La Nouvelle Journée/II, 5

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Paul Ollendorff (Tome 3p. 156-161).
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Deuxième Partie — 5


Il fut convenu qu’elle reviendrait, toutes les semaines, à jour fixe. Elle lui avait fait promettre qu’il n’y aurait plus d’excentricités, plus d’agenouillements, plus de baisements de pieds. Un calme si doux émanait d’elle que, même lorsque Christophe était dans ses jours de violences, il en était pénétré ; et bien que, seul, souvent, il pensât à elle avec un désir passionné, ensemble ils étaient toujours comme de bons camarades. Jamais il ne lui échappait un mot, un geste qui pût inquiéter son amie.

Pour la fête de Christophe, elle habilla sa petite fille, comme elle-même elle était, quand ils s’étaient rencontrés jadis, pour la première fois ; et elle fit jouer à l’enfant le morceau que Christophe, jadis, lui faisait répéter.

Toute cette grâce, cette tendresse, cette bonne amitié, se mélangeaient à des sentiments contradictoires. Elle était frivole, elle aimait la société, elle avait plaisir à être courtisée, même par des sots ; elle était assez coquette, sauf avec Christophe, — même avec Christophe. Lorsqu’il était très tendre avec elle, elle était volontiers froide et réservée. Lorsqu’il était froid et réservé, elle se faisait tendre et elle lui adressait d’affectueuses agaceries. C’était la plus honnête des femmes. Mais dans la plus honnête et la meilleure, il y a, par moments, une fille. Elle tenait à ménager le monde, à se conformer aux conventions. Bien douée pour la musique, elle comprenait les œuvres de Christophe ; mais elle ne s’y intéressait pas beaucoup — (et il le savait bien). — Pour une vraie femme latine, l’art n’a de prix qu’autant qu’il se ramène à la vie, et la vie à l’amour… L’amour qui couve au fond du corps voluptueux, engourdi… Qu’a-t-elle à faire des méditations tragiques, des symphonies tourmentées, des passions intellectuelles du Nord ? Il lui faut une musique où ses désirs cachés s’épanouissent, avec un minimum d’efforts, un opéra qui soit la vie passionnée, sans la fatigue des passions, un art sentimental, sensuel et paresseux.

Elle était faible et changeante ; elle ne pouvait s’appliquer à une étude sérieuse que par intermittence ; il lui fallait se distraire ; rarement, elle faisait le lendemain ce qu’elle avait annoncé, la veille. Que de puérilités, de petits caprices déconcertants ! La trouble nature de la femme, son caractère maladif et déraisonnable, par périodes. Elle s’en rendait compte et tâchait alors de s’isoler. Elle connaissait ses faiblesses, elle se reprochait de n’y pas mieux résister, puisqu’elles chagrinaient son ami ; quelquefois, elle lui fit, sans qu’il le sût, de réels sacrifices ; mais au bout du compte, la nature était la plus forte. Au reste, Grazia ne pouvait souffrir que Christophe eût l’air de lui commander ; et il arriva qu’une ou deux fois, pour affirmer son indépendance, elle fît le contraire de ce qu’il lui demandait. Ensuite, elle le regrettait ; la nuit, elle avait des remords de ne pas rendre Christophe plus heureux ; elle l’aimait beaucoup plus qu’elle ne le lui montrait ; elle sentait que cette amitié était la meilleure part de sa vie. Comme il arrive, à l’ordinaire, entre deux êtres très différents qui s’aiment, ils étaient le mieux unis, quand ils n’étaient pas ensemble. En vérité, si un malentendu avait séparé leurs destinées, la faute n’en était pas tout entière à Christophe, ainsi qu’il le croyait bonnement. Même lorsque Grazia, jadis, aimait le plus Christophe, l’eût-elle épousé ? Elle lui aurait peut-être donné sa vie ; mais lui aurait-elle donné de vivre toute sa vie avec lui ? Elle savait (elle se gardait de l’avouer à Christophe) elle savait qu’elle avait aimé son mari et qu’encore aujourd’hui, après tout le mal qu’il lui avait fait, elle l’aimait comme jamais elle n’avait aimé Christophe… Secrets du cœur, secrets du corps, dont on n’est pas très fière, et qu’on cache à ceux qui vous sont chers, autant par respect pour eux que par une pitié complaisante pour soi… Christophe était trop homme pour les deviner ; mais il lui arrivait, par éclairs, d’entrevoir combien celle qui l’aimait le mieux, celle qui l’aimait vraiment, par éclairs, tenait peu à lui, — et qu’il ne faut compter tout à fait sur personne, sur personne, dans la vie. Son amour n’en était pas altéré. Il n’en éprouvait même aucune amertume. La paix de Grazia s’étendait sur lui. Il acceptait. Ô vie, pourquoi te reprocher ce que tu ne peux donner ? N’es-tu pas très belle et très sainte, comme tu es ? Il faut aimer ton sourire, Joconde…

Christophe contemplait longuement le beau visage de l’amie ; il y lisait bien des choses du passé et de l’avenir. Durant les longues années où il avait vécu seul, voyageant, parlant peu, mais regardant beaucoup, il avait acquis, presque à son insu, une divination du visage humain, cette langue riche et complexe que des siècles ont formée. Mille fois plus riche et plus complexe que le langage parlé. La race s’exprime en elle… Contrastes perpétuels entre les lignes d’une figure et les mots qu’elle dit. Tel profil de jeune femme, au dessin net, un peu sec, à la façon de Burne Jones, tragique, comme rongé par une passion secrète, une jalousie, une douleur shakespearienne… Elle parle : c’est une petite bourgeoise, sotte comme un panier, coquette et égoïste avec médiocrité, n’ayant aucune idée des redoutables forces inscrites dans sa chair. Cependant, cette passion, cette violence sont en elle. Sous quelle forme se traduiront-elles, un jour ? Sera-ce par une âpreté au gain, une jalousie conjugale, une belle énergie, une méchanceté maladive ? On ne sait. Il se peut même qu’elle les transmette à un autre de son sang, avant que soit venue l’heure de l’explosion. Mais c’est un élément avec lequel il faut compter et qui plane sur la race, comme une fatalité.

Grazia aussi portait le poids de ce trouble héritage, qui, de tout le patrimoine des vieilles familles, est ce qui risque le moins de se dissiper en route. Elle, du moins, le connaissait. C’est une grande force, de savoir sa faiblesse, de se rendre, sinon maître, pilote de l’âme de la race à laquelle on est lié, qui vous emporte comme un vaisseau, — de faire son instrument de la fatalité, de s’en servir, comme d’une voilure, qu’on tend ou qu’on cargue, suivant le vent. Lorsque Grazia fermait les yeux, elle entendait en elle plus d’une voix inquiétante, dont le timbre lui était connu. Mais dans son âme saine, les dissonances même finissaient par se fondre ; elles formaient une musique profonde et veloutée, sous la main de sa raison harmonieuse.