La Nouvelle Espérance/I/5

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V


Sur les conseils de madame de Fontenay, encouragé par le compositeur Eugène Marsan qui était son professeur, Jérôme Hérelle s’était mis au travail d’une partition d’opéra dont il espérait faire jouer quelques morceaux dans des concerts.

Il pria un jour Sabine de vouloir bien venir chez lui où il lui ferait entendre son œuvre au piano, devant son maître Marsan.

Madame de Fontenay accepta. Elle se rendit à l’appartement que Jérôme habitait dans une petite rue du quartier de Passy, et qu’elle ne connaissait pas.

Elle y allait avec une agitation contente et un léger malaise, se défiant de la susceptibilité de son goût et craignant de se déplaire aux détails d’un arrangement modeste et limité.

En arrivant devant la maison, elle vit, en levant la tête, les fenêtres de Jérôme tout en haut, dans une explosion de feuillage vert. Cela lui plut. Elle se mit à gravir le frais escalier de pierre, et dès le premier étage rencontra le jeune homme qui venait au-devant d’elle. Le léger essoufflement que la montée occasionnait à Sabine, la surprise de se trouver là, la vue de Jérôme, le sentiment dont elle était emplie lui donnaient une fièvre fine au travers de laquelle cet escalier, son compagnon et le trouble de son propre cœur lui parurent audacieux, romanesques et pervers. Elle vécut en ces quelques instants tout ce qu’elle avait lu des démarches amoureuses des femmes ; elle revoyait en pensée l’escalier qui est dans Sapho et celui par où madame Bovary, à Rouen, se rendait chez le jeune clerc.

Lorsqu’elle entra dans l’appartement de Jérôme, elle fut, en même temps, charmée d’y faire la connaissance du musicien Marsan qu’elle admirait, et de se trouver dans une pièce lumineuse et précieuse.

Par les fenêtres, que voilaient à mi-hauteur de légères soies d’un rouge acide de groseille, on voyait d’anciennes maisons à perron, d’incultes jardins embroussaillés de charmilles, de hautes usines fumantes et Paris naissant, s’étalant, grandissant au loin avec des toits de vapeur bleue.

La pièce était pleine de fleurs : d’ancolies roses et de petites branches de cerisier appuyées à la tenture de toile, d’un ton de sable fin. Le piano tenait la plus grande place dans la pièce ; il y avait au mur des aquarelles et un luth en ivoire blanc qui semblait en porcelaine.

Jérôme s’aperçut avec orgueil que madame de Fontenay regardait autour d’elle, surprise et ravie.

Des biscuits et du thé étaient préparés. On goûta. On ne songeait plus à la musique. Marsan parla peinture ; la jeune femme, moins embarrassée d’en discuter avec un musicien qu’avec un peintre, s’y risqua, téméraire et obstinée, car elle ne tenait compte aux gens que de ce qu’ils savaient tout à fait bien.

Jérôme se félicitait de la petite victoire de vanité qu’il remportait. Il était hospitalier et offrant. Tandis qu’elle s’entretenait avec Marsan, Sabine remarqua brusquement que le mot qu’elle avait écrit à Jérôme pour lui dire l’heure à laquelle elle pourrait venir était resté sur le bureau du jeune homme. Elle en éprouva du déplaisir, du plaisir… « Il aurait pu le ranger, pensa-t-elle d’abord, ne pas le laisser là négligemment. Il le garde, poursuivit-elle en pensée, il aurait pu le déchirer, ce n’était rien ; il ne veut pas le déchirer… » Et puis on s’occupa tout de même de la partition et du piano.

Sabine, en frôlant une étagère basse où des livres étaient jetés, en fit involontairement tomber un, et, le ramassant pour le remettre à sa place, elle s’aperçut que c’était un volume des vers secrets de Baudelaire. Ce fut à sa pensée une offense aiguë et délicieuse.

Il avait feuilleté, il avait lu ce livre ! Si pudique et si insensible qu’il parût, il recherchait pourtant les émotions des autres hommes. Et le sentiment chaste que Sabine éprouvait pour lui se déchirait voluptueusement, s’irritait de fièvre et de sang comme une égratignure.

Assise auprès du piano, entre Jérôme et Marsan, moins attentive qu’elle ne semblait l’être, elle écoutait et approuvait ; mais du fond de sa vie, elle s’adressait en pensée au jeune homme et lui disait en son cœur : « Qu’importe, vous avez un génie délicieux, mais qu’importe, laissez cela, ce n’est pas pour cela que je vous aime… C’est en toute chose que vous êtes plus beau et plus fort et plus riche que tous les autres. Votre talent n’est qu’un moment de votre merveilleuse harmonie… Que vous viviez et que je vous aie rencontré, quelle douceur !… Ah ! vous voyez bien comme en ce moment tout de vous me fait mal. »

L’heure de rentrer chez elle étant venue, madame de Fontenay exprima à Eugène Marsan le plaisir qu’elle aurait à le voir chez elle, quand il voudrait venir, et, se tournant vers Jérôme, elle lui dit au revoir avec cet air d’indifférence qu’elle essayait de prendre en présence d’ un tiers, et dont la feinte inhabile révélait, au contraire, toute son agitation.

Comme elle passait la porte il lui arracha brusquement un petit bouquet de jacinthes qu’elle avait à son corsage en venant, et qu’elle tenait à la main, tout froissé. Et ils échangèrent un rapide regard où, chez Sabine, se lisait l’incessante question et chez Jérôme le secret volontaire net et dur.

Le souvenir de la demeure du jeune homme la hanta plusieurs jours ; dans les chemins de son imagination, elle se voyait recevant un mot de lui, suppliant ; et elle arrivait alors le soir par cet escalier si troublant, chez lui, et le trouvait là, sanglotant, avec des yeux enfin révélés… ils pleureraient ensemble sans savoir de quoi ; elle serait pour lui une sœur passionnée. Les bougies brûleraient dans le petit lustre à fleurs de Saxe, elle aurait ses cheveux défaits sur sa robe, et ce serait une délicieuse nuit romantique, brûlante et pure ; car elle n’imaginait rien au delà de ces larmes…

Cependant une tristesse nouvelle s’inquiétait en elle. Elle s’étonnait maintenant de certaines paroles de Jérôme. Il dit une fois : « Quand je serai marié, je ne ferai plus de musique, j’irai sur mer, et je chasserai. »

« Il est fou ! À quoi songe-t-il, pourquoi me taquine-t-il ? » pensait-elle.

Pourtant, quoique un peu de contrainte, un peu de défiance entrassent dans les manières de ce garçon, il continuait auprès de sa cousine cette assiduité inerte et tenace qu’elle prenait pour de l’amour. Mais son courage à elle commençait à se fatiguer, ses pensées s’emmêlaient, elle avait du vertige dans la tête. Elle sentait bien que, quoiqu’il ne la voulût pas quitter, c’était elle qui tirait de toute son âme sur la volonté de l’autre… Courbée en deux, tendue d’effort, elle halait le cœur arrêté de cet homme.

Elle voyait depuis quelque temps avec une lucidité singulière le caractère de Jérôme ; elle savait sa vanité, sa nonchalance obstinée, ses colères réservées et polies, sa passion de lui-même. Elle en gardait le secret jalousement et se plaisait à être seule à le connaître si bien.

Elle s’attendrissait de ses faiblesses, comme aussi de l’entendre tousser quelquefois le soir, au milieu de la fumée des cigarettes qui le gênait ; elle tressaillait à cette toux comme si elle avait vu le sang de son ami, comme ayant vu jusqu’au fond son âme physique et fragile.

Maintenant la grande stupeur de Sabine était que ce fût celui-là qu’elle aimait. Elle n’avait point ressenti pour lui ce rude appel du destin, qui, comme elle le lisait dans les livres, menait sûrement les êtres l’un vers l’autre ; elle connaissait Jérôme, elle avait parlé avec lui, presque vécu avec lui, sans que rien de lui l’intéressât ou l’attirât, et même après, quand il avait commencé de lui plaire, cela avait été sans trouble et sans excès.

Elle se laissait aller lentement à ce goût qu’elle prenait de lui et qu’il prenait d’elle.

Sabine se rappelait sa première jalousie : Une nuit qu’ils étaient ensemble à une réunion musicale, l’ayant vu entouré de quelques femmes et riant, elle avait eu l’envie de se jeter à son bras, de lui dire : « Allons-nous-en d’ici, venez, je vous prends ; vous n’êtes pas aux autres, vous êtes à moi. » Elle avait bien compris, dès ce moment, qu’elle ferait mieux de ne pas aimer ce garçon trop jeune, trop mol et trop aventureux. Et pourtant, elle s’y était acharnée avec une habileté guerrière…

Ah ! que ce visage, qu’elle avait autrefois regardé indifféremment, fût aujourd’hui pour elle terrible et mystérieux comme la mort ; qu’il fût plus difficile à contempler en face que le soleil, plus nombreux et plus cher que toutes les formes de la nature, quelle surprise et quelle humilité !

Et, fermant les yeux, Sabine se rappelait avec une acuité mortelle l’obscure douceur des cils du jeune homme, l’ombre de la narine frêle et volontaire.

Elle ne goûtait même pas près de lui le plaisir de se sentir belle, qui dans son existence avait été la plus chère émotion ; et elle n’était point belle près de lui en effet ; elle le savait, tant son visage se contractait alors en inquiétudes, en rapides vigilances, en perspicacités hostiles et soupçonneuses.

N’ayant jamais eu avec lui de clairs entretiens, elle était balancée de la joie à la crainte par les attitudes contradictoires du jeune homme, les manières de son visage et de ses paroles. Elle ne le comprenait pas.

Elle pensait que l’amitié qu’il avait pour Henri de Fontenay lui imposait de la réserve ; mais elle voyait aussi que le sentiment du devoir, le goût de l’ordre social, sa conscience n’étaient que la limite et les contours naturels de ses passions.