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La Nouvelle chronique de Sherlock Holmes/03

La bibliothèque libre.
Traduction par Louis Labat.
Librairie des Champs-Élysées (p. 85-113).


iii

LA BOÎTE DE CARTON


En choisissant un petit nombre de cas typiques propres à illustrer les remarquables qualités mentales de mon ami Sherlock Holmes, je me suis, autant que possible, attaché de préférence à ceux où l’élément sensationnel tenait le moins de place, et qui, malgré cela, offraient à ses talents un bon champ de démonstration. Par malheur, l’élément sensationnel ne saurait jamais se séparer tout à fait du criminel ; en sorte que le chroniqueur se trouve dans l’alternative ou de sacrifier des détails essentiels et de donner ainsi une fausse impression du problème, ou d’utiliser la manière que lui fournit le hasard et non pas son choix : ceci soit dit en guise de préface, au moment d’emprunter à mes notes le récit d’un événement où les faits s’enchaînèrent d’une façon bien étrange et singulièrement terrible.

Nous étions en août. Il faisait une chaleur accablante. Baker Street flambait comme un four. Nous avions à demi baissé nos stores. Couché en rond sur le sofa, Holmes lisait et relisait une lettre que lui avait apportée le courrier du matin. Quant à moi, je soupirais après les clairières de la New Forest et les galets de Southsea : le fâcheux état de mon compte en banque m’obligeait seul à différer mes vacances. Sherlock Holmes, lui, ne trouvait d’attrait ni à la campagne ni à la mer. Le goût de la nature n’entrait pas au nombre de ses dons. Il ne sortait de ses habitudes que s’il lui fallait un instant négliger la canaille des villes pour s’en aller relancer le malfaiteur des champs.

Mon journal, décidément, était vide, je l’avais rejeté loin de moi ; Holmes me paraissait trop absorbé pour soutenir une conversation ; renversé sur ma chaise, je m’abandonnais à une sombre rêverie. J’en fus tiré brusquement par la voix d’Holmes.

— Vous avez raison, Watson, me disait-il ; c’est là une façon absurde de régler une querelle.

— Absurde ! répétai-je avec force.

Et m’avisant du même coup que la réflexion d’Holmes répondait à ma pensée la plus intime, je me redressai, je le regardai, tout ébaubi.

— Qu’est-ce à dire, Holmes ? m’écriai-je. Cela dépasse tout ce que j’aurais imaginé.

Mon émotion le fit rire.

— Vous vous rappelez qu’il y a quelque temps, comme je vous lisais ce passage d’un essai de Poe où un homme exercé à la pratique de la déduction s’amuse à suivre les secrètes pensées d’un autre, vous prétendîtes qu’il n’y avait là qu’un tour de force de l’auteur. Je vous priai d’observer que je faisais constamment la même chose ; mais je vis que vous restiez incrédule.

— Moi ?

— À défaut de votre langue, mon cher Watson, votre visage parlait pour vous. C’est ainsi que lorsque, ayant repoussé votre journal, vous vous êtes mis à penser, j’ai saisi avec empressement cette occasion de lire en vous, et d’intervenir, le cas échéant, dans vos réflexions, de façon à vous prouver que j’étais en rapport avec elles.

Cette explication ne me satisfaisant qu’à demi :

— Dans l’exemple tiré de Poe, dis-je, le raisonneur concluait d’après les actes de l’homme qu’il observait. Si j’ai bonne mémoire, celui-ci trébuchait contre un tas de pierres, regardait les étoiles, que sais-je encore ! Moi, au contraire, je n’ai pas bougé de ma chaise. Quels indices ai-je pu vous fournir ?

— Vous ne vous rendez pas justice. La physionomie est un moyen donné à l’homme d’exprimer ses émotions : la vôtre vous obéit comme un serviteur fidèle.

— Dois-je entendre que vous lisiez ma pensée sur ma figure ?

— Sur votre figure et spécialement dans vos yeux. Peut-être ne vous rappelez-vous pas vous-même comment débuta votre rêverie ?

— Non.

— Je vais vous le dire. Après avoir écarté votre journal, geste qui attira sur vous mon attention, vous êtes demeuré immobile une demi-minute ; vous aviez l’air de ne penser à rien. Puis vos yeux se sont fixés sur un portrait récemment encadré du général Gordon, un changement s’est opéré sur votre figure, j’ai connu que votre pensée se mettait en marche. Mais cela ne vous a pas conduit très loin. Votre regard, comme un éclair, a traversé la chambre, pour se poser sur une autre gravure représentant Henry Ward Beecher[1], et posée debout, sans cadre, au-dessus de vos livres. Ensuite, vous avez paru mesurer la hauteur de la muraille. Ce que vous pensiez était évident : vous pensiez que le portrait, une fois encadré, couvrirait juste l’espace libre, et ferait pendant, de ce côté, au portrait de Gordon.

— Merveilleux ! m’écriai-je.

— Jusque-là, je ne risquais pas beaucoup de m’égarer. Cependant, votre pensée revenant à Beecher, vous vous êtes mis à considérer l’image avec une attention extrême, comme pour étudier le caractère dans les traits. Au bout d’un moment, vous avez cessé de cligner des yeux, mais la direction de votre regard restait la même, votre visage était songeur. Vous vous rappeliez les incidents de la carrière de Beecher, et je savais, dès lors, que vous ne pouviez pas ne pas penser à la mission qu’il accomplit pour les Nordistes lors de la guerre de Sécession ; car je me rappelle vous avoir entendu exprimer l’indignation la plus vive de l’accueil que lui avaient fait chez nous certains esprits turbulents. Vos sentiments étant tels sur ce chapitre, vous deviez fatalement vous y arrêter en pensant à Beecher. Lorsqu’un instant après, vos yeux se sont détachés de la gravure, j’ai présumé que votre esprit venait de se tourner vers la guerre de Sécession elle-même ; j’ai vu vos lèvres se durcir, vos yeux jeter des flammes, vos poings se serrer ; évidemment, vous songiez à la bravoure déployée de part et d’autre au cours de cette lutte désespérée. Votre visage s’est de nouveau assombri, vous avez hoché la tête. Vous méditiez sur la tristesse, l’horreur et l’inutilité de pareils carnages. Vous avez machinalement porté la main à votre ancienne blessure, un sourire a tremblé sur votre bouche, votre esprit venait de concevoir l’absurdité de régler ainsi les questions internationales. Je convins avec vous de cette absurdité, et m’applaudis de constater que toutes mes déductions étaient exactes.

— De point en point, dis-je. Et j’ajoute, en toute franchise, que vos explications n’ôtent rien à mon étonnement.

— Cela, pourtant, était bien simple, Watson, je vous assure. Je ne me serais pas permis d’entrer ainsi dans vos méditations sans la petite incrédulité que vous aviez montrée l’autre jour. Mais voici que j’ai en mains un problème dont la solution peut présenter d’autres difficultés que mon modeste essai de lecture mentale. Avez-vous remarqué dans le journal un fait divers de quelques lignes relatif au contenu singulier d’un paquet envoyé par la poste à miss Cushing, de Croydon ?

— Pas que je me rappelle.

— Donnez-moi le journal. Là, tenez, sous la chronique financière : c’est l’entrefilet en question. Voulez-vous avoir la bonté de me le lire ?

Je pris le journal qu’Holmes me repassait. Je lui lus le petit article. Il avait pour titre : Un envoi macabre, et rapportait ce qui suit :


Miss Suzanne Cushing, domiciliée dans Cross Street, à Croydon, vient d’être victime de ce que l’on doit considérer comme une mystification révoltante, à supposer que l’incident ne comporte pas un sens plus sinistre. Hier après-midi, à deux heures, le facteur de la poste lui remit un petit paquet enveloppé d’un papier brun. Ce paquet renfermait une boîte de carton remplie de gros sel : en la vidant, miss Cushing y découvrit avec horreur deux oreilles humaines fraîchement coupées. L’envoi venait de Belfast, d’où on l’avait expédié la veille au matin ; il ne portait point de mention relative à l’expéditeur. Ce qui accroît le mystère, c’est que miss Cushing, célibataire et âgée de cinquante ans, mène une vie des plus retirées, qu’elle a peu de connaissances, qu’elle n’écrit guère, et que c’est un événement quand il lui arrive quelque chose par la poste. Toutefois, il y a quelques années, alors qu’elle résidait à Penge, elle louait des chambres dans sa maison à trois jeunes étudiants en médecine qu’elle dut congédier à cause de leurs habitudes bruyantes et irrégulières. La police attribue à la rancune de ces jeunes gens l’offensante plaisanterie faite à miss Cushing, qu’ils auront voulu effrayer en lui envoyant ces tristes déchets d’amphithéâtre. Cette hypothèse semble, dans une certaine mesure, confirmée par le fait que l’un des étudiants venait du nord de l’Irlande et, si miss Cushing a bonne mémoire, de Belfast. Cependant, l’un de nos plus brillants détectives, M. Lestrade, vient de se charger de l’affaire. L’enquête est vivement menée.


— Et voilà ce que dit le Daily Chronicle, fit Holmes quand j’eus fini de lire. Mais voici, à présent, un billet de mon ami Lestrade ; je l’ai reçu dans la matinée :


Cette affaire me semble, à beaucoup d’égards, être votre affaire. Nous avons grand espoir de l’éclaircir. Ce qui nous manque, c’est de savoir par où la prendre. Bien entendu, notre premier soin a été de télégraphier au bureau de poste de Belfast ; mais il y passe, chaque jour, un trop grand nombre de paquets pour qu’on ait aucun moyen d’identifier celui qui nous occupe ou de s’en remémorer l’envoyeur. La boîte est une ancienne boîte de tabac doux, de la contenance d’une demi-livre ; elle ne peut en rien nous renseigner. L’hypothèse d’une vengeance d’étudiants me paraît, pour l’instant, la plus plausible ; mais si vous aviez quelques heures à perdre, je serais heureux de vous voir. Vous me trouverez toute la journée à Croydon, soit chez miss Cushing, soit au bureau de police.

Qu’en pensez-vous, Watson ? Vous sentez-vous homme à secouer le poids de la chaleur, si vous devez y gagner une page pour vos annales ?

— Il me tardait de faire quelque chose.

— Alors, vous allez être content. Sonnez pour qu’on nous apporte nos chaussures, et faites chercher un cab. Je suis à vous : le temps d’ôter ma robe de chambre et de prendre quelques cigares.

Il tomba une averse pendant que nous étions dans le train, de sorte qu’en arrivant à Croydon nous y trouvâmes une atmosphère moins lourde. Prévenu par un télégramme d’Holmes, Lestrade nous attendait à la station, toujours nerveux, pimpant, et semblable à un furet. En cinq minutes, nous fûmes à Cross Street, où habitait miss Cushing.

Cross Street est une très longue rue, dont les maisons de brique, à deux étages, nettes et coquettes, montrent des perrons de pierres blanches et des groupes de femmes en tablier bavardant sur les seuils. Nous l’avions remontée jusqu’à mi-longueur, quand Lestrade, s’arrêtant, heurta à une porte, que vint ouvrir une petite bonne. On nous fit entrer dans une pièce de devant où se tenait miss Cushing. C’était une personne à la figure placide, aux grands yeux doux, aux cheveux grisonnants, rabattus de chaque côté contre les tempes. Un ouvrage de broderie reposait sur ses genoux, et il y avait, sur un tabouret, à côté d’elle, une corbeille contenant des soies de couleur.

— J’ai fait mettre ces horreurs dehors, dans le petit bâtiment attenant à la maison, dit-elle en voyant apparaître Lestrade. Vous devriez bien m’en débarrasser.

— C’est mon intention, miss Cushing ; je ne les gardais ici qu’afin de les montrer à mon ami Holmes en votre présence.

— En ma présence ? Et pourquoi donc, monsieur ?

— Pour le cas où il aurait à vous questionner.

— Mais à quoi bon, si je sais que je n’ai rien à dire ?

— Je vous comprends, madame, fit Holmes avec sa douceur habituelle. Je ne doute pas que cette affaire ne vous ait déjà donné trop d’ennuis.

— En effet, monsieur. Je suis une femme tranquille, je vis dans la retraite. C’est pour moi quelque chose de bien inattendu que les journaux impriment mon nom et que la police envahisse ma demeure. Je ne veux plus avoir sous les yeux ces affreux débris, monsieur Lestrade. Si vous désirez les voir, il faut que vous alliez où ils sont.

Un jardinet faisait suite à la maison. Il y avait là une sorte d’échoppe d’où Lestrade retira une boîte de carton jaune, un morceau de papier brun et une ficelle. Nous nous assîmes sur un banc à l’extrémité de l’allée, tandis qu’Holmes examinait un par un les objets que lui avait remis le détective.

— La ficelle est on ne peut plus intéressante, dit-il en l’élevant à la lumière et en la reniflant. Que vous en semble, Lestrade ?

— Qu’on l’a passée au goudron.

— Tout juste : c’est du fil à voile goudronné. D’autre part, vous avez certainement pris garde que miss Cushing l’a coupée avec des ciseaux, cela se voit aux effilochures des deux bouts. Le détail a son importance.

— Elle m’échappe, dit Lestrade.

— Elle tient à ceci que le nœud est resté intact, et que ce nœud est d’un caractère très particulier.

— On l’a fait avec beaucoup de soin, ainsi que je l’ai déjà consigné dans une note, marqua Lestrade avec complaisance.

— Voilà donc pour la ficelle, reprit Holmes en souriant. Examinons, maintenant, le papier qui recouvrait la boîte. Un papier brun, imprégné d’une odeur de café. Comment, vous ne vous en étiez pas aperçu ? Je crois qu’il ne pourrait y avoir sur ce point deux avis. On a écrit l’adresse en espaçant les caractères : Miss S. Cushing, Cross Street, Croydon. La plume dont on s’est servi était une grosse plume, apparemment une J, et l’encre très mauvaise. On avait d’abord orthographié Croydon avec un i, qu’on a transformé ensuite en y. L’écriture est nettement masculine ; le paquet vient d’un homme, et d’un homme n’ayant qu’une éducation médiocre, puisqu’il ignorait la ville de Croydon. Fort bien jusque-là. Quant à la boîte elle-même, c’est, nous le savions déjà, une ancienne boîte de tabac doux, de la contenance d’une demi-livre, et n’offrant rien de spécial, sauf la double empreinte d’un pouce dans le coin du fond à gauche. Elle est remplie de ce gros sel que le commerce emploie à diverses fins, et notamment pour la conservation des peaux. On y avait enfoui ces deux objets singuliers.

Holmes, tout en parlant, retirait de la boîte les deux oreilles. Ayant disposé une planche en travers de ses genoux, il se mit à les examiner avec minutie, tandis que Lestrade et moi, penchés à ses côtés, nous considérions alternativement ces lugubres restes et le visage préoccupé, ardent, de notre compagnon. Enfin, il les remit dans la boîte, il demeura plongé un moment dans une méditation profonde, et quand il en sortit :

— Naturellement, dit-il, vous avez observé que les deux oreilles ne font pas la paire ?

— Je l’ai observé. Mais si ce n’était là qu’une mauvaise farce d’amphithéâtre, l’envoi de la paire n’eût rien coûté de plus à nos étudiants.

— Très juste. Aussi n’est-ce pas une mauvaise farce.

— Vous en êtes sûr ?

— J’ai de fortes raisons de le présumer. Un cadavre destiné à l’amphithéâtre se conserve à l’aide d’injections dont ces oreilles ne portent aucune trace. Puis, il n’y a encore que peu de temps qu’elles ont été coupées. Et elles ont été coupées avec un instrument peu tranchant, ce qui, de la part d’un étudiant, ne s’expliquerait guère. Enfin, un homme ayant l’esprit scientifique aurait songé, pour les conserver, à faire usage d’acide phénique ou d’alcool rectifié plutôt que de gros sel. Je répète qu’il ne s’agit pas ici d’une mauvaise plaisanterie, mais d’un crime.

Un vague frisson me traversa quand j’entendis ces paroles et que je vis se rembrunir le visage d’Holmes. Ce préliminaire brutal semblait contenir la promesse d’un étrange et horrible mystère. Cependant Lestrade secoua la tête, en homme qui n’est pas convaincu.

— Sans doute, l’hypothèse d’une plaisanterie soulève des objections, dit-il ; mais l’hypothèse contraire en soulève de plus graves. Nous savons qu’à Penge comme à Croydon, miss Cushing a mené, durant ces derniers vingt ans, une existence calme et respectable. À peine, dans tout ce temps, s’est-elle un seul jour absentée de chez elle. Pourquoi donc un criminel lui aurait-il envoyé ces témoignages de son crime, étant donné que, à moins de jouer admirablement la comédie, elle en est aussi déconcertée que nous ?

— C’est précisément le problème que nous avons à résoudre, répondit Holmes. Pour ma part, j’entends l’aborder comme si, dans le principe, mon raisonnement était exact et que nous fussions en présence d’un double meurtre. L’une des oreilles est celle d’une femme : remarquez sa petitesse, son élégance et le trou pour le pendant ; l’autre, également percée d’un trou, est néanmoins celle d’un homme, brûlée par le soleil et décolorée. Les deux personnes à qui elles appartiennent sont vraisemblablement mortes, sans quoi nous aurions déjà eu vent de ce qui leur est arrivé. C’est aujourd’hui vendredi. Le paquet a été mis à la poste jeudi matin. Le drame s’est donc produit mercredi ou mardi, peut-être avant. Si l’on a assassiné les deux personnes, qui a pu ainsi notifier le meurtre à miss Cushing, sinon le meurtrier lui-même ? Il nous faut cet homme. L’expédition du paquet à miss Cushing ne saurait se justifier que par une raison majeure. On a dû vouloir la prévenir du fait accompli, ou lui infliger un chagrin, peut-être ; et, dans ce cas, elle doit connaître l’assassin. Mais le connaît-elle ? J’en doute. Le connaissant, pourquoi aurait-elle mandé la police ? Elle pouvait enterrer les oreilles, personne n’en aurait jamais rien su : c’est le parti qu’elle n’eût pas manqué de prendre si elle tenait à couvrir le crime ; et si elle n’y tenait pas, elle livrerait le criminel. Il y a là tout un enchevêtrement de circonstances qui demande à être débrouillé.

Holmes parlait d’une voix aiguë, rapide, en regardant vaguement par-dessus la clôture du jardin. Soudain, il se leva comme en sursaut et se dirigea vers la maison.

— J’ai quelques questions à poser à miss Cushing, nous dit-il.

— Alors, fit Lestrade, je vous laisse.

L’instant d’après, nous étions de retour dans la pièce, où miss Cushing, avec une imperturbable tranquillité, poursuivait son travail de broderie. Elle reposa son canevas quand nous entrâmes, et leva sur nous ses prunelles bleues, curieuses et sincères.

— Je suis persuadée, monsieur, dit-elle, que tout ceci est le résultat d’une erreur et que le paquet ne m’était point destiné. Autant que je sache, je n’ai pas un ennemi au monde. Pourquoi me jouerait-on un méchant tour ?

— Mon avis n’est pas loin d’être le vôtre, miss Cushing, dit Holmes, en prenant un siège à côté d’elle. Je considère comme plus que probable…

Il s’arrêta, et je m’étonnai de le voir qui regardait avec une fixité, une intensité bizarres, le profil de la vieille demoiselle. Une surprise mêlée de satisfaction se fit jour immédiatement sur son visage mobile ; mais à peine Miss Cushing se tournait-elle pour connaître la cause de son silence qu’il reprit son air impassible.

— Il y a une ou deux questions…

— Ah ! je suis lasse de questions ! s’écria-t-elle d’un ton d’impatience.

— Vous avez deux sœurs, je crois ?

— Comment le savez-vous ?

— À l’instant même où j’entrais dans la chambre, j’ai distingué, sur la cheminée, une photographie représentant un groupe de trois dames. L’une est indiscutablement vous-même, les autres vous ressemblent d’une manière si frappante qu’il ne peut y avoir de doute sur leur degré de parenté avec vous.

— Vous avez raison. Ces deux personnes sont mes sœurs : Sarah et Mary.

— Et voici, tout près de moi, une troisième photographie. Elle a été prise à Liverpool. La plus jeune de vos sœurs y est représentée en compagnie d’un homme portant, si je ne me trompe, l’uniforme de steward. Je remarque qu’elle n’était pas mariée à cette époque.

— Vous remarquez vite…

— Affaire de métier.

— Eh bien ! vous avez encore raison. Mais quelques jours plus tard elle épousait M. Browner. Il servait sur la ligne Sud-Américaine au moment où fut faite cette photographie. Très épris de sa femme, il ne put supporter d’en être longtemps séparé, et il passa sur l’un des bateaux de la ligne Liverpool-Londres.

— Ah ! le Conqueror, peut-être ?

— Non, le May-Day, d’après mes derniers renseignements. Il vint me voir ici un jour. C’était avant qu’il rompît son engagement. Une fois débarqué, il s’adonna à la boisson, et il lui en fallait peu pour perdre la tête. Ah ! ce fut un triste jour que celui où il se mit à boire. Il commença par s’en prendre à moi, puis il se tourna contre Sarah ; maintenant que Mary a cessé de nous écrire, nous ne savons plus comment vont les choses.

Miss Cushing touchait là, évidemment, à un sujet pénible. Elle nous donna force détails sur son beau-frère le steward ; puis elle s’étendit sur le compte de ses anciens locataires, les étudiants en médecine ; elle nous conta longuement leurs méfaits, elle nous dit leurs noms et les hôpitaux auxquels ils étaient attachés. Holmes l’écoutait avec une attention soutenue, en interposant une question de temps à autre.

— Mais votre seconde sœur ? dit-il. Je ne comprends pas qu’étant, miss Sarah et vous, restées toutes deux célibataires, vous n’habitiez pas ensemble.

— Vous le comprendriez si vous connaissiez le caractère de Sarah. En venant à Croydon, j’ai essayé de la vie commune avec elle ; mais, il y a deux mois, nous avons dû nous séparer. Sans vouloir médire de ma sœur, je vous avouerai que c’est une personne encombrante et d’humeur incommode.

— Vous avez parlé d’un différend qu’elle eut avec vos parents de Liverpool.

— Oui. Avant cela, ils étaient les meilleurs amis du monde. Tellement qu’elle ne vint vivre ici que pour se rapprocher d’eux. Aujourd’hui, elle n’a pas de mots assez durs pour Jim Browner. Je suppose que, l’ayant surprise à se mêler de ce qui ne la regardait pas, il lui aura dit son fait ; ce doit être l’origine de leur mésintelligence.

Holmes se leva et s’inclina.

— Merci, miss Cushing, dit-il. Si j’ai bien compris, miss Sarah habite New Street, à Wallington ? Au revoir ! Tous mes regrets pour les dérangements que vous cause une affaire où, comme vous le dites, vous n’êtes pour rien.

Un cab passait au moment où nous sortions : Holmes le héla.

— Est-ce qu’il y a loin d’ici à Wallington ? demanda-t-il au cocher.

— Rien qu’un mille, monsieur.

— Très bien. Montez, Watson. Le fer est chaud, il faut le battre. Si simple qu’elle se présente, l’affaire n’offre pas moins une ou deux particularités fort instructives. Cocher, vous nous arrêterez au premier bureau de télégraphe.

Holmes expédia une brève dépêche ; puis il se rejeta au fond du cab, et demeura ainsi pendant tout le reste du trajet, le chapeau rabattu sur le nez pour se garantir du soleil. Nous fîmes halte devant une maison assez ressemblante à celle que nous venions de quitter. Mon ami demanda au cocher de l’attendre. Il allait frapper à la porte, dont il soulevait déjà le marteau, quand elle s’ouvrit, livrant passage à un gentleman tout de noir vêtu et coiffé d’un reluisant haut de forme.

— Est-ce que, demanda Holmes, miss Cushing est chez elle ?

— Miss Sarah Cushing est des plus souffrantes, répondit le gentleman. Elle a, depuis hier, des troubles graves dans la tête. Je ne saurais, en tant que son médecin, prendre la responsabilité de lui laisser voir personne. Repassez dans une douzaine de jours.

Sur ces mots, le gentleman se ganta, referma la porte et s’éloigna.

— Eh bien ! fit Holmes gaiement, ce qui est impossible est impossible.

— Peut-être miss Cushing ne vous eût-elle pas dit grand’chose.

— Je n’avais rien à lui demander, je ne voulais que la voir. D’ailleurs, je crois que j’ai, dès maintenant, tout ce que je désire. Menez-nous à un hôtel convenable, cocher. Nous y déjeunerons ; ensuite, nous irons retrouver l’ami Lestrade au bureau de police.

Nous fîmes, tête à tête, Holmes et moi, un petit déjeuner fort agréable, durant lequel il ne m’entretint que de violon. Il me conta sur le mode enthousiaste comment, chez un brocanteur juif de Tottenham Court, il avait acheté, pour cinquante-cinq guinées, un stradivarius authentique qui en valait bien cinq cents. L’après-midi était très avancée, le soleil avait sensiblement perdu de son ardeur et de son éclat, lorsque nous arrivâmes au bureau de police. Lestrade nous guettait à la porte.

— Un télégramme pour vous, monsieur Holmes, dit-il.

— Ah ! bon, la réponse que j’attendais, dit Holmes.

Il ouvrit le télégramme, le parcourut d’un regard, le chiffonna et le fourra dans sa poche.

— Allons, fit-il, ça va bien.

— Vous avez découvert quelque chose ?

— J’ai tout découvert.

— Quoi ? Vous plaisantez ? s’exclama Lestrade, les yeux écarquillés.

— Je n’ai jamais été plus sérieux. Un crime horrible a été commis ; je crois que j’en tiens tout le détail.

— Mais l’auteur du crime ?

Holmes griffonna quelques mots sur le dos d’une carte qu’il remit à Lestrade.

— Voici son nom, dit-il. Vous ne pouvez effectuer d’arrestation avant demain soir au plus tôt. Je vous saurais gré de ne pas mêler mon nom à cette affaire, j’aime mieux ne paraître que dans les cas dont la solution offre quelque difficulté. Venez, Watson.

Et nous partîmes pour la gare, laissant Lestrade ébahi et ravi devant la carte que lui avait remise Holmes.

— Cette affaire, me dit mon ami le soir, tandis que nous bavardions en fumant un cigare dans notre appartement de Baker Street, est de la catégorie de celles que vous avez contées dans Un Crime Étrange et La Marque des Quatre. Pour l’éclaircir, nous avions à remonter des effets aux causes. J’ai demandé par écrit à Lestrade de nous procurer les renseignements dont nous avons encore besoin, et il ne le peut qu’après avoir mis la main sur son homme. Fions-nous à lui là-dessus : quand une fois il a compris ce qu’il doit faire, il a la ténacité d’un bouledogue, et c’est même ce qui lui a valu sa situation à Scotland Yard.

— Alors, votre information n’est pas complète ? demandai-je.

— Elle l’est dans ses parties essentielles. Nous connaissons l’auteur de ce forfait répugnant. Ce qui nous échappe encore, c’est la personnalité de l’une des victimes. Bien entendu, vous avez personnellement formé vos conclusions ?

— Je présume que vous soupçonnez du crime John Browner, le steward des bateaux de Liverpool ?

— Oh ! je fais mieux que le soupçonner.

— Pourtant, je ne vois contre lui que des indices très vagues.

— Au contraire, pour moi, rien ne saurait être plus clair. Examinons les points principaux de l’affaire. Si vous vous en souvenez, nous l’avons abordée d’un esprit absolument libre, ce qui constitue toujours un avantage. Nous ne sommes allés à Croydon que pour observer, et pour tirer de nos observations leurs conséquences. Qu’avons-nous vu d’abord ? Une paisible et respectable dame, fort éloignée, semble-t-il, d’avoir aucun secret, et une photographie qui m’a montré que cette personne avait deux sœurs plus jeunes. Instantanément, j’ai songé que le sinistre envoi visait l’une d’elles. J’ai cependant écarté cette idée, comme susceptible d’être confirmée ou infirmée à loisir. Puis nous sommes allés au jardin, où l’on a mis sous nos yeux le contenu de la petite boîte jaune.

« La ficelle était de l’espèce dont se servent les voiliers à bord des navires ; et tout de suite il passa sur notre enquête une bouffée d’air marin. Quand j’eus remarqué que le nœud était d’une forme usitée dans la marine, que le paquet avait été expédié d’un port, que l’oreille masculine était percée d’un trou, selon une habitude infiniment plus fréquente chez les marins que chez les terriens, j’eus la certitude que nous devions chercher parmi les gens de mer les acteurs du drame.

« Je m’avisai, en examinant l’adresse, qu’elle était au nom de miss S. Cushing. L’initiale S pouvait désigner l’aînée des trois sœurs ; mais elle pouvait tout aussi bien désigner l’une des deux autres, et dans ce cas il nous faudrait reprendre nos recherches sur de nouvelles bases. J’entrai dans la maison afin d’élucider ce point. J’allais assurer miss Cushing de la conviction où j’étais que le paquet ne s’adressait pas à elle, quand, si vous vous le rappelez, je m’arrêtai tout d’un coup. Je venais, en effet, de voir quelque chose qui m’emplissait de surprise, et qui, dans le même temps, rétrécissait considérablement le champ de nos investigations.

« Vous êtes médecin, Watson ; vous savez qu’il n’y a pas une partie du corps humain qui varie autant que l’oreille. En règle générale, chaque oreille a ses caractéristiques nettement accusées, par où elle se distingue de toutes les autres. J’ai écrit là-dessus une notice que vous retrouverez dans Le Journal Anthropologique de cette année. Donc, j’avais examiné avec des yeux d’expert les deux oreilles contenues dans la boîte et noté soigneusement leurs particularités anatomiques : jugez de mon étonnement lorsque, en regardant miss Cushing, je m’aperçus d’une correspondance rigoureuse entre son oreille et l’oreille féminine que je venais d’étudier. Cela dépassait de beaucoup la simple coïncidence : même petitesse du pavillon, même large courbure du lobe supérieur, même circonvolution du cartilage interne. C’était, essentiellement, la même oreille.

« Il va sans dire que je compris d’emblée l’énorme importance de cette constatation. Assurément, il y avait, entre la victime et miss Cushing, une relation de parenté, sans doute même une relation très étroite. Je me mis à lui parler de sa famille, sur laquelle, tout aussitôt, elle nous donna de précieux renseignements.

« Et d’abord, le prénom de sa sœur était Sarah ; puis, toutes les deux, jusqu’à une date récente, avaient eu la même adresse, ce qui expliquait l’erreur commise dans l’expédition du paquet et en désignait la véritable destinataire. Enfin, on nous parla de ce steward, marié à la plus jeune sœur, et si lié dans les premiers temps avec miss Sarah qu’elle était allée habiter Liverpool pour se rapprocher des Browner. Une brouille avait mis fin à leurs rapports depuis plusieurs mois, de sorte que Browner, s’il avait un paquet à expédier à miss Sarah, devait forcément l’expédier à son adresse antérieure.

« À partir de là, nos données se précisèrent de la façon la plus admirable. Nous sûmes que le steward était un homme impulsif, violent, passionné, — rappelez-vous que, pour ne pas trop se séparer de sa femme, il sacrifia une situation avantageuse, — et sujet, par surcroît, à des crises d’intempérance. Dès lors, nous eûmes lieu de croire qu’il avait assassiné sa femme et, en même temps que sa femme, un homme, qui devait être un marin. La jalousie s’indiquait tout naturellement comme le mobile du crime. Mais pourquoi le criminel avait-il senti le besoin d’en envoyer les preuves à miss Sarah Cushing ? C’est sans doute qu’elle avait eu, pendant son séjour à Liverpool, une certaine part dans les événements qui préparaient le drame. Vous remarquerez que la ligne de bateau à laquelle appartient Browner dessert Belfast, Dublin et Waterford ; ainsi, en présumant qu’aussitôt après le meurtre il eût embarqué sur son navire, le May Day, Belfast était le premier endroit où il pût mettre à la poste son horrible paquet.

« À la vérité, une seconde hypothèse était à considérer, et je voulus, avant d’aller plus loin, la vérifier, bien qu’elle me parût tout à fait invraisemblable. Il se pouvait qu’un amoureux éconduit eût assassiné Browner et sa femme : dans ce cas, l’oreille masculine appartenait au mari. Cette conception rencontrait de fortes objections ; elle n’avait rien d’absurde. J’envoyai donc un télégramme à mon ami Algar, de la police de Liverpool, le priant de savoir si Mrs Browner était chez elle et si Browner était parti sur le May Day. Puis nous allâmes à Wallington, dans l’intention de rendre visite à miss Sarah Cushing.

« J’étais curieux, avant tout, de constater jusqu’à quel point nous retrouverions chez elle l’oreille de la famille ; ensuite, elle nous fournirait peut-être d’importants renseignements, mais je n’y comptais pas outre mesure : elle devait avoir, dès la veille, entendu parler de l’affaire, dont retentissait tout Croydon ; seule, elle pouvait comprendre à qui s’adressait le paquet ; et si elle avait voulu aider la justice, elle se fût déjà mise en mouvement. Néanmoins, nous étions tenus d’aller la voir. Elle était malade. La simple nouvelle de l’arrivée du paquet lui avait donné une fièvre cérébrale. Il apparaissait donc clairement que miss Cushing saisissait toute la signification de l’envoi. Mais il était non moins clair que nous n’avions pas à compter sur son aide.

« Déjà, au surplus, nous ne dépendions plus d’elle. Les renseignements demandés par télégramme nous attendaient au bureau de police, où j’avais prié Algar de les adresser. Nous n’aurions pu les souhaiter plus concluants. La maison des Browner était fermée depuis plus de trois jours ; les voisins supposaient Mrs Browner partie pour le sud, où elle avait de la famille. Quant à Browner, on avait appris, en s’informant au bureau de la Compagnie, qu’il naviguait sur le May Day. D’après mes calculs, ce bateau mouillera demain soir dans la Tamise. À son débarquement, Browner trouvera, pour l’accueillir, l’obtus mais énergique Lestrade, et je ne doute pas que les résultats de notre enquête ne se confirment de point en point.

Tout se passa comme l’avait prévu Sherlock Holmes. Deux jours plus tard, il recevait une grosse enveloppe qui contenait, en même temps qu’une courte lettre du détective, un document dactylographié couvrant plusieurs feuilles de papier ministre.

— Lestrade tient notre homme, me dit Holmes en me lançant un coup d’œil. Peut-être vous intéressera-t-il de savoir ce qu’il m’en écrit lui-même. Voici sa lettre :


Cher monsieur Holmes,

Conformément aux dispositions par nous arrêtées en vue de vérifier nos hypothèses, — ce « nous » est joli, n’est-ce pas, Watson ? — je me rendis hier, à six heures après-midi, à l’Albert Dock, et montai à bord du steamer May Day. On m’informa, sur ma demande, qu’il y avait à bord un steward du nom de James Browner, et que cet individu s’était, au cours de la traversée, conduit de façon si bizarre que le capitaine avait dû le relever de ses fonctions. Je descendis dans sa cabine, où je le trouvai assis sur un coffre, la tête dans ses mains, et balançant le corps d’un côté à l’autre. C’est un homme de haute taille, solide, tout rasé, très brun de peau. Il se leva d’un bond en apprenant l’objet de ma visite, et je fus sur le point de porter mon sifflet à mes lèvres pour appeler deux hommes de la police fluviale qui se tenaient à l’angle de la première rue ; mais le courage parut l’abandonner, et il offrit presque ses poignets aux menottes. Nous l’emmenâmes jusqu’à la prison avec sa malle, dans l’espoir de quelque découverte accusatrice ; mais tout ce que nous découvrîmes de plus compromettant fut un de ces couteaux effilés comme en possèdent la plupart des marins. D’ailleurs, nous n’avions pas besoin de pièces à conviction ; car sitôt mis en présence de l’inspecteur au poste de police, il demanda à faire une déclaration, qui fut sténographiée séance tenante et reproduite en trois expéditions à la machine à écrire : ci-inclus, je vous en remets une. Cette affaire, comme je l’avais toujours pensé, se trouve être des plus simples ; je vous remercie, néanmoins, du concours que vous m’avez prêté dans mes investigations.

G. Lestrade.


— Hum ! fit Holmes, cette affaire se trouve être des plus simples… Il ne me semble pas qu’elle apparût à Lestrade sous ce jour-là quand il vint nous en entretenir. Mais voyons ce que peut avoir à dire Browner lui-même. Ceci est le texte de la déclaration par lui faite en présence de l’inspecteur Montgomery, du bureau de police de Shadwell, et littéralement retranscrite :

Ai-je quelque chose à dire ? Oui, j’ai beaucoup à dire. Je veux en avoir le cœur net. Qu’on me pende ou qu’on m’abandonne à mon sort, il ne m’en soucie guère, je n’ai pas fermé l’œil depuis mon acte accompli. Parfois, c’est l’image de cet homme qui me poursuit ; le plus souvent, c’est son image à elle. Ah ! oui, le pauvre agneau innocent, elle dut être bien surprise en lisant la mort sur un visage où elle avait rarement lu auparavant autre chose que l’amour ! Ce fut la faute de Sarah, dont puisse la vie se flétrir et tout le sang se corrompre sous la malédiction d’un misérable ! Certes, je ne cherche pas à me blanchir. Je sais que, comme une brute que j’étais, je me remis à boire. Mais elle aurait pardonné si l’ombre de cette femme n’avait jamais obscurci notre demeure. Sarah Cushing m’aima, ce fut l’origine de l’affaire ; elle m’aima jusqu’à l’heure où elle passa de l’amour à une haine mortelle, ayant reconnu que je faisais moins de cas d’elle tout entière, corps et âme, que d’une empreinte du pied de ma femme dans la boue.

La famille se composait de trois sœurs. La plus âgée était une brave femme, la cadette un démon et la troisième un ange. À l’époque où j’épousai Mary, elle avait vingt-neuf ans, et Sarah trente-trois. Nous étions, Mary et moi, lors de notre installation, heureux autant que le jour compte de minutes. Sur notre invitation, Sarah vint chez nous pour une semaine. La semaine, en s’allongeant, fit un mois. Puis ce fut une chose, puis ce fut une autre ; et Sarah finit par être de la maison.

J’avais, dans ce temps-là, une conduite exemplaire. Nous mettions de l’argent de côté. La vie reluisait à nos yeux comme un dollar neuf.

Très souvent, je passais chez nous les fins de semaine ; parfois, le bateau étant retenu par les nécessités du chargement, j’avais, du coup, toute une semaine libre : c’est ainsi que je vis beaucoup ma belle-sœur Sarah. C’était une femme belle, grande, brune, vive, ardente, avec une façon hautaine de porter la tête. Mais je n’avais point de pensées pour elle auprès de ma petite Mary : cela, je le jure, aussi vrai que j’espère en la miséricorde de Dieu.

Il m’avait semblé, parfois, qu’elle se plaisait à demeurer seule avec moi, ou qu’elle m’entraînait volontiers à la promenade ; mais jamais je n’y avais attaché d’importance. Un soir, mes yeux s’ouvrirent. J’arrivais du navire ; ma femme était sortie ; Sarah se trouvait à la maison.

Où est allée Mary ? lui demandai-je.

Payer quelques factures, me répondit-elle.

Impatienté, je me mis à faire les cent pas dans ma chambre.

Eh quoi ! Jim, me dit-elle, ne pouvez-vous cinq minutes vous passer de Mary ? Même pour si peu de temps, ma compagnie ne vous suffit point ? Voilà qui ne fait guère mon éloge.

Mais si, ça va très bien comme ça, jeune fille ! répondis-je en lui tendant la main avec gentillesse.

Aussitôt, elle la saisit entre ses dix doigts ; ils brûlaient comme si elle avait eu la fièvre. Je la regardai dans les yeux et devinai tout. Nous n’eûmes besoin de parler ni l’un ni l’autre. Je pris un air sévère et je retirai ma main. Sarah demeura un instant silencieuse à mes côtés ; puis, me tapant sur l’épaule :

Allons, dit-elle, ne vous troublez pas, mon vieux Jim !

Là-dessus, il lui échappa une espèce de rire moqueur, et elle sortit de la chambre.

Dès lors, elle me détesta de tout son cœur, de toute son âme, ce qui, pour elle, n’est pas peu dire. J’eus la sottise, la sottise inconcevable, de permettre qu’elle continuât d’habiter avec nous ; mais jamais je ne soufflai mot de rien à Mary, sachant trop que je lui ferais de la peine. Les choses semblèrent aller comme avant ; mais au bout d’un certain temps je m’aperçus d’un petit changement chez Mary elle-même. Elle avait toujours été, jusque-là, confiante et candide ; à présent, elle devenait bizarre, soupçonneuse. Chaque jour la rendait plus étrange et plus irritable ; nous avions des piques continuelles à propos de rien. C’était pour moi comme une énigme. Sarah m’évitait, mais elle ne quittait plus Mary. Je le vois aujourd’hui, elle complotait, elle dressait des machinations contre nous, elle empoisonnait l’esprit de ma femme ; mais, comme un aveugle, j’avais les yeux fermés à l’évidence. C’est alors que je me dérangeai, que je recommençai à boire, ce qui ne serait pas arrivé, je pense, si Mary était restée la même. Désormais, elle eut une raison d’être dégoûtée de moi ; la brèche ouverte entre nous s’élargit sans cesse. Survint, finalement, cet Alec Fairbairn, et les choses tournèrent au pire.

Ses premières visites s’adressèrent à Sarah ; mais bientôt il les continua pour nous, car c’était un homme qui avait le talent de gagner la sympathie, et il se faisait des amis partout où il passait. Élégant, fringant, fendant, frisé, il avait vu la moitié du monde, et il parlait bien de ce qu’il avait vu. Il était d’agréable compagnie. Pendant un mois, il eut chez nous ses grandes et ses petites entrées, et l’idée ne me venait pas qu’il pût résulter quelque mal de ses manières enjôleuses. Un incident me mit tout d’un coup en méfiance ; et de ce jour-là ma paix fut à jamais perdue.

Ce ne fut pourtant qu’un incident minime. Entrant un jour dans le salon à l’improviste, je vis, en passant la porte, s’illuminer d’un rayon de bienvenue le visage de ma femme ; mais elle me reconnut, le rayon s’évanouit, et elle se retourna, désappointée. Il ne m’en fallut pas davantage ; certainement, elle avait pris mon pas pour celui d’Alec Fairbairn. J’aurais aperçu cet homme que je l’aurais tué, car je ne me connais plus sitôt que je suis en colère. Mary lut le meurtre dans mes yeux ; elle s’élança vers moi, et posant sa main sur ma manche :

Voyons, Jim, dit-elle, voyons !

Où est Sarah ? demandai-je.

Dans la cuisine, répondit Mary.

J’allai dans la cuisine.

Sarah, dis-je, je défends que ce Fairbairn reparaisse jamais chez moi.

Pourquoi ? demanda-t-elle.

Parce que telle est ma volonté.

Si mes amis sont de trop à la maison, j’y suis de trop, moi aussi…

Faites comme il vous plaira ; mais la première fois que ce Fairbairn remontrera ici sa figure, je vous envoie l’une de ses oreilles en guise de keepsake !

Ma mine dut lui faire peur, car elle n’ajouta pas une parole ; et le soir même elle s’en allait de chez nous.

J’ignore si elle ne fit qu’obéir à un esprit de méchanceté diabolique, ou si elle méditait de me tourner contre ma femme en l’encourageant à se mal conduire. Toujours est-il qu’elle loua une maison à deux rues de distance de la nôtre, et qu’elle y tint des chambres pour les marins. Fairbairn y logeait d’habitude ; Mary allait y prendre le thé avec sa sœur et lui. Combien de fois elle y alla, je ne sais ; mais une fois je la suivis. Quand j’apparus inopinément, Fairbairn détala par le jardin, comme un sale type et un capon qu’il était. Je jurai à ma femme que je la tuerais si je la trouvais une fois de plus dans sa société, et je la ramenai avec moi, tremblante, sanglotante, blanche comme une feuille de papier. Il ne resta plus trace d’amour entre nous. Je voyais qu’elle me haïssait et me redoutait ; par-dessus le marché, elle me méprisait quand le chagrin m’entraînait à boire.

Cependant Sarah, s’apercevant qu’à Liverpool elle ne gagnait pas de quoi vivre, s’en alla, autant que je crus comprendre, habiter chez sa sœur, à Croydon. Pour nous, l’existence continua d’aller couci-couça. Alors arriva cette fatale semaine qui devait consommer notre malheur et notre ruine.

Voici de quelle manière l’événement se produisit. Je venais de partir sur le May Day pour un voyage de six jours, lorsqu’une futaille, en se déplaçant, nous creva une tôle, et nous dûmes rentrer au port pour douze heures. Je quittai le navire et rentrai chez moi ; j’espérais faire une surprise à ma femme, je me disais que peut-être elle serait heureuse de me revoir si tôt. Au moment où, tout plein de cette idée, je tournais l’angle de notre rue, je me croisai avec un cab : il portait ma femme et Fairbairn, assis côte à côte, bavardant, riant, et ne pensant guère à moi, qui les observais de la chaussée.

Je vous en donne ma parole : à partir de cette minute, je ne me possédai plus. Si je fais un retour sur moi-même, je revois tout dans le brouillard d’un songe. J’avais bu sec dans les derniers temps ; la boisson et le spectacle que j’avais devant les yeux me brouillaient ensemble le cerveau. Il y a, maintenant, quelque chose qui me bat dans la tête comme un marteau de radoubeur ; mais, ce matin-là, je crus que tout le Niagara me sifflait et me bourdonnait dans les oreilles.

Je pris mes talons à mon cou et m’élançai derrière le cab. J’avais à la main un gros gourdin de chêne. Je vous l’ai dit, j’avais commencé par voir rouge ; mais, tout en courant, je retrouvai quelque clairvoyance, et je m’arrêtai un peu pour les surveiller à leur insu. Bientôt ils arrivèrent à la gare. La foule encombrait le guichet, ce qui me permit de m’approcher d’eux sans en être remarqué. Ils prirent des places pour New Brighton. J’en fis autant ; mais j’eus soin de ne monter que dans le troisième wagon derrière celui qu’ils occupaient. À New Brighton, ils s’engagèrent sur la place d’Armes. Je les suivis, sans jamais laisser entre eux et moi un intervalle de plus de cent pas. Enfin, je les vis louer un bateau et partir à la rame. Il faisait une journée très chaude ; sans doute pensaient-ils avoir plus frais sur l’eau.

C’était se jeter entre mes mains. Il y avait de la brume, et l’on ne distinguait rien à plus de quelque cent yards. Je louai aussi un bateau et je poussai à leur suite. J’apercevais la tache que faisait leur barque, mais ils nageaient aussi vite que moi, et ils devaient être à un bon mille de la côte avant que j’eusse réussi à les rejoindre. Le rideau de brouillard tendait autour de nous un cercle. Mon Dieu ! oublierai-je jamais l’expression de leurs visages quand ils me reconnurent dans le bateau qui venait sur eux ? Ma femme jeta des cris. Lui jura comme un forcené ; il devait lire sa condamnation dans mes yeux, car il voulut me repousser avec une rame. J’évitai le coup, et, le frappant de mon gourdin, je lui cassai la tête comme un œuf. Elle, je l’aurais épargnée peut-être, malgré sa folie ; mais elle l’entoura de ses bras, pleurant et l’appelant Alec. Je frappai de nouveau et l’étendis à son côté. J’étais comme une bête fauve qui vient de connaître le goût du sang. Si Sarah eût été là, par le Seigneur ! elle y eût passé comme les autres. Je pris mon couteau, et alors… Mais c’est bon, j’en ai dit assez : il me venait une espèce de joie sauvage en pensant à ce qu’éprouverait Sarah quand elle reconnaîtrait à de tels signes le mal qu’elle avait causé par ses manigances. J’attachai les deux cadavres au fond du bateau, je crevai une planche, et j’attendis qu’il eût coulé au fond : le propriétaire ne manquerait pas de croire qu’il s’était perdu dans le brouillard et en allé à la dérive. Je me lavai soigneusement, je revins à terre et je regagnai mon bord, sans que personne eût le moindre soupçon de ce qui était arrivé. Dans la nuit, je fis mon paquet pour Sarah Cushing, et je l’expédiai de Belfast le lendemain.

Vous savez, à présent, toute la vérité. Pendez-moi ou faites de moi ce que vous voudrez, jamais vous ne m’infligerez un châtiment comme celui que je subis. Je ne puis un instant clore les yeux sans revoir ces deux visages qui me regardent fixement, comme ils me regardèrent quand, devant eux, mon bateau déchira tout à coup la brume. Je les tuai en quelques secondes ; mais, eux, ils me tuent à petit feu. Encore une nuit comme les dernières, et je serai mort ou fou avant le matin. Vous ne me mettrez pas seul dans une cellule, n’est-ce pas, monsieur ? Je vous le demande en grâce, souhaitant qu’au jour de votre agonie vous soyez traité comme vous m’aurez traité.



— Le sens de tout cela, Watson ? me dit Holmes gravement, en reposant le papier. De quelle utilité peut être ce cercle de misère, de violence et de cruauté ? Il faut qu’il tende à quelque fin, ou bien, alors, le hasard seul régit notre univers, ce qui ne se conçoit pas. Mais à quelle fin ? Là est la grande, l’éternelle question, à laquelle notre raison est plus éloignée que jamais de pouvoir répondre.

  1. Henry Ward Beecher, frère de la célèbre romancière Mme Beecher-Stowe, fut l’un des apôtres de la cause anti-esclavagiste aux États-Unis.