La Nouvelle Journée/I, 6

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Paul Ollendorff (Tome 3p. 49-57).
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Première Partie — 6


Elle lisait en lui ; et avec son aimable franchise, elle lui dit, un jour :

— Vous m’en voulez d’être comme je suis ? Il ne faut pas m’idéaliser, mon ami. Je suis une femme, je ne vaux pas mieux qu’une autre. Je ne cherche pas le monde ; mais j’avoue qu’il m’est agréable, de même que j’ai plaisir à aller quelquefois à des théâtres pas très bons, à lire des livres un peu insignifiants, que vous dédaignez, mais qui me reposent et qui m’amusent. Je ne puis me refuser à rien.

— Comment pouvez-vous supporter ces imbéciles ?

— La vie m’a enseigné à n’être pas difficile. On ne doit pas trop lui demander. C’est déjà beaucoup, je vous assure, quand on a affaire à de braves gens, pas méchants, assez bons… (naturellement, à condition de ne rien attendre d’eux ; je sais bien que si j’en avais besoin, je ne trouverais plus grand monde…) Pourtant, ils me sont attachés ; et quand je rencontre un peu de réelle affection, je fais bon marché du reste. Vous m’en voulez, n’est-ce pas ? Pardonnez-moi d’être médiocre. Je sais faire du moins la différence de ce qu’il y a de meilleur et de moins bon en moi. Et ce qui est avec vous, c’est le meilleur.

— Je voudrais tout, dit-il, d’un ton boudeur.


Il sentait bien, pourtant, qu’elle disait vrai. Il était si sûr de son affection qu’après avoir hésité pendant des semaines, un jour il lui demanda :

— Est-ce que vous ne voudrez jamais… ?

— Quoi donc ?

— Être à moi.

Il se reprit :

— … que je sois à vous ?

Elle sourit :

— Mais vous êtes à moi, mon ami.

— Vous savez bien ce que je veux dire.

Elle était un peu troublée ; mais elle lui prit les mains et le regarda franchement :

— Non, mon ami, dit-elle avec tendresse,

Il ne put parler. Elle vit qu’il était affligé.

— Pardon, je vous fais de la peine. Je savais que vous me diriez cela. Il faut nous parler en toute vérité, comme de bons amis.

— Des amis, dit-il tristement. Rien de plus ?

— Ingrat ! Que voulez-vous de plus ? M’épouser ?… Vous souvenez-vous d’autrefois, lorsque vous n’aviez d’yeux que pour ma belle cousine ? J’étais triste alors que vous ne compreniez pas ce que je sentais pour vous. Toute notre vie aurait pu être changée. Maintenant, je pense que c’est mieux, ainsi ; c’est mieux que nous n’ayons pas exposé notre amitié à l’épreuve de la vie en commun, de cette vie quotidienne, où ce qu’il y a de plus pur finit par s’avilir…

— Vous dites cela, parce que vous m’aimez moins.

— Oh ! non, je vous aime toujours autant.

— Ah ! c’est la première fois que vous me le dites.

— Il ne faut plus qu’il y ait rien de caché entre nous. Voyez-vous, je ne crois pas beaucoup au mariage. Le mien, je le sais, n’est pas un exemple suffisant. Mais j’ai réfléchi et regardé autour de moi. Ils sont rares, les mariages heureux. C’est un peu contre nature. On ne peut enchaîner ensemble les volontés de deux êtres qu’en mutilant l’une d’elles, sinon toutes les deux ; et ce ne sont même point là, peut-être, des souffrances où l’âme ait profit à être trempée.

— Ah ! dit-il, j’y vois une si belle chose, au contraire, l’union de deux sacrifices, deux âmes mêlées en une !

— Une belle chose, dans votre rêve. En réalité, vous souffririez plus que qui que ce soit.

— Quoi ! vous croyez que je ne pourrai jamais avoir une femme, une famille, des enfants ?… Ne me dites pas cela ! Je les aimerais tant ! Vous ne croyez pas ce bonheur possible pour moi ?

— Je ne sais pas. Je ne crois pas. Peut-être avec une bonne femme, pas très intelligente, pas très belle, qui vous serait dévouée, et ne vous comprendrait pas.

— Que vous êtes mauvaise !… Mais vous avez tort de vous moquer. C’est bon, une bonne femme, même qui n’a pas d’esprit.

— Je crois bien ! Voulez-vous que je vous en cherche une ?

— Taisez-vous, je vous prie, vous me percez le cœur. Comment pouvez-vous parler ainsi ?

— Qu’est-ce que j’ai dit ?

— Vous ne m’aimez donc pas du tout, pas du tout, pour penser à me marier avec une autre ?

— Mais c’est au contraire parce que je vous aime, que je serais heureuse de faire ce qui pourrait vous rendre heureux.

— Alors, si c’est vrai…

— Non, non, n’y revenez pas. Je vous dis que ce serait votre malheur.

— Ne vous inquiétez pas de moi. Je jure d’être heureux ! Mais dites la vérité : vous croyez que vous, vous seriez malheureuse avec moi ?

— Oh ! malheureuse ? mon ami, non. Je vous estime et je vous admire trop, pour être jamais malheureuse avec vous… Et puis, je vous dirai : je crois bien que rien ne pourrait me rendre tout à fait malheureuse, à présent J’ai vu trop de choses, je suis devenue philosophe… Mais à parler franchement, — (n’est-ce pas ? vous me le demandez ; vous ne vous fâcherez pas ?) — eh bien, je connais ma faiblesse, je serais peut-être assez sotte, au bout de quelques mois, pour n’être pas tout à fait heureuse avec vous ; et cela, je ne le veux pas, justement parce que j’ai pour vous la plus sainte affection ; et je ne veux pas que rien au monde puisse la ternir.

Lui, tristement :

— Oui, vous dites ainsi, pour m’adoucir la pilule. Je vous déplais. Il y a des choses, en moi, qui vous sont odieuses.

— Mais non, je vous assure. N’ayez pas l’air si penaud. Vous êtes un bon et cher homme.

— Alors, je ne comprends plus. Pourquoi ne pourrions-nous pas nous convenir ?

— Parce que nous sommes trop différents, d’un caractère trop accusé, tous deux, trop personnel.

— C’est pour cela que je vous aime.

— Moi aussi. Mais c’est aussi pour cela que nous nous trouverions en conflit.

— Mais non.

— Mais si. Ou bien, comme je sais que vous valez plus que moi, je me reprocherais de vous gêner, avec ma petite personnalité ; et alors, je l’étoufferais, je me tairais, et je souffrirais.

Les larmes viennent aux yeux de Christophe.

— Oh ! cela, je ne veux point. Jamais ! J’aime mieux tous les malheurs, plutôt que vous souffriez par ma faute, pour moi.

— Mon ami, ne vous affectez pas… Vous savez, je dis ainsi, je me flatte peut-être… Peut-être que je ne serais pas assez bonne pour me sacrifier à vous.

— Tant mieux !

— Mais alors, c’est vous que je sacrifierais, et c’est moi qui me tourmenterais, à mon tour… Vous voyez bien, c’est insoluble, d’un côté comme de l’autre. Restons comme nous sommes. Est-ce qu’il y a quelque chose de meilleur que notre amitié ?

Il hoche la tête, en souriant avec un peu d’amertume.

— Oui, tout cela, c’est qu’au fond vous n’aimez pas assez.

Elle sourit aussi, gentiment, un peu mélancolique. Elle dit, avec un soupir :

— Peut-être. Vous avez raison. Je ne suis plus toute jeune, mon ami. Je suis hisse. La vie use, quand on n’est pas très fort, comme vous… Oh ! vous, il y a des moments, quand je vous regarde, vous avez l’air d’un gamin de dix-huit ans.

— Hélas ! avec cette vieille tête, ces rides, ce teint flétri !

— Je sais bien que vous avez souffert, autant que moi, peut-être plus. Je le vois. Mais vous me regardez quelquefois, avec des yeux d’adolescent ; et je sens sourdre de vous un flot de vie toute fraîche. Moi, je me suis éteinte. Quand je pense, hélas ! à mon ardeur d’autrefois ! Comme dit l’autre, c’était le bon temps alors, j’étais bien malheureuse ! À présent, je n’ai plus assez de force pour l’être. Je n’ai qu’un filet de vie. Je ne serais plus assez téméraire pour oser l’épreuve du mariage. Ah ! autrefois, autrefois !… Si quelqu’un que je connais m’avait fait signe !…

— Eh bien, eh bien, dites…

— Non, ce n’est pas la peine…

— Ainsi, autrefois, si j’avais… Oh ! mon Dieu !

— Quoi ! si vous aviez ? Je n’ai rien dit.

— J’ai compris. Vous êtes cruelle.

— Eh bien, autrefois, j’étais folle, voilà tout.

— Ce que vous dites là est encore pis.

— Pauvre Christophe ! Je ne puis dire un mot qui ne lui fasse du mal. Je ne dirai donc plus rien.

— Mais si ! Dites-moi… Dites quelque chose.

— Quoi ?

— Quelque chose de bon.

Elle rit.

— Ne riez pas.

— Et vous, ne soyez pas triste.

— Comment voulez-vous que je ne le sois pas ?

— Vous n’en avez pas de raison, je vous assure.

— Pourquoi ?

— Parce que vous avez une amie qui vous aime bien.

— C’est vrai ?

— Si je vous le dis, ne le croyez-vous pas ?

— Dites-le encore !

— Vous ne serez plus triste, alors ? Vous ne serez plus insatiable ? Vous saurez vous contenter de notre chère amitié ?

— Il faut bien !

— Ingrat, ingrat ! Et vous dites que vous aimez ? Au fond, je crois que je vous aime plus que vous ne m’aimez.

— Ah ! si cela se pouvait !

Il dit cela, d’un tel élan d’égoïsme amoureux qu’elle rit. Lui aussi. Il insistait :

— Dites !…

Un instant, elle se tut, le regarda, puis soudain approcha la tête de celle de Christophe, et l’embrassa. Cela fut si inattendu ! Il en eut un coup au cœur. Il voulut la serrer dans ses bras. Déjà, elle s’était dégagée. À la porte du petit salon, elle le regarda, un doigt sur ses lèvres, faisant : « Chut ! » — et disparut.