La Nouvelle philosophie en France

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La Nouvelle philosophie en France
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 88 (p. 611-641).


LA
NOUVELLE PHILOSOPHIE
EN FRANCE


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I. De l’Intelligence, par Henri Taine, 2 vol., in-8o ; 1870. — II. L’Armée philosophique, par M. Pillon, 1867 et 1868. — III. La Morale, par M. Renouvier, 2 vol. in-8o ; 1869. — IV. La Psychologie anglaise contemporaine, pas M. Th. Ribot, 1 vol. in-8o ; 1870. — V. L’Instinct, par M. Henri Joly, 1. Vol. In 8o ; 1870.


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Le mot de philosophie nouvelle ne doit éveiller ici aucune des grandes ambitions de la pensée. L’espèce d’originalité qui nous a paru justifier un pareil titre dans le travail d’idées qui s’opère sous nos yeux n’a aucun des brillans caractères, aucune des hardies allures qui ont excité autrefois, sous ce nom, tant d’enthousiasmes suivis de tant de déceptions. Cette philosophie n’en est pas moins réelle et sérieuse, déjà riche en résultats, féconde surtout en espérances d’autant plus légitimes qu’elles ont pour base, non les spéculations du génie personnel, mais les données accumulées d’une expérience pratiquée avec ensemble par tous les savans de notre temps. Si l’originalité ne s’en manifeste point par l’audace des méthodes et la puissance des créations individuelles, elle se laisse voir à certains caractères vraiment nouveaux, communs, aux divers esprits qui se livrent aux recherches philosophiques, soit dans la direction des intelligences, soit dans la méthode des investigations, soit dans les habitudes du langage. Il nous semble que depuis un petit nombre d’années la philosophie est entrée dans une voie nouvelle, et que le livre dont nous avons à rendre compte tout particulièrement, au lieu d’être un incident qui tranche avec le mouvement général des esprits, un phénomène qui éclate tout à coup dans un contraste absolu avec tout ce qui l’entoure, est une œuvre de cet esprit qui travaille la pensée philosophique de notre temps, quels qu’en soient d’ailleurs les mérites personnels.


I.

Dans une précédente étude, nous avons montré comment, sous l’énergique impulsion, on pourrait dire sous l’impérieuse direction de Victor Cousin, la philosophie de la première moitié de ce siècle en France s’est vouée presque exclusivement aux œuvres historiques. Il faut ajouter, pour la complète explication du phénomène, que, si l’esprit contemporain parut oublier la science pour l’érudition, c’est que la philosophie des siècles précédens avait vécu dans une superbe ignorance du passé. Le mouvement dont Cousin fut l’ardent et infatigable promoteur devait se produire en tout cas et durer jusqu’à l’entière satisfaction d’une curiosité d’autant plus vive qu’elle avait plus de merveilles à contempler dans ce monde si peu connu des systèmes et des écoles philosophiques. L’engouement pour ces sortes de révélations fut tel tout d’abord qu’on crut la philosophie assez riche de son passé pour pouvoir y renfermer son présent et son avenir, et que l’idée vint non-seulement à Cousin, mais à presque tous les chefs d’école de ce temps, de traiter toute recherche spéculative par les procédés de la méthode éclectique. Ce ne fut que l’illusion d’un moment. Victor Cousin fut le premier à s’apercevoir que l’éclectisme ne pouvait convenir qu’à cette classe d’esprits subtils et curieux qui ne cherchent dans la philosophie qu’une matière d’érudition et de critique. Il avait trop le goût de la discipline et la passion du gouvernement en toutes choses pour ne pas éprouver le besoin d’une doctrine à laquelle il pût rallier au plus tôt les intelligences et surtout les âmes troublées un moment par cette magnifique, mais étrange et confuse revue des idées qu’il avait fait d’abord passer sous les yeux. Pour la mission d’enseignement et en quelque sorte de prédication que le maître et son école assignaient à la philosophie de leur temps, cette doctrine ne pouvait être autre que le spiritualisme. Le mal fut qu’on improvisa ce spiritualisme en le formant d’élémens empruntés à certaines écoles anciennes et modernes connues sous ce nom, sauf à recouvrir le tout d’une apparence d’analyse psychologique. De ce travail trop hâté sortit un éclectisme vague, incohérent, superficiel, aussi incertain dans ses méthodes et ses théories qu’il était intolérant dans ses conclusions, et dont Platon, Descartes, Leibniz, faisaient le fond. Aristote y était suspect à beaucoup d’égards ; Spinoza n’y pouvait avoir sa place ; Kant, Schelling et Hegel, accueillis d’abord avec enthousiasme, en étaient définitivement exclus ; le nom de Maine de Biran y était tenu en grand honneur, sans que sa doctrine y entrât d’ailleurs pour une bien large part.

Tel a été le double caractère de la philosophie régnante jusqu’à ces dernières années. Au sein de cette école, qui, pour l’érudition et le talent littéraire, ne connut pas de rivale, l’initiative philosophique fut aussi rare et aussi faible que l’initiative historique fut fréquente et heureuse. On ne lui rendrait pas justice si l’on ne voyait en elle qu’une école de doctrine. Ce fut là son moindre mérite, quelles qu’aient été ses prétentions à cet égard. La doctrine a dû son autorité à la nature des sentimens qu’elle éveillait dans les âmes plus qu’à la force et à la vigueur des idées qu’elle répandait dans les esprits. Un tel spiritualisme pouvait faire illusion à un public avide de cet ordre de vérités autant que sensible aux charmes du style et de l’éloquence ; il ne tenait point devant l’analyse et la critique des juges sévères. Le vrai mérite, la gloire de l’éclectisme fut d’avoir été une grande école d’histoire qui a produit, sous l’inspiration de Victor Cousin, une série d’œuvres aussi remarquables par la qualité de l’érudition que par le talent de l’exposition. Voilà un titre que ne peuvent lui contester nos voisins d’outre-Rhin si dédaigneux de la science française. S’il y a une réserve à faire sur certaines de ces études, c’est à propos de la critique elle-même, à laquelle la trop constante préoccupation d’une doctrine n’a pas toujours laissé toute la liberté nécessaire. La polémique y entre pour une trop grande part, et le parti-pris y est trop évident contre certains systèmes qui font encore honneur à l’esprit humain par la difficulté des problèmes soulevés et par la grandeur des solutions proposées. On ne s’est pas assez souvenu que la philosophie doit être traitée comme une science, et que la science fait son profit de tous les sérieux efforts tentés pour faire avancer les questions. Telles erreurs d’un Aristote, d’un Plotin, d’un Spinoza, d’un Malebranche, d’un Leibniz, ont plus de prix que telles vérités banales qui ne sont souvent que des préjugés du sens commun.

Quoi qu’il en soit, la direction des esprits a changé depuis quelque temps. Il est manifeste qu’un vent nouveau souffle dans les régions de la philosophie, lequel, sans faire abandonner les études historiques, toujours chères à notre siècle, ramène peu à peu la pensée aux questions d’analyse et de théorie, qui font l’objet même de la science. L’esprit contemporain semble éprouver le besoin de se remettre en quête de solutions nouvelles. Avec une provision de faits nouveaux, avec des méthodes plus sûres, avec une plus riche et plus instructive expérience, il reprend les questions philosophiques qui avaient été posées et débattues avec plus ou moins de succès au XVIIe et au XVIIIe siècle ; seulement il les reprend en se rendant mieux compte des difficultés, avec la ferme résolution de ne pas dépasser les limites de l’observation, et d’abandonner au domaine de la foi et de l’imagination les problèmes qui ne lui paraissent pas susceptibles d’une solution scientifique. On ne croit plus que la science est tout entière dans son histoire, comme il avait semblé dans un moment d’enthousiasme qui rappelait la renaissance ; il ne s’agit plus d’en recueillir et d’en combiner les élémens, sous l’examen d’une critique plus attentive à la convenance morale qu’à la valeur scientifique des doctrines. C’est dans les voies de l’expérience et de l’analyse qu’on cherche des solutions plus exactes, plus positives. Sans parler des penseurs originaux qui, comme M. Renouvier, ont toujours cherché la vérité en dehors des traditions et des écoles en vogue, ni des savans qui, comme M. Cournot, ont essayé de renouveler par les données de la science l’analyse et la critique de l’entendement, il est curieux de voir la génération actuelle des professeurs universitaires rentrer dans les études de théorie pure, à l’exemple de Locke, de Hume, de Condillac, de Cabanis, de Maine de Biran, de Jouffroy. C’est un professeur de lycée, M. Ribot, qui vient d’exposer en les résumant dans un excellent langage les théories psychologiques de la nouvelle école anglaise, laquelle compte parmi ses chefs Stuart Mill, Alexandre Bain, Herbert Spencer. Un autre professeur, M. Joly, vient de faire sur l’instinct une de ces monographies qui, par l’étendue des recherches, la richesse et la variété des observations, le développement des analyses, servent souvent mieux la science que les ouvrages d’ensemble les plus goûtés. Sous ce rapport, nul philosophe n’a rendu plus de services à la psychologie que ne l’a fait M. Albert Lemoine, un maître de conférences de l’École normale, par une série de mémoires sur l’habitude, sur le sommeil, sur le somnambulisme, sur la folie, sur tous ces phénomènes complexes pour l’explication desquels l’expérience physiologique doit s’ajouter à l’analyse psychologique. A mesure qu’on suit l’auteur dans le cours de ces études, on voit son talent d’observation se dégager des préjugés métaphysiques qui semblaient gêner son analyse dans ses premiers essais. La métaphysique elle-même, tout en restant fidèle à de hautes et antiques traditions, a cherché dans plusieurs ouvrages récens, notamment dans le rapport de M. Ravaisson sur la philosophie française contemporaine, la forme systématique que le spiritualisme de l’école éclectique n’avait point su lui donner. On peut contester certains points de cette forte et savante exposition ; il est impossible d’en méconnaître la précision et l’enchaînement. Tout y jaillit d’une même source, tout y repose sur un seul principe, tout s’y explique par une maîtresse formule. Œuvre d’un esprit profond et subtil, rien ne ressemble moins que cette doctrine à une combinaison éclectique ; elle a ceci de particulièrement original, que l’effort de la pensée créatrice n’y est pas moins remarquable que l’inspiration de la science traditionnelle.

Il est un autre caractère aussi saillant du mouvement philosophique contemporain, c’est le réveil de l’esprit critique dans les œuvres de la pensée spéculative. Pour arriver le plus vite et le plus sûrement possible à faire un choix entre tous ces systèmes, dont le spectacle était plus propre à frapper l’imagination qu’à fixer la pensée, l’école dominante n’avait pas trouvé d’autre moyen que de faire du sens commun le critère à l’aide duquel on pouvait discerner les meilleurs élémens de la doctrine dont on avait absolument besoin. Sans avoir jamais bien défini la nature et l’origine des vérités qui composaient le domaine de ce sens commun, l’école en question était pourtant parvenue à en faire une véritable règle critique pour le jugement et le choix des doctrines du passé. Lorsqu’on avait parlé des croyances du genre humain sur tels ou tels points de métaphysique ou de morale, il semblait que tout fût dit, et qu’il n’y avait plus qu’à s’incliner devant une pareille autorité. C’est au nom de ces croyances communes qu’on imposait à l’initiative personnelle des limites qu’il était interdit de franchir, alors même que l’analyse, l’expérience, la logique, semblaient lui donner raison. Qu’est devenue cette préoccupation un peu tyrannique du sens commun au sein de la nouvelle génération philosophique ? On en retrouve encore quelques traces chez certains professeurs attardés de la philosophie officielle ; mais elle a fait place à un esprit tout opposé dans la grande majorité des jeunes esprits qui se livrent à ce genre d’études. Si l’on procède généralement avec moins de confiance, moins d’engouement dogmatique, cela tient à ce qu’on se garde de plus en plus des méthodes a priori. On n’a plus le respect superstitieux du sens commun ; si l’on ne va pas jusqu’à le braver sans raison, on ne le suit qu’autant qu’il est d’accord avec l’expérience et l’analyse. Il est évident que l’esprit contemporain obéit à un autre critère, et que son initiative personnelle n’est plus gênée par le besoin de rester fidèle aux croyances dites éternelles et universelles de l’humanité : excellente disposition d’esprit pour les œuvres de véritable philosophie, du moment qu’elle est tempérée par la sûreté des méthodes d’investigation.

Mais le signe le plus frappant, à notre avis, de la révolution qui s’opère sûrement et sans bruit dans les esprits voués aux études de ce genre, c’est l’introduction des méthodes et des théories scientifiques dans toutes les parties de la spéculation philosophique, dans la métaphysique, dans la logique, dans la psychologie, dans la morale elle-même. La philosophie qui a précédé avait eu pour berceau la littérature, la morale et la politique. C’est à tort qu’après coup on a voulu la faire remonter à Maine de Biran. Elle est née, non pas des méditations de ce psychologue solitaire, mais des brillantes leçons de la Sorbonne et des ardentes conférences de l’École normale. Royer-Collard était un docteur et un orateur politique d’une incomparable autorité. Victor Cousin était un lettré dans le meilleur sens du mot, mettant sa grande et belle littérature au service de traditions philosophiques auxquelles nul ne savait comme lui rendre la jeunesse et la popularité. C’était un esprit trop supérieur pour refuser aux sciences leur place légitime ; mais il les admirait et les voulait chez elles. Telle était sa répulsion instinctive pour leur intrusion dans le domaine de la philosophie, qu’il allait jusqu’à la regarder comme une véritable invasion de la barbarie dans l’empire des hautes idées. Ne comprenant pas d’ailleurs, surtout dans les derniers temps de sa carrière, la philosophie comme une spéculation essentiellement générale et encyclopédique, et la ramenant de plus en plus à un petit nombre de problèmes moraux et théologiques, il ne sentait ni l’à-propos ni l’utilité d’une alliance avec les sciences positives. C’était du côté de la religion, de la littérature, de l’histoire, qu’il tournait les regards pour trouver des alliés et des auxiliaires à la philosophie. Sortie presque tout entière du même berceau, nourrie du même lait, son école a généralement partagé ses goûts. Qu’avait-elle besoin des sciences positives, ne croyant guère avoir autre chose à faire qu’à résoudre des problèmes historiques, ou à défendre des thèses spiritualistes avec des argumens qui n’avaient de nouveau que le langage ?

Aujourd’hui on sent que l’avenir de la philosophie n’est plus dans la littérature. On le sent parce qu’on revient à une plus juste et plus large idée de la philosophie, c’est-à-dire d’une spéculation trop haute, trop libre, pour être mise au service des intérêts même de l’ordre le plus élevé. N’est-ce pas Aristote qui a dit : « Il est évident que nous n’étudions la philosophie pour aucun autre intérêt étranger ? De même que nous appelons homme libre celui qui s’appartient et qui n’a pas de maître, de même aussi cette science, seule entre toutes les sciences, peut porter le nom de libre[1]

» On commence à trouver que l’indifférence des savans pour la philosophie et des philosophes pour la science n’est pas un état normal pour la pensée ; au lieu de craindre les empiétemens réciproques des deux puissances, comme l’avait fait l’école de Victor Cousin, on aime à voir les savans s’essayer dans des considérations philosophiques, et les philosophes appuyer leurs théories ou leurs hypothèses sur des expériences ou des analyses scientifiques. Le moment où a fleuri l’éclectisme n’était pas encourageant pour les tentatives de ce genre. Un savant de premier ordre, M. Cournot, a repris dans deux ouvrages considérables l’examen de toutes les grandes questions de logique qui avaient été traitées avec plus ou moins de succès par de purs philosophes, en les éclairant des plus sûres et des plus précieuses lumières de la science. Il a fait cette œuvre originale et difficile avec un sens critique, un talent d’analyse vraiment remarquable, et dans un langage excellent. Combien a-t-il eu de lecteurs dans le monde de la philosophie contemporaine ? Nous en connaissons quelques-uns parmi les meilleurs esprits ; mais ce qui est certain, c’est que, lorsque ce nom fut mis en avant, il y a une dizaine d’années, pour une candidature académique, on semblait généralement ignorer l’existence philosophique de ce modeste et judicieux esprit. Il avait pourtant fait la lumière, sans aucun bruit, sur une foule de problèmes intéressans, à peu près comme Maine de Biran, dont l’obscurité n’a cesse que le jour où Victor Cousin l’a révélé au monde savant. Une pareille indifférence serait maintenant impossible. Les livres de M. Cournot sont entre les mains de tous les jeunes professeurs de l’Université, qui enrichissent de ses observations et de ses analyses leur cours de logique. D’autre part, il n’est pas un psychologue de notre temps qui croie pouvoir résoudre un important problème de sa science sans le secours de la physiologie et de l’histoire naturelle. Cette préoccupation est devenue si générale qu’on la retrouve chez les philosophes de toutes les écoles. Les spiritualistes les plus décidés n’y échappent pas plus que les matérialistes et les positivistes. M. Ravaisson, M. Janet, M. Lévêque, semblent en ce moment obéir à une idée fixe, celle de chercher dans les théories scientifiques des argumens et chez les savans des auxiliaires pour un spiritualisme qui puisse se concilier avec les progrès des sciences positives.

On peut noter enfin un dernier caractère de la nouvelle philosophie non moins sensible que les autres : c’est le changement de langage. Victor cousin serait tout étonné et médiocrement satisfait de ne plus retrouver que chez quelques disciples attardés cette riche et belle langue qu’il savait si bien parler et si bien écrire, langue pleine de mouvemens oratoires et d’images poétiques en même temps que de formules empruntées à toutes les écoles, où l’art du grand écrivain avait su fondre dans une harmonieuse unité toutes les formes de la pensée ancienne et moderne ; Si ce n’était pas le style sévère et simple de la science, c’était bien le magnifique langage de cette philosophie des Platon, des Malebranche, des Fénelon et des Bossuet, encore enrichie des formules de la philosophie contemporaine, que le maître avait su y faire entrer en ménageant le goût et en aidant l’intelligence de ses lecteurs. D’habiles disciples ont su manier cette langue et en composer des œuvres d’un certain mérite ; mais, quand des auteurs sans talent et sans goût voulurent s’en servir pour exprimer les amplifications de leur esprit médiocre ou vide, il fut facile de voir à quel point le talent peut faire illusion en France surtout sur la valeur réelle des idées. C’était plutôt la langue de l’érudition que de la pensée. Du moment que l’esprit philosophique ressaisissait la direction des intelligences, il était naturel que le goût de l’analyse et de la critique ramenât le goût de la simplicité et de la précision scientifique. On revient donc presque sans s’en douter à la langue de Descartes, de Condillac, de Laromiguière, de Jouffroy. On recherche moins les métaphores et les effets oratoires, on préfère le style lumineux, au style éclatant ; on se garde de la déclamation, et l’on ne donne plus guère une tirade éloquente pour une démonstration. Cela n’empêche pas : néanmoins le talent de l’écrivain de se montrer nos meilleurs, nos plus sérieux philosophes ne peuvent écrire sur les matières les plus abstraites et les plus arides sans laisser voir qu’ils ont du style ; mais lorsque l’expression forte, vive, pittoresque, originale, arrive pour peindre une pensée, pour figurer une formule dont ils ont donné l’analyse ou l’explication dans les termes mêmes de la science, c’est pour rendre la vérité accessible à l’imagination aussi bien qu’à l’intelligence, et surtout pour faire ressortir une analogie véritable entre les lois de la nature et les lois de l’esprit. Ce sont de ces moyens d’expression qui n’ont rien de commun avec les effets oratoires ou poétiques de la littérature philosophique d’un autre temps, et que les savans eux-mêmes ne négligent pas, pour peu qu’ils soient écrivains, dans leurs expositions les plus spéciales et les plus techniques.

Tels sont les caractères qui nous ont le plus frappé dansée » œuvres diverses de la philosophie contemporaine. Si l’on ne trouve pas dans toutes la force, la distinction, la véritable originalité, on peut dire que les qualités solides s’y montrent généralement, qualités d’observation, d’analyse, de critique, qui ne se sont pas aussi fréquemment rencontrées dans les œuvres plus littéraires de l’époque éclectique. Sauf de brillantes individualités, la jeune génération annonce plus de méthode que de talent. Il ne faut pas le regretter, l’œuvre philosophique se faisant beaucoup plus avec l’une qu’avec l’autre. Les écrivains ne manqueront jamais dans le pays des lettres par excellence ; les savans, les érudits, les vrais penseurs, y sont plus rares. C’est ce qui fait le contraste un peu fâcheux entre la richesse de notre littérature et l’indigence de notre science philosophique.


II.

M. Taine est du petit nombre de philosophes auxquels ne s’applique point cette observation ; si c’est un penseur plein de savoir, c’est aussi un écrivain des plus brillans et des plus originaux. Quelque jugement que l’on porte sur sa manière d’écrire, on ne peut lui reprocher de songer au style : on voit trop bien qu’il ne cherche et ne choisit son expression que pour donner plus de force, de justesse, de relief, à l’idée qu’il se fait de la vérité. En lisant ce livre de savante analyse et de forte théorie, nous avons éprouvé un véritable plaisir à retrouver la langue claire, vive, simple, que parlaient nos pères dans toute espèce de sujets, et particulièrement dans les matières philosophiques. Ce n’est pas que M. Taine n’y conserve ses qualités propres et aussi ses défauts. La richesse y dégénère en intempérance dans le langage comme dans la pensée : la science y tourne trop à la formule ; mais, comme il s’agit ici d’analyses plutôt que de descriptions, nous aimons mieux la surabondance des exemples là où les faits sont nécessaires que l’exubérance d’images et d’épithètes qui encombrent ses descriptions, et mêlent ainsi un peu de fatigue à l’intérêt toujours vif et soutenu qu’y prend le lecteur.

Tous les caractères qui font l’esprit de la nouvelle philosophie se révèlent dans son dernier livre d’une façon éclatante et même excessive. Bien qu’il ait toute l’instruction historique des penseurs de son temps, c’est vers les œuvres d’analyse et de théorie qu’il se sent particulièrement attiré. La science pure l’intéresse beaucoup plus que l’histoire, plus même que la critique appliquée aux doctrines du passé, dont il ne fait aucune mention. D’autre part, il est visible que son critère n’est nullement le sens commun, et que, sans chercher le paradoxe, il n’en a point peur. Nul esprit de notre temps n’a moins eu souci du sens commun dans les recherches philosophiques, et son dernier livre montre qu’il a tout osé contre une autorité si respectée des philosophes éclectiques. Enfin M. Taine n’est pas seulement de cette école philosophique qui pense que la philosophie a besoin des sciences de la nature pour la solution de tous ses grands problèmes ; il pousse la prédilection pour les méthodes scientifiques jusqu’à les appliquer aux questions esthétiques ou psychologiques, sans admettre aucun tempérament dans l’application, et sans accorder le moindre crédit au témoignage propre du sens intime en tout ce qui contredit ses analyses et ses explications. Une théorie expliquée avec les seules données de l’expérience n’était pas un sujet nouveau ; mais c’est merveille de voir ce que peut faire un esprit de cette trempe mettant toutes ses facultés d’analyse et d’exposition, toutes les ressources de la méthode expérimentale, au service d’une thèse déjà développée par Hobbes, par Locke, par Condillac, par Hume, reprise avec les méthodes nouvelles, les expériences récentes de la science contemporaine, par Stuart Mill, Bain, Spencer et toute l’école anglaise de notre temps.

À voir comment M. Taine procède dans toutes les études auxquelles il se livre, il serait difficile de dire au juste à quelle école il appartient, tant ses allures de pensée et de langage sont personnelles. On peut trouver des doctrines plus ou moins semblables à la sienne soit pour les méthodes, soit pour les conclusions : les noms que nous venons de citer rappellent tous le même ordre d’idées et le même esprit de recherches sur un sujet commun ; mais, s’il s’agit de l’influence d’une tradition philosophique sur la direction de la pensée et sur la conception de la doctrine, nous ne voyons pas quels ont pu être ses maîtres. Son œuvre étant donnée, la doctrine qui s’en dégage est si nette, si simple, si bien liée dans toutes ses parties, qu’elle se prête on ne peut mieux à une classification, elle rentre dans la grande tradition de la philosophie expérimentale ; cependant, bien que cet esprit curieux et avide de savoir ne laisse échapper aucun des anneaux de cette chaîne non interrompue qui relie la philosophie expérimentale de nos jours à l’ancienne philosophie de la sensation, ce n’est pas dans cette tradition qu’il faut chercher les maîtres de sa pensée, si elle en a. Il n’est le disciple ni de Hobbes, ni de Condillac, ni de Hume, ni de l’école positiviste, ni même de Stuart Mill, qu’il a exposé et jugé avec autant de sympathie que de liberté. Si l’on voulait absolument lui trouver des maîtres, c’est aux amphithéâtres de l’École de médecine et du Jardin des Plantes qu’il faudrait aller. Voilà les sciences de son goût, voilà les méthodes qui obtiennent seules sa confiance, et qu’il s’efforcera de transporter dans toutes ses études esthétiques ou psychologiques. Sauf l’emploi des sens et des instrumens de l’observation sensible, M. Taine étudie l’homme absolument comme le naturaliste ou le physicien étudie la nature, c’est-à-dire en n’y voyant que des événemens à observer, des rapports à noter, des types à reconnaître, des lois à déterminer. L’homme observé, analysé, décrit dans ses œuvres, comme la nature, telle est la méthode psychologique de l’auteur du livre de l’Intelligence.

Cela ne suffit point pour expliquer ce livre. M. Taine n’est pas le premier qui ait appliqué à l’étude des phénomènes moraux la méthode expérimentale comme on la pratique dans les sciences physiques. Ce qui fait l’originalité propre des livres de M. Taine, en particulier du livre de l’Intelligence, c’est bien moins la méthode que le tempérament d’esprit de l’auteur. M. Taine aime, on pourrait dire excelle souvent à retrouver dans les œuvres des écrivains ou des artistes qu’il s’est proposé d’étudier ce qu’il appelle les facultés maîtresses ; et, quand il croit avoir fait cette découverte, il lui semble avoir sûrement expliqué l’œuvre qui a fait l’objet de son analyse. Si l’on était tenté d’appliquer sa méthode à son livre, il ne serait peut-être pas difficile de découvrir la faculté dominante qui se montre, se déploie, se joue en quelque sorte, dans cette œuvre de longue haleine, à travers les observations, les analyses et les descriptions qui la remplissent et parfois en embarrassent la marche. M. Taine nous paraît appartenir à cette famille d’esprits qui éprouvent sur tout sujet d’étude l’impérieux besoin de ramener à la plus grande simplicité possible le problème à résoudre. Son intelligence, avide de lumière par-dessus tout, cherche en toute chose l’explication la plus facile à représenter à l’imagination et à faire entrer dans une formule unique. De là le double caractère de toutes ses théories esthétiques ou psychologiques : action toute mécanique de ses principes d’explication, abus des formules simples dans l’expression de sa pensée. À cet égard, sans vouloir le comparer à des philosophes dont il diffère essentiellement par la méthode et la doctrine, nous trouvons que cet esprit se rapproche beaucoup plus de Hobbes, de Descartes, de Spinoza, de Condillac, que de tous les autres philosophes, dans sa manière de simplifier les réalités les plus complexes. Assurément M. Taine est trop versé dans les sciences de notre temps, trop fidèle aux nouvelles méthodes, pour rentrer dans les grossières explications des Élémens de philosophie, dans les superficielles analyses du Traité des passions ou du Traité des sensations, dans les hardies spéculations de l’Éthique ; mais il nous semble reconnaître les mêmes tendances d’esprit avec des procédés d’une tout autre portée et des données expérimentales bien autrement sûres, précises et abondantes.

On s’étonne tout d’abord de voir M. Taine débuter par une théorie des mots, contrairement à la constante manière des philosophes qui l’ont précédé dans l’étude de l’esprit humain. Ce début tient, non à une fantaisie de son esprit, mais à la rigueur de sa méthode. Avant lui, on avait procédé invariablement du simple au composé, c’est-à-dire par la synthèse ; on avait traité des idées et des facultés avant de parler des signes. L’auteur procédé par l’analyse tout d’abord, en allant eu composé au simple, et il opère ainsi avec grande raison selon nous, puisque le composé c’est la réalité, tandis que le simple, c’est l’abstraction. D’ailleurs il ne pouvait, comme l’ont fait Aristote, Locke, Reid, Condillac, prendre pour objet direct de ses observations les facultés elles-mêmes, dont il déclare l’existence plus que contestable. Quant aux idées, dont il fera plus tard l’objet propre de son étude, il croirait débuter par des abstractions, s’il les dépouillait de leur enveloppe sensible. M. Taine entend prendre la réalité pour point de départ de ses recherches. Or la réalité, c’est le concret, c’est le mot lui-même, forme extérieure de l’idée, qui n’a son complément, par suite toute sa réalité, qu’autant qu’elle est arrivée à l’expression. On a tant parlé du langage, de ses diverses formes, de son influence sur le développement de la pensée, qu’il ne semble plus rien rester à dire sur un tel sujet. Et pourtant le chapitre que lui a consacré M. Taine est un des plus intéressans et des plus originaux du livre par la nouveauté des aperçus, la profondeur des analyses, et disons-le aussi par la forme paradoxale des conclusions. M. Taine n’est pas de ces esprits qui excellent à embrasser toutes les parties d’un sujet, à résumer toutes les idées saines et justes qui ont été émises. Esprit plus pénétrant qu’étendu, il choisit sur chaque question un point essentiel, et y porte tout l’effort de sa pensée. Dans la thèse si complexe et si rebattue des signes, il s’applique particulièrement à définir la fonction du mot. Pour lui, il ne suffit pas de dire que le mot est un signe. Ce qui en fait le rôle capital et un si puissant principe de développement pour l’intelligence, c’est qu’il sert dans toutes les opérations un peu complexes de l’esprit à remplacer par la plus heureuse abréviation tout un ensemble de sensations, tout un cortège d’images, dont il est l’expression résumée. M. Taine a parfaitement compris et fait ressortir la distinction entre la signification virtuelle et possible et la signification actuelle et réelle du mot. Si l’esprit restait toujours en présence des choses elles-mêmes, occupé et comme obsédé par les mille propriétés de la réalité offerte à son imagination, il ne pourrait ni juger, ni raisonner, ni combiner, ni créer, ni faire aucune de ces opérations pour lesquelles il a besoin d’élémens simples. Il en serait réduit, à peu près comme les animaux, à sentir, à percevoir, à imaginer, à associer ses impressions et ses souvenirs par l’unique loi de contiguïté dans le temps et dans l’espace. En lui permettant d’opérer sur ces espèces d’équivalens simples qu’on appelle les signes, le langage rend possibles ses déductions, ses analyses, ses généralisations et ses classifications, toutes les œuvres en un mot de science et de spéculation qui sont le privilège de la Pensée humaine. Et cela est vrai non-seulement des noms communs qui répondent à certains caractères abstraits des choses, mais encore aux noms propres eux-mêmes, qui répondent à des réalités concrètes et individuelles. Quand on dit l’arbre, le livre, la patrie, l’abstraction est manifeste, et la fonction essentielle du mot ressort clairement ; mais si l’on prononce dans le discours les noms d’Alexandre, de César, de Napoléon, il est bien rare qu’on ait besoin, pour le développement de la pensée, de toute la compréhension du mot, il suffit le plus souvent de réveiller dans l’esprit de l’auditeur ou du lecteur certains traits caractéristiques qui résument la nature ou la vie de ces individualités. En ce sens, on peut dire que les noms propres sont comme les cadres où l’esprit, dans la mesure nécessaire, puise les éléments dont il a immédiatement besoin, laissant le reste pour un usage ultérieur, tandis que les noms communs peuvent être considérés comme de vrais équivalons, quant à leur valeur compréhensive, des extraits de la réalité concrète.

Cela convenu, est-ce à dire que le signe soit devenu un véritable substitut de l’idée dans Te sens absolu du mot, ainsi que le prétend M. Taine ? C’est une formule qu’il est difficile d’accepter entièrement. Quelque usage que l’esprit fasse du mot, c’est toujours un signe, qui par conséquent ne va jamais sans un acte de l’intelligence. Alors même qu’il se sert des termes les plus abstraits, l’esprit humain ne cesse point de penser, c’est-à-dire de regarder son objet. Il ne juge, ne raisonne, ne discourt et ne discute qu’autant qu’il voit les choses elles-mêmes derrière les mots. M. Taine sait bien que les mots n’ont de valeur qu’autant qu’ils sont pris pour des signes, et qu’on ne peut dire qu’un perroquet parle parce qu’il articule des sons. Qu’avec l’habitude de se servir de termes abstraits, l’esprit ne s’occupe ni des objets réels qu’il a perçus ni des images concrètes qu’il a conservées, cela est un fait d’expérience intime ; mais alors même il pense encore à quelque chose, et ses mots ont un objet dont il est impossible de les séparer. M. Taine est parti d’une observation juste ; seulement il en a exagéré la portée en allant jusqu’à dire que le mot est un vrai substitut de l’idée. Oui, sans doute le langage est une merveilleuse machine pour le développement de la pensée, à une condition cependant, c’est que l’intelligence soit toujours là pour faire mouvoir la machine. Ici comme ailleurs, M. Taine nous semble trop oublier le moteur, l’esprit agissant, et croire que, dans le mouvement de l’activité intellectuelle, tout se réduit à des successions, à des associations qui vont absolument d’elles-mêmes, abandonnées à leur cours naturel et nécessaire. L’esprit n’est jamais dispensé d’agir, quelque secours que lui prête le langage. Si les noms communs et même les noms propres n’expriment pas toujours tout l’objet parce que le discours ne le demande pas, ils en expriment encore une partie, tel côté, tel trait essentiel, tel caractère abstrait, de sorte que la substitution du mot à la chose dont il s’agit n’est jamais si complète que l’esprit puisse ainsi remplacer l’intuition de l’objet par une espèce d’opération mécanique dont la pensée serait absente. La formule de M. Taine nous paraît dépasser la vérité de son analyse.

N’en faut-il pas dire autant d’une autre théorie sur les idées générales intimement liée à la première et à laquelle l’auteur a donné une formule encore plus paradoxale ? Que se forme-t-il dans notre esprit à la suite de l’opération qui nous donne ce qu’on est convenu d’appeler une idée générale ? Un mot, rien de plus, dit M. Taine. Si ce nominalisme signifiait simplement que l’idée générale ne répond à aucune réalité véritable, ce ne serait point un paradoxe. En ce sens, qui n’est plus ou moins nominaliste dans la philosophie moderne depuis que le monde des intelligibles a été ramené par l’analyse à un système de concepts purement intellectuels ? M. Taine semble de cet avis quand on le voit insister, comme il le fait, sur la nature propre de l’idée mise en regard de la simple image. « Entre l’image vague et mobile suggérée par le nom et l’extrait précis et fixe noté par le nom, il y a un abîme[2]. » Ainsi une figure compliquée, qui, comme le polygone à mille côtés, ne peut être saisie même d’une manière confuse par l’imagination, est l’objet d’une conception très nette et très précise par l’intelligence. A vrai dire, l’acte intellectuel qu’on appelle pensée, et qui distingue essentiellement l’intelligence de l’homme de celle de la bête, ne se manifeste que dans l’idée pure ; sentir, percevoir, imaginer, se souvenir, associer des sensations ou des images, rien de tout cela n’est penser. Nul n’est plus convaincu que M. Taine de la haute supériorité de l’idée sur les autres phénomènes de conscience, et de la fonction capitale qu’elle remplit dans le jeu des facultés humaines ; mais en quoi consiste ce genre de conception propre, à la pensée humaine, et qu’y a-t-il en moi lorsque, par le moyen d’un nom général que j’entends, je perçois une qualité commune à plusieurs individus, une chose générale, enfin un caractère abstrait ? Il n’y a pas d’idée proprement dite dans l’esprit selon M. Taine, et c’est pour cela qu’il ne cesse de répéter la formule nominaliste : l’idée générale n’est qu’un mot. Seulement il est trop analyste pour verser dans l’ornière du nominalisme. S’il n’y a pas d’idée sous le nom commun, il y a quelque chose. Quoi donc ? Une simple tendance. « Le lecteur voit maintenant comment nous pensons une qualité générale ; quand nous avons vu une série d’objets pourvus d’une qualité commune, nous éprouvons une tendance qui correspond à la qualité commune, et ne correspond qu’à elle. C’est cette tendance qui évoque en nous le nom ; quand elle naît, c’est ce nom seul qu’on imagine ou qu’on prononce. Nous n’apercevons pas les qualités ou caractères généraux des choses ; nous éprouvons seulement en leur présence telle ou telle tendance distincte qui, dans le langage spontané, aboutit à telle mimique et, dans notre langage artificiel, à tel nom. » Mais qu’est-ce qu’une tendance, sinon le rudiment, l’ébauche, l’état naissant de l’acte intellectuel, qui, arrivé à sa plénitude et à sa parfaite détermination, n’est autre chose que le nom ? Voilà comment l’auteur entend que l’idée générale n’est qu’un mot.

Pour nous expliquer la propriété du mot tendance substitué au terme idée, M. Taine a soin de nous faire observer qu’il fait non une analyse logique, mais une étude psychologique où il s’agit de définir la nature même et l’office propre de l’acte intellectuel sans s’occuper de son objet. Quelque peine qu’il se donne pour établir sa thèse, nous avouons avoir fait de vains efforts pour en saisir la valeur et la portée. Que veut-il dire quand il soutient qu’à proprement parler il n’y a point d’idées générales ? Ceci sans doute, que l’idée n’a pas un objet comme la perception ou l’image. S’il entend par là que l’idée ne répond pas à une réalité concrète, nous sommes d’accord sur ce point, qui n’est qu’une vérité banale ; mais n’est-ce pas encore ici forcer l’expression que de dire que l’idée n’a point d’objet ? M. Taine, en nous expliquant avec sa parfaite netteté de langage comment se forment les idées générales, nous montre l’esprit extrayant de la réalité concrète telle portion, telle propriété, tel élément, pour en faire l’objet exclusif de sa pensée. Donc l’idée générale a un objet comme tout autre acte intellectuel, comme la perception, comme l’image. Seulement cet objet n’est qu’un fragment détaché de la réalité concrète. Nous accorderons même à M. Taine que ce fragment n’est plus une simple partie de la réalité après la transformation que lui a fait subir l’opération de l’esprit à laquelle nous devons nos idées générales. Quand l’image se convertit en idée, elle change de nature. Il n’y a plus seulement entre l’image et l’idée la différence du tout à la partie, de l’ensemble au détail ; il a un nouvel objet sinon créé, du moins révélé par un acte spécial et supérieur de l’esprit. C’est encore la réalité que pense l’intelligence, mais une réalité intelligible et rationnelle, dont le caractère objectif ne peut être mis en doute, puisque c’est de réalités que s’occupe toute science humaine dans le monde moral comme dans le monde physique ; c’est la réalité des causes, des lois, des types et des formes permanentes de la nature et de l’esprit. Comment M. Taine peut-il donc soutenir qu’il n’y a pas d’idées générales, que ce ne sont que des mots, ou, si l’on veut, de simples tendances, dont le mot est la réalisation finale ? Il faut qu’il y ait ici, entre lui et les partisans du sens commun, un véritable malentendu, car nul, nous l’avons déjà fait remarquer, n’a plus insisté que l’auteur sur les merveilleuses vertus de cette opération qui nous donne les idées générales. En tout cas, nous approuvons si peu sa formule que nous croyons qu’il faut juste en prendre le contre-pied pour être dans la vérité des choses. Non-seulement l’idée générale est une idée, une idée qui a son objet net et précis, si net et si précis que seul il est susceptible d’une rigoureuse définition ; mais il est vrai, absolument vrai, que c’est le seul acte de l’esprit auquel on puisse appliquer ce nom. Ni la perception ni l’image n’est une idée dans le sens propre du mot, M. Taine en conviendra avec nous. Ce qui seul mérite ce nom, c’est l’acte intellectuel par lequel nous pensons véritablement la réalité, au lieu de la sentir et de l’imaginer simplement. S’il en est ainsi, le mot de tendance est bien impropre, appliqué au seul acte de l’esprit qui ait un objet définissable.

Voici encore un exemple de la même disposition de M. Taine à forcer l’expression de sa pensée de manière à convertir une observation juste ou une analyse exacte en un paradoxe contestable. Sur la théorie de la perception externe, l’auteur arrive à cette conclusion étrange, au moins en apparence, qu’au lieu de définir l’hallucination une perception fausse, il faut définir la perception une hallucination vraie. Frappé avec juste raison de ce phénomène propre à certaines maladies ou folies délirantes, M. Taine recherche comment il se fait que l’esprit puisse percevoir l’image d’un objet qui n’existe pas. Il reprend alors, avec le secours de l’expérience physiologique, l’analyse du phénomène de la perception ordinaire ; il fait voir que l’impression des objets ne suffit pas pour produire ce qu’on appelle une perception, qu’il faut pour cela que cette impression se soit convertie en une image dans les centres nerveux, et particulièrement dans celui qu’on appelle l’organe cérébral : d’où la conséquence que le fait constitutif de la perception est cette image, quelle qu’en soit d’ailleurs l’origine, soit une impression réelle des objets sur les organes, soit un état pathologique ou physiologique quelconque. Toute perception commence par une sensation hallucinatoire, et ne devient une perception véritable, correspondant à un objet réel, que par une espèce d’induction. Si l’on voulait exprimer cette théorie par une distinction familière à la philosophie écossaise, on dirait que l’hallucination proprement dite est la perception primitive, tandis que la perception vraie n’est qu’une perception acquise, comme toutes celles qui nous viennent par un raisonnement conjectural ultérieur. Cela posé, l’objet immédiat de la perception est non pas la réalité elle-même, ainsi qu’on le croit communément, mais un fantôme. Qu’est-ce que ce fantôme, et où existe-t-il ? M. Taine a-t-il eu la pensée de ressusciter la fameuse théorie des idées-images, véritable intermédiaire corporel dont on faisait la copie d’un original se dérobant à une intuition immédiate ? Il n’y a pas songé un instant, puisqu’il place ce simulacre de la réalité dans l’esprit ou plutôt dans l’organe cérébral, le mot esprit n’exprimant pas pour lui quelque chose de distinct de l’ensemble des actions ou réactions cérébrales. Et par parenthèse, bien que M. Taine ne s’explique pas trop sur la nature de ce fantôme, on est fondé à croire qu’il en fait un acte de même espèce que les mouvemens cérébraux, puisqu’il ne trouve pas d’autre siège à lui assigner.

Jusqu’ici, rien à reprendre dans l’observation ni dans l’analyse de M. Taine ; mais de là à conclure que toute perception est essentiellement hallucinatoire, il y a toute la distance d’une vérité de fait à un paradoxe. À moins de retomber dans la vieille hypothèse de l’idée-image, comment l’auteur peut-il dire que l’esprit ne perçoit réellement que le fantôme de la réalité. Les partisans de l’hypothèse en question devaient le dire, puisqu’ils interposaient quelque chose d’extérieur entre l’esprit et le corps. Mais ce fantôme de M. Taine et des physiologistes, dont nous reconnaissons d’ailleurs la réalité à titre de fait organique, n’est pas un intermédiaire placé entre les choses et l’esprit ; c’est l’acte même de la sensation provoqué par une impression suivie d’une série d’actions organiques. L’état normal, c’est que cet acte ait pour cause l’impression organique, et par suite la présence de l’objet. Quand cette condition existe, il y a perception ; quand elle fait défaut, et que pourtant la sensation se produit, il y a hallucination. Cependant il est un fait que M. Taine n’a point relevé, et qui nous semble infirmer sa thèse, c’est que toute hallucination se rattache de près ou de loin à une perception vraie, et que le fantôme, qui est, selon lui, le véritable objet de la perception, a lui-même pour condition première une impression organique. L’halluciné qui voit une tête de mort là où il n’y a qu’un meuble quelconque pour objectif de son regard a en déjà une perception véritable de l’objet fantastique, et en a conservé l’image dans sa mémoire. C’est donc au fond l’impression sensible qui est la cause de la perception, et en fait la valeur objective.

On voit du reste comment M. Taine a été conduit à cette théorie de l’hallucination étendue à toutes nos perceptions. Puisque l’esprit peut avoir ainsi des représentations sans objet, c’est donc qu’il ne perçoit pas les choses directement, mais seulement leurs simulacres. Or le phénomène n’est ni aussi nouveau ni aussi extraordinaire que le croit l’auteur. Il se produit dans toute espèce de souvenir, sauf la croyance à la présence de l’objet ; il se produit dans le rêve avec cette dernière circonstance. Tous ces cas sont analogues, et, pour expliquer l’un d’eux, le plus rare et le plus frappant sans doute, il n’était pas nécessaire, ce semble, de recourir au paradoxe de l’hallucination universelle. C’est la loi même de l’imagination de concevoir les objets déjà perçus sous l’impression organique, tandis que c’est la loi de la perception proprement dite de saisir réellement les choses au moyen de cette impression. Nous convenons que dans les deux cas l’acte de représentation, le fantôme (φαντασία), est le même ; mais, comme c’est précisément le fait de l’impression organique qui les distingue, pourquoi en faire abstraction dans la définition du caractère essentiel de la perception ?


III

Cette manière paradoxale de formuler sa pensée ne se remarque pas seulement dans presque toutes les théories de l’auteur sur des questions particulières ; elle est l’esprit même du livre, et elle communique à toute la doctrine de l’auteur un singulier caractère de nouveauté. Pour peu qu’on suive avec attention le développement de la pensée qui en fait l’unité et l’originalité, on trouve que M. Taine affecte partout la méthode des sciences physiques. L’auteur est trop familier avec les sciences morales pour confondre la psychologie avec la physiologie, les phénomènes de conscience avec les phénomènes sensibles ; mais, comme il n’accorde à la conscience d’autre fonction que d’être le miroir des faits moraux, encore un miroir très imparfait qui ne laisse voir que le gros des faits, sans nous en laisser deviner la composition élémentaire, il s’ensuit que tous les enseignemens intimes sur le moi, sur ses attributs, sur ses facultés, sur lesquels se fonde surtout la psychologie de l’école de Maine de Biran, ne sont pour M. Taine que des affirmations arbitraires, dont le plus souvent l’expérience démontre le caractère illusoire. Sauf que le microscope et le scalpel y sont remplacés par les procédés de l’observation mentale, la psychologie de M. Taine est une véritable physique, et une physique dont une école de physiologistes comme M. Claude Bernard n’accepterait pas le point de vue essentiellement mécanique dans l’explication, des phénomènes de la vie.

La méthode suivie par l’auteur dans le cours de son ouvrage est très simple et vraiment belle ; c’est d’abord l’analyse décomposant la réalité psychologique dans ses élémens irréductibles ; c’est ensuite la synthèse recomposant cette même réalité avec les élémens donnés par l’analyse, sans en oublier les parties les plus hautes et les plus rebelles en apparence à toute origine expérimentale. Partant de la réalité intellectuelle la plus concrète, le mot, l’auteur va à l’idée, de l’idée à l’image, de l’image à la sensation, dernier élément, vrai corps simple du monde de la conscience, d’où nous verrons sortir par une série de transformations et de combinaisons tous les phénomènes de la vie morale. Ce n’est pas précisément cette thèse qui fait l’originalité de l’œuvre de M. Taine. Hobbes, Locke, Condillac, Hume, Bonnet, Buffon, Cabanis, l’avaient déjà développée ; mais leurs analyses sont loin d’avoir la précision, la profondeur, la richesse d’observation, la rigueur de déduction, qui frappent le lecteur dans les fortes études de M. Taine.

Par exemple, on s’était arrêté avant lui au phénomène de la sensation comme à une chose d’une simplicité élémentaire. M. Taine montre que nos sensations, telles que nous les donne la conscience, c’est-à-dire à l’état brut, ne sont que des composés de sensations relativement simples, mais encore peut-être indéfiniment décomposables. De même que le chimiste prouve qu’en combinant certaines molécules de nature hétérogène, on construit quantité de substances qui, pour l’observation brute, n’ont rien de commun, de même « le psychologue doit chercher si, en joignant telle sensation élémentaire avec une, deux, trois autres sensations élémentaires, en les rapprochant dans le temps, en leur donnant une durée plus longue ou plus courte, en leur communiquant une intensité moindre ou plus grande, il ne parvient pas à construire ces blocs de sensations que saisit la conscience brute, et qui, pour elle irréductibles, ne diffèrent cependant que par la durée, la proximité, la grandeur et le nombre de leurs élémens[3]. » Sans essayer l’impossible, c’est-à-dire l’absolue réduction des sensations complexes à leurs élémens indivisibles, à leurs véritables atomes, M. Taine, en s’aidant des données de l’expérience physique, s’engage dans un ordre de recherches aussi intéressantes qu’ingénieuses auxquelles nous ne pouvons que renvoyer le lecteur. Il y verra jusqu’à quel point cet esprit curieux entre dans le détail des choses et dans le fond des questions. Ce qui nous a surtout frappé dans cette longue et laborieuse analyse, c’est l’hypothèse qui en est comme la conclusion : véritable trait de lumière pour l’intelligence de la pensée intime de ce livre. Arrivé jusqu’à ces sensations élémentaires dont l’analyse lui a livré le secret, M. Taine se demande ce qu’elles pourraient bien être, sinon des mouvemens de même espèce au fond que les mouvemens ordinaires dont traitent toutes les sciences de la nature. « Les élémens d’une série abstraite, étant ainsi amenés au maximum de simplicité possible, peuvent être considérés comme des sensations élémentaires, auquel cas le mouvement le plus simple, tel que nous l’attribuons à un point mobile, serait précisément la série la plus simple de ces événemens moraux élémentaires dont nous avons vu les formes dégradées se prolonger, en se dégradant davantage encore, sous les événemens moraux composés, sensations et images, dont nous avons conscience. Les sensations et les images ne seraient alors que des cas plus compliqués du mouvement » Et l’auteur termine son explication par ces remarquables paroles : « Par cette réduction, les deux idiomes, celui de la conscience et celui des sens, dans lesquels nous lisons le grand livre de la nature, se réduiraient à un seul ; le texte mutilé et la traduction interlinéaire mutilée, qui se suppléent mutuellement, seraient une seule et même langue écrite avec des caractères différens, dans le prétendu texte avec des caractères plus compliqués, dans la prétendue traduction avec des caractères plus simples, et le lien qui réunit la traduction et le texte serait fourni par le rapport découvert entre notre idée du mouvement et la sensation musculaire de locomotion qui fournit à cette idée ses élémens[4] ! » Si Maine de Biran, tant maltraité par M. Taine dans les Philosophes français, pouvait-lire cette page, avec quelle force il s’écrierait de nouveau : O psychologie, garde-toi de la physique !

Quoi qu’il en soit de cette explication, que l’auteur ne donne que comme une hypothèse, tant qu’elle n’aura pas été confirmée par l’expérience, on ne peut suivre sans une vive satisfaction d’esprit, mélangée, il est vrai, d’une certaine inquiétude, le développement d’une forte et opiniâtre pensée à travers cette espèce de dédale d’observations, d’expériences et d’analyses dont abonde le livre. On voit s’engendrer successivement les images des sensations, les idées des images, les jugemens des idées, les raisonnemens des jugemens, les plus bautes et les plus abstraites spéculations des données expérimentales les plus positives. Et, dans cette génération progressive, M. Taine ne dénature point les actes de l’esprit pour les ramener à telle ou telle origine, comme l’avaient fait Hobbes, Condillac et Hume ; il accepte les axiomes, les principes de la raison, tout l’ordre des vérités nécessaires et universelles, sans avoir besoin de supposer aucun a priori pour l’explication de toutes ces vérités. Avec l’expérience et l’analyse, il suffit à tout ; avec l’induction et l’abstraction, l’addition et la soustraction, pour nous servir de ses formules parfois trop arithmétiques, il rend compte de toutes les opérations de la pensée et de tous leurs produits. Il est trop fidèle aux méthodes positives de son temps pour méconnaître les caractères propres des divers actes intellectuels qu’on vient de nommer. Unité d’origine, mais diversité de nature, telle est la conclusion. Si l’image vient de la sensation, elle est autre chose que la sensation ; si l’idée dérive de l’image, elle est autre chose que l’image. Nul n’a mis mieux en relief les différences qui distinguent les actes intellectuels entre eux ; mais nul non plus n’a fait autant d’efforts pour exterminer l’a priori du domaine de l’intelligence.

M. Taine ne s’en tient pas là. Ce n’est pas seulement dans le champ des spéculations rationnelles qu’il poursuit, l’a priori, c’est encore dans le monde des révélations de la conscience. Pour lui, toutes ces prétendues vérités de sens intime connues sous les dénominations de cause, de sujet, de force, de faculté, d’activité spontanée, de liberté, de volonté, de personnalité, de moi, d’être vivant, agissant et pensant, ne sont que des mots n’exprimant absolument que des mouvemens, des séries permanentes, des assemblages d’événements soumis à des lois fixes. Quand on dit : Le moi sent, pense, veut, cela doit se traduire ainsi en langage scientifique : les événements moraux qu’on nomme sensations, pensées, volitions, se groupent de façon à former système. L’unité du moi, de la personne humaine, dont le psychologue spiritualiste fait une âme, un esprit, un être à part, n’est que l’unité d’un tout, d’un organisme tout au plus, la vie organique elle-même se résolvant dans un système de mouvemens physiques et mécaniques. Une image originale, comme M. Taine sait en trouver, résume fort bien toute sa doctrine ; mais toute la page est à citer, si l’on veut juger de la netteté saisissante avec laquelle M. Taine présente ses idées. « On peut, d’après ces exemples, se former une idée de notre machine intellectuelle. Il faut laisser de côté les mots de raison, d’intelligence, de volonté, de pouvoir personnel, et même de moi, comme on laisse de côté les mots de force vitale, de force médicatrice, d’âme végétative ; ce sont des métaphores littéraires, elles sont tout au plus commodes, à titre d’expressions abréviatives et sommaires, pour exprimer des états généraux et des effets d’ensemble. Ce que l’observation démêle au fond de l’être vivant en physiologie, ce sont les cellules de diverse sorte capables de développement spontané, et modifiées dans la direction de leur développement par le concours ou l’antagonisme de leurs voisines. Ce que l’observation démêle au fond de l’être pensant en psychologie, ce sont, outre les sensations, des images de diverse sorte, primitives ou consécutives, douées de certaines tendances et modifiées dans leur développement par le concours ou l’antagonisme d’autres images simultanées ou contiguës. De même que le corps vivant est un polypier de cellules mutuellement dépendantes, de même l’esprit agissant est un polypier d’images mutuellement dépendantes, et l’unité, dans l’un comme dans l’autre, n’est qu’une harmonie et un effet[5]. »

Voilà l’homme expliqué, l’homme comme la nature, l’homme moral comme l’homme physique : des mouvemens élémentaires dans la nature, des événemens élémentaires dans la conscience, lesquels, on l’a vu, semblent se ramener à de simples mouvemens ; ces mouvemens de diverse nature se développant dans un rapport de concours ou d’antagonisme ; un état d’organisation et d’harmonie résultant d’un certain équilibre, un état de désorganisation et de désordre résultant d’un défaut d’équilibre : voilà la machine humaine, de même que la machine cosmique, vue dans la composition et dans le jeu de ses élémens !


IV

N’avions-nous pas raison de classer M. Taine dans la famille des esprits simplistes, pour nous servir d’un barbarisme peut-être nécessaire à notre langue ? Quoi de plus simple en effet que sa doctrine, de plus intelligible, de plus facile à représenter à l’imagination ? Des mouvemens et des lois qui les régissent, c’est toute la réalité ; parler de causes, de substances, même de forces et de facultés, c’est introduire de vaines entités dans le domaine de la science. Qu’est-ce que le monde ? Une immense et éternelle série de mouvemens visibles plus ou moins complexes, tous réductibles à des mouvemens invisibles obéissant aux lois de la physique. Qu’est-ce que l’homme ? Un groupe d’actions et de réactions réductibles elles-mêmes à des mouvemens simples, où l’équilibre des parties fait l’état sain et normal du tout. Tous les problèmes dont la science humaine ait à s’occuper, questions physiques et questions morales se résolvent en problèmes de mécanique ; une simple machine à décomposer et à recomposer, telle est toute l’œuvre du philosophe qui veut expliquer ce jeu de mouvemens, quelque nom qu’on lui donne, pierre, plante, animal, homme. Tous ces mouvemens, divers dans leur nature et leur mode de développement, sont soumis également à l’empire de l’universelle nécessité. C’est là ce qui fait de toute réalité physique ou morale un objet véritablement scientifique, en permettant à l’observation de ramener à des lois fixes et précises les séries de mouvemens dont l’harmonie la constitue. Un mécanisme inflexible et uniforme sous les apparences les plus diverses est au fond des choses, et la science véritable consiste à y ramener ces apparences. Là est le secret de toute spéculation philosophique digne de ce nom. Et, comme la pensée y est infailliblement conduite par la méthode expérimentale, on ne voit pas ce qui pourrait faire obstacle au triomphe définitif d’une doctrine qui a pour base les données de la science la plus positive.

Une chose nous étonne pourtant dans ce livre, c’est la confiance imperturbable de l’auteur dans sa doctrine. Qu’une école de médecins, de naturalistes, de physiciens ; ne soupçonne aucune difficulté dans une pareille philosophie de l’homme et de la nature, nous le comprenons d’autant mieux que les philosophes de cette école sont pour la plupart étrangers à la culture des sciences morales ; mais pour que M. Taine, si instruit de toutes choses, en soit venu à ne pas même songer aux objections de toute sorte que soulève son explication des phénomènes de la vie psychique et même de la vie organique, il faut que l’instinct de sa pensée soit bien fort. Sous l’irrésistible impulsion de cet instinct, l’esprit de M. Taine court à la démonstration de son idée fixe sans souci des graves conséquences qu’elle entraîne, sans considération aucune des doctrines qui expliquent le problème autrement, sans le moindre égard pour les révélations du sens intime. Aussi, en laissant de côté les philosophes comme Platon et Malebranche, dont les chimères idéalistes ne sont du goût d’aucune école de notre temps, il semble que M. Taine ait trop négligé la pensée d’un Aristote ou d’un Leibniz sur les principes des choses. S’il eût été moins préoccupé de sa propre pensée, il eût certainement vu matière à réflexion dans les profondes formules de ces grands métaphysiciens, si bien interprétées par M. Ravaisson.

Quant à lui parler du sens commun, dont le langage est la fidèle expression, à lui faire observer qu’il y a dans toutes les langues anciennes et modernes de ces mots qui expriment avec plus ou moins de force et de précision la croyance à l’individualité, à l’identité, à l’activité spontanée, à la volonté libre de l’être humain, à l’existence de facultés distinctes, bien qu’inséparables de leurs actes, M. Taine ne s’émeut pas de ces objections. Tant pis pour le sens commun s’il contredit l’analyse. La science n’a-t-elle pas toujours été en opposition avec les préjugés vulgaires ? Si la langue populaire tient à garder, ses mots, la langue scientifique changera son vocabulaire, et tout sera dit. — Insiste-t-on sur ce point, et fait-en remarquer que tous ces mots expriment les révélations du sens intime, M. Taine récuse ce témoignage, et, tout en reconnaissant les sentimens auxquels ces mots répondent, il n’y voit que des illusions de la conscience qu’il faut rectifier par l’expérience et l’analyse, ainsi qu’on le fait pour les erreurs des sens et de l’imagination. Le sens intime a ses apparences comme le sens externe ; il n’y a que la méthode expérimentale qui puisse nous faire pénétrer dans le fond des choses, dans le monde des réalités. — Mais, dira-t-on, si l’être humain se réduit à un groupe d’événemens, à un polypier d’images, il n’est plus une cause, une force qui agit, qui gouverne et dirige ses mouvemens, qui ait conscience et possession de lui-même, sui conscius, sui compos. — Avec la liberté s’en va la responsabilité, avec celle-ci s’écroule le monde moral tout entier. Il ne reste plus dès lors que le monde matériel soumis dans toutes ses variétés à la nécessité d’un mécanisme universel. L’homme en un mot n’est plus qu’une machine, comme toutes celles de la nature, sous l’empire des actions et des réactions fatales de son organisme. — Le tableau des conséquences de sa doctrine ne trouble nullemant la sérénité philosophique de M. Taine ; il a tout prévu et tout accepté, et il est bien dans son livre l’homme qui a commis ailleurs le plus tranquillement du monde la célèbre phrase : « le vice et la vertu sont des produits, comme le vitriol et le sucre ! » Selon lui, toute moralité pour l’homme se réduit à être une machine bienfaisante ou malfaisante. Quand l’analyse, démontant cette machine, en a bien mis les divers ressorts à nu, on voit comment il faut la faire jouer, pour qu’elle arrive à produire le bien et le mal, c’est-à-dire ce qui est utile ou nuisible, soit à autrui, soit à nous-mêmes : d’où il suit que l’éducation de l’espèce humaine ne se fait point d’une autre façon que celle de tous les êtres. On élève l’homme comme on dresse l’animal, comme on cultive la plante, comme on taille la pierre, en agissant sur les forces dont se compose le mécanisme de son être. Il ne s’agit pas de développer sa conscience ni de fortifier sa volonté, mais simplement de diriger ou de modifier le cours fatal de ses sensations, de ses images et de ses tendances. Et si vous demandez à M. Taine ce que devient la moralité humaine, dans le sens propre du mot, avec uns pareille doctrine, il vous répondra sans la moindre hésitation que nul préjugé ne doit tenir contre la lumière de l’analyse, et que la philosophie est la science des principes.

À cette étrange négation de toutes les choses que la triple autorité du sens commun, du sens intime, du sens moral, paraissait avoir mis hors de toute contestation, que répondre du moment qu’on la nie au nom de la science ? Il semble qu’au point où nous en sommes de la discussion, le terrain se dérobe sous nos pieds, qu’il n’y ait plus moyen de s’entendre ni de se convaincre, et que la seule chose qui leste à faire soit de se tenir et de se retrancher chacun dans sa thèse inexpugnable, l’un au nom du sentiment, l’autre au nom de l’analyse. Alors c’est entre la conscience et la science une contradiction, une antinomie du genre de celles qui ont tant servi à Kant pour ébranler les bases de la croyance humaine. Comment sortir de la crise où la philosophie se trouve engagée en ce moment ? Si le débat était entre des autorités de même nature, entre l’expérience et l’observation, entre l’analyse et l’analyse, on serait bien sûr qu’il ne durerait pas longtemps, puisqu’une expérience plus décisive, une analyse plus profonde arrive toujours à rectifier une observation incomplète ou une analyse superficielle ; mais c’est entre des autorités d’espèce bien différente que s’ngite le débat, entre la science et le sens commun, entre le sentiment et l’analyse, entre la physique et la psychologie. Essayons pourtant de voir s’il ne serait pas possible d’arrêter nos terribles adversaires dans leur œuvre destructive de tout ce qui nous avait paru jusqu’ici faire la grandeur, la beauté, la dignité de notre espèce.

C’est un merveilleux instrument que l’analyse pour découvrir les principes secrets des choses ; mais aussi combien il est redoutable pour la réalité, dont elle va jusqu’à supprimer les caractères les plus intimes, les attributs les plus essentiels, pour la faire rentrer dans ses formules ! Il existe de nos jours une école de savans vraiment philosophes qui se fait honneur d’être l’école de l’observation, et qu’il serait plus juste d’appeler l’école de l’analyse, en ce qu’elle étudie les faits surtout pour les expliquer en les ramenant à leurs élémens les plus simples. Or voici un danger de l’analyse sur lequel nous appelons l’attention des savans qui se vouent à l’emploi exclusif de la méthode analytique. Il y a des composés qui peuvent être ramenés à leurs élémens simples sans perdre aucune de leurs propriétés distinctives : c’est le cas des quantités mathématiques, des forces purement mécaniques, en général de toutes les choses abstraites dans le règne de la nature inorganique ; pourtant il est des composés d’une autre nature sur lesquels cette opération ne peut être faite impunément, on ne peut les réduire à leurs élémens simples sans en supprimer ou du moins en altérer certaines propriétés essentielles. C’est le cas de tous les êtres de la nature vivante, et il est à remarquer que plus la science s’élève dans l’échelle de la vie universelle, plus elle arrive à des composés dont l’unité organique, l’individua’ité croît en raison même de la complication de plus en plus grande de ses élémens.

Or, si là est le triomphe de l’analyse, là est aussi son écueil. Elle opère des merveilles en fait de réductions et de simplifications ; mais trop souvent ces merveilles se font aux dépens de la réalité. C’est la méthode des esprits les plus philosophiques dans le monde savant, d’hommes tels que MM.  Chevreul, Berthelot et Sainte-Claire Deville en chimie, Ch. Robin en physiologie. Nous avouons notre incompétence pour intervenir dans le grand débat qui partage aujourd’hui le monde savant sur le problème de l’unité des forces de la nature ; nous ne pouvons donc juger de la valeur de la tentative des chimistes qui a pour objet de ramener tous les phénomènes qu’on nomme affinités ou attractions électives à de pures actions moléculaires soumises aux seules lois de la mécanique. En tout cas, un point nous semble incontestable, c’est qu’alors même que ces phénomènes complexes n’auraient pas d’autres principes élémentaires que les forces mécaniques, ils n’en constitueraient pas moins des propriétés réelles, constatées par l’expérience. On ne saura peut-être jamais à quoi s’en tenir sur l’existence d’un principe vital généralement relégué aujourd’hui parmi les entités métaphysiques. Qui a raison de M. Robin ou de M. Claude Bernard, l’un affirmant qu’une « idée créatrice et directrice » préside à la formation des organes, l’autre renvoyant tout a priori de ce genre aux rêveurs de la métaphysique, et expliquant toute organisation et toute vie par le simple jeu des activités cellulaires ? C’est encore un mystère à éclaircir dans l’état actuel de la science ; mais, la vérité fût-elle du côté de l’école de M. Robin, en quoi cette hypothèse sur les principes de la vie lui donnerait-elle le droit de confondre au fond les propriétés vitales avec les propriétés chimiques ou physiques des corps ?

De même M. Taine vient de faire une œuvre d’analyse remarquable où il met à jour le mécanisme et le jeu des principes de l’intelligence ; il nous montre fort bien par quelles associations, par quelles combinaisons, s’engendrent nos divers actes intellectuels. Voici où nous trouvons l’excès. Nous pouvons concevoir des doutes sur le principe de ces actes, comme nous en concevons sur un principe distinct des phénomènes vitaux ; nous ne voulons pas entrer en ce moment dans la question de l’existence et de la nature de l’âme comme la comprend une certaine école de spiritualistes. Cela fait-il qu’on puisse hésiter sur les attributs propres à l’être humain, tels que la personnalité, la volonté, la raison, la conscience, la moralité ? Tant que M. Taine se borne à décrire les groupes de sensations, d’images, d’idées qui font la matière élémentaire de nos jugemens et de nos raisonnemens de toute espèce, même de nos axiomes et de nos principes où l’a priori semble avoir la plus grande part, il reste dans la vérité, parce qu’il ne fait qu’une œuvre d’analyse. Du moment qu’il arrive à supprimer au nom de l’analyse un seul des attributs dont on vient de parler, il tombe dans l’erreur, parce qu’il ajoute l’hypothèse à l’analyse. Il n’en a pas plus le droit que le physiologiste n’aurait celui de nier les propriétés vitales par cette raison que la vie a pour élémens reconnus certains principes chimiques. L’école de l’analyse aura beau nous dire qu’elle ne trouve rien de plus au fond de son creuset, que ces prétendues propriétés des composés ne sont que des apparences illusoires, puisqu’il n’en reste aucune trace dans les élémens qui en sont les principes générateurs, et que parler d’affinités, de principe vital, d’âme ou d’esprit, c’est ressusciter les entités de la scolastique ; sans nous occuper de ces entités, nous pouvons répondre qu’il y a dans certains de ces composés, pour emprunter le langage de cette école, quelque chose qui échappe a l’œil de l’analyse : c’est l’opération, la création de la nature, qui fait l’unité de ces composés et partant leur être véritable avec tous ses attributs et toutes ses propriétés. M. Taine aura beau nous répéter dans tout le cours de ses analyses que le moi n’est qu’un groupe d’événemens ; nous nous défions de cette espèce d’opération magique qui fait évanouir les caractères essentiels de la réalité en la décomposant dans ses élémens. Nous sentons que, si ce procédé peut être excellent pour connaître la constitution, la nature intime de certaines réalités, il en est d’autres qui résistent à une pareille analyse, comme le corps vivant se refuse à certaines expériences dont l’objet serait d’éclaircir le mystère même de la vie.

Il faut que M. Taine en prenne son parti, la méthode analytique, si précieuse et si féconde qu’elle soit, n’a pas en physiologie, en psychologie surtout, la portée qu’on lui attribue ; si elle seule pénètre jusqu’aux élémens de l’être, elle n’atteint pas l’être lui-même. À la lecture de ce livre si embarrassant pour la conscience humaine, M. Michelet laissait échapper, dit-on, cette exclamation : il me prend mon moi ! Que ce cri n’émeuve pas M. Taine, nous le savons, tant est grande sa confiance en sa méthode. Sera-t-il plus sensible à une critique portant sur le caractère hypothétique de ses conclusions et sur l’insuffisance de l’analyse à résoudre certains problèmes qui tiennent à ce qu’il y a de plus essentiel, de plus intime, de plus élevé dans l’espèce de réalité soumise à son microscope ? Comprendra-t-il que l’analyse ne peut ainsi résoudre l’individualité humaine, ou l’individualité animale, ou l’individualité quelconque d’un être vivant dans un groupe, dans une série, même dans un simple système de phénomènes ? Comprendra-t-il qu’il y a des mots nécessaires à toute langue, parce qu’il y a des idées dont nulle intelligence ne peut se passer, quand elle pense aux choses du monde physique ou du monde moral ? Ici donc nous reprocherons à la doctrine de M. Taine, non pas simplement un excès de formule comme dans nos objections précédentes, mais un vice de méthode, c’est-à-dire l’emploi exclusif de procédés qui enferment sa pensée dans un point de vue trop étroit pour lui laisser du jour sur certains aspects de la réalité. Voilà ce qu’au nom de l’expérience elle-même il est possible de répondre aux prétentions, d’une analyse trop ambitieuse. Quand. M. Taine et les philosophes de la même école nous parlent des préjugés du sens commun, des illusions du sens intime et du sens moral, il faut qu’ils sachent que c’est au nom d’une hypothèse, c’est-à-dire d’une induction illégitime, qu’ils portent ce jugement. Leur explication, malgré certaines apparences scientifiques, n’a pas d’autre caractère, et, chose piquante, il se trouve que les adversaires les plus décidés de l’a priori lui font la plus large part dans les conclusions de leur analyse. Eux aussi font de la métaphysique à leur façon en expliquant par la décomposition de la réalité comment certaines propriétés, certains attributs que l’expérience lui reconnaît, sont impossibles, partant illusoires ; comment l’homme qui se sent un être, un individu, n’est qu’un système d’actions et de réactions, sans autre unité que celle d’une résultante, sans autre loi que celle de l’équilibre, absolument comme dans le monde de la pure mécanique ; comment le pouvoir que croit posséder le moi de gouverner et de diriger jusqu’à un certain point son activité intérieure et extérieure est tout à fait imaginaire ; comment il ne fait pas, mais tout se fait en lui par une fatalité mécanique, quand il se croit la cause plus ou moins libre de ses actes volontaires ; comment enfin la vie humaine est une scène où aucune action n’a d’acteur véritable. Métaphysique pour métaphysique, hypothèse pour hypothèse, M. Taine nous permettra de ne point regarder cela comme le dernier mot de la philosophie, et de chercher dans une autre voie et par une autre méthode une explication plus haute des choses et plus conforme aux révélations intimes de la conscience.

L’analyse, on vient de le voir, conduit nécessairement à ce point où la pensée ne voit plus que les élémens des choses, en perdant de vue tout ce qui fait leur être même. La lumière qu’elle donne n’est qu’une lumière souterraine qui éclaire le dessous, non le fond de la scène, en faisant la nuit, sur les vrais caractères de l’action qui s’y passe. Quel flambeau éclairera tout à la fois le haut et le fond de cette scène, sinon la synthèse ? Il est certain que la composition des principes élémentaires a dans le monde des êtres vivans le caractère non d’une simple juxtaposition, mais d’une organisation, d’une création véritable. Il est bien difficile quant à ces élémens eux-mêmes, de les considérer comme de simples forces, n’ayant pas d’autres propriétés que les propriétés de la mécanique. On commence à comprendre, même parmi les savans, que la mécanique n’est qu’une science abstraite, que ses propriétés ne serait que des abstractions, et que ce n’est point avec de pareils élémens qu’on peut expliquer le réel et le vivant. On voit déjà que le mécanisme moderne, quelque supériorité que les progrès des sciences positives lui donnent sur l’ancien, n’est au fond que le même point de vue, le même principe toujours insuffisant à expliquer la réalité, par quelque côté qu’on la prenne, par sa base ou par son sommet. Il est curieux de voir les esprits les plus vigoureux parmi les adeptes d’une doctrine qui croyait en avoir fini avec toute métaphysique reprendre le problème de l’explication des choses, c’est-à-dire un vrai problème de métaphysique avec une méthode, un point de vue, des principes et des conclusions qui ne font, à la rigueur près du langage, que renouveler l’antique philosophie des atomes. Si nous ne nous trompons, le débat va donc renaître après un temps d’indifférence sceptique et de distraction historique ; il va renaître au milieu de circonstances qui lui donneront une force et forme nouvelles. Il est toujours bon d’opposer les enseignemens de la conscience aux théories de la science positive, ne fût-ce que pour préserver les âmes, comme on dit, de la contagion des idées contraires à la liberté et à la dignité de notre espèce ; mais, à prendre les choses philosophiquement, cela n’avance point la question d’un pas dans la crise difficile où la philosophie contemporaine est engagée. À une philosophie parfaitement simple, claire, intelligible, et qui a toutes les apparences d’une doctrine scientifique, il faut opposer une doctrine aussi claire, aussi intelligible, aussi scientifique, qui ait l’avantage de donner pleine satisfaction à ces sentimens intimes, à ces instincts irrésistibles de notre nature morale que la philosophie de M. Taine réduit à néant par ses savantes explications. On nous dira que cette philosophie existe depuis longtemps, et que des noms comme ceux de Descartes, de Leibniz, de Biran, suffisent à réfuter de pareils paradoxes. Ce serait s’endormir dans une fausse sécurité que de croire que le vieux spiritualisme, avec ses hautes et profondes lumières, mais aussi avec ses abstractions, ses mystères, ses rêves chimériques et son langage peu scientifique, puisse lutter, dans l’état actuel des esprits, contre une doctrine rajeunie et transformée par les progrès des sciences expérimentales. À ce matérialisme nouveau il faut opposer un nouveau spiritualisme, conservant la pensée qui a fait la force et l’invincible attrait du spiritualisme sur la plupart des esprits d’élite, en la dégageant du mysticisme sentimental ou de l’idéalisme abstrait qui en a fait un objet de répulsion pour la foule des esprits sensés et positifs.

Nous irions plus loin, si nous avions le temps de développer une conclusion que nous ne pouvons qu’indiquer. C’est assez de luttes et de ruines dans l’histoire de la pensée humaine ; le règne des écoles et des doctrines exclusives nous semble passé. Nous espérons que les mots de matérialisme et de spiritualisme vont disparaître avec les systèmes qu’ils expriment. Déjà le mot de matérialisme n’a plus de sens depuis que la science positive a substitué à la vieille idée d’une matière inerte, réduite à la solidité et à l’étendue, la notion des forces vives et des propriétés réelles des corps telles que nous les révèle l’expérience. M. Taine s’est bien gardé de conserver l’hypothèse surannée des atomes ; c’est dans les mouvemens simples qu’il cherche les principes élémentaires de toutes choses. Le vrai nom de sa doctrine, qui est aujourd’hui celle de toute une école de philosophie chimique, c’est le mécanisme. De même le mot esprit tend à perdre son sens mystique et transcendant pour n’être plus que l’expression d’attributs, de facultés révélées par le sens intime. Quel mot doit remplacer celui de spiritualisme ? La pensée qu’exprimera ce mot est encore trop obscure pour qu’on se hâte de lui donner un nom. Tout ce que nous oserions affirmer, c’est que la lutte est entre une certaine philosophie dite mécanique et une autre philosophie qu’on pourrait sans trop d’inexactitude appeler organique.

Mais pourquoi une lutte, si ces deux formules expriment deux problèmes, deux méthodes, deux points de vue parfaitement distincts et nullement contradictoires. En effet, les deux problèmes se résument en deux mots : le comment et le pourquoi. Expliquer le comment des choses, c’est en chercher les lois et les principes élémentaires ; expliquer le pourquoi, c’est en chercher les raisons et les fins. Toute la philosophie physique est dans la première question, et toute la philosophie métaphysique est dans la seconde, ainsi que l’a si bien expliqué M. Ravaisson. L’école dont M. Taine a trouvé la formule la plus simple fait bien de chercher dans les lois les plus générales, dans les forces les plus élémentaires, l’explication des êtres en tant que composés : plus elle avance dans cette voie par l’expérience et l’analyse, plus elle pénètre dans la nature intime des choses ; mais, après cette explication aussi complète que possible, tout n’est pas expliqué. La réalité, si bien analysée, si bien décrite, si bien déterminée qu’elle soit dans la composition de ses élémens, dans la succession de ses phénomènes, dans le groupe de ses événemens, n’apparaît pas encore dans ce qui fait son individualité, sa spontanéité, sa causalité véritable. Il y faut la lumière d’un principe supérieur dû à une autre expérience que l’expérience sensible. La philosophie de M. Taine ne comprend pas d’autre explication que celle que donnent la mécanique et la physique : expliquer, pour elle, c’est toujours ramener le composé au simple, le phénomène à la loi, la loi elle-même à une loi plus générale, rien de moins, rien de plus. Il ne voit pas qu’il y a une explication plus haute des choses, que dans ce grand spectacle de la vie universelle, où il n’admire qu’un mécanisme inflexible et monotone, il y a un véritable organisme, c’est-à-dire un système dont tous les mouvemens tendent à des fins, dont toutes les forces morales et physiques obéissent à des raisons, qu’elles en aient ou non conscience. Sous ce monde de l’aveugle mécanique révélé par la science, la métaphysique proprement dite saisit la vraie dialectique des choses ; elle comprend pourquoi tous les systèmes de forces, depuis l’atome élémentaire jusqu’au système solaire, vont avec une majestueuse régularité vers la fin suprême, qui est leur idéal, pourquoi ces systèmes traversent tant de formes de l’être sous la loi du progrès, qui n’est elle-même que l’irrésistible attraction du bien. Serait-ce là cette métaphysique dont parle M. Taine à la fin de son livre ? S’il en était ainsi, les deux écoles seraient bien près de se donner la main.

Où est le temps où la philosophie coulait des jours heureux et tranquilles sous la sévère discipline d’un spiritualisme tout classique, s’enfermant dans le champ silencieux de l’histoire et s’abandonnant en toute sécurité à l’autorité du sens commun ? Que dirait Victor Cousin de cette agitation de la pensée philosophique, de ce mouvement qui entraîne les jeunes esprits vers de nouvelles recherches et de nouvelles solutions ? Il est douteux que tout cela fût de son goût ; mais déjà sous le règne de l’éclectisme l’école à laquelle M. Taine se rattache étendait ses conquêtes. Alors le spiritualisme essayait de lui répondre, et, bien qu’il eût toujours sur elle l’avantage de l’érudition, de l’esprit, de l’éloquence, il n’arrêtait point sa marche. C’est que tôt ou tard il fallait descendre sur son terrain, manier ses propres armes, la suivre aux amphithéâtres et dans les laboratoires où se pratique la méthode expérimentale et s’enseigne la science. La philosophie contemporaine en est là. Avons-nous besoin de dire que notre spiritualisme ne redoute ni ne maudit cette nécessité ?


E. Vacherot.



  1. Métaph., l. Ier, ch. 2.
  2. T. Ier p. 28.
  3. T. Ier, p. 203.
  4. T. Ier, p. 64-65.
  5. T. Ier, p. 138-139.