La Nouvelle Politique de la Russie, sa réorganisation et ses forces militaires

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La Nouvelle Politique de la Russie, sa réorganisation et ses forces militaires
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 96 (p. 379-414).
LA NOUVELLE
POLITIQUE RUSSE

I. Aperçu sur la question d’Orient, par le général Rostislar Fadéef ; 1869. — II. Général Fadejef, Russlands Krieysmacht und Kriegspolitik ; uebers, von J. Eckardt, 1870. — III. J. Eckardt, Russland’s landliche Zustände — IV. E. Kattner, Preussen’s Beruf im Osten. — V. Livländische Beiträge, von Bock. — VI. Lettre à l’empereur Alexandre II, par un Slave ; Bruxelles 1871. — VII. Foreign Armies and home reserves, by capt. C. B. Brackenburg, R. A. 1871.

Sur tout ce qui concerne la Russie, nous ne savons rien de précis. La raison en est simple : la Russie ne se connaît pas elle-même. Dans un pays où nul ne peut dire nettement ni ce qu’il pense, ni ce qu’il voit, où les investigations de la statistique commencent à peine, tout est enseveli, sinon dans les ténèbres, au moins dans le demi-jour. On entrevoit, on devine, on ne sait pas. C’est une des grandes forces de la Prusse de se bien connaître et de connaître aussi les autres pays mieux qu’eux-mêmes. Elle y est arrivée par l’application assidue, minutieuse de l’esprit d’observation scientifique aux phénomènes de la vie sociale, c’est-à-dire par l’étude de la géographie physique, ethnographique, économique et militaire. Pour ne citer qu’un exemple, M. Meitzen publie en ce moment, avec le concours du bureau royal de statistique, un ouvrage sur les conditions agraires des provinces prussiennes qui, par la multitude et la précision des détails, ressemble à la photographie la plus exacte qu’on puisse concevoir, et qui est le résumé d’une immense quantité de faits notés et contrôlés avec un soin extrême. Pour la Russie, il n’existe rien de pareil. Nous ne pouvons donc point juger de sa force réelle, ni apprécier quel poids elle apporte dans la balance européenne. Cette ignorance où tout le monde se trouve, même le gouvernement russe, est pour les hommes d’état de l’Europe une grande cause d’incertitude dans leurs calculs politiques ; mais c’est pour la Russie elle-même une source de périls. Ainsi il est certain que, lors de la guerre de 1853, l’empereur Nicolas s’était fait complètement illusion sur les forces dont il disposait. Pouvait-il se figurer qu’avec cette armée d’un million d’hommes dont il était si fier, il ne parviendrait pas à jeter à la mer 80,000 soldats ennemis, accrochés à un rocher et assiégeant pendant un an une seule forteresse de son empire ?

Nous obtenons parfois sur le mouvement des idées en Russie des révélations curieuses, comme celles faites ici même par M. de Mazade en 1866 ; mais sur la situation économique et militaire de l’empire nous en sommes réduits à des données assez vagues. Quel est aujourd’hui le nombre d’hommes dont la Russie pourrait disposer dans le cas d’une guerre offensive ou défensive ? Victorieuse, quelle force pourrait-elle mener à Vienne ou à Berlin ? Vaincue, quelles réserves pourrait-elle opposer à un ennemi triomphant pour couvrir Moscou ou Saint-Pétersbourg ? Que vaut l’armée russe ? Elle a de bons soldats, une excellente cavalerie légère ; mais ses officiers, ses généraux, seraient-ils capables de conduire une guerre scientifique, comme celle que l’emploi des chemins de fer permet et impose aujourd’hui ? Se montrerait-elle encore solide dans la résistance comme à Sébastopol, mais incapable de pousser vivement une attaque, comme elle l’a été, en 1854, dans la campagne du Danube, où les Turcs seuls ont suffi pour l’arrêter ? Quels sont les effets réels de l’émancipation des serfs sur la condition économique de l’empire ? Quelle est sa puissance financière, et de quelles ressources pourrait-il disposer en cas de besoin ? Quelles sont les visées actuelles de la politique russe ? Veut-elle toujours arriver à Constantinople ? De quel œil contemple-t-elle le subit développement de l’empire allemand ? Pourquoi s’est-elle abstenue de toute intervention dans deux guerres qui transformaient complètement la situation de l’Europe ? Pourquoi tout au moins ne s’est-elle pas fait payer d’un prix plus élevé que la liberté de la Mer-Noire sa persistante neutralité, si utile aux desseins de la Prusse ? Est-ce modération, sagesse, calcul ou ambition bien entendue ? Quels sont ses desseins pour l’avenir ? Marchera-t-elle vers l’Inde par le bassin de la mer d’Aral et les monts Indou-Kou, ou bien aspire-t-elle à réunir sous sa loi tous les Slaves occidentaux jusqu’à Prague, Trieste et Posen ? Voilà toutes questions auxquelles je ne sais qui pourrait répondre, et pourtant elles sont du plus puissant intérêt, car l’avenir de l’Europe y est engagé. C’est vraiment à la Russie que peut s’appliquer l’image du sphinx. Il faut que l’Europe devine l’énigme, si elle ne veut être dévorée, — ceci soit dit sans métaphore. Nous ne voyons maintenant que l’agrandissement de l’Allemagne ; mais la croissance de cet état est limitée comme celle de la France ou de l’Italie par l’étendue du territoire qu’occupent les tribus germaniques. Supposez-les même toutes groupées en une confédération qui embrasserait les provinces allemandes de l’Autriche : actuellement ce serait une puissance formidable ; mais à moins de conquérir des races étrangères, ce qui ne ferait que l’affaiblir, elle ne peut s’étendre plus loin, l’espace lui manque. Au contraire, devant les accroissemens de la Russie s’ouvrent des espaces illimités, d’immenses territoires fertiles et non peuplés. Dans le monde, il y a trois états dont le développement peut être, pour ainsi dire, indéfini : les États-Unis, le Brésil et la Russie. Dans les limites de leurs frontières actuelles, ils peuvent nourrir plusieurs centaines de millions d’hommes. Aux 80 millions d’âmes de la Russie ajoutez les 30 millions de Slaves qui vivent hors de son territoire, et vous obtenez déjà un total supérieur à celui qu’aucun autre état européen peut jamais espérer atteindre ; mais en outre, dans la Russie d’Europe seulement, il y a place pour une population presque aussi nombreuse, et la Russie d’Asie en peut contenir le double. Donc, sous le rapport du nombre au moins, l’empire des tsars doit l’emporter un jour incomparablement sur les autres puissances. Cet avenir semble très éloigné encore, parce que les populations russes sont inertes, ignorantes, pauvres, asservies. Le gouvernement les ruine par des impôts que l’armée dévore improductivement. Il brise le ressort de la volonté de ses peuples sous la main de fer d’une bureaucratie omnipotente ; mais, si l’on communiquait aux Russes cet esprit d’entreprise qui transforme l’Amérique, et qui est chez le Yankee le résultat de l’instruction, de la liberté et du protestantisme, quel changement soudain viendrait étonner et peut-être alarmer l’Europe ! Les chemins de fer franchiraient l’Oural, et iraient porter la vie, le commerce, la richesse, au centre de l’Asie. D’innombrables bateaux à vapeur sillonneraient le Volga, le Don, le Dnieper, la Caspienne, au lieu des barques informes qui suivent maintenant le fil de l’eau paresseuse. Le Grand-Central asiatique ferait arriver la locomotive aux bouches de l’Amour, et mettrait le Japon et la Chine en communication rapide et journalière avec l’Europe. Une autre ligne, longeant le Syr-Daria, se dirigerait vers l’Inde. Les plaines fécondes de la Russie méridionale seraient mises en valeur par les machines à vapeur, et leur terre noire, nourrissant l’Europe, attirerait son or et son industrie. Partout s’ouvriraient des écoles et des universités. La population doublerait en vingt-cinq ans, et chaque habitant jouirait d’une puissance productive grandement accrue. Essentiellement le Russe est-il inférieur à l’Anglo-Saxon ? Nullement, mais il est mal gouverné et mal instruit. Que deux empereurs successifs, comprenant enfin d’où viennent la richesse et la puissance des nations, donnent à leur peuple l’instruction d’abord, puis le self-government, qu’imitant les États-Unis ils renoncent momentanément à des armemens qui épuisent un pays encore pauvre, qu’ils respectent et excitent l’initiative individuelle au lieu de la briser, et le développement de la Russie étonnera le monde. Qu’il s’élève ensuite, quod numen avertat, un souverain ambitieux et grand capitaine comme Frédéric II, et l’Europe est à sa merci.

Il y a pour l’Europe deux chances d’échapper à ce danger : la première est que l’esprit de conquête, qui est la criminelle et persévérante folie des despotes, aura cessé de sévir quand la Russie sera parvenue à cette colossale puissance qu’elle semble devoir acquérir un jour. La seconde est que l’immense Slavie reste divisée, et qu’en avant de la Russie il se forme de ce côté-ci du Dnieper une confédération comprenant tous les Slaves occidentaux : Polonais, Tchèques, Serbes, Slovènes et Bulgares, ainsi que les Roumains et les Hongrois, — état pacifique auquel l’Autriche servirait de moule et de centre d’attraction.

On connaît la nouvelle politique russe qui, prenant pour armes de combat le principe des nationalités et les idées démocratiques, se donne pour but de constituer un immense état panslave, empire ou confédération. C’est actuellement le thème journalier de la presse périodique en Russie, et ce plan, jadis traité de chimère, devient l’objectif avoué et généralement accepté de toute la nation. Les journaux, les revues, les livres, en parlent sans cesse ; mais nulle part il n’a été exposé avec plus de clarté et d’esprit critique que dans un écrit du général Rostislav Fadéef ayant pour titre : Aperçu sur la question d’Orient. Le général Fadéef, on le comprend, ne révèle aucun des secrets du cabinet de Saint-Pétersbourg. Il se contente d’esquisser la situation de son pays vis-à-vis de l’Europe et d’indiquer la politique qu’il devrait suivre dans la question d’Orient. Ce qui mérite surtout de fixer l’attention sur cette publication, c’est qu’elle expose d’une façon claire et juste la situation si complexe de l’Europe orientale, sur laquelle on entend émettre chaque jour les jugemens les plus arriérés et les plus absurdes. Les Russes distingués ont un mérite rare : outre une extrême finesse d’aperçus, ils voient les choses de haut et les jugent avec une complète impartialité, comme s’ils descendaient d’une autre planète. Vivant presque toujours à l’étranger, l’Europe entière est leur patrie ; grands seigneurs par la naissance, ils sont souvent démocrates de conviction. Ils parlent rarement à cœur ouvert de politique étrangère, leur bouche est close par d’impérieuses considérations ; mais, quand ils peuvent s’ouvrir sur ce sujet, nul ne le traite avec plus de clairvoyance qu’eux. L’Anglais a l’œil observateur et le jugement très sain, seulement il voit tout par la lorgnette britannique ; le Russe est trop européen pour que sa vue soit troublée par le patriotisme moscovite. C’est une vraie bonne fortune d’aborder la question d’Orient avec un guide comme le général Fadéef. Ce qui prouve sa sagacité, c’est que, dans l’écrit que nous nous proposons d’analyser[1], il a prévu plusieurs des faits considérables réalisés depuis, notamment l’alliance de la Prusse et de l’Autriche, dont il indique les motifs de la façon la plus précise.


I

On parle encore de question d’Orient, mais ce terme n’a plus le même sens qu’autrefois, du moins pour ceux qui connaissent la situation. Une autre question bien plus vaste, bien plus redoutable, a surgi : la question du panslavisme, et c’est de celle-ci que dépend nécessairement la solution de la question d’Orient. Il ne peut plus s’agir aujourd’hui d’un partage des territoires turcs dans le genre du partage de la Pologne, ou de celui que l’empereur Nicolas proposait à l’ambassadeur d’Angleterre à la veille de la guerre de Crimée. Les populations slaves du Danube et du Balkan ont pris conscience d’elles-mêmes ; elles seront un jour les maîtresses du territoire qu’elles occupent, parce qu’elles se multiplient, tandis que les Turcs disparaissent ; il n’y a plus à les partager. Les Serbes, les Bosniaques et les Bulgares s’affranchiront du joug ottoman ; mais se constitueront-ils sous les lois ou du moins sous le protectorat de la Russie ? Voilà le point qui demeure incertain. Or, suivant le général Fadéef, ce n’est que par le moyen du panslavisme que la question peut être résolue dans un sens russe. Jamais l’Autriche ne souffrira que la Russie s’empare du Danube et domine sur le Balkan, et l’Autriche, en raison de sa position géographique, peut toujours, quand elle le veut, arrêter la Russie. Celle-ci doit donc détruire l’Autriche, si elle veut atteindre son but, et le moyen d’y parvenir, c’est de l’attaquer par l’arme du panslavisme. C’est ainsi que la question panslave a pris la place de la question d’Orient.

Les faits rappelés par le général Fadéef nous permettront de prouver jusqu’à l’évidence les points qui précèdent ; mais déjà nous pouvons en tirer d’importantes conclusions que l’auteur ne pouvait indiquer. On voit maintenant pourquoi dans la guerre de 1866 et dans celle de 1870 la Russie a observé une neutralité toujours bienveillante pour la Prusse, et pourquoi elle a menacé l’Autriche d’une attaque immédiate, si cet état venait au secours de la France. A part même l’affection et les liens de famille qui existaient entre le roi Guillaume et l’empereur Alexandre, l’intérêt russe commandait cette ligne de conduite. Les victoires de la Prusse lui ouvraient le chemin de Constantinople ou du moins lui donnaient une chance, — la seule possible peut-être, — d’y arriver. Sadowa, en affaiblissant l’Autriche et en la livrant aux déchiremens des nationalités, écartait le principal obstacle. Les défaites et l’affaiblissement de la France présentaient un double avantage. La triple alliance de l’Angleterre, de la France et de l’Autriche avait imposé la paix à la Russie en 1855, et elle offrait une barrière invincible à ses entreprises. L’Autriche et la France vaincues, l’Angleterre restait seule, et la triple alliance n’était plus à redouter. Ce n’est pas tout. De ces grands bouleversemens sortait, sinon la certitude, au moins la possibilité d’une alliance pour la Russie. Dans l’ancien ordre de choses, il n’est pas un état, pas même la Prusse, qui l’aurait aidée à marcher sur Constantinople. Dès qu’il franchissait le Danube, le tsar devait s’attendre à voir se lever contre lui l’Europe tout entière. S’avancer seul contre tous était une folie évidente ; c’était déjà trop de l’avoir essayé en 1853, et il aurait pu le payer de la perte de la Pologne et de la Finlande ; mais la France diminuée, brûlant de prendre sa revanche et de recouvrer ses provinces, pouvait un jour venir en aide à la Russie, si celle-ci lui garantissait la conquête de ses frontières naturelles. Avec tout état qui désire plus ardemment une chose qu’il ne craint la prépondérance du panslavisme, la Russie peut s’entendre ; avec les autres, tout accord est impossible. Pour la France puissante et glorieuse, l’alliance russe était une chose monstrueuse ; pour la France vaincue et mutilée, elle peut devenir une tentation, un espoir.

J’ignore ce qu’a pu dire M. Thiers lors de sa mission à Saint-Pétersbourg ; mais voici probablement ce qu’aurait répondu le prince Gortchakof, s’il avait pu exprimer nettement le fond de sa pensée : Vous nous avez vaincus à Sébastopol, et, tant que vous serez forts, vos vaisseaux unis à ceux de l’Angleterre garderont le Bosphore. Vous avez en main l’arme terrible de la Pologne, et en cas de besoin vous vous en seriez servis contre nous, comme vous avez voulu le faire en 1863 ; maintenant vaincus à votre tour, vous ne songerez qu’à vous venger, et peut-être l’heure sonnera où nous marcherons à l’accomplissement de nos desseins respectifs. D’ailleurs la Prusse victorieuse est désormais trop puissante ; elle peut nous inquiéter un jour. Tout ce que nous pouvons désirer, c’est qu’elle ait à dos, sur le Rhin, la haine implacable d’une nation belliqueuse de 38 millions d’hommes. En prenant l’Alsace, elle perd le fruit de ses victoires de Sadowa et de Sedan. La Prusse a successivement abattu nos deux plus redoutables adversaires, l’Autriche et la France, et maintenant par ses conquêtes elle se lie les bras. La Russie, sans bouger, recueillera le fruit de ces luttes de géans. La guerre de 1866, celle de 1870, surtout la paix qui l’a terminée, ont fortifié la position de la Russie en lui apportant une chance d’arriver à ses fins. — Voilà, j’imagine, ce qu’aurait pu dire le prince Gortchakof ; telles du moins ont dû être les considérations qui ont déterminé l’attitude du cabinet de Saint-Pétersbourg.

Revenons à l’argumentation du général Fadéef. Jamais, dit-il, l’Autriche ne permettra que la Russie s’avance vers le Balkan. Autrefois elle ne voyait pas le danger qui la menaçait de ce côté. En 1786, Joseph II conclut un traité avec Catherine II pour la conquête et le partage du territoire ottoman ; mais la résistance inattendue des armées turques fit avorter ce plan. Le cabinet de Vienne ne vit clairement le péril que quand Napoléon, pour s’assurer l’alliance russe, fut sur le point de lui faire d’importantes concessions sur le Danube. C’était l’idée de Tilsitt. L’Autriche y mit obstacle par une guerre d’abord, puis en donnant une archiduchesse à Napoléon. Depuis lors elle n’a cessé d’entraver les desseins de la Russie en Orient avec autant de perspicacité que de persévérance. Elle s’opposa à l’émancipation de la Serbie qui, en créant sur le Danube un état slave indépendant, devait nécessairement réveiller les aspirations nationales des Slaves autrichiens. Elle résista tant qu’elle put à l’affranchissement de la Grèce, qui, en affaiblissant la Turquie, servait les intérêts russes. Lors de la guerre de 1829, quand les armées russes arrivèrent en vue de Constantinople, elle s’efforça de provoquer une coalition contre la Russie, et c’est seulement la confiance que Charles X témoigna dans la modération de l’empereur Nicolas qui la fit avorter. En 1854, la France et l’Angleterre, ne pouvant atteindre la Russie que par mer, n’auraient pu lui porter de blessures mortelles. L’Autriche, en portant sur le Danube une armée de 200,000 hommes qui menaçait l’empire russe dans le flanc, le réduisit à l’impuissance et lui imposa la paix. En 1863, lors de la dernière insurrection polonaise, l’Autriche aurait marché contre la Russie, si elle avait pu compter sur un appui décidé de la part de la France et de l’Angleterre. On connaît le mot de Schwarzenberg après que les Russes eurent soumis la Hongrie à son profit : « l’Autriche étonnera le monde par son ingratitude… » C’est qu’en effet là où les intérêts de deux nations sont essentiellement opposés il n’y a point de place pour la reconnaissance. On affirme que l’empereur Nicolas dit un jour au poète polonais Tzewuski : « Vous ne savez pas quels sont les deux princes les plus bêtes ? Eh bien ! c’est Sobieski et moi, car tous les deux nous avons sauvé Vienne. » Que le mot soit authentique ou non, il peint la situation. L’opposition de l’intérêt russe et de l’intérêt autrichien en Orient est absolue, et, si le tsar est intervenu en Hongrie en 1848, c’est parce qu’en écrasant les Magyars il se posait en protecteur des Slaves.

Le même danger menace l’Autriche et la Turquie : le réveil des populations slaves. Ces populations, quand elles auront acquis avec plus de lumières et de richesse la conscience de leur force et de leur unité nationale, voudront constituer un état indépendant. Or cela n’est possible qu’en effaçant les frontières actuelles et en démembrant l’Autriche et la Turquie. La Russie appuie ce mouvement d’émancipation slave, l’Autriche s’y oppose ; de là une hostilité irréconciliable. — La Hongrie, pour échapper au péril d’être noyée dans l’océan panslave, devrait se mettre elle-même à la tête du mouvement et devenir le noyau de la future confédération ; mais la Russie, de même sang que les Slaves turcs et autrichiens, aspire à les réunir sous sa protection. Entre ces deux ambitions, il n’y a point de transaction possible ; c’est un duel d’influences en attendant le duel à main armée. D’après le général Fadéef, tant que l’Autriche existera, jamais la Russie ne pourra donner à la question d’Orient la solution qu’elle juge seule conforme à sa politique séculaire, et aux intérêts des populations chrétiennes soumises aux Turcs.

Seules les puissances maritimes de l’Occident ne pourraient plus sauver la Turquie contre une attaque de la Russie vigoureusement menée. Avec son réseau de chemins de fer, la Russie peut, en trois semaines, réunir 500,000 hommes sur le Danube, et, masquant les places fortes, s’avancer sur Constantinople avant que la France et l’Angleterre réunies puissent y amener 50,000 hommes. En 1854, il a fallu bien des mois pour réunir 60,000 hommes à Varna presque sans cavalerie et sans artillerie de campagne. L’Angleterre est aujourd’hui aussi incapable de défendre la Turquie contre la Russie qu’elle le serait de protéger le Canada contre les États-Unis. Une armée de débarquement pouvait être une force sérieuse quand on se battait avec des armées de 100,000 hommes au plus ; maintenant qu’on met en campagne un million d’hommes au moins, une attaque par mer à grande distance est presque impossible. Ç’a été encore une des idées chimériques caressées par Napoléon III d’arriver à Berlin par un débarquement dans la Baltique malgré 2 ou 300,000 hommes de landwehr que les chemins de fer permettaient de concentrer aussitôt au point attaqué. Donc aujourd’hui la France et l’Angleterre alliées ne pourraient plus arrêter la Russie en Turquie ; mais l’Autriche le peut sans même tirer l’épée, comme elle l’a fait en 1854 ; un simple coup d’œil sur la carte le démontre à l’évidence. Que l’Autriche masse 200,000 hommes en Transylvanie, et les armées russes ne peuvent un instant songer à traverser le Danube. En effet, tandis qu’elles s’avanceraient sur le Balkan, l’armée autrichienne marchant en avant les couperait complètement, et elles se trouveraient prises comme dans une trappe. Ce n’est pas tout : l’Autriche peut en même temps porter au cœur de l’empire un coup bien plus terrible encore. Par la Galicie, elle tient en ses mains la question de la Pologne. Pendant que les armées russes combattraient en Turquie, elle n’aurait qu’à promettre la reconstitution du royaume des Jagellons, dont la Galicie ferait partie ; les Polonais se soulèveraient et s’avanceraient avec elle sur la capitale même de l’empire. On peut donc admettre comme démontrée la proposition suivante : tant que l’Autriche sera une puissance de premier ordre, la Russie ne peut résoudre à son profit la question d’Orient. La route qui de Saint-Pétersbourg conduit à Constantinople doit nécessairement passer par Vienne. La Russie, si elle n’écoute que son ambition, n’a pas de plus grand intérêt que de voir l’Autriche s’affaiblir, se disloquer et surtout perdre sa puissance militaire.


II

La Russie ne peut-elle pas du moins compter sur l’alliance de la Prusse ? Le général Fadéef ne se fait aucune illusion à cet égard, et il n’hésite pas à répondre que non. Il analyse avec une impartialité toute scientifique les intérêts des deux états, et il constate qu’ils sont devenus divergens. Tant que la Prusse avait à redouter une attaque de la part de la France et de l’Autriche unies, nous pouvions, dit-il, compter sur « notre bon allié, » qui aurait eu besoin de nous pour repousser ces deux adversaires, et, pour avoir notre appui, il nous aurait fait peut-être de grandes concessions en Orient ; mais dans les circonstances la Prusse ne peut plus nous abandonner le Danube sans perdre son prestige et sans se faire honnir par tout bon patriote allemand.

L’alliance entre la Prusse et la Russie date de loin ; elle a duré presque sans interruption depuis le traité conclu entre Pierre et l’électeur Frédéric, le premier roi, jusqu’à nos jours, et elle a toujours eu un caractère très intime, fortifié de temps en temps par des mariages entre les deux familles souveraines. Elles avaient deux grands intérêts communs : le dépècement de la Pologne d’abord, celui de l’Autriche ensuite ; mais depuis que l’Autriche, expulsée de la confédération, a cessé d’être un rival à redouter et que la petite Prusse est devenue la grande Allemagne, celle-ci se croit tenue de défendre les intérêts allemands sur le Danube aussi bien que sur le Rhin. Jamais elle ne permettra que le fleuve qui, après avoir arrosé tant de territoires allemands, débouche dans la Mer-Noire, tombe aux mains des Russes. On a chanté la garde sur le Rhin, die Wacht am Rhein, contre la France ; on chanterait de même la garde sur le Danube, die Wacht an der Donau, contre la Russie. Le grand reproche que les Allemands ont fait à l’Autriche, c’est de n’avoir pas su germaniser ses populations slaves ; que diraient-ils si la Prusse livrait aux Moscovites des territoires qui doivent rester ouverts aux conquêtes futures de la civilisation germanique ?

Les Allemands voient clairement le danger dont les menace le panslavisme, car ce danger grandit sous leurs yeux. Les Magyars en sont plus frappés encore, car ils sont plus directement menacés. L’alliance de la Prusse et de la Hongrie est pour ainsi dire forcée, car elles ont le même ennemi à combattre. Les Hongrois sont l’avant-garde des Germains contre les Slaves ; aussi ces jours derniers sont-ils accourus à Vienne au secours des Allemands contre les Tchèques. L’Autriche a vu sans regret un Hohenzollern s’établir à Bukarest. C’était encore un tour de Bismarck, disait-on ; non, le prince Charles était un Allemand, et pour l’Autriche cela suffisait : c’était nécessairement un allié. « La fin de sa lutte contre la Prusse, dit le général Fadéef, et son alliance avec elle donneront à l’Autriche une bien plus grande force qu’une alliance avec la France, qui serait toujours incertaine et intermittente. La contiguïté des territoires, l’identité des intérêts en Orient, le sentiment populaire de part et d’autre, les sympathies de race rendent l’alliance prussienne beaucoup plus avantageuse. Si la situation de la Russie était déjà difficile quand l’Autriche protégeait la Turquie, maintenant que la Prusse protège l’Autriche, elle l’est devenue bien davantage. Un triple rang de boucliers défendent désormais le Balkan. » N’oublions pas que ceci était écrit en décembre 1869 ; c’est le programme de Gastein tracé deux ans à l’avance.

On s’est étonné en France de la réconciliation si cordiale qui semble avoir eu lieu entre la cour de Vienne et celle de Berlin. Comment, a-t-on dit, la victime peut-elle serrer la main du bourreau ? C’est que, quand il s’agit du salut d’un empire, l’amour-propre blessé, les rancunes de la défaite, tout est forcément oublié. Deux états ont-ils même intérêt, quels que soient les sentimens personnels des souverains, ils seront amenés à s’entendre ; quand au contraire les intérêts sont hostiles ou du moins généralement considérés comme tels, — à tort, car au fond les peuples n’ont tous qu’un même intérêt, la paix et la facilité des échanges, — un conflit finit tôt ou tard par éclater. Or en ce moment, et pour longtemps encore, l’Autriche et la Prusse sont forcées de s’entendre par un intérêt de conservation évident ; pour le comprendre, il suffit de réfléchir sur la situation où se trouvent ces deux puissances.

La situation de l’Autriche est des plus critiques. Nous avons exposé ici même[2] le travail de désagrégation qui se poursuit sans relâche au sein du malheureux empire ; l’heure de la crise décisive approche. La difficulté est terrible. Les Slaves sont la race la plus nombreuse dans l’Austro-Hongrie ; on en compte 15 millions, et seulement 8 millions d’Allemands, 5 millions de Magyars et 3 millions de Roumains. Ces Slaves ne sont point du tout opprimés ; mais ils sont maintenus dans une situation subalterne. Dans la Transleithanie, ce sont les Hongrois qui gouvernent ; dans la Cisleithanie, ce sont les Allemands. Or les Slaves ne veulent plus supporter ce régime ; ils prétendent constituer dans les provinces où ils sont en majorité des états slaves aussi indépendans que les cantons suisses, et reliés aux autres pays autrichiens par les liens d’une fédération assez lâche. Voilà ce que réclament avec une énergie croissante les Polonais, les Tchèques, les Croates, les Slovènes et les Dalmates ; le Tyrol les appuie, mais seulement afin d’assurer sur son territoire le triomphe sans contrôle des principes ultramontains. Pour arriver à leurs fins, les Slaves, les Tchèques surtout, ne reculent devant aucun moyen. Ils cherchent partout des alliés, surtout dans les rangs des féodaux et des ultramontains, exaspérés contre la constitution et les lois libérales ; ils s’agitent, ils refusent d’entrer au parlement central, ils s’efforcent d’entraver de toute façon la marche du gouvernement ; enfin, comme moyen suprême, ils se tournent vers la Russie, et menacent de démembrer l’empire au profit du panslavisme. L’empereur peut-il refuser toute satisfaction aux vœux des Slaves ? Est-il possible de maintenir une forme de gouvernement libre que la majorité des populations repousse et déteste ? N’est-ce pas jeter les Tchèques, les Slovènes, les Croates, dans les bras de la Russie ? Le ministère Hohenwart a cru que le moment était venu de conjurer ce péril. Pouvait-il attendre encore ? poussait-il les concessions trop loin ? en donnant satisfaction au principe des nationalités, ne faisait-il pas le jeu des féodaux et des ultramontains ? Tout cela est possible ; mais y n’en est pas moins évident qu’il fallait faire quelque chose pour ramener les Slaves, dont le mécontentement, augmentant sans cesse, peut aboutir à l’insurrection ouverte. Seulement, en entrant dans cette voie, il est impossible de ne pas irriter profondément les Allemands, habitués à gouverner l’empire et convaincus que la supériorité de culture leur donne un droit inattaquable au pouvoir. Or mécontenter les Allemands, c’est les pousser vers la grande Allemagne, dont les victoires et l’éclat littéraire les attirent déjà, et qui, elle au moins, les sauverait de la prépondérance détestée des Slaves. Telle est donc la situation de l’Autriche : si elle ne fait rien pour les Slaves, elle les jette dans les bras de la Russie, et, si elle leur donne satisfaction, elle pousse les Allemands dans les bras de la Prusse. Du moment qu’elle se décide à céder aux exigences slaves, elle doit obtenir de la Prusse que celle-ci ne profite point du mécontentement des Autrichiens allemands pour les attirer à elle. Voilà l’intérêt vital qui force le cabinet de Vienne à oublier ses anciens griefs pour obtenir sinon l’amitié, au moins la bienveillante abstention du cabinet de Berlin.

Maintenant, pourquoi Berlin ferait-il cette concession ? Pourquoi, après avoir fait la guerre de 1866 dans le dessein de reconstituer à son profit l’empire germanique, ne pas saisir une occasion si favorable d’y faire rentrer les Allemands de l’Autriche ? La tentation a pu être grande, mais la prudence commandait d’y résister. Les dangers qu’une ambition trop impatiente aurait provoqués étaient visibles. D’abord il aurait fallu compter avec l’hostilité de la France, et la Russie aurait aussi opposé son veto. D’un autre côté, l’Autriche, quoique intérieurement minée par le conflit des nationalités, est encore une puissance de premier ordre ; vouloir lui arracher ses provinces allemandes malgré la France et la Russie, c’était évidemment trop risquer. En outre, si l’empire germanique ne s’annexe que les provinces allemandes, il voue le reste de l’état autrichien au chaos, et par suite le livre au panslavisme et à la Russie. Toute offensive de la part de la Prusse sera donc prématurée aussi longtemps que l’Autriche offrira quelque cohésion, et que l’empire germanique ne sera pas prêt à prendre d’un coup et complètement la place de l’empire des Habsbourg. Manifestement le fruit n’est pas mûr. Comme d’autre part la Prusse a les mêmes intérêts que l’Autriche sur le Danube, qu’elle doit en désirer l’appui pour défendre sa position acquise, elle peut, pour l’obtenir, renoncer à exciter les ; Allemands de l’Autriche et à les accueillir. On voit que chacune des deux puissances allemandes avait en ce moment le plus grand intérêt à s’entendre avec l’autre. De là est sortie l’entrevue de Gastein, qu’on peut appeler un contrat de garantie mutuelle.

A la suite des changemens récens, la situation de la Russie est-elle devenue pire ou meilleure ? Elle s’est empirée en ce que la Russie ne peut plus compter sur des concessions en Orient de la part de la Prusse, qui désormais est tenue de protéger partout l’intérêt allemand ; mais elle s’est améliorée en ce que, la triple alliance austro-franco-anglaise étant brisée, la Russie n’a plus à craindre l’hostilité de la France en Orient ni en Pologne. Elle peut même espérer un jour obtenir son concours en le payant à sa valeur. Somme toute, il est probable que la Russie a gagné quelques points d’avance. Elle avait contre elle en Orient toute l’Europe sans exception ; aujourd’hui l’Europe est divisée par une question plus aiguë que celle d’Orient. La Russie peut croire qu’elle saura au moment opportun tirer parti de cette division.


III

Après avoir établi que la Russie ne pouvait compter sur aucun allié pour l’accomplissement de ses desseins, en 1869, bien entendu, le général Fadéef se demande quel secours elle pourrait espérer des sympathies des Slaves. Il examine encore ce point avec une justesse de vues irréprochable et une parfaite absence d’optimisme. Il constate que chez les uns ces sympathies sont encore très peu éveillées, que chez les autres elles seraient impuissantes. Les Ruthènes et les Bulgares sont les mieux disposés en faveur de la Russie mais ils manquent de culture, de vie propre, d’initiative. Les premiers, asservis aux Polonais, ne bougeraient point, et les seconds, longtemps écrasés par les Turcs, commencent seulement à élever les regards au-delà du sillon qu’ils ouvrent avec la placidité de la bête de somme, leur compagnon de labeur. Si les Tchèques et les Croates invoquent souvent le nom de la Russie, c’est principalement comme moyen d’intimidation contre l’Autriche. Les Serbes, la seule tribu slave qui ait reconquis son indépendance, conservent sans doute quelque reconnaissance à la Russie de l’appui qu’elle leur a toujours prêté ; mais ils sont prudens, très jaloux de leur autonomie, et ils craindraient probablement une prépondérance trop grande de leur puissante alliée. Les Slaves autrichiens enrégimentés marcheraient même contre les Russes, comme les Hongrois se battaient naguère contre les Italiens, quoique l’intérêt des deux peuples fût identique. Actuellement, la Russie ne peut attendre aucun secours efficace des nationalités slaves de l’Autriche ou de la Turquie ; cependant, d’après le général Fadéef, la Russie peut s’en faire des alliés dévoués et très utiles dans l’avenir. A cet effet, elle doit lever hardiment la bannière du panslavisme, et se faire partout le champion de ses frères opprimés ou humiliés. C’est ce que récemment encore ses hommes d’état ne voulaient pas comprendre. En 1849, l’envoyé russe à Vienne, le comte Medem, repoussait les sympathies slaves en disant : « En Autriche, je ne connais que des Autrichiens, » et en refusant de s’entendre avec le ban Jellachich. Il est temps d’adopter une autre politique. Il faut que tous les Slaves luttant contre le joug allemand ou magyar sachent que le cœur de la Russie est avec eux ; le gouvernement, l’église, les particuliers, doivent venir à leur aide. Il faut secourir efficacement le mouvement littéraire, accorder un appui dévoué à tous les chefs du mouvement, et les accueillir en Russie, s’ils sont obligés de fuir leurs foyers. Il est nécessaire de répandre chez tous les Slaves la connaissance de l’histoire, de la langue et de la littérature russes, comme déjà cela s’est fait en Bohême, et d’autre part il faut leur ouvrir les rangs de l’armée et les chaires de l’enseignement. On établira ainsi un contact intellectuel, une entente fraternelle, entre tous les groupes du monde slave, et, quand chez tous le sentiment national sera puissamment réveillé, alors la Russie pourra compter sur eux.

La communauté de la foi ne peut manquer d’attirer aussi les Roumains et les Grecs vers la Russie, qui seule peut représenter et protéger l’orthodoxie. Sans le secours des Russes, les Roumains des principautés, des confins militaires et de la Transylvanie ne parviendront point à s’unir en un seul état, et les Grecs n’arriveront pas davantage à s’adjoindre leurs frères restés sous le joug turc. La Russie a besoin d’eux, mais eux ont bien plus encore besoin de la Russie. Donc une entente est imposée par l’identité des intérêts. Il ne peut être question d’annexer tous ces groupes divers à l’empire, il faut seulement les aider à reconquérir leur indépendance, conserver à chacun son autonomie, lui donner même un prince de la famille impériale de Russie, mais les unir tous dans une vaste confédération dont le tsar serait le chef, et qui aurait une armée et un budget militaire communs comme dans l’empire allemand. Ces peuples comprendraient bientôt que, s’ils ne se groupent pas autour de la Russie, ils tomberaient sous le joug de l’Allemagne. Entre ces deux immenses empires, il n’y a point de place pour une confédération indépendante sans lien intime, sans tradition, sans langue communes, et où seraient compris des Allemands et ces Magyars habitués de tout temps à dominer. Le monde slave est encore semblable à une nébuleuse cosmique : pour se constituer en un corps organisé, il faut un centre d’attraction et d’unité ; or ce centre ne peut être que la Russie. — Ainsi raisonne le général Fadéef. Il dit vrai quand il montre les difficultés que rencontrerait la constitution d’une confédération danubienne ; mais il ne voit pas que la Russie, pour devenir un centre d’attraction, devrait représenter non-seulement le principe slave et la foi orthodoxe, mais aussi la liberté. Le principe des nationalités est une force, mais l’amour de la liberté en est une autre. Tomber sous la main du despotisme oriental que les Russes supportent ne séduirait guère ni les Croates, ni les Tchèques, ni les Serbes. Mieux vaut encore vivre libres sous un Habsbourg allemand qu’asservis sous un prince moscovite. Toutes ces tribus slaves, pour conquérir leur autonomie, n’ont pas besoin de l’intervention russe. Si on ne met pas violemment obstacle au développement des populations chrétiennes du Danube et du Balkan, c’est la Serbie qui est appelée à jouer dans la péninsule thrace le même rôle que le Piémont a si heureusement rempli dans la péninsule italique. Les Serbes ont déployé un remarquable esprit de conduite. Leur pays est bien administré ; l’ordre, la sécurité, la liberté, y règnent ; leurs finances sont en bon ordre ; la culture intellectuelle et l’exploitation des richesses naturelles font de grands progrès. Ils s’entendent déjà avec les Monténégrins. La Bosnie, la Bulgarie, à mesure qu’elles s’éveillent, tournent leurs yeux vers Belgrade. Toutes ces populations parlent des dialectes presque identiques. Leur intérêt évident est donc de former un jour une fédération libre, et non de se laisser englober dans le despotisme moscovite. Les Russes, qui sont encore soumis à un régime que supportent à peine les peuples les plus arriérés de l’Asie, ne peuvent avoir la prétention d’éclairer et de guider les Slaves occidentaux, qui sont bien plus avancés qu’eux. Comment supposer que les Serbes, par exemple, voudraient échanger la fière liberté dont ils jouissent contre cette tyrannie sourde et corruptrice et cette bureaucratie omnipotente qui pèsent comme un linceul de plomb sur l’empire des tsars ?

Le général Fadéef aborde aussi, sans aucune réticence, la question polonaise, et il expose l’immense danger qui en résulte pour la Russie. « Tant que le triomphe du panslavisme n’aura pas écarté ce péril, il est aussi impossible à la Russie de régler la question d’Orient à son profit que d’opérer la quadrature du cercle. C’est une folie rien que d’y songer. » L’affirmation peut paraître bien tranchante ; pourtant elle est juste. En effet, deux puissances s’intéressaient surtout à la question polonaise : la France et l’Autriche. La France la prenait de temps à autre en main, elle envoyait des notes comminatoires ou prononçait des discours éloquens ; mais elle était trop loin. Elle ne s’intéressait à la Pologne que par l’effet d’un sentiment qu’entretenait le souvenir d’une grande iniquité commise par les Russes et des services réels rendus par les Polonais, et que ravivait chaque explosion nouvelle des idées révolutionnaires. Pour l’Autriche au contraire, la question polonaise est un intérêt vital, d’abord parce qu’elle possède une partie de la Pologne, la Galicie, ensuite parce que, si les Polonais sont pour elle, elle tient la Russie, tandis que, si les Polonais devaient se tourner contre elle, ce serait la Russie qui la tiendrait. Il n’est pas un homme éclairé en Autriche ou en Hongrie qui ne sache que la Pologne hostile élève entre les Russes et les Slaves occidentaux une barrière infranchissable, qu’au contraire la Pologne réconciliée est un pont qui ouvre à la Russie les autres pays slaves et le centre de l’Europe.

Avec la haine qui anime actuellement les Polonais contre les Russes, l’Autriche peut, au moyen de la Galicie, porter au cœur de son ennemie la plus formidable insurrection. Pour dompter la Pologne en 1863, quand elle était livrée à ses propres forces, il a fallu deux ans ; quelle puissance n’aurait-elle pas, si elle était pourvue de fusils, de canons, d’officiers, et appuyée sur une armée austro-hongroise ! La Russie ne peut se défendre par le même moyen, parce que les Slaves autrichiens ne sont pas prêts à s’insurger, et parce que l’Europe, y compris la Prusse, ne permettrait pas le démembrement de l’Autriche par la Russie triomphante. Tant que la Pologne résiste, le panslavisme ne peut prendre corps, et l’Autriche dispose d’une arme plus terrible que le canon rayé, arme dont son adversaire ne peut faire usage. Fait étrange, mais évident, c’est la Pologne au tombeau qui arrête encore les armes russes sur le chemin du Danube ! L’obstacle est tout moral ; c’est un sentiment ; mais à moins de le changer ou d’égorger les millions d’hommes qui le partagent, l’obstacle est absolu. C’est à Varsovie que le tsar doit conquérir les clés de Constantinople.

Comment résoudre dans le sens russe la question polonaise, à laquelle la question d’Orient est si intimement unie ? Voici les vues du général Fadéef à ce sujet. La difficulté n’est pas la même dans le royaume de Pologne que dans les provinces situées entre ce royaume et le Dnieper. Ces provinces faisaient autrefois partie de la république, mais elles sont habitées par des populations russes de sang ou grecques orthodoxes de religion. L’aristocratie et environ un dixième des habitans sont Polonais. Il n’en est pas moins vrai, le général Fadéef l’avoue, que ces familles dévouées à la Pologne suffiraient pour entraîner le pays dans l’insurrection. Il faut donc travailler avec énergie et persévérance à russifier ces provinces ; on y parviendrait en consacrant pendant quatre ou cinq ans, une dizaine de millions de roubles chaque année à faire passer la terre entre des mains russes. Ce serait une dépense de guerre qui épargnerait des centaines de millions qu’il faudrait employer à contenir le pays en cas d’une insurrection soutenue par l’ennemi ; mais ce procédé de russification, à la longue infaillible dans les provinces du Dnieper, s’il y est appliqué « sans violence et avec discernement, » ne peut réussir dans celles de la Vistule. là il ne sert de rien de distribuer la terre des nobles aux paysans ; Polonais eux-mêmes, ils deviendront plus hostiles en arrivant à la propriété. On ne peut, pas davantage espérer qu’on étouffera jamais le sentiment national polonais, tant qu’il sera nourri et enflammé par une Galicie affranchie et voisine. Il faut donc tenter la réconciliation ; bientôt elle cessera d’être impossible. Quand les provinces du Dnieper seront complètement russifiées et que les Slaves occidentaux seront entièrement gagnés à la cause du panslavisme, il ne restera plus à la Pologne qu’à prendre dans la grande confédération slave la place qu’on lui réservera, ou à se courber sous le joug des Allemands. La Pologne, comme les autres membres de la famille slave, aurait son autonomie sous la présidence du tsar. Refuserait-elle cette indépendance et courrait-elle au suicide pour obéir à d’anciennes inimitiés qu’on ferait tout pour effacer ? Aujourd’hui les Polonais peuvent encore se bercer du rêve chimérique de rétablir l’ancienne Pologne jusqu’au Dnieper ; quand la Volhynie, la Podolie, Minsk et Grodno seront purement russes, cette vision cessera, et ils ne repousseront pas la position que leur intérêt le plus évident leur commandera d’accepter. Polonais et Russes sont du même sang ; par quelle contradiction la haine persisterait-elle entre eux, lorsque partout le principe de la race devient le fondement des nouveaux états ? La Pologne réconciliée, au lieu d’être l’avant-garde de l’Occident contre la Russie, deviendrait celle du monde slave contre l’Occident.

Tel est le programme tracé par le général Fadéef. Ce plan n’est nullement visionnaire ni optimiste. Il tient compte des difficultés existantes, et il indique le meilleur moyen d’y obvier. On ne peut dire que ce plan ne se réalisera pas dans l’avenir. N’oublions pas que c’est un Polonais, le marquis Wielopolski, qui, après les massacres de Galicie, en 1846, donna le premier une forme précise et une importance politique à cette idée littéraire et vague du panslavisme, et que c’était pour détruire l’Autriche. La pensée d’une réconciliation avec les Russes, en haine des Germains, renaît, dit-on[3]. Tout dépendra de la conduite de l’Autriche et de la Hongrie. Les Polonais sont maintenant tout dévoués à l’Autriche, parce que c’est avec son concours qu’ils espèrent un jour rétablir leur nationalité. C’est pour arracher des mains de la Russie l’arme du panslavisme que l’empereur François-Joseph s’est décidé à faire de si grandes concessions aux Tchèques. Si les Slaves occidentaux peuvent espérer poursuivre leur développement national sous l’égide de l’Autriche-Hongrie, sans avoir à craindre d’être asservis, germanisés ou magyarisés, c’est en vain que la Russie les appellera sous la bannière du panslavisme. Ce ne serait que dans le cas où les Hongrois et les Allemands voudraient opprimer les Slaves et leur refuseraient les satisfactions auxquelles ils ont droit que le programme russe pourrait se réaliser. Les événemens de la Galicie en 1846 doivent servir de leçon à cet égard.


IV

A la fin de son écrit, le général Fadéef examine quel sera l’avenir de la Russie. D’après lui, de sérieux dangers le menacent, et il faudra pour y échapper une grande habileté et une prompte résolution au moment décisif, ce qui suppose, bien entendu, une armée aussi nombreuse et aussi bien équipée que peuvent le permettre les ressources financières de l’empire. Le danger vient de l’ambition envahissante de la race germanique et de sa « poussée » constante vers l’est, du Drang nach Osten. L’empire germanique, si on ne l’arrête pas, germanisera la Bohême en absorbant les Tchèques, puis par les Magyars il s’emparera du Bas-Danube, fera de la Mer-Noire un lac allemand, et rétablira la Pologne sous l’influence allemande. La Russie devra donc combattre pour sa frontière actuelle, et, vaincue, elle sera rejetée au-delà du Dnieper. Si elle ne trouve pas un moyen de résister, elle cessera presque d’être une puissance européenne. Autrefois, à condition qu’elle se tînt coi, on l’aurait peut-être épargnée dans les limites qu’elle avait au XVIIIe siècle ; mais maintenant qu’elle s’avance par la Pologne comme un coin au centre de l’Europe, et qu’elle s’est donné pour mission de sauver les populations orthodoxes et slaves de la suprématie germanique, il est trop tard : elle sera un jour attaquée, et, si elle se contente de la défensive, elle aura bien des chances d’être battue. Le seul moyen de triompher, c’est d’arborer ouvertement le drapeau du panslavisme et de gagner à cette idée tous ses frères de l’Occident opprimés par des maîtres orgueilleux. Ces tribus slaves pourront un jour lui amener un renfort de 300,000 ou 400,000 hommes, braves et enflammés pour la cause nationale. Si même dans ces conditions la Russie devait succomber, elle resterait le représentant, le martyr d’une grande idée, comme l’Italie l’a été après sa défaite de Novare. Avec les sympathies nationales du monde slave, elle n’aurait rien à craindre, l’avenir serait à elle, car les revers mêmes ne feraient que fortifier le sentiment de la communauté de race, et démontrer la nécessité de l’union fédérale de tous les Slaves. Le jour où des bords de la Moldau aux pentes du Balkan toute femme slave dira à ses enfans : « Ne criez point, les Russes viennent à notre aide, » la Russie pourra compter sur le triomphe final. Mais point de milieu ; il faut que sa main s’étende jusqu’à Prague et à Trieste, ou bien elle sera repoussée au-delà du Dnieper.

Que vaut cette opinion ? Pour entrevoir ce que peut être l’avenir de la Russie, il faut rappeler brièvement ses origines et l’histoire de ses agrandissemens, qui font penser à l’accroissement de la Prusse. Et d’abord à quelle race appartiennent les Russes ? sont-ils Aryens ou Touraniens, c’est-à-dire Slaves ou Finnois et Tartares-Ouraliens ? Les Polonais soutiennent que les vrais Russes, les Moscovites, n’étaient point Slaves. Primitivement, jusqu’à l’an 1000, les Slaves ne s’étendaient que jusqu’à l’Oka ; au-delà commençaient des peuplades touraniennes à l’est, finnoises au nord. Après avoir été conquises par les princes ruthéniens, de la dynastie des Rourik, elles adoptèrent la foi, la langue et les usages de leurs vainqueurs. La Moscovie, qui est la vraie Russie, est originairement un état finno-touranien, donc étranger à la race aryenne. — Les Russes ne veulent pas admettre cette façon de faire leur histoire. Déjà Catherine II défendait de dire que son peuple était d’origine finnoise. Les historiens russes soutiennent, d’abord que les Ruthéniens, qui sont bien de purs Slaves, sont précisément les vrais Russes, et qu’en outre tout le pays au-delà du Dnieper, — occupé, il est vrai, dans les premiers temps par des hordes finnoises et touraniennes, — a été dépeuplé par les Mongols au XIIIe siècle et colonisé ensuite par les Slaves.

Ces questions ethnologiques, qui, semble-t-il, n’intéressent que les savans, sont pourtant aujourd’hui d’une grande importance en politique, puisque c’est d’après les limites des races que l’on veut tracer les frontières des états. Les documens historiques manquent pour déterminer avec précision de quels élémens se sont formées les populations qui occupent aujourd’hui l’empire des tsars ; on ne sait même pas au juste à quelle race appartenaient les Scythes et les Sarmates qui dans l’antiquité nous apparaissent au nord de la Mer-Noire. A juger d’après les caractères physiques des Russes d’aujourd’hui, on est porté à croire qu’ils sont issus d’un mélange de sang aryen et de sang touranien. Ils ont d’ordinaire les cheveux blonds, les yeux bleus, la peau blanche, les dents petites comme les Germains et les Scandinaves ; mais fréquemment aussi ils ont le nez retroussé et les pommettes saillantes, comme les peuples de la race jaune. Le caractère finnois et touranien se marque à mesure qu’on s’avance vers l’est, tandis qu’il se perd vers l’ouest. En second, lieu, il ne faut pas oublier que l’histoire primitive de Russie a pour ainsi dire deux centres, la Ruthénie avec sa capitale Kief et la Sousdalie avec sa capitale Moscou. Les Slaves léchites, qui habitaient le pays situé entre la Pologne et le Dnieper, sont conquis au Xe siècle par des guerriers Scandinaves venus des provinces suédoises de Rosslagen, sous la conduite du warègue Rourik. Les vaincus prennent de leurs conquérans le nom de Rouss, Rousseni ou Routheni, comme les Gaulois ont échangé le leur contre celui de leurs vainqueurs les Francs. Sous les successeurs de Rourik, Oleg et Igor, la Ruthénie devient un état puissant qui débouche sur la Mer-Noire et qui fait trembler Constantinople. Par l’influence d’Olga, femme d’Igor, et de Vladimir, souverain de Kief, qui avait épousé Anne, sœur de l’empereur byzantin Basile, les Ruthènes embrassent le christianisme du rit grec et adoptent la liturgie et l’écriture que les saints Cyrille et Méthode avaient composées pour les Slaves qu’ils convertissaient. Quand au XIIe siècle les princes de la dynastie de Rourik soumirent les populations d’au-delà du Dnieper, où Moscou est fondé en 1147, ils y apportèrent le christianisme grec, qui est devenu ainsi le culte de l’empire russe. Les Polonais au contraire, convertis, pendant le Xe siècle, sous les rois Mieczyslas et Boleslas, par des missionnaires venus d’Italie et de Bohême, adoptent le rit latin.

L’invasion des Mongols, qui commence en 1224, met fin à la première période de l’histoire russe ou plutôt ruthène. En résumé, des princes d’origine Scandinave avaient conquis à la fois des populations purement slaves en-deçà du Dnieper, et d’autres populations probablement finnoises au-delà du Dnieper, à qui ils firent adopter la civilisation slave. Ainsi se forma la Russie ruthène ; mais le principe germanique de la division égale des territoires entre tous les enfans, appliqué par les Rourik, amena la création d’une foule de principautés qui, toujours en guerre les unes contre les autres, se trouvèrent incapables de résister à l’invasion mongole. En 1238, ces hordes prennent Moscou, en 1240 Kief, et elles s’avancent jusqu’en Pologne. Au XIIIe siècle, les Ruthènes du Dnieper se donnent à Gedymin, prince de Lithuanie, qui bat complètement les Mongols dans la grande bataille de Pripet, et d’autre part la Ruthénie rouge se réunit à la Pologne. Quand le Jagellon Ladislas, de Lithuanie, épousa la reine Hedvige, de Pologne, toutes les Ruthénies furent englobées dans l’état polonais.

Au centre de la Russie, les Mongols se maintinrent pendant deux siècles, et Moscou resta tributaire du khan de la horde d’or. Enfin Ivan III les chasse en 1482, et étend la domination moscovite du Dnieper à l’Oural. C’est à ce moment que commence la deuxième période de l’histoire russe, et, à vrai dire, l’origine de la Russie actuelle. Vassili Ivanovitch soumet les grands vassaux à son autorité et fonde la centralisation absolue du pouvoir sur le principe de l’hérédité de mâle en mâle. Le tsarat mesurait à sa mort 2 millions de kilomètres carrés. Son fils, Ivan le Terrible, qui règne de 1534 à 1584, soumet les deux kanats d’Astrakhan et de Kazan et pénètre en Asie ; mais il échoue en Crimée, que les Turcs, alors à l’apogée de leur puissance, viennent de saisir. Il supprime l’ordre des chevaliers allemands porte-glaive, établis aux bords de la Baltique, et partage leurs terres avec la Suède et la Pologne. A sa mort, le territoire russe est porté à 3,600,000 kilomètres carrés avec 12 millions d’habitans. À cette époque, la France en avait 16 millions, et l’embryon de la Prusse, le Brandebourg, 1 million. De 1584 à 1605, sous Fœdor et Boris, la Sibérie centrale est annexée et les Tartares refoulés au sud au-delà de Roursk et de Tcherkask. La superficie du tsarat arrive à 8 millions de kilomètres ou seize fois la France actuelle.

Après l’extinction de la maison de Rourik, le tsarat reste plongé dans une effroyable anarchie de 1605 à 1613, et pendant ce temps la Pologne lui enlève le territoire de Smolensk et de la Severie, et la Suède l’Ingrie et la Karelie, ce qui exclut les Russes de la Baltique. Cependant en Asie ceux-ci s’annexent la Sibérie orientale et même la région de l’Amur, qui est toutefois rétrocédée à la Chine pendant la minorité de Pierre le Grand. Sous le premier des Romanof, Michel Fœdorovitch, la Russie se refait ; sous Alexis, qui règne trente ans, de 1645 à 1676, elle reprend sa marche ascendante. Elle se fait rétrocéder par la Pologne le duché de Smolensk, et après des victoires qui avaient conduit ses armes jusqu’à Vilna, elle retient Kief. Ses acquisitions en Europe équivalent à 350,000 kilomètres. Sous Fœdor III et la tsarine Sophie, il n’y a à signaler qu’une petite extension en Sibérie et quelques terres prises aux Tatars de la Crimée. Pierre le Grand, qui prend le titre d’empereur en 1700, n’obtient rien des Turcs au traité du Pruth, mais par la paix de Nystadt il enlève à la Suède, après vingt-deux années de guerre, les importantes provinces baltiques, la Livonie, l’Esthonie avec son archipel et l’Ingrie, où il place sa capitale pour ne plus perdre de vue les bords de la mer. D’autre part, la Russie s’avance jusqu’à la Caspienne, soumet les nomades Kirghiz et Kaissaks, ce qui lui ouvre l’Asie centrale, et par la paix de Belgrade (1735) débouche sur la Mer-Noire en prenant possession d’Azof. Sous Elisabeth, les Cosaques zaporogues sont soumis, et le traité d’Abo porte la Finlande russe jusqu’aux bords du Kymen. En 1762, l’empire mesure 450,000 kilomètres en Europe et 13,300,000 en Asie. Pendant le règne de Catherine s’accomplissent les trois partages successifs de la Pologne, — 1773, 1793 et 1794, — qui apportent une notable extension vers l’ouest. Au traité de Paris de 1763, la Russie avait été reconnue comme une des cinq grandes puissances européennes, et, par le traité de Kainardji en 1774, elle avait pris sous sa protection les populations chrétiennes de la Turquie et acquis la Crimée. L’Amérique russe est occupée sous le même règne, et en 1795 le duché de Courlande se réunit à l’empire par un vote des états. Paul, qui règne de 1796 à 1801, prend la Géorgie et le massif du Caucase, d’où l’on domine à la fois la Perse et la Turquie d’Asie. La région transcaucasique n’a été définitivement soumise qu’en 1863, après quatre-vingts ans de guerre continuelle contre les Tcherkesses musulmans. Sous Alexandre Ier, de 1801 à 1825, l’empire acquiert la Finlande, enlevée à la Suède, la Bessarabie et une partie de la Moldavie jusqu’au Pruth en 1812, le royaume de Pologne en 1815, et il obtient le protectorat des principautés danubiennes, aboli au traité de Paris en 1855. Sous Nicolas Ier et Alexandre II, c’est en Asie que la Russie s’est étendue ; elle a occupé tout le bassin de l’Amur, territoire énorme et fertile, qui la fait déboucher dans les mers du Japon, puis l’Aral, le Syr-Daria, presque tout le Turkestan, ce qui la conduit presque aux portes de l’Inde. Aujourd’hui la superficie de l’empire russe est en Europe de 5,700,000 kilomètres carrés, ce qui dépasse l’étendue de tous les autres états européens réunis. Avec les 14,481,000 kilomètres de la Russie asiatique, la superficie totale est deux fois plus grande que celle de toute l’Europe. La population doit être d’environ 80 millions d’âmes. En 1722, elle ne s’élevait qu’à 14 millions, et en 1815 à 45 millions. En défalquant les annexions, on constate un accroissement de la population de 90 pour 100 en soixante-dix ans.

Depuis qu’elle s’est reconstituée au XVIe siècle, la Russie s’est donc agrandie constamment, et l’on comprend que les Russes, en présence de cet accroissement pour ainsi dire organique, aspirent à s’avancer jusqu’au centre de l’Europe en réunissant sous leurs lois tous les Slaves, et à conquérir toute l’Asie, même l’Inde anglaise, au moins jusqu’à la Chine. Pourquoi le tsar, régnant à Byzance, ne rétablirait-il pas l’empire romain, qui cette fois serait vraiment l’empire universel ? Les Slaves sont les derniers venus et le plus jeune rameau de la race aryenne. De même que les Germains ont conquis jadis le monde latin, la destinée des Slaves n’est-elle pas de se soumettre à la fois les Germains et les Latins ? L’unité du commandement est une grande force ; d’autre part, le communisme russe, si on le généralise scientifiquement, empêchera les luttes de classe de se produire. Comment l’Occident, miné par la guerre des riches et des pauvres, par l’instabilité des pouvoirs électifs et par les guerres d’état à état, pourra-t-il, dans l’avenir, résister à l’empire panslave, démocratie égalitaire et satisfaite sous un chef héréditaire et absolu ? Il ne faut point s’étonner que de semblables visions de grandeur future s’enracinent dans l’imagination des Russes, puisqu’elles s’offrent à notre esprit, à nous qui ne songeons guère à ce passé de l’empire des tsars et à l’avenir qu’il semble présager.

Cependant deux obstacles s’offrent à la réalisation de ce rêve éblouissant. D’abord le monde germanique ne se laissera pas asservir sans une lutte à mort ; ensuite, difficulté moins sérieuse peut-être, mais plus actuelle, les provinces occidentales ne sont pas purement russes. Les classes élevées, les propriétaires, les prêtres, les bourgeois, sont ou Polonais, ou Allemands, ou Suédois. Quand les Ruthénies et la Lithuanie se furent réunies à la Pologne au XIIIe siècle, les nobles subirent l’influence d’une civilisation plus avancée et se polonisèrent. D’orthodoxes grecs, ils devinrent même catholiques, parce que, ayant embrassé la réforme au XVIe siècle, ils furent reconvertis par les jésuites, qui les firent entrer dans l’église de Rome. Les classes supérieures, ainsi restées, dans les provinces du Dnieper, polonaises de cœur, de foi et de langue, constituent un sérieux obstacle et un danger pour le panslavisme : aussi travaille-t-on à le faire disparaître suivant le procédé recommandé par le général Fadéef. On excite les paysans contre les propriétaires en leur faisant entrevoir que la terre doit leur revenir un jour. Dans tout différend avec ses locataires, le propriétaire est toujours sacrifié. Quand, excédé ou ruiné, il vend ses biens, on fait en sorte qu’ils arrivent aux mains des Ruthènes russifiés. Avec du temps et de l’argent, la russification complète ne peut manquer de s’accomplir. Le système se perfectionne chaque jour.

Le programme des patriotes exaltés, fauteurs du panslavisme, est que dans l’empire il ne doit plus y avoir qu’une langue, le russe, et qu’une religion, la grecque orthodoxe. Le gouvernement semble poursuivre la réalisation de ce plan avec des intermittences de violence et de relâchement. En Pologne, on l’applique avec une rigueur parfois extrême. On s’est même attaqué à la Finlande et à la Livonie ; mais là on s’est heurté à la ténacité et aux susceptibilités de la race germanique, et ainsi est née la question des provinces baltiques, dont il faut bien dire quelques mots.

Le grand-duché de Finlande a été enlevé à la Suède par le traité de Frederikshamm en 1809. Il n’avait alors que 900,000 habitans, il en comptait en 1860 1,724,000. Il a conservé une autonomie complète, et n’est réuni à l’empire que par un lien tout personnel, la communauté du souverain. La plus grande partie de la population, environ 1,503,000 âmes, est finnoise ; mais, comme elle est entièrement luthérienne, sauf environ 40,000 orthodoxes, l’influence suédoise est prédominante. Les habitans des villes, les nobles, le clergé, sont Suédois ; leurs regards sont donc tournés vers l’autre côté de la Baltique. Cependant leurs institutions provinciales, leur langue, leur culte, leur indépendance, ayant été jusqu’à ce jour respectés, il n’y a point de vrai mouvement séparatiste ; il ne se produirait que du moment qu’on voudrait leur imposer la civilisation russe.

Les provinces baltiques proprement dites sont l’Esthonie, la Livonie et la Courlande. En 1158, un vaisseau de Brème aborda dans ces contrées encore sauvages, et y établit un comptoir qui prit le nom de Riga. Des colons allemands vinrent s’y fixer. Un évêché fut fondé, et le troisième évêque, Albert von Appeldern, créa l’ordre des chevaliers porte-glaive qui conquit successivement les trois provinces. C’est ainsi que s’y implantèrent la civilisation germanique et plus tard la réforme. Dans l’Esthonie, la grande majorité de la population est finnoise. Sur 312,000 habitans, 25,000 seulement sont Allemands. Dans la Livonie, les paysans sont des Lettes et des Esthoniens ; en Courlande, ils sont Lettes. Les Lettes, comme les Lithuaniens, appartiennent à la race aryenne. En Livonie, sur 917,300 habitans, 94,000 sont Allemands ; en Courlande, sur 574,425, on compte 52,000 Allemands. Donc dans les trois provinces baltiques, sur une population de 1,804,425 âmes, 171,000, soit environ 10 pour 100, sont d’origine germanique ; toutefois la grande majorité, soit 1,475,000, sont protestans. Les Allemands ne se rencontrent en groupe compacte que dans les villes ; mais ils habitent les campagnes isolément, car ils sont presque les uniques propriétaires du sol qu’ils s’occupent généralement à faire valoir. Ils font un commerce actif par les ports de mer de Riga et de Revel. Ils ont aussi une université à Dorpat, qui, érigée sur le modèle de celles de l’Allemagne, entretient avec celles-ci des relations suivies. L’instruction secondaire et primaire est incomparablement plus développée que dans le reste de l’empire. Les commerçans, la bourgeoisie et les propriétaires fonciers étant Allemands, les provinces baltiques constituent des foyers de culture germanique ; mais les paysans, quoique protestans, sont Lettes et Finnois, ce qui fournit une arme aux fauteurs des questions de nationalité. Dans les traités de cession de ces provinces, il avait été stipulé que leur culte, leurs droits et tous leurs privilèges seraient respectés comme sous l’autorité suédoise, et les tsars n’avaient pas violé ces engagemens. Les pays de la Baltique conservaient donc leur autonomie communale et provinciale, et aucun esprit de sécession ne s’y était manifesté. Les Allemands se rendaient compte de leur situation ; étant minorité dans le pays, ils ne pouvaient prétendre qu’ils occupaient une terre germanique, et qu’il fallait la réunir à la grande patrie. Une séparation d’avec la Russie serait mortelle à leur commerce, car leurs ports servent de débouchés aux provinces russes de l’intérieur. Enfin, comme représentans de la culture allemande, ils voyaient s’ouvrir devant eux dans le grand empire beaucoup de carrières lucratives. La Russie tirait aussi grand profit de l’esprit entreprenant et de la supériorité d’instruction de ces laborieuses populations. Les provinces baltiques servaient d’intermédiaires entre Germains et Russes, comme l’Alsace entre Allemands et Français. La barbare querelle des races n’était pas soulevée, comme l’explique très bien un écrivain de ces contrées, M. Jegòr von Siyers[4], les Livoniens mettaient l’humanité au-dessus de la nationalité, et, tout en restant Allemands, contribuaient consciencieusement au progrès de la Russie.

Telle était la situation quand le programme du panslavisme moscovite vint donner le signal du prosélytisme russophile, dont le mot d’ordre, dicté par MM. Katkof et Samarin, était que dans l’empire on ne doit tolérer désormais qu’un seul culte, l’orthodoxie grecque, et qu’une seule langue, le russe. La propagande moscovite se servit surtout de deux moyens : dans les villes, on imposa aux établissemens d’instruction publique l’étude de la langue russe[5]. On fit paraître des journaux en russe, et la censure redoubla de rigueur contre tout ce qui était signalé comme une manifestation de séparatisme. Dans les campagnes, on eut recours à un système plus agressif encore : on tira parti de la différence des nationalités en excitant les paysans esthoniens et Jettes contre les propriétaires allemands. Ces étrangers, disait-on, vivent des sueurs du peuple ; qu’ils reprennent le chemin de l’Allemagne, et qu’ils laissent la terre à ceux qui la cultivent et à qui ils l’ont jadis volée.

Les propriétaires avaient beau répondre que déjà, dans la diète provinciale de 1818, ils avaient affranchi tous les serfs sans indemnité aucune, tandis qu’ailleurs l’état et les serfs eux-mêmes avaient dû racheter les droits seigneuriaux, et que depuis lors la terre passe peu à peu aux mains des cultivateurs. Lorsque, comme en Ruthénie, en Galicie et en Irlande, le propriétaire est de race étrangère, il est facile de faire naître contre lui une opposition où viennent se confondre les sentimens les plus violens des classes inférieures : la haine du pauvre contre le riche, la passion du paysan pour la terre qu’il cultive, l’espoir d’en rester maître par quelque mesure d’expropriation, le sentiment national, l’hostilité contre des maîtres qui parlent une langue étrangère. Le plan des russophiles, que le gouvernement parait vouloir mettre à exécution, serait donc de faire naître ici une agitation agraire et d’en profiter pour faire passer peu à peu la terre de la main des Allemands dans celles des paysans lettes et esthoniens, qui ne présenteraient pas une sérieuse résistance à la russification. Pour les convertir du protestantisme à l’orthodoxie, il y a divers procédés. Parfois on essaie de les gagner par l’intérêt en leur promettant que le tsar leur avancera de l’argent pour racheter leurs champs aux étrangers. D’autres fois on les prend par la curiosité. Un pope arrive, les rassemble, leur adresse un sermon, officie en leur présence, et puis les déclare convertis. Comme il est interdit en Russie sous les peines les plus sévères d’abandonner la foi orthodoxe, ceux qui veulent continuer à pratiquer le luthéranisme sont persécutés avec la dernière rigueur, et de temps à autre l’Occident apprend avec stupeur les épisodes les plus lamentables. Le travail de russification, très habilement conçu, et déjà très avancé dans la Ruthénie, a fait aussi certains progrès dans les provinces baltiques ; seulement le parti panslave exalté trouve qu’on n’y apporte pas assez d’énergie et de suite, ce qui est vrai, le gouvernement reculant sans doute devant l’odieux des mesures qu’il faudrait employer pour arriver plus vite au but désiré.

Ainsi russifier par les moyens les plus expéditifs tous les habitans de l’empire, afin de n’avoir plus à craindre de résistances à l’intérieur, grouper tous les Slaves d’Occident sous le sceptre du tsar, occuper l’Asie et faire trembler l’Europe, tel est le programme des patriotes russes. Si le gouvernement russe est habile, disent-ils, il assurera aux Slaves la prépondérance à laquelle la Providence les a appelés en leur livrant un territoire deux fois aussi vaste que l’Europe ; mais, s’il laisse échapper l’occasion, la Russie sera rejetée au-delà du Dnieper, et les conquêtes de trois siècles seront perdues.

Ces ambitieuses visées, hautement et journellement développées dans la presse russophile[6], excitent nécessairement les appréhensions et les colères de l’Allemagne. La Russie a pu traiter la Pologne sans merci : qui donc l’aurait défendue ? Mais faire passer sous le joug slave les Germains de la Baltique ou de la Bohême soulèverait d’autres clameurs et rencontrerait d’autres résistances ; qu’on se rappelle l’affaire, des duchés de l’Elbe. Jusqu’à ce jour, la Prusse s’est tue ; elle avait besoin de la Russie, et les deux souverains s’entendent trop bien pour qu’un différend puisse s’élever entre eux à propos des provinces baltiques ; mais les persécutions moscovites, si elles continuent, ne manqueront pas d’éveiller les susceptibilités de la nation allemande, qui voudra délivrer ses frères de la Livonie et de la Courlande comme ceux du Slesvig et du Holstein. Des écrits dans le genre de celui que M. E. Kattner adressait naguère à la confédération du nord, Preussen’s Beruf im Osten, sommeront l’Allemagne de délivrer ses enfans opprimés. Jamais la race germanique ne permettra que la Bohême devienne un fief moscovite. Si donc les idées des panslaves russes, déjà triomphantes en Pologne et essayées le long de la Baltique, devaient être un jour complètement et ouvertement adoptées à Saint-Pétersbourg, la Russie marcherait vers un conflit avec la race germanique. Malgré les alliances dynastiques, la Prusse se lèverait, car l’empereur d’Allemagne ne pourrait, sous peine de déchéance, trahir les intérêts allemands. Déjà Frédéric II traçait d’un mot le rôle de la Prusse. Tandis que Joseph II s’alliait aveuglément avec Catherine pour démembrer la Turquie, Frédéric disait : Nous ne pouvons favoriser les desseins de la Russie ; le lendemain du jour où elle serait à Constantinople, elle entrerait à Kœnigsberg. — Dans la lutte contre l’ambition russe, l’Autriche et la Prusse auraient pour alliée sûre et déterminée l’Angleterre, car c’est en Pologne et sur les bords du Dnieper qu’elle se verrait obligée d’arrêter la marche des Russes vers l’Inde. J’admire la perspicacité du général Fadéef, qui, dès 1869, annonçait à son pays le danger dont le menaçait la triple alliance austro-prusso-anglaise. « Tant, disait-il, que dure la querelle entre la France et la Prusse, la Russie aura quelque liberté de mouvement ; mais, quand ce différend sera apaisé ou réglé les armes à la main, alors la Russie devra enlever d’assaut la moindre difficulté, car suivant toute probabilité elle aura devant elle la triple alliance anglo-austro-prussienne, bien plus dangereuse pour nous que celle de la France et de l’Angleterre. Les sentimens personnels du roi Guillaume y ont seuls mis obstacle jusqu’à présent. » En bon patriote qui ne veut pas tromper son pays, le général prend soin de l’avertir que la guerre aurait un tout autre caractère que celle de 1854. Ce ne serait point, dit-il, une attaque maritime sur un point isolé du territoire, ce serait une lutte formidable sur toute la frontière occidentale de l’empire, depuis le cercle polaire jusqu’aux rives de la Mer-Noire.

Le général Fadéef a raison : si jamais pareille guerre doit éclater, elle sera terrible, car ce sera la lutte de deux races puissantes qui se disputeront la suprématie de l’Europe centrale, et l’avenir de chacune d’elles se jouera sur les champs de bataille. On voudrait détourner les yeux de ces épouvantables prévisions de combats et de carnage. Les peuples n’ont aucun intérêt à s’entr’égorger ; ils n’ont qu’à gagner aux progrès de leurs voisins. Il suffit de respecter les droits de chacun pour que l’harmonie règne ; mais les Russes se laissent enivrer par la vision de l’empire universel. Comme les Slaves, qui sont au nombre de 100 millions, s’avancent jusqu’à Trieste et à Prague, jusque-là doit s’étendre leur empire. D’autre part, les Allemands, exaltés aussi par leurs récens succès, ne peuvent supporter l’idée de la prééminence des Slaves, et ils ne permettront pas qu’on opprime impunément des branches de la famille germanique ; voilà les élémens du conflit. Si les gouvernemens sont sages, il n’aura pas lieu, car tout fait une loi de l’éviter ; mais, hélas ! ce sont les souverains qui décident la guerre, et trop souvent ils y jettent les peuples sous prétexte d’obéir aux aspirations nationales. Il suffit d’un prince ambitieux et impatient à Berlin ou à Saint-Pétersbourg pour mettre aux prises 150 millions d’hommes. On peut croire encore qu’un semblable choc n’aura pas lieu ; il faut que l’Occident essaie de deviner quelle pourrait être l’issue de la lutte.


V

Cette guerre, encore une fois, ne ressemblerait en rien à celle de 1854. On peut le dire aujourd’hui, la guerre de Crimée a été entreprise sans but bien défini, conduite sans vigueur et terminée sans prévoyance. Bright et Cobden avaient raison : les motifs invoqués pour entamer les hostilités étaient insuffisans, à moins qu’on ne voulût considérer la Russie comme un danger permanent pour la civilisation occidentale, et alors il fallait l’attaquer sur toute la ligne et la rejeter au-delà du Dnieper. La guerre ne doit plus être un tournoi destiné uniquement à permettre à un souverain de couronner son effigie de lauriers. Le sang des peuples est trop précieux ; il ne faut le verser que pour une juste cause et à la condition qu’on atteigne le but qui a fait recourir aux armes. L’origine du différend était une querelle de moines pour les lieux saints ; c’est un pur intérêt dynastique qui détermina Napoléon III, Kinglake l’a démontré à l’évidence. D’abord on jette les troupes en proie aux fièvres de la Dobrutcha ; puis, après avoir sacrifié des milliards et des centaines de mille hommes, on finit par prendre un fort dans la Baltique et une forteresse en Crimée. Aussitôt on s’empresse de faire la paix en imposant seulement à la Russie la neutralisation de la Mer-Noire, qu’elle devait évidemment secouer à la première occasion, ce qu’elle n’a pas manqué de faire en effet l’an dernier. Comme résultat de cette guerre, il ne reste rien, sauf un monument dans Pall-Mall à Londres, et à Paris le nom d’un pont et d’un boulevard. La Russie, éclairée par les événemens sur les causes de sa faiblesse, a émancipé ses serfs et construit ses chemins de fer, et elle est aujourd’hui bien plus forte qu’en 1854. Si l’on pensait que l’intérêt de l’Europe commandait la guerre, il fallait la faire dans un but qui en valût la peine, c’est-à-dire pour mettre désormais à l’abri de l’ambition russe la Turquie et l’Autriche. Alors il fallait faire une guerre à fond, comme dit M. de Bismarck, marcher en avant avec l’Autriche, qui ne demandait pas mieux, pousser la Suède en Finlande en lui assurant la possession de cette province suédoise d’origine, soulever et reconstituer la grande Pologne sous un prince autrichien, indemniser l’Autriche de la perte de la Galicie au moyen des principautés danubiennes, et, quant à la Prusse, s’assurer au moins sa neutralité en lui donnant les provinces baltiques. De cette façon, le succès était assuré et un grand résultat obtenu. L’Europe n’avait plus à craindre la suprématie moscovite, les Slaves occidentaux conservaient leur indépendance, et la Russie était ramenée à sa véritable mission, qui est de porter la civilisation en Asie. Ce plan de campagne, esquissé un instant au printemps de 1855[7], serait certainement suivi aujourd’hui et exécuté avec toute l’énergie dont l’Allemagne peut disposer. Les Anglais et les Suédois s’avançant en Finlande, la Prusse poussant ses armées de Kœnigsberg sur Saint-Pétersbourg, et l’Autriche les siennes de Cracovie sur Moscou, la Russie aurait bien de la peine à se défendre. Depuis 1812, les conditions sont changées. Grâce aux chemins de fer, les armées se concentrent en quelques jours et pénètrent en quelques semaines jusqu’au cœur du pays envahi. En une campagne, tout est fini. D’ailleurs il ne faudrait point poursuivre les Russes jusqu’au fond de leurs immenses provinces ; il suffirait d’occuper la Finlande, les provinces baltiques, et de reconstituer la Pologne. Le général Fadéef voit clairement le danger. « Si nous ne ramenons pas à nous la Pologne, s’écrie-t-il, les Allemands la rétabliront contre nous ; c’est leur intérêt. » Leur évident intérêt en effet, car la Pologne indépendante leur servirait d’infranchissable boulevard. La garder pour eux-mêmes serait la folie d’une aveugle et inique ambition. Ce serait d’abord violer le principe des nationalités sans cesse invoqué par l’Allemagne ; puis, motif plus décisif, ne pouvant germaniser toutes les provinces polonaises, on les rejetterait dans les bras des Russes, comme en 1846, et le panslavisme reprendrait aussitôt une puissance bien plus redoutable que celle dont il a pu disposer jusqu’à ce jour, car il réunirait cette fois tous les Slaves au service d’une même cause, et il serait armé contre l’oppression teutone du plus saint des droits. Trop faible peut-être pour se défendre, la Pologne perdra qui voudra l’asservir, la Russie d’abord, ensuite l’Allemagne.

La Russie ne doit pas se faire illusion sur ses moyens de résistance. Deux choses essentielles lui font défaut : la liberté et les lumières, et elle ne voit peut-être pas même la faiblesse qui en résulte. Le despotisme est exposé à de terribles mécomptes. Les aveux de Napoléon III et de ses ministres nous en apportent chaque jour des preuves effroyables. Voyez par exemple l’écrit du comte Palikao. On se croyait admirablement préparé, et tout manquait, même dans les arsenaux comme Strasbourg. Le gouvernement russe paie pour avoir le meilleur matériel de guerre. L’obtient-il, et serait-il prêt là où il devrait l’être ? Nul ne peut le dire. On raconte à ce sujet plus d’une anecdote en Russie. Ainsi récemment, affirme-t-on, l’empereur visitait ses régimens pour s’assurer que tous étaient armés du fusil transformé. Plusieurs en manquaient, mais immédiatement après la revue on expédiait, par chemin de fer, les nouveaux fusils à ceux qui en étaient encore dépourvus. Le fait fût-il faux, il est cru possible, et cela peint la situation. Sans le contrôle de la presse et de l’opinion libres, la vénalité et le désordre, ignorés ou tolérés, désorganisent tout. Les populations russes ont les qualités les plus solides, mais elles manquent complètement d’instruction, et même les hautes études sont peu cultivées[8]. Or des hommes tout à fait ignorans ne forment pas un bon élément pour les armées modernes. Étant aussi inertes que les serfs du moyen âge, ils résisteraient mal à l’invasion et même à la domination de l’étranger. Des classes moyennes peu instruites ne peuvent fournir le corps d’officiers qu’exige la stratégie actuelle. Une nation où la vie intellectuelle est limitée aux sphères les plus élevées, et dont toute la force est concentrée aux mains de l’état, est incapable de résister à un pays où tous les citoyens, animés d’une passion individuelle et poussés par la vue claire de leur intérêt, se précipitent à l’appel de la patrie. Une ou deux grandes batailles pourraient décider du sort de l’empire des tsars. Les Slaves, qui ne sont pas même unis, ne semblent pas encore assez forts pour affronter l’alliance des tribus germaniques et Scandinaves.

Le soir du 1er septembre de l’an passé, au moment où le drapeau blanc apparut sur les murs de Sedan, un général américain et le correspondant d’un journal anglais s’approchèrent de M. de Bismarck pour le féliciter du succès de la journée. Ils avaient soif : on leur apporta de la bière, et avec la boisson d’Odin et des Valkyries ils burent à l’alliance indissoluble des trois grandes branches de la famille germanique. Est-ce un pronostic de l’avenir, et les alliances seront-elles désormais dictées par l’identité de la race ? Ce qui est certain en tout cas, et les Russes prévoyans le disent tout haut, c’est que, si la Russie continue à marcher en avant sous le drapeau du panslavisme persécuteur et conquérant, elle concentrera devant elle la résistance acharnée du monde germanique conduit à l’assaut par la Prusse et l’Angleterre.

Quelles sont les forces réelles dont dispose la Russie pour résister à une pareille coalition ? Après la guerre de Crimée, elle n’a songé qu’à se refaire en introduisant une stricte économie dans son établissement militaire et en réduisant l’effectif. Il s’agissait avant tout de constituer une nation qui pût déployer plus de ressort qu’en 1854. C’est dans ce dessein que le servage a été aboli. En même temps un immense réseau de chemins de fer a été construit, surtout dans des vues stratégiques, et afin que les armées ne se fondent plus en traversant les steppes. Peu à peu l’esprit national s’est réveillé. Les Russes sont sortis de l’abattement où les avait plongés leur impuissance si inattendue de 1854. Ce n’est plus l’empereur aujourd’hui qui rêve, dans le mystère du cabinet, aux grandes destinées de la « sainte Russie ; » c’est la nation elle-même qui en veut l’accomplissement. Depuis l’insurrection polonaise de 1863, l’idée moscovite est entrée, armée en guerre, dans la politique pratique, et le gouvernement n’a pas cessé un moment d’augmenter et d’améliorer ses forces militaires.

On varie sur l’effectif dont la Russie pourrait disposer maintenant. Il y a deux ans, le ministre de la guerre d’Autriche, qui a le plus grand intérêt à être bien informé, donnait les chiffres suivans dans un document parlementaire : armée active, y compris celle du Caucase, 827,350 hommes ; troupes locales, 410,427 ; irréguliers, 229,223 ; total, 1,467,000. Il est vrai que le baron von Kuhn, qui demandait des fonds pour son budget, devait être porté à grossir le relevé des forces étrangères. Un écrivain anglais de la Revue d’Edimburg, qui paraît avoir obtenu des renseignemens très précis, ne porte le total de l’armée russe active qu’à 688,000 hommes ainsi répartis : infanterie de ligne, 492,000 ; fusiliers, 20,000 ; cavalerie, 33,000 ; artillerie, 28,000 ; génie, 11,500 ; et le reste irréguliers et armée du Caucase. Le nombre des canons de campagne serait de 1,304. En y ajoutant les réserves, les états-majors, le commissariat, on arriverait à un grand total d’environ 1,200,000 hommes, ce qui permettrait de jeter à bref délai sur le territoire ennemi une armée de 400,000 combattans. Cette force serait peut-être suffisante pour attaquer l’Autriche seule ; elle ne pourrait tenir tête aux forces combinées de l’Autriche et de l’Allemagne. Les militaires russes ne l’ignorent pas, et ils cherchent le moyen de porter leur effectif au niveau voulu sans ruiner les finances de l’empire, déjà très embarrassées. D’après leur calcul, rien que pour garder les provinces exposées aux coups de l’ennemi, il faudrait trente-quatre divisions ou 400,000 hommes, et en outre une armée active de 900,000 combattans sans compter les dépôts. Sur le papier, l’empire dispose déjà de forces supérieures ; mais il s’agit d’avoir de bons soldats, bien équipés et bien exercés, et non des contingens constituant une foule armée. Pour obtenir cette force, considérée comme indispensable à la sécurité de la Russie, deux systèmes étaient en présence : celui du général Fadéef, qui voulait tirer parti de l’opoltschenie ou milice, qui existe déjà et dont on ferait de bonnes réserves pour la défense, et celui du général Miliutine, ministre de la guerre, qui voulait tout simplement adopter en bloc l’organisation prussienne. C’est, comme on le sait, le général Miliutine qui l’a emporté, et le tsar a décrété le service obligatoire pour tous, sans remplacement et sans autre titre d’exemption que l’incapacité démontrée. C’est une mesure que tous les états devront adopter. Si on l’applique sérieusement en Russie, elle y amènera toute une révolution, car l’ancien serf étant appelé à servir à côté de son seigneur ne tardera pas à devenir un citoyen. La durée du service est fixée à douze ans avec trois ou quatre ans de présence, mais « aucun homme ne sera renvoyé dans ses foyers, » son instruction fût-elle complète, avant de savoir lire et écrire. On estime que, lorsque le nouveau régime aura porté ses fruits, il produira 3 millions de combattans.

Seulement, on le voit, tout est à réorganiser, et en Russie les résultats sont toujours infiniment au-dessous de ce qu’on espère, parce que l’argent fait défaut, et qu’il est dévoré en concussions de toute espèce. C’est ainsi que le capitaine Brackenburg affirme, dans son livre récent sur les armées européennes, que les troupes russes sont loin d’avoir toutes le nouveau fusil. On avait pris d’abord le système Carl, puis le système Berdan. Le ministre de la guerre, comte Miliutine, et le grand-duc héritier, défendaient avec acharnement, le premier un fusil américain, l’autre un fusil russe. Les bureaux annonçaient qu’on transformait par jour des milliers d’armes ; mais, on ne sait par quel maléfice, elles n’arrivaient pas aux mains des troupes. Mêmes tâtonnemens, même insuffisance pour l’artillerie, dont le capitaine Brackenburg fait connaître l’armement très en détail. D’après les observateurs les plus compétens, l’infanterie a fait beaucoup de progrès. Les hommes ne sont plus comme autrefois de simples machines. Ils se sont initiés à la tactique nouvelle ; ils sont mieux nourris, plus contens, et « l’idée nationale » commence à faire battre leurs cœurs. Ils marchent admirablement, et on leur impose les plus durs exercices. Les officiers des armes spéciales sont très instruits ; mais ceux de la ligne sont tout à fait au-dessous de ce qu’exige l’art militaire actuel. On se plaint qu’ils manquent de discipline ; on affirme que les idées ultra-démocratiques les envahissent. Les sous-officiers sont à peine supérieurs en intelligence aux simples soldats. Sauf les cosaques, excellens comme éclaireurs, la cavalerie ne peut se comparer à celle de l’Allemagne et de l’Autriche ; elle serait incapable de remplir la mission de rideau d’avant-garde à laquelle la stratégie moderne semble la destiner.

Ce qui est le plus avancé, c’est la construction des places fortes et celle du réseau stratégique des chemins de fer. Kertch et Kief au sud, Sweaborg et Cronstadt au nord, sont bien fortifiés. En Pologne on a élevé un véritable quadrilatère formé des forteresses de Varsovie, Zamosc, Ivangorod, Brzesc-Rilewski et Modlin. Dès 1852, le baron Haxthausen, qui connaissait si bien la Russie, était épouvanté en voyant ce bastion de la Pologne, si fortement armé, s’avancer jusqu’au cœur des. pays germaniques. Depuis lors, sous la direction de Todleben, on fait les travaux les mieux entendus pour transformer quelques-unes des places polonaises en réduits complètement imprenables. Modlin, situé au confluent du Bug et de la Vistule, sans population civile à nourrir et à ménager, est le modèle du genre. « Immense, silencieuse et sombre, dit M. Brackenburg, destinée à l’attaque et à la défense, Modlin est bien l’image du gigantesque et menaçant empire du nord qui couve l’Europe du regard, attendant son heure. » Le réseau stratégique des voies ferrées est formé d’abord de quatre lignes dirigées du nord au sud, afin de permettre la concentration en arrière du point d’attaque ou la défense des deux côtes de la Baltique et de la Mer-Noire, ensuite de quatre lignes tracées de l’est vers l’ouest, afin de permettre aux armées de se porter rapidement en Prusse, en Autriche ou dans les principautés. Le réseau entier, déjà dessiné, n’est pas achevé. En résumé, on peut dire que la Russie n’est pas encore prête à l’action. La réorganisation à la prussienne est à peine commencée ; l’armement est incomplet, le réseau ferré n’est pas terminé, et le budget se solde chaque année par un déficit. Le parti ultra-moscovite se montre trop pressé au gré du gouvernement. C’est, dirait-on, une imprudence ; c’est peut-être aussi le moyen de rallier tous les Slaves sous un drapeau commun.

Si cette lutte formidable devait éclater un jour, que ferait, que devrait faire la France ? Depuis longtemps l’alliance russe a été une tentation pour la France, et à l’avenir elle le sera plus que jamais. Napoléon Ier l’a adoptée un moment, puis rejetée, Charles X s’y engageait vers la fin de son règne et Napoléon III dérivait par momens de ce côté. La raison en est simple. Ni l’Angleterre, ni l’Autriche, ni même la Prusse ne peuvent rien céder à la Russie ; il y va de leur existence comme grandes puissances. La France au contraire peut croire qu’elle ferait un bon marché en accordant le Danube et même les Dardanelles en échange du Rhin et de l’Escaut. Le Rhin est si près, et le Bosphore est si loin ! Il est incontestable que Napoléon III, se donnant pour mission la revanche de Waterloo et le retour aux frontières léguées par la république et perdues par l’empire, s’est trompé d’allié. Avec leurs trames sournoises et leurs complots avortés qu’ils essaient en vain de pallier aujourd’hui par le mensonge, Napoléon III, conspirateur sur le trône, et ses diplomates, agens naïfs d’une politique à la fois perfide et inepte, tous se sont laissé jouer par Cavour et Bismarck, qui eux se mettaient hardiment à la tête du mouvement national unitaire de leur pays respectif. La petite politique compte sur les dispositions personnelles, sur des promesses, sur des marchés ; elle agit dans l’ombre, et c’est toujours un jeu de trompeurs et de dupes. La grande politique table sur l’accord des intérêts des peuples et sur la force des idées qui règnent à un moment donné. Elle peut se faire au grand jour, et n’occasionne pas de déceptions à celui qui a vu clair. Nous ne savons encore de quelles vagues espérances M. de Bismarck a amusé Napoléon III, mais il fallait être aveugle pour s’y laisser prendre. Point n’était besoin de la réponse de la chancellerie de Berlin au dernier livre de M. Benedetti pour démontrer que la Prusse n’aurait jamais cédé, sans y être obligée par la force, ni le Palatinat, ni la Belgique, ni même la Saar. Le roi Guillaume ne pouvait accorder, volontairement du moins, un pouce du territoire allemand, sans abdiquer toute chance à l’hégémonie, et concéder les provinces belges, c’était du même coup livrer Cologne devenue intenable, et la route de Berlin en arrière des forteresses du Rhin, Mayence et Coblence. Si Napoléon eût agi et occupé, peut-être l’Allemagne se fût-elle résignée au fait accompli, après quelques revers. Mais attendre de la bienveillance de M. de Bismarck les concessions dont M. Benedetti traçait naïvement le plan, c’était en vérité un aveuglement dont l’histoire diplomatique offre peu d’exemples. Pour faire des conquêtes, Napoléon III s’est allié précisément à l’état qui pouvait le moins les lui permettre. L’alliance russe eût été certes plus indiquée ; mais que d’obstacles elle eût cependant présentés ! Il aurait fallu oublier à la fois l’intérêt de la civilisation occidentale, la Pologne et la Hongrie, nécessairement sacrifiées, toutes les traditions libérales de la France ; chose plus grave encore, c’eût été la rupture avec l’Angleterre. Sur le continent, il n’est plus que deux intérêts pour lesquels les Anglais feraient la guerre : la Turquie et la Belgique. Or une alliance offensive de la Russie et de la France mettrait évidemment ces deux intérêts en péril. Il est clair qu’aucun gouvernement français n’entrera à la légère dans une voie qui aboutirait à une lutte avec le pays qui a été le berceau et qui est encore le foyer des idées de liberté dans le monde.

Je n’ai pas hésité à examiner ces redoutables éventualités, parce que je suis convaincu qu’il est nécessaire de regarder en face ce qui est et ce qui est possible, le présent et l’avenir. La France a été jetée inopinément dans la guerre de 1870, parce qu’elle n’a pas su voir et dire nettement ce qu’elle voulait et ce qu’elle ne voulait pas. C’est de loin qu’un pays doit décider la conduite qu’il tiendra dans telle ou telle circonstance. Rien n’est plus dangereux que de se laisser entraîner par un courant qui peu à peu devient irrésistible. C’est surtout en fait de politique étrangère qu’il faut toujours savoir très nettement où l’on va et jusqu’où l’on veut aller.

Si les gouvernemens ne consultaient que l’intérêt des peuples, aucun conflit ne s’élèverait entre la Russie et l’Allemagne. Les Allemands n’ont rien à gagner à opprimer les Slaves, pas plus que les Russes à persécuter les Polonais et les Allemands qui habitent certaines de leurs provinces. On ne peut que regretter, surtout au point de vue de la Russie, l’influence que semblent y prendre les idées du panslavisme agressif et conquérant. La Russie possède un territoire déjà trop vaste pour le ressort économique dont elle dispose. Au lieu de s’épuiser pour l’agrandir encore, qu’elle s’applique plutôt à le peupler et à le mettre en valeur. L’exemple des États-Unis devrait lui ouvrir les yeux. Les Américains supportent sans peine un budget deux fois plus considérable que le sien, et ils remboursent leurs dettes, tandis que la Russie en contracte chaque année de nouvelles pour faire face aux dépenses improductives de l’armée qui l’épuisent.

La Russie est appelée, par sa position, à porter la civilisation dans toute l’Asie centrale. C’est une grande et belle mission, mais pour la remplir elle devrait d’abord élever le niveau intellectuel de ses propres populations. La race slave peut espérer un grand avenir. Jusqu’à présent elle n’a pu donner sa mesure, parce qu’elle a presque toujours été asservie ; mais on ne peut lui dénier une intelligence très vive, très fine, et cette puissance de multiplication qui en a fait la plus nombreuse des races aryennes. En Bohême au moyen âge, en Serbie aujourd’hui, elle a montré qu’elle était capable. d’établir la liberté. Malheureusement en Russie, peut-être par quelque mystérieuse influence du sang touranien, les populations semblent s’accommoder d’un despotisme purement asiatique, dont l’extension en Europe serait un malheur pour l’humanité tout entière. Le plus pressé pour les Russes est donc de s’élever à un état de culture intellectuelle qui leur permette de tirer parti des sources de richesse que leur territoire renferme, et de prendre une part effective à la direction de leurs destinées politiques. L’ambition de la Russie n’est pas en rapport avec les ressources dont elle dispose aujourd’hui, et il serait d’ailleurs profondément regrettable que les Slaves occidentaux, Tchèques, Polonais et Serbes, vinssent à tomber sous le joug des Russes, beaucoup moins avancés qu’eux. Le principe des nationalités est légitime quand il est invoqué par des populations qui réclament une autonomie à laquelle leur maturité intellectuelle et politique leur donne droit ; mais on ne peut que le maudire quand on en fait une arme d’oppression, comme dans la Ruthénie et en Livonie, ou un moyen d’édifier un puissant empire, conquérant et despotique, comme le rêvent les patriotes de Moscou. Un Russe, M. Tourguenef, a écrit à ce sujet une phrase qui est la condamnation de toutes ces aspirations de grandeur nationale établie par la force des armes : « Le mot civilisation est seul pur, sacré et partout respectable, tandis que ces autres mots, nationalité, gloire, puissance, sentent le sang qu’ils font couler. »


ÉMILE DE LAVELEYE

  1. Il a paru le 4 décembre 1869 avec la permission de la censure. L’ouvrage du général Fadéef sur les Forces militaires de la Russie est formé d’articles publiées dans le Russki Westnik (le Messager russe) de MM. Katkof et Léontief.
  2. Voyez la Revue du 1er août 1868.
  3. La lettre « d’un Slave » à l’empereur Alexandre II, récemment publiée à Bruxelles et écrite par quelqu’un qui connaît bien la Russie et la Pologne, proche la réconciliation entre les deux pays, afin de résister à l’envahissement germanique. Cette idée semble gagner du terrain à Saint-Pétersbourg, où elle est appuyée par des hommes de grande autorité, à la tête desquels se sont placés le général Fadéef et le prince Bariatinski, le vainqueur du Caucase.
  4. Humanität und Nationalität, eine livländische Sœcularschrift zum Andenken Herder’s, von Jegòr von Sivers. La question de la Baltique est constamment l’objet d’un grand nombre de publications en Allemagne.
  5. Les journaux de Berlin constataient récemment que les mesures destinées à la « russification » des Allemands dans les provinces russes de la Baltique deviennent plus sévères que jamais, et sont exécutées avec une grande cruauté. Voici quelques faits. À Riga, où les Russes forment une petite minorité de la population, le gouvernement vient d’ouvrir un séminaire avec l’intention avouée de propager la langue et la religion russes parmi les habitans allemands qui sont protestans. Un général russe a été nommé directeur de cet établissement, et il a prononcé. un discours d’ouverture où il a déclaré que « nul ne peut être un bon chrétien, à moins d’être ou de devenir Russe. » Le général ajouta qu’Alexandre Ieravait délivré la Russie des français, Alexandre II des Polonais, et qu’Alexandre III la délivrerait des Allemands. Le directeur du collège allemand dans la même ville a reçu l’ordre d’introduire la langue russe dans son établissement sous peine d’une destitution immédiate, et d’écrire dorénavant tous ses rapports en russe ! Le directeur a répliqué que ni lui ni les professeurs du collège ne comprenaient la russe, ce à quoi le général a répondu : « Alors il faut qu’ils l’apprennent. »
  6. Ces idées ne sont pas exprimées seulement dans des livres et des brochures : elles font le thème habituel des journaux. Récemment encore le principal journal de Kief, le Parowog, les développait avec complaisance.
  7. En novembre 1854, un traité était conclu avec la Suède, qui devait prendre l’offensive en Finlande au printemps 1855. L’Angleterre s’était refusée à trancher la question d’Orient au moyen de la question polonaise. L’Autriche, faiblement appuyée, n’avait agi que par sa neutralité armée. Néanmoins la guerre allait changer de caractère quand le roi de Prusse, qui voyait le danger, détermina Nicolas à subir la paix.
  8. D’après les Archives de statistique militaire, qui sont publiées à Saint-Pétersbourg par les meilleurs officiers de l’état-major, la fréquentation des écoles en Russie a lieu dans les proportions suivantes. Dans les trente-cinq provinces russes proprement dites, où fonctionnent les états provinciaux, — qui font beaucoup pour l’enseignement, — 1 élève sur 168 habitans fréquente l’école. Dans les trois provinces où il n’y a pas encore d’états provinciaux, on trouve 1 élève sur 471 habitans. Dans les six provinces nord-ouest du district de Vilna, il y a 1 écolier sur 186 habitans. Dans les trois provinces sud-ouest (Kief, Podolie, Volhynie), on compte 1 écolier par 532 habitans ; dans les provinces de la Vistule (royaume de Pologne), 1 sur 31 habitans ; dans les provinces de la Baltique, 1 sur 19 habitans, et en Sibérie 1 écolier sur 664 habitans. — L’enseignement supérieur n’est pas plus florissant. On ne parvient point à remplir convenablement les chaires universitaires, et beaucoup d’entre elles restent vacantes. Naguère encore à Kasan la botanique, la philosophie et la littérature latine ne trouvaient point de professeurs. A Charkov, sur quatorze chaires de professeurs extraordinaires, une seule était occupée. A Kief, les chaires créées par le règlement de 1863 sont presque toutes restées vacantes ; en 1867-1868 la faculté de philosophie ne comptait que deux membres. A Odessa, le vide était encore plus grand. Les douze chaires les plus importantes n’avaient point de titulaires. Le gouvernement accorde cependant une dotation assez convenable au haut enseignement.