La Nouvelle Diplomatie commerciale de la France

La bibliothèque libre.
La Nouvelle Diplomatie commerciale de la France
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 57 (p. 177-196).
DIPLOMATIE COMMERCIALE
DE LA FRANCE

Documens diplomatiques, publiés par le ministère des affaires étranger de 1860 à 1865. — Exposés de la situation de l’empire. — Annales du commerce extérieur.


Si l’on étudie l’histoire des relations internationales, on est frappé du contraste que présente la diplomatie de notre temps comparée avec la diplomatie des temps passés. Ce sont, il est vrai, les mêmes formes, les même traditions et presque les mêmes personnages ; mais tout autres apparaissent les idées et les actes. Alors que les nations appartenaient en quelque sorte à des maisons royales, la diplomatie n’avait à servir que les pensées, les intérêts, les passions, les caprices même des souverains dont elle était la confidente et l’organe. Certes, quand nos ambassadeurs exécutaient les instructions de Henri IV, de Richelieu, de Mazarin, de Louis XIV, ils servaient la nation en même temps que le prince. Le droit public qui régit les pays civilisés, les traditions de la politique française datent de là, et nous suivons aujourd’hui encore les voies tracées par ces grands esprits. À ces époques cependant, la diplomatie était personnelle, ou tout au moins dynastique. La volonté du prince était sa première loi ; ses négociations avaient pour objet la gloire et l’intérêt de la couronne, et, sans méconnaître le patriotisme des souverains qui inspiraient son langage et ses actes, il serait facile de relever, dans les archives diplomatiques, maintes circonstances où l’intérêt national était subordonné, sacrifié même à des pensées égoïstes, à des passions personnelles, à des considérations secondaires ou misérables, dont il appartient à l’histoire de faire justice. Enfin, à ces mêmes époques, les nations ne se connaissaient que par les relations établies entre les cours ou par les sanglantes rencontres de leurs armées ; matériellement et moralement, elles vivaient enfermées, dans leurs frontières, étrangères et indifférentes l’une à l’autre ; les rapports commerciaux, qui seuls pouvaient les mettre en contact, étaient gênés par la difficulté des communications et presque nuls. Au point de vue diplomatique, les populations n’existaient pour ainsi dire pas ; elles étaient absorbées tout entières dans la personne du souverain.

Est-il nécessaire de montrer comment les relations internationales et par suite le rôle de la diplomatie se sont modifiés au temps où nous vivons ? La souveraineté du peuple s’est substituée au droit divin des dynasties, de telle sorte que, malgré la conservation de ses anciennes formes, la diplomatie représente aujourd’hui la nation autant et même, plus que le prince. Quand elle parle ou agit au nom du souverain, elle subit l’irrésistible influence de l’intérêt populaire, duquel elle relève directement par la publicité, immédiate ou prochaine, qui attend ses actes et ses moindres paroles. Elle s’incline, elle aussi, devant l’opinion publique, puissance nouvelle qui voit aujourd’hui à ses pieds toutes les autorités et tous les orgueils. Certes l’opinion publique n’est point exempte des passions, des préjugés, des caprices qui révèlent, dans les affaires de ce monde, le côté humain de la toute-puissance ; mais la tyrannie qu’elle exerce à l’égal des princes s’applique à des objets d’un ordre différent et d’un caractère plus général. L’opinion publique ne se borne point à demander que la paix règne entre les gouvernemens et l’harmonie entre les cours ; elle veut que l’on s’occupe des questions multiples et complexes qui intéressent la prospérité et le bien-être des populations. Elle réclame donc des traités de commerce et de navigation, des conventions postales et télégraphiques, des négociations qui aient pour principal objet la facilité des rapports internationaux. La diplomatie a dû se mettre au service de ces nouveaux besoins.

Quelques esprits ont pensé que, par suite de la fréquence et de la rapidité des communications directes entre les gouvernemens et entre les peuples, la diplomatie avait fait son temps, que la poste et le télégraphe lui avaient signifié son congé, et qu’elle n’avait plus de raison d’être. A quoi bon des ambassades avec leur appareil fastueux et coûteux, pourquoi des intermédiaires, quand il est si-facile aux cabinets d’échanger leurs idées, de s’entendre et même de discuter, à l’aide de l’électricité et de la vapeur ? Nous n’en sommes plus, ajoute-t-on, aux négociations secrètes, aux intrigués sourdes, aux manœuvres réputées savantes par lesquelles les gouvernemens cherchaient à se tromper et à se devancer les uns les autres sur l’échiquier de la politique. Tout maintenant se fait au grand jour ; il n’est pas de courrier de cabinet, si rapide et si discret qu’il soit, qui puisse se vanter d’être en avance sur la rumeur publique, propageant et commentant en pleine liberté les événemens ou les incidens survenus dans les contrées les plus lointaines. Suivant cette opinion, la diplomatie ne serait plus qu’un organe inutile, nuisible même, dans le mécanisme de la politique. — C’est là, nous le croyons, une grave erreur. L’étude de ces intérêts matériels, qui tiennent une place si grande et si légitime dans les préoccupations de notre temps, ne peut être entreprise à distance. Elle exige un incessant travail de réflexions et de recherches, de constatations et de comparaisons, qui réclament l’action directe et la présence réelle de l’observateur. La vapeur et l’électricité ne sont que des instrumens nouveaux mis au service de la diplomatie ; mais elles ne sauraient remplacer celle-ci, ni la rendre inutile.

Est-ce à dire qu’en s’occupant des intérêts matériels la diplomatie perde de sa dignité et voie son rôle s’amoindrir ? Non certes. C’est par le bien-être universellement répandu que la civilisation se développe ; c’est par le commerce et l’industrie, et, pour nous servir d’un terme plus général, c’est par le travail que s’accroît la richesse des peuples modernes, que leur puissance se conserve, et que leur influence se propage. Il convient dès lors que le diplomate connaisse Adam Smith aussi bien que Grotius et Vattel, les lois économiques aussi bien que le droit des gens. C’est ainsi qu’il est en mesure de remplir la mission pacifique et conciliante qui lui appartient. Passez en revue les négociations engagées en Europe depuis 1815, date à laquelle commence l’œuvre de la diplomatie contemporaine : vous observerez un grand nombre de traités ou de conventions destinés à régler des intérêts exclusivement politiques ; mais plus nombreux encore sont les actes qui, s’appliquant aux intérêts économiques, ont amélioré les relations internationales. C’est dans ce sens que penchent les désirs des peuples et la sollicitude des gouvernemens : c’est sur ce terrain que la diplomatie a remporté ses meilleures victoires en rendant le plus de services. Remarquez en outre que la plupart de ses œuvres politiques n’ont eu qu’une existence éphémère, tandis que ses négociations commerciales ont produit des résultats certains et durables. Cette simple comparaison indique quel est désormais son rôle dominant, que nous voudrions exposer ici par l’énumération des principaux actes économiques qui ont été accomplis, pendant ces dernières années, par la diplomatie française.

I

Au premier rang se présentent, en raison de leur nombre et de leur importance, les traités de commerce. La condition première et naturelle du commerce, c’est la liberté des transactions et des échanges, non-seulement entre les habitans d’un même pays, mais encore entre les différens peuples. Cependant dès l’origine, la faculté d’acheter et de vendre au dehors a été considérée comme pouvant être une source de revenu pour le fisc, par cette raison que l’impôt doit atteindre tout ce qui donne des profits. La pensée d’établir un impôt sur l’importation et sur l’exportation des marchandises était d’autant plus rationnelle qu’elle était d’une exécution plus facile et plus simple : il suffisait en effet d’échelonner les agens du fisc le long des frontières et de percevoir un droit de passage. De là le principe des douanes, qui avaient alors un caractère exclusivement fiscal. On ne tarda pas à reconnaître que les tarifs de douane avaient pour résultat de gêner les transactions et de porter atteinte à la fortune publique comme aux intérêts privés. On négocia donc pour obtenir de part et d’autre des suppressions ou des modérations de taxes ; mais ces négociations, dont on retrouve les traces dans les archives de l’ancienne monarchie, furent rarement suivies de succès, et plus d’une fois, au lieu d’améliorer les conditions du commerce, elles aboutirent à des actes de représailles, c’est-à-dire à des aggravations de taxes, le fisc étant de sa nature un négociateur incommode, très attaché au maintien de ses droits et toujours ambitieux d’en conquérir de nouveaux. Les tarifs ne s’inclinaient que devant la raison d’état, devant un intérêt dynastique ou politique de premier ordre, et, s’ils cédaient pour un temps, c’était pour se relever bientôt, dès que la question d’argent, plus forte et plus durable que tout autre intérêt, avait repris son empire.

D’un autre côté, s’ils contrariaient les mouvemens du commerce, les droits de douane, établis et maintenus par des considérations fiscales, créaient à l’intérieur de chaque état des intérêts nouveaux, des privilèges manufacturiers, qui se servaient de l’impôt comme d’un rempart contre la concurrence étrangère. Les tarifs s’élevèrent ainsi par degrés à la hauteur d’une institution nationale appelée à favoriser l’industrie. On diminua les droits à la sortie des marchandises, mais on les augmenta à l’entrée, car on voulait tout à la fois faciliter les ventes au dehors et limiter les importations de l’étranger. C’est Colbert qui inaugura ce système, connu sous le nom de système protecteur, et destiné à parcourir une si longue carrière. Il serait vraiment téméraire, après deux siècles écoulés, de critiquer la pensée et les actes d’un grand ministre dont le nom rappelle les services les plus éclatans rendus à l’industrie et au commerce de la France. Il y a, ce nous semble, autant de présomption que d’ingratitude à reprocher à Colbert ce que l’on appelle son erreur économique. Il avait apparemment de bonnes et solides raisons pour adopter la politique commerciale qu’il a suivie : l’état relativement prospère dans lequel il a placé l’industrie française le justifie pleinement aux yeux de l’histoire, et permet de ne point accepter pour lui le bénéfice des circonstances atténuantes que les adversaires modernes de son système consentiraient à lui accorder. Quoi qu’il en soit, on comprend que les négociations commerciales avec l’étranger devenaient de plus en plus difficiles du moment que l’intérêt du fisc, s’opposant aux réductions de tarifs, avait pour auxiliaire l’intérêt manufacturier. Aussi, dans les traités ou conventions de commerce qui se négociaient sous l’influence du régime protecteur, chacune des deux parties s’attachait-elle à ne concéder que des faveurs insignifiantes ou illusoires. Pour ce qui concernait les produits industriels, l’habileté du négociateur consistait à paraître abaisser plutôt qu’à abaisser réellement les barrières de douanes : les droits conventionnels, avec leurs chiffres atténués, étaient le plus souvent calculés de manière à ne point ouvrir un large accès aux produits du dehors. Seul le traité conclu en 1786 entre la France et l’Angleterre fit exception à ce mode de procéder par le libéralisme sincère qui inspira ses dispositions : le germe de la liberté des échanges entre deux grandes nations manufacturières était déposé dans cette convention mémorable ; mais on sait ce qui advint. Les intérêts jusqu’alors privilégiés, tant en France qu’en Angleterre, se mirent en révolte contre cette première apparition de la concurrence. Les jalousies nationales se réveillèrent plus vives que jamais. Chacun des deux peuples se crut trahi par ses négociateurs. Le nom de M. Eden fut voué à l’exécration en Angleterre comme celui de M. de Rayneval en France, et le traité, qui n’avait fait de part et d’autre que des mécontens, fut déchiré par la déclaration de guerre de 1793. Le souvenir de cet acte diplomatique, intervenu dans les circonstances les plus défavorables, devait peser longtemps sur la politique commerciale des deux peuples.

La république, en guerre avec l’Europe, considérait les marchandises étrangères comme des produits de l’ennemi, et à ce titre elle les repoussait des frontières. L’empire établit le blocus continental. Par conséquent il n’y a point à s’occuper de ce que pouvaient être sous ces deux régimes les actes diplomatiques concernant les rapports de commerce entre la France et les autres nations. Il faut remarquer seulement que le blocus continental, en écartant la concurrence de l’industrie anglaise, avait surexcité l’industrie française au point de l’engager à produire, sans égard à l’élévation excessive des prix de revient, tous les articles qui pouvaient se consommer dans le pays. Pour ne citer qu’un exemple de cette production tout à la fois universelle et artificielle, il suffit de rappeler que la fabrication du sucre avec la betterave date de cette époque. L’intérêt manufacturier était donc nécessairement en possession d’une influence très considérable lorsque la restauration vint remplacer l’empire, et il puisait en outre une nouvelle force dans les combinaisons politiques du gouvernement, qui rêvait la reconstitution d’une aristocratie au moyen de la plus-value que donnerait à la propriété foncière l’exclusion presque absolue de toute concurrence étrangère quant aux produits agricoles. Ainsi coalisés, l’intérêt industriel et l’intérêt foncier réussirent à obtenir le relèvement des tarifs. Ils étaient d’ailleurs secondés dans leurs efforts par la doctrine de la balance du commerce, doctrine qui prévalait encore presque partout, et selon laquelle un pays qui importe plus de marchandises qu’il n’en exporte marche infailliblement à sa ruine. Cette situation n’était point favorable pour la conclusion des traités de commerce. Cependant par la force des choses la restauration se vit obligée de se départir des règles absolues du système prohibitif en accordant aux États-Unis et à l’Angleterre, par les traités de 1822 et de 1826, le régime de l’égalité réciproque, relativement aux droits maritimes, pour l’intercourse direct. Les États-Unis et l’Angleterre n’avaient point voulu tolérer plus longtemps que leurs pavillons fussent repoussés de nos ports par des surtaxes. Sous peine de subir leurs représailles, il fallut leur céder. Ce fut un premier pas vers les réformes libérales. On entrait ainsi dans le régime de la réciprocité.

Grâce au maintien de la paix, les principales nations européennes voyaient grandir leur industrie, et elles éprouvaient le besoin d’étendre leurs débouchés. La vente intérieure ne suffisant plus à l’écoulement de leurs produits, il leur fallait chercher des acheteurs au dehors. Le gouvernement de juillet dut s’appliquer à donner satisfaction à ce nouveau besoin, et sa diplomatie fut activement occupée à préparer des alliances commerciales et même des unions douanières, ce qui impliquait, à l’égard des états voisins, la suppression complète des tarifs. À en juger par le nombre des traités de commerce et de navigation qui furent conclus de 1830 à 1848 et qui embrassèrent à peu près toutes les parties du monde jusqu’à la Chine, le travail fut considérable, mais les résultats furent minimes. Si le gouvernement se montrait disposé à modérer les excès, devenus inutiles, du tarif des douanes, les chambres, où dominait une ! majorité protectioniste, ne voyaient pas sans inquiétude ces tendances libérales, et comme les clauses financières des traités, c’est-à-dire toutes les diminutions de taxes, devaient être soumises au vote législatif, l’œuvre de la diplomatie se trouvait enfermée dans un champ très limité. On accueillait avec empressement les diminutions de droits obtenues des nations contractantes, mais on discutait avec une susceptibilité jalouse les concessions que la France accordait en échange. Si l’on se reporte à ces débats, on s’explique l’extrême timidité des négociateurs français, qui pouvaient craindre de voir désavouer leur signature, s’ils s’avisaient de toucher à une prohibition, et qui par conséquent, ne se sentant pas en mesure de faire de larges concessions, n’osaient demander et ne pouvaient obtenir que des faveurs insignifiantes sur les marchés étrangers. Au surplus, cette situation se rencontrait dans la plupart des autres pays. Sauf l’Angleterre, qui depuis les réformes de Huskisson se laissait entraîner vers la doctrine de la liberté commerciale, les états manufacturiers du continent, l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, l’Espagne, demeuraient attachés à l’ancien système de la protection industrielle, de telle sorte que chaque négociation diplomatique engagée dans l’intérêt des échanges était paralysée d’avance par un sentiment de défiance réciproque et par la crainte des désaveux législatifs. Utiles au point de vue politique en ce qu’elles étaient un témoignage d’harmonie et de bonne entente entre les gouvernemens, ces conventions multipliées demeuraient le plus souvent stériles au point de vue commercial ; elles n’exerçaient qu’une influence très restreinte sur le bien-être des peuples, et ne contribuaient que pour une faible part au développement du trafic universel.

Redoutés par les adversaires de la concurrence, les traités de commerce et de navigation étaient en même temps repoussés par les économistes. Aux yeux de ces derniers, chaque peuple doit, dans son propre intérêt, faciliter l’échange des produits du travail. Quand il entrave les importations de l’étranger, il se nuit à lui-même autant qu’il nuit aux autres nations : il convient donc qu’il tolère et même qu’il attire la concurrence, sans avoir à se préoccuper de la nature ni de l’origine des produits échangés. Le vice des traités de commerce est de déroger à ce principe général en n’accordant qu’à quelques-uns ce qui pourrait être avantageusement accordé à tous, et de créer, au profit des parties contractantes, un privilège onéreux pour le consommateur. Telle est la doctrine d’Adam Smith, doctrine adoptée en toutes circonstances par les libres échangistes anglais, qui, après avoir réformé la législation commerciale du royaume-uni, voulurent que le nouveau tarif fût appliqué à toutes les provenances, sans même admettre l’argument des représailles à l’égard des peuples étrangers qui persistaient à exclure de leurs marchés les produits britanniques. En effet, si la liberté du commerce est profitable, pourquoi l’ajourner ou la restreindre, et doit-on se priver soi-même des bénéfices qu’elle procure uniquement pour en priver d’autres nations moins intelligentes et moins avancées ? — Sous l’influence de ces idées, l’Angleterre abandonna le régime de la réciprocité, et elle ouvrit, sans compensation, ses marchés et ses ports à la concurrence étrangère.

L’essor immense que prit le commerce anglais à la suite de la réforme était de nature à convertir les autres peuples à la doctrine du libre échange. On vit bien toutefois, en France comme ailleurs, que la conversion des intérêts devait rencontrer les plus grandes difficultés. Les manufacturiers français, abrités sous les tarifs de douane, se souciaient médiocrement de modifier les conditions de leur travail. La consommation intérieure leur était assurée : ils entendaient qu’elle leur fût conservée sans partage. Quand on leur présentait l’exemple de l’industrie britannique devenue plus florissante et plus riche par la liberté, ils répondaient que cette liberté, qui convenait à l’Angleterre, ne conviendrait pas à la France : argument facile et banal, dont on ne saurait pourtant méconnaître la puissance, car nous l’entendons opposer chaque jour à la revendication des libertés politiques, dont nos alliés jouissent si largement au-delà du détroit, et qui nous sont encore refusées. Vainement essayait-on de convaincre les industriels que leur intérêt se trouvait d’accord avec les principes libéraux, dont une expérience éclatante avait démontré la justesse ; vainement l’administration s’étudiait-elle à leur inspirer une confiance plus grande dans leurs propres forces et à les conduire insensiblement vers la concurrence : chaque tentative, chaque progrès essayé dans cette voie était l’occasion d’une résistance acharnée. Pour le gouvernement, plus libéral en cette matière que ne l’était la masse du pays, ce n’était plus une question à débattre ; c’était un nœud gordien à trancher.

Aux termes de la constitution de 1852, les traités de commerce ont force de loi pour les modifications de tarifs qui y sont stipulées, c’est-à-dire que ces modifications ne sont plus assujetties à l’approbation du pouvoir législatif, et qu’elles sont exécutoires par le fait seul de la promulgation des traités conclus au nom de l’empereur. Nous n’avons pas à discuter ici la portée générale de cette disposition constitutionnelle : qu’il nous suffise d’indiquer comment, après avoir vu échouer ses plans de réforme commerciale devant les chambres, le gouvernement impérial trouvait dans la prérogative du souverain, en matière de traités, le moyen de les réaliser indirectement. Cette prérogative, en vertu de laquelle fut conclu le traité de commerce de 1860 avec l’Angleterre, peut être considérée comme le glaive qui coupa le nœud gordien. En supprimant à l’égard de l’Angleterre les prohibitions et les taxes exagérées du tarif français, le traité accomplissait en réalité la réforme commerciale. Celle-ci appartient donc à l’histoire de la diplomatie, qui, après avoir commencé l’œuvre, devait être chargée de la poursuivre et de l’étendre.

On se souvient de l’effet que produisit en France l’annonce du traité de 1860. Aux yeux des manufacturiers, cet acte de paix, de progrès et de travail apparut d’abord comme une déclaration de guerre. La concurrence, la terrible concurrence allait décidément traverser la Manche, opérer son débarquement sur nos côtes désarmées et anéantir l’industrie française. Les appréhensions et les déclamations qui avaient accueilli le traité de 1786 s’exprimaient de nouveau avec une égale passion et dans le même langage. Disons tout de suite que l’événement n’a pas tardé à dissiper ces craintes, et que le résultat de la lutte engagée entre la France et l’Angleterre sur le terrain industriel a pleinement justifié l’assurance avec laquelle les économistes affirmaient leurs principes, ainsi que la confiance du gouvernement dans la vitalité de notre industrie ; mais, indépendamment de l’émotion répandue parmi les fabricans français, le traité exerça une action immédiate sur la politique commerciale du continent. Les peuples voisins avec lesquels nous entretenions les relations les plus anciennes et les plus suivies ne pouvaient se dissimuler que les concessions récemment échangées entre la France et l’Angleterre allaient modifier les conditions du commerce européen. On devait prévoir que les produits britanniques admis sur le marché français avec un régime de faveur y prendraient une place prépondérante au détriment des produits similaires étrangers ; en même temps il était certain que l’Angleterre, multipliant ses ventes en France, y multiplierait en même temps ses achats, et que dès lors elle retirerait aux autres pays une partie de sa clientèle. Il s’agissait pour ces peuples non-seulement de solliciter le bénéfice des dégrévemens accordés en France à leurs concurrens anglais, mais encore de conserver en Angleterre, comme en France, la situation que leur industrie y avait acquise. Ce double résultat ne pouvait être atteint que par le consentement du gouvernement français, qui, demeuré maître de ses tarifs, avait la faculté de les abaisser à son gré, selon les concessions qu’il obtiendrait en retour. Aussi les négociations ne tardèrent-elles pas à s’ouvrir, et depuis 1861 la Belgique, la Prusse, l’Italie, les Pays-Bas, la Suisse, la Suède, les villes anséatiques, etc, ont successivement traité avec la France pour être admis, moyennant réciprocité, au bénéfice du nouveau régime commercial.

Nous ne saurions entrer ici dans le détail de ces débats diplomatiques, si différens par leur objet de ceux qui s’agitaient précédemment entre les cabinets européens ; mais il importe de mettre en relief les principes qui dominent cette série, non encore achevée, de négociations commerciales, et de signaler les principaux faits qui en dérivent. Remarquons en premier lieu que désormais les intérêts et les passions politiques des souverains et des gouvernemens se subordonnent de plus en plus aux intérêts économiques des peuples, ou plutôt que gouvernemens et souverains s’attachent à la satisfaction des intérêts populaires comme au plus sûr moyen d’établir ou d’étendre leur action politique. On en voit la preuve dans l’empressement avec lequel toutes les chancelleries, en se rapprochant de la France, se sont portées vers l’étude des questions douanières et des problèmes que soulève la liberté des échanges internationaux, problèmes qui, naguère encore, étaient abandonnés aux disputes des savans et aux rêves des idéologues. En second lieu, le principe qui a inspiré les négociations suivies depuis cinq ans est un principe libéral, remplaçant les doctrines de restriction. La propagande a été générale, et elle s’est communiquée avec une rapidité merveilleuse. Les différentes conventions que nous avons énumérées ont été conclues sans offrir les difficultés et les lenteurs qui entravaient naguère la moindre concession de tarifs. Si la mise à exécution du traité de 1862 avec la Prusse a subi des retards, cette exception tient à la situation particulière de l’Allemagne, à la constitution du Zollverein, aux sentimens de rivalité et de jalousie qui se manifestent à tout propos entre les cabinets de Berlin et de Vienne[1], sentimens qui ne pouvaient manquer de s’envenimer à l’occasion du traité franco-prussien de 1862. Ici encore cependant la passion politique a dû céder à l’intérêt commercial, les états dissidens du Zollverein se sont ralliés au nouveau tarif conventionnel, et l’Autriche, menacée de se voir reléguée dans l’isolement qu’elle prétendait infliger à la Prusse, se trouve obligée de traiter à son tour avec le Zollverein, avec la France, avec l’Angleterre, pour conserver sa place sur le marché allemand et sur les marchés européens.

La conséquence des principes qui ont triomphé, c’est l’ouverture réciproque des frontières de tous les pays par la levée des prohibitions et des droits prohibitifs, c’est en un mot le commerce se répandant vers toutes les directions. Faut-il recourir à la statistique pour démontrer que, dans cet épanouissement de la concurrence, chaque peuple a gagné ? Nous savons ce qui s’est passé en France depuis cinq ans. Les relations avec l’étranger ont pris un développement tel qu’on n’en avait jamais constaté de pareil à aucune période. Contrairement aux appréhensions qui, au début, pouvaient sembler légitimes, la richesse industrielle du pays s’est notablement accrue. Il en a été de même dans les contrées qui ont adopté notre politique. C’est là un fait général qui ne souffre point de contestation sérieuse, et sur lequel il serait vraiment superflu d’insister.

Enfin, quand on recherche à quelle influence peut être attribuée la législation qui régit désormais le commerce international, on observe que la plus grande part de cette évolution économique procède de l’influence française. Si l’Angleterre revendique à bon droit l’honneur de l’initiative en matière de réformes commerciales, si, par l’autorité de son exemple et de ses lois, elle a prêché la première les doctrines de l’échange universel, il est permis de dire que jusqu’au moment où le gouvernement français se décida à négocier le traité de 1860, elle avait fait dans le monde peu de conversions et recruté un bien petit nombre de prosélytes. On la laissait pratiquer à l’aise son libre échange, on profitait de l’hospitalité qu’elle accordait aux produits de l’étranger ; mais les nations manufacturières, qui n’avaient presque rien à obtenir d’elle, se gardaient bien de lui offrir ou de lui concéder des facilités de commerce qui eussent favorisé la concurrence britannique. Le gouvernement anglais s’était désarmé pour l’amour du principe, et, convaincu que ce principe ne devait fléchir devant aucune considération, il s’abstenait systématiquement d’exercer des représailles contre les peuples qui continuaient à lui opposer le régime des prohibitions. La situation de la France était toute différente. On a vu que, pour arriver à la réforme douanière, le gouvernement, certain d’éprouver une invincible résistance en s’adressant aux chambres, avait pris en quelque sorte un chemin de traverse, et que, par une échappée tout à fait inattendue, il avait, au moyen du traité de 1860, abaissé le tarif du côté de l’Angleterre[2]. Ce premier traité fut entre ses mains un instrument à l’aide duquel il obligea les autres peuples à passer à leur tour sous les fourches caudines de la réforme, sous peine d’être privés des avantages dont l’Angleterre venait d’être mise en possession. Telle fut l’origine de cette série de conventions qui n’auraient probablement jamais vu le jour, si la France n’avait pas eu à sa disposition l’expédient constitutionnel qui permettait au gouvernement de faire des lois de douane avec la diplomatie. Il est donc tout à fait exact de dire que la révision libérale des tarifs européens a été déterminée par la pression de notre politique. L’Angleterre n’a pu obtenir qu’après nous et par nous les abaissemens de taxes qu’elle avait inutilement conseillés avant 1860. Nous lui avons ainsi payé le prix de ses enseignemens en ouvrant à son industrie, en même temps qu’à la nôtre, les marchés sur lesquels la concurrence a enfin pénétré.

L’œuvre diplomatique commencée en 1860 se poursuit activement partout où il y a quelque concession avantageuse à solliciter et à échanger. En Espagne, en Portugal, en Autriche, à Rome, les négociations sont engagées, et il n’est pas douteux qu’elles aboutiront, car à mesure que se généralise, par de plus fréquentes applications, l’épreuve des franchises commerciales, les résistances deviennent moins vives, et les intérêts se rassurent. Aux traités de commerce viennent se joindre les conventions maritimes, qui ont pour objet l’égalité de conditions pour les divers pavillons, la réduction des droits de tonnage, la suppression des surtaxes qui grèvent les marchandises, ce qui doit entraîner, sous le régime de la concurrence, la diminution des frais de transport. Sans doute, la question maritime présente des difficultés sérieuses, en ce qu’elle se complique d’un intérêt militaire de premier ordre dont le gouvernement est obligé de tenir compte. En Angleterre même, la réforme des anciennes lois de navigation ne s’est réalisée que postérieurement à la révision du tarif des marchandises. La protection du pavillon répond à un instinct, à un préjugé national. Il semble qu’en y renonçant la France abandonne une garantie d’indépendance et une arme de guerre. Le libre échange maritime et — pour des motifs analogues — le libre échange colonial sont nécessairement plus lents à se substituer à l’ancien régime. Cependant la lumière commence à se faire sur ces deux points de la législation économique : on reconnaît que les relations entre les peuples ne peuvent pas être soumises en même, temps à des principes contraires, et que les franchises commerciales ont pour corollaires inévitables la liberté des transports ainsi que l’émancipation des colonies. En outre le remplacement des bâtimens de guerre à voiles par les bâtimens à vapeur retire une grande force aux argumens qui recommandaient de protéger à outrance le pavillon national, afin de conserver un nombreux personnel de matelots. On verra donc disparaître, dans un délai prochain, ces derniers vestiges du régime prohibitif. A la suite d’une enquête approfondie, le gouvernement a préparé un projet de loi qui vient d’être soumis aux délibérations du corps législatif, et qui étend à la marine marchande l’application des principes libéraux adoptés dès 1860 pour le tarif des marchandises. L’exposé de motifs se fonde sur ce que les conventions conclues avec les principales puissances ont supprimé la plupart des vieilles restrictions, de telle sorte que, pour cette branche si importante de transactions, c’est encore la diplomatie qui a facilité et hâté le progrès de la législation française.


II

La liberté commerciale et maritime n’est pas le seul bienfait que nous devions, en grande partie, à l’action intelligente de la diplomatie. A mesure que la fréquence des relations de peuple à peuple est venue confondre les intérêts et faire de l’Europe une seule famille formée de nations distinctes, les gouvernemens se sont appliqués à discerner les questions générales ou privées qui pouvaient être résolues partout d’après les mêmes principes, et qui, par leur nature, échappaient à l’étroite délimitation des frontières politiques. Dès ce moment, la lutte s’est ouverte entre l’égoïsme national, se décorant trop souvent du nom de patriotisme, et le libéralisme international, qu’il ne faut pas confondre avec le rêve de ces philosophes qui, se proclamant cosmopolites, supprimeraient jusqu’à l’idée de patrie. C’est le libéralisme qui a triomphé. Sans abdiquer leur autonomie, sans renoncer à l’originalité de leurs traditions et de leurs mœurs ni à la diversité de leur organisation sociale ou politique, les nations ont compris que les règles de l’ancien droit des gens ne suffisent plus au temps où nous vivons, et qu’il convient d’ajouter de nouveaux articles au code de la civilisation moderne. Tel est l’objet des conventions très nombreuses qui, indépendamment des traités de paix et de commerce, alimentent chaque jour le travail des chancelleries.

Parmi ces conventions, il est juste d’attribuer le premier rang à celles qui consacrent la propriété littéraire et industrielle. Cette propriété, respectable entre toutes, le droit des gens l’avait complètement négligée, et elle recevait partout les plus scandaleuses atteintes. Il s’était établi dans certains pays des ateliers de contrefaçon où le bien d’autrui était pillé au grand jour, et où cette spoliation régulièrement organisée usurpait le caractère d’une industrie nationale. La France peut se glorifier d’avoir été la plus fréquente victime de la contrefaçon. Tous les produits de son génie, qu’il s’agit d’un écrit ou d’un simple dessin industriel, étaient, dès leur apparition, confisqués au dehors et sacrifiés à une odieuse exploitation. Il lui appartenait donc de prendre l’initiative pour signaler aux autres peuples l’abus d’un tel trafic, qui s’exerçait en violation du principe le plus universellement reconnu et du droit le plus sacré. Le premier traité qui engagea la campagne contre la contrefaçon étrangère fut conclu en 1843 avec le Piémont, qui se prêta volontiers à cette œuvre de réparation et de justice. Depuis ce moment, la diplomatie eut ordre de traquer le vol dans ses nombreux repaires, et, grâce à ses efforts, la France est parvenue à faire prévaloir dans la législation internationale la reconnaissance réciproque d’un droit de propriété qui mérite à tant de titres de lui être précieux. C’est avec la Suisse qu’a été passée en 1864 la dernière convention de ce genre, à la suite de longues négociations que rendait difficiles la constitution même de la confédération helvétique, dont tous les cantons, avec leurs droits égaux et leurs intérêts distincts, devaient être amenés à accepter l’engagement contracté par le gouvernement fédéral. Au moyen de cette convention et des traités précédemment conclus avec la Belgique et le Zollverein, on peut dire que la contrefaçon a disparu du territoire européen.

Les récentes négociations avec la Suisse ont fourni à la diplomatie l’occasion de s’employer à la défense du principe de la liberté religieuse. C’est chose à peine croyable, et cependant vraie, que la république helvétique, pays de liberté et de progrès, interdit aux Israélites la faculté de séjourner et de trafiquer sur son territoire. La constitution fédérale est plus rigoureuse à cet égard que la loi de Rome, qui, sans reconnaître les Juifs, les tolère et leur donne asile dans la capitale du catholicisme. Comment s’est établie, comment s’est perpétuée cette tradition singulière sur un sol républicain ? Pourquoi cet ostracisme dans un pays qui a pratiqué l’un des premiers la liberté politique ainsi que l’indépendance individuelle, et qui, dès l’origine de la réforme, a protesté avec tant d’éclat contre l’intolérance de la foi romaine ? C’est ce que nous ne nous chargerons pas d’expliquer. Il existe souvent dans la législation des peuples de ces contradictions étranges entre les principes politiques et les mœurs, et tel pays qui se vante avec raison d’être libre reste soumis par certains côtés à l’esclavage des traditions les plus contraires à la liberté. La Suisse n’est point la seule nation où l’on puisse signaler de semblables contradictions. C’est d’hier seulement que la libre Angleterre a émancipé les catholiques et admis les Juifs à siéger au parlement. L’intolérance protestante n’est pas moins fanatique ni moins exclusive que l’intolérance catholique. L’une et l’autre procèdent des luttes religieuses qui à d’autres époques ont répandu des flots de sang. On ne voit plus aujourd’hui de guerres de religion, mais l’intolérance et l’inégalité sont restées dans les lois, et même, quand elles ont été rayées des lois, elles survivent dans les mœurs. En France, l’égalité nous semble si naturelle, elle est si profondément enracinée dans nos institutions, que nous ne comprenons point qu’elle puisse ne pas exister dans les pays qui prétendent nous avoir devancés dans la carrière de la liberté politique. En la recommandant aux peuples avec lesquels nous nous trouvons en rapport, en l’inscrivant dans les traités, nous rendons un véritable service à la cause de la civilisation et de la religion. Aussi doit-on considérer comme un acte de haute portée la convention de 1864, qui, faisant disparaître toute distinction de culte en faveur des Français sur le territoire helvétique, a stipulé implicitement que les Israélites seraient traités sur le même pied que les chrétiens.

Le code suisse présente une autre anomalie qui est en opposition flagrante avec les principes d’hospitalité internationale dont s’honorent les législations modernes. Il continue, dans divers cantons, à soumettre les ouvriers étrangers à des impôts et à des charges spéciales qui rappellent le régime du moyen âge. Variables pour chaque canton, inspirées soit par les idées de fiscalité, soit par une pensée de défiance contre la concurrence étrangère, ces distinctions échappent à la réglementation fédérale, et elles ne pouvaient par conséquent être abrogées d’un seul coup par la voie diplomatique. Il a donc fallu se borner à reconnaître de part et d’autre l’utilité d’une réforme qui rendît les différentes régions de la Suisse aussi accessibles aux artisans étrangers qu’elles le sont aux touristes, et, pour hâter cette réforme, les négociateurs français ont promis d’étendre à la confédération les facilités qui ont été accordées à la Belgique et à l’Angleterre au sujet des passeports. Nous ne préjugeons point l’effet que produira dans les cantons cette bienveillante promesse ; mais il ne nous paraît point nécessaire d’attendre la réciprocité qu’elle a en vue pour appliquer à la Suisse les franchises de passeports qui ont été concédées à d’autres pays. Si les citoyens des cantons ne croient point devoir accueillir les artisans étrangers, la France est intéressée à, ce que les Suisses apportent chez elle leur industrie et leurs capitaux. Le libre échange des personnes n’est pas moins utile que celui des marchandises. Il y a tout profit pour les nations qui savent le pratiquer, et qui s’enrichissent ainsi du travail et de l’intelligence des immigrans étrangers. Le régime des passeports n’a plus d’ailleurs de raison d’être : comme moyen de police, il est insuffisant et presque illusoire ; comme élément fiscal, il ne donne qu’un revenu très minime. Il ne produit que des retards et des vexations dont souffrent les voyageurs, nationaux ou étrangers, sans procurer aux gouvernemens ni aux particuliers aucun avantage de sécurité. Ce serait donc nous léser nous-mêmes que de le maintenir à l’égard de la Suisse comme un instrument de représailles : bientôt sans doute les cantons céderont spontanément à l’esprit du temps et à la contagion de l’exemple en supprimant les impôts auxquels ils ont assujetti les ouvriers étrangers.

Est-il besoin de démontrer à quel point il est aujourd’hui nécessaire d’assurer partout la libre circulation des idées, des personnes et des choses ? Grâce à l’universelle application de la science, cette preuve n’est plus en vérité qu’un lieu commun. Voici des rails de fer qui, après avoir sillonné chaque territoire, se rencontrent aux frontières : pour se joindre, ils renversent les murailles des vieilles forteresses, ils franchissent les plus larges fleuves, percent le roc des plus hautes montagnes. Voici des fils de métal qui traversent la terre et les mers, et transportent aux plus lointaines distances la parole électrique, aussi rapide que la pensée. En créant ces merveilles, en mettant aux mains des hommes ces puissans moyens de communication, la science a ouvert à la politique des horizons vastes et nouveaux qui étaient fermés aux générations passées. Du jour où les territoires étaient en quelque sorte soudés l’un à l’autre par le contact des voies ferrées et des fils électriques, il devenait indispensable de se concerter pour rendre uniformes les règlemens destinés à faciliter les relations entre les divers états. L’unité qui existait dans l’instrument matériel devait pénétrer en même temps dans le code international. De là les négociations qui se sont multipliées depuis quelques années dans l’intérêt des transports, notamment en ce qui concerne les communications postales et télégraphiques. On a tenu des congrès pour accélérer, par une discussion plus générale et plus directe, l’œuvre d’harmonie et d’unité qui est dans les vœux de tous les gouvernemens, et nous avons, eu la satisfaction de voir choisir Paris pour le siège de ces conférences, où les délégués des états d’Europe et même d’Amérique ont arrêté les principes et les détails d’application à insérer dans les conventions futures. Enfin, comme tout s’enchaîne dans cette série d’idées justes et d’études fécondes, l’examen des tarifs de poste et de télégraphie, tarifs qui seront sensiblement réduits, a eu pour résultat d’appeler l’attention sur l’uniformité des poids et mesures, ainsi que des monnaies. Que l’on se souvienne des sourires d’incrédulité et des réflexions peu indulgentes que provoquait, il y a quelques années à peine, la pensée, émise par quelques économistes, de former une sorte de ligue pour propager l’adoption universelle du système décimal ! Cette pensée était renvoyée au dossier des chimères et classée avec la langue universelle ou avec la paix perpétuelle. On avait pitié des idéologues qui, sans tenir compte des mœurs, des habitudes, ou seulement même des sentimens d’amour-propre contre lesquels ils se mettaient en campagne, prétendaient imposer aux différens peuples un type unique pour les mesures d’échange. Certes les économistes de ce temps-là n’ont point encore sujet de triompher, car le problème, dont ils ne se dissimulaient point l’extrême difficulté, est loin d’être résolu par la pratique ; mais du moins les observations échangées dans le congrès postal de 1863 peuvent les consoler des sarcasmes qu’ils ont bravés et encourager leurs espérances. Après avoir établi des conditions uniformes pour le transport des dépêches entre tous les pays, on finira par reconnaître que le travail des services publics sera singulièrement simplifié par l’emploi des mêmes poids, des mêmes mesures, des mêmes monnaies, et l’unité s’introduira ainsi dans la langue économique, qui n’aspire après tout qu’à être la langue franque des intérêts.

Dans un autre ordre d’idées, signalons, comme un symptôme non moins caractéristique, la conférence tenue en 1864 à Berne pour rechercher les moyens d’améliorer le sort des militaires blessés sur les champs de bataille. C’est l’initiative de quelques citoyens de Genève, témoins émus de la campagne d’Italie, qui a provoqué la réunion de cette conférence, à laquelle les principaux gouvernemens se sont fait représenter, et qui a proclamé dans un acte diplomatique la neutralisation des hôpitaux militaires et des ambulances, du personnel sanitaire et des blessés. Encore un progrès qui, a une autre époque, aurait probablement été relégué parmi les illusions généreuses de la philanthropie et dont la réalisation eût semblé impossible ! Ce n’est pas que la civilisation, s’exprimant par le droit des gens, ne se soit fait depuis longtemps un devoir de recommander l’humanité dans le combat et de prévenir les inutiles effusions de sang ; mais il s’agit ici d’un engagement solennel qui sera bientôt la loi de tous les belligérans. Au plus fort de la lutte, alors que tous les autres contrats auront été violemment déchirés, cet engagement seul subsistera, comme un pacte de générosité et comme un présage de paix. Qui oserait dire qu’en 1815, après les guerres acharnées du premier empire, quand toute l’Europe portait encore le deuil de tant d’armées, une telle négociation aurait pu être entreprise et menée à bonne fin ? Il a suffi que notre génération assistât au spectacle d’une seule grande bataille. pour qu’elle voulût réviser le code de la guerre. La convention de 1864, inspirée par les sanglans souvenirs de Solferino, sauvera dans l’avenir bien des victimes ; elle honore au plus haut degré l’esprit moderne, et il faut ajouter que jamais peut-être négociations ne furent plus promptement acceptées ni plus facilement conduites que ces négociations fondées sur un simple principe d’humanité.

Nous sommes loin d’avoir épuisé toutes les questions qui, pendant ces dernières années, ont occupé notre diplomatie. Nous aurions pu citer encore les conventions qui ont supprimé les péages de l’Elbe et de l’Escaut, les traités d’extradition, les dispositions concertées pour étendre d’un pays à l’autre l’action, des sociétés anonymes. Une mention est également due aux traités d’amitié et de commerce conclus avec les pays lointains, le Paraguay, la Cochinchine, le Japon, Madagascar. Ces différens actes procèdent d’un même sentiment, qui est commun à toutes les nations civilisées, et que la France semble particulièrement destinée à propager par son influence et par son exemple. Le sentiment commun dont nous parlons, c’est le sentiment de solidarité qui confond aujourd’hui les intérêts de tous les peuples. Cet instinct est si vif qu’aux époques de révolution il éclate du sein des foules et se traduit par des exagérations de langage qui le dénaturent et le compromettent. Fraternité, alliance des peuples, harmonie universelle, voilà les termes que nous entendions hier encore retentir à nos oreilles, et sous l’invocation desquels ont été commis tant de désordres, parce qu’on les jetait à l’inexpérience populaire comme on aurait mis, des armes aux mains d’un enfant ; mais pourquoi les foules s’en sont-elles si avidement emparées ? C’est qu’elles croyaient y trouver l’expression d’une idée humaine et vraie, la formule d’un intérêt général et pour ainsi dire le mot du siècle. — Eh bien ! sans pactiser avec des doctrines justement condamnées, sans adopter des termes dont on a si niaisement détourné le sens, n’est-il point permis d’observer que le signe distinctif de notre époque, c’est une tendance de plus en plus prononcée vers la pratique des relations internationales, d’où résulte la prédominance des intérêts économiques et commerciaux sur les intérêts purement politiques, ou plutôt la création d’une politique toute nouvelle qui, au lieu de puiser ses inspirations dans les traditions des cours et des chancelleries, s’en va au plus profond des masses chercher les conseils de sa conduite, exposée au jugement du monde entier ? Cet état de choses provient simplement des immenses progrès que la science contemporaine accomplit chaque jour sous nos yeux dans le traitement de la matière. Quand les nations peuvent se visiter si facilement, se figure-t-on qu’elles s’accommodent des séparations que les lois de l’ancien régime établissaient entre elles ? Conçoit-on qu’elles maintiennent les barrières qui arrêtent le passage de leurs produits, et qu’elles se refusent l’une à l’autre l’hospitalité large et cordiale dont leur intérêt seul leur ferait une loi ? Les chemins de fer et les paquebots, qui ont supprimé les frontières, auront raison des passeports, des tarifs de douane, de l’intolérance et des inégalités de toute sorte qui gênent encore les rapports entre les différens pays. C’est là le problème que notre époque est appelée à étudier sous toutes ses faces, problème dont la solution doit influer non-seulement sur la prospérité matérielle ; mais encore sur la condition politique et sociale du monde civilisé. Cette solution peut être considérée comme infaillible, car elle ne dépend point de conceptions idéales, qui n’enfantent le plus souvent que des mots vides de sens et qui n’aboutissent qu’à l’impuissance des révolutions ; elle dépend d’engins matériels dont on mesure dès à présent la force. Le contact des peuplés à donc développé l’instinct naturel de solidarité à un degré que les époques antérieures ne pouvaient connaître ni même pressentir que par des aspirations vagues et prématurées ; on en trouve la preuve la plus certaine dans l’activité avec laquelle la diplomatie’ s’est appliquée durant ces dernières années à servir, par ses nombreuses négociations, la cause du libéralisme international.

La France, nous aimons à le répéter, est appelée à jouer un grand rôle dans l’œuvre de réforme que nous voyons s’accomplir. Le rang qu’elle occupe, l’influence qu’elle exerce, la facilité d’expansion qui n’a jamais été refusée à ses idées, l’ardeur parfois excessive qu’elle apporte à la propagande, expliqueraient suffisamment la prépondérance de son intervention civilisatrice ; mais nous craindrions de nous en tenir à ces motifs généraux qui risqueraient de paraître empruntés aux partiales illusions du patriotisme. On nous objecterait que l’Angleterre et l’Allemagne ont, elles aussi, quelque droit à revendiquer la direction du mouvement. Il convient donc de justifier par d’autres raisons la prétention que l’on ose exprimer ici. La France est en possession de l’égalité civile et de la liberté religieuse : elle peut, sans faire violence à ses mœurs ni à ses lois ; propager au dehors ces deux grands principes et présenter aux nations qui les attendent encore l’enseignement de son exemple. Quant à la législation industrielle et commerciale, elle a renoncé presque entièrement pour elle-même au système de la protection, et l’on a vu plus haut le parti qu’elle a déjà su tirer de la condition exceptionnelle de son tarif de douane pour amener d’autres pays à concéder des réductions de taxe qu’ils n’avaient point accordées jusqu’ici aux instances de l’Angleterre. Ainsi elle ne rencontre chez elle aucun obstacle qui s’oppose au développement le plus large des rapports internationaux. En second lieu, la réforme qu’il s’agit de poursuivre touche, par une infinité de détails, à l’organisation administrative des états. Or il est généralement admis, même par le témoignage de nos rivaux, que nulle administration n’est constituée à l’égal de la nôtre. On peut prétendre, au point de vue politique, que la France est trop administrée ; mais, sous le rapport du mécanisme et du personnel, l’administration française est incontestablement supérieure à toute autre. Dans les conférences postales et télégraphiques, ce sont nos principes et nos modes d’application qui ont été le plus fréquemment adoptés pour servir de règles communes. Cette observation est essentielle comme preuve de l’influence qui est réservée à l’action de notre diplomatie, car, dans le règlement concerté des intérêts matériels, on se présente avec une grande autorité quand on apporte le meilleur procédé d’exécution.

Enfin le gouvernement français est poussé dans cette voie de réformes par une nécessité de premier ordre. A défaut des libertés politiques qu’il ajourne encore, l’empire voudrait du moins donner au pays les satisfactions morales et matérielles qui s’attachent à une action incessante au dehors et au développement de la richesse nationale. Affranchir le travail et le commerce, accroître les forces productives et les moyens d’échangé, telle est la mission qu’il s’attribue, pour laquelle il est armé des prérogatives les plus étendues, et dont le succès a jusqu’ici récompensé tous les actes. Il y trouve à la fois honneur et profit ; il sert les intérêts de la France ainsi que son prestige. Dans l’accomplissement de ces réformes, qui méritent de ne point rencontrer parmi nous de contradicteurs ni de détracteurs, il a été parfaitement secondé par l’excellente organisation administrative que les régimes précédens lui ont léguée et par le concours de la diplomatie. Sans oublier ce qui nous manque, sachons ne pas méconnaître ce qui a été fait d’utile dans l’étude des questions internationales qui intéressent tous les peuples, et qui ouvrent à la propagande libérale de notre pays une nouvelle carrière.


C. LAVOLLEE.

  1. Nous avons déjà ou l’occasion d’exposer la Politique commerciale de l’Allemagne. Le Zollverein et l’Autriche, — Revue des Deux Mondes du 15 octobre 1859.
  2. Dans L’introduction d’un ouvrage estimable et utile à consulter sur les Traités de commerce, M. Paul Boiteau a retracé l’historique très curieux des incidens et des négociations qui ont amené le traité de 1860.