La Nouvelle Atala/Chapitre I

La bibliothèque libre.
Le Propagateur catholique (p. 1-8).

CHAPITRE I

Dieu a mis dans le cœur de l’homme l’amour de la patrie. Il n’est pas d’homme civilisé qui ne préfère son pays à tous les autres pays. Il n’est pas d’homme, même sauvage, pour qui la terre natale ne soit la plus douce et la plus belle : Mais il vient un moment où tout homme supérieur, malgré cet amour inné, fatigué de l’isolement de sa grandeur, indigné de l’injustice, et de l’ingratitude, sent le besoin de s’éloigner de sa patrie et de sa famille : Nul n’est prophète dans son pays, nul ne l’est surtout parmi les siens : L’exil a toujours été la patrie de l’infortune délaissée et du génie méconnu ; l’exil a toujours donné l’hospitalité au malheureux, au persécuté, au proscrit ; l’étranger est pour l’exilé aussi sympathique et impartial que la plus lointaine postérité : L’expatriation devient donc un devoir, lorsque l’honneur n’est plus une gloire ; ni l’humanité, une vertu : Les ailes de la vapeur, alors, ne sont pas trop rapides pour emporter la victime de l’ostracisme vers d’autres rivages plus hospitaliers, fussent-ils placés au-delà du cap des Tempêtes.

Pendant la première moitié de ce siècle, une famille d’origine française vivait dans le Sud des États-Unis, non loin d’une grande ville, sur une habitation isolée, à laquelle on arrivait par différentes allées ombragées d’orangers, de pacaniers et de chênes-verts, revêtus de mousse et de lianes enlacées : Cette famille se composait de trois personnes, le père, la mère et une fille unique, sans cependant y comprendre les esclaves qui étaient en assez grand nombre.

Cette jeune fille, que ses parents avaient nommée Atala, à cause de leur grande admiration pour les ouvrages de Chateaubriand, et surtout pour l’ouvrage où il parle d’Atala et de Chactas, fut envoyée et élevée dans un couvent établi depuis longtemps dans le pays. Après avoir achevé son éducation, elle était revenue au sein de sa famille. D’une nature sérieuse et réfléchie, elle n’avait aucun goût pour les plaisirs ordinaires de son sexe et de son âge ; elle se plaisait dans la solitude la plus profonde ; elle recherchait les lieux les plus retirés, pour y contempler l’aspect sauvage des grandes forêts primitives ; une fleur l’attirait et la charmait ; le chant d’un oiseau la faisait tressaillir d’émotion ; la plainte du vent dans les arbres et le murmure des flots la plongeaient dans une indéfinissable rêverie ; ses narines et ses poumons se dilataient, en aspirant les parfums exhalés des incultes savanes ; son imagination, son cœur, son esprit, tout son être était attiré par le génie mystérieux qui habite l’immensité des vierges solitudes ; elle languissait de tristesse, au milieu des joies du monde ; elle enviait le sort des Indiennes, qui venaient souvent à l’habitation de son père, pour vendre leurs paniers et des plantes aromatiques ; elle s’entretenait longuement avec ces chastes filles du désert ; et elle leur disait, avec un accent de mélancolie qui les étonnait : « Vous autres, heureuses ; moi, malheureuse ; moi, pleurer beaucoup ! Pourquoi moi pas naître comme vous dans cabane-latanier ? Moi envie couri avec vous dans bois, bien loin, bien loin, là-bas, là-bas ! » Une de ces Indiennes lui répondit une fois : « Moi pas comprendre toi ; toi gagnin tout kichose ; pourquoi pas content ? Pleurer, pas bon ! » —L’enfant prétendue de la civilisation ne put s’empêcher de sourire à ce langage de la fille du désert ; mais elle n’entreprit pas de lui donner une explication de l’état de son âme, sachant bien qu’elle ne pourrait comprendre ni ses regrets ni ses aspirations, elle qui ignorait la vague inquiétude des grandes passions.

« Tout manque à l’âme, qui n’a pas ce qu’elle désire le plus : Plaisirs, richesses, honneurs, gloire et célébrité, qu’est-ce que tout cela ? L’âme est un océan, que tous les fleuves ne peuvent remplir ; ils s’y jettent et s’y engloutissent. Il y a une Réalité par delà toutes les ombres ; et l’âme veut saisir et étreindre cette Réalité ; oui, l’âme, dans son immense amour et son insatiable besoin de bonheur, rêve l’Infini ! » Voilà ce que se disait tout bas, à elle-même, celle qui possédait tout, excepté ce qu’elle désirait le plus ; et n’avoir pas cela, c’est n’avoir rien, c’est manquer de tout ; l’âme vide s’élance sans repos vers le je ne sais quoi, qu’elle ne peut trouver ici-bas : « O Infini, que cachent tant d’ombres, ô Idéal, qu’enveloppent tant de voiles, quand pourrai-je te posséder ? » s’écriait l’enfant pour qui rien de tout ce qui captive le monde n’avait le moindre attrait, parce que son âme était captivée par la splendeur d’une vision céleste.

Ses parents, comprenant aussi peu que la fille du désert cette divine nostalgie qui la dévorait, consultèrent plusieurs médecins, qui tous recommandèrent le changement d’air, les distractions, et l’exercice modéré à pied ou à cheval, dans un autre lieu que celui de son séjour habituel. Dès le lendemain, ils partirent pour aller s’établir dans une campagne, où tout serait nouveau pour l’œil, et rien n’éveillerait dans l’âme aucune des impressions douloureuses du passé. Atala n’oublia pas de prendre avec elle un cahier, où elle avait transcrit les plus beaux passages des auteurs qu’elle avait lus : Elle avait ainsi composé un choix, selon son goût, de morceaux de prose et de poésie : C’était là le trésor de son âme.

Mais voilà que, pendant une de leurs promenades au milieu de la forêt, elle se sépara de ses parents, sans s’en apercevoir, et sans qu’ils s’en fussent aperçus ; elle se sépara d’eux, en cherchant des fleurs, et en écoutant le chant d’un moqueur, qui, volant d’arbre en arbre, l’attirait par la magie de sa voix inépuisable en accords variés qui imitent tout, et restent inimitables.

Lorsque les deux parents inconsolables s’aperçurent qu’ils avaient perdu leur unique enfant, après de longues et vaines recherches, ils s’en retournèrent à la maison déserte et silencieuse. En moins d’une heure, tous les chasseurs de l’endroit instruits de l’événement malheureux, étaient partis avec leurs chiens pour battre le bois en tous sens, appelant de toute la force de leur voix, et par leurs cris répétés, les coups de fusil et les sons de la cloche éveillant tous les échos d’alentour, et portant l’alarme au fond de toutes les retraites les plus cachées ; ce fut en vain ; les échos répondirent à leurs appels plaintifs, mais la voix d’Atala garda le silence ; elle fut effrayée de tout ce bruit confus, et s’enfonça dans une solitude plus profonde et plus inaccessible. Enfin, la nuit vint ; les cris cessèrent ; le silence et l’obscurité prirent possession de l’immense désert : Atala était en sûreté. Ces mêmes recherches, cependant, furent recommencées pendant plusieurs jours ; mais, chaque fois, avec le même insuccès : On perdit enfin tout espoir, la croyant morte de faim ou dévorée par les bêtes sauvages. Rien ne pouvait consoler les parents de la perte de cette douce et mélancolique enfant, qui, de son côté, pensait avec attendrissement à l’affliction de ses parents : Mais un aimant mystérieux l’attachait au désert ; elle s’y sentait comme enchaînée ; elle se trouvait enfin dans le sanctuaire qu’il fallait à son cœur recueilli, et à son esprit méditatif ; il lui semblait qu’elle était plutôt faite pour vivre avec les oiseaux qu’avec ses semblables ; dès le premier soir, quoiqu’elle éprouvât une étrange émotion, en se voyant perdue dans cette affreuse solitude, elle se fit un abri avec des branches vertes, et une couche avec des feuilles et de la mousse ; et, le lendemain, elle s’installa dans son inculte domaine, se nourrit de fruits cueillis ça et là, et étancha sa soif à une source voisine. Elle s’accoutuma, dès le premier jour, à cette vie nouvelle ; elle y trouva je ne sais quel charme austère ; elle n’était pas seule ; elle s’entretenait avec les fleurs, les oiseaux, les arbres, avec la terre et le ciel, avec toute la nature grandiose ; et en elle se développa un instinct, ou plutôt une intuition sympathique, qui la mit en rapport avec toutes les choses inanimées et avec tous les êtres vivants, dont elle était environnée ; elle les aimait, et elle semblait en être aimée : On eût dit une reine au milieu de ses sujets. Elle donnait elle-même des noms à tous les endroits, à tous les objets et à tous les êtres qui attiraient son attention. Elle avait ainsi composé un vocabulaire nouveau qui lui était propre. Elle inventa un alphabet, où il y avait toutes les voyelles nécessaires et pas une consonne inutile ; et an moyen de cet alphabet phonétique elle écrivait toutes ses sensations, tous ses sentiments et toutes ses pensées ; elle écrivait comme elle parlait, et elle parlait comme elle sentait et pensait ; son langage reproduisait les accords qu’elle entendait,—le chant des oiseaux, le gémissement du vent, le murmure des ondes ; —et les fleurs et les étoiles s’épanouissaient et rayonnaient dans ses brillantes et pittoresques onomatopées. Elle avait pour ainsi dire cessé d’avoir la voix humaine, pour ce faire l’écho de la voix multiple de la grande nature ; sa voix était devenue résonnante comme une harpe éolienne ; sa parole se modulait selon les notes qui jaillissaient de l’orchestre universel ; et son âme saisissait partout l’unité dans la variété : Tout sort de l’unité, et tout y retourne ; rien n’est isolé ; tout se tient, tout s’enchaîne, et tout forme un ensemble harmonieux ; il y a dans les œuvres de Dieu une gradation descendante et ascendante ; l’ordre inférieur réfléchit l’ordre supérieur, selon son degré de rapprochement ou d’éloignement ; et il y a une intime analogie entre les sons, les couleurs et les figures ; et Dieu a été défini « une Sphère Infinie, dont le centre est partout, et la circonférence nulle part. » L’Archétype est en Dieu. Et de cet Archétype Unique rayonnent tous les types divers et correspondants, qui composent l’univers : L’étoile est reflétée dans la fleur ; et la fleur, dans la pierre précieuse ; et chaque chose, en tout ; et tout, en chaque chose : Le visible symbolise l’invisible ; le sensible, l’idéal ; l’intelligible, le divin : Atala voyait Dieu en tout, et tout en Dieu, sans jamais rien confondre, et en mettant chaque être et chaque chose à sa place marquée dans l’ordre universel ; et l’ordre, c’est la beauté, c’est l’harmonie, e’est l’unité, c’est l’infini, c’est Dieu se manifestant dans ses œuvres : Toute la création a un sens mystique, et parle une langue divine, qui se nomme poésie.