équipe de la Paix, parbleu !

— Bien sûr.

Didier réclama le silence.

— Voyons, soyons sérieux. Quel titre proposez vous ?

— Mais celui-là ; l’Équipe de la Paix.

Michel Grandjean se leva.

— Puisqu’il s’agit de bien définir qui nous sommes, déclara-t-il et pour conserver notre nom d’Équipe, je propose ce titre : l’Équipe du Pacifisme Intégral. De la sorte, notre titre sera notre programme.

— Très bien trouvé, dit Jacques Bourdeau, et notre ami Didier restera notre chef d’équipe, n’est-ce pas ?

— Bien sûr.

Le silence étant rétabli, Alexandre reprit la parole.

— Mes camarades dit-il, ne perdons pas notre temps. Admettons ce titre, quitte à le modifier s’il y a lieu. Et maintenant, notre programme ?

Il faut savoir ce que nous voulons. Je vous ferai des propositions, et nous les discuterons ensemble. Michel tout à l’heure, nous a dit : Nous voulons toute la paix, et nous sommes contre toute la guerre. C’est exactement notre programme. Mais il faut l’éclairer pour les autres. Je propose d’abord ceci : nous rallier à l’Appel aux Consciences que vient de lancer Victor Margueritte. La suppression de l’article 231 du traité de Versailles est le premier pas à faire dans le sens de « toute la paix ». Vous connaissez tous l’appel de Margueritte. Je n’ai pas à le citer en détail. Il est certain que cet article 231 constitue une violente injustice, surtout à présent que nous connaissons l’étendue des responsabilités de la guerre. Depuis cinq ans la vérité a fait du chemin. Ce fut d’abord la révélation des Livres noirs, vulgarisés en France par les livres de Converset et Morhardt : Trois ans de Diplomatie Secrète et les Preuves. Ce fut également l’ouvrage du Comte de Montglaes : Un plaidoyer Allemand, traduit l’an dernier par Gouttenoire de Toury. Ce fut aussi l’admirable livre de Georges Demartial : La Mobilisation des Consciences, qui, en s’attachant surtout à révéler tous les mensonges qui rendirent la guerre possible et acceptable, a démasqué les multiples responsabilités de la guerre. Devant de tels témoignages, ce maintien de l’article 231 du traité de Versailles est un déni de justice et une violation du droit. L’Allemagne n’a jamais cessé de protester contre lui. Elle a signé le traité le couteau sur la gorge, sous la menace de la reprise des hostilités. Mais il faut faire comprendre à nos compatriotes qu’une acceptation pareillement obtenue n’est pas valable. Que, de plus, elle entretient en Allemagne un état d’esprit qui rend impossible le rapprochement des deux peuples et que cet article 231 est peut-être la plus grande menace de guerre. Si vous êtes de mon avis, nous mettrons en tête de notre programme la révision du Traité de Versailles et l’abrogation de l’article 231…

Toutes les mains se levèrent.

Alexandre Didier eut, dans le regard, un éclair farouche. Il avait dit tout ce qui précède âprement, d’une voix de passion douloureuse. C’est qu’une image n’avait point cessé, pendant qu’il parlait, de se tenir debout devant lui : celle de Frida Gurtner, tenant par la main son petit garçon. « Trop de choses sont entre nous » avait-elle dit. Ni elle, ni lui, ne savaient encore, ce jour-là, à quel point c’était vrai. Il le savait aujourd’hui. Oui, trop de choses étaient entre les deux peuples. À quoi servait-il que les victimes se soient mutuellement accordé le pardon, puisqu’on avait, par un mensonge, cloué l’un des deux peuples au pilori de la conscience universelle ? Frida avait pu dire « Je pardonne » parce que la mort de son mari n’avait pas été voulue par ceux qui l’avaient tué, et qu’elle devait surtout en accuser l’ignorance. Mais, la flétrissure morale imposée à son pays transformait la victime en criminel, et faisait retomber le crime sur la tête de l’enfant. L’abîme qui les séparait était là, dans cette iniquité imposée par la nation vainqueur à la nation vaincue. Ce que la guerre avait coûté, à l’une et à l’autre en vies humaines, en ruines, en rançon de guerre, tout cela pouvait être oublié dans une volonté commune ; mais la flétrissure morale ne se pouvait point effacer. Tant il est vrai que devant les consciences la loi morale est au-dessus de toutes les autres questions.

Depuis cinq ans, Alexandre Didier les avait étudiées, les responsabilités de la guerre ; elles lui étaient à présent familières.

Il poursuivit :

— À mon avis, notre plus grand effort doit être donné dans ce sens. Ensuite, nous devons poser en principe une transformation de la Société des Nations. Elle doit devenir une Société des Peuples pour pouvoir travailler efficacement à empêcher le retour des guerres. Or, elle n’est, pour le moment, qu’une assemblée de plénipotentiaires. On y fait de la politique et de la diplomatie. Chacun prétendant conserver à sa propre nation la souveraineté entière, il est impossible qu’un statut de paix y soit vraiment élaboré.

— Très bien, déclara Guérineau.

— Enfin notre troisième point sera la question de l’arbitrage obligatoire dans tous les cas. Tous les conflits, quels qu’ils soient, devront être soumis à un tribunal international. Pour cela, nous déclarerons que la guerre est un crime au même titre que l’assassinat.

— Très bien !

— Et pas de guerre de défense, hein ?

— Bien entendu. Nous savons trop bien, à présent, combien le prétexte est fallacieux ; et comment les belligérants s’arrangent toujours pour mettre le bon droit de leur côté, dans un camp comme dans l’autre.

— Tout à fait avec toi, Didier, cria Michel Grandjean ; l’heure passe, arrivons aux conclusions.

— Sommes-nous d’accord, demanda Didier.

Encore une fois les mains s’élevèrent.

— Fort bien. Alors, je propose ceci. Nous allons nous réunir, trois ou quatre d’entre nous, pour rédiger le programme sur les trois points que nous venons d’examiner et d’admettre. Ceci fait, nous soumettrons ce programme aux divers groupements pacifistes pour qu’ils l’examinent à leur tour, et qu’ils décident s’ils nous donnent leur adhésion.

— Ça va ! cria Bourdeau. Mais à condition d’être intransigeants, nous aussi, et de n’accepter aucun retranchement. Grandjean l’a dit tout à l’heure, ceux qui nous trouveront trop hardis n’auront qu’à ne point venir.

— Nous sommes d’accord.

— Tout cela va prendre du temps, fit observer Albert Lautier.

— Un mois, sans doute. Mettons six semaines pour que chaque groupe ait le temps de convoquer ses membres. Au 15 mars au plus tard, nous serons fixés.

Rapidement on termina. À l’unanimité, le groupe décida que Didier, Michel Grandjean, Tissier, René Lorget et Pierre Bournef rédigeraient le programme.

— Je demande que Mme Bournef soit aussi du comité, intervint Jacques Bourdeau.

— Merci, mon brave Bourdeau ; mais c’est inutile, puisque Pierre y sera.

— Mais si. Mais si, protesta Didier, qui trouvait l’idée juste.

— Il y a un moyen, proposa Pierre, c’est de nous réunir chez nous pour faire ce travail. Maman sera des nôtres.

Depuis un an, Mme Bournef habitait à Paris, avec ses deux enfants. Cela facilitait grandement Pierre. Une partie de la villa de Ville-d’Avray était louée à des amis. Éliane et son mari avaient conservé le reste pour eux.

On se rangea à la proposition de Pierre, et il fut convenu que le surlendemain le petit comité se tiendrait chez les Bournef. La décision prise on se sépara. Jean Tissier accompagna jusque chez eux les trois Bournef.

— C’est une bonne soirée, n’est-ce pas, Madame Bournef.

Jeanne soupira.

— Oui, mes enfants. Puisse-t-elle porter ses fruits, et puisse l’avenir être avec vous.

— Il faut avoir confiance, maman, dit Henriette.

— Oui, ma fille !

— Moi, dit Pierre, j’ai confiance. On peut toujours avoir confiance quand on est sûr de sa force.

Pourtant les choses ne s’arrangèrent pas aussi bien qu’on l’avait escompté. Le projet, rédigé, et soumis aux divers groupements pacifistes fut vivement pris à partie et discuté par certains. Il fallut faire de nouvelles réunions. Puis un petit groupe prétendit que le titre « Pacifisme Intégral » était une usurpation, que ce titre lui appartenait, puisqu’il l’avait pris le premier.

— Mais puisqu’on y a ajouté un mot, fit observer Grandjean : L’Équipe du Pacifisme Intégral.

Mais les propriétaires du titre ne voulurent rien entendre. Ils étaient les détenteurs du « Pacifisme Intégral » et ne voulaient pas le céder.

— Tout cela est stupide, déclara Didier, nous perdons notre temps. Qu’importe le titre, qu’on en prenne un autre.

Ce fut un nouveau sujet de discussions. L’affaire traînait trop et chacun s’énervait. Mai était arrivé que la querelle durait encore.

— Revenons à l’Équipe de la Paix, proposa un jour Tissier.

Une voix cria :

— C’est un titre ridicule !

Le malheureux Didier était désolé.

— Quand on songe, déclara-t-il, que la guerre nous menace toujours et qu’on s’attarde à de pareilles niaiseries.

Sauf Didier et ses fidèles, personne ne venait plus aux réunions. Les vacances arrivèrent. C’était la dislocation dernière.

Un soir que Jean Tissier avec sa sœur et Alexandre étaient venus passer la soirée chez les Bournef, et qu’on avait parlé du groupe évanoui, Jeanne, qui les avait écoutés en silence, se tourna tout à coup vers Didier :

— Savez-vous ce que vous devriez faire, Monsieur Didier ?

— Dites, Madame.

— Eh ! bien, fonder une petite revue autour de laquelle vous grouperiez vos amis. Vous y exposeriez toutes les idées qui faisaient le fonds de votre programme : Révision du traité de Versailles, Société des Nations, Arbitrage. Au bout de quelques mois, vous pourriez reprendre votre tentative d’un groupement.

Pierre était rayonnant.

— Maman a raison, s’écria-t-il. Maman a toujours raison. Qu’en pensez-vous Didier ?

— Je pense comme vous, Pierre. Mais une Revue, cela demande des fonds.

— Ne pensez pas trop à cela, dit Jeanne, nous trouverons de l’argent, j’en réponds.

Tous les jeunes, maintenant, se montraient joyeux. Jeanne Bournef les réunit dans un regard plein d’affection.

— Chers amis, dit-elle, comme votre enthousiasme me fait du bien. Allez, vous réussirez, je vous en réponds. Et croyez-moi ne soumettez pas vos projets à trop de gens. Vous savez exactement lesquels sont avec vous. Commencez. Ceux qui voudront venir viendront ensuite.

— Vous êtes la sagesse même, Madame Bournef, déclara Didier.

Jean, à son tour, se déridait.

— Alors, fit-il, l’Équipe va renaître.

— Mais certainement, répondit Pierre. Ce sera le titre de la Revue, n’est-ce pas Didier ?

— Si vous voulez. Cela peut faire un titre, en effet.

— Je vous donnerai encore mon avis, reprit Jeanne. Mettez donc « La Nouvelle Équipe », ce sera mieux.

Henriette applaudit.

— Notre chère mère voit toujours juste, dit-elle. Si vous voulez, fondons notre revue ce soir.

— C’est fait déclara Jean. Et Alexandre Didier sera le rédacteur en chef.

— Et toi le secrétaire de rédaction, ajouta Pierre.

— Oh ! il n’y a pas besoin de tant de titres.

— Et puis, nous avons bien le temps de songer aux grades, dit gaiement Henriette.

— Cela fait riche, cependant, des titres et des grades, fit Alexandre malicieusement.

Henriette reprit :

— Si vous y tenez tant, moi je propose maman au grade de fondatrice.

— Ce serait juste, Mademoiselle Henriette, approuva Didier, puisqu’elle en est l’inspiratrice.

— Mais c’est bien inutile, dit Jeanne, je ne veux aucun titre dans votre revue. Je me contenterai de vous faire les adresses de vos abonnés.

On se quitta, ce soir-là, sur de nouveaux projets. On allait étudier l’idée de la revue pour la lancer dès l’automne. Les vacances n’étaient pas une époque favorable.

Quelques jours plus tard, Alexandre Didier recevait une lettre de Martha Steinitz. Frida allait beaucoup plus mal et le réclamait.

« Si vous êtes libre de vos vacances, ajoutait la mère, venez donc les passer ici… »

Ce fut vite fait. Le temps de faire viser son passeport, et Alexandre reprenait le chemin de Wurtemberg. Une grande douleur l’y attendait, Frida était presque mourante.

— Je n’aurais pas voulu partir sans vous revoir lui dit-elle. Mais voyez-vous ce sera mieux ainsi. Je me sentais si seule entre la pensée de mon cher mari, et celle de votre si chère affection…

— Frida ! vous m’aimez donc aussi ?

— Cher ami, je n’ai plus à vous le cacher. Mais vous savez bien que notre union était impossible.

— Ah ! ne dites pas cela.

— Si, je le dis. Il y a trop de choses, voyez-vous…

Il ne répondit pas. Ne l’avait-il pas pensé aussi ?

Elle reprit :

– Vous allez rester près de moi. Ma mère sait que je vous aime. Je veux m’endormir près de vous. Je veux vous confier mon petit Rolf. Je veux vous bénir tous les deux avant de partir.

Il avait les yeux pleins de larmes.

— Vous pouvez rester, n’est-ce pas ? demanda-t-elle.

— Ah ! Frida ! Frida ! vous savez bien que j’aurais voulu ne jamais vous quitter…


IV


Au 15 décembre, le premier numéro de La Nouvelle Équipe paraissait. C’était une petite publication de 32 pages, d’un format facile. Au-dessous du titre, elle précisait son but par cette définition : « La Paix par la Volonté des Hommes ». Et elle portait cette épigraphe : Les jeunes osent regarder la guerre en face. Ils la dépouilleront de ses oripeaux. Ils mettront à nu ses mensonges. Ils prouveront au monde qu’elle n’est qu’un mannequin habillé par la peur et mis au service de la ruse ; et qu’il dépend des hommes de rendre au néant cet épouvantail humiliant pour la pensée et la dignité humaines.

Renonçant aux titres et aux grades, les fondateurs annonçaient seulement un Comité d’administration qui comprenait Pierre Bournef, Jean Tissier et Michel Grandjean, Jeanne et Henriette Bournef et Hélène Tissier.

Alexandre Didier était modestement désigné comme secrétaire de rédaction et René Lorget avait pris pour lui la responsabilité de gérant.

Jeanne avait protesté contre la figuration de son nom dans le comité. Mais Didier y tenait.

— L’idée première est venue de vous, lui avait-il dit, et il est juste que votre nom soit associé aux nôtres.

D’un autre côté cela s’équilibre parfaitement ainsi, trois noms d’hommes et trois noms de femmes. Nous voulons que les femmes répondent à notre appel. Vous savez bien qu’il faut à la paix du monde la collaboration des deux éléments qui font le monde.

Jeanne avait souri.

— Mais je ne suis pas précisément de la nouvelle équipe, moi.

— Et pourquoi donc ?

— D’abord parce que je pourrais être votre mère à tous ; ensuite parce que les idées que vous voulez exposer et répandre ne sont pas neuves pour moi. Elles me sont apparues à la mobilisation, et depuis elles n’ont fait que s’enraciner en moi et prendre de la force.

— Alors, Madame Bournef, nous avons donc pleinement raison de vous associer à notre travail. Vous pourriez être notre mère, dites-vous. Eh bien justement, vous serez notre mère. La mère est nécessaire partout, qu’il s’agisse du temporel ou du spirituel, et vous le savez fort bien. La mère est à la base de la société, à l’origine de la civilisation. Tout ce qu’on voudra édifier sans la mère n’aura pas de durée et devra fatalement s’écrouler. Si les mères ne prennent pas en mains la cause de la paix, la paix ne pourra pas se réaliser. Vous voyez donc bien que vous devez être avec nous. Vous y symboliserez la mère…

Brusquement, Didier s’était tu. Pendant qu’il parlait il avait, malgré lui, évoqué l’image d’une jeune femme, tenant dans ses mains maternelles un bel enfant blond, et disant : « Voici un fils des hommes ». L’image était devenue si vivante que l’émotion ne lui avait pas permis de continuer.

Il était revenu d’Allemagne en septembre, ramenant avec lui, selon le désir de Frida, l’enfant de cette dernière, le jeune Rudolph Gurtner, qu’on appelait familièrement du diminutif de Rolf. La mère s’était éteinte doucement en pressant sa main.

Quelques jours avant sa mort elle avait appelé autour d’elle les membres de sa famille, et leur avait confié son vœu suprême. L’enfant serait emmené en France, par Alexandre Didier qui veillerait à son éducation et dirigerait ses études. Elle désirait qu’il conservât sa nationalité et qu’ayant appris à comprendre et aimer la France, il revînt, devenu homme, dans son pays pour y travailler au rapprochement des deux peuples.

Dans la crainte de difficultés de la part des siens, elle avait ajouté :

— C’est ma volonté formelle.

— Il sera fait comme tu le demandes, ma fille, lui avait répondu Martha Steinitz.

Avant de le quitter pour toujours elle avait dit à Alexandre :

— Je vous donne mon fils. C’est tout ce que je pouvais vous donner de moi-même, et c’est tout mon amour.

On devine dans quel état douloureux Alexandre Didier était revenu. Après la mort de Frida, il s’était demandé : que vais-je faire ? non point que la pensée de se dérober au vœu de la morte l’eut un moment effleuré. Mais, comment assurerait-il à l’enfant les soins maternels que son âge réclamait encore ? Dans le désarroi de son esprit, il avait songé à Jeanne Bournef et lui avait écrit, lui confiant toute cette histoire. Il ne pouvait pas, disait-il, mettre l’enfant sous la garde de ses parents ; il y trouverait certainement de l’affection, mais ils étaient trop âgés, trop étriqués dans leur existence, trop cristallisés dans leurs manies et dans leurs habitudes. L’enfant étoufferait près d’eux.

Jeanne avait répondu : « Amenez-nous le petit Rolf. Nous aviserons ensemble. Et ne craignez rien, nous aimerons votre fils d’adoption. »

C’était vrai. Le petit garçon avait été accueilli à bras ouverts. Jeanne et Henriette avaient pleuré en écoutant le récit de Didier, et toutes deux, d’un même élan maternel, l’avaient adopté. Par la suite, les choses s’étaient très bien arrangées. Éliane Bournef, la femme de l’aveugle, avait offert de prendre l’enfant dont elle s’occuperait avec sa fille. Leur appartement de Ville-d’Avray le lui permettait. Julien Lenormand, à présent, la réclamait moins. Ayant appris la lecture et l’écriture des aveugles, il avait pu se réfugier dans le travail intellectuel. Il avait composé un ouvrage traitant « De la lumière dans l’art du peintre » qui était d’une exactitude artistique remarquable. L’ouvrage venait d’être publié, et l’auteur y trouvait un apaisement moral qui le rendait plus sociable.

— Je rebâtis ma vie parmi mes ruines, disait-il quelquefois avec douceur.

Il applaudit à la proposition d’Éliane.

— Cela sera excellent pour la petite, dit-il. Elle est trop seule. Pour le garçon, ce sera aussi très bien. Les enfants ont besoin des enfants.

La sympathie qu’il avait trouvée dans cette famille, si durement éprouvée elle-même, avait été un puissant réconfort pour Alexandre Didier. Il s’était jeté à plein cœur dans le travail, et la création de la Revue l’avait aidé à remonter le courant.

Commentant un jour la phrase de l’aveugle, il avait dit à Jeanne.

— Nous en sommes tous là, Madame Bournef, nous édifions notre vie sur des ruines.

— Hélas ! soupira la veuve de Maurice.

Le premier numéro de la revue fit sensation. On en parla beaucoup. Les étudiants la firent connaître dans les milieux universitaires, Grandjean la fit circuler parmi les artistes, René Lorget et Bourdeau l’introduisirent dans les organisations du travail. Il fallait à présent lui trouver des lecteurs et des abonnés.

Roger Bournef l’avait triomphalement rapportée à sa mère.

— Pourquoi ne fais-tu pas partie du Comité ? demanda Louise.

— J’en fais partie, maman, mais je n’y figure pas. Je ne l’ai pas voulu.

— Pourquoi ?

— J’ai mes raisons. Tu les comprendras bientôt, sois tranquille.

La lecture de la Revue intéressa Louise. Elle écrivit à Didier : « Il faut qu’on vous lise beaucoup. Il faut faire beaucoup de propagande. Disposez de moi pour le travail, c’est tout ce que je peux offrir ; mais je l’offre de tout mon cœur. »

Le second numéro venait d’être lancé, et recueillait le même succès, lorsqu’on commença à parler, dans les milieux de la politique, du projet de loi Paul Boncour, qui allait être discuté à la Chambre dans le courant de février.

— Notre revue est née juste à pic, qu’en pensez-vous Didier ? demanda Jean Tissier.

— Absolument. Il va falloir préparer un bon numéro. Mais nous attendrons celui de mars. Je veux suivre les débats dans l’Officiel et relever tous les points du projet.

Dès que le projet de loi tendant à militariser la nation entière fut mis en discussion, toute la jeune équipe se passionna autour de la lecture des journaux.

— Ce qui me surprend, dit un jour Pierre Bournef, c’est la quasi indifférence populaire.

À quoi Jean Tissier répondit :

— Pourquoi cela te surprend-il ? Le peuple est vacciné de militarisme depuis plus d’un siècle. Un peu plus ou moins de virus, que veux-tu que cela lui fasse ?

— Mais cette loi est dangereuse.

– D’accord. Je ne prétends pas le contraire, tu penses bien. Je cherche seulement à expliquer l’indifférence du peuple à son égard.

L’équipe de la revue se réunissait régulièrement chez les Bournef. Jeanne avait mis le cabinet de travail à la disposition des jeunes gens. Un soir qu’ils étaient réunis, elle dit tout à coup :

— À propos, j’ai rencontré cet après-midi Gabrielle Duchêne. La Ligue Internationale des femmes prépare une pétition contre le projet Boncour, et la section française fait un appel pour mettre sur pied un Comité d’action contre le projet de loi.

— Bravo ! cria Jean.

– Voilà de vaillantes femmes, déclara Didier.

– Est-ce que ce comité sera exclusivement féminin, maman ? demanda Pierre.

— Non, toutes les organisations sont invitées à s’y inscrire.

— Somme toute, remarqua Jean, c’est l’idée de notre Fédération qui est reprise.

— Tout juste. Mais avec un but nettement défini : combattre la loi Boncour.

– Didier, nous nous y inscrivons, hein ?

— Naturellement, et sur l’heure encore.

— La première réunion aura lieu la semaine prochaine, ajouta Jeanne.

— Nous irons ! il faut désigner ceux qui iront !

— À mon avis, dit Henriette, nous devons assister tous à cette première réunion. Ensuite, une délégation des nôtres sera chargée de suivre les travaux du comité.

— J’allais le proposer, dit Jean Tissier…

La salle de réunion était déjà aux trois quarts pleine quand « la Nouvelle Équipe » s’y présenta. Ils y étaient tous : Jeanne Bournef avec ses deux enfants, Louise et Roger, Jean et sa sœur, Didier, Grandjean, Lorget, Bourdeau et son fils, André Guérineau, Henri Renoir et Albert Lautier. Leur groupe était si important qu’on se retourna à leur arrivée.

Bourdeau, toujours jovial, désigna d’un geste ceux qui l’accompagnaient.

— Salut ! dit-il. Voilà l’Équipe de la Paix, elle répond présent tout de suite. Le petit Boncour n’a qu’à bien s’tenir.

On rit.

La réunion était présidée par le bureau de la Section française de la Ligue : Gabrielle Duchêne, Andrée Jouve, Camille Drevet. Rapidement Gabrielle Duchêne exposa les mobiles qui avaient poussé la Section française à proposer la constitution d’un Comité d’action.

— Il nous a paru que si nous prenons tous séparément position contre le projet de loi, nous serons affaiblis par le fait de la dispersion des efforts. En nous unissant tous sur cette unique plate-forme : Contre la Loi Boncour, nous aurons plus de force, plus de cohésion. Notre voix portera davantage.

— C’est juste, dit une voix.

— Si le principe du Comité est accepté, nous allons le constituer et examiner l’action que nous voulons faire. Je tiens à spécifier qu’en ce moment je fais les propositions parce que c’est la Section française de la Ligue qui a lancé l’appel ; mais que, puisque le principe est adopté, la Section s’efface devant le Comité pour n’être plus qu’une adhérente au même titre que les autres groupes.

— Très bien.

— Je passe donc la parole à Camille Drevet.

À son tour, Camille Drevet parla de la pétition organisée par la Ligue et qui déjà commençait à se couvrir de signatures.

— Mais cette pétition, dit-elle, c’est l’action de la Ligue. Il est nécessaire que nous décidions ce que sera l’action propre du Comité.

Alexandre Didier demanda :

— Il faudrait d’abord qu’on définisse le programme du Comité.

— Mais son titre l’indique : contre le projet de loi Paul Boncour.

— C’est entendu. Mais c’est presque un titre négatif, cela. Il nous faudrait un programme positif pour asseoir notre action et savoir où nous allons. Qu’opposons-nous au projet Boncour ?

— Nous n’avons rien à opposer ; nous ne voulons pas du projet, voilà tout ; nous exigeons que la Chambre ne vote pas la loi.

— C’est tout ?

— Mais oui.

— Eh ! bien, c’est insuffisant.

Des protestations s’élevèrent. Michel Grandjean, à son tour parla.

— Je m’associe à Didier, dit-il. S’opposer à la loi Boncour c’est bien, mais c’est en effet insuffisant. C’est laisser croire que nous trouvons l’organisation actuelle de l’armée à notre gré.

— Très bien ! dit quelqu’un.

— Nous autres, à la Nouvelle Équipe, nous avons pris une position nette. Nous avons dit : Nous voulons toute la paix et nous sommes contre toute la guerre. Ce n’est pas seulement la loi Boncour que nous repoussons, ce sont toutes les lois militaires. Qu’on organise l’armée comme on l’entendra, elle sera toujours une menace de guerre.

Il y eut quelques applaudissements. Jean Tissier cria :

— Nous voulons le Désarmement.

Les protestations recommencèrent. Gabrielle Duchêne, à nouveau, parla.

— Voilà bien la difficulté, dit-elle. Nous voulons faire un Comité contre la loi Boncour, nous invitons tous les groupes qui sont adversaires de cette loi à s’unir dans une même action. Mais ces groupes ont des buts et des programmes différents. Ils ne sont pas tous partisans du Désarmement. C’est pourquoi il est nécessaire que nous nous en tenions à cette action unique : protester et lutter contre le projet de loi Paul Boncour.

La salle se divisa ; les uns approuvaient la déclaration de Gabrielle Duchêne, les autres se rangeaient avec Didier et Grandjean. On ne s’entendait pas.

Alexandre Didier reprit la parole.

— Je comprends parfaitement les arguments de Mme Duchêne, dit-il très posément ; et je les accepte en ce qui concerne le Comité. Mais je tiens à déclarer que nous autres, si nous nous associons au Comité d’action contre la loi Boncour, c’est parce que nous sommes contre toutes les formes du militarisme, et pas seulement contre le projet actuel.

— Nous l’entendons bien ainsi, Didier, cria Andrée Jouve ; et vous savez que, personnellement, je suis entièrement avec vous.

Le calme s’était fait.

— Quelqu’un a-t-il des propositions à faire, demanda Camille Drevet.

Louise Bournef se leva. La veuve de Léon n’avait jamais quitté le deuil. De taille élancée, elle paraissait grandie encore par sa maigreur. Quelque chose de tragique émanait d’elle.

— J’ai des précisions à demander, dit-elle. Voici une des feuilles de pétition de la Ligue. Il y est dit ceci : « Que cette loi permet de disposer de la vie et de la conscience des femmes, sans leur consentement, puisque celles-ci ne jouissent pas de leurs droits politiques. » Cela veut-il dire que si les femmes jouissaient de leurs droits politiques elles accepteraient le projet Boncour ? Je voudrais qu’on réponde à ma question,

Louise Bournef se rassit. Impressionné, l’auditoire faisait silence.

Une femme s’était levée à son tour.

— Je crois, dit-elle, qu’on a voulu simplement faire remarquer ici l’illogisme de cette loi en ce qui concerne les femmes. Les hommes sont citoyens, ils votent les lois ; on peut dire qu’en obéissant aux lois militaires ils obéissent à eux-mêmes. Les femmes ne sont rien dans la nation ; en les mobilisant on les traite en esclaves.

— Je comprends bien, dit Louise. Je poserai donc ma question différemment : y a-t-il ici des femmes qui accepteraient d’être mobilisées si elles jouissaient des droits politiques ?

— Cette question est en dehors de ce qui nous intéresse, déclara une vieille dame qui dévisageait Louise à l’aide de son face à main.

En ce moment une jeune femme brune se leva brusquement de son siège.

— Cette question est importante, dit-elle ; et je demande qu’on y réponde. Nous sommes ici pour une action qui demande malgré tout une certaine communauté d’idées. On peut opter pour le désarmement ou pour d’autres méthodes. Mais pour nous, femmes, qui n’avons jamais subi la loi militaire, il est important que nous examinions devant notre conscience si nous accepterions d’être militarisées ?

Andrée Jouve répondit :

— Noélie Drous a raison : la question doit être posée. Pour ma part je réponds que si la loi Boncour est votée, je me déclarerai, le même jour, objecteur de conscience.

— Merci, répondit Louise Bournef.

— Vous ne serez pas seule, ajouta Henriette.

Cependant des chuchotements assez violents s’échangeaient entre quelques femmes qui s’étaient ostensiblement groupées à l’écart des autres. L’une d’entre elles se leva. Elle était grande et très élégante. Elle portait, très apparente sur sa poitrine, la rosette de la Légion d’Honneur.

— Je parlerai, dit-elle, au nom de la « Ligue pour la Revendication des droits politiques des femmes ». Nous estimons en effet que cette question doit être éclaircie. Nous estimons qu’appeler les femmes à la défense du pays, c’est leur faire un grand honneur. Nous estimons aussi que les femmes ne doivent rien à leur pays, si celui-ci ne reconnaît pas leurs droits.

La jeune femme qu’on avait appelée Noélie Drous était restée debout.

— C’est de bon commerce, fit-elle avec ironie. Donnant, donnant. Votre patriotisme ne va pas jusqu’à la gratuité.

L’autre se redressa, et dit avec hauteur :

— Nous voulons bien accepter des devoirs, mais nous voulons qu’on reconnaisse nos droits.

— Autrement dit vous acceptez d’être soldats si l’on vous accorde les droits de suffrage.

— Mais oui. Qu’y a-t-il là d’extravagant ? C’est exactement la situation politique des hommes : Citoyens et soldats. Nous ne demandons que l’égalité : citoyennes et…

— Soldates ! cria Jean Tissier. Bravo !

La jeune femme brune avait croisé ses bras sur sa poitrine. Le feu de l’indignation brillait dans ses yeux.

— Je suis heureuse, Madame, de cette déclaration qui précise nos positions. Moi aussi j’ai bataillé pour les droits politiques des femmes, mais je tiens à dire ici que si c’est dans le sang des champs de bataille qu’il nous faut aller ramasser le bulletin de vote, je fais des vœux pour que nous ne l’obtenions jamais.

Des applaudissements frénétiques éclatèrent.

Noélie Drous continua :

– Seulement, maintenant, je demande s’il est possible que nous restions côte à côte dans ce comité. Pour ma part, je me sens incapable d’y rester si la Ligue de Revendication des femmes y demeure.

La dame élégante avait échangé quelques mots avec ses voisines qui s’étaient levées de leurs sièges.

— C’est également notre avis, répliqua la présidente de la Revendication. Aussi bien notre place n’est pas ici. Nous ne sommes ni des anarchistes, ni des révolutionnaires.

Rapidement, elle avait gagné la sortie, suivie de ses compagnes.

— Parbleu ! fit Noélie Drous, quand on étale une rosette qu’on a gagnée pendant la guerre en flattant les états-majors, on n’a pas besoin de préciser de quel parti on est. Tout le monde le sait.

Cependant le tumulte provoqué par l’incident et le départ des femmes de la Revendication s’apaisait.

Gabrielle Duchêne conclut :

— C’est mieux ainsi. La situation est nette. De toute façon elles ne pouvaient pas rester avec nous.

Jacques Bourdeau eut un bon mot :

— Des particulières comme ça, je voudrais bien les voir seulement six semaines dans une tranchée, quand les marmites vous tombent dessus et qu’on ne sait jamais si on est mort ou vivant.

Un rire sympathique éclata.

— Moi, continua le charpentier en fer, je l’ai faite pendant quatre ans et demi, la guerre. J’en porte la marque, et pas avec un ruban rouge, non. Celui de la dame n’a sans doute pas été aussi difficile à obtenir.

Puis changeant de ton :

— Oui, je l’ai faite, la guerre ; mais vous entendez bien, moi, je ne veux pas que mon gars la connaisse. J’aimerais mieux le voir mourir demain.

Les rires s’étaient effacés. Dans la bonhomie du travailleur, on avait senti passer la révolte.

— Continuons notre travail, dit Camille Drevet.

Mais les esprits n’y étaient plus. L’heure était fort avancée. On convint de remettre la suite à huitaine. Puis on consacra la constitution du Comité par la distribution des rôles : deux secrétaires, un trésorier et l’on se sépara.

À la sortie, Louise Bournef alla serrer la main de Noélie Drous.

— Merci, lui dit-elle. Vous avez sauvé la dignité morale des femmes.

— Qui êtes-vous, madame ? demanda la jeune femme brune. Je ne crois pas vous connaître.

— Je suis la veuve de Léon Bournef. Je ne milite pas. Mon tempérament ne m’y porte pas. Mais la guerre n’a pas d’ennemie plus acharnée que moi. Et je crois que nous sommes beaucoup dans mon cas. Il ne faut pas s’illusionner parce que quelques-unes, comme celles-là, font beaucoup de bruit et attirent l’attention. Les femmes que la guerre a meurtries souffrent comme moi, silencieusement, et les autres sont dans l’angoisse lorsqu’elles pensent que cela pourrait recommencer. Seulement, les femmes ont pris l’habitude de ne pas se faire entendre.

— Je suis de votre avis. C’est pourquoi, ce soir, j’ai parlé comme je l’ai fait. J’ai la conviction d’avoir exprimé la pensée de la grande majorité des femmes.

Dehors, les deux familles Bournef se séparèrent, ne se dirigeant pas du même côté. Alexandre Didier et les Tissier, qui prenaient la même direction que Jeanne et ses enfants partirent avec eux.

— Jamais on ne s’entendra, dit tout à coup Didier, il y a trop de divergences entre nous.

— C’est aussi ce que j’ai pensé, confirma Tissier.

— Pourtant, fit observer Jeanne, cette action est de grande utilité, à mon avis.

— Sans doute, Madame Bournef, je le pense absolument comme vous. Il faut, si possible, réveiller l’opinion publique, et, à l’aide de cette loi, faire comprendre le danger du militarisme qui nous menace plus que jamais. Mais le fait même de se borner à lutter contre le projet Boncour limite notre puissance d’action.

— Que c’est donc difficile de faire quelque chose, dit Pierre à son tour. L’année dernière, c’est la Fédération qui n’a pas pu s’organiser ; maintenant c’est ce comité d’action qui menace de rester en carence.

— Il est toujours difficile de grouper les gens pour une action commune, remarqua Jean.

— Pourtant fit amèrement Alexandre, on n’a qu’à faire battre les tambours pour qu’ils soient tous prêts à partir et à obéir.

— C’est qu’alors ils subissent la discipline à laquelle on les a pliés dès leur jeunesse, dit pensivement Jeanne. Ils n’ont plus à réfléchir, ni à décider. La pensée n’a plus à intervenir. Et voyez-vous, il est plus difficile de décider soi-même de sa vie que de laisser aux autres le soin d’en disposer.

— C’est la force morale qui fait défaut, dit Henriette.

— Pourtant c’est elle seule qui peut être efficace, ajouta Pierre. Mais on manque de confiance en elle.

Hélène Tissier posa doucement sa main sur le bras du jeune homme.

— Heureusement que la Nouvelle Équipe est là, dit-elle.

Pierre prit la main de la jeune fille, la glissa sous son bras. Puis, rasséréné par cette présence qui lui était chère, il dit presque gaiement.

— Bien sûr que c’est heureux. La « Nouvelle Équipe » montrera la route. Il n’en faut pas plus pour donner l’impulsion. Il en est des consciences comme des cœurs ; les uns et les autres répondent à qui les appellent.

Le bras d’Hélène s’appuya un peu plus sur celui du jeune homme.

— C’est vrai, dit-elle. Il ne faut pas craindre de montrer son cœur. Il n’y a peut-être tant de douleur dans l’humanité que parce que les cœurs ne s’ouvrent pas assez. Il semble que les hommes considèrent l’amour comme une faiblesse et que leur plus grand souci soit de le cacher. Pourtant, la paix du monde ne se réalisera pas sans l’amour.

Tous s’étaient tus. On était arrivé au carrefour de l’Odéon et Alexandre Didier devait se séparer du groupe. Alors il tendit la main à Hélène, et gardant un moment dans la sienne la main de la jeune fille, il dit avec émotion :

— Mademoiselle Hélène, il y a bientôt dix ans que je suis convaincu de la grande vérité que vous venez de dire. Il ne faut pas se lasser de la faire entendre. Voyez-vous, le monde se meurt par ce qu’il l’ignore trop.


V


Il n’était que trop vrai que le nouveau Comité serait difficilement actif. Il manquait trop d’unité dans la pensée. Il était ligoté par la nécessité de rester seulement une action d’opposition. Nos jeunes amis en eurent bientôt la démonstration.

Ce fut au cours d’une grande manifestation publique, qui eut lieu en mai, et où les délégués des divers groupes se firent entendre. Il était bien entendu qu’on devait rester sur la plate-forme de la loi Boncour ; mais il n’était pas possible que chacun d’eux ne fît entendre les tendances particulières du groupe qu’il représentait. C’est ainsi qu’après Armand Charpentier parlant au nom des pacifistes intégraux, se déclarant contre toutes les guerres, quelles qu’elles fussent, on put entendre des délégués communistes qui affirmèrent que la guerre impérialiste seule était condamnable et que la guerre révolutionnaire était sacrée.

— Nous ne voulons pas de l’armée bourgeoise, mais nous savons bien que l’armée prolétarienne sera toujours nécessaire.

L’un d’entre eux précisa même :

— Nous ne sommes pas des pacifistes. Qu’il faille verser le sang, nous savons bien que c’est une nécessité. Mais si nous devons y recourir ce sera le sang bourgeois, et non le sang du peuple, qui rougira nos mains…

Révolté, Jean Tissier se tourna vers Alexandre.

— En vérité, je me demande ce que nous faisons avec ces gens-là, nous autres, dit-il.

— Quelle horreur ! dit Pierre à son tour.

— Sortons ! déclara Jeanne, je ne veux plus entendre ces choses.

— Oui, répondit Didier, nous en avons assez entendu. Au reste, toutes leurs thèses nous les connaissons.

Tous les quatre sortirent. Ni Hélène, ni Henriette n’étaient venues ce soir-là. Didier fit remarquer que c’était bien heureux.

— Il ne faudrait pas que Mlle Hélène perde sa confiance dans l’amour, dit-il. Et de pareils discours ne réconfortent pas.

— Oh ! la confiance d’Hélène est robuste, dit vivement Pierre.

— Notez qu’elle a raison. Les prêcheurs de haine et de massacre, au fond, ne sont qu’un bien petit nombre dans l’humanité. Le malheur c’est qu’ils font beaucoup de bruit et qu’on les croit très nombreux. Mais je crois, moi, que les gens sont bien plus pacifiques qu’on ne le pense. Pendant que nos deux braillards de ce soir répandaient à profusion le sang bourgeois dans leurs discours, il y avait partout, dans les petits logements parisiens, et dans les calmes foyers des campagnes, de très braves gens qui ne pensaient qu’à la joie du repos après le travail, au plaisir d’être avec leurs enfants et leurs familles. Il y avait des promeneurs, comme nous en ce moment, des couples d’amoureux, des amateurs de musique qui s’en allaient au concert, des studieux qui lisaient, des causeurs qui discutaient. Mais tous ceux-là on ne les voit pas. Ils ne font pas de déclamations en public, et ne viennent pas applaudir les orateurs sanguinaires. Alors, parce qu’ils ne se montrent pas, on ignore leur existence.

— Comme c’est vrai, ce que vous dites, approuva Jeanne.

— Pourtant, dit Jean, il suffit de deux braillards comme ceux-là pour monter la tête à tous les braves gens, et les enrôler tantôt dans un camp, tantôt dans un autre.

— Mon cher ami, c’est précisément notre travail, à nous qui essayons d’y voir un peu plus clair, d’éclairer un peu mieux les lanternes. Au lieu de discutailler avec tous les prêcheurs de systèmes, adressons-nous directement à ces braves gens qui nous intéressent. Il ne faut pas croire que la raison et le bon sens sont l’apanage des seuls philosophes.

Jeanne répondit :

— Il y a un grand bon sens dans le peuple, Monsieur Didier, je suis tout à fait de votre avis ; mais voyez-vous le peuple n’a pas assez confiance en lui-même. Dans la question de la paix et de la guerre, il est persuadé qu’il ne peut rien. À la mobilisation de 1914, c’était le refrain général.

— C’est pourquoi le meilleur travail est de faire naître cette confiance, en montrant aux individus les possibilités qu’ils portent en eux, au lieu de les diviser en les dressant les uns contre les autres. Pendant qu’ils se chamaillent, la poignée de ceux qui ont intérêt à leur division font leurs petites affaires.

On marcha quelque temps en silence, puis Pierre demanda :

— Et notre numéro de mai, va-t-il bientôt sortir ?

— Demain ou après-demain.

— Savez-vous, dit Jeanne, que nous avons à présent bien près de cinq cents abonnés, ce qui est un beau chiffre si l’on considère que cinq numéros seulement sont parus.

— Oui, Madame Bournef, c’est encourageant.

— Monsieur Didier, ne croyez-vous pas le moment venu de tenter à nouveau ce groupement si malencontreusement avorté l’année dernière. Avec la Revue, qui vous constitue un programme, les difficultés du début sont aplanies.

— J’y pensais justement ces jours-ci. La loi Boncour doit nous faire prendre une position très nette. Je l’indique catégoriquement dans mon article du numéro qui va paraître. Je crois qu’il serait bon de réunir nos amis et d’envisager une action plus cohérente et plus précise que celle du nouveau Comité.

— Cependant, demanda Jeanne, vous ne vous séparez pas absolument de lui.

— Nullement. Nous lui avons donné notre adhésion, restons-y. Il faut au contraire que notre voix y soit entendue. Mais nous avons à poursuivre notre propre tâche. C’est d’ailleurs bien ainsi que l’ont entendu les initiateurs du Comité Boncour.

Quelques jours plus tard, nous retrouvons dans l’arrière salle de la taverne du boulevard Saint-Michel, tous ceux qui assistaient l’année précédente à l’essai de constitution d’une fédération pacifiste. D’autres s’y étaient joints, des normaliens, amis de Jean et de Pierre, et de jeunes militants ouvriers, amenés par Robert Bourdeau et Lorget. La salle était remplie.

Alexandre Didier prit immédiatement la parole.

— Mes camarades, dit-il, nul d’entre vous n’a été surpris de notre appel. Vous sentez tous, comme nous l’avons senti, que l’heure est grave. Ce projet de loi Paul Boncour est d’une puissante signification. Personnellement, il ne m’alarme pas, parce qu’il pose parfaitement la question et qu’il va permettre de délimiter, dans notre pays, le courant du pacifisme et celui du militarisme. Il sera, si vous voulez, la ligne de partage des eaux. Il faut savoir ce que nous entendons par pacifisme et par militarisme. Pour nous, à la Nouvelle Équipe, nous avons dit : « Nous voulons toute la Paix et nous sommes contre toute la Guerre ». Aujourd’hui le projet Boncour nous permet de préciser encore, et d’ajouter : « Ceux qui ne veulent pas toute la Paix sont à nos yeux des bellicistes. Il ne peut plus y avoir de demi-mesures. Le projet Boncour, dis-je, pose la question, et c’est pourquoi, toujours en ce qui me concerne, je remercie Paul Boncour de l’avoir posée.

Des rires et des applaudissements saluèrent l’orateur.

— Mais, sans nous alarmer plus qu’il ne convient, nous devons quand même comprendre qu’il y a urgence à réveiller, chez les individus, la conscience du danger qui se prépare. Il faut répondre à l’ultimatum Boncour : toute la nation sous les armes, par un autre ultimatum : la nation désarmée.

— Le désarmement ! cria une voix.

– Oui, le désarmement. C’est pour examiner avec vous cette question que nous avons décidé cette réunion. Nous devons prendre position. Nous sommes ici en grande partie des intellectuels. Les militants ouvriers qui sont avec nous n’infirment pas cette constatation, car leur habitude d’étudier les questions sociales et de s’y intéresser, a fait d’eux également des intellectuels. Eh bien, je déclare que si la guerre de 1914 a pu être déclanchée, c’est parce que les intellectuels ont failli à leur tâche.

— Les travailleurs aussi, cria Jacques Bourdeau.

— Les travailleurs aussi, je vous l’accorde. Mais il y a des degrés dans les responsabilités. Ceux que des connaissances plus étendues, l’habitude de penser et de raisonner, l’habitude aussi d’étudier dans toute leur ampleur les problèmes de la politique et de l’économie, ont en quelque sorte constitués les chefs moraux de la Société, ceux-là sont plus responsables que les autres. Si des hommes comme Poincaré, Millerand, Delcassé, sont parmi nos hommes politiques ceux qui assument les plus lourdes responsabilités dans le déclanchement de la guerre, je dis que les maîtres de l’Université, les écrivains qui constituaient l’avant-garde intellectuelle du pays, aussi bien que les chefs socialistes et les chefs syndicalistes sont responsables de n’avoir pas su empêcher ce déclanchement.

On applaudit. Jacques Bourdeau se leva :

— Et moi, cria-t-il, je dis que les mécaniciens du chemin de fer sont responsables d’avoir fait partir les trains de soldats.

On cria : Bravo ! Didier reprit :

— Mais oui, Bourdeau, vous avez raison. Tout le monde a été responsable, à commencer par moi-même qui me suis stupidement engagé le 4 août en apprenant l’attaque allemande. Pourquoi l’ai-je fait ? Parce que j’avais le crâne bourré de tous les sophismes nationaux. Mais qui était responsable de cette intoxication, sinon ces grands maîtres de l’Université que je dénonce ici ? Oui, tous ont été responsables, c’est entendu. Mais je vous en prie, pas au même titre. Le journalier des campagnes qui ne lit jamais le journal, l’ouvrier des villes qui sait des problèmes sociaux ce que son journal lui en dit — et nous savons comment la presse le renseigne — tous ces braves gens sur qui la guerre est tombée comme un coup de massue, nous n’allons tout de même pas prétendre que leur responsabilité est égale à celle des chefs de la politique, de la pensée et du travail.

Des applaudissements frénétiques éclatèrent.

— J’estime donc que c’est nous, à présent, nous qui serions responsables demain, qui devons constituer l’avant-garde de la paix. La Nouvelle Équipe s’est fondée pour jeter le cri d’alarme. Elle sonne ce soir le rassemblement. Nous ne voulons avec nous que ceux qui sont comme nous, animés d’une volonté irréductible : toute la paix contre toute la guerre.

L’orateur s’assit. Pierre Bournef, qui dirigeait les débats, demanda qui voulait parler.

Un jeune homme se leva sur cette invitation.

— J’applaudis aux paroles de Didier, dit-il. Toutefois je ferai des réserves. Cette loi Boncour, qui fait le fonds de la question que nous voulons débattre aujourd’hui, cette loi, en somme, n’est que la mise en vigueur du projet présenté par Jaurès dans l’Armée Nouvelle, projet que les socialistes avaient applaudi à son heure. Il y aurait peut-être lieu d’examiner si, dans ce projet, il n’y a pas quelques indications à retenir.

Jean Tissier prit la parole.

— Nous attendions cette objection, dit-il. Nous l’avons examinée et nous y répondrons. Pour notre part, nous estimons que si Jaurès avait traversé la guerre, il n’écrirait plus l’Armée Nouvelle. Lui, dont la pensée était si large, si claire, si compréhensive, lui qui avait pris l’habitude d’étudier tous les problèmes sociaux et politiques de très haut et dans toute leur ampleur, il aurait compris combien la dernière guerre a changé ces problèmes, et le bouleversement profond qu’elle a apporté dans la constitution du monde.

Tout le thème de l’Armée Nouvelle, d’ailleurs, repose sur la guerre défensive. Jaurès a soin de le préciser dans tout le cours de son ouvrage et dans les trois derniers articles de son projet de loi. Il déclare à diverses reprises que tout gouvernement qui entrerait dans une guerre sans proposer l’arbitrage deviendrait criminel et traître à l’humanité. Et il précise « toute guerre est criminelle si elle n’est pas manifestement défensive ». Aujourd’hui, nous savons, et Jaurès le saurait comme nous, qu’il n’y a pas de guerre défensive. La révélation des documents diplomatiques qui précédèrent la dernière guerre nous a appris ceci : c’est que toutes les grandes puissances préparaient secrètement la guerre par le canal de leurs diplomaties. La Russie et la France avaient posé leurs conditions et stipulé leur part de butin ; la Serbie entretenait la mésintelligence dans les Balkans ; le Monténégro se faisait le complice complaisant de Nicolas ; l’Angleterre promettait à la France l’appui de ses troupes de terre et de mer si la Belgique était attaquée, ce à quoi s’attendaient tous les gouvernements. De l’Allemagne je ne dirai rien de particulier, puisqu’il est entendu qu’ayant déclaré la guerre, elle ne peut prétendre avoir fait une guerre défensive. Mais peut-on dire des autres qu’ils faisaient des guerres défensives alors que toute leur diplomatie, traités secrets et conventions interalliées, avaient préparé les batteries de la guerre, réglé la marche des événements, si bien que, dès février 1912, Iswolsky pouvait écrire au tzar :

« Je sais de source très certaine que, malgré la fin très heureuse de la crise marocaine, on s’attend dans les sphères militaires d’ici — c’est-à-dire de Paris — à de nouvelles complications internationales au printemps, et le département de la guerre continue à se préparer activement à des opérations militaires dans un proche avenir. »

Peut-on dire que c’est une guerre défensive, cette guerre prévue plus de deux ans à l’avance ? Jaurès voulait que tout conflit fût porté devant la Cour de la Haye, il le précise dans son projet ; mais, puisque c’est la diplomatie elle-même qui prépare les conflits, les fait naître, en détermine sournoisement les moindres phases, comment peut-on espérer qu’ils soient jamais dénoncés ? dénoncés par qui ? Si la diplomatie ne les avait pas suscités, il n’y aurait pas à les soumettre à un tribunal. Ce ne sont pas les peuples qui les font naître, ces conflits, ce sont toujours les gouvernements. Seulement, on ne l’apprend qu’après la bataille, nous l’avons bien vu. Demain ce serait pareil encore. C’est pourquoi nous devons rejeter définitivement l’hypothèse de la guerre défensive. Toutes les guerres sont offensives, voilà ce que la dernière nous a clairement démontré.

Le jeune orateur s’assit, un peu fatigué. Il n’avait pas pris encore l’habitude de la tribune.

Didier reprit :

— Voilà pourquoi nous avons pris une position nette : le désarmement. La voilà bien la vraie défensive, la défensive contre la guerre elle-même. Mais je passe la parole à Grandjean qui la demande.

— Naturellement, c’est pour m’associer à ce que viennent de déclarer nos deux amis. Mais j’ai entendu tout à l’heure, à la fin de l’exposé de Tissier, quelqu’un qui disait : « Il n’y a qu’à exiger la suppression de la diplomatie secrète ». C’est à cela que je veux répondre. Nous savons bien que c’est un leurre. Il y aura une diplomatie secrète aussi longtemps qu’il y aura une armée. L’une est le corollaire de l’autre. La diplomatie secrète est l’arme des dirigeants et la consécration de leur puissance. Les gouvernants sont trop intelligents pour ne pas savoir qu’il faut donner aux guerres des causes acceptables, la diplomatie y pourvoit.

En ce moment Marcel Lenoir se leva.

— N’oubliez pas, Grandjean, les intérêts économiques, la finance et le Comité des Forges.

— Je n’oublie rien, mon cher Lenoir. Et précisément j’allais aborder le sujet qui vous est cher.

Les causes économiques des guerres, nous les connaissons aussi bien que quiconque. Nous pensons d’ailleurs qu’on les exagère, mais ceci est un autre chapitre que je ne veux pas aborder ici. Nous connaissons les intérêts financiers qui poussent à la guerre, les dangers que font courir à la paix les potentats de la haute métallurgie. Nous savons tout cela. Si nous ne faisons pas jouer ces causes dans notre thèse du désarmement, c’est qu’en réalité elles restent toujours dans la coulisse et n’apparaissent jamais ouvertement. Ce sont peut-être des forces occultes ; mais ce sont toujours des motifs inavouables. On ne peut pas dire aux peuples qu’ils vont se battre pour Schneider et Krupp, pour les intérêts de la haute banque ou les rivalités commerciales. On leur donne des raisons plus nobles : intérêts de la patrie, honneur de la nation. Tous ces beaux arguments là, c’est la diplomatie qui les prépare en suscitant ces conflits que Tissier dénonçait tout à l’heure. De sorte qu’on peut dire que les chancelleries sont le creuset où s’élaborent les motifs de guerre, cependant que nos métallurgistes chauffent le creuset qui alimentera les batailles.

— Bravo Grandjean ! cria André Guérineau.

— Nous disons donc ceci : quand nous aurons enlevé l’armée à nos hommes politiques, nous aurons du même coup rendu inutile les trafics diplomatiques. Mais n’espérons pas le contraire. La suppression de la diplomatie secrète ne sera rendue réelle que par le désarmement.

Il en va de même pour les causes économiques. Les rivalités financières ne seront sans doute pas supprimées par la suppression de l’armée, mais elles perdront leur intensité. Les grands maîtres de la finance, n’ayant plus l’appui des chancelleries, ni celui des hommes d’État, seront dans l’obligation d’apporter dans leurs affaires un peu plus de loyauté, peut-être. En tout cas, leurs rivalités ne pourront plus s’affronter dans le sang des champs de batailles.

Quant à nos hommes politiques, lorsqu’ils ne sentiront plus derrière eux cette force passive qu’est l’armée, il ne leur sera plus possible de jouer avec la vie des peuples. Ils trouveront alors le moyen d’arranger les affaires de la nation par des voies moins brutales. Sous quelqu’angle qu’on examine la question, nous arrivons toujours à cette conclusion : le désarmement seul assurera la paix.

Michel Grandjean ayant terminé, une voix s’éleva pour demander :

— Ne pourrait-on pas d’abord, et préalablement au désarmement, réclamer l’arbitrage obligatoire ?

Ce fut Didier qui répondit :

— Ce serait renvoyer le désarmement aux calendes. Il en est de l’arbitrage obligatoire comme de la diplomatie secrète. Il suivra le désarmement ; mais ne le précèdera pas. Soyez tranquilles, quand les armées auront disparu, l’institution nécessaire s’organisera d’elle-même.

— Mais la sécurité.

— Quelle sécurité estimez-vous supérieure au désarmement ? La guerre n’est possible que par l’armée. Pour qu’une guerre puisse se réaliser il faut cette formidable organisation militaire où tout est, à l’avance, prévu et ordonné, cadres et effectifs, fortifications, plans d’attaque et de défense, espionnage, maniement des armes. Il faut cette despotique discipline qui transforme l’individu, lui interdit de penser, pour en faire l’instrument aveugle obéissant au commandement des chefs.

— Pourtant, si on était attaqué ?

— Mais voyons, les grandes invasions, c’est du passé. Les guerres ne sont jamais des cataclysmes imprévus. Nous en avons eu la preuve dans ce travail des diplomaties que nous pourrions appeler la préméditation. Elle demande des années. Ensuite, les manœuvres sournoises et hypocrites ayant été opérées, il reste l’actif décisif : la déclaration. Nous savons avec quelle subtilité on la présente. Mais ce n’est pas tout encore : la guerre déclarée, il faut qu’elle soit acceptée par la partie adverse. Sans acceptation, point de guerre, on ne se bat pas tout seul.

Or, avons-nous jamais vu un gouvernement répondre par la non-acceptation ? L’honneur national prétend-on, ne peut pas ne pas relever le défi. C’est là un de ces arguments spécieux avec lesquels on fait marcher les peuples. Mais croit-on que si la France n’avait pas mobilisé le 1er août 1914, l’Allemagne lui aurait déclaré la guerre le 3 août ? La mobilisation, c’était l’acceptation tacite, et les maîtres du jeu l’entendaient bien ainsi. Mais si, par une inimaginable déraison, l’Allemagne avait malgré tout tenté une déclaration de guerre le 3 août, croit-on qu’elle eût pu mettre sa menace à exécution si la France avait répondu par la force d’inertie ? C’eût été chose impossible. L’agression brutale n’est plus un fait des temps modernes…

Alexandre Didier se tut. Un murmure approbatif avait ponctué ses dernières phrases. Et nulle autre question ne fut posée.

— Chers amis, dit Pierre Bournef, nous vous avons exposé notre thèse du désarmement dans tous ses développements, et nous vous demandons si vous êtes d’accord avec nous pour entreprendre une action de propagande réclamant le désarmement.

Toutes les mains se levèrent et de multiples « oui » se firent entendre.

— Voici donc ce que nous proposons. Une pétition portant sur ces points essentiels : La mise hors la loi de la guerre ; — le désarmement intégral et immédiat ; — la destruction du matériel de guerre, et la cessation de toute industrie publique ou privée des armes. Cette pétition nous la ferons circuler par tout le pays pour qu’elle soit couverte de signatures. Nous vous faisons remarquer que nous n’inventons rien. De semblables plébiscites ont été organisés en Angleterre, en Allemagne, aux Pays-Bas. Ils ont recueilli dans les deux premiers pays des centaines de mille de signatures. Nous estimons nécessaire de tenter en France une pareille action. Ainsi nous entendons réaliser le but précisé par notre revue : « La Paix par la Volonté des Hommes ». Si nous sommes d’accord, nous mettrons sur pied une grande réunion publique le mois prochain, avant l’ouverture des vacances ; et nous commencerons notre consultation dès l’automne.

À nouveau des réponses affirmatives furent lancées.

Alexandre Didier, alors, lut le texte du plébiscite, qu’on trouva très bien rédigé ; après quoi il dit :

— Mes Camarades, voici notre travail terminé. Toutefois, avant de nous séparer, je vous demande de prêter toute votre attention à notre amie, Mme Bournef, qui a quelque chose à vous dire.

Jeanne se leva. Elle était pâle et résolue. Dans ses yeux tendres, on eût dit que des larmes étaient cristallisées.

Dans la salle, le silence s’était fait profond et attentif.

— Mes amis, dit-elle, vous m’excuserez. Je n’ai point l’habitude de la parole. Je vous parlerai donc simplement, au fil de ma pensée et sous l’inspiration de mon cœur.

Presque tous ici, vous êtes des jeunes. Vous avez à peu près l’âge de mon fils, à l’exception de quelques anciens que je connais bien, et qui ne me contrediront pas. Vous n’avez pas connu la dernière guerre. Vous étiez encore des enfants. Moi, je l’ai vécue toute entière et je peux vous en parler. Et les paroles que je vais vous dire, croyez que je ne suis pas seule à les prononcer. Mon cher Maurice est en ce moment près de moi, et sa pensée est unie à la mienne.

Tout à l’heure, Alexandre Didier vous a dit que si la France n’avait pas mobilisé en 1914, la guerre eût été impossible. C’est une vérité absolue. Mais ce n’est pas une vérité seulement parce que la mobilisation indique à l’adversaire que la nation accepte la guerre. C’est une vérité parce que, lorsque la mobilisation est décrétée, il n’y a plus de consciences libres. L’affolement s’empare des esprits, on ne sait plus où est la vérité. On doute de tout et de soi-même, et plus on veut raisonner, plus on s’enlise. Croyez-moi, je le sais. J’ai été témoin des luttes morales, des déchirements de conscience, de mon cher mari et de son frère. J’ai compris le désarroi et la panique des travailleurs, et mon vieil ami Bourdeau en donnera comme moi le témoignage. La mobilisation c’est l’arrêt de la pensée, c’est le renoncement, par les individus, à tout ce qui les fait hommes. S’il n’en était pas ainsi, la guerre ne se pourrait pas. Car si c’est l’armée qui permet de réaliser la guerre, il ne faut pas oublier que ce sont les hommes qui forment l’armée. S’ils ne répondaient pas à l’appel de la mobilisation, la force de l’armée serait par cela même détruite. C’était ce que comprenaient les travailleurs, avant 1914, quand ils disaient qu’à la mobilisation ils répondraient par la grève générale. Ils n’avaient oublié qu’une chose : l’emprise formidable, sur les esprits, d’une éducation commencée à la naissance et continuée pendant toute la vie des individus. Personne n’était capable d’y résister, parce que, plus encore qu’à l’appel aux armes, c’était à leur croyance que tous obéissaient.

La voix de Jeanne s’était mouillée. Elle se ressaisit et continua.

— Je vous ai dit : la mobilisation c’est l’arrêt de la pensée, c’est donc l’arrêt du raisonnement. Et la raison puisant ses meilleures racines dans la sensibilité, on peut dire également que la mobilisation c’est la mort du cœur. Ainsi toutes les nobles forces qui animent l’humanité : l’amour et la pensée, la lumière de l’esprit et du sentiment, disparaissent. Il ne reste plus que des hommes inertes, les uns brutes animées par la violence, les autres cerveaux cristallisés par le dogme, tous obéissant à la force aveugle du fanatisme. Voilà ce que je voulais vous dire. Toute la force est dans l’homme ; mais il faudrait qu’il connaisse sa force et qu’il en soit le maître.

Et puisqu’il est si difficile de réaliser cela, il faut aller au devant du mal. Pendant que les cerveaux sont lucides, travaillons à empêcher l’inévitable. Désarmons-nous à l’avance. N’attendons pas, la mobilisation ce sera toujours la guerre…

Jeanne se tut. Un sanglot s’était brisé dans sa gorge en disant ces derniers mots. L’agonie de Maurice était devant ses yeux.

Jacques Bourdeau l’avait écoutée debout. Toutes ses paroles entraient en lui comme des flèches douloureuses, et des larmes coulaient inconsciemment de ses yeux. La cicatrice de sa joue s’était creusée plus encore qu’à l’ordinaire.

Quand Jeanne eut fini, il étendit la main vers les assistants.

— Écoutez-là, dit-il, solennellement. Ce qu’elle vient de dire là, c’est vrai. Je suis un témoin, moi. Oui, nous n’étions plus des hommes libres, nous étions tous des lâches…

— Non, Jacques Bourdeau, cria Jeanne, vous étiez des malheureux.

— Ah ! ça, c’est vrai, des malheureux et des misérables.

Empoignée par l’émotion, la salle entière se taisait. Alors, se ressaisissant, et redevenant maître de lui, le charpentier en fer ajouta de sa bonne voix faubourienne :

— Alors, voyez-vous, puisqu’on serait encore bien capables d’être tous des Jean-foutre, le bon remède c’est de briser les fusils d’avance. Quand il n’y en aura plus, on ne sera pas tenté de s’en servir. L’Équipe de la Paix est dans le bon chemin, emboîtons lui le pas.

Des rires éclatèrent. L’emprise de l’émotion cessa. On leva la séance et la salle se vida.

Dehors, Pierre passa son bras sur celui de sa mère.

— Chère maman, lui dit-il, comme tu étais belle. Pendant que tu parlais, je voyais papa à tes côtés, j’entendais les dernières paroles qu’il m’a adressées : l’armée… la guerre… adieu. Va, depuis ce jour ils sont gravés dans ma pensée, ils me dictent ma conduite, et les souffrances morales de mon père n’auront pas été stériles, je te le jure !

Jeanne appuya doucement sa tête contre le bras de son fils :

— Mon Pierre, dit-elle, la douleur sera-t-elle donc toujours l’éducatrice des hommes.

Le jeune homme se pencha, effleura d’un baiser le front maternel.

— La douleur n’est pas la seule éducatrice, mère, et tu le sais bien. Il y a aussi l’amour. C’était lui qui était dans ta voix ce soir quand tu as crié à Jacques Bourdeau : Vous étiez des malheureux.

— C’est la vérité, Pierre. Je l’ai dit à ton père devant la mobilisation, quand je constatais précisément la défaillance de l’amour.

— Va mère, l’amour triomphera. Il ne faut pas désespérer de l’humanité.

— Oh ! je n’en ai jamais désespéré, dit Jeanne.


VI


Nous franchirons une période de près d’une année, et nous retrouverons La Nouvelle Équipe en mai 1928. Elle avait fait du chemin. La Revue, en propageant l’idée du désarmement, en développant les thèses de nos jeunes amis, avait groupé autour d’elle la sympathie de tous les pacifistes dont le nom faisait autorité, Armand Charpentier, l’auteur d’un très bel ouvrage documentaire La Guerre et la Patrie, Victor Margueritte que son Appel aux Consciences plaçait au premier plan des pionniers de la paix, Han Ryner, le vieil apôtre de la pensée libre, Grillot de Givry, qui, dans une remarquable étude sur le Christ et la Patrie avait magistralement souligné la grande erreur des Chrétiens et leur responsabilité dans les guerres qui avaient ensanglanté le monde après la venue du Christ ; Georges Pioch, toujours sur la brèche pour la défense des objecteurs de conscience ; enfin le savant Langevin, le philosophe Alain, Gouttenoire de Toury, Charles Gide, Georges Demartial, Félicien Challaye, et le grand et noble Romain Rolland, dont l’attitude en 1914 avait sauvé la conscience humaine. Des femmes aussi, militantes éprouvées, dont cette Andrée Jouve, amie et disciple de Romain Rolland, avaient répondu à l’appel de Didier et de ses amis.

Le plébiscite, qui n’avait pu être lancé qu’en janvier, circulait maintenant dans tous les milieux où la paix était étudiée. Il se couvrait de signatures, pas assez vite au gré de la jeune équipe qui eût voulu des réalisations plus rapides.

En ce mois de mai où nous les retrouvons, un événement mondial se préparait qui les remplissait de confiance et d’espoir. Le ministre français des affaires étrangères étudiait, en collaboration avec un éminent homme d’État Américain, un projet de pacte mettant la Guerre hors la loi. S’ils menaient ce projet à bonne fin, si les nations répondaient à l’appel en signant ce pacte, c’était, leur semblait-il, un bouleversement radical dans le statut moral du monde.

C’est de cette grave question qu’ils s’entretenaient, ce soir-là, chez les Bournef, dont l’appartement était décidément devenu le siège de La Nouvelle Équipe.

— Oui, affirmait Alexandre Didier, ce pacte Briand-Kellog, s’il peut vraiment se réaliser, sera quelque chose de magnifique, quelque chose que le monde attend depuis un siècle, depuis que l’anéantissement de la splendeur Napoléonienne a démontré le danger du militarisme. Il sera la réalisation d’une idée qu’il eût appartenu aux Chrétiens de la première époque de répandre dans l’humanité, s’ils ne s’étaient pas inféodés aux puissances politiques, dont ils se sont fait les alliés et les serviteurs. Car, cette image du Christ crucifié, n’est-ce pas au demeurant le symbole de cette idée de la guerre répudiée par la conscience ? Au lieu d’en faire une image de soumission, ce qui est faux, car le Christ était un révolté — un révolté pacifique, et il s’en trouve — il fallait en faire précisément l’image de la conscience posant le principe de la liberté morale de l’homme. Et la liberté morale de l’homme est affirmée par le Christ acceptant la mort plutôt que de se soumettre à la violence et aux vices de son époque. Si les Chrétiens l’avaient compris, voilà vingt siècles que la guerre serait hors la loi.

— Ne les accablez pas trop, Monsieur Didier, dit Jeanne. Ils ont fait ce qu’ils ont pu. Les chrétiens des premiers âges, vous le savez, étaient de très pauvres gens.

— Ils ont été admirables, chère Madame. Ils se sont trompés, c’est humain. Du moins que leur exemple nous apprenne que pour servir vraiment la paix et l’humanité, il ne faut pas se mettre dans la dépendance des partis politiques.

— Il faut pourtant bien une administration politique, remarqua Tissier.

— Il en faut une. Mais qu’elle se contente d’administrer le temporel. Le spirituel n’est pas son fait. Le spirituel relève de la conscience, il appartient aux consciences, à toutes les consciences, sans distinctions de caste, pourvu que ce soient des consciences libres. S’il est une chose qui doit être considéré comme le patrimoine spirituel de l’humanité toute entière, c’est la conscience ; et s’il est une richesse qui appartienne en propre à chaque individu, c’est sa vie. Que l’administration politique nous fasse payer des impôts pour l’entretien des routes et pour bâtir des hôpitaux, je l’admets fort bien. Mais qu’elle ne touche ni à la liberté morale, ni à la vie des individus.

— Monsieur Didier, dit Jeanne, vous exprimez-là les pensées qui étaient devenues celles de mon mari en ses dernières années. Que de fois il m’en a entretenue.

— Il les avait puisées à la même source que moi, Madame Bournef.

Jeanne soupira. Quatre ans bientôt avaient passé sur la mort de Maurice, mais sa douleur était aussi sensible qu’au premier jour.

— Pourtant, fit remarquer Pierre, ce sont les hommes politiques qui sont en train d’élaborer ce pacte ; et ce seront des puissances politiques qui seront invitées à l’approuver et le signer.

— C’est précisément là qu’est le danger. Ce pacte, s’il est signé, il faudra nous en emparer pour en faire une force vivante et agissante. Si nous le laissons se cristalliser dans les Chancelleries, il est certain qu’il ne sera qu’un traité de plus parmi tant d’autres. C’est ce que je me propose de dire dès qu’il sera devenu chose concrète.

— Ne croyez-vous pas, Monsieur Didier, demanda Henriette, que s’il est ratifié par les Nations, il y aurait lieu pour nous, d’entreprendre à ce sujet une nouvelle campagne ?

— Si je le crois Mademoiselle Henriette ; mais vous exprimez là ma pensée absolue.

— D’autant plus, ajouta Jean, que la mise hors la loi de la guerre, c’est le premier point de notre programme, la première déclaration de notre plébiscite.

— Ce qui indique que nous étions dans la bonne voie, dit Pierre.

Hélène adressa au jeune homme un doux sourire.

— L’Équipe de la paix ne peut être que dans la bonne voie, dit-elle. Puisse cette première étape, en se réalisant, être d’un heureux augure. Après la guerre hors la loi, le désarmement.

— Mademoiselle Hélène, fit Didier, vous exprimez là, très plaisamment, une forte vérité. La guerre hors la loi appellera fatalement le désarmement. Quand l’esprit marche, il faut que le monde marche avec lui. La condamnation de la guerre, c’est la condamnation de l’armée, puisque l’armée est l’instrument qui permet la guerre. Si la guerre est mise hors la loi, le désarmement viendra.

— Souhaitons qu’il vienne vite, dit Jeanne.

— Il viendra, Madame Bournef, croyez-le. Ce sera long et difficile je vous l’accorde, car on ne peut pas extirper sans efforts une plante qui a poussé de millénaires racines dans le champ de la pensée humaine. Mais il viendra par ce que, quoiqu’on en dise, le progrès moral marche toujours à nos côtés. Le désarmement, nous le réalisons un peu chaque jour, voyez-vous, en ruinant le prestige de l’armée, en dévoilant ses crimes, sa nocivité, ses ruses, les mensonges qu’elle couvre.

— En désarmant les cœurs aussi, ajouta Hélène.

— Surtout en désarmant les cœurs, charmante apôtre de la loi d’amour, qui ne peut pas avoir de plus gracieux défenseur.

Un regard tendre de Pierre enveloppa la jeune fille ; et Henriette demanda gaiement en se tournant vers Jean Tissier.

— La loi d’amour, notre spécialité, n’est-ce pas ?

Jean, à son tour, posa sur la sœur de Pierre un regard de gravité tendre, puis dit lentement :

— La loi d’amour est la loi universelle. Mais il vous appartient à vous, qui avez reçu la douceur en partage, de la rendre accessible et compréhensible aux hommes. Nous autres, nous sommes toujours un peu des brutes et des égoïstes. Il nous faut le rayonnement dont la maternité vous enveloppe pour comprendre le mystère du rythme universel.

Alexandre Didier, pensif, contemplait les deux jeunes filles. Une vision était passée en lui. Celle des deux jeunes sœurs de Frida, faisant le service de la table, le jour mémorable du repas fraternel. Il avait pensé, alors, qu’elles symbolisaient la vie. Jean ne venait-il pas de formuler la même pensée.

— Comme c’est vrai, murmura-t-il…


Cette année 1928 devait être féconde en événements de bon augure pour la cause de la paix. L’idée était en marche et, Didier l’avait dit très justement, quand l’esprit marche, il faut que le monde marche avec lui. Il y avait, dans le monde, des frémissements précurseurs qui lui donnaient raison.

— Les ondes de l’esprit de paix qui se répandent, disait Pierre.

— Les intersignes du désarmement, disait Jean.

Quelques jours après leur conversation sur le pacte de la guerre hors la loi, Pierre et Jean s’entretenaient, en revenant de la Sorbonne, d’un appel lancé par « Le Service Civil Volontaire » fondé par Pierre Cérésole.

Il s’agissait de porter secours à la population du petit état du Lichtenstein, situé entre la Suisse et l’Autriche, qui avait été ravagé, au cours de l’hiver, par les inondations du Rhin, des inondations comme il ne s’en était pas produit depuis fort longtemps. Le pays était complètement dévasté et la population était réduite à la famine ou à l’exil. Ce que voyant, « Le Service Civil Volontaire », qui n’en était pas à son coup d’essai, avait entrepris le sauvetage. Il avait lancé un appel et, dès avril, une équipe d’une centaine d’hommes y avait répondu. Les volontaires venaient de tous les points de la terre, apportant un témoignage de la puissance de l’entr’aide, que les hommes avaient trop souvent méconnue ; témoignant également d’une autre puissance : celle de l’esprit fraternel dont les hommes avaient trop longtemps douté.

— À mon avis, dit Jean, il y a une démonstration splendide dans cette idée du service volontaire. Notre Équipe ne peut pas ne pas la souligner.

— Didier n’y manquera pas, sois-en certain, répondit Pierre. Il est sensible à tout ce qui peut servir notre cause.

Le jeune homme ne se trompait point. Le surlendemain Didier arrivait rayonnant à la réunion du petit comité.

— Mes amis, dit-il, il faut que nous donnions un coup d’épaule au Service Civil de Cérésole. Cette idée consolide l’idée de désarmement. Au service militaire, qui trouve sa consécration dans le meurtre, nous allons opposer le service civil destiné, lui, à soulager l’humanité.

— Nous en causions précisément avant-hier, répondit Pierre ; et je disais que vous n’alliez pas manquer d’y songer.

— J’ai déjà rédigé un article pour notre numéro. Je dis que ce serait, pour beaucoup d’entre nous, une excellente occasion d’employer nos vacances. Qu’en pensez-vous ?

— C’est parfait.

— D’ailleurs, vous savez que j’y songe réellement pour moi. Vers la mi-juillet, je dois conduire Rolf à ses grands-parents. Alors, j’ai pensée me rendre du Wurtemberg au Lichtenstein, après avoir passé une huitaine près de la famille Steinitz.

— Ce sera dur, Monsieur Didier, fit observer Jeanne Bournef.

— Pas plus dur que la vie des tranchées.

— Vous avez raison, dit vivement Jeanne.

— Et puis, chère Madame, j’ai été un terrien pendant trois ans, moi.

— C’est juste.

Alexandre ajouta.

— Et voyez-vous, je ne demandais qu’à le rester.

Pierre, depuis un moment pensif, se tourna vers sa mère.

— Chère maman que dirais-tu si j’imitais Didier ?

— Toi, Pierre ! mais tu n’es pas habitué…

— Je m’habituerai, maman.

Remarquant l’air soucieux de sa mère, Pierre alla vers elle, l’embrassa.

— Ne crains rien, mère chérie, je suis fort. Donne-moi ton consentement.

— Je te le donne, dit Jeanne, en répondant au baiser de son fils.

— C’est admirable, cria Didier.

— Mais c’est du lâchage, cela, ajouta Jean, c’est un crime de lèse-amitié.

— Jean !

— Tu ne m’avais pas fait part de ce projet ; et moi, j’hésitais à m’y résoudre parce qu’il était convenu que nous passerions nos vacances ensemble.

— Alors ?

— Alors je m’engage avec toi pour te punir.

— Ami, pardonne-moi, mais je viens seulement d’y songer sérieusement.

— C’est bon, je te pardonne.

— Dites donc, demanda Didier, c’est sérieux.

— Tout ce qu’il y a de plus sérieux, mon cher Didier. Nous partons tous les trois.

— Ou plutôt, nous nous retrouverons là-bas. Car je vous l’ai dit, je séjournerai une huitaine dans le Wurtemberg.

Pierre eut un rire joyeux.

— Gageons que nous ne serons pas les seuls de l’Équipe.

— Je l’espère, dit Alexandre.

En ce moment les yeux de Pierre rencontrèrent le regard d’Hélène qu’un peu de tristesse assombrissait. Il en reçut un choc.

— Mais il faut aussi des femmes là-bas, n’est-ce pas, Didier ? demanda-t-il.

— Il en faut quelques-unes. Mais très peu, naturellement.

Puis, ayant l’intuition de ce qui se passait dans le cœur de ses jeunes amis.

— Cependant, ajouta-t-il, si ces demoiselles veulent être des nôtres, il y aura moyen de les faire inscrire, je pense.

— C’est impossible, Monsieur Didier, répondit Henriette. Nous nous sommes inscrites, voici près d’un

mois, pour accompagner un groupe d’enfants en Allemagne, pendant les vacances.

— C’est vrai, fit Pierre, je le savais, et je n’y songeais pas.

— Vous aviez pourtant dit que vous viendriez nous y rendre visite, dit Hélène. Vous êtes bien oublieux aujourd’hui.

Le jeune homme se rapprocha de la jeune fille.

— Pardonnez-moi, Hélène. J’ai été, tout à coup, empoigné par cette idée de service civil ; c’est une si noble idée !

— Cher Pierre, je vous pardonne bien volontiers. Croyez que si je n’avais pas promis ailleurs, je m’inscrirais, moi aussi, pour le Lichtenstein.

Henriette, qui était devenue pensive, s’approcha de son frère.

— Pierre, lui dit-elle, te souviens-tu de notre pauvre Émile ? Cette idée du service civil que tu déclares si belle, te souviens-tu qu’elle était sienne ? Rappelle-toi comme il nous en parlait ?

— Je m’en rappelle, Henriette.

— Rappelle-toi, quand nous l’avons quitté à la gare du Nord, sac au dos, les yeux remplis de foi, le matin où il est parti pour sa croisade de réconciliation humaine.

— Oui, ma sœur, je le revois.

— Il est revenu brisé, vaincu, et perdu, hélas ! pour cette cause à laquelle il donnait toute son âme. Aujourd’hui, l’idée a fait du chemin. Vous allez partir, certains de trouver, là-bas, accueil et fraternité. Il faut, d’ailleurs, en être heureux, car c’est une certitude de la force de nos idées, une certitude que notre idéal marche vers les réalisations que nous attendons. Mais il ne faut pas oublier les premiers pionniers, ceux qui ont frayé le chemin, qui n’ont pas été compris, et qui sont tombés sur la route.

Jeanne Bournef s’approcha de sa fille, posa sa main sur son épaule.

— Tu as raison d’évoquer Émile Pagnanon, ma chère enfant. Sur cette route de la Paix, dont nous sentons chaque jour les assises se consolider, il a été un précurseur.

— Et un martyr, chère maman.

Alexandre Didier sentit le besoin d’intervenir.

— Mademoiselle Henriette, toutes les grandes causes, toutes les nobles idées, ont eu leurs martyrs. Ils en sont presque, pourrait-on dire, la consécration. Émile Pagnanon est pour nous la certitude d’être dans la vérité. Une cause qui n’en vaudrait pas la peine, n’aurait pas pu provoquer tant de grandeur et de désintéressement. Saluons son souvenir ; mais que ce souvenir ne nous affaiblisse pas.

— Vous avez raison, Monsieur Didier, dit Jeanne. Mon cher Maurice avait coutume de dire à notre ami Converset, qui l’a sitôt rejoint dans la tombe : « que notre martyre serve au moins à quelque chose, et que nos enfants tirent le bénéfice de la rude leçon que nous avons apprise. »

— Toujours la douleur, chère Madame.

— Monsieur Didier, dit Hélène, ne blasphémez pas. Vous savez bien qu’il y a autant d’amour que de douleur dans la naissance de la « Nouvelle Équipe ».

— Vous aurez toujours raison, Mademoiselle Hélène. D’ailleurs c’est la loi souveraine, et dans toutes les naissances, il y a à la fois de la douleur et de l’amour.


Henriette l’avait dit, le pauvre Pagnanon était à présent perdu. Dans le triste asile où il avait été enseveli, sa raison avait peu à peu sombré. Il ne restait plus de lui qu’une pauvre et misérable enveloppe humaine encore enchaînée à la communauté de ses semblables. Mais l’âme, déjà, avait déserté sa prison.

— Un précurseur et un martyr ! avaient dit Jeanne et Henriette. C’est la loi. La vie est si riche de sève qu’elle continue sa magnifique expansion, en dépit des souffrances dont la route des hommes est semée. Mais c’est le devoir de la conscience humaine d’effacer la nécessité du martyre, en élevant toujours plus haut le clair flambeau de la raison. Quand les hommes pourront mesurer, un jour, de quels crimes l’ignorance est coupable, ils ne voudront pas croire qu’une pareille somme de douleur ait été nécessaire pour arriver à la compréhension de l’amour.

Oui, les idées généreuses dont Pagnanon était animé avaient fait du chemin. Pas un verre d’eau n’aura été donné en vain, avait-il dit, en annonçant sa résolution à Henriette. Cette vérité éternelle, encore une fois, se réalisait.

L’idée du service civil enthousiasma toute l’Équipe. Roger Bournef, Michel Grandjean, Henri Renoir, Albert Lautier, décidèrent d’y donner une partie ou la totalité de leurs vacances. Jacques Bourdeau, aussi, décida de s’y rendre.

— On n’a pas de vacances dans ma corporation, déclara-t-il, mais pour une fois, j’en prendrai.

— Singulières vacances, fit remarquer Grandjean ; à votre âge cela sera fatigant.

— Et puis quoi, si ça me réconforte, moi ? Voyez-vous, ça me donnera l’absolution d’être allé faire l’imbécile, il y a quatorze ans, en répondant à la mobilisation.

— L’imbécile, dit plaisamment Didier, vous voulez dire le Jacques ?

— Ah bien, mon vieux Didier, vous ne me l’envoyez pas dire ; mais vous avez raison, et pour cette fois, le Jacques était bien un imbécile.


VII


Le 27 août 1928 vit la réalisation d’une grande idée, la signature officielle du décret de mise hors la loi de la guerre. Que vaudrait cet acte ? Alexandre Didier l’avait dit excellemment, il vaudrait ce que les peuples en sauraient faire. C’était une puissance morale que leur apportaient leurs dirigeants, la plus grande des puissances morales, l’idée reconnue que la souveraineté de la vie est l’expression même de la vérité. Par cet engagement de ne plus jamais recourir à la guerre, pour quelque raison que ce fût, les gouvernements se livraient aux peuples, si les peuples savaient comprendre. Sauraient-ils comprendre, et surtout, sauraient-ils vouloir, toute la question était là.

Ce fut sous le soleil brûlant de Lichtenstein que nos amis de l’Équipe apprirent la signature du pacte Kellog-Briand. Ils la saluèrent comme un présage heureux.

— Mon cher Didier, dit Jean, se retrouvant seul un moment avec son compagnon, voilà du travail pour notre retour en France.

— Je le crois, en effet.

— Nous aurons, cet hiver, une double campagne à mener : la guerre hors la loi, et le service civil.

— Deux belles campagnes, précisa Didier.

— Et deux idées-forces. Au service militaire, nous opposerons le service civil ; à la nation armée, la guerre hors la loi.

— Parfait. Quand même, vois-tu bien, Tissier, ce pacte qui vient d’être signé, quelle belle et cinglante réponse au petit Boncour.

— À propos de Boncour, veux-tu bien savoir une nouvelle que j’ai apprise avant de quitter Paris ?

— Dis toujours.

— Eh bien, l’un de ses secrétaires épouse ma cousine, Suzanne Tissier, la fille de mon oncle, ce Gaston Tissier dont Pierre t’a conté l’histoire.

— Vraiment ?

— J’ai lu le billet des fiançailles avant mon départ, et le mariage a se faire ces jours-ci.

— Mes compliments à Mlle Suzanne. Mais, dis-moi, son père ne fabrique-t-il pas des munitions de guerre ?

— Je te crois. Il a énormément travaillé pour le Maroc.

— Comme ça se trouve. Alors, il va avoir pour gendre un secrétaire de Boncour ?

— Mais oui.

— Eh bien, il est très adroit, ton oncle. Il prend une assurance pour des commandes futures.

Les deux jeunes gens se turent un instant. Puis Jean reprit :

— Ce n’est pas cette nouvelle qui rassérène l’esprit de mon père. Quand je l’ai quitté, il était plus amer, plus misanthrope que jamais.

— C’est étrange qu’il n’ait pas pu dominer cela, lui qui avait traversé toute l’épreuve de la guerre.

— Il avait en son frère une confiance absolue. Cette trahison a blessé chez lui toutes les forces vives, le cœur et la conscience.

— Vous n’avez pas eu une jeunesse gaie, pauvres amis, fit Didier compatissant. Ta sœur ne semble pas, cependant, en avoir été atteinte ; elle possède une confiance, une fraîcheur d’âme qui réconfortent.

— Elle ressemble beaucoup à ma mère.

— Et toi ?

— Oh ! moi, je serais comme mon père si je ne me raisonnais pas et si je n’avais pas appris à me dominer. Mon père a été trop dur, trop cassant ; il a blessé chez moi la sensibilité, tant et tant de fois qu’il m’a fallu lui faire une carapace. Et pour l’avoir ainsi murée, je lui ai certainement enlevé de sa puissance.

— N’exagère pas. Je te connais mieux. L’écorce est rude, mais le cœur est bon.

Jean Tissier ne répondit pas.

— À propos de ta sœur, poursuivit Alexandre, ne te semble-t-il pas qu’il y ait entre elle et Pierre, un sentiment très tendre ?

— Il ne me le semble pas, Didier, c’est pour moi une chose certaine. Et cela date presque des premiers mois où ils se sont connus.

— Heureuse jeunesse, soupira Alexandre. Eh bien, mais, mon cher ami, Pierre deviendra ton frère.

— Cela ne changera pas grand chose.

— Je le sais, votre amitié est un réconfort.

Quelque temps encore, ils se turent. Puis Didier posa la main sur l’épaule de Jean, et, avec une grande affection :

— Et toi, Tissier, tu aimes Henriette Bournef.

Le jeune homme tressaillit. Son masque se contracta, le pli de son front se durcit.

— Moi, dit-il.

— Ne te dérobe pas, Jean, tu l’aimes. Va, je sais lire au travers l’écorce. Tu peux me dire non ; mais je connais ton secret.

À nouveau, Jean Tissier ne répondit pas.

— D’ailleurs, elle t’aime aussi.

— Tu es fou, dit vivement Tissier.

— Non, elle t’aime.

— D’une bonne amitié, oui, j’en suis sûr. Mais pas autrement.

Le regard du jeune homme s’était assombri en disant ces derniers mots. Alexandre était fixé. Il avait deviné juste.

— Écoute-moi, Jean, vous vous aimez. Je m’y connais un peu, peut-être. Pourquoi ne serais-tu pas tout à fait le frère de Pierre ?

— Didier, ne dis pas de pareilles choses, cria Jean.

— Pourquoi ?

— Si tu te trompais…

Jean Tissier comprit qu’il venait de se vendre. Il se tut brusquement. À nouveau, Didier l’attira vers lui.

— Cher ami, aie confiance en ma discrétion. Je ne me trompe point. Laisse Henriette lire dans ton cœur. Elle ne se tait que parce que tu restes fermé devant elle.

Puis, gaiement :

— Eh bien, cela nous fera deux mariages à bénir, à la Nouvelle Équipe. Je prononcerai les discours.

— Tu vas vite.

— Mais non. Cela se fera l’année prochaine, quand vous aurez décroché vos diplômes. Tu vois que je vous donne le temps.

Cette fois, Jean sourit.

— Heureusement que personne ne nous a entendus, dit-il.

— Eh quoi, nous n’avons dit que d’excellentes choses. Vous vous aimez, mariez-vous. Ainsi soit-il. Cela fera deux billets de faire part à envoyer à ton oncle en échange du sien. La Paix contre la Guerre, tout simplement, et la majorité du côté de la Paix.

— Tu es bien gai, aujourd’hui ?

— Dame, la signature du pacte Briand-Kellog, la joie de vos mutuelles tendresses, tout cela m’a mis le cœur en fête.

— Tant mieux, mon vieux Didier.

Mais le regard d’Alexandre Didier s’était soudain embrumé, démentant ses paroles. Ses lèvres s’étaient brusquement crispées. Alors, dans un grand besoin de n’être pas seul à porter sa douleur, il cria la souffrance qui l’étreignait.

— Et puis, Jean, vois-tu, aujourd’hui il y a deux ans que je sais que toute tendresse est morte pour moi.

Une émotion dont il ne fut pas maître jeta Jean en avant, les mains tendues.

— Mon pauvre ami !

Et les deux hommes s’étreignirent…


Deux jours plus tard, après le travail, Pierre emmenait Jean à l’écart.

— Écoute, lui dit-il, j’ai à te soumettre des idées qui me sont venues depuis avant-hier.

— À propos de la signature du pacte, je gage ?

— Bien sûr.

— Je m’en doutais.

— Alors, je t’écoute.

— Vois-tu, cette reconnaissance officielle mettant la guerre au rang d’un crime, la bannissant à jamais de la vie politique et des relations internationales, apporte avec elle des conséquences multiples. Nous en avons, pour notre part, quelques-unes à retenir, dont celle-ci entre autres : si la guerre est un crime, j’ai le droit de lui refuser mon concours, comme j’aurais le droit de te le refuser, si tu me demandais de prêter la main à un assassinat.

— Absolument.

— Si la guerre est un crime, se préparer à la guerre, c’est commettre la même action que préméditer un assassinat.

— Évidemment, et tu veux en venir à ceci : le pacte de mise hors la loi de la guerre exige la suppression de l’armée.

— Dans l’ordre collectif, oui ; dans le domaine individuel, elle autorise l’objection de conscience.

— Je suis de ton avis. Le pacte Briand-Kellog nous donne le droit — je dirai même, nous fait un devoir — de résister à la guerre, si nos hommes politiques transgressent leurs engagements.

— Je dis plus, Jean, elle nous fait un devoir de résister à la préparation de la guerre. Rappelle-toi ce que nous disait mère l’an dernier : si c’est l’armée qui permet de réaliser la guerre, ce sont les hommes qui forment l’armée. Et rappelle toi aussi les paroles de Didier lorsqu’on parlait du projet de pacte : il faudra nous en emparer pour en faire une force vivante et agissante, ne pas le laisser se cristalliser dans les archives des chancelleries. Autrement dit, la guerre n’est possible que par le concours des hommes, et les hommes aujourd’hui, avec ce pacte, ont une arme de droit pour lui résister.

— C’est toujours très juste.

— Eh bien, il me semble, moi, que nous autres, à l’École, nous avons une position à prendre.

— À l’École ?

— Oui, à l’École. J’estime qu’à présent on n’a plus le droit de nous obliger à la Préparation Militaire.

Jean secoua la tête.

— Tu pourrais bien avoir raison. Même avant ce pacte, nous avons maintes fois protesté contre l’obligation qui nous est faite de nous préparer à devenir des officiers. Ni toi, ni moi, d’ailleurs, n’avons manqué de protester d’une manière agissante en nous dérobant huit fois sur dix à l’instruction.

— Mais ce sont là des moyens de ruse qu’on emploie quand on ne peut pas faire autrement. Aujourd’hui il me semble qu’en nous appuyant sur le pacte, nous pouvons résister ouvertement.

— À quoi as-tu songé ?

— À adresser une pétition au Ministre.

— Et tu crois que nos camarades la signeraient ?

— Il faut essayer.

— J’ai grand peur que ce soit impossible. Nos camarades en général n’aiment pas se créer des histoires. Et c’en serait une fameuse.

— Sans doute ! enfin, je voulais te livrer ma pensée. Réfléchissons-y, si tu veux.

— Oui, nous en reparlerons…

Septembre touchait à sa moitié. Les travaux de sauvetage du Lichstenstein touchaient à leur fin. Le petit État, renaissant de ses ruines, repenait sa vie, délivré du cauchemar d’anéantissement et de misère qui s’était abattu sur lui.

— Voilà ce que c’est quand les hommes veulent s’entr’aider avait un jour déclaré Bourdeau dans un groupe. C’est tout à l’inverse de la guerre, ici. En 1914, en France, nos départements du Nord étaient prospères ; en 1918, il y en avait onze qui étaient en ruines. Et pourquoi, hein ? Pas par des inondations, non. Parce que les brutes sauvages que nous étions tous, aussi bien allemands que français, sans compter les autres, nous nous étions avisés de nous jeter les uns sur les autres. Ici aussi on est tous venus, des allemands, des français, et des tas d’autres avec. Mais comme on est venu avec un peu plus de bon sens, on a agi en sens contraire, on a trouvé un pays en ruines, on va le laisser restauré. Ça, au moins, c’est du travail d’hommes, du beau travail. Ça réconforte d’être venu ici ; moi, je vais m’en retourner heureux d’avoir vu ça. Oui, c’est bien tout le contraire de la guerre, et c’est une preuve, hein, que si les hommes voulaient s’en donner la peine, il y aurait du bonheur sur toute la terre.

On avait applaudi le charpentier en fer, Didier, gaiement, lui avait frappé sur l’épaule :

— Mais vous êtes orateur, mon vieux Bourdeau. Vous nous avez dit là beaucoup de bonnes choses.

— Des choses que je pense, simplement. Moi, vous le savez bien, Didier, je ne brille pas par l’éloquence. Mais ce que j’ai dans la tête ou dans le cœur, il faut que ça sorte.

— Et vous avez raison. Alors, vous êtes content ?

— Si je le suis ! Et je ne regrette pas le sacrifice que j’aurai fait de ces deux mois là.

— C’est vrai, vous n’avez pas de vacances, vous, dans votre profession.

— Non ; mais ça n’ fait rien, allez. J’ai bien donné gratuitement cinquante-deux mois de ma vie pour faire le mal, c’est bien le moins que j’en donne deux pour faire le bien. Ça ne rétablit pas encore l’équilibre.

Alexandre Didier tendit la main au vieil ouvrier.

— Jacques Bourdeau, vous venez de dire là une chose touchante. Et je vous jure qu’elle ne sera pas perdue. Le prochain numéro de la Revue la fera passer à la postérité.

À quelques jours de là, un dimanche après midi, Alexandre Didier était emmené par Jean.

— Allons rejoindre Pierre et Roger. Nous avons à causer ensemble.

— À propos de l’idée de Pierre ?

— Oui.

À nouveau, Pierre reprit le sujet dont il avait entretenu Jean : une pétition au Ministre pour la suppression de l’obligation faite aux élèves des Écoles Supérieures d’avoir à se préparer aux fonctions d’officier.

— Et vous voudriez qu’elle soit signée dans toutes les Écoles ? Ce sera une entreprise difficile.

— On pourrait toujours essayer à Normale, dit Roger.

— Certes. Mais il faudra être très circonspect dans la rédaction du texte.

— Justement, mon cher Didier, nous aimerions avoir ton avis.

— J’y songerai.

— Maintenant, ajouta Pierre, Roger voudrait te soumettre son projet personnel. Il s’est décidé à mettre en pratique l’idée même de la pétition, en refusant catégoriquement d’être incorporé aux E. O. R.

— Quand ?

— Mais en novembre, mon cher Didier.

— C’est vrai, tu en as fini, toi, avec l’École.

Roger Bournef avait en effet passé avec succès l’agrégation de physique. Il lui restait maintenant à satisfaire aux lois militaires avant d’être nommé professeur. Il expliqua très posément la résolution qu’il avait prise. On pouvait le contraindre à être soldat, non à être officier. On ne peut pas obliger à être chef. L’idée lui était venue de cette résistance, en causant avec Pierre d’une pétition au Ministre. La pétition pourrait être faite, et répandue publiquement, précisément au moment même où il serait appelé. Son geste la soulignerait, la préciserait, permettrait à la Nouvelle Équipe de partir en campagne sur ce thème. Lui, sans doute, serait l’objet de poursuites, d’emprisonnement. La démonstration n’en vaudrait que mieux.

— Martyr, alors, fit gaiement Didier.

— N’exagérons rien. Comment veut-on servir une cause, si l’on n’est pas décidé à payer de sa personne. D’ailleurs, j’ai dit à maman que je ne serais pas soldat. Ainsi, tout ira bien. Et vous, cela va vous donner du bon travail.

— Je le crois, fit Didier : guerre hors la loi, service civil, pétition au Ministre. Il va falloir mettre des rallonges à la revue…


À la fin de septembre, nos quatre amis regagnaient Paris. Vers la même époque, Hélène et Henriette rentraient d’Allemagne, ramenant le jeune Rolf qu’Henriette s’était engagée à aller chercher chez ses grands-parents. Le gamin s’était un peu ennuyé.

— L’année prochaine, avait-il dit, je veux venir avec Liane.

Et Martha Steinitz, qui connaissait toute la douloureuse histoire de la famille Bournef, avait dit à Henriette :

— Il faudra amener la petite fille. Elle sera de la famille puisqu’elle est un peu la sœur de Rolf à présent.

— Et puis, on s’entend bien tous les deux, avait déclaré le jeune garçon.


VIII


La pétition des Normaliens fut publiquement connue au début de novembre. Elle fit sensation. Renonçant à l’idée d’une démonstration d’ensemble de toutes les grandes Écoles, nos amis s’étaient bornés à grouper pour cette action les seuls élèves de Normale Supérieure. Sur l’instigation de Didier, on avait également renoncé à demander la suppression totale de toute préparation militaire.

— Il faut, avait-il dit, donner à votre pétition le plus de chances de succès. Pour qu’elle retienne l’attention du plus grand nombre gardez-vous de lui donner une allure révolutionnaire, appuyez-vous simplement sur les droits de l’homme, sur le principe de liberté morale. Si vous dites : plus de service militaire…

Pierre l’avait interrompu.

— Je n’ai pas dit que la pétition prendrait position contre le service militaire, mais seulement contre la préparation militaire dans les écoles.

— Je t’ai compris. Mais on peut faire mieux encore, pour réunir d’abord une plus grande quantité de signatures parmi les Normaliens, ensuite un plus grand nombre de suffrages dans le public. Car notez bien que c’est là le point essentiel, obtenir de la sympathie. Bornons-nous donc à dire ceci : tout le monde est obligé, par la loi, à payer ses impôts ; mais la loi ne peut obliger personne à être percepteur d’impôts, ni même à faire l’apprentissage du métier de percepteur. De même, la loi oblige tous les citoyens à être soldats, mais elle n’en peut forcer aucun à être chef, ni même à faire l’apprentissage du métier de chef.

— Très bien vu, avait précisé Jean.

— Voilà un terrain solide. Vous vous réclamez de la loi elle-même. C’est toujours une force. Et vous vous appuyez sur le principe de liberté d’abord en réclamant le droit de décider vous-mêmes si vous serez ou non officiers, sur le principe d’égalité ensuite, en réclamant, pour ceux qui ne veulent pas être chefs, le même traitement que les autres citoyens. Vous aurez pour vous tous les gens de bon sens.

— Ferons-nous intervenir le pacte Briand-Kellog ? avait demandé Pierre.

— À quoi bon. Les gens feront eux-mêmes le rapprochement, soyez sans crainte. Puisque la guerre est mise hors la loi, il appartient aux intellectuels d’être les premiers pionniers de l’idée ; et parmi les intellectuels, ce sont ceux qui seront appelés à être les éducateurs du peuple qui doivent faire le premier geste de libération. Refuser le commandement dans l’armée, c’est se refuser à dresser le peuple au crime de la guerre. Et c’est votre droit à vous, qui devrez faire l’éducation morale et civique des citoyens et qui aurez à leur enseigner que le meurtre, le vol, la rapine, les violences de toute espèce, sont contraires aux lois morales aussi bien qu’aux lois sociales et civiques. Il y aurait contradiction flagrante entre cet enseignement que vous êtes appelés à donner, et le fait de vous faire les initiateurs au meurtre et à la rapine, en acceptant d’être des chefs militaires.

Les trois jeunes gens qui entouraient Didier avaient été frappés de la justesse de ce raisonnement et l’avaient accepté.

— Voilà, à mon avis, le fond même de la pétition. Son but doit être simplement la transformation de la préparation obligatoire en préparation facultative. Cela n’a l’air de rien, et c’est beaucoup. Toutes les fois où l’on élargit les barrières de la liberté, on fait avancer le progrès.

La pétition avait donc été rédigée dans le sens et avec l’esprit indiqués par Didier. Dès qu’elle fut connue, ce fut un beau tumulte parmi les officiels de la plume et du journalisme. C’était le pavé dans la mare, l’obligation pour certains de montrer le fond du sac et de livrer leur pensée secrète. Les Normaliens furent voués à toutes les gémonies par tout ce que la presse, l’Université et le public contenaient de gens bien pensants. Mais il va sans dire que le ministre de l’Instruction Publique repoussa la pétition. Un ministre qui tient à son portefeuille ne prend jamais de pareilles initiatives.

Cependant, fidèle à sa promesse, Roger Bournef dès son arrivée au régiment, avait refusé son incorporation aux E. O. R. Ses réponses ayant irrité les chefs, il était maintenant en prison. Sa mère le soutenait dans sa résistance. Elle n’était nullement effrayée. Son fils ne lui avait-il pas dit souvent : « Je vengerai mon père ». Il ne pouvait pas le venger plus noblement. Pour la première fois depuis la mort de Léon, Louise Bournef sentait se desserrer l’étau qui encerclait sa poitrine.

— Il est probable qu’il sera traduit devant un Conseil de Guerre, avait dit Alexandre.

— Tant mieux, avait répondu Louise. J’irai lui porter mon témoignage. Les discours ne sont pas mon fait, mais je vous jure que ce jour là je saurai quoi dire.

Les numéros de la Nouvelle Équipe étaient doublés depuis l’automne. Le numéro d’octobre avait mené campagne pour le pacte Briand-Kellog et avait eu un grand retentissement. Celui de novembre porta sur « Le Service Civil Volontaire », résumant d’abord les résultats obtenus au Lichtenstein, et posant le principe du service civil en opposition avec le service militaire ; enfin, le numéro de décembre fut consacré aux Normaliens en général et au cas de Roger Bournef en particulier.

— Je veux obliger la presse à s’occuper de lui, avait déclaré Alexandre. Il faut que son acte soit connu et discuté. On veut étouffer l’affaire dans le silence, c’est entendu, mais nous sommes là.

Il fallut évidemment bien que la presse prenne position lorsque la petite revue de l’Équipe, qui avait à présent un public sympathique, eut jeté le cas Bournef dans l’actualité. La presse nationaliste ne lui accorda cependant que de petites notes dédaigneuses, de courts articles tendant à discréditer le jeune homme et à présenter son acte comme n’ayant aucune valeur. « C’est un demi fou », déclara même une feuille à deux sous.

— Voilà le danger, dit Henriette. Souvenons-nous de Pagnanon.

— Ne craignez rien, chère Henriette, fit Didier. L’Équipe est là, cette fois. Et puis, il y a des chances que votre tante ne laisserait pas enfermer son fils dans un cabanon.

— Ils peuvent toujours essayer, dit Louise.

Néanmoins, Didier avait réuni tous les documents et témoignages qu’il avait pu trouver en faveur de Roger Bournef : ses notes à l’École, son agrégation brillamment passée ; il avait rappelé ses articles de la revue, les deux mois donnés au Service Civil, témoignage de courage et de foi humaine. Et dans le numéro de janvier, il argumentait de tout cela pour établir la pleine responsabilité du jeune homme dans le refus qu’il opposait à ses chefs.

— Il faut qu’ils le jugent, déclara-t-il ; nous voulons le grand jour. Qu’ils se prononcent et que nous puissions les confondre.

Mais l’alerte avait été donnée. Les grands chefs avaient senti le danger. Une campagne d’opinion sur un élève de Normale, futur professeur de l’Université, cela pouvait devenir scabreux. Des ordres secrets furent adressés à qui de droit. Brusquement, Roger Bournef fut appelé devant le conseil de réforme, et réformé. En février, il revenait dans sa famille.

— Par exemple, déclara Didier, ça c’est un bon tour.

— Et admirez le motif de ma libération, dit Roger ; je suis réformé pour inaptitude morale au service militaire.

— Sans blague ?

— Mais oui. C’est mot à mot le motif de réforme.

Didier eut un bon rire.

— Eh bien, mon cher ami, nous n’avons quand même perdu ni notre temps, ni nos efforts. Cette inaptitude morale, c’est une perle. Nous allons la sertir pour notre prochain numéro.

Jean Tissier à son tour, fut pris de gaieté.

— Pour la jeter aux pourceaux, dit-il.

— Nullement, mon cher. Ce sont les pourceaux qui nous la fournissent, peut-être ; mais c’est pour la soumettre aux braves gens que nous allons lui donner tout l’éclat qu’elle mérite.

La gaieté se fit générale.

— C’est égal, conclut Didier, « inaptitude morale au service militaire » ! Si après ça on laisse encore des objecteurs de conscience en prison, la partie sera belle pour la Ligue des Droits de l’Homme.


L’acte de Roger Bournef avait été porté à la connaissance du Général Delmas par un journal d’Officiers. On devine comment il en avait été ému, Roger Bournef n’était point de son sang, mais il était le cousin germain de son petit-fils.

Depuis plusieurs années, le Général Delmas passait l’hiver dans le Midi, et l’été dans une petite propriété qu’il avait acquise aux environs de Saumur. Il ne venait presque jamais à Paris. La vue de Jeanne le troublait. Il lui semblait toujours lire un reproche dans ses yeux clairs où la tristesse à présent, mettait une ombre. Quand il était avec elle, il ne savait plus que dire. De plus en plus il s’était détaché de Pierre, dont la nature sensible et réfléchie, trop idéaliste pour un garçon, disait-il, lui avait toujours déplu, et dans lequel il avait senti, à mesure que l’adolescent se faisait homme, une pensée et une conscience tout à fait opposées à ce qu’il était lui-même. Seule, Henriette le retenait encore un peu par ses qualités de douceur, mais il sentait chez elle la fermeté qu’il avait jadis sentie chez sa mère lorsqu’elle lui avait déclaré sa volonté d’épouser Maurice Bournef. Il comprenait qu’en dépit de la tendresse qu’elle lui témoignait, des soins dont elle l’entourait, elle n’acceptait aucune de ses idées. Lorsqu’il voulait discuter encore, elle le faisait taire en l’embrassant et en lui racontant de petites histoires pleines d’enjouement.

— Tu me prends pour un enfant, lui disait-il quelquefois, mais je ne suis pas dupe.

— Je ne te prends pas pour un enfant, disait-elle, mais pour un bon petit grand-père. Et le rôle des grands-pères, c’est de rire avec leurs petits enfants.

Par l’intuition de sa nature compréhensive, Henriette sentait que son grand-père n’était pas heureux. Toujours juste et sincère, elle comprenait qu’on ne pouvait pas lui faire un reproche d’être ce qu’il était. Il était le représentant d’une époque. Les idées qu’il représentait faisaient comme lui, elles perdaient de la vie et de la force. Et c’était bien heureux, pensait-elle, pour le bonheur du monde. Mais il fallait admettre que le général mourrait avec elles. Il avait été bon à sa manière, courageux à sa manière, juste à sa manière ; mais il avait compris tout cela comme on le comprenait un demi siècle plus tôt. La vérité morale avait marché ; lui était resté à son ancien poste de commandement, sans rien connaître d’autre que l’inflexible discipline qui avait formé ses jeunes années et qui était restée la règle de sa vie.

— Quand on veut être juste, il faut essayer de tout comprendre, avait-elle dit un jour à Jean Tissier, en lui parlant de son grand-père.

— Je suis tout à fait de votre avis, Henriette. C’est toujours ce que j’ai pensé au sujet de mon père. Si je n’avais pas compris les motifs de sa dureté, il y a longtemps que j’aurais fui sa présence.

Quand le général Delmas était à Saumur, il prétextait toujours la fatigue que lui causait Paris, pour n’y faire que de courts séjours. Mais il était heureux de posséder quelque temps sa petite-fille chez lui. Henriette lui refusait le moins possible cette douceur.

Lorsqu’il apprit l’acte de résistance de Roger, le général écrivit à sa fille une lettre alarmée et désapprobative. L’heure approchait où Pierre, lui aussi, serait appelé à l’armée. Quelles étaient ses intentions ? Il voulait espérer, disait-il, que son petit-fils se souviendrait du sang qui coulait en ses veines.

Jeanne crut bon de ne pas communiquer cette lettre à Pierre, mais la fit lire à Henriette. Ce fut la jeune fille qui répondit au général. Elle éluda la question, lui conta quelques petits faits amusants, et lui promit sa visite dès que le printemps l’aurait ramené à Saumur.

« Nous causerons alors de tout ce que tu voudras, cher grand-père, disait-elle ; mais surtout nous irons faire de belles promenades aux bords de la Loire. Vois-tu, c’est bien encore ce qu’il y a de meilleur… »

En cachetant sa lettre, elle dit à sa mère :

— Je lui promets ma visite. Cela calmera ses inquiétudes, et le fera penser à autre chose. Il va chercher dans ses relations militaires de Saumur quels jeunes lieutenants ou capitaines il pourrait bien me présenter cette année. Vois-tu quelle belle revanche ce serait pour lui s’il pouvait marier sa petite-fille à un officier ?

— S’il y réussissait, pourtant ?

— Oh ! chère mère, à quoi vas-tu penser, voyons. Si je suis la petite-fille du général Delmas, je suis la fille de Maurice Bournef.

Jeanne, pensive, songeait au temps où elle bataillait contre son père pour épouser l’homme de son choix.

— Notre cœur a des replis qui nous surprennent nous-mêmes, dit-elle.

Doucement, Henriette passa la main sur la chevelure maternelle, où des fils d’argent, à présent, se mêlaient par endroits aux fils blonds.

— Sois tranquille, mère chérie, je connais mon cœur tout entier, et je suis sûre de lui. Et celui qui partagera ma vie, tu pourras le nommer ton fils sans arrière-pensée et sans amertume.


IX


Le Centre français des Quakers avait mis à la disposition de la Nouvelle Équipe l’une de ses salles de réunion. Chaque semaine le Comité y tenait une permanence, et deux fois par mois, les fondateurs, les adhérents, les sympathisants, se réunissaient pour discuter, envisager les campagnes de propagande qui pouvaient utilement être faites, étudier les questions de l’actualité. Le plébiscite continuait toujours à se couvrir de signatures. La revue devenait plus appréciée et se faisait une place bien marquée dans la presse d’idées et de combat. Pierre Bournef et Jean Tissier, depuis janvier, n’y collaboraient plus guère, absorbés par leur travail personnel, ayant à préparer leur agrégation ; Jean, surtout, tenait à réussir à cause, disait-il, de son père.

— Je lui dois cela, tu comprends, avait-il dit à Pierre. Ce sera pour lui un peu comme une revanche, lorsqu’il pourra dire : « Mon fils, agrégé de philosophie »…

— Mais, cher ami, avait doucement répondu Pierre, j’ai les mêmes motifs que toi pour vouloir réussir. Je sais que mon père en aurait été heureux. Il ne pourra pas le dire, mais c’est une raison de plus pour que je me fasse un devoir de réaliser ce qui eut été son plus vif désir.

À la première réunion de mai, la discussion s’établit sur la question du service militaire obligatoire. Michel Grandjean demandait qu’on mît à l’étude un projet de motion réclamant la suppression de l’obligation militaire.

Il exposait ses idées :

— Il y a déjà plusieurs années que la question a été posée en d’autres pays. Il faut la reprendre et lui donner de l’ampleur ; à présent que la signature du pacte Kellog a consacré définitivement la mise hors la loi de la guerre, l’obligation du service militaire ne se justifie plus.

— Si elle s’est jamais justifiée, interrompit Henri Renoir.

— Permettez. En ce moment, ce ne sont pas nos idées que j’expose. Je me place au point de vue général. La conscription militaire obligatoire a pu paraître juste quand il était admis que la guerre était un moyen légal de combat et de défense. La guerre acceptée par tous, mettait les nations dans l’obligation de s’armer ; et la conscription de tous les hommes valides se justifiait par l’égalité de tous les citoyens devant la loi.

— Sans doute, dit encore Renoir, ce raisonnement est juste, si l’on admet que la loi civique soit souveraine ; mais au-dessus de la loi civique, il y a la loi morale. Celle du Christ, par exemple.

— Il est un peu tard pour la faire valoir, dit un interrupteur, du fond de la salle.

Renoir répliqua :

— Pardon ! il y a toujours eu des chrétiens qui ont protesté contre la guerre et l’usage des armes. Ils n’ont pas été nombreux, je vous l’accorde, mais ce n’est pas une raison pour les méconnaître. Il y en eut dans tous les temps. Sans doute, c’eût été le rôle même de l’Église Chrétienne de s’opposer à la guerre ; mais elle eut le tort de s’allier aux puissances politiques, et perdit toute sa force morale du fait même de cette alliance. Du moins dans cette église qui faisait fausse route, il resta des consciences libres, qui avaient compris la pensée du Christ. Ceux-là ont proclamé l’indépendance de l’esprit en répudiant l’autorité des puissances temporelles. C’est eux, peut-être, qui ont permis à la pensée libre de continuer sa route. C’est eux, peut-être, qui vous permettent aujourd’hui de vous appuyer sur des forces morales pour combattre les forces de la violence.

L’interrupteur voulut répondre. Didier intervint.

— Mais non, voyons, pas de discussions vaines. Renoir a parfaitement raison. Les chrétiens qui conservèrent l’esprit du Christ, dans ses principes essentiels de vie, de liberté et d’amour, ont sauvé la liberté morale des hommes et sont les précurseurs de la conscience moderne. Il n’est pas de libre-penseur de bonne foi qui ne le reconnaisse. Ne perdons pas notre temps en des contradictions inutiles. Continue donc, Grand-jean.

— Je reviens à mon point de départ. La conscription obligatoire, ai-je dit, se justifiait par l’obligation du recours à la guerre pour régler les différents des Nations. Maintenant que la guerre est répudiée en tant qu’instrument de politique nationale, le principe de la Nation armée ne peut plus se soutenir. Pourquoi une armée, puisque toutes les grandes nations du monde, celles-là même qui représentent aujourd’hui les plus grandes forces militaires, se sont engagées à ne plus jamais utiliser la force des armes ?

Un nouveau venu demanda :

— Et les guerres de sanction, cependant ?

— Les guerres de sanction ? Mais, voyons, c’est à présent une idée périmée. Le pacte Kellog dit ceci : « Que les règlements ou la solution de tous les différents ou conflits, de quelque nature ou de quelque origine qu’ils puissent être, ne devront jamais être cherchés que par des moyens pacifiques. » Ce sont là les termes mêmes de l’article II. Or, une guerre de sanction n’est pas un moyen pacifique, je pense ?

— Très juste.

— La conclusion logique du pacte Kellog, c’est donc, redisons-le encore une fois, le désarmement. Seulement, il me paraissait nécessaire de demander, dès maintenant, la suppression du service obligatoire. Après la signature du pacte, on ne peut plus obliger personne à être soldat.

— Une armée de métier, alors ?

— Jamais de la vie. Nous ne voulons de la guerre pour personne, l’ayant répudiée pour nous. Nous n’acceptons pas que d’autres la fassent en notre nom, car, en toute logique, une armée de métier en France, ce serait encore l’armée française, et nous serions responsables de ses crimes.

— Alors, la solution ?

— La solution, c’est toujours le désarmement. Mais en attendant, et comme nous n’ignorons pas que le désarmement ne pourra s’accomplir en un tournemain, nous demandons la conscription facultative permettant d’opter pour un service civil de reconstruction, de sauvetage, d’entr’aide, dans le genre de celui que nous avons vu fonctionner au Lichtenstein. Et, je le précise encore, ceci n’étant qu’une mesure transitoire pour attendre que puisse s’opérer le désarmement définitif et complet.

Des approbations saluèrent la fin de l’exposé de Grandjean. Didier précisa :

— Tout cela, d’ailleurs, c’est le programme de notre Équipe.

En ce moment, un des assistants demanda la parole. C’était un jeune homme brun et mince, au visage plutôt maigre, qui pouvait avoir entre vingt-deux et vingt-cinq ans. Il ne venait aux réunions que depuis deux mois, et se nommait Jacques Salèze.

— Chers camarades, dit-il, je suis parmi vous depuis peu de temps et n’ai pas encore eu l’occasion d’entendre vos idées sur la question de l’objection de conscience. Peut-être avez-vous discuté cette question en de précédentes réunions. Mais j’aimerais savoir ce que vous en pensez.

Il s’était exprimé très correctement, d’une voix posée et grave. Son attitude était calme, sa mise simple et soignée, sans prétention ni laisser aller. La tenue d’un employé modeste.

Ce fut Didier qui répondit.

— Mais l’objection de conscience fait partie de notre programme, camarade. Cela ne se discute même pas. Les objecteurs de conscience sont les premiers pionniers de la résistance à la guerre. C’est eux qui ont montré le chemin. Peut-être est-ce parce qu’ils ont porté la question sur le terrain moral, que le pacte de mise hors la loi de la guerre a pu naître dans l’esprit de ses promoteurs ? L’objection de conscience, c’est la guerre condamnée par l’individu, avant de l’être, officiellement, au nom de la collectivité.

— Je vous remercie. Alors, vous soutiendrez les objecteurs de conscience ?

— Sans doute ; d’ailleurs, nous les avons toujours soutenus.

Jean Tissier se leva.

— Je voulais préciser, dit-il. Nous soutiendrons les objecteurs de conscience, nous les défendrons. Mais nous ne préconisons pas l’objection de conscience comme l’unique forme de résistance à la guerre.

— Cela va de soi, répondit Didier ; chacun prend l’attitude qui convient à son caractère. L’essentiel c’est de résister à la guerre.

Jacques Salèze dit encore :

— Je vous remercie à nouveau. Je n’ai rien de plus à dire aujourd’hui…

Il se rassit. Les assistants le regardèrent, un peu surpris de cette interruption sans motif.

— Qu’a-t-il bien voulu dire, par sa question sur l’objection de conscience, disait un peu plus tard Alexandre Didier, s’en retournant en compagnie de Pierre et de Jean.

— Connaître notre opinion, vraisemblablement, dit Pierre.

— Je le remarque depuis quelque temps, reprit encore Didier. Il est sympathique. Il est intelligent, certainement. Il y a en lui quelque chose de méditatif qui retient la pensée. Je me demande qui ce peut être.

— J’ai posé la question à plusieurs d’entre nous, dit Jean ; personne ne le connaît. Un ami de Robert Bourdeau m’a dit qu’il devait être depuis peu à Paris.

— Un petit fonctionnaire, ou un employé, venant de la province, fit Pierre. Mais je suis de l’avis de Didier, il est sympathique.

Nos trois amis marchèrent un moment en silence.

— Cependant, fit Jean, comme s’il concluait une méditation intérieure, il ne faut pas faire de l’objection de conscience une question plus importante que les autres. Pour ma part, je considère les objecteurs absolus comme des forces perdues pour la résistance.

— Mais, voyons, Jean, dit vivement Pierre, souviens-toi que toute la force est dans l’individu et que leur résistance même est une force qui ne saurait être perdue. Pour moi, je me souviens des dernières recommandations de mon père : le devoir de résister… ne demander conseil qu’à sa conscience.

— Oui, Pierre, mais ton père venait d’évoquer la mobilisation. Alors là, vois-tu, je suis en plein accord avec lui. Et pour ma part, je sais que je n’aurais pas une minute d’hésitation. Seulement ce soir, si j’ai bien compris la pensée de ce Salèze, il s’agissait de l’objection de conscience devant le service militaire.

— Bien entendu, étant donné qu’on avait discuté la soirée sur l’obligation militaire.

— Eh bien, dans ce cas, je maintiens que les objecteurs sont des forces perdues. On les arrête, on les condamne ; et s’ils tiennent bon, c’est trente ans de leur vie qu’ils devront passer en prison.

— Pourtant l’exemple qu’ils donnent est fécond, Jean. Regarde les objectors anglais pendant la guerre ?

— Mais oui, je le répète, dans ces heures-là la résistance absolue est un devoir et une force.

Didier intervint.

— À quoi bon discuter ? Je répète ce que j’ai dit : chacun prend l’attitude qui convient à son caractère. Il est certain que je ne verrais pas Jean, actif et réalisateur comme il l’est, passer trente années en prison. D’autres pourraient envisager cette hypothèse. Que chacun donne sa mesure. On ne fait rien de bon si l’on ne se décide en pleine liberté morale.

— C’est aussi mon avis, dit Pierre.

À la réunion qui suivit, c’est-à-dire à la seconde réunion de mai, on ne vit pas Jacques Salèze. Mais à celle de la première semaine de juin, il était présent. Dès son arrivée, il confia à Didier qu’il avait à faire une déclaration importante.

— C’est bien simple, répondit Alexandre, prenez la parole tout de suite, nous vous écoutons.

Debout, Jacques Salèze commença son exposé. Comme la première fois, il s’exprimait clairement et posément, sans éclats de voix.

— Voici, dit-il. Je suis simplement un ouvrier cimentier et j’appartiens au Syndicat du Bâtiment. J’avait huit ans à la mobilisation. J’habitais Lille, avec ma famille. Mon père était maçon. Il partit. Nous restions quatre avec ma mère, et j’étais le plus jeune. J’avais un frère de quinze ans et deux sœurs. J’ai connu toutes les douleurs de l’occupation. Ma grand’mère, qui vivait avec nous, est morte dans une cave pendant le bombardement de Lille par les troupes françaises. En 1915, ma plus jeune sœur mourut d’une rougeole mal soignée. En 1917, mon frère qui avait été réquisitionné par les Allemands pour des travaux au-dessus de ses forces, est mort d’épuisement. Après l’armistice, nous apprenions la mort de mon père. Ma mère restait seule avec ma sœur qui avait seize ans et moi qui en avais douze. J’appris le métier de mon père, puis me spécialisai parmi les cimentiers. J’avais conservé du temps de guerre une image d’épouvante qu’entretenaient devant mes yeux les quartiers dévastés de Lille. Je me jurai de n’être jamais soldat. J’ai beaucoup lu ; j’ai pensé, j’ai médité. Je suis convaincu que c’est à chacun de nous qu’il appartient de rendre la guerre impossible en lui refusant notre concours personnel. Il ne faut pas attendre la mobilisation : il faut aller au devant même de cette éventualité. La mobilisation, c’est déjà la guerre. Tout individu qui sait se servir d’un fusil peut être tenté de le prendre ; celui qui a obéi à la discipline militaire en temps de paix, pourra peut-être n’avoir pas la force de lui résister devant la guerre. Ma décision est donc prise : je n’apprendrai pas le maniement des armes, je ne me plierai pas sous la discipline du militarisme. Sans attendre le désarmement, je me désarmerai moi-même. Voilà ce que j’avais à vous dire.

Tous avaient écouté, frappés par cette voix calme, lente, presque froide.

Henri Renoir demanda :

— Vous êtes chrétien, peut-être ?

— Non, je suis anarchiste.

Puis, remarquant un peu d’étonnement autour de lui :

— Vous êtes surpris ? Habituellement, je sais, les anarchistes sont plus démonstratifs, plus bruyants. Moi, je ne suis pas un violent. Je réprouve tous les systèmes qui ont recours à la violence. Je ne suis pas révolutionnaire, au sens où l’on entend ce mot. Mais je suis un anarchiste. Je pense que l’individu possède toute la force morale, s’il le veut.

— Quel âge avez-vous ? demanda Didier.

— J’ai vingt-trois ans.

— Mais alors, vous auriez dû faire votre service militaire ?

— Je sais. Je ne l’ai pas fait encore. Devant la loi, je suis un insoumis. Mais cette situation ne me plaît pas. Je l’ai acceptée pour des raisons supérieures. Ma mère, qui avait souffert des privations de l’occupation, est devenue très malade en ces dernières années. Les médecins appelés à la soigner la condamnèrent. Je n’ai pas voulu lui imposer les souffrances morales de me savoir poursuivi, emprisonné. Je n’ai pas répondu à l’appel de la conscription, et j’ai attendu. Ma mère est morte en novembre. J’ai quitté Lille immédiatement et suis venu me fixer à Paris. J’ai à présent six mois de séjour, j’ai un emploi régulier dans un chantier, j’ai une chambre à moi. On ne peut pas dire que je sois un vagabond, un paresseux, un exalté. Ma vie est paisible et ordonnée. Je peux donc à présent affirmer ma liberté de conscience devant la loi. J’ai écrit, hier, au Président de la République. Je lui dénonce ma situation et lui donne mon adresse. J’attends à présent mon arrestation.

L’attention des assistants était si profonde que le silence ne fut pas troublé par le silence de Salèze, qui avait terminé sa déclaration.

— C’est admirable, dit enfin Alexandre Didier. Et qu’attendez-vous de nous ? Que nous prenions votre défense ?

— Pas ma défense, mais celle de l’idée qui m’a fait agir. On va m’arrêter. On va essayer de me discréditer, de salir ma pensée. Voilà ce que je ne veux pas. Je n’ai pas peur de la prison, ni même de la mort. Mais je veux savoir que l’idée qui m’anime ne sera pas traînée dans le mépris et dans la boue.

Didier était conquis par tant de noblesse d’âme.

— Nous vous comprenons, dit-il, soyez sans crainte. Nous sommes les dépositaires de votre testament moral. Comptez sur nous.

— Merci, c’est tout ce que je voulais vous demander. Si mon acte peut servir votre cause, utilisez-le. Mais ne faites de moi ni un héros, ni un saint, ni un martyr. Je suis seulement un homme libre affirmant sa liberté.

La soirée était avancée et les esprits n’étaient plus tournés vers les discussions habituelles ; Didier prit l’adresse de Salèze et on leva la séance.

Henri Renoir vint serrer la main de l’ouvrier du bâtiment.

— Vous m’avez dit que vous n’étiez pas chrétien, mais le Christ est sûrement avec vous.

— C’est possible, voyez-vous. Je suis avec tous ceux qui ont voulu et qui veulent la fraternité et la justice. Mais j’ai pris l’habitude de penser devant un seul témoin : ma conscience.

— Voulez-vous me considérer comme un ami ?

— Mais oui.

À la sortie, Pierre Bournef s’approcha de Jacques Salèze. Il avait été fortement impressionné par les déclarations de l’ouvrier cimentier.

— Je ne puis vous dire à quel point je suis ému, lui dit-il. Pourriez-vous me donner un rendez-vous demain, je voudrais causer seul avec vous.

— Je veux bien ; dans la journée je travaille. Mais le soir après huit heures, je suis à votre disposition, où vous voudrez.

— Puis-je aller chez vous ?

— Si vous voulez.

— Alors, demain soir, huit heures et demie.

— Je vous attendrai.


X


Jacques Salèze fut arrêté dans la première semaine de juillet, au moment où Pierre et Jean préparaient la seconde partie du concours de l’agrégation.

— Voici les vacances, avait dit Alexandre Didier, lorsqu’il sut que l’arrestation était chose faite. Il ne sera pas jugé avant novembre. Nous avons le temps de préparer deux bons numéros de la revue, et de lui assurer une belle défense.

Exposant à Jeanne Bournef ses projets de campagne en faveur du jeune cimentier, il avait ajouté :

— Et je ne manquerai pas de m’appuyer, vous le pensez, sur la déclaration faite récemment par Albert Einstein.

Le savant physicien allemand, Albert Einstein, avait, en effet, répondu publiquement à une question qui lui avait été faite sur l’attitude qu’il prendrait en cas de guerre, par cette déclaration que la presse allemande d’abord, la presse française ensuite, avaient répétée et commentée :

En cas de guerre, je refuserais tout service militaire, direct ou indirect, et je m’efforcerais de persuader à mes amis d’en faire autant, sans tenir compte des droits et des torts quant à l’origine du conflit.

— Cette déclaration là, disait Didier, c’est exactement comme le pacte Briand-Kellog ; c’est une force morale qu’il s’agit de ne pas laisser dormir dans les colonnes des journaux d’information.

Comme il convient, le numéro de juillet de La Nouvelle Équipe la présentait à la méditation de ses lecteurs, avec un très bon article de Didier exposant la thèse de la résistance individuelle à la guerre, et faisant de la conscience humaine le suprême refuge de la paix.

— Je pose des jalons pour l’affaire Salèze, avait-il dit.

— Sans compter, avait répondu Tissier, que ce pourrait être pour nous la formule même de notre action. Tous les individus ne sont pas capables d’accepter de passer leur vie en prison, pour affirmer leur pacifisme ; mais tous les hommes qui se sont dressés contre la guerre peuvent prendre l’engagement formulé par Einstein.

— Ton idée est excellente, Tissier, nous en reparlerons.

— Oui, quand le concours sera terminé.

Vers la fin du mois, les deux amis eurent enfin la joie du succès. Jean ne s’était pas trompé en disant que son père y trouverait un élément d’apaisement pour ses habituelles rancœurs. Toute la famille en bénéficia. L’humeur de Charles Tissier s’adoucit.

Jean n’avait pourtant pas dit toute sa pensée en affirmant qu’il voulait surtout réussir à cause de son père. Il y avait en lui un autre motif qu’il ne s’avouait peut-être pas à lui-même ; mais la véritable joie qu’il eut de son succès, fut le regard heureux d’Henriette et le ton ému de sa voix lorsqu’elle lui dit sa satisfaction. C’était à cause d’elle qu’il avait ardemment souhaité cette réussite.

Pierre, lui aussi, était heureux. Mais son bonheur avait été voilé de tristesse. Celui dont il se sentait si profondément le fils, n’était plus là pour s’associer à leur joie. Il avait senti cette tristesse passer dans la voix de sa mère, lorsqu’elle l’avait serré dans ses bras.

— Mon Pierre, avait-elle dit, pensons à Lui…


Cependant, on pouvait remarquer qu’une préoccupation intérieure ne quittait point Pierre Bournef. Il semblait que la satisfaction des études, heureusement terminées, aurait dû apporter chez lui une détente, lui permettre une expansion de vie physique où sa jeunesse se serait donné libre cours. Il n’en était rien, il restait méditatif et soucieux.

Un jour, enfin, il se décida à parler. Ce fut exactement le 2 août, jour anniversaire de sa naissance. Il avait prié sa mère de réunir pour cette date, ses deux amis les plus chers, Hélène et Jean, et Alexandre Didier pour lequel il avait à présent une amitié admirative.

— Eux seulement, chère Maman, avait-il précisé. On avait déjeuné assez gaiement. Jeanne, que la date même reportait à quinze ans en arrière, s’efforçait de surmonter la tristesse des souvenirs pour s’associer à la jeune espérance de ceux qui l’entouraient. Hélène et Pierre, assis l’un près de l’autre, échangeaient parfois un regard plein de tendresse, et Alexandre Didier, refoulant en lui l’amertume de son cœur, était rayonnant et ne tarissait point de réparties spirituelles.

Quand le café fut pris, Pierre enveloppa ses amis, sa sœur, sa mère, dans un regard de gravité affectueuse, qui semblait être la conclusion d’un débat intérieur.

— Je suis heureux, dit-il. Depuis un mois, il s’est livré en moi un combat, maintenant terminé. C’est parce que je voulais vous le confier, et vous faire les juges de ma conduite, que j’ai désiré vous réunir aujourd’hui.

Tous à présent avaient pris une attitude interrogative.

— Mais d’abord, continua le jeune homme, passons dans notre cabinet de travail. Nous y serons mieux au milieu de nos pensées.

Dès qu’ils furent installés, Pierre faisant le centre du petit groupe, Jeanne dit à son fils, en l’enveloppant d’un long regard d’amour.

— Eh bien, mon Pierre, nous t’écoutons.

Le jeune homme, un moment, se recueillit. L’heure était venue pour lui d’affirmer sa foi.

— Mère chérie, dit-il enfin, ce que je vais dire apportera peut-être à ton cœur une souffrance nouvelle, et de cela je te demande pardon. Mais je sais aussi que ton âme si humaine, faite de lumière, je sais que ta conscience si haute, se réjouiront de mon choix.

Jeanne avait deviné déjà.

— À vous aussi, chère Hélène, continua Pierre, en se tournant vers la jeune fille, à vous aussi je demande pardon.

Elle dit, troublée :

— Pardon à moi, Pierre ?

— Oui, j’ai à vous demander pardon, car peut-être jugerez-vous que je ne devais pas disposer de moi-même sans vous avoir consultée.

— Pierre !

— C’est peut-être vrai. Bien que je ne vous aie point fait l’aveu de ma tendresse, vous la connaissez, comme je connais la vôtre. Les cœurs qui s’aiment n’ont que faire des paroles.

Hélène, maintenant, les joues roses, le cœur battant, levait vers le jeune homme la flamme ardente de ses yeux.

— Nous nous aimons, mère chérie, poursuivit Pierre, et j’attendais la fin de mes études pour te le dire et te demander d’accueillir Hélène comme ta seconde fille…

— Oh ! c’était déjà fait, Pierre, interrompit Jeanne. As-tu pu croire que je n’avais pas compris votre amour ? Il y a longtemps que vous êtes unis dans mon cœur, car votre tendresse, mes chers enfants, est aussi vieille que votre amitié.

Hélène se livra dans un cri spontané :

— C’est vrai…

Jeanne sourit.

— Mais oui, c’est vrai, dit-elle ; c’est si vrai, mes enfants, que ton père, mon Pierre, l’avait pressentie cette tendresse…

— Mère !

— Mais oui. Et il m’avait dit que s’il ne se trompait point, il eût été heureux de nommer Hélène sa fille.

Le jeune homme paraissait bouleversé.

— Mon père, murmura-t-il… Mon père avait deviné cela à une époque où je ne lisais peut-être pas encore en moi-même. Ah ! mère, que je suis heureux. C’est un lien de plus entre mon père et moi. Je me sentais déjà tellement uni à sa pensée. À présent je comprends que nos cœurs aussi sentaient de même.

Il se tut. Un moment son visage se crispa dans une expression de douleur. Puis les traits se détendirent, reprirent leur douceur et leur fermeté.

— C’est une raison de plus pour que je demande pardon à Hélène, dit-il enfin. Car ma vie, qui devrait lui appartenir, j’en ai disposé pour une autre cause. Tous avaient compris. Mais déjà Hélène était debout, rayonnante, devant le jeune homme.

— Cher Pierre, dit-elle, si j’ai à vous pardonner, c’est pour une autre raison…

Et comme ses yeux à lui l’interrogeaient :

— Car vous avez douté de ma tendresse, Pierre, puisque vous n’avez pas cru qu’elle était capable de vous suivre jusque dans le renoncement ; puisque vous n’avez pas cru que je pouvais être près de vous pour servir cette cause.

— Hélène !

— Vous voulez imiter le geste de Jacques Salèze. Je le sais, je l’ai compris, et…

Sa voix faiblit, se fit tremblante.

— Et j’avais accepté, dit-elle.

Puis, tout son courage l’abandonnant, elle fondit en larmes. Jeanne s’élança vers elle, tandis que Pierre, s’agenouillant, prenait ses mains.

— Pardonnez-moi Hélène, redit-il.

Sans parler, Jeanne avait attiré la tête de la jeune fille sur sa poitrine, essuyait ses yeux.

— Mes enfants, dit-elle enfin, je n’avais pas prévu pour vous d’aussi cruelles fiançailles. Ce sera donc toujours la douleur qui aura raison ?

Mais Hélène s’était reconquise. Elle porta la main de Jeanne à ses lèvres.

— Non, mère, pour cette fois ce sera l’amour, dit elle, tandis que son visage s’empourprait.

Didier, Henriette et Jean, émus, n’avaient pas dit un mot. Mais lorsqu’Hélène eut prononcé cette dernière phrase, Alexandre Didier se sentit soudain délivré.

— Notre amie est dans la vérité, dit-il, c’est l’amour qui est vainqueur aujourd’hui. La décision de Pierre n’y change rien, car la décision de Pierre, c’est de l’amour encore.

— Oui, dit Hélène, sans cela l’aurais-je comprise ?

Ces paroles ramenaient Pierre à la réalité.

— Il faut pourtant, dit-il, que je termine ma confession. Il est vrai qu’elle me sera facile à présent, puisque tous vous avez deviné.

Ils avaient repris leurs places, et maintenant attendaient.

Il parla. Hélène l’avait dit, il voulait imiter Jacques Salèze, non par désir d’imiter, mais parce que l’ouvrier cimentier avait exprimé toutes les pensées qui étaient en lui, depuis longtemps. Que sa mère se souvînt ! Lorsqu’Émile Pagnanon leur avait confié sa résolution de ne pas répondre à la conscription, il l’avait approuvé. Déjà, à cette époque, il avait compris la vérité de cette résistance ; il avait senti que cette vérité dicterait un jour sa conduite. Et les simples paroles de Salèze, le soir de la réunion, avaient trouvé un écho dans sa conscience. Il était allé voir l’ouvrier, avait causé avec lui. Depuis ce jour, sa résolution était prise. Il n’avait combattu avec lui-même que parce qu’il avait songé à la douleur de ceux qu’il aimait.

— Maintenant, mère, ajouta-t-il, je veux te faire la même demande que pour le service civil : donne-moi ton consentement.

Jeanne ferma les yeux. Son fils lui demandait peut-être de consentir à son martyre.

Mais une rapide vision lui montra Paris, quinze ans plus tôt, bouleversé par la mobilisation. Elle revit les rues, la foule, la fièvre des individus, et les soldats de l’active qui quittaient la caserne de la République.

— Ils ont des mères ! avait-elle crié.

Oui, ils avaient des mères, et pourtant ils s’en allaient à la mort.

Alors, elle n’hésita plus. Elle rouvrit les yeux, regarda Pierre, puis, comme l’année précédente, elle répondit :

— Oui, mon fils, je te donne mon consentement.

Mais une grande douleur était en elle. Pierre le sentait.

— Merci, mère, dit-il. Mais je voudrais que vous ne soyez pas tristes ; avec votre amour et votre amitié, je ne serai pas malheureux. J’aurai toute la force.

Didier voulut faire diversion.

— Et puis, ajouta-t-il, pour cette fois encore l’Équipe sera là. Pierre ne sera pas seul.

— Je le sais, Didier.

— Voyez-vous, poursuivit Alexandre, je m’étais toujours un peu douté de cela. Mais j’ai confiance. Nous sommes à présent à un tournant du chemin, et nous ne pouvons pas apercevoir ce que nous cache le coude de la route. Pour moi, j’ai l’intime conviction que ce sont les larges horizons de la paix.

— Le ciel est pourtant bien noir encore, dit Jeanne.

— Chère Madame, le calme n’est jamais aussi près que lorsque l’orage touche à son paroxysme, et c’est lorsqu’il atteint le terme extrême de la fièvre que le malade est à la veille de la convalescence. Et moi je vous dis que jamais nous n’avons eu autant de raisons d’avoir confiance en l’harmonie du monde. La paix, maintenant, est entrée dans le domaine moral, et c’est là seulement qu’elle peut trouver des assises solides. La guerre est condamnée. Elle ne l’est pas seulement par le pacte du 27 août ; elle l’est par les consciences, et les paroles d’Einstein l’expriment admirablement. Tous ceux qui pensent, savent bien aujourd’hui que les raisons qu’on lui oppose encore sont de misérables raisons. Assurément le militarisme se débat, résiste, et notre lutte n’est pas terminée, car le monstre est pourvu de terribles défenses. Mais ce qui fait notre force à présent, c’est que nous savons qu’il ne peut plus nous écraser sans notre volonté.

— Vous avez raison, Monsieur Didier, dit Jeanne. Il y a quinze ans que j’ai compris que l’individu, seul, était le maître. Mais j’ai compris aussi, il y a quinze ans, que tous les hommes étaient dans la dépendance les uns des autres, et que pas un ne pouvait être sauvé si tous ne l’étaient pas.

— C’est juste, s’écria Jean Tissier, qui n’avait pas encore dit un mot. Moi aussi je l’ai compris, et c’est pourquoi j’ai donné ma préférence à l’action d’ensemble plutôt qu’aux actes individuels.

Il y avait, dans les paroles du jeune homme, un peu d’âpreté.

Alexandre Didier se tourna vers lui.

— Mais, mon cher Tissier, l’acte de Pierre ne se détache pas de l’action d’ensemble. Je te l’ai déjà dit, chacun prend la tâche qui convient à son caractère et à son tempérament. Dans l’effort commun, il y a l’effort de chacun. Si le geste que Pierre a décidé, était un geste isolé, incompris, il serait sans force. Mais nul aujourd’hui n’en peut ignorer la signification, parce que, ce geste, on le sent lié à l’immense assaut des consciences contre le militarisme.

— Notre ami Didier est, comme toujours, dans le vrai, dit Henriette. Mère l’a dit : les hommes sont dans la dépendance les uns des autres. C’était vrai dans la déroute de 1914. Et c’est vrai aujourd’hui encore. C’est tous ensemble que les hommes chanteront l’hymne de la délivrance.

Cependant Pierre, maintenant, avait attiré Hélène près de lui. Ils ne disaient rien, trop émus pour pouvoir parler.

Jeanne Bournef s’approcha.

— Vous restez ce soir, n’est-ce pas, Hélène ? Cette date, et les événements de la journée, ne permettent pas que nous nous séparions aussi brusquement.

— C’est que nous n’avons pas dit que nous ne rentrerions pas dîner.

Pierre eut une inspiration soudaine.

— Qu’à cela ne tienne, je vais aller prévenir votre mère.

C’était en effet facile. Les Tissier habitaient assez près des Bournef. À peine un quart d’heure de marche les séparaient.

Rapidement, le jeune homme se disposait à sortir.

— Allez-y donc tous les deux, dit Jeanne.

Dans le cabinet de travail, Didier, Jean et Henriette causaient.

Didier mettait Jean au courant d’une correspondance qu’il avait échangée au cours des deux derniers mois avec un vieux paysan de la Charente, qui faisait dans son coin une inlassable propagande pacifiste. L’hiver précédent, il avait imaginé de faire, dans sa petite commune, une consultation sur le désarmement. Il avait procédé avec le système du bulletin de vote, en se servant de la liste des électeurs, et avait obtenu une majorité en faveur du désarmement. La petite revue de l’Équipe, et le plébiscite organisé par nos amis, étant venus à sa connaissance, il avait écrit à Didier pour le mettre au courant de ses propres efforts. L’idée du paysan avait paru ingénieuse à Alexandre, qui s’était entretenu avec lui des moyens possibles de continuer la consultation en l’élargissant.

— Je n’ai point voulu vous entretenir de tout ceci pendant que vous étiez absorbés par vos examens. Mais j’ai songé sérieusement à aller faire un tour là bas pendant les vacances. Qu’en penses-tu, Jean ?

— Que la chose pourrait être étudiée, en effet.

— Ce n’est pas que je m’illusionne, poursuivit Didier. Mais pas un effort n’est négligeable. Il y a là un terrain tout préparé. Notre cultivateur est connu dans sa région. Il a pensé qu’une série de causeries et conférences dans les gros bourgs et bourgades autour de chez lui donnerait de bons résultats. Je lui ai donc dit que j’irais, et il m’attend vers le 15 août.

— Déjà ?

— Oui. On ne peut guère compter travailler qu’en septembre, août étant pris par la moisson. Mais il faut opérer des reconnaissances, voir les Maires, les secrétaires de Mairie.

— Vous êtes actif, Monsieur Didier, fit Henriette.

— Il me faut cela, chère Henriette.

— Alors, tu pars bientôt ?

— Oui, et je t’emmène si tu veux. Je serai un peu seul, là-bas, pour ce travail. Et toi, ce serait assez dans tes cordes.

— C’est vrai.

— Alors, c’est dit.

— Écoute, je te dirai cela dans quelques jours ; j’ai besoin d’y réfléchir.


XI


Jean Tissier était seul dans le cabinet de travail des Bournef. Hélène et Pierre étaient sortis ensemble. Jeanne était partie à Ville-d’Avray, qu’elle se préparait à réhabiter dès octobre. Les amis auxquels elle avait cédé une partie de la villa devaient la quitter, et elle avait décidé d’y revenir. Elle était surtout venue à Paris pour Pierre, afin qu’il n’eût pas à recourir à l’internat de l’École. Mais elle restait attachée à sa villa de Ville-d’Avray où Pierre était né, où Maurice était mort, où tant de souvenirs chers et douloureux de sa vie étaient enfermés. Puisque Pierre n’avait plus besoin de l’appartement de Paris, il était inutile de le conserver. Il allait d’ailleurs faire des heureux. Michel Grandjean devait se marier au début de l’hiver, et cet appartement des Bournef se trouvait libre à point pour le jeune ménage. Ainsi, avait dit Grandjean, il ne perdrait point ses fidèles, et le Comité de la Nouvelle Équipe pourrait toujours s’y réunir.

Elle allait se trouver quelque peu désorganisée, l’Équipe, par le départ de Pierre et de Jean. Mais Alexandre Didier était plus résolu que jamais à poursuivre l’action commencée. Grandjean lui était attaché. Albert Lautier se montrait plus actif. Et puis les deux jeunes filles et Jeanne étaient fidèles. Tout irait bien.

Jean se trouvait donc seul dans le cabinet de travail lorsqu’Henriette vint le rejoindre.

Un moment ils causèrent de quelques points de détail concernant la revue, puis Henriette demanda :

— Eh bien, êtes-vous décidé à accompagner Didier dans la Charente ?

— Ma foi, oui. Je m’y suis résolu. Cela occupera mes vacances. Je suis comme notre ami, j’ai besoin d’activité.

— C’est vrai, dit-elle, vous êtes un réalisateur, vous, je l’ai toujours dit.

Il ne répondit pas.

— Pensez-vous rester longtemps ? demanda-t-elle.

— Deux mois peut-être. On ne fera guère d’action positive qu’en septembre. Nous ne rentrerons sans doute pas avant la mi-octobre.

Elle dit :

— L’heure sera proche du départ de Pierre.

— Et du mien, ajouta-t-il.

— C’est vrai, vous aussi partirez.

Le visage du jeune homme s’était soudainement fait très dur. Farouche, il dit brusquement :

— Mais ce ne sera pas pour une noble cause.

Elle tressaillit. Elle avait compris. Il y avait longtemps qu’elle avait appris à déchiffrer cette âme rebelle.

Elle vint s’asseoir près de lui.

— Que voulez-vous dire, Jean ?

— Vous le savez bien ; mon départ pour le régiment ne sera-t-il pas un peu comme une trahison ?

Puis, comme elle se taisait :

— Oh, je le sais bien, je ne suis pas un héros !

Elle lui avait pris la main.

— Cher Jean, dit-elle, vous souffrez ?

— Moi ? je ne souffre jamais.

Elle rit.

— Eh bien, vrai, on ne le dirait pas en ce moment. Si vous pouviez voir votre tête…

Il se dérida un peu.

— Je la connais, ma tête. C’est une vieille caboche de paysan têtu.

— Mais oui, c’est un peu vrai, dit-elle. Mais je la connais assez, moi aussi, cette vieille caboche, pour savoir que je ne me trompe point.

Devenue grave, elle poursuivit :

— Cher Jean, je lis en vous. Vous croyez que je vous juge mal. Vous croyez que je vous estime moins parce que, devant l’appel de la conscription, vous n’avez pas pris l’attitude de Pierre.

— Henriette…

Elle mit sa main sur son épaule, le regarda droit dans les yeux.

— Est-ce vrai ?

Il répondit, vaincu :

— C’est vrai.

— Là, je suis contente. Au moins, à présent, nous pouvons causer.

— Jean, poursuivit-elle, croyez-vous à mon affection pour vous ?

Il fit signe que oui, de la tête, sans parler.

— Moi, dit-elle, je suis sûre de la vôtre. Pour fermé que vous êtes, j’ai su lire en vous. Jean, c’est à cause de moi qu’en ce moment vous n’êtes pas heureux. Et puisque je suis votre aînée, — oh ! pas de beaucoup sans doute, mais votre aînée tout de même — je prends les devants. Je veux que ce malentendu cesse. Je veux vous dire que vous êtes un vaillant que j’estime ; et que j’aime, ajouta-t-elle plus bas.

— Henriette…

— Je veux vous dire que j’admire toute votre vie, votre courage tranquille, votre opiniâtre labeur. Pas un héros, vous ? Mais on est un héros à sa manière. Vous n’avez pas pris l’attitude de Pierre, vous en avez prise une autre. Vous allez partir au régiment comme un simple fils du peuple. Je sais par mon frère que, toute cette année, vous avez refusé de vous rendre à la préparation militaire. Vous repoussez les distinctions qu’on vous offre ; à la vie facile, aux avantages offerts aux élèves officiers, vous préférez la rude vie de la caserne, les contacts avec les jeunes recrues, la communauté de la table, du dortoir, des besognes vulgaires. Vous qui êtes un intellectuel, un lettré, qui aimez toutes les manifestations de l’esprit, vous allez être journellement mêlé à de pauvres garçons incultes ou bornés, et soumis à l’autorité de sous-officiers ignorants ou brutes. Et vous choisissez cela pour affirmer, vous aussi, votre foi humaine et la liberté de votre conscience. Vous n’acceptez pas d’être délivré seul, vous entendez rester avec ceux qui doivent subir toute la rigueur de ce militarisme que par ailleurs vous combattez. Et ce faisant vous le combattez encore. J’affirme moi, que vous donnez là le témoignage d’une belle force morale, qu’on ne comprendra guère et qu’on ne louangera pas. Et cependant vous n’auriez qu’un geste à faire pour qu’on soit tout heureux de vous admettre, vous, Jean Tissier, agrégé de philosophie, aux honneurs du commandement. Et vous dites que vous n’êtes pas un héros ?

Elle avait dit tout cela d’une voix tranquille et douce, où, malgré elle, montait lentement comme un aveu de tendresse. Lui, l’écoutait, incapable de l’interrompre ; mais heureux, heureux infiniment. Il se souvenait des paroles de Didier : « elle t’aime ; laisse-la lire en ton cœur. » Oui, elle l’aimait, c’était vrai ; et elle avait su lire en lui, malgré qu’il eut obstinément fermé son cœur devant elle. Du moins, il le croyait.

Elle s’était tue. Il dit seulement, très bas :

— Chère, chère Henriette !

Elle répondit :

— Cher Jean, si vous saviez comme je suis fière de vous aimer.

Alors, il se détendit, et des larmes montèrent à ses yeux, mouillèrent ses joues.

— Ah ! dit-il, votre douceur est la plus forte, puis qu’elle a pu trouver le chemin de ma sensibilité.

— Qui n’est pas tellement difficile à trouver.

— Pour vous, non, je le reconnais.

Leurs mains s’étreignaient. Elle dit encore : « Cher Jean ! » Alors, lui, dans un élan :

— Il y a si longtemps que je vous aime, moi.

Elle se recueillit, perdue en une vision douloureuse.

— Voyez-vous, Jean, quand votre main serrait la mienne, devant l’agonie de mon père, je sentais déjà que cette main serait celle à qui je confierais ma vie. Nous avons juré tous les deux à mon père de lutter contre la guerre. Voici déjà trois années que nous avons commencé la lutte, nous continuerons à tenir notre promesse, n’est-ce pas ?

— Oui, dit-il.

Le soir de ce même jour, Alexandre Didier monta chez les Bournef. Il trouva Jeanne entre ses quatre enfants. Il n’eut pas besoin de confidences. L’attitude et le regard de Jean et d’Henriette le fixèrent tout de suite.

Il sourit.

— Ah, dit-il, chère Madame, vous n’avez pas voulu que l’équilibre soit détruit. Vous aviez une seconde fille, et je vois que vous avez trouvé un second fils.

La veuve de Maurice regarda les deux jeunes couples. Puis elle dit de sa voix tendre :

— C’est l’amour qui est vainqueur, avez-vous dit l’autre jour, Monsieur Didier. Puissiez-vous avoir dit vrai pour l’humanité entière.

Alexandre Didier surmonta son émotion.

— Le bonheur de l’humanité est fait de tous les bonheurs, dit-il. C’est pourquoi les hommes ont le devoir d’être heureux quand ils peuvent l’être.

Puis, se tournant vers Jean :

— À propos, j’ai reçu le mot par lequel tu m’apprends ta décision pour la Charente. Tu me demandes la date du départ. Dans une quinzaine de jours sans doute.

— C’est entendu, répondit le jeune homme.

— Et maintenant, j’ai encore un service à vous demander, ajouta Didier. Je m’adresse à vous, Hélène et Pierre. Vous serait-il agréable d’accompagner les deux enfants dans le Wurtemberg ?

— Vous n’y allez donc pas, vous, Monsieur Didier ? demanda Jeanne.

— Non, chère amie. Je vous avoue qu’il m’est plutôt pénible de retourner là-bas. L’année dernière j’ai compris que le séjour ne me valait rien. J’ai besoin de ma force, vous le comprenez.

— Je vous comprends, ami.

— Et je songeais, ces jours-ci, que peut-être ce voyage ne déplairait pas à mes jeunes amis.

Alexandre Didier ne pouvait certes pas leur faire une proposition plus agréable.

— Partez le plus tôt possible, dit-il, quand il eut reçu leur acceptation. La famille Steinitz vous recevra avec la plus franche cordialité.

— Ce que je vois de plus clair, moi, dit tout à coup Henriette, c’est que je vais rester seule.

— Bah, chère Henriette, fit Didier, avec sa gaieté coutumière, pourquoi ne viendriez-vous pas faire un petit stage en Charente avec votre mère ?

— C’est une idée à étudier, répondit finement Jeanne, et je crois, ma foi, que c’est une idée tout à fait réalisable.

Huit jours plus tard, Didier accompagnait les voyageurs à la gare de l’Est. Lui-même devait partir pour la Charente le lendemain.

Hélène et Pierre étaient radieux. Ce voyage, cette solitude à deux où leur tendresse pourrait s’épanouir sans être gênée, les remplissait de joie. Pierre y puiserait la force tranquille de réaliser la promesse faite à sa conscience. Hélène songeait que ce serait un souvenir heureux qui viendrait adoucir plus tard les heures cruelles de séparation et d’attente.

Le jeune Rolf et sa compagne jouissaient, eux, d’un bonheur sans revers. Ils partaient ensemble pour six semaines de liberté, d’excursions, de vie au grand air, et laissaient leur gaieté s’exhaler, sans remords.

— Et tu verras, disait Rolf, les bons gâteaux que fait grand’mère Martha.

— Et puis, on ira faire des promenades sur le lac, dis, demandait Éliane-Renée, qui était à présent une jolie fillette de quatorze ans.

— Et puis, Liane, on ira dans la montagne avec mes oncles.

Assis dans le compartiment, en attendant l’heure de la séparation, Didier regardait les deux enfants. Ils étaient beaux tous les deux, du même âge, lui plus fort, déjà robuste, elle élancée et gracieuse. Lui, fils du Nord, blond, avec des yeux bleus comme l’eau des lacs du pays maternel ; elle, femme déjà, malgré ses nattes de fillette, avec ses admirables yeux d’ambre clair, les yeux de l’aveugle, où la tendresse et la joie mettaient de la lumière.

Didier songeait. Il revoyait une grande salle au milieu de laquelle une table réunissait des convives ennemis, sous la bénédiction d’un ministre de paix. Il entendait les évangéliques paroles : « Nous sommes tous frères. » Il entendait la voix aimée de Frida disant le poème de Schiller : « Joie, divine étincelle… » Il voyait le bel enfant blond que la mère présentait comme une promesse de fraternité. Puis il voyait la scène de douleur où elle avait mis l’enfant sur ses bras, en disant : « il n’a plus de père », et puis revenaient les paroles inexorables : il y a trop de choses entre nous… Oh ! ces barrières, n’avait-il pas travaillé depuis lors à les faire disparaître ? Disparaîtraient-elles ? L’étreinte d’amour deviendrait-elle possible ?

L’heure avait tourné. Il embrassa les enfants, serra les mains d’Hélène et de Pierre, et quitta le wagon. Descendu sur le quai, il revint en face de la glace pour un ultime adieu. Les deux enfants avaient passé la tête par l’ouverture de la glace baissée. Ils riaient, heureux, leurs chevelures se mêlant dans le remous du rire. Le coup de sifflet déchira l’air, la lourde machine s’ébranla. À pleines mains, Liane et Rolf lui envoyaient des baisers.

Et pendant que l’image gracieuse fuyait, Didier entendait la voix de la morte :

« Nos enfants, oui, peut-être, parce qu’ils n’auront pas su… »

L’heure du pardon allait-elle enfin sonner ? La douleur allait-elle s’effacer devant l’amour ? L’humanité réconciliée pourrait-elle bientôt redire l’hymne du poète : « Joie, divine étincelle… »


Quatrième Partie

LE PETIT-FILS DU GÉNÉRAL


I


Dès le début d’octobre on apprit que Jacques Salèze comparaîtrait devant le Conseil de Guerre — modernisé sous le nom de Tribunal militaire — à la fin du mois. Ce fut Robert Bourdeau qui en prévint Didier et Jean en Charente où ils poursuivaient la consultation pacifiste commencée par le vieux paysan.

« Il serait nécessaire, leur écrivait-il, de donner à l’avance un peu d’éclat à ce procès. Donnez-nous vos conseils, l’équipe d’ici s’en occupera. »

Cette lettre avait préoccupé Didier. Il s’était attaché à cette affaire Salèze dont il avait fait le fond du numéro de septembre de la revue, et à laquelle il consacrait encore quelques pages dans le numéro d’octobre, en préparation.

— Nous ne nous attarderons pas ici, dit-il à Jean, après avoir réfléchi à la lettre de Bourdeau. Il faut que pour le 15, dernier délai, nous soyons rentrés à Paris.

Le cultivateur charentais était désolé.

— Hé quoi, fit-il, vous me quittez si tôt ! Et notre propagande qui marchait si bien !

Avec la bonhomie cordiale qu’il savait prendre, Alexandre Didier l’avait consolé.

— Mais rien n’est perdu, Père Constant. Nous reprendrons ça l’été prochain. D’ailleurs notre programme touchait à sa fin.

— Oh, on aurait pu continuer encore.

— Mais puisque je vous promets de revenir. Je préparerai le terrain par une série d’articles dans La Nouvelle Équipe et nous étendrons notre action peut être à tout le département.

— C’est ça qui serait bien.

— Et ça se fera, je vous en réponds. Mais pour le moment une tâche domine toutes les autres : nous occuper de cette affaire Salèze.

Puis, tourné vers Jean, Didier avait ajouté :

— Puis après, nous occuper de Pierre.

— Tu as raison, Didier, il faut terminer ici pour cette année.

L’affaire Salèze, en se précisant, ramenait les deux amis à la pensée de leur jeune ami. Jean surtout, était très ému. Il aimait Pierre presqu’avec tendresse, comme ces natures farouches et fermées savent aimer quand leur cœur est pris. Lorsque, lui parlant de l’amour de Pierre pour Hélène, Didier lui avait dit que le jeune homme deviendrait tout à fait son frère, il avait répondu : « cela ne changera pas grand’chose. » Et c’était vrai. Pierre était son frère, en donnant à ce mot toute sa puissance. Même l’amour d’Henriette n’y changeait rien. Certes, il lui était doux de penser que des liens de tendresse réciproque entre eux quatre resserraient cette amitié. Mais Pierre restait toujours le centre, l’ami, celui avec lequel il semble qu’on ait mêlé sa personnalité. Et c’était là la profonde raison de la souffrance qu’il avait éprouvée devant la détermination de Pierre. Pour la première fois, ils s’étaient séparés. Ils en avaient eu comme un déchirement. Il avait fallu toute la tendresse d’Henriette pour panser cette blessure. Reprenant les arguments de Didier, elle lui avait fait sentir la parité de leurs attitudes, lui dans son refus de commandement, Pierre dans son refus de servir ; elle avait parlé de cette action d’ensemble faite de tous les actes qui concouraient au même but, et comment chacun, en se taillant la part qui convenait à sa propre nature, assurait le triomphe définitif de l’idéal commun.

Elle lui avait montré la tâche de ceux qui restaient.

— Jacques Salèze sera emprisonné ; mon frère le sera également. Leurs voix seront muettes, étouffées. Il faut donc que d’autres voix se fassent entendre.

— Je serai emprisonné au régiment, moi, avait fait observer Jean.

— Pas autant que Pierre, quand même. Vous pourrez aider Didier et l’Équipe.

Jean s’était rendu aux raisons si justes de la jeune fille. Il lui était doux aussi de se sentir si bien compris par elle. Il ne pouvait se souvenir sans une étrange émotion des paroles qu’elle avait dites le jour où leur mutuelle tendresse avait débordé leurs cœurs, était montée à leurs lèvres. Depuis cette heure, quelque chose s’était brisé en lui, cette enveloppe de rudesse dans laquelle il claustrait ses sentiments et qui parfois mettait une âpreté douloureuse dans sa voix. Cette carapace, dont il avait un jour parlé, et qui, sous l’influence de la dureté paternelle avait peu à peu muré sa sensibilité, cette carapace, dont la douceur de sa mère et de sa sœur n’avait pu le délivrer, c’était elle, Henriette, par le don de son amour, qui en avait eu raison. Il lui en gardait une reconnaissance attendrie.

Il avait hâte, à présent, de partir et de la retrouver.

Le samedi 12 octobre les deux amis débarquaient à la gare Montparnasse, et se donnaient rendez-vous à Ville-d’Avray pour le lendemain.

Après trois semaines passées en Charente, Henriette et Jeanne étaient rentrées à Paris, pour réorganiser leur vie dans la maison d’autrefois. Elles voulaient que tout le travail d’installation fut terminé pour la fin du mois ; époque à laquelle on attendait le retour d’Hélène et Pierre avec les deux enfants.

Ce fut pour eux tous une journée heureuse que celle qui les réunit dans cette maison qui leur était chère à des degrés divers. Éliane et l’aveugle, eux aussi, bien isolés depuis ces quatre dernières années, voyaient avec satisfaction le retour vers eux de cette famille aimée. Liane et Rolf ne tarissaient pas de l’échange et du rappel de leurs souvenirs. Hélène et Pierre, un peu graves et recueillis devant l’imminence de la séparation, n’en étaient pas moins rayonnants de la profonde joie de leur tendresse avouée et triomphante. Le retour de Jean avait éclairé d’un bonheur semblable les yeux d’Henriette, et Jeanne savourait la joie de réunir autour d’elle cette jeunesse si chère à son cœur.

Alexandre Didier lui-même se sentait heureux. Il lui semblait être moins seul. Brusquement, en se retrouvant au milieu d’eux tous, il avait compris que sa famille d’élection était là.

— Chère amie, avait-il dit à Jeanne, savez-vous bien que vous avez presqu’un troisième fils.

Sans répondre elle lui avait serré la main.

La joie de revoir Rolf avait été grande aussi pour lui. Il avait pour cet enfant une affection tendre. Il retrouvait en lui quelques-uns des traits maternels, et, lorsque la voix de l’enfant se faisait affectueuse, certaines inflexions de la voix de Frida. Mais ce qu’il aimait en lui c’était toute la morte. L’enfant n’était-il pas, près de lui, sa présence continuée, la certitude de sa tendresse, le legs vivant de son amour ?

Il songeait maintenant à le prendre tout à fait près de lui pour réaliser pleinement le vœu de la disparue. D’ailleurs, le jeune garçon, à présent, devait entrer dans la période des études sérieuses, et il désirait le faire inscrire à Louis-le-Grand, qui se trouvait à deux pas de son petit appartement de célibataire. Mais il s’effrayait un peu pour l’enfant de la solitude de sa vie.

C’était de cela qu’il s’entretenait ce jour-là, avec Jeanne, après un déjeuner pris en commun, et pendant que les quatre jeunes gens échangeaient les souvenirs de leurs semaines de séparation. Il avait, en la veuve de Maurice, une confiance absolue pour tout ce qui touchait à l’éducation. Sa clairvoyance, sa compréhension, puisées à la bonne source du sentiment, la trompaient rarement dans cette question si délicate.

— Voyez-vous, lui disait-il, je me demande si j’ai bien le droit de l’enlever aux joies familiales, à la sollicitude, qu’il a toujours trouvées ici, pour lui faire partager mon désert. D’autre part, je ne puis oublier que le désir suprême de sa mère était de nous réunir. Jeanne songeait. Elle s’était attachée à Didier, attirée qu’elle avait été vers lui par ses fortes qualités, mais surtout par sa généreuse bonté. Elle n’était pas éloignée de le considérer aussi comme un fils. La grande douleur qui avait passé dans la vie de cet homme, si jeune encore et pourtant si durement éprouvé, le faisait tout proche d’elle. Et elle sentait, sous cette enveloppe stoïque, un cœur trop privé de tendresse. Oui, la présence de Rolf lui serait un réconfort ; mais il avait dit vrai, cette solitude serait nuisible au développement harmonieux du jeune garçon. D’un autre côté, elle comprenait également que le regret de la morte serait plus poignant encore avec la présence continuelle de l’enfant. Si fort que fut Didier, c’était un homme, un homme de trente-cinq ans à peine, et l’absence d’une femme aimée, évoquée quotidiennement par celui qui la rappelait, pourrait devenir une obsession trop cruelle.

— C’est bien compliqué, tout cela, pensait-elle.

Tout à coup, elle eut une inspiration.

— Dites-moi, cher ami, demanda-t-elle, au lieu d’emmener l’enfant à Paris, pourquoi ne serait-ce pas vous qui vous rapprocheriez de lui ?

— Et comment cela, chère Madame ?

— Eh bien, voici à quoi je songeais. Si vous pouviez trouver un petit appartement dans notre voisinage, l’enfant resterait ici. Vous pourriez prendre vos repas du soir avec nous, passer la soirée près de Rolf. Le matin, vous l’emmèneriez avec vous. Les dimanches, vous pourriez, à votre gré, venir ici, ou l’emmener. Ainsi, toutes les conditions seraient remplies, il serait près de vous sans cesser d’être en famille.

Alexandre Didier était tenté.

— C’est le bonheur que vous m’offrez, amie.

— Prenez-le donc, Didier, fit-elle doucement, vous n’êtes pas tellement gâté, pauvre ami.

— Eh bien, je vais y penser.

Pierre, à ce moment, venait de s’asseoir près d’eux.

— Je vous y prends à comploter, dit-il avec enjouement. Est-ce que j’ai le droit de savoir de quoi il s’agit ?

— Oh, bien sûr, répondit Alexandre. Ta mère veut faire de moi un homme heureux.

Il soupira.

— Du moins, aussi heureux que je puis l’être.

— Cela ne me surprend pas de maman, dit Pierre.

— Moi non plus.

— Enfin, veux-tu me dire ?

En quelques mots, Alexandre Didier exposa la proposition de Jeanne.

— Maman est toujours ingénieuse, dit Pierre. Mais j’espère que tu ne fais pas d’objections.

— En principe, non. C’est le bonheur de Rolf, et le mien par surcroît. La difficulté sera peut-être de trouver près d’ici un appartement.

— Remarquez, continua-t-il, après un moment de réflexion, que je n’ai point besoin d’un grand appartement, si Rolf conserve sa chambre ici, et si moi-même je dîne ici tous les soirs. Il me suffirait, à la rigueur, de trouver une chambre.

Une pensée soudaine traversa l’esprit de Pierre.

— Eh bien, dit-il, je crois que j’ai trouvé la clé du problème.

Tous les deux le regardaient interrogativement.

— Tout d’abord, continua-t-il en présentant à Didier un papier qu’il venait de tirer de sa poche, tout d’abord, cher ami, prends connaissance de cela.

Alexandre prit le papier qu’on lui tendait. C’était la convocation adressée à Pierre, lequel était invité à se rendre à Nancy, le 6 novembre.

Machinalement, après avoir lu, Didier repliait la feuille, la tendait à Pierre.

— Je n’ai pas voulu qu’on t’apprenne cela à ton arrivée, dit le jeune homme, pour ne pas assombrir la joie que nous éprouvions tous à nous retrouver. Je me proposais de ne t’en entretenir qu’à la fin de notre réunion. Mais il faut, cependant, que nous abordions le sujet.

Brusquement Alexandre oublia ses préoccupations personnelles pour ne plus songer qu’à la gravité de la situation de son ami.

— Il le faut, dit-il vivement. Que comptes-tu faire ?

— Mais ce que j’ai décidé, refuser de partir.

Jeanne, maintenant, était tombée dans une rêverie douloureuse. Son fils, doucement, se rapprocha d’elle, prit sa main.

— Ma mère aimée, dit-il, sois forte si tu ne veux pas que je sois désespéré. Tu m’as toujours compris…

— Je te comprends toujours, cria-t-elle, en étreignant la main du jeune homme.

— Oui, mère, je le sens. Mais je veux que tu sois heureuse, parce que tu sais bien que l’acte que je vais accomplir c’est la réalisation de la pensée suprême de mon père. Souviens-toi, mère, du dernier effort de son agonie : « La guerre, c’est l’armée », nous a-t-il dit. Eh bien, en rejetant l’armée, c’est la guerre que je rejette.

— Oui, mon fils.

— Ne soyons donc pas tristes. Je t’assure que j’ai toute la force nécessaire. Il faut que tu l’aies, toi aussi.

— Je l’ai, Pierre. Mais la force n’empêche pas la douleur.

— C’est vrai, murmura Didier.

Pendant un moment tous trois gardèrent le silence. Pierre, le premier, le rompit.

— Et voici justement l’idée qui m’est venue, voyez vous ! Dans un mois je ne serai plus ici…

— Mon Dieu, soupira la mère.

— Pourquoi Didier n’occuperait-il pas ma chambre ?

Elle eut un cri.

— Ta chambre ! tu voudrais…

— Pierre, ne demande pas cela à ta mère, dit Alexandre.

Mais Jeanne s’était ressaisie. Une grande douceur éclairait son visage.

— Et pourquoi ne me demanderait-il pas cela, cher ami, dit-elle. Je comprends si bien, maintenant, sa pensée.

— Ma mère !

— Mais oui, Didier, vous prendrez la chambre de Pierre. Vous l’occuperez jusqu’à… jusqu’à ce qu’il nous soit rendu…

Alexandre voulut réagir.

— Que diable, dit-il gaiement, attendez au moins qu’on l’ait condamné. Qui vous dit qu’il n’adviendra pas, pour lui, ce qui advint, l’an dernier, pour votre neveu Roger ?

— Ne t’illusionne pas, Didier. Le cas n’est pas le même. Roger s’est rendu à l’appel. Sa rébellion devenait une atteinte à la discipline intérieure qu’on pouvait étouffer dans le silence, ce qui eût été exact si tu n’avais mené ta campagne avec la revue. Il n’en sera pas de même pour moi. D’abord, je ne me rendrai pas à l’appel.

— Tu veux donc qu’on vienne t’arrêter, demanda Jeanne ?

— J’essayerai d’éviter cela, mère. Je voudrais qu’il n’y eût point de bruit dans la presse autour de mon arrestation, à cause surtout de grand-père, dont je respecte les idées, quoiqu’il en pense. Je compte donc agir ainsi : retourner ma convocation au ministre, le prévenir de mon refus, et lui dire que je me tiens à la disposition de la justice militaire. Je serai sans doute convoqué à l’instruction, et j’espère que devant les raisons que je lui donnerai, le juge me mettra en état d’arrestation.

Il avait expliqué cela posément, comme s’il se fut agi de dispositions sans importance. Mais à chacune de ses paroles, Jeanne sentait la douleur s’enfoncer en elle.

— Et quand penses-tu renvoyer ta convocation, demanda Didier ?

— Le lendemain du jugement de Salèze. Je ne voudrais pas que mon cas risquât d’aggraver le sien.

— Je comprends.

— J’ai donc raison de dire que dans un mois je ne serai plus ici.

À nouveau, Jeanne frissonna. Didier voulut protester.

— Attendons au moins de voir comment cela va s’arranger pour Jacques Salèze.

— Mais voyons, Didier, Salèze sera condamné. Dans l’état actuel du code militaire, il ne peut en être autrement. Son acquittement serait la reconnaissance, par la loi, de l’objection de conscience. Les juges sont ligotés par ce dilemme : punir toujours ou laisser à tous la liberté. Et ce ne sont pas les batailles que nous menons, depuis deux ans, avec l’Équipe et la revue, qui arrangeront les choses.

Didier sentait que toute objection serait pour la forme et ne se devait pas.

— Ainsi, continua Pierre, mon raisonnement est juste. Je serai arrêté et condamné, il ne faut pas s’attendre à autre chose. Donc, c’est dit, tu prends ma chambre, et…

D’un geste tendre il avait pris la main de son ami et l’avait mise dans celle de sa mère.

— … et tu me remplaceras ici le mieux que tu pourras.

— Cher Pierre, s’écria Didier, étranglé par l’émotion.

— Mon fils, dit Jeanne que les larmes aveuglaient.

Mais le jeune homme, à présent, les réunissait dans ses bras.

— C’est mon vœu le plus cher, dit-il gaiement. N’assombrissez pas les derniers jours que nous passerons ensemble. Didier est mon légataire… temporel, bien entendu, et toi, chère mère, l’exécutrice testamentaire.

Jeanne maintenant, avait dominé sa douleur.

— Il sera fait comme tu le désires, Pierre, n’est-ce pas, ami Didier ?

Alexandre secoua la tête, incapable de dire quoi que ce soit.

— Nous nous resserrerons autant que nous le pourrons, ajouta-t-elle. Plus nous nous rapprocherons, mon Pierre, nous qui t’aimons, plus nous rendrons réelle ta présence au milieu de nous…


Jacques Salèze fut jugé le 28 octobre. Ce fut un beau procès, auquel Didier donna, par les soins de l’Équipe, tout le retentissement possible. Quelques personnalités bien connues du pacifisme, un prêtre catholique, un pasteur protestant, firent entendre leur témoignage. Mais le témoignage le plus hautement ironique fut celui de Roger Bournef. Ce beau et fort garçon, venant déclarer le motif de sa réforme, eut le don de mettre le tribunal de fort mauvaise humeur.

— Inaptitude morale ! vous voulez dire inaptitude physique, rectifia le Président.

— Faites excuse, Monsieur le Président, c’est bien pour inaptitude morale au service militaire que j’ai été réformé. Ma santé est excellente. Au reste, l’examen spécial de l’aviation m’avait reconnu propre à faire partie de ce corps, et l’on sait combien on y est difficile !

Le président, furieux, fit taire le témoin.

— Il n’y a pas d’inaptitude morale, cria-t-il, c’est un motif qui n’existe pas. Tout le monde n’aurait qu’à prétendre qu’il n’a pas d’aptitude morale, la France serait mise dans une belle situation. Je vous dis que c’est de l’inaptitude physique, moi.

Didier, qui était présent à titre de témoin, voulut ironiser. Il cria gaiement.

— Pas possible non plus, monsieur le Président. La Faculté est contre vous, elle a reconnu l’aptitude en physique du Professeur Bournef.

L’assistance éclata de rire, et le tribunal expulsa le témoin, dont la déposition, d’ailleurs, avait été entendue précédemment.

La condamnation de Jacques Salèze à une année d’emprisonnement ne permettait pas de croire qu’on serait plus indulgent pour Pierre Bournef, surtout avec autant de rapprochement entre les deux affaires. Et surtout, comme l’avait fait observer si justement le jeune homme, après les campagnes de presse que Didier avait soulevées, et entretenues avec la revue.

Pourtant, ainsi qu’il l’avait dit, le 28 octobre au soir Pierre mettait à la poste le pli qui contenait son refus d’obéissance à la loi militaire. Ce soir-là en embrassant sa mère il lui dit :

— Mère chérie, soyons calmes, attendons les événements avec la fermeté des consciences libres. Nous avons à présent la certitude que les souffrances de mon père n’ont pas été vaines.

— Mais tu vas souffrir aussi, toi !

— Pour l’avénement d’un monde nouveau, mère ; et souviens-toi que toute naissance demande la douleur, même quand c’est pour l’avènement de l’amour.


II


Si Charles Tissier avait été fier du succès de son fils au concours de l’agrégation, il n’en avait pas moins conservé un vif ressentiment contre lui à propos de l’attitude prise par le jeune homme lors de la pétition des normaliens. Il n’avait pas compris les raisons qui l’avaient déterminé à se refuser au grade d’officier. Il n’y avait vu qu’une extravagance d’idées, un besoin de se distinguer des autres, en tous cas un bien inutile sacrifice.

— La belle affaire, avait-il dit, qu’il y ait un officier de plus ou de moins. Si tu crois que ton geste servira à quelque chose.

Jean avait jugé inutile de répondre, et comme toujours s’était renfermé dans le mutisme.

La date du départ approchant, la résolution de Jean s’avéra formelle. Lorsque son père fut convaincu qu’il conserverait l’attitude prise, il se fâcha.

— Je te préviens, dit-il, que tu te débrouilleras comme tu l’entendras pendant la durée de ton service. Je ne t’enverrai pas un sou. Outre une existence plus agréable que celle qui sera la tienne, tes camarades officiers toucheront mille francs par mois. Eux, au moins, ont pensé à leurs familles.

Devant le silence obstiné de Jean, la colère le gagnant, il éclata.

— Quand je pense aux sacrifices que j’ai dû faire, moi, pour te permettre d’étudier. Sais-tu qu’il y a de jeunes officiers qui trouvent le moyen de rembourser à leurs parents, pendant leur temps de service militaire, une partie des dépenses occasionnées par leurs études.

Tout l’odieux de ces reproches avait été pour le jeune homme une blessure nouvelle. Une amertume mauvaise s’était glissée en lui.

— Les pauvres n’ont pas le droit d’être dignes, avait-il dit à Henriette, après lui avoir fait le récit de la scène. Obéir à sa conscience, c’est un luxe. Aux yeux de mon père je suis un ingrat, un fils dénaturé.

La jeune fille avait compris la souffrance qui ne s’exprimait point.

— J’espère bien, répondit-elle, que vous n’allez pas vous attarder à ces considérations misérables. Vous connaissez votre père depuis assez longtemps pour ne plus vous étonner de sa dureté qui n’est peut-être, après tout, que la surface de lui-même. Au fond, il vous aime, j’en suis sûre. S’il en était autrement, pourquoi vous aurait-il permis de vous réaliser ?

Et comme Jean se taisait.

— Voyez-vous, on ne sait jamais ce qui se passe au fond des âmes, même parfois chez les proches. Il est des êtres qui sont bons sans douceur, incapables de donner avec grâce, et qui conservent une attitude hostile en faisant le bien. Votre père est de ceux-là. De plus, il ne partage pas vos idées.

Le jeune homme l’avait interrompue.

— Ma mère ne les partage peut-être pas absolument, elle non plus ; mais du moins elle les comprend.

— Elle est votre mère.

— C’est-à-dire, elle m’aime.

Henriette, doucement, lui prit la main.

— Votre père vous aime aussi, Jean. Mais d’une autre façon.

Mais la blessure avait été trop vive.

— Non, dit-il âprement, s’il m’aimait il ne m’eût pas dit ces choses.

La jeune fille sentit qu’il valait mieux ne pas insister.

— Dans quelque temps vous verrez plus juste, dit-elle.

Il fit un geste d’incrédulité.

— Dites plutôt, conclut-il, que le fossé se creuse toujours un peu plus entre nous deux.

Henriette soupira.

— Toujours l’incompréhension, fit-elle. Savez-vous qu’il m’arrive de penser qu’elle fait autant de mal que la haine.

Il eut un cri.

— Mais, est-ce ma faute, Henriette ?

Tendrement, presque maternelle, elle attira sa tête sur son épaule.

— Ce n’est pas votre faute, ami ; mais c’en serait une d’aggraver encore cette incompréhension qui est entre vous. Tâchez de comprendre votre père, vous. Ainsi vous réduirez la distance qui vous sépare. C’est votre devoir, à vous, de faire cet effort, puisque vous savez mieux. Jadis, le pauvre Pagnanon me disait : si ma mère ne peut me comprendre, il n’en est pas de même pour moi, à son égard ; ainsi, il n’y a pas de rupture. La situation est la même.

Le jeune homme, un moment, garda le silence.

— Chère Henriette, dit-il enfin, vous êtes comme toujours la sagesse. Mais vous ne savez pas quel bonheur vous et Pierre avez eu en partage. Entre vos parents et vous, la communion a toujours été parfaite.

— Ah ! dit-elle, ne croyez pas que nous n’ayons pas apprécié ce bonheur-là. Nous avons pu comparer, parfois, avec d’autres. Mais cette communion devrait être la règle, et personnellement je me suis toujours promis de l’établir, un jour, avec mes enfants.

Puis, comme il restait silencieux, elle ajouta plus bas.

— N’est-ce point votre désir aussi, cher Jean ?

Encore une fois la tendresse de sa voix délia son âme. À son tour il l’attira sur sa poitrine.

— Chère Henriette, vous avez su briser les chaînes qui me tenaient captif. Si nos enfants trouvent en moi un père selon le cœur, c’est à vous qu’ils le devront.

Elle sourit.

— Nos enfants ! Jean, n’est-ce pas un bonheur sans fin, de pouvoir dire cela ? Nos enfants, nous, notre amour, notre pensée, vivant devant nous.

Une joie puissante, à présent, était en lui. Il baisa le front si cher où il aimait imaginer la pensée tendrement clairvoyante.

— Henriette, murmura-t-il, c’est vous qui m’aurez révélé la grâce de vivre…

Le 1er novembre, jour de la Toussaint, réunit une dernière fois nos jeunes amis avant le départ de Jean qui devait avoir lieu le surlendemain.

— Et, comme mon arrestation ne traînera sans doute pas, avait dit Pierre, ce sera, pour moi aussi, une réunion d’adieu.

On avait voulu s’en tenir à l’intimité familiale, en y comprenant Didier qui, de plus en plus, se révélait comme un troisième fils. Toutefois, on avait fait exception pour Jacques Bourdeau, dont l’amitié pour toute la famille Bournef avait la solidité d’un roc, et auquel Jeanne était attachée par tous les souvenirs qui les unissaient. Puis, le culte gardé à la mémoire de Maurice par le militant ouvrier était un lien de plus entre eux. La présence de Bourdeau rendait plus vivante l’image de celui dont Jeanne ne se consolait pas.

De toute l’Équipe, seul Bourdeau avait appris les doubles fiançailles qui étaient venues resserrer l’amitié des quatre jeunes gens. Il s’en était montré franchement heureux.

— Pour vous d’abord, avait-il déclaré, et pour l’Équipe ensuite. De cette manière il n’y aura pas de dislocation. Dans la vie d’un militant le mariage est toujours une chose grave.

Lui-même avait sujet de se réjouir. Son fils Robert, dont il était justement fier, allait épouser la fille de Marcel Lenoir, laquelle, en cette dernière année, s’était attachée au travail de propagande pacifiste poursuivi par la Nouvelle Équipe.

— Que les femmes s’en mêlent, disait le charpentier en fer, et tout ira bien, vous verrez. Quand les femmes veulent une chose, elles tiennent bon, elles vont jusqu’au bout de leur idée. Le petit maître Boncour a voulu les enrôler dans la guerre, elles ne peuvent pas mieux faire que de travailler pour la paix. Ce sera au moins une bonne manière de lui river son clou.

Jacques Bourdeau admirait Pierre Bournef. Lorsqu’il avait appris la détermination du jeune homme, son admiration avait oublié toute réserve et il avait embrassé le fils de Maurice avec une fougue qui les avait tous fait rire.

— Riez si vous voulez, avait-il dit, mais moi je ne suis qu’une vieille bête de brave homme. Je ne sais pas faire de beaux discours, alors…

— Nous vous comprenons, vieil ami, avait dit Pierre, ému.

En cette dernière réunion où chacun s’efforçait d’être gai, la gaieté cependant revêtait une allure grave. Dans le courant de l’après-midi, Mme Tissier était venue rejoindre ses enfants. Elle aussi, naturellement, était dans la confidence de leurs tendresses. Mais on n’avait pas cru devoir en instruire le père de Jean. Dans l’état d’esprit où l’avait mis la détermination de son fils relativement à son service militaire, il eût sans doute très mal accueilli cette nouvelle, non point à cause de Jean lui-même, mais à cause d’Hélène dont l’avenir lui serait apparu gros de menaces.

— Attendons, avait prudemment conseillé Mme Tissier. Puisque Jean et Henriette ont toute une année devant eux avant de réaliser leur mariage, nous pouvons bien attendre cette époque pour annoncer les fiançailles d’Hélène.

Didier avait approuvé la sagesse de ce raisonnement.

— Oui, certes, attendons, avait-il ajouté. Qui sait si nous ne bénirons pas les deux mariages le même jour, à la Nouvelle Équipe.

Jean avait ri.

— Tu y tiens toujours, ami Didier.

— Et pourquoi pas ? Jusqu’à présent ma prophétie de l’an dernier ne s’est déjà pas si mal réalisée.

Le goûter avait réuni toute la famille. On causait peu, chacun étant préoccupé du double événement qui se préparait, le départ de Jean, l’arrestation imminente de Pierre. Un moment même le silence fut si complet qu’il pesa trop lourdement, les oppressant tous.

Jacques Bourdeau sentit le malaise, et comprit la nécessité d’y mettre un terme.

— Mes amis, dit-il, ne soyons pas tristes. Songeons à celui qui n’est pas là, mais auquel nous pensons tous. S’il était là, il serait content, je vous en réponds.

Henriette dit, de sa voix grave :

— Il est là, Bourdeau.

Cette affirmation allégea les cœurs.

— Oui, dit Jeanne à son tour, il est là. Et il approuve son fils, il se réjouit de sa force.

Mme Tissier, un peu timidement, fit observer :

— Cependant, nous ne pouvons pas oublier que Pierre va souffrir.

Hélène, doucement, chercha la main du jeune homme.

Pierre pressa la chère main, la garda dans la sienne, et dit.

— Que seront pour moi les souffrances d’une captivité relativement douce près des souffrances de tout ordre que mon père a connues pendant dix ans ?

Jeanne soupira.

— Des souffrances que nul n’a connues, dit-elle. Et sa mort même en a été accablée.

Pierre reprit.

— Je réalise aujourd’hui sa dernière pensée. C’est pourquoi je ne puis pas être triste. Malgré l’inévitable séparation, je me sens pleinement heureux, non seulement de cet acte de libération que j’accomplis, mais encore de votre confiance à tous et de votre approbation. Pas un instant, voyez-vous, je ne me sentirai seul ; votre présence ne me quittera pas.

— Et puis, fit Didier, l’Équipe va batailler, mon cher Bournef. Salèze et toi vous lui fournissez de précieuses munitions. Elle va les mettre à profit.

— Mais j’y compte bien. Je dis, avec Salèze, ne faites de moi, ni un héros, ni un martyr ; mais utilisez ma résistance pour la cause commune.

— C’est ce que nous ferons. Il y a une fameuse thèse à soutenir pour justifier l’objection de conscience, à présent que nous pouvons nous appuyer sur la mise hors la loi de la guerre. Les objecteurs de conscience sont dans le droit, remarquez-le. C’est l’armée qui n’y est plus.

— C’est juste, approuva Bourdeau. Si la guerre est condamnée, l’armée l’est aussi, bien entendu.

— En somme, reprit Didier, voici le dilemme : la conscience triomphera ou l’homme retournera à l’animalité. Les deux forces qui depuis les origines ont conduit le monde sont à présent arrivées au point culminant de leur antagonisme. Elles se livrent les dernières batailles. Le matérialisme aveugle, symbolisé par tous les agents de la violence : armée, finance, désirs de domination et de jouissance, est maintenant dressé devant la force spirituelle de l’humanité entière.

C’est pourquoi la guerre se présente à nous avec des aspects effrayants, dépassant toutes les horreurs jus qu’ici connues. La science la sert de tous les progrès de la technique, de la chimie et de la mécanique.

— Pourtant, interrompit Mme Tissier, c’est une belle chose la science, et c’est aussi une conquête de l’intelligence humaine.

— Vous avez raison, Madame, mais l’intelligence, ce n’est pas la suprême grandeur de l’homme. Au-dessus d’elle il y a la raison, il y a la conscience, il y a les forces morales. L’intelligence ne doit être que leur servante. La science, fille de l’intelligence, sert également le bien et le mal. C’est à la raison et à la conscience qu’il appartient de juger en dernier ressort. Eh bien, je le répète, l’heure est proche où le tribunal suprême devra se prononcer.

Jean demanda.

— Et où sont les juges, Didier ?

— Mais, dans les consciences, dans toutes les consciences libres. Rappelez-vous ce que je vous ai dit un jour à ce sujet. Je le maintiens. Il n’y a pas de castes pour les consciences. Ainsi l’ouvrier Salèze est l’égal du professeur Pierre Bournef. Il n’y a d’ailleurs pas d’autre égalité.

Pierre dit à son tour.

— Tu as raison, Didier. Mais précisément parce que l’heure est grave, tous ceux qui ont une conscience ont le devoir de sauver l’humanité. Rappelle-toi, toi aussi, tes arguments sur la responsabilité.

— Je les maintiens. Dans une collectivité, les responsables sont ceux qui sont capables de l’être. On ne peut pas demander aux aveugles de frayer le chemin et d’indiquer la route.

Jeanne se tourna vers Alexandre.

— Vous dites-là ce que je disais moi-même à Maurice il y a quinze ans.

— Oui, vous y avez vu clair tout de suite, vous, amie.

Elle eut un cri.

— Oh ! Didier, ne condamnez personne. Si vous saviez ce que quelques-uns ont souffert, les uns de l’incertitude dans laquelle ils se débattaient, les autres de leur impuissance.

— Je le sais. N’oubliez pas que moi aussi, je suis parti. Mais parti sans incertitude, par exemple. Je me croyais très fermement dans le droit.

— Oh vous ! vous aviez vingt ans.

— N’importe ! J’obéissais au vieux dogme. Pour quoi condamnerais-je ceux qui, comme moi, lui avaient asservi leur raison.

Henriette demanda.

— Mais si on peut asservir la raison, Didier, comment voulez-vous qu’elle soit juge ?

— Je n’ai pas dit la raison seulement, j’ai dit surtout la conscience. C’est elle qui doit être le critérium définitif.

Hélène, doucement, interrompit Alexandre.

— Vous vous trompez, ami Didier, le critérium définitif c’est l’amour. Donnez la présidence de votre tribunal à l’amour, et la guerre ne sera plus possible.

— Vous aurez toujours raison, chère apôtre, répondit gaiement Didier, le critérium suprême, c’est l’amour.

— Parce qu’il est la vie, ajouta-t-elle.

Encore une fois, tous se turent. Mais le silence, cette fois, n’était point fait de malaise. Il semblait que les paroles d’Hélène avaient mis de la lumière dans les cœurs.

Pierre, tout à coup, eut une inspiration.

— Chers amis, dit-il, je veux vous communiquer une lettre écrite par mon père, il y a quatorze ans, pour m’être remise quand je serais un homme. Jusqu’à présent, ma mère seule l’a connue, mais je considère que je vous en dois la lecture aujourd’hui. Elle est tellement en accord avec ce que nous a dit Didier, qu’elle sera pour nous comme une certitude de vérité.

D’une poche intérieure, Pierre avait tiré un petit portefeuille. Il y prit une enveloppe qu’il ouvrit.

— Par exemple, dit-il, je vais demander à Henriette de nous en faire la lecture.

Sans répondre, la jeune fille prit les feuilles dépliées que lui tendait son frère. C’était cette lettre de Maurice Bournef, écrite en septembre 1915, et confiée à Jeanne. La voici dans son intégralité.

« Mon Pierre,

« Quand ta mère te remettra ce pli tu seras un homme. Je ne serai plus là ; mais je veux que tu connaisses l’ultime pensée de ton père, écrite pour toi après treize mois de douloureuses méditations.

« Je suis parti pour la guerre l’âme déchirée. Ta mère te dira ce que furent pour moi les premiers jours d’août 14, et quelles luttes j’ai soutenues, dans ma conscience, entre mon devoir d’homme et mon devoir de citoyen.

« Mon fils, j’ai toujours eu confiance dans les destinées de l’Humanité. J’ai confiance dans les possibilités que l’homme porte en lui. Depuis ses origines, venu de l’animalité, il monte vers une humanité supérieure. Le mythe qui fait de l’homme un ange déchu se trompe certainement. L’homme n’est pas un dieu tombé, c’est un dieu en puissance, car il porte en lui-même la lumière intérieure qui est sa divinité même. Mais, possédant cette lumière divine que nous appelons la sagesse, l’homme n’en reste pas moins pétri de cette animalité primitive, qui l’accable lorsqu’il ne parvient pas à la dominer. De là le conflit incessant entre l’homme matériel et l’homme spirituel ; de là le duel entre la sagesse et la violence.

« L’humanité connaîtra l’âge d’or de la sagesse, si elle parvient à vaincre la violence et à la réduire à l’impuissance. Elle disparaîtra si elle est incapable de réaliser cette conquête.

« Mon fils, l’ennemie par excellence de l’humanité, c’est la guerre, synthèse de toutes les violences. La guerre est un crime, voilà ce que j’ai le droit d’écrire après ces treize mois de souffrance morale. La guerre est le crime de l’homme contre l’humanité.

« Ce crime, tous les hommes de ma génération — y compris moi-même — l’ont commis. L’avenir nous jugera et nous condamnera sans doute. L’avenir se trompera. Nous sommes avant tout des victimes.

« Quand tu liras ces lignes, tu atteindras la fin de tes études. Tu sauras ce que fut l’histoire des hommes dans le passé et dans la succession des âges. Cela me permet de ne pas transformer cette lettre en un cours d’histoire.

« Je t’ai parlé tout à l’heure des luttes que j’ai soutenues entre mon devoir d’homme et mon devoir de citoyen. Finalement, c’est le citoyen qui a triomphé, et, vaincu dans mon humanité et dans ma liberté morale, j’ai donné mon adhésion à la guerre.

« Pierre, c’est là qu’est l’erreur. L’homme ne doit pas disparaître devant le citoyen ; l’homme est supérieur au citoyen, comme l’humanité est supérieure à la cité. L’évolution de l’homme est un élargissement continuel des limites qui l’enserrent. La cité fut une belle page dans l’histoire sociale de l’homme. L’idée de patrie eut sa grandeur. Mais ces stades sont dépassés. L’humanité porte en elle le principe de son universalité, et elle marche vers sa réalisation. C’est ce qu’il faut entendre, à mon avis, par le règne de Dieu. L’homme, en maintenant les prérogatives du citoyen, entrave cette évolution de l’Humanité vers le règne de Dieu.

« La guerre, c’est l’œuvre du citoyen, affirmant la supériorité de sa cité sur la cité voisine, de sa nation sur la nation qui lui est étrangère. À l’origine de la guerre il y a l’orgueil et la vanité, il y a l’égoïsme et le désintéressement de la souffrance d’autrui. Si l’homme ne fait pas disparaître la guerre, il tarira les sources de l’humanité. Et il ne fera disparaître la guerre qu’en proclamant cette supériorité de l’homme sur le citoyen, que je viens ici d’affirmer.

« Mon fils, cette guerre qu’on déclare être la dernière des guerres, ne sera pas la dernière si ceux de ta génération ne comprennent pas cette vérité, qui m’est apparue pendant ces deux mois de convalescence où j’ai trouvé assez de repos d’esprit pour pouvoir juger clairement les événements qui bouleversent actuellement le monde.

« Vois-tu, les seules réalités sont des réalités vivantes. La vie, voilà le critérium. L’humanité est une réalité vivante, et chacun de nous représente la vie de l’humanité. Un Français et un Allemand, ce sont deux hommes portant en eux l’humanité tout entière. Dans leur humanité, ils ne sont pas ennemis. J’ai encore le souvenir très net des deux Allemands qui sont venus, le jour de la déclaration de guerre, nous affirmer la sincérité de leur foi humaine. Ces hommes-là n’étaient pas nos ennemis. Ce qui divise et sépare les individus, ce sont des croyances et des mots. L’idéologie nationale, la patrie devenue dieu, le dogme patriotique transformé en religion, ont divisé les hommes par la magie de leurs formules. Ces formules, entités mortes, ont écrasé l’individu, réalité vivante, sous le poids des croyances et des conventions résumées, pour chaque groupe humain, par cette entité suprême : la nation. L’homme s’est effacé devant le citoyen, et c’est pourquoi nous sommes tous partis, dans tous les pays ; c’est pourquoi nous ne pouvions pas ne pas partir. Une force, venue de nous pourtant, nous entraînait, une force que nous ne discutions pas, parce que nous l’avions reçue de notre éducation première. Tous les belligérants ont obéi au même dogme.

« Plus clairvoyante que moi, ta mère me disait en août de l’an dernier : « Vous obéissez à votre croyance. » Comme elle avait raison. Oui, nous obéissions à notre croyance, et c’est pourquoi notre liberté morale était vaincue.

« Cette croyance, Pierre, il faut qu’elle soit répudiée par les esprits. Ce dogme, il faut que les hommes que vous serez demain le rejettent. Et ce sont ceux qui, comme toi, auront les possibilités de comprendre et de juger, qui devront élever le flambeau de vérité sur les consciences. Ta mère disait aussi que les responsables sont toujours ceux qui savent. Et elle avait encore raison. La lumière vient d’en-haut. Peut-on reprocher aux êtres frustes, aux ignorants, aux faibles, d’obéir aux disciplines héréditaires, aux forces obscures qu’on a développées en eux ? Beaucoup de ceux-là ont souffert, dans leur humanité, de devoir prendre les armes. Mais il n’était pas en leur pouvoir de résister.

« La guerre sera vaincue par la résistance des consciences libérées du vieux dogme national ; elle sera vaincue par ceux qui lui refuseront totalement leur adhésion. L’homme ne peut pas rester cristallisé dans le passé. La connaissance de son passé doit l’aider et non l’enchaîner. J’ai entendu bien des fois répéter autour de moi que la guerre était une fatalité qui accablait l’humanité. C’est là encore une croyance qu’il faut faire disparaître. La guerre est l’œuvre de l’homme, de l’homme seul. Le jour où il en sera convaincu, il n’en sera plus la victime.

« J’écris ces lignes, mon fils, en prévision de ma disparition possible. Si je survis à ce drame douloureux, j’aurai sans doute d’autres pensées à te communiquer. Mais je t’en conjure, quand tu seras à ton tour un homme, étudie les événements de ces années néfastes, recherche la lumière, recherche la vérité.

« Il faut toujours rechercher et dire la vérité. C’est elle qui m’inspire en ce moment. Si la clairvoyance qui m’est venue peut t’aider, un jour, à sauver le monde, mes heures douloureuses n’auront pas été inutiles. Et si notre martyre est pour vous, chère jeunesse, la rançon de ce passé d’ignorance dont nous sommes les victimes, qu’il soit béni par nous, qui, vous ayant appelés à la vie, vous devons aussi le bonheur sans lequel la vie n’a pas de sens… »

La voix d’Henriette s’était tue depuis un moment. Tous écoutaient encore.

Didier dit enfin.

— Cette lettre, Pierre, c’est un legs précieux. Mais elle ne doit pas demeurer scellée entre nous. Veux-tu me permettre de la faire connaître en la publiant dans la revue ?

Le jeune homme hésitait.

— Qu’en penses-tu, mère ? demanda-t-il.

— Je crois que la pensée de Didier est excellente, répondit Jeanne. Cette lettre, je ne l’ai jamais relue depuis que tu me l’as communiquée, mais en l’écoutant tout à l’heure, je disais presque, avec notre ami, que nous n’avions pas le droit d’en frustrer ceux qui, comme nous, cherchent la route de la sagesse.

— C’est mon avis, poursuivit Alexandre. Il y a, dans ce testament moral, des vues admirables, une élévation de la pensée, une clairvoyance, dont nous devons nous inspirer.

— Et remarquez, Didier, que mon mari a écrit cela en 1915. Il en était réduit à ses propres méditations. Rien n’était connu, alors, des responsabilités de la guerre, de la duplicité des chancelleries, des mensonges gouvernementaux, des hypocrisies de la presse. Il n’a pu juger que du seul point de vue philosophique.

— Il a jugé clairement, cependant. Et tout ce que nous savons aujourd’hui, tout ce qui nous a été révélé en ces dernières années, renforce encore le jugement qu’il exprime. La guerre nous menacera aussi longtemps que nous accepterons les idéologies qui la rendent possible.

Jacques Bourdeau éclate :

— Et que nous nous laisserons gouverner par tous les bandits qui ont encore sur leurs mains le sang des pauvres poilus.

— Sans compter, dit Jean à son tour, que les mêmes fautes se renouvellent. Nos diplomates trafiquent du jeu des alliances, la Pologne remplaçant pour nous la Russie. La nouvelle carte d’Europe mécontente tout le monde. Une injustice criante accable les vaincus. Autant de dangers pour la paix.

Didier intervint.

— Et n’oublie pas la presse qui ne cesse pas son odieuse besogne de division, d’excitations chauvines, de mensonges criminels.

— Comme en 14, alors, reprit Bourdeau. Ah ! mais, qu’ils ne recommencent pas. Je vous jure qu’ils n’auront pas mon Robert.

— Et d’autres avec lui, Bourdeau, dit Alexandre Didier en frappant sur l’épaule du vieux militant. Il y a tout de même quelque chose de changé depuis 1914. Si le pacte de Paris a flétri la guerre devant le droit, voyez-vous, c’est qu’on a compris que les consciences l’avaient condamnée. Lorsqu’on est journellement pris par la lutte, il est difficile de mesurer exactement le chemin parcouru, mais je crois que la conscience humaine a pris connaissance de sa force, du moins chez une fraction d’individus suffisante pour montrer la voie aux autres.

— Avec l’Équipe pour prendre le commandement, fit Bourdeau, redevenu jovial.

Debout près de Pierre, Hélène posa sa main sur le bras du jeune homme.

— Et Pierre Bournef pour éclairer la route, dit-elle.

Toute sa tendresse était dans sa voix. Doucement, Pierre l’attira dans ses bras.

— Non, chère Hélène, dit-il. Ce n’est pas Pierre Bournef qui éclairera la route. Ce sera l’amour.

— Bravo, cria Didier. Pierre vous rend des points, Hélène ; mais tout le mérite vous en revient. Il a profité de vos leçons.

Les yeux humides, Jeanne s’approcha de la jeune fille, et l’embrassa.

— Hélène a raison, dit-elle. Il faut affirmer hautement les droits de l’amour. Devant l’affolement de 1914, Maurice me disait : Si on écoutait l’amour, la guerre ne serait pas possible, mais on a peur de lui. Eh bien il faut faire entendre sa voix, aujourd’hui, afin qu’elle domine les paroles qui blessent et les mots qui trompent. Il faut qu’on ne le considère plus comme une faiblesse, mais comme la plus grande des forces de la vie.

Les yeux bleus d’Hélène rayonnaient de joie.

— Parce qu’il est l’expression même de la vie, dit elle, et nous pourrions répéter avec l’Évangéliste « il est la lumière des hommes, et les hommes ne l’ont point comprise. »

Devant les yeux d’Henriette, une vision rapide passa, celle d’Émile Pagnanon leur disant adieu à la portière d’un wagon de troisième classe.

— Les temps viennent où ils comprendront, conclut-elle, mais la route sera semée de victimes.

— Qu’importe, dit Pierre, pourvu qu’elle ait conduit l’humanité vers le bonheur.


III


Pierre ne s’était pas trompé. Il fut, comme Jacques Salèze, condamné à une année d’emprisonnement.

Il passa en jugement le 23 décembre. On avait voulu expédier l’affaire avant les fêtes de fin d’année.

Le tribunal se montra très rigoureux quant à l’audition des témoins. Pourtant, il ne pouvait pas refuser d’entendre les dépositions de plusieurs membres éminents de l’Université, qui avaient été des professeurs de Pierre, et dont l’un d’eux siégeait à la Ligue des Droits de l’Homme. Les juges durent entendre, pendant plus de deux heures, les témoignages les plus éloquents, en faveur des droits de la conscience et de la liberté morale des individus.

Mais les témoignages les plus émouvants furent ceux de Jeanne et de Louise Bournef. La veuve de Léon avait tenu à s’associer à sa belle-sœur dans ce qu’elle appelait « la reconnaissance de ceux qui n’avaient pas voulu oublier ».

Les deux mères, vêtues de noir comme à l’ordinaire, firent impression, non seulement parce que l’une était la mère, l’autre la tante de l’accusé, mais encore parce qu’elles évoquaient la mémoire de deux hommes qui avaient réuni sur leurs noms l’estime, le respect, la sympathie, de tous ceux qui les avaient connus ou approchés.

Lorsque le président du Tribunal militaire demanda à Jeanne :

— Alors, vous approuvez la conduite de votre fils ?

Celle-ci, qui venait de faire sa déposition étendit la main dans la direction de Pierre, et répondit :

— Non seulement, je l’approuve, Monsieur le Président, mais j’en suis heureuse. Et je déclare hautement que j’apporte ici, dans mon témoignage, l’approbation de mon cher mari. L’acte de mon fils est, pourrait-on dire, la réalisation de la dernière pensée de son père.

La mère de Pierre ajouta :

— Si toutes les mères comprenaient leur devoir, elles seraient avec moi, à cette heure, pour apporter leur témoignage à celui qui se donne ici pour la libération de tous les fils.

— C’est bon, déclara rudement le président, vous n’avez à donner que votre propre témoignage.

Mais les paroles étaient dites.

Quand on demanda à Pierre ce qu’il avait à dire pour sa défense, le jeune homme répondit par quelques phrases très courtes.

— Je n’ai rien à demander. Je ne me défends pas. Je suis coupable devant la loi militaire, et ne me suis point dérobé, puisque je suis venu moi-même au devant d’elle. J’ai exposé, au début de la séance, toutes les raisons qui avaient dicté ma conduite. Je maintiens toutes ces raisons. J’attends sans faiblesse votre verdict. Je sais qu’il ne peut être différent de celui qui a frappé Jacques Salèze et je m’en réjouis. Trop souvent les travailleurs manuels ont eu l’amertume de constater l’inégalité volontairement mise entre eux et les travailleurs intellectuels. Qu’un même traitement de la justice militaire rétablisse aujourd’hui l’équilibre en affirmant, devant la loi morale, l’égalité de l’ouvrier cimentier et de l’élève de l’École Normale Supérieure.

Le soir de ce jour, Didier ramenait à Ville-d’Avray la mère douloureuse qui avait été autorisée à embrasser son fils après la prononciation du verdict.

— Chère amie, lui disait-il avec douceur, je ne vous dis pas d’avoir du courage, vous en avez. Vous avez été sublime en tout ceci. Si toutes les mères vous ressemblaient la guerre serait morte. Mais croyez-moi, une journée comme celle-ci lui porte un coup mortel.

— Cher Didier, je le sais. Je n’ai pas à vous dire que je souffre. Mais je suis forte. Mon Pierre a été si beau, n’est-ce pas ?

— Admirable ! Ah, quand je pense à ce qu’on appelle de l’héroïsme, dans les manuels scolaires…

Tous deux, un moment, gardèrent le silence, puis Jeanne dit tout à coup :

— Croiriez-vous, ami, qu’à la naissance de Pierre, mon père lui avait prédit une destinée héroïque.

— Hé, mais, il ne s’était pas trompé.

— Sans doute, mais ses prévisions n’étaient pas celles qui se réalisent aujourd’hui, vous le comprenez bien. L’enfant, selon lui, était né sous le double signe de Mars et du Lion, vous voyez l’image, Mars, c’est la guerre.

— Mais c’est toujours vrai. Le signe était de bon augure, seulement votre père s’est trompé dans la signification, au lieu d’être pour, Pierre s’est déclaré contre.

— Et puis, dit Jeanne, mon père prétendait encore que l’enfant avait le symbole du glaive au sommet de sa destinée.

— Il est donc astrologue, votre père ?

— Oui, autrefois, il se distrayait à cela.

Un moment rêveur, Didier s’écria :

— Le symbole du glaive, avez-vous dit, attendez ! Si je ne me trompe, cela ne signifie pas la carrière des armes. Cela signifie, dans les vieilles arcanes d’Hermès, le triomphe en dépit des obstacles.

— Vous croyez ?

— J’en suis sûr, à présent… oui sûr. Eh bien, voyez vous le grand-père ne s’était pas trompé.

Jeanne sourit.

— En ce qui concerne Pierre, non sans doute ; mais sûrement il s’était trompé pour ce que lui-même entendait par ce signe.

Puis elle ajouta, assombri :

— Pauvre père ! pourvu que ma mère ait bien pris toutes les précautions ; pourvu qu’il n’apprenne rien de tout cela.

Depuis que Pierre avait pris la détermination que nous savons, la pensée de son père n’avait pas quitté Jeanne. Sa préoccupation capitale avait été de lui épargner la connaissance de la conduite de son petit fils. Elle s’en était entretenue avec Henriette, dont elle savait l’intelligente tendresse pour le vieillard. La jeune fille, de son côté, avait eu les mêmes préoccupations.

— Mère chérie, avait-elle dit, il n’y a pas d’hésitation possible. Il faut mentir, mentir toujours. Que veux-tu, nous ne pouvons pas tuer grand-père en lui disant la vérité.

— Tu as raison. Mais sera-t-il possible de l’empêcher d’apprendre quelque chose, quand la presse s’occupera de cette affaire.

— Il faut mettre grand’mère dans la confidence. Elle ne sera pas surprise de la décision de Pierre. Il y a longtemps qu’elle comprend ses tendances. Et tu sais combien elle l’aime.

— Je le sais.

— Nous n’avons rien à craindre en ce qui la concerne. Le geste de Pierre ne risque pas de la blesser. Et il n’y a qu’elle qui puisse faire assez bonne garde autour de grand-père.

Jeanne s’était rendue aux raisons de sa fille. On s’était donc déterminé au mensonge. Avant de partir pour l’Allemagne, Pierre était allé, avec sa sœur, embrasser ses grands-parents à Saumur. Il avait trouvé son grand-père très souffrant de ses rhumatismes et de fort méchante humeur.

— Je suis presqu’aussi impotent qu’un paralytique, disait-il.

En toutes manières, d’ailleurs, le général Delmas déclinait. Il avait énormément vieilli depuis deux ans. La vue baissait, l’oreille devenait dure.

Dans un entretien qu’elle se put ménager avec sa grand’mère, Henriette avait prévenu Mme Delmas du désir qu’avait sa mère de lui confier certains projets qui devaient rester insoupçonnés du grand-père. Mme Delmas ne pouvant point quitter son mari, toute la difficulté était de trouver un prétexte à la visite de Jeanne. Mais les choses prirent, par la suite, une tournure providentielle pour tous. En septembre, les rhumatismes du général s’étaient tellement accrus que le docteur avait conseillé les bains de boue de Salies-de-Béarn. La visite de Jeanne avait donc eu des causes plausibles. Elle était venue au début d’octobre, quelques jours avant le départ de son père pour les Pyrénées. Elle avait pu s’entretenir avec sa mère et la mettre au courant des événements qui allaient s’accomplir. {Mme Delmas, qui était restée la femme de cœur que nous avons connue, et qui avait conservé un culte pieux pour la mémoire du gendre qu’elle avait aimé comme un fils, ne s’était nullement alarmée de la détermination de Pierre.

— Le vaillant enfant, avait-elle dit.

Elle avait été d’accord avec sa fille, pour convenir que le général devait ignorer tout le drame qui allait se jouer autour de son petit-fils.

— Ses quatre-vingt-trois ans ne résisteraient pas à un coup pareil, conclut-elle.

— L’essentiel, disait Jeanne, ce serait qu’aucun journal ne tombe entre ses mains pendant les quelques jours où la presse relatera les détails de cette affaire.

— J’y veillerai, avait dit la grand’mère, mais depuis près d’une année c’est moi qui lui lis les journaux. La lecture le fatigue. Cela simplifiera pour moi la surveillance.

Lorsqu’elle avait quitté son père, le général avait dit à Jeanne :

— Et Pierre, il va bientôt être appelé pour son service militaire.

— Oui, papa, bientôt, en novembre, pensons-nous.

— Il n’a pas encore reçu sa feuille ?

— Non.

— J’espère qu’il sera sage, lui, hein ?

Jeanne avait frémi.

— Mais bien sûr, papa, voyons.

Le général avait eu un geste las, puis il avait dit de sa voix cassée :

— Ah, je sais bien qu’il ne fera pas ça avec goût. Le général Delmas n’a pas eu de chance voilà tout. Enfin, pourvu qu’il ne me déshonore pas, je ne demande plus autre chose.

Il y avait eu dans l’accent du vieillard une amertume si poignante que Jeanne l’avait quitté, bouleversée.

— Veille bien sur lui, maman, avait-elle dit, surveille les journaux et les visiteurs. Je te tiendrai au courant de tout.

Puis elle convint avec sa mère de lui écrire poste restante, et revint à Paris.

Henriette s’était chargée d’écrire au grand-père que Pierre était appelé à Nancy, et elle avait obtenu de son frère une lettre dans laquelle il s’excusait de ne pas aller lui faire ses adieux, étant donné l’éloignement. Ce mensonge pesait au jeune homme, mais sa sœur le lui avait fait accepter.

— Nous ne pouvons pas le tuer, avait-elle répété.

Pierre avait dit :

— Cela ne pourra pas toujours durer. Il s’étonnera de ne pas recevoir de lettres de moi, de ne pas me voir.

— Nous aviserons, mon frère. Quand on entre dans le mensonge, il faut y rester.

Pour commencer, tout s’était bien passé. Là-bas, dans les Pyrénées, occupé par sa santé, loin de ses relations habituelles, le général ne s’était douté de rien. Sa femme, comme à l’ordinaire, lui lisait les journaux, et n’en laissait traîner aucun. Il ne sut pas un mot de l’affaire Salèze, qui eût pu lui donner l’éveil. Mais la chance, qui jusque-là les avait servis, tourna brusquement contre eux. Le général se trouva tout à coup beaucoup mieux. Le traitement lui réussissait. Il pouvait sortir, refaire quelques promenades, appuyé sur sa canne, bien entendu, et à condition de ne pas aller loin ; mais ce succès le remettait en bonne humeur. Aux approches de Noël il dit à sa femme :

— Si le mieux continue, nous irons passer le premier janvier avec les enfants.

— Tu n’es pas fou, s’exclama-t-elle. Toi qui ne peux plus sentir Paris, tu veux y aller à cette époque ?

— D’abord, maintenant Jeanne est à Ville-d’Avray. Et puis, je ne veux pas y rester longtemps. Quatre ou cinq jours seulement, une semaine peut-être. Sans doute Pierre sera en congé pour les fêtes, je le verrai.

Elle répéta :

— Tu ne vas pas aller à Paris, en cette saison.

— Je ne veux pas rester ici.

— Eh bien, allons ailleurs, dans une autre région des Pyrénées, ou à Cannes, comme nous faisons tous les hivers. Nous irons à Ville-d’Avray au printemps.

Mais le général s’était entêté. Il allait bien, il se sentait guéri. Il voulait aller à Paris. À bout d’arguments, Mme Delmas dut céder, bouleversée. Elle savait, par Jeanne tous les détails du procès. Elle avait fait bonne garde autour des journaux, pendant les quelques jours où ils avaient parlé de l’affaire. Elle croyait tout sauvé, et voilà que tout était peut-être perdu ! Le 28 décembre au matin, elle prenait le rapide de Paris avec son mari, après avoir longuement télégraphié à Jeanne.

On devine le désarroi qu’une telle nouvelle pouvait apporter dans la maison de Ville-d’Avray. Jeanne était consternée. Henriette s’arma de sang-froid et dit à tous :

— Il n’y a qu’un mot d’ordre, mentir. Pierre est à Nancy. Il n’a pas de congé. On s’arrangera pour éviter tout contact de grand-père avec des visiteurs, s’il en vient. Grand-père ne restera pas ici plus d’une semaine. C’est une semaine à tenir dans le mensonge.

— Vous êtes admirable, déclara Didier qui était maintenant commensal de la maison.

L’inspection faite dans toutes les pièces assura que pas un papier, pas un journal ne traînaient. On convint d’écarter le plus possible du général les deux enfants, trop âgés pour n’avoir pas su en grande partie la vérité au sujet de Pierre, et trop jeunes pour qu’on pût leur demander quelque adresse dans la conduite qu’il faudrait tenir autour du vieillard. D’ailleurs le général ne connaissait pas Rolf. On le lui présenterait comme un hôte de passage. Mais la prudence exigeait que la fillette et le jeune garçon soient tenus hors la présence du général.

— Et moi, avait dit la jeune fille, j’accaparerai grand-père tout le temps.

Le sang-froid d’Henriette s’était communiqué à tous.

— Après tout, avait conclu Didier, il n’est pas tellement difficile de tromper un vieillard de quatre-vingt-trois ans.

Et ma foi, on y réussit. Les fêtes du premier janvier se passèrent sans incident. On avait tellement bien persuadé au général que les brouillards de la région parisienne ne pouvaient que lui être funestes, qu’il s’était laissé convaincre et qu’il était décidé à repartir dans le midi vers le 8 janvier.

— Nous l’aurons échappé belle, dit Henriette.

Le 5 janvier, le général Delmas était seul avec Julien Lenormand dans la petite pièce où le peintre aveugle travaillait. L’artiste le mettait au courant de ses travaux. Il se livrait en ce moment à une nouvelle étude sur la peinture. Désireux lui aussi d’apporter sa contribution à la bonne œuvre d’Henriette, il essayait d’intéresser le général à la méthode Braille, lui expliquant le mécanisme de l’écriture des aveugles, cette écriture qui demandait tant de patience. Pour éclairer sa démonstration il attira à lui le casier dans lequel il renfermait ses feuilles.

— Je vais vous expliquer, dit-il.

L’aveugle, maintenant, avait acquis une merveilleuse souplesse, et une grande sûreté du sens tactile. Il se servait seul avec assez de facilité.

Il prit dans le casier un certain nombre de feuilles qu’il posa devant lui, sur la table. Mais il ne put pas voir qu’un numéro de L’Intransigeant, qui par hasard s’était trouvé renfermé dans le casier, était tombé à terre. Le général le vit, et machinalement se baissa pour le ramasser. Toute l’ingénieuse tactique d’Henriette, en un clin d’œil, fut vaincue. C’était un numéro de L’Intransigeant du 23 décembre, édition du soir. Le général qui avait mis son lorgnon pour mieux suivre la démonstration du peintre, fut attiré par les grosses capitales d’une manchette : « Le petit-fils d’un général en Conseil de Guerre ».

Et il lut la terrible nouvelle : la condamnation à un an de prison de Pierre Bournef pour refus de service militaire.

L’information se terminait par ces lignes :

« Pierre Bournef, qui avait passé avec succès, en juillet, le concours de l’agrégation, est le fils de Maurice Bournef, ancien normalien et professeur d’histoire aujourd’hui décédé, et petit-fils du général Delmas, l’une de nos gloires coloniales, qui avait repris du service lors de la dernière guerre. »

Par deux fois, le général lut les lignes révélatrices. Puis il poussa un cri déchirant :

— Qu’avez-vous, demanda l’aveugle ?

Mais le général s’affaissait, et, du fauteuil qu’il occupait, glissait à terre.

Au bruit de la chute, l’aveugle avait gagné la porte.

— Venez, venez vite, criait-il, le général se trouve mal !

Henriette, qui était dans le cabinet de travail, accourut. Elle vit son grand-père étendu par terre, la face congestionnée, la gorge haletante. Près de lui le fatal numéro de L’Intransigeant lui révéla ce qui s’était passé.

— Mon Dieu, cria-t-elle, pourquoi l’ai-je abandonné ?

Elle qui justement avait pensé que les histoires de l’aveugle allaient au moins l’occuper pendant deux ou trois heures, et que c’était autant de gagné.

À son tour, Jeanne arrivait avec sa mère.

— Vite, un médecin, tout de suite, cria la malheureuse femme.

— Il faut transporter papa sur un lit, et aller chercher de la glace, dit Jeanne.

Éliane était absente. Elle avait emmené en promenade Rolf et sa fille.

Henriette avait bondi au téléphone pour appeler le docteur. Quand ce fut fait elle revint près de sa mère.

— Le docteur est chez lui, il vient tout de suite.

— Il va nous aider à le transporter, dit Jeanne.

Julien Lenormand se désolait de ne pouvoir apporter secours. Il ne comprenait qu’imparfaitement ce qui se passait.

— Il est inutile de lui révéler la vérité, avait dit Henriette aux deux femmes. Il ne pouvait pas savoir, le malheureux.

Une heure après, le docteur quittait la villa. Le général était étendu sur le lit, de la glace autour de la tête. Il haletait toujours, mais avec moins de violence. Ses yeux étaient ouverts, mais fixes.

— C’est de la congestion cérébrale, avait dit le docteur. Il est perdu. Mais il peut rester dans cet état vingt-quatre heures, deux jours peut-être.

— Il est réellement perdu, docteur, demanda Henriette ?

— Oui, mademoiselle, à son âge, on ne se relève pas d’une pareille attaque.

Lorsqu’Alexandre Didier arriva le soir, il trouva la maison dans un funèbre bouleversement. Dans la chambre où était mort Maurice, le général Delmas vivait ses dernières heures, si toutefois il était possible de dire qu’il vivait encore. Près de lui, Jeanne était assise dans une attitude de désespoir. Farouche, Henriette était accoudée sur le pied du lit et regardait le pauvre visage violacé dans lequel les lèvres s’agitaient convulsivement, cherchant l’air. Seule entre elles deux Mme Delmas était calme. Debout à la tête du lit, elle renouvelait la glace, essuyait le front, mouillait d’eau fraîche les pauvres lèvres. Elle paraissait impassible ; mais parfois elle soupirait profondément.

Quand Henriette vit Didier, elle étendit la main vers le moribond :

— Voyez, dit-elle, on l’a tué quand même.

— Emmenez-là, Monsieur Didier, dit Mme Delmas.

Alexandre entraîna la jeune fille. Il la fit asseoir près de lui, et obtint d’elle le récit de ce qui s’était passé.

— Fatalité, dit-il.

— Le journal avait dû glisser entre deux feuilles, ou s’y trouver pris, quand Julien a rangé ses feuilles dans le casier. Cela ne s’explique pas autrement. J’ai fouillé toute la maison quand j’ai su que grand-père allait venir, et je suis certaine qu’aucun journal ne restait, nulle part. J’avais inspecté cette pièce là comme les autres, mais je n’ai pas pu avoir l’idée de regarder là. Et quand le journal est tombé, l’oncle Julien ne pouvait le voir.

— Terrible revanche, fit Didier, rêveur.

— Que dites-vous, Didier ?

— Que la guerre, qui a mutilé votre oncle, vient par ricochet de tuer votre grand-père par l’intermédiaire de l’aveugle. S’il avait eu ses yeux comme nous tous, Julien Lenormand n’aurait pas cette mort sur la conscience.

— Didier, ne dites pas cela. Julien Lenormand est innocent.

— Je suis heureux que vous le disiez, Henriette. Je craignais que la douleur ne vous ait fait perdre la droiture habituelle de votre raison.

Elle se redressa :

— Ne craignez rien. J’ai toute ma raison, et je n’accuse personne. Mais j’aimais mon grand-père.

— Je le sais, dit-il…

Vers minuit la respiration du mourant s’était faite plus calme. L’oppression avait beaucoup diminué. Ses yeux s’étaient fermés. On eût dit qu’il dormait.

Didier voulut obliger les trois femmes à se reposer.

— Je le veillerai seul, dit-il, je renouvellerai la glace, et au moindre changement je vous appellerai.

Elles s’y refusèrent. Didier fit appel à la sagesse coutumière d’Henriette.

— Le docteur vous a dit qu’il pouvait rester deux jours dans cet état, et cette accalmie prouve qu’il avait raison. Votre mère et votre grand’mère ne peuvent pas rester deux jours sans prendre de repos. Obligez-les à être raisonnables.

La jeune fille comprit la justesse de ce raisonnement et ses instances eurent, comme toujours, un bon résultat. Mme Delmas et Jeanne consentirent à s’étendre tout habillées, prêtes à répondre en cas d’alarme. Cédant à Didier, Henriette les imita.


Seul, près du lit, Alexandre Didier songeait. Il songeait à ce qu’il y avait d’inexorable, quelquefois, dans les événements. Le geste de Pierre tuait le grand père. Le petit-fils, pacifique d’esprit, de cœur et de caractère, devenait le meurtrier du vieux guerrier, farouche serviteur de la vieille entité bardée de fer et casquée d’acier qui se dressait encore sur le monde. Pourtant, Pierre aussi, comme l’aveugle, était innocent. Depuis quinze ans la guerre n’avait point cessé d’achever ses victimes. Il en tombait encore tous les jours. Aujourd’hui, elle assassinait l’un de ses servants. Elle avait fait une fausse manœuvre ; mais la coupable, c’était elle.

« Toute la paix contre toute la guerre » avaient-ils dit à la Nouvelle Équipe. L’image, ici, était saisissante. Dans le geste de Pierre, c’était la paix qui s’était dressée contre la guerre, et c’était la paix encore qui s’était levée contre le vieux soldat. Mais c’était la discipline qui frappait le petit-fils qui du même coup terrassait le grand-père. Les événements s’enchaîneront toujours. Toutes les précautions qu’on avait prises avaient échoué par la faute de la guerre elle-même. Julien Lenormand n’était que l’instrument, aveugle, hélas, du destin ! Mais le destin, là encore, était forgé par les hommes. Il n’y a pas de destin hors des hommes. Ils sont les maîtres du mal ; quand ils voudront le bien, le mal sera vaincu.

Didier songea ainsi toute la nuit.


Au petit jour, le général qui jusque là avait conservé une complète immobilité, essaya quelques mouvements. Des sons rauques s’articulèrent dans sa gorge. Didier crut bon d’aller chercher Jeanne. Derrière elle, Henriette et Mme Delmas pénétrèrent dans la chambre.

Le général, visiblement, était agité. Ses yeux s’étaient ouverts, ses lèvres remuaient. Il essayait de parler. Des réminiscences sans doute passaient dans son cerveau blessé. Et toujours les sons rauques roulaient dans sa gorge.

Enfin, sous l’effort d’une dernière volonté, ces sons prirent une forme, un semblant de forme :

— Le… pe… pe… tit… fils…

Ils avaient compris. L’effort continuait :

— du… du… gé… gé… né…

Mais ce fut tout. La dernière syllabe ne vint pas. Les sons s’arrêtèrent, l’oppression monta, devint râle.

Jeanne était tombée à genoux au pied du lit. Le mourant, maintenant, était aux prises dernières avec l’agonie. Ses râles emplissaient la chambre. Vers dix heures un pâle soleil de janvier tomba sur le lit, et tout à coup les râles s’arrêtèrent.

Le silence les avertit tous que c’était fini.

— Mon père, mon père, cria Jeanne, pardon !

Elle était terrassée par cette mort. Son père tué par le geste de son fils ! Le cauchemar s’effacerait-il jamais ?

Henriette pleurait. Alexandre Didier, crispé, continuait sa songerie intérieure.

Ce fut l’aïeule qui délivra les âmes. Doucement Mme Delmas avait arrangé la pauvre tête sur l’oreiller, et mis sur le front du mort le baiser de paix. Alors, infiniment triste et belle sous ses cheveux blancs, elle étendit la main.

— Ne demande pas pardon, ma fille, dit-elle. Il n’y a pas ici de coupable. Nous sommes tous des victimes, lui comme nous. C’est tout le passé de violence et de nuit qui est retombé sur lui, ce n’est pas le geste de Pierre. Le geste de Pierre, c’est l’avénement de l’amour, c’est la conscience s’affirmant dans la clarté des jours nouveaux, c’est la délivrance du monde.

Jeanne, redressée vers sa mère, sentait l’apaisement descendre en elle avec les bienfaisantes paroles.

Mme Delmas dit encore :

— Le geste de Pierre, ce sont les hommes réconciliés et s’étreignant dans la lumière. Ma fille, relève-toi, et sois calme, car c’est vers la lumière qu’il faut à présent tourner nos regards.

Pissy-Poville (Seine-Inférieure).

Juillet-Septembre 1930.





INDEX ET NOTES


Ce livre étant à peine un roman, je crois utile de l’éclairer de quelques notes et indications qui permettront au lecteur de faire la part de l’imagination et de la réalité.

La première partie est entièrement puisée dans mes souvenirs personnels des premiers jours de la mobilisation, depuis l’assassinat de Jaurès. Toutes les scènes, tous les faits rapportés sont véridiques ; j’y fus mêlée ou j’en fus spectatrice. Je me suis contentée de travestir mes personnages et de changer quelques cadres, afin de ne pas craindre de dire la vérité. D’ailleurs, j’ai raconté une grande partie de ces faits en divers notamment dans La Mère Éducatrice, de 1917 à 1922.

Mêmes remarques pour la deuxième partie en ce qui concerne les personnages et le récit de quelques situations créées par la guerre.

J’y mets en scène le Colonel J. Converset que j’ai connu après la guerre. Il fut pour moi un collaborateur et un ami. C’était une belle figure et une grande âme. Je n’ai point voulu le dissimuler sous un pseudonyme, désireuse de rendre un hommage mérité à cet homme de cœur et de conscience, en un temps où les qualités du cœur et de la conscience sont le plus souvent méconnues, quand elles ne sont pas bafouées.

Il en est de même du jeune instituteur dont j’ai à peine modifié le nom. Victime de l’idéal qu’il portait en lui, j’ai voulu qu’au moins quelque chose subsistât de sa généreuse tentative de réconciliation humaine.

La troisième partie mettant en scène l’action de propagande pacifiste poursuivie depuis la guerre, je me suis trouvée dans l’obligation de citer des noms véritables. J’espère que les intéressés ne s’en fâcheront point, mais qu’ils verront, dans le fait de signaler leur travail de paix, un hommage rendu à leur activité et à leur dévouement.

J’insisterai aussi sur deux points qui pourraient soulever des contestations.

1o Dans la première partie, l’anecdote des deux jeunes socialistes allemands est véridique. De même en ce qui concerne les pétitions organisées à Sigmaringen et dans quelques villes d’Allemagne.

2o Dans la troisième partie, j’ai pu imaginer le roman d’Alexandre Didier en Allemagne, en utilisant des récits qui m’ont été faits par des prisonniers. Ce sont leurs souvenirs qui m’ont servi de trame.

Enfin, pour aider le lecteur à se documenter aux sources, je crois bon de dresser ici la liste des ouvrages et auteurs signalés dans le cours de mon livre.


Colonel CONVERSET. — Ceux qui font la guerre et Ceux qui la font faire (1 plaquette. Édition de « La Mère Éducatrice »).


Les Trois ans de Diplomatie secrète qui nous menèrent à la guerre (1 volume. Édition de « La Mère Éducatrice »).

L’ouvrage du Colonel Converset sur la diplomatie secrète fut le premier essai de vulgarisation des Livres noirs.


Mathias MORHARDT. — Les Preuves. Ouvrage également inspiré des Livres noirs. (Édition de la Librairie du Travail).


Comte de MONTGELAS. — Un Plaidoyer allemand. Traduction par F. Gouttenoire de Toury. (Édition André Delpeuch, Paris).


Georges DEMARTIAL. — La Mobilisation des Consciences. (Éditeur Rieder, Paris).

Le rôle du mensonge dans la guerre. Un livre courageux et sincère.


Victor MARGUERITTE. — L’Appel aux Consciences. (Édition André Delpeuch, Paris).

La révision du traité de Versailles.


Armand CHARPENTIER. — La Guerre et la Patrie. (Édition André Delpeuch, Paris).

Une magistrale étude très documentée.


GRILLOT de GIVRY. — Le Christ et la Patrie. (Édition André Delpeuch, Paris).

L’opposition du Christianisme et des idéologies nationales et patriotiques.


Général PERCIN. — Guerre à la Guerre. (Édition Montaigne).


Le Désarmement moral. (1 plaquette, Édition Delpeuch).

La guerre dénoncée et jugée par un des chefs de l’armée.


Jean JAURÈS. — L’Armée nouvelle. (Édition de l’Humanité).

Dans la troisième partie, j’ai mis en scène le « Service Civil Volontaire », dont l’initiateur est Pierre Cérésole le militant courageux, qui a compris que pour être efficace l’idée devait se transmuer en action.

On se documentera sur ce que fut le magnifique effort du sauvetage du Lichtenstein en lisant l’excellent petit livre :

Alexis DANAN. — L’Armée des Hommes sans haine, Victor Attinger, éditeur, Paris.








Imprimerie Ch.-A. BÉDU, Saint-Amand (Cher).