La Nouvelle Espérance/III/8

La bibliothèque libre.

VIII


Après des plaintes et des résignations et de finales insistances, après des heures passées ensemble, les mains et les âmes moites et adhérentes, le départ de Philippe fut fixé au lendemain.

Il devait prendre un train du soir, et de bonne heure Sabine fut chez lui. Elle avait ce jour-là son visage et ses gestes d’activité, son regard précis et gai. Philippe traînait d’une chaise à l’autre dans la bibliothèque, où il déplaçait ses livres. Il menait naturellement deux sentiments à la fois, et, quoiqu’il fît avec ordre et netteté ce dont il s’occupait, la tristesse qui enveloppait ses actes leur donnait l’apparence de la négligence et de l’importunité.

La vie sensible était en lui si abondante qu’il mourait et renaissait de deux sensations contraires.

Sabine, penchée sur une petite caisse de bois, y jetait les livres et les papiers que Philippe lui tendait. Soudain, reprenant des mains de la jeune femme un volume qu’il venait de lui remettre :

— Ah ! dit-il, voilà une admirable étude sur le crime et la pénalité que je vais lire là-bas.

Et son visage s’éclairait.

— Cela va vous amuser ? demanda madame de Fontenay sur un ton d’apparente indifférence.

— Oh ! oui, – répondit Philippe, avec cette voix d’amour qu’il avait en parlant des choses où son désir glissait, – un si beau livre et un sujet si passionnant !

— Et moi, interrogea-t-elle, qu’est-ce que j’aurai pour m’amuser ?

Il la regarda douloureusement. Il souffrait ; la peine de Sabine lui semblait une cruauté qu’elle ajoutait à la peine qu’il éprouvait. Il n’avait pas pitié d’elle, en ce moment ; il avait envers elle de l’amour et de l’irritation.

Elle aussi s’irritait, elle sentait que tout ce qu’il dirait et ferait ce jour-là lui semblerait hostile. Ce qu’elle n’admettait pas, c’était qu’il partît… Elle le sentait à mesure que, se conformant à l’attitude qu’elle avait prise la première, Philippe se hâtait, actif et résolu.

Une sourde et tenace résistance, un besoin de le contrarier, de peser sur son temps, de lui être désagréable et à charge grandissaient en Sabine. Elle ne comprenait plus qu’il partît. Avec une mauvaise humeur d’enfant capricieuse elle disait et faisait les choses inutiles, sans but précis, en détour à la crise de larmes.

Quand il soupira :

— Je n’ai plus qu’une demi-heure, je vais aller m’habiller.

Elle répondit :

— Pourquoi ? – et se mit devant la porte, obstinément.

Il insistait :

— Je t’en prie, puisqu’il le faut, c’est déjà assez triste.

Elle cédait :

— Alors, allez.

Et elle le rappelait aussitôt d’une voix fâchée, pour rien, pour le besoin qu’elle avait de lui, et de lui faire mal. Ainsi mêlant leurs tristesses et leurs reproches, Philippe patient et Sabine irritée entrèrent ensemble, vers le soir, dans la gare tintante d’un tremblement de vitrage et de fer, grise de fumée engouffrée, haletante de départs, aérée du vent des trains accourus et projetés.

Madame de Fontenay et Philippe Forbier, pris dans les groupes des voyageurs, se trouvaient à tout moment disjoints par les autres fièvres, les autres hâtes qui étaient là. Lui comprenait qu’il n’avait plus que quelques minutes à tenir Sabine, qu’après cela elle aurait un visage de chagrin qu’il ne verrait pas ; il en éprouvait une douleur violente et silencieuse.

Elle suivait, lourde et fâchée. En des enchaînements rapides elle ressentait la colère et la douleur, une morne indifférence et de montantes angoisses où le mouvement du cœur se précipite, comme une voix qui crie.

Elle regardait la gare de verre, voluptueuse, pleine de pas, ouverte sur tout l’horizon, sur toutes les terres et les mers du désir… Des trains partaient, déroulant leur ruban de bruit ; partout des visages empreints de hâte et de projets. Oubli de la mort !…

Un collégien, qui portait une valise et un filet en gaze verte pour prendre les papillons, la bouscula.

Elle, elle n’était pas de la fête du voyage ! Elle marchait, rêvant ainsi, sur le quai où Philippe près d’elle lui disait :

— Vous m’écrirez souvent, n’est-ce pas, tous les jours ?

Sabine boudant fit :

— Oh ! tous les jours, pas tous les jours.

Elle vit que Philippe, pris entre la nécessité de monter en wagon et le désir de ne la quitter que sur des mots de paix et de tendresse, perdait la tête.

— Si vous continuez ainsi, je ne pourrai que rester, affirma-t-il.

— Mais non, mais non, partez, vous partirez, j’en ai assez de tout cela ! fit-elle, comme quelqu’un qui étouffe et qui attend le moment d’après pour respirer.

Et puis brusquement, elle ajouta :

— Vous n’êtes pas fâché, jurez que vous n’êtes pas fâché ?

Et puis elle soupira, pleurant presque.

— On ne devrait pas se quitter comme cela, méchamment, on devrait se quitter sur de bonnes paroles.

Et, comme l’instant du départ était venu, et que Philippe allait monter en wagon, elle lui prit les doigts violemment ; de tous ses ongles éperdus, elle lui donna une cruelle, une passionnée poignée de main.

Le train s’ébranla. Calme, elle pensa :

« Maintenant, il est parti, c’est mieux. »

Elle entendit un long sifflet déchirant qui roulait dans de la fumée.

Alors suffoquant, étouffant, elle éprouva, sur ce quai, plus qu’à aucun moment dans sa vie, la nécessité que Philippe fût là, qu’il eût autour d’elle ses deux mains qu’elle aimait, qu’elle avait si souvent, aux instants de l’amoureuse mélancolie, brusquement retournées pour en embrasser la paume et mourir là…


Les jours qui suivirent ce départ furent pour Sabine plus simples qu’elle n’avait pensé.

Une grande fatigue amollissait en elle la force des images. Elle goûtait presque les loisirs et le repos, elle aima dormir, flâner dans sa maison solitaire, jouer du piano. Elle recevait de Philippe des lettres ardentes et vives, mêlées de ce rire juvénile, de cette possibilité d’être attentif à tout et de se réjouir, de cet amour des choses, qui étaient si beaux sur son visage et dans sa vie.

Elle rêvait de lui doucement.

L’automne venait, vert encore et froid comme une poire savoureuse.

Elle eut, dans Paris où elle était restée par faiblesse et lassitude, une vision tourmentante de la campagne et de ses plaisirs passés.

Elle se rappelait un été de son enfance, dans le Tyrol, avec d’agrestes matins frais et chauds qui sentaient le soleil, la terre mouillée, la mousse et le cyclamen. Une nostalgie lui vint aussi de la Touraine, du jardin de son adolescence que son père avait vendu, qu’elle ne reverrait plus.

Elle se souvint des réveils, en septembre, dans la chambre fraîche, avec des guêpes gourdes mourant doucement au bas des carreaux.

Elle se souvint du verger ; des dahlias, semblables à de petites roues jaunes et rouges, et couverts de froide rosée ; de l’odeur de grains et d’eau du colombier.

Sur une pelouse, deux cèdres de l’Atlas étaient soyeux et pleins de reflets comme la fourrure des renards bleus. Au-dessus de cette pelouse, pendant le soleil de midi, des vols d’insectes légers s’élevaient et tremblaient pareils à une buée dorée.

Elle avait aimé la basse-cour, ses écuelles de maïs renversées, les petits rochers artificiels où grimpait le paon vert, si désespéré aux lentes approches de la pluie.

Elle avait mordu des roses qui devenaient alors de tendres cadavres fades et pâlissants, sucé des cailloux ronds, couleur de sucre gris et de muguet, et tenu dans ses mains des grenouilles angoissées, dont le petit cou battait ainsi que peut battre, au plus secret des corolles molles, le pouls des fleurs délicieuses.

Elle se souvenait comme à ces fins de septembre les journées étaient belles encore, là-bas, avec des baissers de soleil si suaves, si tristes et doux, de telles tendresses de l’air et de l’herbe que l’heure était émouvante et faible comme les visages qu’on voudrait baiser sur la bouche.

Elle désira revoir de l’espace et des champs. Les appels qu’elle recevait de Marie, si attachée et si sensible, l’attiraient aux Bruyères.

Henri de Fontenay lui écrivait souvent ; dans ses lettres pleines de notations marines, d’amitié et de sécurité, il la suppliait de quitter Paris, malsain à cette saison de l’année, de s’installer près de sa mère et de Marie, où le repos et la discipline de la vie lui seraient bons. Elle eut, à l’idée d’être agréable à Henri en agissant selon son souhait, une sorte de contentement attendri.

Elle pensa qu’il avait le cœur honnête et simple ; elle se réjouissait qu’il fût heureux. Elle se dit que si elle l’avait épousé vers seize ans, que si leur fille avait vécu, s’il avait voulu lui parler quelquefois d’elle-même et de lui, s’il l’avait plus fortement et plus mollement aimée, elle lui eût été fidèle.

Elle arriva aux Bruyères par un beau coucher de soleil froid, à bandes jaunes au-dessus des collines violettes. Elle fit à pied, par la campagne, le chemin qui conduisait aux grilles du château. Les masses d’arbres vallonnaient au loin. L’ombre venait, il ne faisait pas de vent. Des champs de chaume ras étaient lisses et roses.

Sabine s’enivrait de l’air vivifiant et du beau soir. En levant la tête elle vit un sapin, si calme dans l’air secret. Elle s’attarda un peu à le regarder. Elle l’envia, mélancoliquement, d’habiter plus haut qu’elle dans le mystère de l’atmosphère et de la nuit… Par une allée de sable doux, elle arriva lentement au château ; elle trouva dans le tranquille salon, un peu éclairé, la mère d’Henri qui écrivait des lettres en se les récitant à elle-même sur un ton grave et nuancé, Marie qui brodait et se leva vite à son entrée, Jérôme qui fumait en marchant.

Elle éprouvait de la tendresse pour eux trois, elle eut envie de leur tenir les mains, de leur dire : « Mes amis, mes amis… »

Tout lui était repos et satisfaction. Elle ne pensait presque pas. Le souvenir de Philippe était en elle comme le cœur est dans l’organisme, agissant et silencieux.

Elle se sentait bien, elle se souvenait et observait. Il lui semblait que des années, beaucoup d’années, la séparaient du temps où elle avait aimé Jérôme, et qu’en ce temps-là les jours étaient autour d’elle comme autour d’une petite fille, tout en jardins frais et en cris puérils. Elle ne se rappelait plus combien elle avait souffert, il lui apparaissait que cet amour avait été sa jeunesse, que la douleur même y avait eu le glissement et la force légère des colères d’enfant.

Elle connaissait de plus sombres tourments.

Ce garçon qu’elle avait aimé lui était maintenant si indifférent, si doucement indifférent, qu’elle éprouvait pour lui de l’amitié nette et droite, qu’elle avait difficilement avec les hommes. Elle se réjouissait de sentir Marie heureuse.

Un peu fatiguée, couchée de bonne heure après le dîner, Sabine réfléchissait. L’air de sa chambre était pur et vif.

Elle pensa que, dans les frais dortoirs, les religieuses qui font vœu d’ordre et de chasteté devaient avoir de telles soirées blanches, sans frisson et sans ferment. Elle s’endormit dans une paix qui ne lui était pas coutumière, ayant laissé tomber la vie autour d’elle comme un vêtement défait…