La Nouvelle Revue Française/Année 1909, No 1

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La Nouvelle Revue Française
La Nouvelle Revue FrançaiseAnnée 1909, No 1 (p. 3-110).



LA NOUVELLE


Revue Française


SOMMAIRE :

Jean Schlumberger : Considérations.

Lucien Jean : L’enfant Prodigue.

Jean Croué se: Rivages.

Michel Arnauld : L’Image de la Grèce.

André Gide : La Porte Etroite (1re partie)

TEXTES.

NOTES :

L’Exposition Georges Seurat (Émile Verhaeren) — Aquarelles et dessins de Bonnard, Cézanne, Cross etc.
Les Pastorales par Mme  Marie Dauguet. — Contre Mallarmé. — Francis Jammes et le sentiment de la Nature, par Edmond Pilon. — La vie unanime, par Jules Romains. — Poêmes par un riche Amateur.
Le cinquième acte du Foyer. — Le Poulailler, par M. Tristan Bernard.

NOTULES.


78, RUE D’ASSAS, 78
PARIS
Dépositaire général : E. DRUET, 108, Faubourg Saint Honoré.
LA NOUVELLE
REVUE FRANÇAISE


REVUE MENSUELLE
DE LITTÉRATURE ET DE CRITIQUE.




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LA NOUVELLE

REVUE FRANÇAISE

LA NOUVELLE
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REVUE MENSUELLE
DE LITTÉRATURE ET DE CRITIQUE




PARIS
78, rue d’assas, 78
1909

CONSIDÉRATIONS.

Il y a, en art, des problèmes de circonstance et des problèmes essentiels. Les premiers se renouvellent tous les quinze ans, tous les trente ans ou tous les demi-siècles, selon qu'ils sont affaire de mode, de goût ou de mœurs. Plus ils sont éphémères et plus ils absorbent l'attention. Quant aux problèmes essentiels, ils ne sont jamais à l'ordre du jour. Chaque artiste les affronte, seul, dans les moments les plus décisifs de sa vie. Parfois il les formule ; le plus souvent il ne se les pose pas précisément. Mais il connaît l'inquiétude de l'isolement ; il doute de la vitalité de son oeuvre ; il interroge anxieusement les anciens et les maîtres, ce qui est remonter aux principes mêmes, aux matrices premières de toute création artistique.

Ce sont les problèmes du moment qui créent les groupements littéraires. Des individus s'y rapprochent à qui une certaine manière est commune, qui ont même public et mêmes ennemis : ligues offensives et défensives et, si les humeurs s'accordent, camaraderies. Mais ce n'est qu'avec les problèmes vitaux que commencent les amitiés littéraires : unité d'inspiration, sous les réalisations les plus divergentes, unité non de goûts, mais de méthode, non de genres, mais de style. Les camaraderies ne survivent pas au désaccord, s'il porte sur une œuvre du jour ou sur une question d'opportunisme. Au contraire ce n'est qu'à l'égard des œuvres significatives — et le plus souvent de celles du passé — que les amitiés sont intransigeantes. Les préférences restent libres, mais point la qualité de l'admiration, non plus qu'un certain sentiment, si l'on peut ainsi dire, de dépendance filiale.

La forte unité d'un groupe n'est faite que de la restriction des libertés individuelles. Ce que la politesse apporte de liant aux relations sociales, la subordination des caprices personnels l'apporte aux œuvres d'art. Il n'y a que records effrénés et que guerre intestine, là où l'exaltation de l'artiste ne connaît d'autre règle que son propre plaisir. On rencontre, il est vrai, des chefs-d'œuvre nés du désordre, et il peut arriver au génie de braver toute discipline impunément. Mais ce ne sont là que de magnifiques accidents d'où l'on ne saurait rien conclure contre la nécessité de la contrainte, pas plus que le succès d'un homme qui n'eut pour maître que ses passions et le hasard, ne donne droit de condamner toute forme d'éducation.

Tout le dix-neuvième siècle a retenti de clameurs en faveur de la liberté. Le mot favorisa toutes les confusions. Il fut la devise de ceux que gênaient d'absurdes restrictions légales, comme de ceux qui se sentaient à l'étroit dans les vieilles disciplines esthétiques ; et ces légitimes protestations contre des contraintes surannées se mêlèrent aux révoltes des improvisateurs et des esprits brouillons contre toute contrainte, quelle qu'elle soit.

Récemment encore, la querelle du vers libre prouva toute la gravité du malentendu. Les adversaires des nouvelles formes poétiques ne virent pas que la destruction des anciennes règles pouvait être rachetée par un renouveau d'exigences harmoniques, rythmiques ou de composition. Et les novateurs eux-mêmes ne se rendirent pas toujours compte que ce n'est point pour libérer les poètes qu'il importait de briser la gêne de l'alexandrin, mais bien pour les asservir davantage, une certaine habileté, toute de recettes, se répandant de plus en plus et permettant au premier venu de vaincre trop facilement les obstacles prosodiques. Que les barrières soient conventionnelles, qu'importe ? pourvu qu'enfermant l'artiste, elles l'empêchent d'aller ramasser ça et là un facile butin, et que le forçant à chercher sur place et à s'aventurer en profondeur, elles le contraignent à atteindre de précieux filons. Seulement les veines les plus riches s'épuisent. Il faut en découvrir ailleurs de nouvelles.

Par réaction contre des œuvres de pure virtuosité, la tendance serait aujourd'hui de voir, dans une certaine maladresse technique, la marque de la force et d'une inspiration impérieuse. On veut ne rien attendre que du don et, pour un peu, l'on déclarerait l'ébauche supérieure à l'œuvre, parce qu'aucun élément réfléchi n'y semble venir troubler le langage ingénu d'un tempérament. Comme si justement la maîtrise ne se mesurait pas à ce qu'une œuvre peut, sans dessèchement ni surcharge, impliquer d'invisible habileté.

L'effort ne remplace pas le don, mais il l'exploite. Il n'éteint pas la spontanéité, mais la relègue, si l'on peut dire, à la surface de l'œuvre.


Que la contrainte conduise à l'extrême limpidité, ou à la condensation la plus forte, ou simplement à la parfaite mesure, elle enlève toujours à une œuvre ses moyens de séduction les plus populaires. L'absence de bavures, de redites et d'agréments superflus déconcertera toujours des esprits plus avides de flatterie que de vérité, de distraction que d'aventure, de confort que de volupté. Les indiscrétions intéressent le public plus que les confidences et il est plus sensible au déshabillé qu'au nu. Dès lors la maîtrise d'un art qui ne dit que ce qu'il veut le dépayse ; la décente impudeur du style, ne le troublant plus, le révolte. Et si, parmi les œuvres courantes, il supporte une œuvre parfaite, c'est à son insu, ou par superstition, ou parce qu'une certaine sobriété peut lui paraître de la modestie.


Et comme la contrainte rend l'art étranger au public, elle l'isole de l'actualité. Toute la matière qui revient de droit au journal est trop fraîche, trop instable, pour être immédiatement plastique. Elle est toute gonflée d'intérêts personnels qu'il faut que d'abord elle dégorge.

Par souci de noblesse, certains artistes ont pensé ne pouvoir creuser trop profond le fossé qui sépare leur art de la vie quotidienne : attitude respectable, mais qui risque d'aboutir à des œuvres étiolées, pauvres de sang et qui, au lieu de dominer la vie, la boudent. — Un tel pessimisme est simpliste. Rien dans la vie n'est négligeable. Les artistes ne sont point d'innocents et nomades jongleurs. Tout ce qui constitue la vie publique les requiert, et leur fantaisie, même frivole, n'est jamais trop nourrie. Mais les événements journaliers ne leur offrent point une facile récolte : fruits pierreux, bien plutôt, qu'il faut écraser sous les meules, et moisson de tiges brutes dont on ne peut utiliser les fibres que rouies et broyées.

La tâche demeure celle que formulait déjà parfaitement du Bellay : défense et illustration de la langue française —, à condition toutefois de prêter à chacun de ces mots sa signification la plus étendue.


La langue, ce n'est pas seulement le langage, c'est la culture. Et si l'on y ajoute française, ce n'est point en un sens restrictif ni exclusiviste, mais simplement parce que notre responsabilité se borne à ce qui se passe chez nous.


Défense n'a pas davantage le sens négatif de réaction rétrograde. — S'il faut se réjouir d'un élan toujours plus marqué vers nos dix-septième et dix-huitième siècles, ce n'est qu'après réserves faites. Ce mouvement n'est, chez un trop grand nombre, qu'une marque de vertige et d'effroi. Que les uns renient par système toute notre littérature romantique, ou que les autres, par ignorance, négligent tout ce que la fin du dix-neuvième siècle nous a laissé de fort et d'exquis, chez tous c'est l'anxiété de se sentir perdus, séparés par un gouffre vide, des sûres gloires de la culture française.

Mais pour quiconque a le sentiment d'avancer sur le ferme terrain d'une littérature continûment développée, défense ne peut signifier que réaction physiologique, réponse, riposte d'un organisme vivant à toutes les influences bonnes ou mauvaises. Ce n'est pas la manifestation d'un art anémié qui craint de succomber à l'invasion étrangère et à l'anarchie intérieure. Les plus fortes époques sont celles qui réagissent le plus vigoureusement, tout en étant les plus avides d'assimilation ; et la littérature du grand siècle, qui emprunta si hardiment des Latins et des Espagnols, n'a pas cru que sa santé la dispensât des virulentes défenses d'un Boileau.


Enfin illustrer prétend moins ici au sens de rendre illustre qu'à celui de rendre évident. Le génie seul fait la gloire et il n'apparaît qu'à son heure. Mais il appartient à chacun de l'expliquer, de l'étayer, de l'entourer d'une atmosphère d'admiration et d'intelligence.


Jean Schlumberger.
L'ENFANT PRODIGUE

Ce n'était pas un mauvais diable, mais il avait un défaut : il croyait que l'univers, et spécialement ses proches, était créé pour son agrément. Tant que l'on s'employait à le satisfaire, il était aimable et même obligeant ; sa belle humeur s'évanouissait dès que l'on faisait mine de s'occuper à autre chose. Il était comme ces journées d'automne où le soleil brille et que tout à coup le vent trouble, défigure et assombrit en roulant des nuages. On l'avait aidé à développer en soi cette humeur. Il faut dire, pour commencer, que cela se passait dans un village si joli qu'il avait l'air d'être poussé tout naturellement sur la colline, comme une plante. Le Père et la Mère étaient des bonnes gens, un peu trop fiers d'avoir un fils plus affiné qu'eux, propret, éveillé, montrant dès cinq ans des dispositions de toutes sortes. Ils l'appelaient “l'Enfant,” comme s'il n'y eût eu qu'un enfant dans le village, alors qu'il y en avait un autre déjà chez eux. Et celui-là, on l'appelait “Frère”, montrant ainsi quelle était sa fonction essentielle.

Vers dix ans, l'Enfant résumait ainsi sa connaissance du monde :

— Le village est un endroit agréable que je connais parfaitement.

— Mes parents sont parmi les plus riches du village.

— Il y a deux sortes de gens : ceux qui sont bons et que j'aime, et les égoïstes qui ne s'occupent jamais de moi.

— Mon père est bon, mais il est plus rude que ma mère et son caractère est irrégulier. Ma mère est toujours contente de moi.

— Mon frère est sournois. Je l'aime tout de même parce que je suis bon, et Mère sait bien que c'est toujours lui qui a tort.

— Je suis le premier à l'école. Il n'y a qu'un premier, et c'est moi. Je serai toujours le premier.


Mais en grandissant l'enfant devint malheureux. On se rappelle cette histoire d'une princesse qui vient coucher dans un château. Elle a la plus belle chambre, et un lit en bois de rose, et douze matelas de laine fine et de plume de cygne. Et voici qu'au matin elle se montre toute moulue et fatiguée, se plaignant que son lit fût trop mauvais pour y dormir. On en découvre la raison : c'est un pois sec qui se trouvait sous le dernier matelas. A quoi, dit le conteur, on reconnut bien qu'elle était vraiment princesse. C'est en effet une chose admirable et rare que cette douceur de peau, mais c'est un grand malheur lorsque l'on n'est pas prince. Il y a bien des pois secs dans la vie, et il n'y a même pas toujours douze matelas par-dessus.

L'Enfant avait encore la manie d'arranger l'avenir à sa façon, et lorsque les choses s'arrangeaient d'elles-mêmes autrement qu'il ne l'avait prévu, il trouvait encore là une source d'ennui et de mélancolie. Voici une aventure comme il lui en arrivait beaucoup :

Il est le premier et il a la croix. Bon. Il prépare sa journée : félicitations, joie des parents, triomphe modeste. Dimanche matin il ira chez la tante Catherine, comme tous les dimanches. La tante est une femme revêche qui le regarde par-dessus ses lunettes et le toise, et semble toujours lui dire : “Tu sais, tu n'es pas plus haut que ça...” Mais cette fois-ci, ah ! mais... Il entrera dans la salle et s'arrêtera près de la porte. Sa croix a un beau ruban rouge ; la tante dira : “Mais tu as la croix !” et elle lui donnera deux sous. Surtout il sent qu'il sera enfin quelqu'un aux yeux de la vieille.

Vient le matin. L'Enfant entre : déception, la tante n'est pas dans la salle. Il va au jardin ; elle y est, elle mange un morceau de pain avec des prunes. Il s'avance, elle ne dit rien. Son cœur se gonfle ; enfin il se décide :

— Bonjour, tante.

— Bonjour, dit-elle.

Il faut pourtant en sortir.

— Tu vois, dit-il, j'ai la croix.

— Ah, répond-elle, tu as la croix. Moi aussi, je l'avais tout le temps, à l'école. Ça ne m'a pas empêchée d'avoir un mari ivrogne, et maintenant des douleurs plein les jambes. Enfin, ça ne fait rien. Tu l'as, garde-la.

Et elle lui donne cinq sous. C'est beaucoup, mais quel effet manqué ! Il s'en va et traine toute la journée sa mauvaise humeur.


Dès qu'il eut sept poils de barbe, il comprit que le village était insuffisant pour lui. Ses parents combattaient cette idée par principe, mais ils étaient au fond de son avis. Aussi quand il eut vingt ans, nanti d'un bien qu'il tenait de son aïeule, il partit pour la ville. Il constata avec tristesse que son départ ne semblait pas bouleverser le pays.

— Bon voyage, dit simplement le frère.

Tout d'abord on eut de lui des lettres triomphantes, puis désenchantées, puis gémissantes, puis on ne reçut plus rien.

Il était arrivé à la ville avec ce programme : devenir un grand homme ; il ne savait pas exactement comment. Il essaya de divers côtés. Son désir était grand de réussir, mais son énergie s'usait beaucoup à fortifier ce désir. Il se mettait en marche : au premier faux pas il se laissait tomber et, relevé, changeait de route. Il avait aussi conservé l'habitude de préparer chaque soir son lendemain, et de se désoler chaque jour parce qu'il ne trouvait pas, toute réalisée, son imagination de la veille.

Ne trouvant sa voie d'aucun côté, il décida de vivre joyeusement. C'est une carrière comme une autre, mais il avait tort de la croire plus aisée qu'une autre. Il s'y appliquait cependant, composait des fêtes, invitait des convives pleins d'entrain, et se faisait peindre festinant. Il disait : “C'est stupide de courir après la Fortune. Elle viendra, un jour que je ne l'attendrai pas, et elle me trouvera à table.”

Cela non plus ne réussit pas : peut-être n'y mit-il pas assez de persévérance. Ses amitiés lui furent une source de désillusions. Chaque fois qu'il avait un ami nouveau, il lui assignait un rôle : “Celui-ci sera le confident de ma tristesse.” ou “Celui-là me fortifiera, car il est fort...” Et les hommes, comme les jours, n'étaient pas ce qu'il avait décidé. Vous pensez bien qu'il n'eut pas plus de contentement avec ses amies, et qu'il eut même des déconvenues plus grandes encore.

Et l'argent eut une fin ! Dégoûté de la ville, des hommes et des femmes, n'ayant plus le courage de construire des projets, l'Enfant n'avait plus qu'à retourner au village. Ce fut sans enthousiasme, car il ne voyait pas ce qu'il y allait faire.


Or, dans un village proche du sien, il rencontra un camarade d'enfance, un ancien petit pauvre. C'était un gaillard solide. Il ne reconnut pas tout d'abord l'Enfant qui avait la barbe longue, la figure fatiguée, les cheveux en désordre, ainsi qu'il convenait à son personnage. Ils refirent connaissance. L'homme était berger de porcs, mais il voulait abandonner son métier. Gardien de porcs ! C'était l'affaire de l'Enfant. Ne serait-ce pas d'une ironie complète et définitive ? Accepter cette tâche, grossière parmi les plus grossières, après avoir rêvé tant de beaux rêves ! Le berger lui céda pour rien son matériel, à savoir : un vieux chapeau, un manteau, une trompette.

Voilà l'Enfant berger. Le matin, au jour, il traverse le village en sonnant sur sa trompette trois notes aigres. Les porcs, sortant des étables, le suivent dans les champs et à la glandée. La journée se passe en souvenir, en ennui, et le soir il ramène, repue, sa bestiale compagnie.

Que dira le village en voyant ce jeune homme conduire les bêtes, son manteau sur l'épaule, tenant haut son visage où se voit le sceau de la fatalité ? — Hélas, le village ne dit rien, ou peu de chose. A peine quelques femmes remarquèrent-elles que “le nouveau berger n'a pas l'air si sérieux que l'ancien.”

Alors, quoi ? Vivre dans cette misère sans même qu'on l'admirât ou qu'on le plaignit ? Et ces carouges ! Il réfléchit, n'ayant pas mieux à faire, et soudain il comprit la vanité de son existence. La vie lui apparut sous un jour nouveau, avec des devoirs, avec un bonheur possible. Il ne faut pas attendre un résultat de chaque petit effort, mais persévérer dans notre effort. Plus nous aurons de peine, et plus la victoire nous sera agréable.

Ayant tout pesé, il rendit la trompette et partit. Ce fut un soir ; en route un orage éclata, et l'Enfant fut content. Bien qu'il eût décidé d'accepter la vie telle quelle, avec sa simplicité journalière, il n'était pas fâché d'avoir un retour un peu romantique. Et c'était réussi : une nuit massive, le vent en tourbillons sonores, la pluie en nappes, l'eau coulant en torrents dans les fossés. Puis son entrée dans la maison, lamentable, ruisselant, trempé jusqu'à l'âme. Puis enfin le bonheur du père, les larmes de la mère. Le frère, toujours simple, dit :

— Tu choisis bien ton temps pour voyager !


Les vingt années de sa jeunesse étaient blotties dans les coins de la salle ; l'horloge mesurait le temps comme autrefois et le détaillait en tic-tacs amicaux. Il fallut raconter les années de folie. Comme c'était passé, cela ! N'est-ce-pas, nous n'en reparlerons plus. Ç'aura été un voyage dans un pays absurde. La sagesse nous attendait ici patiemment : nous voilà revenu. Il n'y aura plus de découragement, plus de rêverie inutile. Nous accueillerons chaque jour avec son travail, avec sa fatigue, et nous saurons triompher de lui si c'est un jour mauvais.


Le lendemain était dimanche. Dès qu'il fit jour, le père avait sa blouse neuve. Il s'en fut à l'étable et regarda ses bêtes ; avec les vaches il y avait trois petits veaux aux mufles roses. Le père hésita un instant, puis détacha le plus beau, lui mit un collier, une corde, et l'emmena chez le boucher.

Quel beau dimanche ! Seul le frère n'était pas content.

— Un porc, disait-il, bon. On le sale et cela fait des jambons pour l'hiver. Mais tuer le plus gras de nos trois veaux ! On ne tordrait seulement pas le cou à une poule, si je revenais de voyage.

Ce fut un festin rare. Avec le veau bouilli on avait mis encore une poule — oui, une poule, ô frère ! — la tête du veau parut ensuite, mélancolique et blanche ; elle était séparée en deux, mais on reconnaissait la figure résignée du petit animal qui bondissait hier. On mangeait. On buvait. On avait invité les cousins, les cousines, et l'instituteur avait sa redingote.

Cependant, si gai au commencement du repas, l'Enfant semblait un peu ennuyé maintenant, et mangeait peu. Le foie du veau était, piqué de lard, savoureux et entouré de carottes minces : pourtant l'enfant n'y mordit que du bout des dents. Enfin la mère apporta le gros morceau : un rôti de quatre livres pour le moins, d'une admirable couleur brune et dorée. Du jus qui le baignait s'élevait une vapeur si parfumée que l'on oubliait tout ce que l'on avait mangé jusque là. Le père, gravement, le coupa dans sa largeur, et l'intérieur était blond à peine...

— Eh bien, fils, dit-il, voilà. Mais qu'est-ce-que tu as donc ? Tu n'as pas l'air à ton aise ?

— Ah ! père — dit l'Enfant avec une expression d'amertume et d'invincible horreur — père ! Vous auriez pourtant dû vous rappeler que je n'aime pas le veau !

Lucien Jean.

(1905)

RIVAGES.

Ah ! comme je me suis levé ! pour jouir
de mon premier matin en ce pays nouveau.

La mer — auprès d’elle j’ai dormi dans sa rumeur, je me suis éveillé dans sa fraîcheur et son bruit ! — la voici...
et puis la terre ! Les montagnes à découvert règnent sous le ciel pur.

Voici Dehors ! autour de moi l’ampleur du jour ; et je suis debout, regardant, respirant...
O brise marine, courant d’air de l’immensité salubre ! qui satisfait la poitrine, et qui réveille et vivifie.


Je suis debout, je sens les solidités de mon corps, toute ma construction vivante !
Oh circulation de la santé dans mon être !.. Verve physique ! et l’activité naïve de tous mes sens.

Voici Dehors : et j’entreprends mes marches.



Je suis aise, à cette douce place sur le sable, goûtant l’heure qui dure,
la longue matinée, charmante d’une fine tranquillité, d’une lumière tiède et blonde.
L’air reste frais.


Je vois les montagnes au loin plongées dans une bruine bleue ; devant moi la mer,
sa souple étendue sous l’azur moite.
Nue… et partout elle ondule ; et le long du rivage la vague
en finissant jette une neige vive.
Les sables sont purs, où luit une mouillure.


Rêveusement je m’émerveille.

Que la vague est lente ! Que l’écume est blanche !



Les sables, lustrés d’eau, reflètent le long rayon du soleil couchant, et la montagne déjà brunissante, et les nuances de ce jour qui finit.

La mer est devenue toute tranquille, — et son lointain s’efface sous une dorure de lumière ;
sur la plage, vient glisser avec le même murmure chaque flot.

Des feux du soleil couchant, qui ralentissent et se colorent, s’enrichissent les airs et toutes choses ! C’est, avant le soir, un long moment chaleureux…


Mais aux splendeurs a succédé la pureté. Le ciel, au fond du soir, demeure ouvert et tout lucide ! Ô soir ! où qui assiste se sent comme invité à jouir de l’infini.


Le ciel continue à s’éteindre ; ses pâleurs éclairent encore la plaine des eaux graves, les écumes mauves.

Voici que du large arrive un souffle triste — et dont la chair frissonne…



Nuit tiède, nul vent, le calme ; mais parfois un souffle, faiblement, de la terre — où les montagnes sont légères dans le clair de lune.
Les étoiles restent lointaines au ciel parmi ses ténèbres modérées.


La lune se mire dans le sable humide, et son image y est posée comme un coquillage.


L’Océan — illuminé et mystérieux, où moussent des blancheurs — fait sa rumeur.

Et pendant ses silences j’entends ! et je savoure un bafouillis doux, un déchirement frais, le susurrement de l’écume qui expire.



Le faîte, m’y voici.

De l’Océan la révélation vertigineuse : il s’étend ! mesuré sublimement par l’azur. Comme il abonde, sous la voûte bleue !
rivages
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Ô tout l'espace que je vois ! où l'Océan lourd bouge ; et le rivage infini, dont les sables blondoient.


Ô la solennité, en ce jour si beau,
du spectacle profond que fait la terre de si haut !

Et toutes ces montagnes harmonieusement, dont les grandes formes me sont ensemble proposées ! Ah je les contemple...
et cette procession de leurs sommets dans l'éloignement,
et la ligne, que les cimes de l'horizon glissent parmi les buées.


Ô Lumière, qu'autour de moi j'admire ! les yeux au niveau des étendues d'en-haut.

Et j'écoute :


Le silence des airs, superposé à la rumeur abîmée de la mer.



La marée montante,
et que reçoit ici un golfe spacieux. Oh ! de cette plage
ouverte aux épanchements du large, je regarde
le flot qui, sur l'arène avec lenteur couchant ses ondes, — quelles amples foulées ! —
avance, suivi par la mer nombreusement.

Et voici que l'Océan a fini de monter ; d'une
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la nouvelle revue française

dernière onde copieuse, il a comblé magnifiquement la mesure !
Il oscille encore, il achève d'asseoir ses eaux ;
il se déride à la fin tout entier et s'aplanit. Et une suprême vague venant y ajouter son volume semble en parfaire la plénitude.


Silence. L'arrêt de tous les vents ;
et ces puissantes eaux, comme elles ne bougent pas ! et pèsent dans l'étendue.



Tout le jour ! tandis que passent
par volées les nuages, soufflés du fond de l'Ouest, et qu'une houle volumineuse assomme le plat rivage sourd,
— et des pans d'eau se renversent, on voit là-bas les vagues
contre le récif l'une après l'autre se détruire ! —
ah tout le jour passionnément ! sous les décharges de vent et la pluie oblique,
le long de l'Océan je vais, insatiable du remuement des eaux.


Mais au soir, l'apparition de l'azur où finit un soleil jaune !
et les montagnes demeurent sous une housse de vapeurs.

Je m'arrête, pacifié par l'embellie.
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— Ce zéphyr mouillé, sur les sables cette eau répandue qui frissonne, la mer de nouveau harmonieuse,.. de tout cela je jouis, ému et sage.



Ô montagnes sous la buée d'un matin vague ! Versants légers, cimes délicates…

Et la mer est dans une brume où se nuance son immensité. Par-dessus ses espaces houleux et voilés, où quelquefois une écume s'argente, fuit un ciel bleuâtre.


Dans le golfe la marée matinale se verse, sonore avec des flots fragiles, et exhale
une poussière fondante, que parmi l'air je hume !


Ah… subtile froidure de ce matin amer ! A chaque saillie d'un petit vent intermittent, se fait sentir le hâle.



Tout ce deuil terne
qu'avec l'ombre du soir fait tout ce gris d'un temps couvert.

Dans la distance, la surface sans couleur de l'Elément morose.
Et ici près, vers le rivage c'est
une course de gros flots sombres ; la force de la marée qu'épaule un vent plein et bas.
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la nouvelle revue française

L'espace me souffle à la face une eau pulvérisée.

Les montagnes sont, au-delà des solitudes foncées de la terre, une frontière d'ombre.

— La grand'salle déserte au centre de l'hôtel vide. Dehors, dans l'obscurité tournant son feu qui voit, le phare. Et la marée accumule du bruit.


Quoi ! les malaises de la nostalgie...



O soleil, ô ciel bleu d'aujourd'hui ! le vent qui dans l'espace glorieux exulte ! cette mer redondante, aux esbroufes d'écume !


Quelles explosions, quelles fusées fait la mer rencontrant
ce grand roc au large ; c'est un enivrement
de la voir qui s'exalte autour et le bafoue !
Je suis outré de joie ! quand haussant une vague plus superbe elle le noie.

Jean Croué.

L'IMAGE DE LA GRÈCE.
Pour évoquer les clairs paysages de Grèce, pour croire encore à la lumière sous notre ciel cimmérien où Moréas ne reconnaîtrait pas
Le plus beau ciel du monde après celui d' Athènes,
aux descriptions que l'âge a pâlies, il nous faut ajouter des témoignages plus explicites et plus récents. Bien à propos, Georges Ancey nous offre son Athènes couronnée de violettes, et Louis Bertrand, La Grèce du Soleil et des Paysages. S'ils ne prétendent point, sans doute, avoir vu plus grand ni plus juste que le vieux Chateaubriand, ils ont sur lui ce privilège de pouvoir nous dire : “Hier encore, j'étais là !” Tous deux, sans plaindre leur fatigue, ont fait quelques pélerinages trop négligés des voyageurs. Ancey a suivi l'âme de Virgile aux fraîches gorges de Tempé ; Bertrand, en l'honneur de Pindare, a visité la plaine vermeille de Béotie et les forêts du Cithéron ; puis il a découvert, à la pointe nord de l'Eubée, “un bocage d'idylle, une prairie des Nymphes,” un de ces paysages de Poussin que notre goût proclamait vrais, même quand notre esprit les déclarait factices.... D'ailleurs, sur les chemins plus battus du Péloponèse, et même aux ports où toutes les croisières font escale, l'un comme l'autre a trouvé du nouveau, comme il arrive à qui prend tout le temps de bien regarder et de s'émouvoir. Ni l'un ni l'autre n'est gêné par un vain souci d'archéologie ; je crois discerner chez tous deux un même dédain des conventions, un égal désir de sincérité. La franchise de Georges Ancey est plus aimable, étant plus ingénue ; il me plait que l'auteur de l'Ecole des Veufs, l'ami d'Antoine, l'honneur du Théâtre libre, nous avoue tout simplement : “Ce qui me conduit en Grèce, c'est l'enthousiasme naïf et professionel de mes vieux maîtres... Tous les gestes principaux, qui furent depuis ceux de l'humanité, furent faits là mieux qu'ailleurs... je brûle du désir de voir où tout cela a bien pu se passer...” Ancey porte là-bas une curiosité si joyeuse et si souple, une bonne volonté si allègre, que de ses pires déceptions il saura tirer pour nous du plaisir. La franchise de Louis Bertrand est plus chagrine, plus critique, et, j'ose dire : plus doctrinaire. Il veut être déçu, par probité d'artiste ; il raisonne ses déceptions, aux pages mêmes où l'éclat et la fermeté de son style nous sont garants de sa profonde joie.

Ruyters, naguère, écrivait dans ses Paysages : “Il ne reste ici que des fragments et des débris ; partout, sur cette terre dont la richesse fut unique, on sent l'appauvrissement et la spoliation... Ruines que j'évite. Inutile sentimentalité de ceux qui, cherchant un accord entre leur pensée et d'anachroniques vestiges, s'évertuent en vain et négligent la douceur du présent.” De même Bertrand, sur le bateau qui le porta d'Alexandrie au Pirée, déjà se promettait de ne pas imiter ceux à qui “la poursuite d'un passé insaisissable a fait négliger le présent.” Ce qui l'a donc le plus frappé en Grèce, ce qu'il a le plus admiré, ce sont les paysages. “Les ruines antiques, ajoute-t-il, m'y apparurent d'abord comme des accidents, en somme, négligeables du sol... Je me bornai à considérer les ruines grecques dans leur milieu actuel et sous leur forme toute contemporaine... Il ne reste plus en Grèce que la nature, — une nature très fine, ou très grandiose, et merveilleusement éclairée, mais sans rien qui étonne ou qui tire l'œil, — et, avec la nature, les souvenirs des plus belles légendes qui aient enchanté notre humanité d'Occident, — la présence latente des grands morts, — le spectacle, enfin, de l'humble vie de tous les jours !”... Ce n'est pas au temps des violettes, “sous d'aigres ciels printaniers tout brouillés de nuages et tout grelottants de froidure” qu'il est descendu sur cette terre méridionale. Il a voulu saisir le paysage grec “à son maximum d'intensité.” “L'été, c'est le midi de l'an, le midi du monde, l'instant précis où il donne tout son fruit et tout son parfum... Il faut souffrir un peu pour la beauté. Et même simplement pour bien voyager, il faut encore souffrir...” — Pourtant souffrir peut aussi rendre injuste ; n'est ce pas le 15 août 1832 que Lamartine écrivait : “Mon âme est flétrie et morne comme l'affreux pays qui m'entoure... cela ressemble à un vieux sépulcre dépouillé de ses ossements... Où est la beauté de cette Grèce tant vantée ?” Et n'est-ce pas pour avoir senti ses yeux, ses nerfs, son foie durement éprouvés par le climat d'Egypte, que Bertrand n'a vu dans Athènes “la pierreuse” que le squelette de l'Hellade, la sacrifiant d'avance à l'autre Grèce, “celle des forêts, des matelots et des laboureurs ?” L'âpre canicule lui fait oublier les printemps chantés par Aristophane et par Sophocle ; il ne revoit pas, ainsi que Lamartine, le temps où “les flancs de toutes ses montagnes, depuis celles qui cachent Marathon jusqu'à l'Acropolis de Corinthe, étaient découpées de forêts, de pâturages, d'oliviers et de vignes” ; il néglige le mélancolique avertissement de Moréas : “Oui, dans l'Attique, les arbres ont été coupés, la terre a glissé, l'eau s'est évaporée”. Du moins cette désolation le rend plus sensible à d'autres spectacles ; mais le souvenir de la sécheresse d'un été brûlant semble peser sur la préface de son livre ; la rudesse de ses thèses ne perdait rien à s'y tempérer un discret sourire.


“En dépit de toutes les découvertes de l'archéologie, de tout l'effort historique du siècle dernier, l'idée que nous avons de la Grèce antique est peut-être plus conventionnelle que celle de nos classiques du 17e siècle”. Louis Bertrand voudrait donc acheminer nos gens de lettres vers “une conception plus positive du passé hellénique”. Les romantiques de l'hellénisme adorent, dit-il, une Grèce factice “invention d'humanistes et d'antiquaires, d'hommes de cabinet enfiévrés par leurs livres, ou exaltés par leurs médailles, leurs statuettes et leurs bronzes. Elle date, chez nous, de la Renaissance... Nos classiques s'en détournèrent. C'étaient des esprits trop positifs pour se laisser séduire à ce mirage”. Le premier, Fénelon restaure le mensonge païen, impose par son Télémaque l'obsession d'une réalité déjà très prochaine. On commence alors à se dire : “La Grèce, c'était peut-être celà ! Heureux temps ! charmante simplicité ! Que ne pouvons-nous y revenir ! Les anciens furent des privilégiés ! fortunatos nimium !” Peut-être ici convenait-il de mentionner la découverte d'Herculanum et de Pompeï, l'influence de l'Académie des Inscriptions sur celle de Peinture et Sculpture, et les efforts du comte de Caylus, conspirant avec ceux de Winckelmann.[1] Mais Louis Bertrand préfère concentrer ses foudres sur André Chénier. Ce fils de la Grecque, natif non de Byzance, mais bien de Galata, n'était après tout qu'un fils de Pérote, un demi-Levantin ; “s'il a su le grec classique, ce n'est pas sa mère qui a pu le lui apprendre ; il a fait comme nous tous : il l'a appris au Collège.” Ici, M. Bertrand oublie qu'en ce temps-là “on n'enseignait plus le grec dans la plupart des collèges ; l'étude en était facultative dans les autres”.[2] Fût-il vrai qu'André Chénier n'avait pas dans ses veines une goutte de sang grec, c'est pourtant de sa naissance, de sa famille et des amis de sa famille qu'il tient ce culte de la Grèce, qui chez lui ne resta pas stérile. Et sans doute la Grèce qu'il ressuscita n'était point la Grèce primitive, ni même la Grèce classique, mais ce n'était pas non plus seulement “une Grèce d'anthologie”, puisqu'à travers Théocrite, Chénier parfois rejoint Homère... Plus justement, Bertrand condamne l'hellénisme des Romantiques, sans un regard pour le Satyre de Hugo ; raillant l'hellénisme des Parnassiens, il ne songe qu'au rêve de Leconte de Lisle : “une Grèce plastique, toute en marbre blanc, habitée uniquement par des statues, ou par des sculpteurs qui les cisèlent, des gymnastes qui en copient les attitudes, des philosophes qui en règlent l'esthétique et qui dissertent sur le Beau” ; il ne nomme ni Banville ni Hérédia, par qui cette image trop raide fut heureusement assouplie. Enfin il montre comment, “d'après les statuettes de Myrrhina et de Tanagra, les bibelots réalistes et les grotesques des coroplastes, les élégies érotiques des Alexandrins, les Mimes d'Hérondas” nos contemporains inventèrent “une Grèce en terre cuite, après la Grèce de marbre et de bronze... un lupanar vaguement sacré, un jardin mi-voluptueux, mi-dévot”, en attendant que les fouilles de Crète suscitent “un hellénisme encore plus modern style”. Devant les romans grecs d'aujourd'hui, il songe “à ces reposoirs d'Adonis, que les femmes de Byblos et d'Alexandrie s'amusaient chaque printemps à décorer de fleurs et de menus objets”. “Nos gens, ajoute-t-il, abusent des nudités contre tout bon sens”.[3] Et l'on devine que sa mauvaise humeur contre les fictions d'Aphrodite l'empêche de savourer la délicate poésie des Chansons de Bilitis.


Mais comment enfin, délivrés de ces menteuses images, nous formerons nous une conception plus vraie ? Quelle méthode “plus réaliste et plus compréhensive”, rapprochera de nous la Grèce antique, et nous permettra “de choisir, dans son héritage, la nourriture qui nous convient” ? Là dessus, la préface dit peu de chose ; c'est du livre entier que j'extrais, non sans peine, non sans risque d'erreur, des conclusions où sans m'en douter j'introduis peut-être la contradiction que j'y crois découvrir :

1° Nul voyage ne saurait nous faire toucher ce qui n'est plus, nous restituer la présence immédiate et comme le bonheur de la vie antique. La Grèce est demeurée belle ; c'est le plus parfait des tombeaux, — un tombeau pourtant, vide de son cadavre, dont sa poussière n'a même pas gardé la fidèle empreinte... — Nous nous en doutions un peu, mais nous craignions d'affirmer ce qu'il nous plaisait trop de croire. Pour tous ceux qui restent, quel sujet d'envie, s'il suffisait d'aller là-bas pour contempler le corps même de la Déesse ! Mais ceux-ci, pas plus que nous, n'auront soulevé tous les voiles ; ils auront vu seulement le dernier voile, le plus splendide, — et qui sait si sa splendeur même ne les distraira point de la forme divine ? Louis Bertrand, pour voir la Grèce, “laissa dormir Sophocle et Euripide”. Eveillons les poètes, nous tous pour qui la Grèce, lointaine, immatérielle, ne peut ressusciter que comme un pur esprit!

2° De tout l'art grec, poésie mise à part, “nous ne pouvons guère aborder avec assurance que la seule statuaire” ; l'architecture nous échappe, et, sauf le seul Parthénon, “arche qui s'ouvre sur le monde idéal”, les monuments ne sont que de fausses ruines, des ruines stérilisées, propres à faire regretter celles qu'imaginait Hubert Robert. Laissons donc à l'archéologie ce qui n'appartient qu'à l'archéologie. Impuissants à restituer même ce qui fut un décor immobile, ne nous flattons point d'imaginer avec exactitude la vie quotidienne, les costumes, les mœurs, les âmes d'autrefois. Reprenons en toute liberté, sans souci de couleur locale, la tradition de Ronsard, de Poussin et de Racine, des XVIe et XVIIe siècle, “où l'antiquité littéraire se soudait à la vie moderne, et continuait à vivre”. — Tout ceci me parait bien dit et bien pensé ; mais pour avoir dévié depuis le romantisme, la tradition s'est-elle vraiment interrompue ? J'ai rapporté les jugements sévères de Louis Bertrand sur André Chénier, sur Leconte de Lisle, et leurs successeurs. Ne convient-il pas de leur être plus indulgent ? Ne subsiste-t-il rien de leur labeur ? Sous le couvert d'une reconstitution illusoire, n'ont-ils pas réalisé tout autre chose : de nouvelles variations sur un vieux thème, une création véritable, à laquelle la Grèce ancienne servit seulement de prétexte et d'appui ? En croyant toujours plus se rapprocher des Grecs, il se peut bien qu'ils s'en soient éloignés, qu'ils aient lâché la proie pour l'ombre, et l'essence même de la vie antique pour ses apparences fugitives. Mais la faute n’en est pas à eux seuls : l’hellénisme de costume et de décor ne peut manquer de triompher davantage, à mesure qu’une culture insuffisante nous écarte toujours plus de l’esprit grec.

3° Il n’est pas donné à tout le monde de créer un nouveau poncif, et ce n’est pas à ce but que tend l’ambition de Louis Bertrand, mais l’aventure est de celles qu’on réussit surtout sans l’avoir fait exprès. Après avoir loué la méthode de nos classiques, les libertés qu’ils ont prises à l’égard du passé, notre auteur à son tour retouche l’hellénisme en un sens tout opposé, dans un esprit de protestantisme esthétique, — par là je veux dire : avec l’illusion d’un retour aux origines. Les corrections qu’il nous propose, dont plusieurs sont spécieuses et même, je crois, assez justes, pourraient bien devenir le principe de nouvelles, et plus graves déformations. Il légitime l’entreprise, il nous y pousse, il en prend d’avance la responsabilité. Lui qui d’abord, séparant l’art de l’archéologie, démêlait, parmi les formes et les idées antiques, celles qui peuvent vraiment s’acclimater chez nous, et s’adapter à notre goût moderne, voici qu’à présent il déclare : “L’archéologie a réuni une masse énorme de documents, elle a fait des découvertes décisives qui ont changé l’opinion des savants. Or, cette opinion n’est pas encore suffisamment sortie des petits cercles fermés de la science, elle n'a pas renouvelé les idées des gens de lettres et du grand public.... Un romancier qui décrirait la Grèce antique et qui tenterait l'aventure dans un esprit à la fois lyrique et positif, nous rendrait peut-être plus de services, seulement pour notre bonne conduite intellectuelle, que tel gros livre de philosophie ou d'histoire....”

Quand il a quitté l'Egypte pour la Grèce, Louis Bertrand a repris la route même, ou du moins une des routes jadis suivies par la culture méditerranéenne. Les savants ne le blâmeront point de supposer des ressemblances entre la Grèce antique et l'Orient, mais plutôt de substituer à l'antique Orient, à sa civilisation formaliste, rituelle et sacerdotale, un Orient lentement défiguré par la domination arabe. On peut passer sans crainte du présent au passé, quand il s'agit de retrouver, dans le Magne ou dans la région du Taygète “l'âme simple et à peu près immuable d'une race de pasteurs qui a toujours vécu la même vie”, ou bien encore d'affirmer que les bergers du Cithéron “devaient être pareils au temps d'Œdipe” ; mais la hardiesse est plus grande, d'affirmer que les processions athéniennes devaient ressembler aux cortèges nuptiaux qu'on voit aujourd'hui dans les rues du Caire. La complaisance des Parnassiens à s'exagérer le bel ordre et le raffinement des Grecs ne le cède qu'à celle que met Louis Bertrand à relever les moindres indices de désordre ou de barbarie. Il insiste sur la boucherie des sacrifices, sur l'abattoir permanent qui desservait l'autel d'Athéna, sur les brasiers d'Olympie qui devaient sentir “le roussi, la friture, le graillon et l'encens”. “Ce que l'Orient a conservé des mœurs antiques n'en donne point, dit-il, une très haute idée. L'ordure y voisinait constamment avec la splendeur, la trivialité sordide avec la magnificence, et le son des lyres et des flûtes, si agréable à entendre dans les vers des poètes d'Occident, eût écorché mes oreilles tout autant que les mélodies aigrelettes des musiciens arabes !... Ah ! non ! les choses ne se passaient pas alors, comme sur les bas-reliefs et sur les vases peints!...” “La procession des Panathénées eût démenti, j'en suis certain, l'idée fausse et toute livresque que nous en avons ;... ces Panathénées en marbre qui n'ont jamais existé que dans l'imagination de Phidias... je sens, pour ma part, que j'aurais regardé cette pompe familière avec la même curiosité que le cortège du Beiram dans les rues de Damas”. Au Musée de Delphes, il signale “toute une bondieuserie archaïque qui n'a rien à envier aux plus barbares fétiches de la dévotion italienne ou espagnole” ; et dans la caverne delphique, antre de la superstition, il se refuse à loger “la Grèce intellectuelle et rationaliste des Taine1 et

1. Renan, soit, mais pourquoi Taine ? Il a vu simplement la Grèce raisonneuse, ce qui n'est pas la même chose ; il a vu surtout une autre Grèce, école de guerre et d'élevage humain—gymnase et des Renan”. La même occasion lui rappelle à quel point l'art des Grecs, et leurs mœurs plus encore, furent profondément pénétrés d'influences orientales, venues d'Egypte et d'Asie. Mais il tient surtout à cette idée que l'Islam a conservé les coutumes les plus voisines des mœurs grecques. Et si je reviens sur le chapitre des fêtes, c'est que lui-même le reprend deux et trois fois, avec toujours plus d'assurance : selon lui, chez les Grecs anciens, comme chez les Musulmans, “pas d'unité, pas de symétrie, pas d'alignement rigide, pas de discipline ! Mais un aimable désordre et le plus complet laisser- aller”. Une vague analogie ne doit pas nous dissimuler des différences bien connues : pour régler leurs fêtes, les Arabes n'ont jamais eu ni cette science de la tactique militaire qu'attestent les historiens grecs, — ni cet art des évolutions orchestriques, dont la preuve nous reste dans les mètres de Pindare et dans les chœurs des tragédies. Il faudrait bien mal regarder pour trouver, sur les frises de Phidias, un alignement rigide ; mais si les Grecs n'avaient pas su d'eux-mêmes imposer une stricte ordonnance à leurs solennités, du moins l'auraient-ils reçue de l'Orient même et de l'Egypte ; aussi n'est ce pas dans ce formalisme que se manifeste leur haras ; il aurait exagéré, si possible, l'importance de la culture physique chez les Anciens, comme on lui reproche de l'avoir exagérée pour l'Italie de la Renaissance.

raison, mais plutôt dans leur façon d'assouplir l'ordre sans le briser. Pareillement, qui donc aujourd'hui se figure “que la Grèce ait été soustraite aux influences dissolvantes du dehors, qu'elle ait pu se développer, en quelque sorte, en vase clos, et incarner ainsi une conception abstraite, née dans des cervelles d'esthètes ou de philosophes ?” La contamination étrangère dont il est ici question fut bien plutôt l'éducation indispensable de la Grèce par l'Orient plus cultivé ; continuons d'admirer que cette culture ait été dépassée si vite, et que les éléments étrangers qui subsistent même dans les œuvres du plus pur classicisme n'y subsistent, — Louis Bertrand le dit fort bien, — “qu'à l'état latent, soumis à une discipline toute hellénique, et si habilement fondus dans l'ensemble qu'on ne les

distingue plus”. Enfin, plus nous retrouvons chez les Grecs la trace de superstitions qui furent universelles, plus nous nous émerveillons qu'il en soit resté si peu de chose dans l'intelligence de l'élite : n'est-ce pas l'élite après tout qui, même en démocratie, façonne la figure d'un peuple et la dresse devant l'histoire.

Sans doute, on sait encore se draper, à Biskra ; les chefs militaires du désert de Syrie présentent maints traits des héros homériques ; et les ports mauresques ressemblent à Corinthe juste autant que se ressembleront toujours deux villes du midi. Pourtant je me méfie d'un modèle si vague qu'on y peut rapporter à la fois les Achéens et les Hébreux. Surtout, comparer l'existence grecque à celle de l'Islam, c'est en supprimer simplement le mouvement d'ensemble, l'élan vital, l'activité qui toujours se dépasse, l'aspiration à la clarté. Pour mieux voir les Grecs tels qu'ils furent en vertu de leur passé, on risque de ne les plus voir tels qu'ils se sont vus, tels qu'ils voulaient être, tels qu'ils ont su devenir à mesure qu'ils se sont mieux connus. Devant la plaine de Thèbes, Louis Bertrand s'écrie : “Dirons nous que Pindare a menti ?... non, une terre est ce que la font les hommes qui la regardent avec des yeux amoureux et candides.” Que n'applique-t-il cette réflexion aux hommes mêmes ? Que n'est-il plus docile à cet idéalisme qu'il nomme le mensonge grec ? mensonge, si l'on veut, pareil à celui “des Grecs, des Italiens, des Espagnols et des Provençaux d'ajourd'hui,” mais différent en ceci qu'il passe dans l'action, qu'il aboutit à des œuvres, qu'il devient tragédie, sculpture, et science, et philosophie...

Pour avoir imité malgré lui ce qu'il blâme, pour avoir essayé “de voir plus loin que ses yeux,” Louis Bertrand nous trace, ou plutôt nous prépare, une image de la Grèce où ne transparaîtrait plus l'esprit grec. À cette vision concrète il ne suffit point, je l'avoue, d'opposer la raison abstraite de Platon, ni même le ferme entendement de Xénophon ou de Thucydide. On ne saurait trop nous rappeler que l'esprit grec n'est pas une fleur sans tige et sans racines. Tout ce que la science nous apprend sur les conditions qui le précédèrent, sur les troubles éléments dont il se forma, contribue à mieux poser le problême de leur fusion et de leur harmonie. Mais qu'au moins ne s'opère pas un déplacement d'intérêt ! Quand Louis Bertrand souligne “l'intervalle considérable qu'il y eut entre la vie réelle de l'Hellène et l'idéal proclamé par sa poésie et son art,” c'est la vie réelle qui plutôt l'attire ; or pourquoi, séparée de l'art, nous toucherait-elle plus que celle du Bédouin et du fellah ? Si par contre nous cherchons là bas, en bons Occidentaux, une école d'art et de poésie, l'important serait plutôt d'apprendre comment fut possible ce que Nietzsche appelle ce pathos de la distance cette érosion des détails superflus, cette simplification géniale d'où naquit la plus pure beauté... Mais ce problème du Style, nous sommes loin de savoir le résoudre.

Car la perfection est chose plus celée.
Michel Arnauld.

LA PORTE ÉTROITE

D'autres en auraient pu faire un livre ; mais l'histoire que je raconte ici, j'ai mis toute ma force à la vivre et ma vertu s'y est usée. J'écrirai donc très simplement mes souvenirs, et s'ils sont en lambeaux par endroits, je n'aurai recours à aucune invention pour les rapiécer ou les joindre ; l'effort que j'apporterais à leur apprêt gênerait le dernier plaisir que j'espère trouver à les dire.

I.

Je n'avais pas douze ans lorsque je perdis mon père. Ma mère, que plus rien ne retenait au Hâvre où mon père avait été médecin, décida de venir habiter Paris, estimant que j'y finirais mieux mes études. Elle loua, près du Luxembourg, un petit appartement que Miss Ashburton vint occuper avec nous. Miss Flora Ashburton, qui n'avait plus de famille, avait été d'abord l'institutrice de ma mère, puis sa compagne et bientôt son amie. Je vivais auprès de ces deux femmes à l'air également doux et triste, et que je ne puis revoir qu'en deuil. Un jour, et, je pense, assez longtemps après la mort de mon père, ma mère remplaça par un ruban mauve le ruban noir de son bonnet du matin :

— O maman ! m'étais-je écrié ; comme cette couleur te va mal !

Le lendemain elle avait remis un ruban noir.

J'étais de santé délicate. La sollicitude de ma mère et de Miss Ashburton, toute occupée à prévenir ma fatigue, si elle n'a pas fait de moi un paresseux, c'est que j'ai vraiment goût au travail. Dès les premiers beaux jours toutes deux se persuadent qu'il est temps pour moi de quitter la ville, que j'y pâlis ; vers la mi-juin nous partons pour Fongueusemare, aux environs du Hâvre, où mon oncle Bucolin nous reçoit chaque été.

Dans un jardin pas très grand, pas très beau, que rien de bien particulier ne distingue de quantité d'autres jardins normands, la maison des Bucolin, blanche, à deux étages, ressemble à beaucoup de maisons de campagne du siècle avant-dernier. Elle ouvre une vingtaine de grandes fenêtres sur le devant du jardin, au levant ; autant par derrière ; elle n'en a pas sur les côtés. Les fenêtres sont à petits carreaux ; quelques uns récemment remplacés, paraissent trop clairs parmi les vieux qui, auprès, paraissent verts et ternis. Certains ont des défauts que nos parents appellent des “bouillons” ; l'arbre qu'on regarde au traverse se dégingande ; le facteur, en passant devant, prend une bosse brusquement.

Le jardin, rectangulaire, est entouré de murs. Il forme devant la maison une pelouse assez large, ombragée, dont une allée de sable et de gravier fait le tour. De ce côté le mur s'abaisse pour laisser voir la cour de ferme qui enveloppe le jardin et qu'une avenue de hêtres limite à la manière du pays. Entre les côtés de la maison et les murs, l'étranglement du jardin n'a laissé de place que pour insinuer une allée et pour dissimuler un peu, à l'aide de très hauts buissons et de lierre, la paroi de muraille aveugle.

Derrière la maison, au couchant, le jardin se développe plus à l'aise. Une allée, riante de fleurs, devant les espaliers au midi est abritée contre les vents de mer par un épais rideau de lauriers du Portugal et par quelques arbres. Une autre allée, le long du mur du nord, disparaît sous les branches. Mes cousines l'appellaient “l'allée noire” et, passé le crépuscule du soir, ne s'y aventuraient pas volontiers. Ces deux allées mènent au potager qui continue en contrebas le jardin après qu'on a descendu quelques marches. Puis, de l'autre côté du mur que troue, au fond du potager, une petite porte à secret, on trouve un bois taillis où l'avenue de hêtres, de droite et de gauche, aboutit. Du perron du couchant, le regard, par dessus ce bosquet retrouvant le plateau, admire la moisson qui le couvre. A l'horizon pas très distant, l'église d'un petit village et, le soir, quand l'air est tranquille, les fumées de quelques maisons.

Chaque beau soir d'été, après dîner, nous descendions dans “le bas jardin”. Nous sortions par la petite porte secrète et gagnions un banc de l'avenue d'où l'on domine un peu la contrée ; là, près du toit de chaume d'une marnière abandonnée mon oncle, ma mère et Miss Ashburton s'asseyaient ; devant nous la petite vallée s'emplissait de brume et le ciel se dorait au-dessus du bois plus lointain. Puis nous nous attardions au fond du jardin déjà sombre. Nous rentrions ; nous retrouvions au salon ma tante qui ne sortait presque jamais avec nous... Pour nous enfants, là se terminait la soirée ; mais bien souvent pourtant nous étions encore à lire dans nos chambres, quand, plus tard, nous entendions monter nos parents.

Presque toutes les heures du jour que nous ne passions pas au jardin, nous les passions dans “la salle d'étude”, le bureau de mon oncle où l'on avait fait disposer des pupitres d'écoliers. Mon cousin Robert et moi nous travaillions côte à côte ; derrière nous, Juliette et Alissa. Alissa a deux ans de plus, Juliette un ans de moins que moi ; Robert est, de nous quatre, le plus jeune.

Ce ne sont pas mes premiers souvenirs que je prétends écrire ici, mais ceux-là seuls qui se rapportent à cette histoire. C'est vraiment l'année de la mort de mon père que je puis dire qu'elle commence. Peut-être ma sensibilité, surexcitée par notre deuil et, sinon par mon propre chagrin du moins par la vue de celui de ma mère, me disposait- elle à de nouvelles émotions : j'étais précocement mûri ; lorsque cette année nous revînmes à Fongueusemare, Juliette et Robert m'en parurent d'autant plus jeunes, mais en revoyant Alissa, je compris brusquement que tous deux nous avions cessé d'être enfants.

Oui, c'est bien l'année de la mort de mon père ; ce qui confirme ma mémoire, c'est une conversation de ma mère avec Miss Ashburton, sitôt après notre arrivée. J'étais inopinément entré dans la chambre où ma mère causait avec son amie ; il s'agissait de ma tante ; ma mère s'indignait qu'elle n'eût pas pris le deuil ou qu'elle l'eût déjà quitté. (Il m'est, à vrai dire, aussi impossible d'imaginer ma tante Bucolin en noir que ma mère en robe claire.) Ce jour de notre arrivée, autant qu'il m'en souvient, Lucile Bucolin portait une robe de mousseline. Miss Ashburton, conciliante comme toujours, s'efforçait de calmer ma mère ; elle arguait craintivement :

— Après tout, le blanc aussi est du deuil.

— Et vous appelez aussi “du deuil” ce châle rouge qu'elle a jeté sur ses épaules ? Flora, vous me révoltez ! s'écriait ma mère.

Je ne voyais ma tante que durant les mois de vacances et sans doute la chaleur de l'été motivait ces corsages légers et largement ouverts que je lui ai toujours connus ; mais plus encore que l'ardente couleur des écharpes que ma tante jetait sur ses épaules nues, ce décolletage scandalisait ma mère.

Lucile Bucolin était très belle. Un petit portrait d'elle que j'ai gardé me la montre, telle qu'elle était alors, l'air si jeune qu'on l'eût prise pour la sœur aînée de ses filles, assise de côté dans cette pose qui lui était coutumière : la tête inclinée sur la main gauche au petit doigt mièvrement replié vers la lèvre. Une résille à grosses mailles retient la masse de ses cheveux crêpelés, à demi croulés sur la nuque ; dans l'échancrure du corsage, pend, à un lâche collier de velours noir, un médaillon de mosaïque italienne. La ceinture de velours noir au large nœud flottant ; le chapeau de paille souple à grands bords, qu'au dossier de la chaise elle a suspendu par la bride, tout ajoute à son air enfantin. La main droite tombante, tient un livre fermé.

Lucile Bucolin était créole ; elle n'avait pas connu ou avait perdu très tôt ses parents. Ma mère me raconta plus tard, qu'abandonnée ou orpheline elle fut recueillie par le ménage du pasteur Vautier, qui n'avait pas encore d'enfants, et qui, bientôt après, quittant la Martinique, amena celle-ci au Hâvre où la famille Bucolin était fixée. Les Vautier et les Bucolin se fréquentèrent ; mon oncle était alors employé dans une banque à l'étranger, et ce ne fut que trois ans plus tard, lorsqu'il revint auprès des siens, qu'il vit la petite Lucile ; il s'éprit d'elle et aussitôt demanda sa main, au grand chagrin de ses parents et de ma mère. Lucile avait alors seize ans. Entre temps, Madame Vautier avait eu deux enfants ; elle commençait à redouter pour eux l'influence de cette sœur adoptive dont le caractère s'affirmait plus bizarrement de mois en mois ; puis les ressources du ménage étaient maigres... tout ceci, c'est ce que me dit ma mère pour m'expliquer que les Vautier aient accepté la demande de son frère avec joie. Ce que je suppose au surplus, c'est que la jeune Lucile commençait à les embarrasser terriblement. Je connais assez la société du Hâvre pour imaginer aisément le genre d'accueil qu'on fit à cette enfant si séduisante. Le pasteur Vautier, que j'ai connu plus tard doux, circonspect et naïf à la fois, sans ressources contre l'intrigue et complètement désarmé devant le mal — l'excellent homme devait être aux abois. Quant à Madame Vautier, je n'en puis rien dire ; elle mourut en couches à la naissance d'un quatrième enfant, celui qui, de mon âge à peu près, devait devenir plus tard mon ami...


Lucile Bucolin ne prenait que peu de part à notre vie ; elle ne descendait de sa chambre que passé le repas de midi ; elle s'allongeait aussitôt sur un sofa ou dans un hamac, demeurait étendue jusqu'au soir et ne se relevait que languissante. Elle portait parfois à son front, pourtant parfaitement mat, un mouchoir, comme pour essuyer une moiteur ; c'était un mouchoir dont la finesse m'émerveillait et l'odeur qui semblait plus un parfum de fruit que de fleur ; parfois elle tirait de sa ceinture un minuscule miroir à glissant couvercle d'argent qui pendait à sa chaîne de montre avec divers menus objets ; elle se regardait, d'un doigt touchait sa lèvre, cueillait un peu de salive et s'en mouillait le coin des yeux. Souvent elle tenait un livre, mais un livre presque toujours fermé ; dans le livre, une liseuse d'écaille restait prise entre les feuillets. Lorsqu'on approchait d'elle, son regard ne se détournait pas de sa rêverie pour vous voir. Souvent, de sa main ou négligente ou fatiguée, de l'appui du sofa, d'un repli de sa jupe, le mouchoir tombait à terre, ou le livre, ou quelque fleur, ou le signet. Un jour, ramassant le livre, c'est un souvenir d'enfant que je vous dis — en voyant que c'étaient des vers, je rougis.

Le soir, après dîner, Lucile Bucolin ne s'approchait pas à notre table de famille, mais, assise au piano, jouait avec complaisance de lentes mazurkas de Chopin ; parfois rompant la mesure, elle s'immobilisait sur un accord...

J'éprouvais un singulier malaise auprès de ma tante, un sentiment fait de trouble, d'une sorte d'admiration et d'effroi. Peut-être un obscur instinct me prévenait-il contre elle ; puis je sentais qu'elle méprisait Flora Ashburton et ma mère, que Mademoiselle Ashburton la craignait et que ma mère ne l'aimait pas.

Lucile Bucolin, je voudrais ne plus vous en vouloir, oublier un instant que vous avez fait tant de mal... du moins j'essaierai de parler de vous sans colère.


Un jour de cet été — ou de l'été suivant, car, dans ce décor toujours pareil, parfois mes souvenirs superposés se confondent — j'entre au salon chercher un livre : elle y était. J'allais me retirer aussitôt ; elle qui, d'ordinaire, semble à peine me voir, m'appelle :

— Pourquoi t'en vas-tu si vite ? Jérôme ! est-ce que je te fais peur ?

Le cœur battant, je m'approche d'elle ; je prends sur moi de lui sourire et de lui tendre la main. Elle garde ma main dans l'une des siennes et de l'autre caresse ma joue.

— Comme ta mère t'habille mal, mon pauvre petit !... Je portais alors une sorte de vareuse à grand col, que ma tante commence de chiffonner.

— Les cols marins se portent beaucoup plus ouverts ! dit-elle en faisant sauter un bouton de ma chemise. — Tiens ! regarde si tu n'es pas mieux ainsi ! — et, sortant son petit miroir, elle attire contre le sien mon visage, passe autour de mon cou son bras nu, descend sa main dans ma chemise entr'ouverte, demande en riant si je suis chatouilleux, pousse plus avant... J'eus un sursaut si brusque que ma vareuse se déchira ; le visage en feu, et, tandis qu'elle s'écriait :

— Fi ! le grand sot ! — je m'enfuis ; je courus jusqu'au fond du jardin ; là, dans un petit citerneau du potager je trempai mon mouchoir, l'appliquai sur mon front, lavai, frottai mes joues, mon cou, tout ce que cette femme avait touché.


Certains jours Lucile Bucolin avait “sa crise”. Cela la prenait tout à coup et révolutionnait la maison. Miss Ashburton se hâtait d'emmener et d'occuper les enfants ; mais on ne pouvait pas, pour eux, étouffer les cris affreux qui partaient de la chambre à coucher ou du salon. Mon oncle s'affolait ; on l'entendait courir dans les couloirs, cherchant des serviettes, de l'eau de cologne, de l'éther ; le soir, à table où ma tante ne paraissait pas encore, il gardait une mine anxieuse et vieillie.

Quand la crise était à peu près passée, Lucile Bucolin appelait ses enfants auprès d'elle ; du moins Robert et Juliette ; jamais Alissa. Ces tristes jours, Alissa s'enfermait dans sa chambre, où parfois son père venait la retrouver ; car il causait souvent avec elle.

Les crises de ma tante impressionnaient beaucoup les domestiques. Un soir que la crise avait été particulièrement forte et que j'étais resté avec ma mère, consigné dans sa chambre d'où l'on percevait moins ce qui se passait au salon, nous entendîmes la cuisinière courir dans les couloirs en criant :

— Que Monsieur descende vite, la pauv' Madame est en train de mourir !

Mon oncle était monté dans la chambre d'Alissa ; ma mère sortit à sa rencontre. Un quart d'heure après, comme tous deux passaient sans y faire attention devant les fenêtres ouvertes de la chambre où j'étais resté, me parvint la voix de ma mère :

— Veux-tu que je te dise, mon ami : tout cela, c'est de la comédie. Et plusieurs fois, séparant les syllabes : De la co-mé-die.


Ceci se passait vers la fin des vacances, et deux ans après notre deuil. Je ne devais plus revoir longtemps ma tante. Mais avant de parler du triste événement qui bouleversa notre famille, et d'une petite circonstance qui, précédant de peu le dénouement, réduisit en pure haine le sentiment complexe et indécis encore que j'éprouvais pour Lucile Bucolin, il est temps que je vous parle de ma cousine.

Qu'Alissa Bucolin fût jolie, c'est ce dont je ne savais m'apercevoir encore ; j'étais requis et retenu près d'elle par un charme autre que celui de la simple beauté. Sans doute elle ressemblait beaucoup à sa mère ; mais son regard était d'expression si différente que je ne m'avisai de cette ressemblance que plus tard. Je ne puis décrire un visage ; les traits m'échappent, et jusqu'à la couleur des yeux ; je ne revois que l'expression presque triste déjà de son sourire et que la ligne de ses sourcils, si extraordinairement relevés au dessus des yeux, écartés de l'œil en grand cercle. Je n'ai vu les pareils nulle part... si pourtant : dans une statuette florentine de l'époque du Dante ; et je me figure volontiers que Béatrix enfant avait des sourcils très largement arqués comme ceux-là. Ils donnaient au regard, à tout l'être, une expression d'interrogation à la fois anxieuse et confiante, — oui, d'interrogation passionnée. Tout, en elle, n'était que question et qu'attente... Je vous dirai comment cette interrogation s'empara de moi, fit ma vie.

Juliette cependant pouvait paraître plus belle ; la joie et la santé posaient sur elle leur éclat ; mais sa beauté, près de la grâce de sa sœur, semblait extérieure et se livrer à tous d'un seul coup. Quant à mon cousin Robert, rien de particulier ne le caractérisait. C'était simplement un garçon à peu près de mon âge ; je jouais avec Juliette et avec lui ; avec Alissa je causais ; elle ne se mêlait guère à nos jeux ; si loin que je replonge dans le passé, je la vois sérieuse, doucement souriante et recueillie. — De quoi causions-nous ? De quoi peuvent causer deux enfants ? Je vais bientôt tâcher de vous le dire ; — mais je veux d'abord, et pour ne plus ensuite reparler d'elle, achever de vous raconter ce qui a trait à ma tante.


Deux ans après la mort de mon père, nous vînmes, ma mère et moi, passer les vacances de Pâques au Hâvre. Nous n'habitions pas chez les Bucolin qui, en ville, étaient assez étroitement logés, mais chez une sœur aînée de ma mère dont la maison était plus vaste. Ma tante Plantier, que je n'avais que rarement l'occasion de voir, était veuve depuis longtemps ; à peine connaissais-je ses enfants, beaucoup plus âgés que moi et de nature très différente. La “Maison Plantier”, comme on disait au Hâvre, n'était pas dans la ville même, mais à mi-hauteur de cette colline qui domine la ville et qu'on appelle “la Côte”. Les Bucolin habitaient près du quartier des affaires ; un raidillon menait assez rapidement de l'une à l'autre maison ; je le dégringolais et le regravissais plusieurs fois par jour.

Ce jour-là je déjeûnai chez mon oncle. Peu de temps après le repas il sortit ; je l'accompagnai jusqu'à son bureau, puis remontai à la maison Plantier chercher ma mère. Là j'appris qu'elle était sortie avec ma tante et ne rentrerait que pour dîner. Aussitôt je redescendis en ville, où il était rare que je pusse librement me promener, encore fort tenu par ma mère. Je gagnai le port, qu'un brouillard de mer rendait morne ; j'errai une heure ou deux sur les quais ; je regardai rentrer des barques, cherchant à me dissimuler mon ennui. Brusquement le désir me saisit d'aller surprendre Alissa, que pourtant je venais de quitter... Je traverse la ville en courant, sonne à la porte des Bucolin ; déjà je m'élançais dans l'escalier. La bonne qui m'a ouvert m'arrête :

— Ne montez pas, Monsieur Jérôme ? ne montez pas : Madame a une crise.

Mais je passe outre : — Ce n'est pas ma tante que je viens voir... La chambre d' Alissa est au troisième étage. Au premier, le salon et la salle à manger ; au second la chambre de ma tante d'où jaillissent des voix ; la porte est ouverte, devant laquelle il faut passer ; un rais de lumière sort de la chambre et coupe le palier et l'escalier ; par crainte d'être vu, j'hésite un instant, me dissimule, et plein de stupeur je vois ceci : Au milieu de la chambre aux rideaux clos, mais où les bougies de deux candélabres répandent une clarté joyeuse, ma tante est couchée sur une chaise longue ; à ses pieds Robert et Juliette ; derrière elle un inconnu jeune homme en brillant uniforme de lieutenant. — La présence de ces deux enfants m'apparaît aujourd'hui monstrueuse ; dans mon innocence d'alors elle me rassura plutôt. — Ils regardent en riant l'inconnu qui répète d'une voix flûtée :

— Bucolin ! Bucolin !... Si j'avais un mouton, sûrement je l'appellerais Bucolin.

Ma tante elle-même rit aux éclats. Je la vois tendre au jeune homme une cigarette qu'il allume et dont elle tire quelques bouffées. La cigarette tombe à terre. Lui s'élance pour la ramasser, feint de se prendre les pieds dans une écharpe, tombe à genoux devant ma tante... A la faveur de ce ridicule jeu de scène, je me glisse sans être vu !


Me voici devant la porte d'Alissa. J'attends un instant. Les rires et les éclats de voix montent de l'étage inférieur ; et peut-être ont-ils couvert le bruit que j'ai fait en frappant, car je n'entends pas de réponse. Je pousse la porte qui cède silencieusement. La chambre est déjà si sombre que je ne distingue pas aussitôt Alissa ; elle est au chevet de son lit, à genoux, tournant le dos à la croisée d'où tombe un jour mourant. Elle se retourne, sans se relever pourtant, quand j'approche, murmure :

— Oh ! Jérôme, pourquoi reviens-tu ?

Je me baisse pour l'embrasser ; son visage est noyé de larmes...

Cet instant décida de ma vie ; je ne puis encore aujourd'hui le remémorer sans angoisse. Sans doute je ne comprenais que bien imparfaitement la cause de la détresse d'Alissa, mais je sentis intensément que cette détresse était beaucoup trop forte pour cette petite âme palpitante, pour ce frêle corps tout secoué de sanglots.

Je restais debout près d'elle, qui restait agenouillée ; je ne savais rien exprimer du transport nouveau de mon cœur ; mais je pressais sa tête contre mon cœur et sur son front mes lèvres par où mon âme s'écoulait. Ivre d'amour, de pitié, d'un indistinct mélange d'enthousiasme, d'abnégation, de vertu, j'en appelais à Dieu de toutes mes forces et m'offrais, ne concevant plus d'autre but à ma vie que d'abriter cette enfant contre la peur, contre le mal, contre la vie. Je m'agenouille enfin plein de prière ; je la réfugie contre moi ; confusément je l'entends dire :

— Jérôme ! ils ne t'ont pas vu n'est-ce pas ? — Oh ! va-t-en vite ! Il ne faut pas qu'ils te voient....

Puis, plus bas encore :

— Jérôme, ne raconte à personne... mon pauvre papa ne sait rien...


Je ne racontai donc rien à ma mère ; mais les interminables chuchotteries que ma tante Plantier tenait avec elle, l'air mystérieux, affairé et peiné de ces deux femmes, le : “Mon enfant va jouer plus loin !” avec lequel elles me repoussaient chaque fois que je m'approchais de leurs conciliabules, tout me montrait qu'elles n'ignoraient pas complètement le secret de la maison Bucolin.

Nous n'étions pas plus tôt rentrés à Paris qu'une dépêche rappelait ma mère au Hâvre : Ma tante venait de s'enfuir.

— Avec quelqu'un ? demandai-je à Miss Ashburton auprès de qui ma mère me laissait.

— Mon enfant, tu demanderas cela à ta mère ; moi je ne peux rien te répondre, disait cette chère vieille amie que cet événement consternait.

Deux jours après nous partions, elle et moi, rejoindre ma mère. C'était un samedi. Je devais retrouver mes cousines le lendemain, au temple, et cela seul occupait ma pensée ; car mon esprit d'enfant attachait une grande importance à cette sanctification de notre revoir. Après tout, je me souciais peu de ma tante, et mis un point d'honneur à ne pas questionner ma mère.


Dans la petite chapelle, il n'y avait ce matin-là pas grand monde. Le pasteur Vautier, sans doute intentionnellement, avait pris pour texte de sa méditation ces paroles du Christ : “Efforcez-vous d'entrer par la porte étroite”.

Alissa se tenait à quelques places devant moi. Je voyais de profil son visage ; je la regardais fixement, avec un tel oubli de moi qu'il me semblait que j'entendais à travers elle ces mots que j'écoutais éperdument. — Mon oncle était à côté de ma mère et pleurait.

Le pasteur avait d'abord lu tout le verset : “Efforcez- vous d'entrer par la porte étroite, car la porte large et le chemin spacieux mènent à la perdition, et nombreux sont ceux qui y passent ; mais étroite est la porte et resserrée la voie qui conduit à la vie, et il en est peu qui la trouvent.” Puis, reprenant avec les divisions du sujet, il parlait d'abord du chemin spacieux... L'esprit perdu, et comme en rêve, je revoyais la chambre de ma tante ; je revoyais ma tante étendue, avenante, riante ; je revoyais le brillant officier rire aussi... et l'idée même du rire, de la joie, se faisait blessante, outrageuse, devenait comme l'odieuse exagération du péché !...

Et nombreux sont ceux qui y passent” reprenait le pasteur Vautier ; puis il peignait et je voyais une multitude parée, riant et s'avançant folâtrement, formant cortège où je sentais que je ne pouvais, que je ne voulais pas trouver place, parce que chaque pas que j'eusse fait avec eux m'aurait écarté d'Alissa. — Et le pasteur ramenait le début du texte, et je voyais cette porte étroite par laquelle il fallait s'efforcer d'entrer. Je me la représentais, dans le rêve où je plongeais, comme une machine à macérer, une sorte de laminoir où je m'introduisais avec effort, avec une douleur extraordinaire où se mêlait pourtant un avant-goût de la félicité du ciel. Et cette porte devenait encore la porte même de la chambre d'Alissa ; pour entrer je me réduisais, me vidais de tout ce qui subsistait en moi d'égoïste... “Car étroite est la voie qui conduit à la vie” continuait le pasteur Vautier — et par delà toute macération, toute tristesse, j'imaginais, je pressentais une autre joie, pure, mystique, séraphique et dont mon âme déjà s'assoiffait. Je l'imaginais, cette joie, comme un chant de violon à la fois presque strident et tendre, comme une flamme aigüe où le cœur d'Alissa et le mien s'épuisaient. Tous deux nous avancions, vêtus de ces vêtements blancs dont nous parlait l'Apocalypse, nous tenant par la main et regardant un même but... Que m'importe si ces rêves d'enfant font sourire ; je les redis sans y changer. La confusion qui peut-être y paraît n'est que dans les mots et dans les imparfaites images pour rendre un sentiment très précis. —

Il en est peu qui la trouvent” achevait le pasteur Vautier. Il expliquait comment trouver la porte étroite... — “Il en est peu...” — Je serais de ceux-là...

J'étais parvenu vers la fin du sermon à un tel état de tension morale, que, sitôt le culte fini, je m'enfuis sans chercher à voir ma cousine — par fierté, voulant déjà mettre mes résolutions (car j'en avais pris) à l'épreuve et pensant la mieux mériter en m'éloignant d'elle aussitôt.

II

Cet enseignement austère trouvait une âme préparée, naturellement dispose au devoir, et que l'exemple de mon père et de ma mère, joint à la discipline puritaine à laquelle ils avaient soumis les premiers élans de mon cœur, achevait d'incliner vers ce que j'entendais appeler : la vertu. Il m'était aussi naturel de me contraindre qu'à d'autres de s'abandonner, et cette rigueur à laquelle on m'asservissait, loin de me rebuter, me flattait. Je quêtais de l'avenir non tant le bonheur que l'effort infini pour l'atteindre, et déjà confondais bonheur et vertu. Sans doute, comme un enfant de quatorze ans, je restais encore indécis, disponible ; mais bientôt mon amour pour Alissa m'enfonça délibérément dans ce sens. Ce fut une brusque illumination intérieure à la faveur de laquelle je pris conscience de moi-même : Je m'apparus replié, mal éclos, plein d'attente, assez peu soucieux d'autrui, médiocrement entreprenant, et ne rêvant d'autres victoires que celles qu'on obtient sur soi-même. J'aimais l'étude ; parmi les jeux ne m'éprenais que pour ceux qui demandent ou recueillement ou effort. Avec les camarades de mon âge, je frayais peu et ne me prêtais à leurs amusements que par affection ou complaisance. Je me liai pourtant avec Abel Vautier qui l'an suivant vint me rejoindre à Paris, dans ma classe. C'était un garçon gracieux, indolent, pour qui je me sentais plus d'affection que d'estime, mais avec qui du moins je pouvais parler du Hâvre et de Fongueusemare vers quoi revolait sans cesse ma pensée.

Quant à mon cousin Robert Bucolin qu'on avait mis pensionnaire au même lycée que nous, mais deux classes au dessous, je ne le retrouvais que les dimanches. S'il n'avait été frère de mes cousines, auquel du reste il ressemblait peu, je n'aurais pris aucun plaisir à le voir.

J'étais alors tout occupé par mon amour et ce ne fut qu'éclairées par lui que ces deux amitiés prirent pour moi quelque importance. Alissa était pareille à cette perle de grand prix dont m'avait parlé l'Evangile ; j'étais celui qui vend tout ce qu'il a pour l'avoir. Si enfant que je fusse encore, ai-je tort de parler d'amour et de nommer ainsi le sentiment que j'éprouvais pour ma cousine ? Rien de ce que je connus ensuite ne me paraît mieux digne de ce nom, — et d'ailleurs, lorsque je devins d'âge à souffrir des plus précises inquiétudes de la chair, mon sentiment ne changea pas beaucoup de nature : je ne cherchai pas plus directement à posséder celle que, tout enfant, je prétendais seulement mériter. Travail, efforts, actions pies, mystiquement j'offrais tout à Alissa, inventant un raffinement de vertu, à lui laisser souvent ignorer ce que je n'avais fait que pour elle. Je m'enivrais ainsi d'une sorte de modestie capiteuse et m'habituais hélas ! consultant peu ma plaisance, à ne me satisfaire à rien qui ne m'eût coûté quelque effort.

Cette émulation n'éperonnait-elle que moi ? Il ne me paraît pas qu'Alissa y fût sensible et fît rien à cause de moi, ou pour moi, qui ne m'efforçais que pour elle. Tout, dans son âme sans apprêt, restait de la plus naturelle beauté. Sa vertu gardait tant d'aisance et de grâce qu'elle semblait un abandon. A cause de son sourire enfantin, la gravité de son regard était charmante ; je revois ce regard si doucement, si tendrement interrogateur se lever et comprends que mon oncle ait, dans son désarroi, cherché près de sa fille aînée soutien, conseil et réconfort. Souvent, dans l'été qui suivit, je le vis causer avec elle. Son chagrin l'avait beaucoup vieilli ; il ne parlait guère aux repas, ou parfois montrait brusquement une sorte de joie de commande, plus pénible que son silence. Il restait à fumer dans son bureau jusqu'à l'heure du soir où venait le retrouver Alissa ; il se faisait prier pour sortir ; elle l'emmenait comme un enfant dans le jardin. Tous deux, descendant l'allée aux fleurs, allaient s'asseoir dans le rond-point, près l'escalier du potager, où nous avions porté des chaises.

Un soir, que je m'attardais à lire, étendu sur le gazon, à l'ombre d'un des grands hêtres pourpres, séparé de l'allée aux fleurs simplement par la haie de lauriers qui empêchait les regards, point les voix, j'entendis Alissa et mon oncle. Sans doute ils venaient de parler de Robert ; mon nom fut alors prononcé par Alissa, et, comme je commençais à distinguer leurs paroles, mon oncle s'écria :

— Oh ! lui, il aimera toujours le travail.

Ecouteur malgré moi, je voulus m'en aller, tout au moins faire quelque mouvement qui leur signalât ma présence ; mais quoi ? tousser ? crier : je suis là ! je vous entends !... et ce fut bien plutôt la gêne et la timidité, que la curiosité d'en entendre davantage qui me tinrent coi. Du reste ils ne faisaient que passer et même je n'entendais que très imparfaitement leurs propos... Mais ils avançaient lentement ; sans doute, comme elle avait accoutumé, Alissa, un léger panier au bras, enlevait les fleurs fanées et ramassait au pied des espaliers les fruits encore verts que les fréquents brouillards de mer faisaient choir. J'entendis sa claire voix :

— Papa, est-ce que mon oncle Palissier était un homme remarquable ?

La voix de mon oncle était sourde et voilée ; je ne distinguai pas sa réponse. Alissa insista :

— Très remarquable, dis ?

De nouveau trop confuse réponse. Puis Alissa de nouveau :

— Jérôme est intelligent, n'est-ce pas ?

Comment n'eussé-je pas tendu l'oreille... mais non, je ne pus rien distinguer. Elle reprit :

— Est-ce que tu crois qu'il deviendra quelqu'un de remarquable ?

Ici la voix de l'oncle se haussa :

— Mais mon enfant je voudrais d'abord savoir ce que tu entends par ce mot. Remarquable ! mais on peut être très remarquable sans qu'il y paraisse, du moins aux yeux des hommes... très remarquable aux yeux de Dieu.

— C'est bien ainsi que je l'entends, dit Alissa.

— Et puis... est-ce qu'on peut savoir ? il est trop jeune... Oui, certainement, il promet beaucoup ; mais cela ne suffit pas pour réussir...

— Qu'est-ce qu'il faut encore ?

— Mais mon enfant, que veux-tu que je te dise ? Il y faut de la confiance, du soutien, de l'amour...

— Qu'appelles-tu du soutien ? interrompit Alissa.

— L'affection et l'estime qui m'ont manqué, répondit tristement mon oncle ; puis leur voix définitivement se perdit.


Au moment de ma prière du soir j'eus des remords de mon indiscrétion involontaire, et me promis de m'en accuser à ma cousine. Peut-être que cette fois la curiosité d'en savoir un peu plus s'y mêlait.

Aux premiers mots que je lui dis le lendemain :

— Mais Jérôme, c'est très mal d'écouter ainsi. Tu devais nous avertir, ou t'en aller.

— Je t'assure que je n'écoutais pas... que j'entendais sans le vouloir... Puis vous ne faisiez que passer. —

— Nous marchions lentement.

— Oui, mais je n'entendais qu'à peine. J'ai cessé de vous entendre aussitôt... Dis, que t'a répondu mon oncle quand tu lui as demandé ce qu'il fallait pour réussir ?

— Jérôme, dit-elle en riant — tu l'as parfaitement entendu ! tu t'amuses à me le faire redire.

— Je t'assure que je n'ai entendu que le commencement,... quand il parlait de confiance et d'amour.

— Il a dit après qu'il fallait beaucoup d'autres choses.

— Mais toi, qu'est-ce que tu avais répondu ? Elle devint tout à coup très grave : —

— Quand il a parlé de soutien dans la vie, j'ai répondu que tu avais ta mère.

— Oh ! Alissa, tu sais bien que je ne l'aurai pas toujours... Et puis ce n'est pas la même chose...

Elle baissa le front :

— C'est aussi ce qu'il m'a répondu.

Je lui pris la main en tremblant.

— Tout ce que je serai plus tard, c'est pour toi que je le veux être.

— Mais Jérôme, moi aussi je peux te quitter. —

Mon âme entrait dans mes paroles :

— Moi, je ne te quitterai jamais.

Elle haussa un peu les épaules :

— N'es-tu pas assez fort pour marcher seul ! C'est tout seul que chacun de nous doit gagner Dieu.

— Mais c'est toi qui me montres la route.

— Pourquoi veux-tu chercher un autre guide que le Christ ?... Crois-tu que nous soyons jamais plus près l'un de l'autre que lorsque chacun de nous deux, oubliant l'autre, nous prions Dieu.

— Oui, de nous réunir, interrompis-je ; c'est ce que je lui demande chaque matin et chaque soir.

— Est-ce que tu ne comprends pas ce que peut être la communion en Dieu ?

— Je le comprends de tout mon cœur : c'est se retrouver éperdûment dans une même chose adorée. Il me semble que c'est précisément pour te retrouver que j'adore ce que je sais que tu adores aussi.

— Ton adoration n'est point pure.

— Ne m'en demande pas trop. Je ferais fi du ciel si je ne devais pas t'y retrouver.

Elle mit un doigt sur ses lèvres et un peu solennellement :

Recherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice.


En transcrivant nos paroles, je sens bien qu'elles paraîtront peu enfantines à ceux qui ne savent pas combien sont volontiers graves les propos de certains enfants. Qu'y puis-je ? Chercherai-je à les excuser ? — Pas plus que je ne veux les farder pour les faire paraître plus naturelles.

Nous nous étions procuré les Evangiles dans le texte de la Vulgate et en savions par cœur de longs passages. Sous prétexte d'aider son frère, Alissa avait appris avec moi le latin ; mais plutôt, je suppose, pour continuer de me suivre dans mes lectures. Et, certes, à peine osais-je prendre goût à une étude où je savais qu'elle ne m'accompagnerait pas. Si cela m'empêcha parfois, ce ne fut pas, comme on pourrait croire, en arrêtant l'élan de mon esprit ; au contraire il me semblait qu'elle me précédât partout librement. Mais mon esprit choisissait ses voies selon elle, et ce qui nous occupait alors, ce que nous appelions : la pensée, n'était souvent qu'un prétexte à quelque communion plus savante, qu'un déguisement du sentiment, qu'un revêtement de l'amour.


Ma mère avait pu s'inquiéter d'abord d'un sentiment dont elle ne mesurait pas encore la profondeur ; mais à présent qu’elle sentait ses forces décliner elle aimait à nous réunir dans un même embrassement maternel. La maladie de cœur dont elle souffrait depuis longtemps lui causait de plus en plus fréquents malaises. Au cours d’une crise particulièrement forte, elle me fît approcher d’elle :

— Mon pauvre petit, tu vois que je vieillis beaucoup, me dit-elle ; un jour je te laisserai tout brusquement.

Elle se tut, très oppressée. Irrésistiblement, alors, je m’écriai, ce qu’il semblait qu’elle attendît que je lui disse :

— Maman,… tu sais que je veux épouser Alissa. Et ma phrase faisait suite sans doute à ses plus intimes pensées, car elle reprit aussitôt :

— Oui ; c’est de cela que je voulais te parler, mon Jérôme.

— Maman ! dis-je en sanglotant : tu crois qu’elle m’aime, n’est-ce pas !

— Oui, mon enfant. Elle répéta plusieurs fois, tendrement : Oui, mon enfant. — Elle parlait péniblement. Elle ajouta : Il faut laisser faire au Seigneur. Puis, comme j’étais incliné près d’elle, elle posa sa main sur ma tête et dit encore :

— Que Dieu vous garde, mes enfants ! Que Dieu vous garde tous les deux. — Puis tomba dans une sorte d’assoupissement dont je ne cherchai pas à la sortir.

Cette conversation ne fut jamais reprise ; le lendemain ma mère se sentit mieux ; je repartis pour mes cours, et le silence se referma sur cette demi confidence. Du reste qu’eussé-je appris davantage ? Qu’Alissa m’aimât, je n’en pouvais douter un instant. Et quand je l’eusse fait jusqu’alors, le doute eût disparu pour jamais de mon cœur lors du triste évènement qui suivit.

Ma mère s'éteignit très doucement un soir entre Miss Ashburton et moi. La dernière crise qui l'enleva ne semblait d'abord pas plus forte que les précédentes ; elle ne prit un caractère alarmant que vers la fin, avant laquelle aucun de nos parents n'eut le temps d'accourir. C'est près de la vieille amie de ma mère que je restai à veiller la chère morte la première nuit. J'aimais profondément ma mère et m'étonnais malgré mes larmes de ne point sentir en moi de tristesse ; lorsque je pleurais c'était en m'apitoyant sur Miss Ashburton qui voyait son amie, plus jeune qu'elle de beaucoup d'années, la précéder ainsi devant Dieu. Mais la secrète pensée que ce deuil allait précipiter vers moi mon amie dominait immensément mon chagrin.

Le lendemain arriva mon oncle. Il me tendit une lettre de sa fille qui ne vint, avec ma tante Plantier, que le jour suivant.


... Jérôme, mon ami, mon frère, combien je me désole de n'avoir pu lui dire avant sa mort les quelques mots que lui eussent donné ce grand contentement quelle attendait. A présent, qu'elle me pardonne ! et que Dieu seul nous guide tous deux désormais ! Adieu mon pauvre ami. Je suis plus tendrement que jamais, ton

Alissa.


Qu'eût pu signifier cette lettre ? Quels étaient donc ces mots qu'elle se désolait de n'avoir pas prononcés, sinon ceux par lesquels elle eût engagé notre avenir ? — J'étais si jeune encore que je n'osais pourtant demander aussitôt sa main. Du reste, avais-je besoin de sa promesse ? N'étions-nous pas déjà comme fiancés ? Notre amour n'était plus un secret pour nos proches ; mon oncle, pas plus que ma mère n'y apportait d'obstacles : au contraire, il me traitait déjà comme son fils.

Les vacances de Pâques qui vinrent quelques jours après, je les passai au Hâvre, logeant chez ma tante Plantier, et prenant presque tous mes repas chez mon oncle Bucolin.

Ma tante Félicie Plantier était la meilleure des femmes, mais ni mes cousines ni moi n'avions avec elle grande intimité. Un affairement continu l'essouflait ; ses gestes étaient sans douceur ; sa voix sans mélodie ; elle nous bousculait de caresses, prise, à n'importe quel moment du jour, d'un besoin d'effusion subit où son affection pour nous débordait. Mon oncle Bucolin l'aimait beaucoup, mais rien qu'au son de sa voix lorsqu'il lui parlait, il nous était aisé de sentir combien il avait préféré ma mère.

— Mon pauvre enfant, commença-t-elle, un soir, je ne sais ce que tu as l'intention de faire cet été, mais j'attendrai de connaître tes projets avant de décider de ce que je ferai moi-même ; si je peux t'être utile...

— Je n'y ai pas encore beaucoup pensé, lui répondis-je. Peut-être essaierai-je de voyager.

Elle reprit : — Tu sais que chez moi comme à Fongueusemare tu seras toujours bienvenu. Tu feras plaisir à ton oncle et à Juliette en allant là-bas...

— Vous voulez dire à Alissa.

— C'est vrai ! Pardon... Croirais-tu que je m'étais figuré que c'était Juliette que tu aimais ! jusqu'à ce que ton oncle m'eût parlé... il n'y a pas un mois... Tu sais, moi, je vous aime bien, mais je ne vous connais pas beaucoup ; j'ai si peu l'occasion de vous voir !... et puis je ne suis guère observatrice ; je n'ai pas le temps de m'arrêter à regarder ce qui ne me regarde pas. C'est toujours avec Juliette que je t'avais vu jouer... j'avais pensé... elle est si jolie, si gaie.

— Oui, je joue encore volontiers avec elle ; mais c'est Alissa que j'aime...

— Très bien ! très bien ; libre à toi... moi, tu sais, autant dire que je ne la connais pas ; elle parle moins que sa sœur ; je pense que, si tu l'as choisie, tu as eu quelque bonne raison pour cela.

— Mais ma tante je n'ai pas choisi de l'aimer et je ne me suis jamais demandé quelles raisons j'avais de...

— Ne te fâche pas, Jérôme ; moi je te parle sans malice... Tu m'as fait oublier ce que je voulais te dire... Ah ! voici : Je pense bien entendu que tout cela finira par un mariage ; mais à cause de ton deuil tu ne peux pas te fiancer déjà, décemment... et puis, tu es encore bien jeune... J'ai pensé que ta présence à Fongueusemare à présent que tu y serais sans ta mère, pourrait être mal vue...

— Mais ma tante c'est précisément pour cela que je parlais de voyager.

— Oui. Eh bien ! mon enfant j'ai pensé que ma présence à moi pourrait faciliter les choses et je me suis arrangée de manière à être libre une partie de l'été.

— Pour peu que je l'en eusse priée, Miss Ashburton serait venue volontiers.

— Je sais déjà qu'elle viendra. Mais cela ne suffit pas ! J'irai également... Oh ! je n'ai pas la prétention de remplacer près de vous ta pauvre mère — ajouta-t-elle, en sanglotant subitement. Mais je m'occuperai du ménage — et enfin ni toi, ni ton oncle, ni Alissa n'aurez à vous sentir gênés.


Ma tante Félicie s'abusait sur l'efficacité de sa présence. A vrai dire nous ne fûmes gênés que par elle. Ainsi qu'elle l'avait annoncé elle s'installa, dès Juillet, à Fongueusemare où Miss Ashburton et moi ne tardâmes pas à la rejoindre. Sous prétexte d'aider Alissa dans les soins de la maison, elle emplissait cette maison si tranquille d'une rumeur continue. L'empressement qu'elle mettait à nous être agréable et, comme elle disait, à “faciliter les choses”, était si épais que nous restions le plus souvent Alissa et moi contraints et quasi muets devant elle. Elle dut nous trouver bien froids... — Et quand nous ne nous serions pas tus, aurait-elle pu comprendre la nature de notre amour ? — Le caractère de Juliette, par contre, s'accomodait assez de cette exubérance ; et peut-être quelque ressentiment gênait-il mon affection pour ma tante, à la voir manifester pour la cadette de ses nièces une prédilection très marquée.

Un matin, après l'arrivée du courrier elle me fit venir :

— Mon pauvre Jérôme, je suis absolument désolée ; ma fille est souffrante et m'appelle ; je vais être forcée de vous quitter...

Gonflé d'inutiles scrupules j'allai trouver mon oncle, ne sachant plus si j'oserais rester à Fongueusemare après le départ de ma tante. Mais dès les premiers mots :

— Qu'est-ce que ma pauvre sœur vient encore imaginer pour compliquer les choses les plus naturelles. Eh ! pourquoi nous quitterais-tu, Jérôme ? s'écria-t-il. N'es-tu pas déjà presque mon enfant ?

Ma tante n'était guère restée à Fongueusemare que quinze jours. Dès qu'elle fut partie, la maison put se recueillir ; cette sérénité de nouveau l'habita qui ressemblait beaucoup au bonheur. Mon deuil n'avait pas assombri, mais comme aggravé notre amour. Une vie au monotone cours commença où, comme en un milieu très sonore, le moindre mouvement de nos cœurs s'entendait.

Quelques jours après le départ de ma tante, un soir, à table, nous parlâmes d'elle — je me souviens :

— Quelle agitation ! disions-nous. Se peut-il que les flots de la vie ne laissent pas plus de répit à son âme ? Belle apparence de l'amour que devient ici ton reflet ?... Car nous nous souvenions du mot de Goethe qui, parlant de Mme de Stein, écrivait : “Il serait beau de voir se réfléchir le monde dans cette âme”. Et nous établissions aussitôt je ne sais quelles hiérarchies, estimant au plus haut les facultés contemplatives. Mon oncle, qui s'était tu jusqu'alors, nous reprit en souriant tristement :

— Mes enfants, dit-il, — même brisée Dieu reconnaîtra son image. Gardons-nous de juger les hommes d'après un seul moment de leur vie. Tout ce qui vous déplaît en ma pauvre sœur elle le doit à des événements que je connais trop pour pouvoir la critiquer aussi sévèrement que vous faites. Il n'y a pas qualité si plaisante de la jeunesse qui ne puisse, à vieillir, se gâter. Ce que vous appelez : agitation, chez Félicie, n'était d'abord qu'élan charmant, prime-saut, abandon à l'instant et grâce... Nous n'étions pas bien différents, je vous assure, de ce que vous paraissez aujourd'hui. J'étais assez pareil à toi, Jérôme ; plus peut-être que je ne le sais. Félicie ressemblait beaucoup à ce qu'est à présent Juliette... oui, physiquement même — et brusquement je la retrouve, ajouta-t-il en se tournant vers sa fille, dans certains éclats de ta voix ; elle avait ton sourire — et ce geste, qu'elle a bientôt perdu, de rester, comme toi, parfois, sans rien faire, assise, les coudes en avant, le front buté dans les doigts croisés de ses mains.

Miss Ashburton se tourna vers moi et presque à voix basse :

— Ta mère, c'est Alissa qui la rappelle.


L'été, cette année, fut splendide. Tout semblait pénétré d'azur. Notre ferveur triomphait du mal, de la mort ; l'ombre reculait devant nous. Chaque matin j'étais éveillé par ma joie ; je me levais dès l'aurore, à la rencontre du jour m'élançais... Quand je rêve à ce temps, je le revois plein de rosée. Juliette, plus matinale que sa sœur qui prolongeait très tard ses veillées, descendait avec moi dans le jardin. Entre sa sœur et moi elle se faisait messagère ; je lui racontais interminablement notre amour et elle ne semblait pas se lasser de m'entendre. Je lui disais ce que je n'osais dire à Alissa, devant qui, par excès d'amour, je devenais craintif et contraint. Alissa semblait se prêter à ce jeu, s'amuser que je parlasse si gaiement à sa sœur, ignorant ou feignant d'ignorer qu'au demeurant nous ne parlions que d'elle.

O feinte exquise de l'amour, de l'excès même de l'amour, par quel secret chemin tu nous menas du rire aux pleurs et de la plus naïve joie à l'exigence de la vertu !


L'été fuyait si pur, si lisse que, de ses glissantes journées ma mémoire aujourd'hui ne peut presque rien retenir. Les seuls événements étaient des conversations, des lectures...

— J'ai fait un triste rêve, me dit Alissa au matin d'un de mes derniers jours de vacances. Je vivais et tu étais mort. Non ; je ne te voyais pas mourir. Simplement il y avait ceci : tu étais mort. C'était affreux ; c'était tellement impossible que j'obtenais que simplement tu sois absent. Nous étions séparés et je sentais qu'il y avait moyen de te rejoindre ; je cherchais comment, et pour y arriver j'ai fait un tel effort que cela m'a réveillée.

Ce matin, je crois que je restais sous l'impression de ce rêve ; c'était comme si je le continuais. Il me semblait encore que j'étais séparée de toi, que j'allais rester séparée de toi longtemps, longtemps — et très bas elle ajouta : toute ma vie — et que toute la vie il faudrait faire un grand effort...

— Pourquoi ?

— Chacun, un grand effort pour nous rejoindre.

Je ne prenais pas au sérieux ou craignais de prendre au sérieux ses paroles. Comme pour y protester, mon cœur battant beaucoup, dans un soudain courage je lui dis :

— Eh bien moi, ce matin, j'ai rêvé que j'allais t'épouser si fort que rien, rien ne pourrait nous séparer — que la mort.

— Tu crois que la mort peut séparer ? reprit-elle.

— Je veux dire...

— Je pense qu'elle peut rapprocher au contraire... oui, rapprocher ce qui a été séparé pendant la vie.

Tout cela entrait en nous si avant, que j'entends encore jusqu'à l'intonation de nos paroles. Pourtant je ne compris toute leur gravité que plus tard. LA PORTE ETROITE 73

L'été fuyait. Déjà la plupart des champs étaient vides, où la vue plus inespérément s'étendait. La veille, non : l'avant-veille de mon départ, au soir, je descendais avec Juliette vers le bosquet du bas-jardin.

— Qu'est-ce que tu récitais hier à Alissa ? me dit-elle.

— Quand donc ?

— Sur le banc de la marnière, quand nous vous avions laissés derrière nous. . .

— Ah !... quelques vers de Baudelaire, je crois.

— Lesquels ?... Tu ne veux pas me le dire ?...

— Bientôt nous plongerons sous les froides ténèbres commençai-je d'assez mauvaise grâce ; mais elle, m'inter- rompant aussitôt, continua d'une voix tremblante et changée :

— Adieu ! vive clarté de nos étés trop courts !

— Eh quoi ! tu les connais ? m'écriai-je extrêmement surpris. Je croyais que tu n'aimais pas les vers...

— Pourquoi donc ? Est-ce parce que tu ne m'en récites pas ? dit-elle en riant, mais un peu contrainte... Par moments tu semblés me croire complètement stupide.

— On peut être très intelligent et n'aimer pas les vers. Jamais je ne t'en ai entendu dire ou tu ne m'as demandé d'en réciter.

— Parce que Alissa s'en charge... Elle se tut quel- ques instants, puis brusquement :

— C'est après-demain que tu pars ?

— Il le faut bien.

— Qu'est-ce que tu vas faire cet hiver ?

— Ma première année de Normale.

— Quand penses-tu épouser Alissa ?

— Pas avant mon service militaire. Pas même avant

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de savoir un peu mieux ce que je veux faire ensuite.

— Tu ne le sais donc pas encore ?

— Je ne veux pas encore le savoir. Trop de choses m'intéressent. Je diffère le plus que je peux le moment où il me faudra choisir et ne plus faire que cela.

— Est-ce aussi la crainte de te fixer qui te fait différer tes fiançailles ?

Je haussai les épaules sans répondre. Elle insista :

— Alors qu'est-ce que vous attendez pour vous fian- cer ? Pourquoi est-ce que vous ne vous fiancez pas tout de suite ?

— Mais pourquoi nous fiancerions-nous ? Ne nous suffit-il pas de savoir que nous sommes et que nous resterons l'un à l'autre, sans que le monde en soit informé. S'il me plaît d'engager toute ma vie pour elle, trouverais- tu plus beau que je lie mon amour par des promesses ? Pas moi. Des voeux me sembleraient une injure à l'amour... Je ne désirerais me fiancer que si je me défiais d'elle.

— Ce n'est pas d'elle que je me défie...

Nous marchions lentement. Nous étions parvenus à ce point du jardin d'où j'avais naguère involontairement entendu la conversation qu'Alissa avait eue avec son père. Il me vint brusquement à la pensée que peut-être Alissa, que j'avais vue sortir dans le jardin, était assise dans le rond-point et qu'elle pouvait également bien nous enten- dre ; la possibilité de lui faire écouter ce que je n'osais lui dire directement me séduisit aussitôt ; amusé par mon artifice, haussant la voix :

— Oh ! m'écriai-je, avec cette exaltation un peu pom- peuse de mon âge, et prêtant trop d'attention à mes

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paroles pour entendre à travers celles de Juliette tout ce qu'elle ne disait pas... Oh ! si seulement nous pouvions, nous penchant sur l'âme qu'on aime, voir en elle, comme en un miroir, quelle image nous y posons ! lire en autrui comme en nous-mêmes, mieux qu'en nous-mêmes ! Quelle tranquillité dans la tendresse ! Quelle sécurité dans l'action ! Quelle pureté dans l'amour !...

J'eus la fatuité de prendre pour un effet de mon mé- diocre lyrisme le trouble de Juliette. Elle cacha brusque- ment sa tête sur mon épaule :

— Jérôme ! Jérôme ! Je voudrais être sûre que tu la rendras heureuse ! Si par toi aussi elle devait souffrir, je crois que je te détesterais.

— Mais Juliette, m'écriai-je, l'embrassant et relevant son front, — je me détesterais moi-même. Si tu savais !... mais c'est pour mieux ne commencer qu'avec elle ma vie que je ne veux pas encore décider de ma carrière ; mais je suspens tout mon avenir après elle ! mais, tout ce que je pourrais être sans elle, je n'en veux pas...

— Qu'est-ce qu'elle dit lorsque tu lui parles de cela ?

— Mais je ne lui parle jamais de cela ! Jamais ; c'est aussi pour cela que nous ne nous fiançons pas encore ; jamais il n'est question de mariage entre nous, ni de ce que nous ferons ensuite. — O Juliette ! La vie avec elle m'apparaît tellement belle que je n'ose pas. . . comprends-tu cela ? que je n'ose pas lui en parler.

— Tu veux que le bonheur la surprenne.

— Non ; ce n'est pas cela. Mais j'ai peur... de lui faire peur, comprends-tu ?... J'ai peur que cet immense bonheur que j'entrevois, l'effraie ? — Un jour, je lui ai parlé de voyage ; je lui ai demandé si elle souhaitait

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voyager. Elle m'a dit qu'elle ne souhaitait rien, et qu'il lui suffisait de savoir que ces pays existaient, qu'ils étaient beaux, qu'il était permis à d'autres d'y aller

— Toi, Jérôme, tu désires voyager ?

— Partout ! La vie tout entière m'apparaît comme un long voyage — avec elle, à travers les livres, les hommes, les pays... Songes-tu à ce que signifient ces mots : Lever l'ancre. ?

— Oui ; j'y pense souvent, murmura-t-elle ; mais moi qui l'écoutais à peine et qui laissais tomber à terre ses paroles comme de pauvres oiseaux blessés, je reprenais :

— Partir la nuit ; se réveiller dans l'éblouissement de l'aurore ! se sentir tous deux seuls sur l'incertitude des flots. . .

— Et l'arrivée dans un port que tout enfant déjà l'on avait regardé sur les cartes; où tout est inconnu... Je t'imagine passant sur la passerelle, descendant du bateau, avec Alissa appuyée à ton bras.

— Nous irions vite à la poste, ajoutai-je en riant, réclamer la lettre que Juliette nous aurait écrite. . .

— De Fongueusemare où elle serait restée, et qui vous apparaîtrait tout petit, tout triste et tout loin...

Sont-ce là précisément ses paroles ? je ne puis l'affirmer, car, je vous le dis, j'étais si plein de mon amour qu'à peine entendais-je, auprès, quelque autre expression que la sienne.

Nous arrivions près du rond-point; nous allions revenir sur nos pas, quand, sortant de l'ombre, Alissa se montra tout à coup. Elle était si pâle que Juliette se récria.

— En effet, je ne me sens pas très bien, balbutia hâti- vement Alissa. L'air est frais. Je crois que je ferais mieux

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de rentrer. Et tout aussitôt nous quittant, elle s'en re- tourna d'un pas rapide, vers la maison.

— Elle a entendu tout ce que nous disions, s'écria Juliette dès qu'Alissa se fut un peu éloignée.

— Mais nous n'avons rien dit qui puisse la peiner. Au contraire...

— Laisse-moi, dit-elle en s'élançant à la poursuite de sa sœur.

Cette nuit, je ne pus dormir. Alissa avait paru au dîner, puis s'était retirée aussitôt après, se plaignant de migraine. Qu'avait-elle entendu de notre conversation ? Et je me remémorais inquiètement nos paroles. Puis je songeais que peut-être j'avais eu tort, marchant trop près de Juliette, d'abandonner mon bras autour d'elle ; mais c'était habitude d'enfant; et maintes fois déjà Alissa nous avait vus marchant ainsi. Ah ! triste aveugle que j'étais, cherchant mes torts en tâtonnant, de ne savoir songer un instant que les paroles de Juliette, que j'avais si mal écoutées et dont je me souvenais si mal, Alissa les avait peut-être mieux entendues. N'importe ! égaré par mon inquiétude, épouvanté à l'idée qu'Alissa pût douter de moi et n'imaginant pas d'autre péril, je me résolus, malgré ce que j'en avais pu dire à Juliette, et peut-être impressionné par ce qu'elle m'en avait dit, je me résolus à vaincre mes scrupules, mon appréhension et à me fiancer le lendemain.

C'était la veille de mon départ. Je pouvais attribuer à cela sa tristesse. Il me parut qu'elle m'évitait. Le jour passait sans que j'eusse pu la rencontrer seule ; la crainte

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de devoir partir avant de lui avoir parlé me poussa jusque dans sa chambre peu d'instants avant le dîner ; elle met- tait un collier de corail et pour l'attacher levait les bras et se penchait, tournant le dos à la porte et regardant, par dessus son épaule, dans un miroir entre deux flam- beaux allumés. C'est dans le miroir qu'elle me vit d'abord et qu'elle continua de me regarder quelques instants, sans se retourner.

— Tiens ! Ma porte n'était donc pas fermée, dit-elle.

— J'ai frappé — tu n'as pas répondu. Alissa — tu sais que je pars demain ?

Elle ne répondit rien mais posa sur la cheminée le collier qu'elle ne parvenait pas à mettre. Le mot : fian- çailles me paraissait trop nu, trop brutal ; j'employai je ne sais quelle périphrase à la place. Dès qu'Alissa me comprit, il me parut qu'elle chancela, s'appuya contre la cheminée... mais j'étais moi-même si tremblant que craintivement j'évitais de regarder vers elle.

J'étais près d'elle et sans lever les yeux lui pris la main; elle ne se dégagea pas, mais inclinant un peu son visage et soulevant un peu ma main, elle y posa ses lèvres et murmura, appuyée à demi contre moi :

— Non, Jérôme ; non ; ne nous fiançons pas, je t'en

prie Mon cœur battait si fort que je crois qu'elle le

sentit ; elle reprit plus tendrement : — Non ; pas en- core...

Et comme je lui demandais :

— Pourquoi ?

— Mais c'est moi qui peux te demander : Pourquoi — pourquoi changer ? —

Je n'osais lui parler de la conversation de la veille, mais

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sans doute elle sentit que j'y pensais, et, comme une réponse à ma pensée dit en me regardant fixement :

— Tu te méprends, mon ami : je n'ai pas besoin de tant de bonheur. Ne sommes-nous pas heureux ainsi ?

Elle s'efforçait en vain à sourire.

— Non, puisque je dois te quitter.

— Ecoute Jérôme, je ne puis te parler ce soir... Ne gâtons pas nos derniers instants... Non ; non. Je t'aime autant que jamais ; rassure-toi. Je t'écrirai ; je t'expli- querai. Je te promets de t'écrire, dès demain... dès que tu seras parti. — Va maintenant ! Tiens, voici que je pleure... laisse moi.

Elle me repoussait, m'arrachait d'elle doucement — et ce furent là nos adieux, car ce soir je ne pus plus rien lui dire, et le lendemain, au moment de mon départ elle s'enferma dans sa chambre. Je la vis à sa fenêtre me faire signe d'adieu en regardant la voiture qui m'emportait s'éloigner.

III.

Je n'avais presque pas pu voir Abel Vautier cette année ; devançant l'appel il s'était engagé, tandis que je préparais ma licence en redoublant une rhétorique. De deux ans moins âgé qu'Abel, j'avais pu obtenir de remet- tre mon service à la sortie de l'Ecole Normale où tous deux nous devions entrer cette année.

Nous nous revîmes avec plaisir. Au sortir de l'armée il avait voyagé plus d'un mois. Je craignais de le trouver changé ; simplement il avait pris plus d'assurance mais sans rien perdre de sa séduction. L'après-midi qui précéda la rentrée et que nous passâmes au Luxembourg, je ne

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pus retenir ma confidence et lui parlai longuement de mon amour que du reste il connaissait déjà. Il avait cette année acquis quelque pratique des femmes, ce qui lui permettait un air de supériorité un peu fate mais dont je ne m'offensais point. Il me plaisanta pour ce que je n'avais pas su poser mon dernier mot, comme il disait, émettant en axiome qu'il ne faut jamais laisser une femme se ressaisir. Je le laissais dire, mais pensais que ses excel- lents arguments n'étaient bons ni pour moi ni pour elle et qu'il montrait tout simplement qu'il ne nous compre- nait pas bien.

Le lendemain de notre arrivée, je reçus cette lettre :

Mon cher "Jérôme,

y ai beaucoup réfléchi à ce que tu me proposais, (ce que je proposais ! appeler ainsi nos fiançailles !) J'ai peur a" être trop âgée pour toi. Cela ne te paraît peut-être pas encore parce que tu n'as pas encore eu l'occasion de voir d'autres femmes ; mais je songe à ce que je souffrirais plus tard, après m 1 être donnée à toi, si je vois que je ne puis plus te plaire. Tu vas findigner beaucoup, sans doute, en me lisant ; je crois entendre tes protestations ; pourtant je ne mets pas en doute ton amour : simplement je te demande d'attendre encore que tu sois un peu plus avancé dans la vie.

Comprends que je ne parle ici que pour toi-même, car pour moi je crois bien que je ne pourrai jamais cesser de f aimer

Alissa.

Cesser de nous aimer ! Mais pouvait-il être question de cela ! — J'étais encore plus étonné qu'attristé ; mais si bouleversé que je courus aussitôt montrer cette lettre à Abel.

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— Eh bien ! que comptes-tu faire ? dit celui-ci, après avoir lu la lettre en hochant la tête et les lèvres serrées.

Je soulevai les bras, plein d'incertitude et de désolation.

— J'espère au moins que tu ne vas pas répondre ! Quand on commence à discuter avec une femme, on est perdu... Ecoute : en couchant au Havre samedi, nous pouvons être à Fongueusemare dimanche matin et rentrer ici pour le premier cours de lundi. Je n'ai pas revu tes parents depuis mon service ; c'est un prétexte suffisant et qui me fait honneur. Si Alissa voit que ce n'est qu'un prétexte, tant mieux ! Je m'occuperai de Juliette pendant que tu causeras avec sa soeur. Tu tâcheras de ne pas faire l'enfant... A vrai dire, il y a dans ton histoire quelque chose que je ne m'explique pas bien ; tu n'as pas dû tout me raconter... N'importe! J'éclaircirai ça... Surtout n'annonce pas notre arrivée : il faut surprendre ta cousine et ne pas lui laisser le temps de s'armer.

Le coeur me battait fort en poussant la barrière du jardin. Juliette aussitôt vint à notre rencontre en courant. Alissa, occupée à la lingerie, ne se hâta pas de descendre. Nous causions avec mon oncle et Miss Ashburton lors- qu'enfin elle entra dans le salon. Si notre brusque arrivée la troubla, du moins sut-elle n'en rien laisser voir ; je pensais à ce que m'avait dit Abel et que c'était précisé- ment pour s'armer contre moi qu'elle était restée si long- temps sans paraître. L'extrême animation de Juliette faisait paraître encore plus froide sa réserve. Je sentis qu'elle désapprouvait mon retour; du moins cherchait-elle dans son air à exagérer une désapprobation derrière laquelle je n'osais chercher une secrète émotion plus vive.

6

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Assise assez loin de nous, dans un coin, près d'une fenêtre, elle paraissait toute absorbée dans un ouvrage de broderie dont elle repérait les points en remuant les lèvres. Abel parlait ; heureusement ! car, pour moi, je ne m'en sentais pas la force, et sans les récits qu'il faisait de son année de service et de son voyage, les premiers in- stants de ce revoir eussent été mornes. Mon oncle lui- même semblait particulièrement soucieux.

Sitôt après le déjeûner Juliette me prit à part et m'en- traîna dans le jardin ;

— Figure-toi qu'on me demande en mariage ! s'écria- t-elle dès que nous fûmes seuls. La tante Félicie a écrit hier à Papa pour lui faire part des avances d'un viticul- teur de Nimes ; quelqu'un de très bien, afErme-t-elle, qui s'est épris de moi, pour m'avoir rencontrée quelque- fois dans le monde ce printemps.

— Tu l'as remarqué, ce monsieur ? interrogeai-je avec une involontaire hostilité pour le prétendant.

— Oui, je vois bien qui c'est. Une espèce de Don Quichotte bon enfant, sans culture, très laid, très vul- gaire, assez ridicule et devant qui la tante ne pouvait garder son sérieux.

— Est-ce qu'il a... des chances ? dis-je, sur un ton moqueur.

— Voyons, Jérôme! Tu plaisantes! Un négociant!... Si tu l'avais vu, tu ne m'aurais pas posé la question.

— Et... qu'est-ce que mon oncle a répondu ?

— Ce que j'ai répondu moi-même : que j'étais trop jeune pour me marier... Malheureusement, ajouta-t-elle en riant, ma tante avait prévu l'objection ; dans un post- scriptum elle dit que Monsieur Edouard Teissières, c'est

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son nom, consent à attendre, qu'il se déclare aussitôt simplement pour " prendre rang "... c'est absurde ; mais qu'est-ce que tu veux que j'y fasse ? Je ne peux pourtant pas lui faire dire qu'il est trop laid !

— Non, mais que tu ne veux pas épouser un viticul- teur.

Elle haussa les épaules :

— Ce sont des raisons qui n'ont pas cours dans l'esprit de ma tante... Laissons cela. — Alissa t'a écrit ?

Elle parlait avec une volubilité extrême et semblait dans une grande agitation. Je lui tendis la lettre d'Alissa qu'elle lut en rougissant beaucoup. Je crus distinguer un accent de colère dans sa voix quand elle me demanda:

— Alors qu'est-ce que tu vas faire ?

— Je ne sais plus. A présent que je suis ici, je sens que j'aurais plus facilement fait d'écrire, et je me repro- che déjà d'être venu. Tu comprends ce qu'elle a voulu dire ?

— Je comprends qu'elle veut te laisser libre.

— Mais est-ce que j'y tiens, moi, à ma libtrté !... Et tu comprends pourquoi elle m'écrit cela ?

Elle me répondit : Non, si sèchement que, sans du tout pressentir la vérité, du moins me persuadai-je dès cet instant que Juliette n'en était peut-être pas ignorante. — Puis brusquement, tournant sur elle-même à un détour de l'allée que nous suivions :

— A présent laisse-moi. Ce n'est pas pour causer avec moi que tu es venu. Nous sommes depuis bien trop long- temps ensemble.

Elle s'enfuit en courant vers la maison et un instant après je l'entendis au piano.

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Quand je rentrai dans le salon, elle causait, sans s'ar- rêter de jouer mais indolemment à présent et comme improvisant au hasard, avec Abel qui était venu la rejoindre. Je les laissai : J'errai assez longtemps dans le jardin à la recherche d'Alissa.

Elle était au fond du verger, cueillant au pied d'un mur bas les premiers chrysanthèmes qui mêlaient leur parfum à celui des feuilles mortes de la hêtraie. L'air était saturé d'automne. Le soleil ne tiédissait plus qu'à peine les espaliers mais le ciel était orientalement pur. Elle avait le visage encadré, caché presque au fond d'une grande coiffe zélandaise qu'Abel lui avait rapportée de voyage et qu'elle avait mise aussitôt. Elle ne se retourna pas d'abord à mon approche, mais un léger tressaillement qu'elle ne put réprimer m'avertit qu'elle avait reconnu mon pas ; et déjà je me raidissais, m'encourageais contre ses reproches et la sévérité qu'allait faire peser sur moi son regard. Mais lorsque je fus assez près et que déjà, craintivement, je ralentissais mon allure, elle, sans d'abord tourner le front vers moi, mais le gardant baissé comme fait un enfant boudeur, tendit vers moi, presque en arrière, la main qu'elle avait pleine de fleurs, semblant m'inviter à venir. Et comme, au contraire, par jeu, à ce geste je m'arrêtai, elle, se retournant enfin fit vers moi quelques pas relevant son visage et je le vis plein de sourire. Comme éclairé par son regard, tout me parut soudain de nouveau simple, aisé, de sorte que, sans effort et d'une voix non changée je commençai :

— C'est ta lettre qui m'a fait revenir.

— Je m'en suis bien doutée, dit-elle, puis, émoussant

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par l'inflexion de sa voix l'aiguillon de sa réprimande : — et c'est bien là ce qui me fâche. Pourquoi as-tu mal pris ce que je disais ? c'était pourtant bien simple...

(Et déjà tristesse et difficulté ne réapparaissaient plus en effet qu'imaginaires, n'existaient plus qu'en mon esprit.) Nous étions heureux ainsi, je te l'avais bien dit ; pour- quoi t'étonner que je refuse lorsque tu me proposes de changer.

En effet, je me sentais heureux auprès d'elle, si parfai- tement heureux que ma pensée allait chercher à ne diffé- rer plus en rien de la sienne ; et déjà je ne souhaitais plus rien au-delà de son sourire et que de marcher avec elle, ainsi, dans un tiède chemin bordé de fleurs, en lui donnant la main.

— Si tu le préfères, lui dis-je gravement, résignant d'un coup tout autre espoir, et m'abandonnant au parfait bonheur de l'instant — si tu le préfères, nous ne nous fiancerons pas. Quand j'ai reçu ta lettre, j'ai bien compris du même coup que j'étais heureux en effet, et que j'allais cesser de l'être. Oh ! rends-moi ce bonheur que j'avais ; je ne puis pas m'en passer. Je t'aime assez pour t'attendre toute ma vie ; mais, que tu doives cesser de m'aimer ou que tu doutes de mon amour, Alissa, cette pensée m'est insupportable.

— Hélas ! Jérôme, je n'en puis pas douter — et sa voix en me disant cela était à la fois calme et triste ; mais le sourire qui l'illuminait restait si sereinement beau que je prenais honte de mes craintes et de mes protesta- tions ; il me semblait alors que d'elles seules vînt cet arrière son de tristesse que je sentais au fond de sa voix. Sans aucune transition je commençai à parler de mes

�� � 86 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

projets, de mes études et de cette nouvelle forme de vie de laquelle je me promettais tant de profit. L'Ecole Normale n'était pas alors ce qu'elle est devenue depuis peu ; une discipline assez rigoureuse ne pesait qu'aux esprits indolents ou rétifs ; elle favorisait l'effort d'une volonté studieuse. Il me plaisait que cette habitude quasi monacale me préservât d'un monde qui, du reste, m'atti- rait peu et qu'il m'eût suffi qu'Alissa pu craindre pour m'apparaître haïssable aussitôt. Miss Ashburton gardait à Paris l'appartement qu'elle occupait d'abord avec ma mère. Ne connaissant guère qu'elle à Paris, Abel et moi passerions quelques heures de chaque dimanche auprès d'elle; chaque dimanche j'écrirais à Alissa et ne lui laisserais rien ignorer de ma vie. . .

Nous étions assis à présent sur le cadre des châssis ouverts qui laissaient déborder au hasard d'énormes tiges de concombres dont les derniers fruits étaient cueillis. Alissa m'écoutait, me questionnait ; jamais encore je n'avais senti sa tendresse plus attentive, ni son affection plus pressante. Crainte, souci, même le plus léger émoi s'évaporait dans son sourire, se résorbait dans cette intimité charmante comme les brumes dans le parfait azur du ciel.

Puis, sur un banc de la hêtraie où Juliette et Abel étaient venus nous rejoindre, nous occupâmes la fin du jour à relire le Triomphe du Temps de Swinburne, chacun de nous en lisant tour à tour une strophe. Le soir vint.

— Allons ! dit Alissa en m'embrassant, au moment de notre départ, plaisantant à demi, mais pourtant avec cet air de sœur aînée que peut-être ma conduite incon- sidérée l'invitait à prendre et qu'elle prenait volontiers — Promets-moi maintenant de n'être plus si romanesque désormais. —

�� � la porte étroite 87

— Eh bien ! Es-tu fiancé ? me demanda Abel dès que nous fûmes seuls de nouveau.

— Mon cher, il n'en est plus question, répondis-je, ajoutant aussitôt d'un ton qui coupait cours à toute nouvelle question : — et cela vaut beaucoup mieux ainsi. Jamais je n'ai été plus heureux que ce soir.

— Moi non plus, s'écria-t-il ; puis, brusquement, me sautant au cou : — je m'en vais te dire quelque chose d'admirable, d'extraordinaire ! Jérôme, je suis amoureux fou de Juliette ! Déjà je m'en doutais un peu l'an dernier ; mais j'ai vécu depuis, et je n'avais rien voulu te dire avant d'avoir revu tes cousines. A présent c'en est fait ; ma vie est prise.

y , aime y que dis-je aimer — j'idolâtre "Juliette... Depuis longtemps il me semblait bien que j'avais pour toi une espèce d'affection de beau-frère...

Puis, riant et jouant, il m'embrassait à tour de bras et se roulait comme un enfant sur les coussins du wagon qui nous remmenait à Paris. J'étais tout suffoqué par son aveu, et quelque peu gêné par l'appoint de littérature que je sentais s'y mêler; mais le moyen de résister à tant de véhémence et de joie ?...

— Enfin quoi ! t'es-tu déclaré ? parvins-je à lui demander entre deux effusions.

— Mais non ! mais non, s'écria-t-il ; je ne veux pas brûler le plus charmant chapitre de l'histoire.

Le meilleur moment des amours

N'est pas quand on a dit : je t'aime. . .

Voyons ! tu ne vas pas me reprocher cela, toi, le maître de la lenteur.

�� � 88 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

— Mais enfin, repris-je un peu agacé — penses-tu qu'elle, de son côté...

— Tu n'as donc pas remarqué son trouble en me re- voyant ! Et tout le temps de notre visite cette agitation, ces rougeurs, cette profusion de paroles !... Non, tu n'as rien remarqué, naturellement; parce que tu es tout occupé, d'Alissa. .. Et comme elle me questionnait! comme elle buvait mes paroles ! Son intelligence s'est rudement développée, depuis un an. Je ne sais pas où tu avais pu prendre qu'elle n'aimait pas la lecture ; tu crois toujours qu'il n'y en a que pour Alissa. Mais, mon cher, c'est étonnant tout ce qu'elle connaît ! Sais-tu à quoi nous nous sommes amusés avant le diner ? A nous remémorer une Canzone du Dante; chacun de nous récitait un vers ; et elle me reprenait quand je me trompais. Tu sais bien :

Amor che nella mente mi ragïona.... Tu ne m'avais pas dit qu'elle avait appris l'italien.

— Je ne le savais pas moi-même, dis-je assez surpris.

— Comment! Au moment de commencer la Canzone, elle m'a dit que c'était toi qui la lui avais fait connaître.

— Elle m'aura sans doute entendu la lire à sa soeur, un jour qu'elle cousait ou brodait auprès de nous, comme elle fait souvent; mais du diable si elle a laissé paraître qu'elle comprenait.

— Vrai ! Alissa et toi, vous êtes stupéfiants d'égoïsme. Vous voilà tout confits dans votre amour, et vous n'avez pas un regard pour l'éclosion admirable de cette intelli- gence, de cette âme ! Ce n'est pas pour me faire un compliment, mais tout de même il était temps que j'ar- rive... Mais non, mais non, je ne t'en veux pas, tu vois

�� � LA PORTE ÉTROITE 89

bien, disait-il en m'embrassant encore. — Seulement, promets-moi: pas un mot de tout ça à Alissa. Je prétends mener mon affaire tout seul. Juliette est prise ; c'est certain ; et assez pour que j'ose la quitter jusqu'aux pro- chaines vacances. Je pense même ne pas lui écrire d'ici là. Mais, le congé du nouvel an, toi et moi nous irons le passer au Havre, et alors. . .

— Et alors ?. . .

— Eh bien ! Alissa apprendra tout d'un coup nos fiançailles. Je compte mener ça rondement. Et sais-tu ce qui va se passer ? Ce consentement d'Alissa, que tu n'es pas capable de décrocher, je te l'obtiendrai par la force de notre exemple. Nous lui persuaderons qu'on ne peut célébrer notre mariage avant le vôtre...

Il continuait, me submergeait sous un intarissable flux de paroles qui ne s'arrêta même pas à l'arrivée du train à Paris, même pas à notre rentrée à Normale, car, bien que nous avions fait à pied le chemin de la gare à l'Ecole, et malgré l'heure avancée de la nuit, Abel m'accompagna dans ma chambre où nous prolongeâmes la conversation jusqu'au matin.

L'enthousiasme d'Abel disposait du présent et de l'avenir. Il voyait, racontait déjà nos doubles noces ; imaginait, peignait la surprise et la joie de chacun : s'éprenait de la beauté de notre histoire, de notre amitié, de son rôle dans mes amours. Je me défendais mal contre une si flatteuse chaleur, m'en sentais enfin pénétrer et cédais doucement à l'attrait de ses propositions chiméri- ques. A la faveur de notre amour, se gonflait notre ambition et notre courage : à peine au sortir de l'Ecole, notre double mariage béni par le pasteur Vautier, nous

�� � 9<D LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

partions tous les quatre en voyage ; puis nous lancions dans d'énormes travaux, où nos femmes devenaient volontiers nos collaboratrices. Abel, que le professorat attirait peu et qui se croyait né pour écrire, gagnait rapi- dement, au moyen de quelque pièce à succès, la fortune qui lui manquait ; pour moi, plus attiré par l'étude que par le profit qui peut en revenir, je pensais m'adonner à celle de la philosophie religieuse, dont je projetais d'écrire l'histoire... mais que sert de rappeler ici tant d'espoirs? Le lendemain nous nous plongeâmes dans le travail.

(à suivre). André Gide.

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TEXTES.


Nulle nature ne produit son fruit sans extrême travail, voire et douleur.
Bernard Palissy.


... L'improvisation artistique est à un niveau fort bas, en comparaison des idées d'art choisies sérieusesement et avec peine. Tous les grands hommes sont de grands travailleurs infatigables, non seulement à inventer, mais encore à rejeter, passer au crible, modifier, arranger.
Nietzsche.


Ce qui fait la force d'une œuvre d'art, c'est la visée, c'est-à-dire une longue énergie qui court d'un bout à l'autre et ne faiblit pas.
Flaubert.


Ne vous inquiétez pas de vos adversaires ! Dans votre œuvre, associez-vous à des amis qui pensent comme vous ; quant aux hommes qui n'ont pas votre nature et avec lesquels vous n'avez rien à faire, imitez-moi : ne perdez pas une heure avec eux. Les discussions sont à peu près stériles : elles tourmentent et à la fin il n'en reste rien. Au contraire l'amitié avec des hommes qui ont nos manières de voir est féconde.
Gœthe.
NOTES


GEORGES SEURAT. — Ceux qui ont aimé Seurat et l’ont suivi de lutte en lutte pouvaient déjà se douter qu’il imprimerait à la peinture la marque qu’y laissent les maîtres. Aujourd’hui, ils en ont la certitude. L’exposition ouverte chez Bernheim la leur apporte, nette.

De ces œuvres rassemblées à cette heure, se dégage la sérénité. Et tout d’abord, elles font preuve d’une telle conscience, d’une probité si entière, que la confiance se donne, immédiatement. Certes, a-t-il fallu au peintre un long et lucide travail intérieur pour faire servir la théorie nouvelle qui lui est demeurée chère, à un aussi tranquille et parfait résultat, et fallut-il encore qu’il eût le respect profond et comme littéral des choses qu’il voyait, pour nous inspirer à son tour, un entier respect, en face des traductions qu’il nous en laisse.

Il est certains de ses paysages qui donnent comme un sens nouveau à l’idée que nous nous faisons de la pureté, de la fluidité et de la fraîcheur. Ses personnages qui, logiquement, grâce à la conception qu’il se faisait de l’art, ne pouvaient manquer de revêtir une sorte d’hiératisme, nous paraissent se mouvoir avec des gestes si définitifs et si confidentiels de leur caractère, que ceux-ci semblent fixer, non pas un instant dans la durée, mais la fonction même des hommes dans leur quotidienne existence. Ainsi, dès qu’on disserte sur un tel art, immédiatement, on touche à l’essentiel.

Oui, qu’on s’attarde et qu’on admire les dessins, mais que surtout, on se tourne vers les peintures. Elles seules, définissent Georges Seurat. C’est grâce à elles que vraiment il apparaît : un peintre religieux.

Émile Verhaeren.


AQUARELLES et DESSINS de BONNARD, CÉZANNE, CROSS etc.

Il faut distinguer deux sortes de dessins. Il y a, d’une part, ceux que l’artiste exécute en vue de son propre travail, où il fixe un détail, où il essaie des combinaisons de lignes et de masses. Mais à côté de ces documents intimes, il y a des dessins destinés dès l’abord au public : trois crayons et sanguines poussées, aujourd’hui remplacés le plus souvent par des sortes de schémas où l’artiste tâche de résumer ce qu’il y a de plus personnel dans sa vision. Ce sont des documents de combat.

Selon qu’ils appartiennent à l’une ou l’autre de ces grandes catégories, les dessins révèlent de manière tout opposée la sensibilité du peintre. Dans les premiers, s’exaltent ses particularités les plus voulues, dans les autres se trahissent ses plus involontaires. Il y a, entre ces deux genres, la même différence qu’entre les mémoires écrits pour une proche postérité, quand ce n’est pas pour des contemporains, et les notes ou correspondances qu’un éditeur arrache au secret et à la pudeur d’amitiés ou de passions privées.

Cette distinction peut aider à voir clair dans l’ensemble de dessins qu’expose la galerie Druet, œuvres souvent très rapprochées, mais qui, par leur concision même, rendent les divergences des tempéraments plus déroutantes. Les fermes dessins de M. Piot sont manifestement des études destinées à être repérées sur l’enduit de la fresque ; tandis que ceux de M. Bonnard ou de M. Rouveyre n’aspirent point à prolonger par la peinture l’amusement ou l’horreur qu’ils nous font éprouver.

Quoi de plus opposé que les lignes grasses où M. Maillol enferme ses figures, et l’élégance racée qui apparaît dans celles de M. Roussel ? Ne semble-t-il pas que dans l’un, revive la tradition des Puget et des Rude, tandis que l’autre renouvelle la grâce heureuse des Clodion et des Carpeaux ? — Mentionnons encore, tout au moins, les beaux dessins de M. Manguin où l’aisance et l’autorité sont plus décisives peut-être que dans ses toiles, et les aquarelles de M. Cross, scintillement de pierres précieuses qui trouve moyen, en n'unissant que des tons purs et forts, d'évoquer l'atmosphère la plus voluptueuse.

LES PASTORALES par Mme  Marie Dauguet.

“Par la vigne enlacée à l'entour de l'ormeau”.
Ronsard.

C'est la Muse élégiaque et chrétienne d'une Marceline Desbordes-Valmore qui, jusqu'à ces dernières années, gouvernait les transports des poétesses, et même aux yeux de celles-là qui n'avaient pas le cœur tourné vers les sentiments sublimes, il allait de soi que les vers ne pouvaient être que le langage de la vertu. Mais, depuis peu, une révolution s'est produite dans l'esprit des femmes inspirées. Elles se sont souvenues de la grande Sapho et de cette autre, lyonnaise, Louise Labbé, et elles ont retrouvé l'audace d'un langage, nous ne dirons pas impudique, mais où la pudeur n'est plus la suprême loi. Elles ne voient pas pourquoi il leur serait interdit d'exprimer ce qu'on leur reconnaît le droit de sentir, et si, dans la création artistique, elles ont tenu jusqu'ici un rôle effacé, elles en accusent précisément ce fait qu'on a réduit leur vie avouable aux seuls sentiments de contrainte et de dévouement. Or c'est la plus rebelle matière, celle qui nécessite, pour devenir littéraire, le plus de sang froid et de virile maîtrise. Si l'on pouvait la dominer par les seuls dons de l'émotion et de l'écriture, pourquoi n'aurions nous qu'une seule Princesse de Clèves ?

Dès que les femmes osent parler de leurs sensations et de tout ce qu'il y a de voluptueux dans la nature, elles trouvent des accents neufs et aussi forts que ceux des hommes. Mais, à la longue, la littérature en profitera-t-elle beaucoup? C'est à l'avenir d'en décider. Il ne serait pas permis de soulever un tel doute, si à elle seule la volupté constituait un genre littéraire. Mais ce n'est qu'un beau pampre flexible qui réclame, pour s'y enrouler, le branchage d'un ormeau. Reste à savoir si les femmes sauront toujours étayer d'un aussi ferme soutien leur fantaisie.

Mme  Marie Dauguet enlace la sienne autour de récits bucoliques où paraît un goût assez vigoureux des choses agrestes :

O Printemps, tu reprends ton fifre bocager
Aux chants de la mésange et du ruisseau léger.
Rends l'herbe plus épaisse et plus tendre sa flore
Pour que la chèvre ardente attire le bouc noir
Et docile se prête à l'étreinte féconde ;
Grâce à toi, que bientôt à sa mamelle blonde
Se suspendent, gorgés d'un lait pur, deux chevreaux ;
Que s'allume le sang des mugissants taureaux
Et que sous ta clarté et ta chaleur complices,
Cèdent à leurs fureurs les plus belles génisses !...
Je me suis recueillie pendant que vous dormiez
Linots et roitelets et vous encor, ramiers...
Et ce soir, je voyais sur le seuil de la grange,
L'Amour assis, croisant ses ailes de mésange,
Flageoler une églogue en un tuyau d'aveine.

D'autres poèmes sont moins réguliers, plus capricieux, plus sensibles, et une pointe d'impressionnisme y rompt souvent le dessin de façon fort heureuse :

La chanson des ruisseaux éclairait la nuit verte...

Mme  Dauguet enrichit le vocabulaire poétique de quelques jolis noms de fleurs, de quelques gras parfums rustiques :

La flouve, le lupin, l'agrostide vulgaire...
L'avena flavescens ou canche...
et pourquoi pas :
Les purins noirs, chamarrés d'or.

Tout cela peut être d'une réussite plus ou moins parfaite ; c'est en tout cas d'un objectivisme de bon aloi. On ne saurait goûter autant la philosophie qui enveloppe ces Pastorales d'une atmosphère aux effets trop faciles. Mme  Dauguet est panthéiste. C'est un penchant naturel aux femmes d'aujourd'hui ; elles y sont portées par un besoin d'abandon de soi et d'abdication de la volonté, à quoi la religion ne suffit plus. Mais c'est précisément un leurre trop commode ; la nature se prête avec trop peu de résistance à toutes les complaisances que lui demande l'imagination ; cela manque d'obstacles qui contraignent l'invention et la fassent rebondir. Le panthéisme n'est intéressant que s'il représente la victoire d'une forte personnalité sur elle-même.

Je suis l'aire sonore aux rythmes des fléaux...
Je suis l'âme vibrante et forte de la terre...

Si encore ce n'était là que façon de parler ; mais non, c'est tout un échafaudage philosophique, toute une armature de médiocre qualité qui risque d'entraîner à terre et d'écraser de son poids les fragiles feuillages qu'elle devrait soutenir. Toujours la question de l'ormeau. On croyait l'avoir éludée : c'était pour la retrouver en tournant la page.

J. S.

CONTRE MALLARMÉ.

Un mort assez difficile à tuer, décidément. M. Léon Bocquet félicitait récemment M. Jean-Marc Bernard de s'y prendre de la bonne manière : c'est dans l'œuvre même du poëte que ce dernier cherche et prétend trouver des armes contre cette œuvre : Mallarmé ne prit-il pas le soin paradoxal, dans à peu près chacun de ses poëmes, de nous avertir de l'impuissance de sa plume et du néant de son effort ? Que peut valoir une esthétique dont le premier souci est de se déclarer vaincue ? — Suivent, dans l'article susdit, des citations bien choisies :

Eau froide par l'ennui dans ton cadre gelée...
J'ai de mon rêve épars connu la nudité...
La solitude bleue et stérile a frémi...


N'en doutons point : ce sont là des aveux.

Sans doute il est fâcheux que ces vers compromettants soient de telle tenue, de telle beauté, de telle noblesse, de tel poids, d'un accent jusqu'alors si neuf, que le cerveau dans lequel ils ont enfoncé leur éblouissement glacé s'en souvienne malgré lui désormais, et que leur insolite sonorité se prolonge à travers le bruit abondant de maints autres poëtes, fussent-ils chantres de la Joie, de la Vie, de la Fécondité... Mais qu'importe à M. Bernard Bocquet ? —


Je ne me poserai point en défenseur d'une cause que je ne peux faire mienne car je tiens Mallarmé pour un maître assez dangereux (encore que je ne le croie coupable de paralyser que des esprits sans vigueur) dont l'œuvre est à considérer non comme un point de départ, mais comme un aboutissement, un point extrême, un parachèvement....

Je me pose en lecteur bien neuf qui pense raisonnablement qu'une théorie, pour intéressante et importante qu'elle soit, n'a jamais servi non plus à faire l'œuvre d'art qu'à la nier ou la détruire, et que les vers ne doivent pas espérer d'autre défense que leur propre beauté. Ce lecteur, souriant aux “prétendus aveux” du poëte et se souvenant que Virgile de même écrivait :

Heu ! heu ! quam pingui macer est mihi taurus in ervo, s'étonnera qu'un poëte aussi médiocre qu'ils le prétendent puisse avoir occupé si longtemps des esprits aussi remarquables et aussi différents que ceux d'un Paul Valéry, d'un Signoret, d'un Gourmont, d'un Charles-Louis Philippe, d'un Claudel (que sert d'en citer d'autres ?) et, passionnant l'opinion comme il faisait il y a quinze ans, qu'il soulève encore aujourd'hui une discussion aussi vive.


Que M. Bernard, écrit M. Bocquet, s'attende à être bientôt puni de sa franchise. — Si d'avance il est convenu que la franchise est toute de leur côté, nous n’avons plus qu’à nous taire. Mais, pour peu que M. Bernard Bocquet soit soucieux d’ajouter à sa franchise un peu d’inquiétude, il comprendra qu’on ne se débarrasse pas d’un tel poëte simplement en ne le comprenant pas.

A. G.

Si M. Pilon avait intitulé. " Du sentiment de la Nature chez Francis Jammes ", l’essai subtil et nuancé qu’il vient de consacrer au poète d’Orthez, à quelle délicate discussion aurait-il pu donner lieu ! Ce serait sans doute un paradoxe de prétendre que ce qui fait la force et la vertu de l’émotion de Jammes en face de la nature, c’est que justement cette nature, il l’a inventée et que rien ne le touche qui ne soit conforme et approprié à sa sensibilité ou à ses ressources. Mais ce qui apparaît aride discipline intellectuelle dans le cas d’un Barrés n’est qu’impulsion chez l’auteur de Clara d’Ellebeuse, instinctive subordination, au tempérament, des images et des sensai’ons. Que Jammes, enfin, ait créé son univers, quel plus magnL’que éloge lui saurait-on accorder ? — M. Pilon au demeurant a intitulé son essai : Francis Jammes et le Sentiment de la Nature. Et dès lors, il n’est plus que de louer l’attentive ferveur avec laquelle il a décomposé les éléments de ce charme secret à quoi Jammes doit d’être entre tous "le Poète", dirions-nous, si d’abord il yen avait beaucoup d’autres et si de triompher sans rivaux ajoutait quelque chose à sa gloire.

A. R.

JULES ROMAINS : La Vie Unanime.

Je tiens ce livre de débutant pour un des plus remarquables et significatifs que nous ait donnés la génération qui s’élève.

La Vie Unantme, presque d’un bout à l’autre, est écrit en alexandrins — si l’on peut encore appeler ainsi ces vers haletants et spasmodiques... En réalité M. Jules Romains NOTES 99

semble n'écouter d'autre rythme que le battement de son cœur. Sa métrique ne rappelle rien, sinon peut-être l'élan étrange et le bondissement passionné des meilleurs poëmes de Verhaeren.

Jules Romain a composé très délibérément son livre, dont les parties se font face et se répondent et d'où se dégage une acceptable et noble philosophie. Pour rendre plus sensible encore le lien qui relie, pièce à pièce, les éléments subordonnés de ce volume, titres ou épigraphes des poëmes reprennent un vers ou un fragment de vers d'un des poëmes précédents. Je pense qu'il est permis au lecteur d'apprécier chaque pièce de ce livre prise à part, et certaines sont en elles-mêmes d'une beauté presque achevée — mais, pour artificiel que paraisse parfois ce travail de composition au point de chaînette, je ne saurais avoir pour le souci qu'il implique trop de louanges ; ne pas préférer toujours l'agréable, vivifier profondément ce que, par moindre effort, on eut laissé négligemment flétrir, tels sont les premiers effets de ce besoin de coordonnance ; de plus le sujet même du livre comportait cette dépendance et cette subordination, chaque poëme aspirant à se fondre dans la masse du livre, comme l'auteur se fond dans cette Vie unanime qui le fait écrire :

Je cesse d'exister tellement je suis tout.

C'est là le sujet du livre ; c'en est du moins l'émotion centrale ; et non point un évanouissement oriental et nirvanique dans le " néant divin ", bien qu'en un vers charmant Jules Romains écrive :

Je ne pèse pas même autant que la clarté.

Mais cet accent délicat est assez exceptionnel dans son œuvre... non, c'est dans la foule agissante que son indivi- dualité se résorbe, dans le mouvement organique de la vie.

Nous voulons librement que l'on nous asservisse ; Avoir un dieu vaut plus qu'avoir la liberté. Nos âmes qu'on a mis tant de jours à sculpter Et que des ornements somptueux enrichissent

�� � IOO LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Nous les jetons, sans une larme, au précipice De la cité.

��Nous avons le désir d'aimer ce qui nous brise; Graves de quiétude et frémissants de joie, Nous cessons d'être nous pour que la ville dise : " Moi ! "

Avant d'aboutir à ce cri, le livre nous promène d'abord au travers des agglomérations humaines : la caserne, le théâtre, l'église, le café. La palpitante conscience d'une sorte d'homo- gène pluralité emplit déjà ces premiers poëmes d'une émotion singulière ; mais ce sont à mon avis les moins beaux du volume ; il semble que l'auteur s'y essaye ; " turba ruit ou rutint" . Dans une seconde partie, il se pose en individu, lui, poëte, en individu qui d'abord regimbe et s'exalte :

Emmanchée au couchant une lame d'azur Se pose sur le tronc de la ville et l'entaille ; Par la fente, en bouillons de sève et de résine, Les rêves libérés des hommes vont jaillir. Une usine là-bas a de fières fumées Qui s'allongent

Pour tâter, à travers le brouillard, les étoiles. Il fait fort, et la poigne énergique de l'ombre Presse mon âme qui ruisselle de printemps Comme une éponge.

Trop de murailles m' exaspèrent. Nous avons Les froissements et les soubresauts d'un ballon

Qu'on voudrait traîner par les rues. Ne pleure pas ; entends les câbles distendus Qui se rompent !

Moi que j'aime ! Le poids de la vie unanime Qui t' ensevelissait comme un manteau d'hiver Glisse de tes épaules

�� � NOTES IOI

Redresse-toi ! Deviens peuplier, pauvre saule ! Et de l'espoir ! J'ai respiré l'odeur de l'aube Dans un cri du chemin de fer.

un individu qu'il s'agit pourtant de dissoudre dans

l'énorme et plus importante communauté :

Mon vouloir que jadis je vénérais n'est rien Qu'un éphémère élan du vouloir unanime; Je méprise mon cœur et ma pensée intime : Le rêve de la ville est plus beau que le mien.

Je n'ai pas le désir enfantin d'être libre; Mon idéal usé pend après de vieux clous. Je disparais. Et l'adorable vie de tous Me chasse de mon corps

Avec ce qui me reste encor de conscience Je connais le bonheur de n' être presque pas.

Si les poëmes de cette seconde partie ne sont pas tous parfaits, (il en est d'excellents qui emplissent le cœur et l'esprit d'un contentement véritable) il n'en est aucun peut-être qui ne frémisse d'une vie réelle et qui ne doive ses défauts mêmes à l'intensité de son émotion suffocante et à la sincérité de son originalité.

A. G.

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  1. #

��POEMES PAR UN RICHE AMATEUR.

Ce livre est fait pour irriter les uns, amuser d'autant plus les autres ; hâtons nous d'être de ceux-ci.

L'auteur anonyme imagine un milliardaire américain, M. Barnabooth, (" ...fortune gigantesque — la plus importante peut-être, et certainement la plus solidement assise du monde moderne ") auteur d'une nouvelle en prose (" œuvre de jeunesse : quand il la composa, M. B. avait dix-huit ans") et de deux suites de poëmes. Il imagine un M, X. M. Tournier de

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Zambie pour éditer et préfacer ces œuvres. M. Tournier de Zambie nous donne sur M. Barnabooth tous les renseignements que nous pouvons désirer savoir — et beaucoup d'autres en sur- plus ; il nous apprend que M. Barnabooth " s'exprime avec une très grande facilité en français, en anglais, en italien, en allemand, en espagnol et en plusieurs langues d'un usage moins répandu ". Après une lecture de Whitman, lorsqu'il était encore au collège, " il écrivit un volume entier de vers anglais, qu'il brûla depuis sans l'avoir publié. " Si donc les poëmes qu'il nous présente sont écrits précisément en français, c'est moins par nécessité que par choix : " En somme, pourtant, d'une manière générale, on peut dire que M. Barnabooth se sent étrangement attiré par la France. "

M. Tournier de Zambie recueille les " propos de table " de Barnabooth ; citons : — "Je respecte presque toujours la vertu, car je ne la respecte que devant les imbéciles. "

Dessinant la "personnalité de M. Barnabooth", X. M. Tournier de Zambie écrit : " on ne sait jamais s'il veut rire ou s'il est sérieux ", phrase qu'on appliquerait tout aussi bien à X. M. Tournier de Zambie lui-même, naturellement ; car en plus d'un endroit de la préface, on ne sait trop où la fable s'arrête et l'on sent vaguement que le personnage de Barna- booth s'écaille pour laisser transparaître la personnalité vérita- ble de l'auteur.

Si amusante que soit souvent l'ironie de cette préface un peu longue, je lui préfère la stricte et voluptueuse sensibilité des poëmes ! Barnabooth et l'auteur se confondent ici fréquem- ment. Nous suivons cette dualité dans ses voyages. Barnabooth a couru tous les pays. J'aime sa précipitation, son cynisme, sa gourmandise. Ces poëmes, datés de partout, sont assoiffants comme une " carte des vins. " Aucun flottement rhétorique.

Assez de mots, assez d'images ! 6 Vie réelle, Sans art et sans métaphores, sois à moi !

A la manière de Whitman, il obtient le parfait lyrisme par la simple présentation et la juxtaposition des objets :

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Oh ! qu'il me soit donné encore une fois, De revoir quelques endroits aimés, comme La Place du Pacifique, à Séville ; La Chiaja fraîche et pleine de monde ; Dans le jardin botanique de Naples, La fougère arborescente, l'arbre jeune-fille Que j'aime tant ; et encore

L'ombre légère des poivriers de l'avenue de Képhissia ; La plage du vieux Phalère ; et à Bucharest, La Chaussée de Kisselew ; et, encore ! Les vignes de Lesbos et ses beaux oliviers Où j'ai gravé mon nom de poète lyrique ; Et puis aussi,

Cette plage " Khersonese " , près de Sébastopol, Oit la mer est parmi les ruines, et où un savant Montre avec amour une affreuse idole Kirghise Lippue, ayant une sourire idiot sur ses grosses joues de

[pierre.

Je voudrais citer davantage ; il faudrait aussitôt citer trop — car dans ce livre bizarre, chaque tableau de sensation, si juste ou spécieux soit il, vaut surtout par la célérité de sa fuite; un autre succède aussitôt ; sans souci de la prosodie le vers s'élance et l'émotion pose sur le papier autant ou aussi peu de pieds qu'il lui suffit pour échapper.

S'il tint un " journal " au cours de ses voyages, ce M. Bar- nabooth devrait bien nous le montrer.

A. G.

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LE CINQUIÈME ACTE DU FOYER.

Condamné par les auteurs eux-mêmes comme trop auda- cieux, on affirme cependant qu'il existe, ce cinquième acte, que le drame enfin s'y résume, et qu'il s'y dénoue...

Nous sommes en pleine mer, à bord de l'Argo. Cet astucieux Biron, en réunissant, pour une croisière, Thérèse Courtin, Courtin et le petit d'Auberval, a posé la situation. Il faudra

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bien que les personnages se décident à la subir, isolés comme ils sont entre le ciel et l'eau, et que des conflits jusque là parallèles se mêlent et se froissent. Le lieu manque extraor- dinairement de pittoresque et de distractions sociales. Biron n'a plus son téléphone, ni son billard, ni la bourse. Le jeu, qui longtemps le tint en haleine, d'humilier Courtin et de reconquérir Thérèse, est désormais pour lui sans attrait, puis- qu'il a gagné : ne trouvant plus rien, sur ce bateau, qu'il puisse acheter ou salir, ne va-t-il pas s'aviser d'aimer tout simplement ? Et le Baron Courtin, déshabillé de sa redingote, fera figure, sous le veston de flanelle et la casquette blanche, d'un pauvre homme en vacances que ses pensées peuvent assaillir ; privé d'occasions pour étaler ses ridicules et ne sachant où placer ses " mots " de sénateur et d'académicien, il se pourrait, s'il parle, qu'il montrât ses sentiments, et sa souffrance. Et le petit d'Auberval, tonifié par l'air marin, aura des exigences. Face à face, sur des pliants de toile, et réduits à eux-mêmes, leurs loisirs risquent de susciter à ces gens-là bien des difficultés. A mesure que l'intrigue s'appauvrit, la situation se complique. Le drame est sur le point de devenir, si j'ose dire, racinien...

Eh bien non: par une gageure qu'eux seuls pouvaient tenir, les auteurs — à ce qu'on rapporte — trouvèrent le moyen de briser ce cadre étroit où ils semblaient enfermés, et de prouver leur peu commune souplesse en éludant des nécessités psychologiques auxquelles ou les croyait décidément asservis! A la icène VI, au moment où le petit d'Auberval, faisant pivoter Thérèse au milieu du théâtre, accompagne ce geste d'un : " Madame, il faut choisir ! "... soudain la foudre éclate dans le ciel obscurci et une tempête se déchaîne. Et c'est alors que MM. Octave Mirbeau et Thadée Natanson, pour ainsi dire débordés par leur intarissable verve créatrice, in- troduisent dans l'action un trentième et dernier personnage épisodique, — le personnage du Capitaine. Boiteux d'un pied et pourvu d'un indéfinissable accent exotique, c'est un loup de mer au cuir tanné, au poil gris et frisottant. Deux petits anneaux de cuivre lui pendent aux oreilles et il lance, à chaque

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instant, d'entre ses lèvres bleues, un jet brunâtre de salive... " Messieurs, dit à peu près le Capitaine, nous sommes foutus ! Dans une heure VArgo sera désemparée, et je ne ferai rien pour vous sauver (désignant Thérèse)... parce que j'aime Madame!" On devine quel regain d'intérêt le drame peut tirer de cette intervention. Pressé de questions, de prières, le Capitaine finit pas avouer que, non loin, se trouve un sûr ancrage mais qu'il n'y guidera point le navire à moins que ces messieurs ne consentent, sur le champ, à lui livrer la petite Baronne. Silence. Une rafale fait craquer le grand mât... "Allez... murmure le jeune d'Auberval à son amie, — qu'est-ce que cela vous fait ?... puisque vous m'aurez après !" Le Capitaine disparaît, entraînant Thérèse qui sourit. '■ Par- bleu, cet homme me plait ! " s'écrie Biron, saisissant une occasion si propice d'affirmer, par le bluff, la persistance de son caractère. Mais Courtin s'affaisse en sanglotant : " Ne riez pas, Biron, nous sommes deux malheureux "...

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  1. #

��LE POULAILLER par M. Tristan Bernard.

Ceux pour qui une pièce n'existe qu'entre le lever et la chute du rideau, s'étonnent que d'un si mince sujet, M. Tristan Bernard ait su tirer une comédie aussi divertissante. Au contraire, ceux dont le plaisir ne s'achève que lorsqu'ils ont quitté la salle et que, rentrés chez eux, ils peuvent ruminer leurs impressions de théâtre, ceux-là s'émerveillent que de si riches éléments de comédie puissent revêtir une forme si aimablement légère et une apparence si inoffensive. On dit que M. Tristan Bernard pensait à cette pièce depuis trois ans. C'est en effet une œuvre rassise qui doit sa spontanéité non à une conception facile, mais à une écriture rapide et toute de verve.

On pourrait dire que les matériaux de cette pièce forment trois couches superposées et d'âge différent. A la surface, les caprices d'un dialogue où la négligence est une façon de

�� � coquetterie. M. Tristan Bernard sait fort bien qu'un style bon enfant prend l'auditeur au dépourvu et le dispose à recevoir proprement, sans qu'il ait le temps de se garer ou de se plaindre, le coup qui lui est destiné. Il sait que le tapage effraie les gens et que ceux-ci conservent plus de rancune pour la peur qu'ils ont eue d'être frappés que pour une blessure inopinément reçue. Il faut bien reconnaître que dans telles œuvres de M. Tristan Bernard ce voile innocent n'est qu'une fort mince mousseline et qu'en Monsieur Codomat par exemple, l'âpreté du sujet y brûlait çà et là des trous. Rien de pareil dans le Poulailler. C'est que le revêtement du style s'y double de celui d'une action serrée, rigoureuse, symétrique et de la plus charmante convention. Au premier acte, un homme entre une épouse froide et deux maîtresses fatigantes ; au second, ce même homme entre une épouse qui s'éveille et s'offre et deux maîtresses qui ne renoncent pas ; au troisième, les deux maîtresses dépitées et la tendresse conjugale fraîchement éclose… Tout cela est entrelacé comme les joncs d'une vannerie, et l'attention du spectateur s'arrête à ce jeu, s'y amuse, y est entièrement satisfaite. Et pourtant, par delà ce chassé-croisé de situations, il y a de délicates scènes où pour un peu, bien peu, ceux qui ont le cœur averti se sentiraient plus près des larmes que du sourire. Sans étalage, sans explications indiscrètes, avec cette pudeur qu'on a pour soi-même, M. Tristan Bernard a donné, dans le troisième acte du Poulailler, une des plus jolies et émouvantes scènes d'explication conjugale qui soient au répertoire.

Et en même temps, il a posé un ingénieux exemple d'esthétique théâtrale. Combien peu de gens, dans la vie réelle, savent interpréter, chez ceux qui les entourent les indices d'une crise de sentiment ! Tragique et comique quotidiens leur échappent. S'ils constatent quelques faits révélateurs, ils n'en savent rien conclure, rien du moins qui ne soit prévu, imprécis et conventionnel. Par quel artifice scénique, par quel grossissement veut-on rendre ces nuances sensibles à un public qui ne sait point observer ? M. Tristan Bernard prend un adroit parti. Il construit une pièce qui prête à deux exégèses : NOTES IO7

l'explication littérale, celle des gestes, intelligible au profane, et l'explication secrète, celle des caractères, faite pour la seule élite. Le grand public est satisfait d'une action où tout est aimable et le rassure, et les délicats y goûtent cette pointe d'amertume sans laquelle toute représentation de la vie leur paraît factice.

J. S.

On a voulu voir dans le roman de M mf Lucie Delarue- Mardrus on ne sait quelles amères doctrines Schopenhauerien- nes. Mais le succès que fit à Marie fille-mère un public authentiquement populaire prouve bien que ce livre ne comporte pas plus de pessimisme que l'œuvre la plus saine n'en admet. Chercher un élément d'émotion dans l'injustice qui accable la femme de toutes les souffrances et des plus lourds fardeaux de la reproduction, n'est-ce point légitime, et peut-on exiger que, femme, M m * Delarue-Mardrus constate avec séré- nité un aussi dur destin ? Au reste le livre est plein de sève et dru comme l'herbe normande où se passe le meilleur de l'action. M n " Mardrus connaît mieux qu'en touriste la cam- pagne d'Honneur et elle a su noter, dans le parler paysan, des mots justes, forts et de bonne vieille souche française, dont la saveur dépasse singulièrement le facile pittoresque par quoi l'on se contente en général d'évoquer les milieux rustiques.

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��LES VIEUX, par M. Ignasi Iglesias (représentation de l'Œuvre).

C'est un tableau de la misère qui attend les ouvriers in- valides, renvoyés de leur usine, incapables de se défendre et condamnés à une vieillesse affamée. Si cette pièce fut écrite par un ancien ouvrier, pour être jouée en Espagne devant un public populaire ; si le but en est de provoquer un mouve- ment d'opinion en faveur des retraites ouvrières, il faut louer M. Ignasi Iglesias d'avoir à peu près évité l'emphase et de

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n'avoir pas abusé de situations trop facilement pathétiques. Il y a bien çà et là quelques gênantes intentions littéraires : opposition de la jeunesse qui chante et des parents qui pleurent ; mort du vieil ouvrier qui tombe en gémissant : La vie ! la vie !... Mais ce ne sont là que des erreurs d'un instant. L'ensemble de la pièce est d'une gravité convaincue et d'une présentation immédiate, sans artifice et qu'on n'écoute pas sans émotion.

Mais pourquoi jouer une telle pièce devant un public qui ne se pique que de littérature ? Si l'auteur a des prétentions de ce côté, il cesse du coup d'être intéressant, et s'il n'en a pas, qu'on le joue à Belleville ou à Montrouge. Le contact des gens de lettres ne vaut rien aux sincères pièces populaires. Qu'on se rappelle la déchéance d'Oberammergau. Si véritable- ment l'auteur des Vieux a voulu émouvoir des gens simples, il y a une sorte de manque de respect à offrir sa pièce à la curiosité de dilettantes, et l'on éprouve, à l'égard de ces éclopés, une façon de malaise.

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" Le film d'art. "

Ce titre est un chef d'oeuvre. Il fait rêver...

On sait qu'il désigne une magnifique entreprise. M. Henri Lavedan de l'Académie Française, M. Charles Le Bargy de la Comédie Française,... et M. Pathé se sont avisés que le ciné- matographe pourrait utilement servir leur conception de l'art du théâtre. Et ils ont imaginé de faire mimer par des acteurs en renom, devant l'objectif du photographe, des drames et des comédies.

Le " film d'art" a donné récemment, à la salle Charras, sa première représentation avec L'Assassinat du Duc de Guise de Henri Lavedan. Et dans sa chronique dramatique du 23 no- vembre, M. Adolphe Brisson s'efforce à démontrer la haute signification artistique de ce spectacle nouveau. C'est " une forme de théâtre neuve, " écrit-il, dont il importe de " tactifier l'esthétique ".

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Cette esthétique n’est autre qu’une simplification du geste humain réduit à l’essentiel. Et M. Brisson de formuler : “ Dès que la nature est simplifiée par l’effort du cerveau humain, le style apparaît ”.

Ne demandez pas, après cela, ce que c’est que “ le film d’art ”. Le film est un effort du cerveau humain en vue de la rénovation du style…

A noter encore, dans le même article de M, Brisson, “ quelques jolies phrases sur Le Bois Sacré d’Edmond Rostand, un poème “ hellénique et boulevardier ”.

ACCUSÉS DE RÉCEPTION :

Amélie Murat : D'un cœur fervent, poèmes (Sansot). — Abel Hermant : Trains de Luxe (Fayard). — Jules Renard : Nos frères farouches. Ragotte (Fayard). — Henri Pagot : La Colère (Fayard). — Louis Lormel : Tableaux d'âme (Sansot). — Paul Prist : La douleur et la Vie (Flament). — Jules Leroux : L'aube sur Béthanie (Edition du Beffroi). — Paul Leclercq : Les Aventures de Bécot (Ed. de la Vie Parisienne). — Marie Dauguet : Les Pastorales (Sansot). — André Lafon : Poèmes Provinciaux (Ed. du Beffroi). — Jean-Louis Vaudoyer : Stances et Elégies (Floury) ; La Commedia (Stamperia Emiliana, Venise). — Gabriel Faure : Paysages Passionnés (Sansot). — Gaston Sauvebois : Après le naturalisme, vers la doctrine littéraire nouvelle (Ed. de l'Abbaye). — Edmond Pilon : Bonnes fées d'antan. Contes de Mme  d'Aulnoy, Mme  Murat, Mme  de la Force, Mme  L'héritier de Villandou, Mme  Pauline de Beaumont (Sansot). — Floris Delattre : L'Unité dans l'Art (Ed. du Beffroi). — Edmond Pilon : Francis Jammes et le sentiment de la nature (Mercure). — A. Rey : La philosophie moderne (Flammarion). — Eugène Vernon : L'homme divin ou la nouvelle religion (Charpentier)



The St. Catherine Press Ltd. (Ed. Verbeke & Co.), Bruges, Belgique.
Le Gérant : André Ruyters.
  1. V. Lanson : Histoire de la littérature française, p. 832 : Retour à l'art antique.
  2. Lanson, ibid.
  3. Très juste, mais voici la suite : “En règle générale, n'étaient nus que les athlètes lorsqu'ils luttaient... Le nu, dans la statuaire, est une pure convention. C'est une sorte d'idéalisation ou d'apothéose du type humain, considéré en état de gloire... Quant à la nudité des femmes, elle est extrêmement rare.”
    Là dessus on pourrait discuter. Thucydide (I, 6), rappelle bien qu'“autrefois, même dans les jeux olympiques, les athlètes, pour combattre, se couvraient d'une ceinture”. Mais pour expliquer la colère de la femme de Candaule, Hérodote (I, 10), juge nécessaire d'expliquer à ses lecteurs “que chez les Lydiens, comme chez presque tout le reste des nations barbares, c'est un opprobre de paraître nu”.