La Nuit du 2 au 3 aout 1914 au ministère des Affaires Etrangères de Belgique

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La Nuit du 2 au 3 aout 1914 au ministère des Affaires Etrangères de Belgique
Revue des Deux Mondes6e période, tome 31 (p. 884-906).
LA NUIT DU 2 AU 3 AOÛT 1914
AU
MINISTÊRE DES AFFAIRES ÈTRANGÊRES DE BELGIQUE

Le 23 juillet 1914, l’ultimatum de l’Autricho-Hongrie à la Serbie éclata comme un coup de foudre dans le ciel de l’Europe qui avait paru se rasséréner pendant le mois écoulé depuis le drame de Serajewo. A partir de ce moment, l’angoisse régna dans les chancelleries de tous les États menacés par l’imminente catastrophe. A Bruxelles, elle fut vive, car nous savions que, si les crises politiques des dernières années n’avaient pas amené de guerre entre les grandes Puissances européennes, il s’en était plus d’une fois fallu de très peu, et nous nous rendîmes compte tout de suite de la gravité du danger de conflagration générale que venait brusquement révéler la note autrichienne à la Serbie. Les Empires du Centre voulaient la guerre, puisqu’ils posaient aux gouvernans de Belgrade des conditions inacceptables pour un peuple indépendant et fier, et puisqu’il était certain d’autre part que la Russie serait moralement forcée de soutenir la résistance de la Serbie. L’entente entre Berlin et Vienne sur les termes de la note ne nous sembla pas un moment douteuse. Les rapports du baron Beyens et du comte de Dudzeele, nos ministres à Berlin et à Vienne, ne nous permirent guère d’illusions à cet égard. Il devenait évident, du moins infiniment probable, que l’occasion paraissait bonne à l’Allemagne et à l’Autriche-Hongrie pour utiliser la formidable machine de destruction méticuleusement préparée depuis quarante ans, et pour écraser la Russie et la France avant que la supériorité militaire des empires germaniques fût mise en question.

C’est donc dans une atmosphère d’oppression que nous passâmes les derniers jours de juillet.

Depuis des années, le problème qui devait se poser pour la Belgique au début d’une guerre européenne où ses grands voisins, tous garans de sa neutralité, seraient belligérans, avait été soigneusement étudié au département des Affaires étrangères. Nous avions tâché d’imaginer toutes les atteintes à notre neutralité qui auraient pu se produire, et d’examiner chacune d’elles en nous demandant toujours : « Quel serait, en ce cas particulier, l’attitude que nous commanderait notre devoir envers nous-mêmes et envers l’Europe ? »

Des notes avaient été rédigées pour résumer le résultat de ces études. Elles envisageaient, par pure hypothèse, des violations de notre neutralité par tous nos voisins, y compris les loyaux garans qui combattent avec nous aujourd’hui. Elles s’efforçaient de tracer des indications pour le gouvernement au jour du péril.

Si ces notes, qui furent relues avidement pendant la dernière semaine de juillet 1914, viennent à être publiées quelque jour, elles établiront l’entière bonne foi, la complète honnêteté de la Belgique, même aux yeux de ceux, — s’il en est encore, — à qui les Allemands ont réussi à faire croire que nous avions renoncé d’avance à notre neutralité en faveur de la France ou de l’Angleterre, — aux yeux des Allemands eux-mêmes, dirais-je, s’il n’était trop certain que nos ennemis n’ont jamais eu le moindre doute à cet égard, et qu’ils ont commis sciemment la mauvaise action qu’on appelle calomnie en lançant contre nous l’accusation d’avoir trahi nos devoirs de neutres[1]. Cela, autant et plus peut-être que tout le sang répandu, a creusé entre l’Allemagne et la Belgique un fossé qui ne sera plus jamais comblé.

Les notes qui existent au département des Affaires étrangères démontrent qu’il aurait pu se présenter des cas de violation de notre neutralité où l’attitude correcte à adopter par nous eût été bien difficile à déterminer de façon certaine et rapide[2] ; mais, je le répète, elles prouvent à l’évidence la ferme résolution qu’avait le gouvernement de s’acquitter avec une scrupuleuse droiture, dans toutes les hypothèses, et quoi qu’il pût en coûter au pays, des devoirs imposés à la Belgique par les traités de 1839.

Le régime de la neutralité garantie était destiné, dans la pensée de l’Europe, à nous tenir en dehors des conflits et, si ce but ne pouvait être atteint, à procurer une assistance à notre faiblesse contre un agresseur éventuel. Aujourd’hui, le monde peut juger si, à l’épreuve suprême, la neutralité garantie a répondu aux espoirs qu’on avait fondés sur elle, et le peuple belge est à même d’apprécier si ce cadeau des grandes Puissances a été, en fin de compte, un bienfait pour lui. Il lui appartient de tirer les conclusions qui se dégagent pour l’avenir de la terrible leçon des événemens. Parmi les Puissances voisines de la Belgique, en est-il qui constituent un danger pour son existence, et d’autres sur lesquelles elle peut compter pour sa sauvegarde ? La défaite, l’humiliation ou la diminution de ces dernières à n’importe quelle époque ne risqueraient-elles pas d’être le signal de sa propre disparition comme nation autonome ? Y a-t-il lieu, par conséquent, de fonder la politique future du royaume sur ces considérations, ou est-il possible de reprendre la sérénité et la confiance égale envers toutes les Puissances qui nous étaient imposées autrefois ?… Voilà le problème devant lequel la guerre a placé le peuple et le gouvernement belges.

Mais, au 2 août 1914, un fait dominait la situation : la Belgique avait le régime de la neutralité conventionnelle garantie et nous devions nous laisser guider par le seul souci d’en remplir les obligations.

Il faut, pour être sincère, avouer que l’éventualité qui se présenta ce jour-là fut celle qui nous avait paru, d’avance, la plus invraisemblable, parce que trop brutale et trop simple : celle d’une Puissance garante de notre neutralité nous sollicitant directement et formellement de renoncer en sa faveur à la neutralité garantie par elle-même, et nous menaçant de toute sa fureur destructive, si nous osions nous en tenir à l’accomplissement pur et simple d’un devoir qui, dans ces conditions, apparaissait si clairement qu’il n’était vraiment pas besoin de spécialistes du droit des gens pour l’indiquer au pays !

L’ultimatum allemand essayait, à vrai dire, de justifier l’action du gouvernement impérial par une lourde et maladroite insinuation contre la partie adverse. Il débutait par l’affirmation « que le gouvernement impérial savait de source sûre l’intention de la France de marcher sur l’Allemagne par le territoire belge. » Mais c’était là de façon si évidente un prétexte, cela constituait si outrageusement le contrepied de la vérité, c’était en contradiction si flagrante avec la déclaration solennelle que la France nous avait faite la veille comme nous le verrons plus loin, — avec les assurances que les dirigeans de la République avaient si souvent répétées au cours des dernières années, et avec ce que l’on connaissait des mouvemens des troupes françaises, — que le gouvernement allemand n’a pu se faire un instant illusion sur le degré de créance que son affirmation rencontrerait en Belgique.

Il est certain que tous ceux qui ont lu la note allemande le soir du 2 août ou plus tard ont simplement considéré son paragraphe premier comme ne devant pas arrêter un moment leur attention, disons le mot, comme non écrit… L’attentat contre notre neutralité garantie, attentat direct et sans l’ombre d’une excuse valable, sautait aux yeux de tous. Aussi, — Je dois l’écrire, parce que c’est la vérité, bien que cela paraisse paradoxal, — ce fut un sentiment de véritable soulagement qui succéda dans mon esprit, le soir du 2 août, au premier mouvement de stupeur provoqué par la lecture de l’ultimatum allemand : la situation était nette ! Elle ne prêtait ni à tergiversations, ni à interprétations. Il n’y avait plus à craindre l’hésitation fatale sur le parti à prendre, le problème de conscience qui m’avait toujours paru, d’avance, si redoutable pour le moment psychologique, parce qu’il aurait pu entraîner des conséquences irréparables en faisant perdre un temps précieux. Mais j’anticipe…


Entre le 23 juillet et le 2 août, parmi le tourbillon de nouvelles qui nous arrivaient de toutes parts, au milieu des lectures fébriles auxquelles il fallait se livrer pour se remettre exactement en mémoire les études faites en vue d’une guerre possible, des mesures de tout genre qu’il fallait prendre en hâte, des télégrammes, des visites de diplomates et des coups de téléphone, quelques faits se dressent dans ma mémoire, qui dominent cette période agitée.

D’abord, le 28 juillet, nous apprîmes par un télégramme du comte de Dudzeele, notre ministre à Vienne, la déclaration de guerre de l’Autriche-Hongrie à la Serbie. Le soir même, le Conseil des ministres se réunit sous la présidence du Roi. Devant les préparatifs guerriers qui se faisaient de toutes parts, la question se posait de savoir si la prudence ne commandait pas de mobiliser l’armée belge.

Le Conseil décida de prendre une mesure prévue par la loi, qui constituait la préparation immédiate, le premier stade de la mobilisation : c’est-à-dire de mettre l’armée sur le pied de paix renforcé[3].

Le lendemain, 29 juillet, le Moniteur Belge publia, à l’occasion de la guerre austro-serbe, la déclaration rappelant le statut de neutralité de la Belgique, qui était de tradition au début de toute guerre.

Le vendredi 31 juillet, nous apprîmes que le gouvernement allemand avait proclamé le « Kriegszustand, » c’est-à-dire la mesure préliminaire à la mobilisation générale des forces de terre et de mer de l’Empire. La Hollande ayant, de son côté, mis son armée sur pied de guerre dans la journée, le Conseil des ministres belges décréta également à dix-huit heures la mobilisation générale[4].

Le soir, vers vingt-deux heures, le ministre d’Angleterre vint annoncer à M. le ministre des Affaires étrangères qu’en raison de la possibilité d’une guerre européenne, sir E. Grey avait demandé aux gouvernemens français et allemand, séparément, si chacun d’eux était prêt à respecter la neutralité de la Belgique, pourvu qu’aucune Puissance ne la violât[5]. Sir E. Grey, ajouta sir F. Villiers, présumait que la Belgique ferait tout son possible pour maintenir sa neutralité, et qu’elle désirait que les autres Puissances l’observassent et la maintinssent.

M. Davignon s’empressa d’assurer le ministre d’Angleterre de notre volonté de ne rien négliger pour maintenir la neutralité du pays. Il pria Son Excellence de voir la preuve de cette résolution dans la décision prise de mettre l’armée sur le pied de guerre, et il remercia vivement sir Francis Villiers de l’importante communication qu’il venait de faire de la part du gouvernement britannique.

Cette démarche était en effet la preuve que l’Angleterre considérait toujours l’indépendance de la Belgique comme un intérêt essentiel. Elle permettait de croire, — bien que sir F. Villiers ne l’eût pas dit formellement, — que la Grande-Bretagne, fidèle au traité du 19 avril 1839, interviendrait pour nous défendre contre toute Puissance qui voudrait porter atteinte à notre neutralité.

Le 1er août, dès le matin, M. Klobukowski, ministre de France, vint faire à M. Davignon la déclaration très catégorique que le Premier Livre Gris a reproduite sous le numéro 15 : « Je suis autorisé à déclarer qu’en cas de conflit international, le gouvernement de la République, ainsi qu’il l’a toujours déclaré, respectera la neutralité de la Belgique. Dans l’hypothèse où cette neutralité ne serait pas respectée par une autre Puissance, le gouvernement français, pour assurer sa propre défense, pourrait être amené à modifier son attitude. »

C’était la réponse, nette et claire, de la France à la question que le gouvernement britannique lui avait posée la veille. La France n’avait pas laissé à l’Angleterre le soin de nous la communiquer.


Le silence de l’Allemagne devenait préoccupant. Dès la veille, 31 juillet, le baron van der Elst avait cherché à sonder le ministre de ce pays, M. de Below-Saleske. Il lui avait rappelé une conversation qu’il avait eue, en 1911, avec son prédécesseur M. de Flotow, conversation qui avait provoqué, de la part du chancelier de l’Empire, un message rassurant pour la Belgique : l’Allemagne, avait dit M. de Bethmann-Hollweg à cette époque, n’avait pas, quoi qu’on en dise, l’intention de violer la neutralité belge en cas de guerre ; mais le chancelier estimait qu’une déclaration publique en ce sens affaiblirait la situation militaire de l’Empire vis-à-vis de la France, qui, rassurée du côté du Nord, porterait toutes ses forces du côté de l’Est.

Le baron van der Elst avait rappelé aussi à M. de Below-Saleske les déclarations de M. de Jagow à la Commission du budget du Reichstag en 1913 quant à la reconnaissance par l’Allemagne des traités garantissant la neutralité belge. Le ministre d’Allemagne s’était borné à répondre qu’il se souvenait de ces déclarations et qu’il était certain que les sentimens exprimés par MM. de Bethmann-Hollweg en 1911 et de Jagow en 1913 n’avaient pas changé[6].

Le 1er août, après la déclaration faite par M. Klobukowski au nom de la France, je fus chargé par M. Davignon d’aller trouver M. de Below-Saleske et de l’informer de cette déclaration, ainsi que de la démarche faite à Berlin comme à Paris par le gouvernement anglais et que sir F. Villiers avait portée la veille à notre connaissance.

Le ministre voulait ainsi donner au représentant de l’Allemagne l’occasion de nous dire si son gouvernement avait répondu dans le même sens que la France à la question de l’Angleterre concernant le respect de notre neutralité.

Je devais me rendre d’abord chez sir F. Villiers pour lui demander s’il n’avait pas d’objections à ce que je misse M. de Below-Saleske au courant de ce qu’il nous avait dit la veille. Le ministre d’Angleterre, qui avait du monde dans son cabinet, vint dans l’antichambre où il me reçut immédiatement avec son amabilité coutumière. Il réfléchit un moment sur la question que je lui posai et répondit : « La communication que j’ai été chargé de faire au gouvernement du Roi a été faite sans réserve ni condition, elle lui appartient donc et il peut en faire l’usage qu’il croit utile. »

Je courus à la légation d’Allemagne où j’arrivai vers midi et demie. J’exposai à M. de Below-Saleske la démarche faite par l’Angleterre à Berlin et à Paris. Je lui répétai la déclaration si nette et si loyale que M. Klobukowski nous avait faite le matin au nom de la République française. Enfin, suivant les instructions de M. Davignon, je lui dis que la légation de France avait prié la presse de publier un communiqué faisant connaître l’attitude de son gouvernement. Ce communiqué paraîtrait le soir même.

M. de Below-Saleske, quand j’eus fini, se renversa dans son fauteuil et, regardant au plafond, les yeux demi-clos, il répéta avec une fidélité de phonographe tout ce que je venais de lui dire, se servant des mêmes mots que j’avais employés, — au point que je me demandai si c’était simplement une preuve de bonne mémoire ou s’il était déjà au courant du tout avant ma visite… Mais, quand il eut fini de répéter ma communication, il s’arrêta un moment, puis ajouta : « Vous voudrez bien, je vous prie, dire à M. Davignon que je le remercie vivement de son message et que j’en informerai mon gouvernement. » Puis il me marqua de façon claire, en se levant et en m’offrant une cigarette, qu’il n’avait, officiellement, rien de plus à me dire. Mais il reprit presque aussitôt, sur le ton d’une conversation familière, qu’il avait personnellement la conviction formelle que la Belgique n’avait rien à redouter de l’Allemagne, et que son gouvernement trouverait sans doute inutile d’amplifier ou de répéter ses déclarations antérieures à cet égard.

Ce même langage, M. de Below-Salesko le tint encore à M. Davignon le lendemain 2 août dans la matinée[7]… le jour même où il allait remettre l’ultimatum de son gouvernement ! et il fit, — en son nom personnel toujours, — des déclarations rassurantes analogues, à des représentans de la presse : « Le toit de votre voisin brûlera peut-être, mais votre maison restera sauve, » dit-il à un rédacteur du Soir, qui publia cette interview à trois heures de l’après-mid !… De son côté, le capitaine Brinckmann attaché militaire allemand, disait, à onze heures du matin, à un rédacteur du XXe Siècle, qui l’interrogeait par téléphone : « Il n’est pas vrai que l’Allemagne ait déclaré la guerre… Nos troupes n’ont pas occupé le grand-duché de Luxembourg… Ce sont de fausses nouvelles lancées par des gens hostiles à l’Empire allemand. » Le XXe Siècle publia ces déclarations de l’attaché militaire dans son édition de quinze heures.

Ce 2 août était un dimanche. Dans la matinée nous apprîmes par un télégramme du ministre de Belgique à Saint-Pétersbourg, lancé la veille au soir, la déclaration de guerre de l’Allemagne à la Russie et la mobilisation générale des armées allemandes. L’après-midi, un télégramme de M. Eyschen, ministre d’Etat du Luxembourg, nous annonça la cynique invasion du grand-duché par les forces impériales[8].

La journée avait donc été agitée ; vers sept heures du soir, mon travail terminé, je quittai la direction politique en même temps que le baron de Gaiffier[9]. Avant de gagner la sortie principale du Ministère, rue de la Loi, nous entrâmes dans le bureau du secrétaire général, situé tout à côté. Nous passâmes en revue, avec le baron van der EIst, les nouvelles arrivées depuis le matin. Il n’y avait plus d’illusions à se faire : le jeu des alliances entraînait l’une après l’autre les Puissances dans le tourbillon ; déjà la Russie était en guerre avec l’Allemagne. L’invasion du Luxembourg marquait clairement que la guerre franco-allemande était une question d’heures. Allions-nous être englobés dans la catastrophe, ou le miracle de 1870 allait-il se renouveler ? La loyauté de la France était évidente. L’Allemagne ne disait rien, et cela semblait de bien mauvais augure, mais M. de Below-Saleske était si rassurant !… D’ailleurs, la démarche anglaise et la menace qu’elle contenait implicitement ne serait-elle pas de nature à faire réfléchir Berlin ? D’après les derniers télégrammes, ne pouvait-on supposer que les forces allemandes réunies le long de la frontière glissaient vers la Moselle et qu’elles éviteraient de fouler le sol belge ?… Les motifs invoqués pour la violation du grand-duché et qui n’existaient pas vis-à-vis de la Belgique n’autorisaient-elles pas l’hypothèse[10] ? …

Nous essayions de nous raccrocher à cet espoir comme des naufragés à un bouchon de paille, quand un huissier ouvrit la porte, et, l’air inquiet, nous dit vivement et sans cérémonie : « Le ministre d’Allemagne vient d’entrer chez M. Davignon. »

Nous comprîmes tous trois qu’en ce moment solennel le sort de notre cher petit pays allait être fixé…

Dix minutes s’écoulèrent qui nous parurent des heures. Puis, à sept heures et demie, la silhouette hautaine de M. de Below-Saleske se détacha de l’autre côté de la cour, sous l’auvent vitré donnant accès à l’antichambre du ministre, et le représentant de l’empereur d’Allemagne, impassible, gagna la rue où son automobile l’attendait. D’un bond, nous fûmes dans le cabinet de M. Davignon. Il était vide, mais, au même instant, le ministre, qui était allé dans le bureau contigu appeler le comte Léo d’Ursel, son chef de cabinet, rentra, tenant à la main un papier, et suivi du comte, ainsi que de M. Costermans, sous-chef du cabinet. Tous trois paraissaient bouleversés.

— C’est mauvais, très mauvais, fit le ministre, qui était d’une pâleur extrême. Voici la note allemande que M. de Below m’a résumée. On exige que nous livrions passage à l’armée allemande.

— Et qu’avez-vous répondu, monsieur le ministre ?…

— J’ai pris le papier, j’ai dit que je l’examinerais avec le Roi et mes collègues. Nous avons douze heures pour répondre… Mais je n’ai pu contenir mon indignation ! J’ai dit à M. de Below que nous aurions pu nous attendre à tout, sauf à ceci : l’Allemagne, qui se disait notre amie dévouée, nous proposant le déshonneur !… Traduisons vite, et qu’on appelle M. de Broqueville.

Je pris une plume et m’installai au bureau du ministre, tandis que le comte Léo d’Ursel et le baron de Gaiffier s’emparaient de la note allemande et commençaient immédiatement à la traduire ; j’écrivais au fur et à mesure. M. Davignon et le secrétaire général suivaient anxieusement le travail, assis dans deux fauteuils placés à droite et à gauche de la cheminée, en face du bureau. Toute cette scène est gravée à tout jamais dans ma mémoire : les physionomies des auditeurs, les pensées qui se bousculaient dans mon esprit, jusqu’à l’apparence du papier sur lequel je traçais en français les phrases de l’ultimatum, je crois que je ne pourrai jamais oublier un seul de ces détails. La traduction n’était pas facile, certaines phrases allemandes prêtant à diverses interprétations. Des discussions s’élevèrent sur le sens de plus d’une, et le premier texte français de ce document historique porte de multiples ratures et surcharges. Sans doute un expert trouverait-il en outre dans l’écriture les marques de l’extrême tension nerveuse de celui qui tenait la plume, bien qu’en apparence je restasse très calme, comme le ministre et la plupart des assistans.

Nous étions parvenus au tiers à peu près de la note allemande, quand le premier ministre entra. Il nous salua rapidement et s’assit à côté de M. Davignon. Je lui lus les quelques phrases déjà traduites, après que M. Davignon lui eût, en deux mots, résumé la démarche de M. de Below-Saleske. M. de Broqueville croisa les bras et resta ensuite absorbé dans ses pensées, le menton appuyé dans la main, jusqu’à ce que la traduction fut achevée.

Lorsque le travail fut terminé, M. de Broqueville me pria de relire la note en français, ce que je lis avec une émotion profonde, tout en m’efforçant de garder à ma voix son ton habituel[11].

Un silence, un long silence tragique de plusieurs minutes, succéda à cette lecture… Nous venions d’entendre pour la première fois l’ultimatum infâme, et nous songions… Dans l’esprit de chacun de nous, au souvenir tendrement ému de la patrie adorée, paisible et bonne, succéda peut-être une vague notion des horreurs qui s’avançaient au-devant d’elle ; mais ce qui domina nos pensées, ce fut certes, chez tous, la ferme volonté d’être dignes des ancêtres des grandes époques d’épreuves… Il était évident que la note allemande n’invoquait l’intention de la France de marcher sur la Meuse que comme prétexte, et que l’ultimatum était purement et simplement une sommation d’avoir à renoncer à la neutralité en faveur de la formidable Allemagne. Ceux qui l’avaient rédigé n’avaient pas pensé un moment que la Belgique, ce pays si petit sur la carte d’Europe, eût osé ne pas se plier sans phrases à la volonté de sa toute-puissante voisine ! Ceux qui le lurent, n’ayant pas la même mentalité, eurent au contraire immédiatement, spontanément, sans discussion, sans hésitation, sans même se communiquer mutuellement leurs pensées, la claire notion qu’une seule réponse était possible : un non péremptoire et indigné !

Ce fut le secrétaire général qui rompit le silence. S’adressant au ministre de la Guerre, le baron van der Elst lui demanda : « Enfin, monsieur le ministre, sommes-nous prêts ?… »

Nouveau silence, plus court que le premier, mais non moins impressionnant. Puis, M. de Broqueville, très calme, très maître de lui, parlant lentement en scandant les mots, répondit : « Oui, nous sommes prêts. La mobilisation s’accomplit dans des conditions merveilleuses. Commencée hier matin, elle est presque achevée. Demain soir, l’armée sera en état de marcher… demain matin même s’il le fallait absolument. Mais… il y a un mais… nous ne possédons pas encore notre artillerie lourde. »

Quelques courtes phrases furent encore échangées. Puis tout à coup M. de Broqueville tira sa montre : « Il est huit heures dix, dit-il, il faut prévenir immédiatement le Roi et demander à Sa Majesté l’autorisation de convoquer le Conseil au Palais à neuf heures, les ministres d’Etat à dix heures. »

Il partit presque aussitôt pour le Palais où il mit le Roi au courant de la situation. M. Davignon et le baron van der Elst restèrent seuls. Les autres assistans sortirent. Le chef du cabinet alla s’occuper avec M. Costermans de convoquer le Conseil des ministres. Je trouvai dans le bureau du comte d’Ursel une réunion assez nombreuse. Le bruit qu’un événement se produisait avait couru dans le Ministère comme une traînée de poudre. Quelques fonctionnaires et diplomates restés tard au travail s’étaient réunis là, guettant la sortie de ceux qui étaient enfermés avec le ministre. M. de Gaiffier et moi les mîmes au courant de ce qui se passait. C’est avec un vrai sentiment d’orgueil que je le déclare : pas un ne mit en doute une seconde que la réponse à la note allemande pût être autre chose qu’une fin de non recevoir indignée. Certains furent atterrés, mais la plupart vibrèrent de la grande émotion patriotique qui, le lendemain, devait secouer la nation tout entière : — « Il vaut mieux que l’Allemagne ait abattu son jeu. Nous sommes fixés. Il n’y a plus d’hésitation possible, tandis qu’on pouvait redouter les plus cruelles incertitudes sur ce que nous aurions à faire. L’armée saura tout de suite où est l’ennemi, elle se battra avec enthousiasme ! Et après tout, nous serons soutenus par la France. L’Angleterre marchera. Elle ne peut laisser sacrifier la Belgique. Son honneur et son intérêt le lui interdisent. Et puis, si nous sommes écrasés, ce sera avec gloire, et notre sort ne sera pas pire, en dernière analyse, que si nous nous laissions faire ! Si nous cédions, nous ne pourrions plus jamais soutenir le regard d’un Français ou d’un Anglais… »

Telles étaient les phrases qui s’entre-croisaient. A peine une ou deux allusions aux horribles conséquences que notre réponse, — il semblait qu’elle fût faite déjà, — allait attirer sur notre cher et malheureux pays.

Vers huit heures et demie, j’allai prendre seul un rapide dîner dans un restaurant de la place Royale. Je me souviens de l’effet étrange que me fît la salle vivement éclairée, et de l’espèce d’angoisse avec laquelle j’observai les consommateurs assis aux tables voisines. Ils ne savaient rien, ils avaient lu les journaux de l’après-midi, le XXe Siècle, le Soir, contenant les déclarations rassurantes faites le matin même par M. de Below-Saleske aux reporters de ces deux feuilles… ils étaient gais, insoucians… Et moi, j’étais écrasé par le poids de ce que je savais, du secret qui serait révélé le lendemain et qui donnerait un si cruel réveil à tous ceux qui m’entouraient. Je me demandais si j’étais le jouet d’un cauchemar, ou si j’étais bien éveillé.

Un peu après neuf heures, je retournai au Ministère. M. Davignon était parti pour le Palais. Le baron van der Elst l’avait accompagné. Le secrétaire général assista, en effet, aux deux conseils qui se succédèrent dans la nuit.

Le baron de Gaiffier s’était mis au travail dans le bureau du ministre. Je l’y rejoignis. Il avait déjà commencé à rédiger un projet de réponse à l’ultimatum allemand !… « Voyez-vous, me dit-il, le ministre va rentrer tout à l’heure et on nous demandera de faire la réponse. Comme il n’y a pas de doute possible sur le sens de celle-ci, j’ai commencé déjà pour gagner du temps… »

Sans doute écrira-t-on quelque jour pour l’Histoire les détails de la séance du Conseil des ministres qui, commencée à neuf heures du soir sous la présidence du Roi, continuée à dix heures avec les ministres d’Etat qu’on avait pu rassembler, ne fut interrompue qu’à minuit pour recommencer ensuite vers deux heures et demie du matin et durer encore jusque près de quatre.

Pendant la première partie de cette longue séance, les idées générales de la réponse à donner à l’Allemagne furent arrêtées[12]. Vers minuit, un comité de rédaction fut désigné et chargé de se rendre au ministère des Affaires étrangères pour composer un projet de note. MM. de Broqueville, ministre de la Guerre, Davignon, ministre des Affaires étrangères, Carton de Wiart, ministre de la Justice, van den Heuvel, et Hymans, ministres d’Etat, et le baron van der Elst revinrent ainsi rue de la Loi. Ils y retrouvèrent le baron de Gaiffier qui avait terminé son avant-projet de réponse. Le directeur général de la politique, sans savoir ce qui se déciderait au Palais, avait écrit exactement ce qu’il convenait de répliquer à l’Allemagne. Tant il est vrai que tous les Belges se trouvèrent unis dans la même pensée, dans le même sentiment à la lecture de l’ultimatum allemand !… A peine quelques phrases furent-elles remaniées par le comité de rédaction.

Pendant que ce travail s’effectuait, à une heure et demie du matin, le ministre d’Allemagne arriva et demanda à voir le baron van der Elst. De toute évidence, Son Excellence venait pour tâcher de surprendre sur les physionomies de ceux qu’il rencontrerait des symptômes révélateurs du sens de notre suprême décision. Le secrétaire général alla recevoir dans son bureau M. de Below-Saleske. ; Le ministre d’Allemagne dut remarquer la froideur de l’accueil qui lui fut fait. Voici comment une note reproduite au Livre Gris (n° 21), a rendu compte de cette visite nocturne :

« A une heure et demie de la nuit, le ministre d’Allemagne a demandé à voir le baron van der Elst. Il lui a dit qu’il était chargé par son gouvernement de nous informer que des dirigeables français avaient jeté des bombes et qu’une patrouille de cavalerie française, violant le droit des gens, attendu que la guerre n’était pas déclarée, avait traversé la frontière.

« Le secrétaire général a demandé à M. de Below où ces faits s’étaient passés ; en Allemagne, lui fut-il répondu. Le baron van der Elst fit remarquer que, dans ce cas, il ne pouvait s’expliquer le but de sa communication. M. de Below dit que ces actes, contraires au droit des gens, étaient de nature à faire supposer d’autres actes contre le droit des gens que poserait la France. »

Une demi-heure plus tard, le projet de réponse à l’Allemagne était rapporté au Palais et approuvé définitivement par le Conseil sous la présidence du Roi[13].

Vers trois heures et demie du matin, le comte d’Ursel fut appelé au téléphone par M. KIobukowski. Celui-ci lui affirma avoir vu distinctement dans le ciel des lueurs intermittentes qui provenaient sans nul doute des projecteurs d’un dirigeable allemand allant dans la direction de la France… Plusieurs personnes avaient dit à M. KIobukowski qu’elles avaient observé les mêmes lueurs.

Peu après cet incident, je quittai le Ministère. La mobilisation mettait encore quelque animation dans les rues avoisinantes. Au coin de l’avenue des Arts et de la rue de la Loi, toutes les fenêtres du ministère de la Guerre étaient éclairées. Plusieurs automobiles stationnaient devant la porte.

Au carrefour, quelques groupes de civils et de militaires regardaient en l’air et paraissaient agités. Le bruit courait là aussi qu’un Zeppelin ou un autre dirigeable allemand avait été entendu et qu’une lumière insolite avait été vue circulant dans le ciel. Un officier du grand état-major qui se trouvait là était particulièrement affirmatif. Il supposait qu’un aéronef était venu pour recueillir des messages émis par un appareil de télégraphie sans fil de petite puissance. Il me confia cependant qu’il s’effrayait à la pensée qu’un vaste parc d’artillerie était concentré devant la caserne d’Etterbeek et que quelques bombes lancées à cet endroit eussent pu faire des dégâts effroyables et causer une panique. J’appris plus tard que l’ordre de gagner la forêt de Soignes et de s’y dissimuler avait été donné immédiatement à cette artillerie.

A huit heures du matin le 3 août, j’étais revenu au Ministère. M. de Gaiffier y arriva en même temps que moi ; il me raconta qu’il avait attendu la fin du Conseil de cabinet et que M. Davignon, rentré du Palais vers quatre heures du matin, l’avait chargé de remettre lui-même à M. de Below-Saleske la réponse à l’ultimatum allemand. M. de Gaiffier avait fait recopier rapidement la réponse, était retourné chez lui vers cinq heures, et, après avoir essayé de se reposer un moment, s’était rendu à pied à la légation d’Allemagne rue Belliard où, non sans émotion, il avait sonné à sept heures précises. Introduit dans le cabinet du ministre qui l’attendait, il lui avait tendu la note. M. de Below-Saleske l’avait lue d’un air détaché et lui avait demandé s’il n’avait rien à ajouter. Le baron de Gaiffier avait répondu négativement, avait salué le ministre et était revenu rue de la Loi. Les légations de France et d’Angleterre furent prévenues sans retard de ce qui venait de se passer. Vers la même heure, le journal l’Étoile Belge publiait la nouvelle de l’ultimatum allemand.

A neuf heures et demie, M. Webber, attaché à la légation anglaise, en proie à une agitation qu’il ne cherchait pas à dissimuler, arriva à la direction politique où j’étais seul à ce moment. Il venait, de la part de sir Francis Villiers, prendre copie de la note allemande et de notre réponse. M. Webber savait le sens général des deux documens, mais n’en connaissait pas les termes. Je lui lus les deux textes. Quand j’arrivai à la phrase : « Le gouvernement belge, en acceptant les propositions qui lui sont notifiées, sacrifierait l’honneur de la nation en même temps qu’il trahirait ses devoirs envers l’Europe… » je sentis ma gorge se serrer et l’émotion faillit me dominer. Je pus cependant aller jusqu’au bout. Webber n’avait pas bougé, il était resté debout devant moi. Il me prit les deux mains et, après m’avoir regardé un moment en silence : « Bravo, les Belges ! » me dit-il simplement, d’une voix qui tremblait un peu. Puis il copia rapidement les deux notes en sténographie et courut les porter à son chef.

Après son départ, vers dix heures, mon attention fut attirée par la rumeur grandissante qui, montant de la ville, arrivait à travers les cours des bâtimens ministériels jusqu’à la fenêtre ouverte de mon bureau. C’était comme un frémissement anormal qui allait en s’amplifiant… Il était fait des cris des vendeurs de journaux qui publiaient la nouvelle de l’ultimatum, des exclamations de surprise et de colère des lecteurs, du mouvement, de plus en plus intense et inaccoutumé à cette heure matinale, que la terrible nouvelle provoquait dans les rues.

Ce jour-là, 3 août, le Conseil des ministres, qui siégea de dix heures à midi, décida de solliciter l’appui diplomatique des Puissances garantes de notre neutralité, autres que l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie bien entendu. La demande d’appui militaire fut, à dessein et après mûr examen, retardée jusqu’à ce que l’Allemagne eût consommé son crime en faisant pénétrer ses soldats sur notre territoire. Nous ne voulions lui donner jusque-là aucun prétexte qu’elle pût invoquer pour dire que nous avions rompu la neutralité en faveur de ses ennemis[14]. Une chance restait encore, — si minime, il est vrai, mais qui suffisait à soutenir l’espoir de quelques-uns d’entre nous, — de voir l’Allemagne, désappointée par notre réponse à son ultimatum, reculer au dernier moment et donner contre-ordre à ses troupes. M. Arendt, qui avait été directeur général de la politique avant le baron de Gaiffier (de 1896 à 1912), vint me voir dans l’après-midi, vers quatre heures. Il prit connaissance de l’ultimatum et de notre réponse, et lui qui avait tant étudié cette neutralité garantie que les Puissances nous avaient imposée, lui qui était l’auteur principal des notes mentionnées au début du présent article, il se prit à penser un moment que notre attitude si décidée et si conforme à notre devoir, allait faire hésiter le colosse germanique. La faute politique que commettrait l’Allemagne en inaugurant la guerre mondiale par une violation absolument injustifiée de la neutralité d’un pays ami lui parut si énorme, la réprobation universelle qu’elle devait fatalement soulever lui sembla devoir peser si lourdement dans la balance de la reddition finale des comptes, qu’il voulut douter encore… Les Allemands avaient compté nous intimider. Ils avaient tablé sur un consentement arraché au sentiment de notre faiblesse. Le ton de notre réponse ne pouvait leur laisser de doute sur l’erreur qu’ils avaient commise. Sachant dorénavant qu’ils allaient se heurter et la résistance désespérée d’une armée peu nombreuse, mais courageuse et appuyée sur des places solides, n’allaient-ils pas redouter de voir tous leurs calculs, tout leur plan fondé sur une traversée rapide de la Belgique compromis ?… N’allaient-ils pas adopter en conséquence un plan alternatif qu’ils auraient tenu prêt pour cette éventualité ?…

Telles étaient les questions que se posait encore, en cette heure suprême, celui de tous les Belges qui, d’avance, avait sans doute médité le plus souvent sur le jour angoissant que nous traversions…

N’est-il pas permis de croire que sa claire intelligence voyait juste, et que si l’Allemagne eût, au dernier moment, décidé d’éviter notre territoire, elle aurait fait preuve de sagesse au point de vue militaire et plus encore au point de vue politique ?

Une chose est certaine, en tout cas, parce que démontrée par les événemens, c’est que l’offensive « foudroyante » contre la France à travers la Belgique a été une mauvaise opération. Elle a abouti à un insuccès fatal pour l’Allemagne. La bataille de Liège l’a irrémédiablement compromise en faisant perdre près de trois semaines à l’armée impériale. Celles de la Marne, de l’Yser et d’Ypres en ont définitivement marqué l’échec.

Quoi qu’il en soit, un doute léger subsistait encore le 3 août 1914 sur ce que ferait réellement l’Allemagne, puisqu’elle n’avait pas encore violé effectivement notre territoire, et ce doute, dans leur volonté d’être honnêtes jusqu’au bout, parut aux ministres belges être un obstacle suffisant pour les empêcher d’appeler à l’aide, ce jour-là, les armées des autres Puissances garantes de notre neutralité et de notre indépendance[15].


Le 4 août, à six heures du matin, M. de Below-Saleske vint remettre à M. Davignon une note[16] qui mit fin à toute incertitude chez ceux qui pouvaient espérer encore… Elle faisait savoir au gouvernement belge que l’Allemagne, par suite du refus de la Belgique d’accepter les propositions « bien intentionnées » qui avaient été faites, se verrait forcée d’exécuter, au besoin par la force des armes, les mesures de sécurité qu’elle jugeait indispensables vis-à-vis des « menées françaises. »

A neuf heures et demie du matin, un télégramme nous annonça que le territoire belge avait été violé par les troupes allemandes à Gemmenich[17] ; ce village est tout proche de la frontière, à quelques kilomètres d’Aix-la-Chapelle. Il touche vers le Nord au Limbourg néerlandais. Les premiers coups de feu de la guerre avaient été tirés par les gendarmes belges de garde à ce poste frontière ! Le sang avait coulé, l’irrémédiable était accompli…

La veille, le Roi avait fait convoquer les Chambres législatives pour ce 4 août, à dix heures. Malgré le peu de temps qu’avait eu la nouvelle pour se répandre, et en dépit de l’heure matinale, une foule compacte remplissait les rues en bordure du Parc que le cortège royal devait contourner. Le ministère des Affaires étrangères est tout à côté du Palais de la Nation où siègent les Chambres. Une de ses façades borde la petite place située devant ce palais, l’autre longe la rue de la Loi perpendiculairement à la première.

Un peu avant dix heures, je me rendis dans le bureau du secrétaire général dont les fenêtres prennent jour sur la rue de la Loi, au rez-de-chaussée. La ville avait déjà revêtu l’apparence de fête qu’elle conserva jusqu’après l’entrée des Allemands : chaque maison avait, dès la veille, arboré spontanément le drapeau national. Par ce geste de fierté, le peuple avait exprimé la satisfaction qu’il éprouvait de savoir que le gouvernement avait fidèlement interprété, dans sa réponse à l’Allemagne, le sentiment intime de toute la nation.

A dix heures, un premier frisson d’enthousiasme parcourut la foule lorsqu’une voiture découverte de la Cour amena au Parlement la Reine et ses trois enfans. Tout le trajet depuis le Palais fut une longue et émouvante ovation.

Trois minutes plus tard, une acclamation formidable parvint jusqu’à moi à travers le Parc. Le Roi avait quitté le Palais. Par la rue Royale, il approchait ; son arrivée était annoncée par la tempête d’émotion et de cris qui secouait la foule, dans la rue, sur les balcons, jusque sur les toits… Le cortège tourna le coin du Parc : précédé d’une escorte de cavalerie de la garde civique, suivi des officiers de sa Maison, notre souverain s’avançait tranquillement à cheval, botté et en uniforme de campagne, pâle, mais se dominant visiblement ; les traits empreints d’une gravité solennelle, il répondait lentement de la main aux acclamations, intenses, vibrantes, de la foule : « Vive, vive le Roi ! Vive, vive la Belgique ! » Il semblait que le peuple ne pouvait se rassasier de répéter ces cris qui se confondaient dans une magnifique ovation.

Lorsque le Roi fut arrivé au centre de la place qui précède le Palais de la Nation, il descendit de cheval, et je le vis, au milieu d’une clameur immense, déchaînée, s’avancer à pied vers le perron où se tenait une députation de sénateurs et de membres de la Chambre des Représentans. Leur émotion comme celle de tous était intense, profonde. Les bras tendus en avant, les mandataires du pays semblaient vouloir étreindre le Roi, communier avec lui, lui dire, — une dernière fois peut-être… — le culte de la nation pour son indépendance et pour les institutions que, librement, elle s’était données quatre-vingt-quatre ans auparavant.

Ceux qui ont assisté à cette scène ne l’oublieront jamais, et rares sont ceux qui, l’ayant vue, pourraient avec sincérité prétendre qu’au passage du Roi leurs larmes n’ont pas coulé, tandis qu’ils criaient éperdument leur amour de la Patrie : « Vive le Roi ! Vive la Belgique indépendante ! »

A la fenêtre où j’étais à ce moment, et aux autres du même salon, se trouvaient groupés la plupart des hauts fonctionnaires du département. Des employés, des huissiers s’étaient mêlés à eux. Quelques dames s’étaient glissées jusque-là et joignaient leurs acclamations aux nôtres… La comtesse X…, femme d’un jeune officier des Guides qui devait périr glorieusement face à l’ennemi quelques jours plus tard, était parmi les plus émues. Au milieu de la salle, un peu à l’écart, se tenait debout le conseiller de la légation d’Autriche-Hongrie. Il était là par hasard, étant venu faire de la part de son gouvernement quelque communication, peut-être tout à fait étrangère au drame du moment[18]. Ce diplomate n’avait pu se défendre contre l’émotion universelle qui l’entourait. Je ne l’aperçus qu’en me retournant quand le Roi fut entré au Parlement. Il s’essuyait les yeux…

Dehors, les ovations ne cessaient point. Devant le Parc, le général de Coune, qui commandait la garde civique, se soulevant sur ses étriers, ranimait encore les acclamations de la foule par ses propres vivats enthousiastes, ponctués de moulinets de son épée, alors que le Roi avait disparu depuis longtemps. Oh ! la sainte et inoubliable émotion que vécurent ce matin-là les Belges qui eurent le privilège d’assister à cette triomphale apothéose de la foi jurée, à cette affirmation grandiose de la volonté de vivre de tout un peuple !…

Je n’ai pas assisté à l’historique séance des Chambres réunies, mais un témoin m’a dit qu’il serait impossible d’en décrire l’incomparable grandeur.

Dans l’assemblée frémissante où le Roi put constater « qu’il n’y avait plus qu’un parti, celui de la Patrie, » se détachaient plusieurs uniformes militaires. On remarquait surtout celui de M. Hubin, député socialiste, jadis sergent aux carabiniers, qui venait de reprendre du service, et celui du duc d’Ursel, sénateur catholique, engagé depuis la veille aux Guides comme simple soldat volontaire, à l’âge de quarante et un ans !

D’habitude, et très naturellement, la tribune diplomatique d’un Parlement n’est pas un endroit où les sentimens de l’assemblée trouvent un écho bien vibrant. Ce jour-là, lorsque le Roi déclara « qu’un pays qui se défend s’impose au respect de tous et ne peut périr, » lorsque M. de Broqueville jeta à l’Allemagne son admirable défi : « Nous pouvons être vaincus, — soumis, jamais !… » lorsque la salle entière sembla sur le point de s’écrouler sous les acclamations frénétiques de l’hémicycle et des tribunes, la grandeur épique du spectacle arracha des larmes à plus d’un diplomate étranger. Ces larmes font honneur à ceux qui les ont versées autant qu’à ceux dont le beau courage les a provoquées.


Dès le lendemain, Bruxelles apprenait les premiers combats à Visé et la victorieuse résistance des forts de Liège à la formidable ruée de cinq corps de choix de l’armée allemande encore intacte[19]

Pour avoir résolument poussé l’honnêteté politique jusqu’à ses dernières conséquences, la Belgique était, d’un seul coup, entrée dans la gloire !


ALBERT DE BASSOMPIERRE.


  1. L’ordre confidentiel suivant, qui en dit long sur notre parfaite indépendance à l’égard de tous nos garans, a été adressé le 27 février 1913, sous le n° 562, par M. de Broqueville, ministre de la Guerre et chef du gouvernement, à l’état-major général de l’armée :
    « La durée du passage du pied de paix au pied de guerre sera déterminée en tenant compte de la nécessité pour nous de mobiliser sur notre frontière, pour défendre les marches de notre pays, notamment contre l’irruption de troupes légères (cavalerie, artillerie à cheval, cyclistes, infanterie en automobiles) cherchant à troubler ou paralyser notre mobilisation et tentant de s’emparer par un coup de main des places de la Meuse, voire d’Anvers.
    « A cet égard, il faudra que les régimens de la 2e division d’armée (Anvers) et les régimens de Gand, Bruges et Ostende, soient préparés à l’éventualité d’un débarquement de forces ennemies à Ostende, Zeebrugge ou Terneuzen, dirigé contre notre réduit national. »
  2. Par exemple, dans le cas de violation simultanée ou à peu près simultanée par plusieurs belligérans, chacun accusant son adversaire d’avoir commis la première violation et attribuant à sa propre entrée sur notre territoire le caractère de prestation de la garantie.
  3. Le 29 juillet, une circulaire fut adressée dans les termes suivans aux ministres du Roi à l’étranger pour expliquer cette décision. (Premier Livre Gris, no 8) :
    « Monsieur le Ministre, le Gouvernement du Roi a décidé de mettre l’armée sur le pied de paix renforcé.
    « Cette mesure ne doit en aucune façon être confondue avec la mobilisation.
    « À cause du peu d’étendue de son territoire, la Belgique tout entière constitue en quelque sorte une zone frontière. Son armée, sur le pied de paix ordinaire, ne comporte qu’une classe de milice sous les armes. Sur le pied de paix renforcé, ses divisions d’armée et sa division de cavalerie, grâce au rappel de trois classes, ont des effectifs analogues à ceux des corps entretenus en permanence dans les zones frontières des Puissances voisines.
    » Ces renseignemens vous permettraient de répondre aux questions qui pourraient vous être posées.
    « Veuillez agréer, etc.
    « Signé : DAVIGNON. »
  4. La mobilisation fut ordonnée le 31 juillet à dix-huit heures. Le 1er août, à minuit, fut indiqué comme le moment où elle devait commencer. Elle était pour ainsi dire achevée le 2 au soir.
  5. Premier Livre Gris, n° 11.
  6. Premier Livre Gris, n° 12.
  7. Premier Livre Gris, n° 19.
  8. Premier Livre Gris, n° 18.
  9. Directeur général de la politique, précédemment ministre de Belgique à Peking, au Caire et a Uucare6t.
  10. Le premier prétexte invoqué par l’Allemagne pour envahir le Luxembourg fut « la nécessité d’assurer la sécurité des chemins de fer dont l’Allemagne avait l’exploitation en vue d’une attaque de la part des Français. »
  11. La traduction de l’ultimatum figure au Premier Livre Gris belge sous le n° 20. Les Allemands ont publié trois éditions de leur « Livre Blanc, » Aktenstücke zum Kriegs Ausbruch. La première, parue en août 1914, ne contient pas l’ulti matum à la Belgique. La deuxième, de même que sa « traduction autorisée » et la troisième, en contiennent le texte mutilé. On a supprimé ces deux dernières phrases : « Le gouvernement allemand a l’espoir justifié que cette éventualité (la résistance de la Belgique) ne se produira pas et que le gouvernement belge saura prendre les mesures appropriées pour l’empêcher de se produire. Dans ce cas, les relations d’amitié qui unissent les deux États voisins deviendront plus étroites et durables. »
    La mutilation s’explique : lorsque l’Allemagne a publié la deuxième édition du Livre Blanc, elle avait déjà prétendu trouver dans les conversations Bernardiston-Ducarne la preuve que la Belgique avait depuis 1906 abandonné sa neutralité en faveur de l’Angleterre. Le document (annexe) n° 39 de cette édition contenait l’affirmation suivante : « Les documens trouvés confirment par des preuves écrites le fait connu dans les hautes sphères compétentes allemandes, longtemps déjà avant la guerre, de la connivence de la Belgique avec les Puissances de l’Entente. » Il eût été difficile de maintenir, dans ces conditions, les deux dernières phrases de l’ultimatum qui forme le document n° 37… Elles montrent trop que le gouvernement allemand ne croyait pas le 2 août à la soi-disant félonie du gouvernement belge.
    Les lecteurs pourront trouver des détails dans une brochure qui vient de paraître, chez Berger-Levrault, sous le titre : Le second Livre Blanc allemand. Essai critique et notes sur l’altération officielle des documens belges, par F. Passelecq, pages 19 et suivantes.
  12. Je tiens d’un ministre d’État, qui assista au conseil nocturne et suivit plus tard le gouvernement à Anvers et en France, que pas un avis ne fut exprimé formellement pour suggérer une autre attitude que celle qui fut adoptée. Un des assistans, partisan convaincu d’ailleurs de cette solution, se livra à quelques commentaires sur ce qu’auraient pu être les conséquences d’une autre décision pour montrer son impossibilité. C’était mon informateur lui-même. Une grande partie du temps fut consacrée à la lecture de rapports de l’état-major. Les généraux chevalier de Selliers de Moranville et baron de Rijckel, chef et sous-chef de l’état-major général, avaient été appelés au Conseil des ministres.
  13. Pour le texte, voir le Premier Livre Gris, n° 22. Je crois pouvoir affirmer que, jusqu’à présent, la réponse de la Belgique à l’ultimatum n’a jamais été publiée en Allemagne. Le peuple allemand a pu s’imaginer ainsi que le gouvernement belge n’a pas répondu et qu’il a donc, — qui ne dit mot consent, — paru accepter la demande de passage des troupes allemandes à travers son territoire… On comprend alors que la résistance de Liège ait provoqué en Allemagne quelque indignation !…
  14. Une légende s’est créée qui veut que la France ait offert à la Belgique, le 3 août, le concours immédiat de cinq corps d’armée et que la Belgique ait refusé. Les uns font grief au gouvernement belge de cette attitude, les autres la trouvent très noble. Le souci de la vérité historique me force à dire que, quelle que soit la décision qu’eût dû prendre le gouvernement belge, au cas où une telle offre lui eût été faite, il n’a pas eu à la débattre, pour l’excellent motif que l’offre n’a pas été faite. La pièce n° 142 du Livre Jaune français, les pièces n° 24 et 38 du Premier Livre Gris belge prouvent de façon péremptoire qu’elle n’a pas pu être faite. Le 3 août, vers midi, le ministre de France, en son nom personnel et sans être chargé d’une déclaration de son gouvernement, dit à M. Davignon qu’il croyait pouvoir affirmer que si le gouvernement royal faisait appel au gouvernement français comme Puissance garante de la neutralité belge, la France répondrait immédiatement à cet appel ; qu’au cas contraire, on attendrait probablement à Paris pour intervenir que la Belgique ait fait un acte de résistance effective.
    M. Davignon, qui sortait de la réunion du Conseil où on avait précisément décidé de ne pas faire appel encore au concours militaire des garans, remercia M. Klobukowski et lui fit connaître la décision dont il s’agit.
    Le ministre de France n’a pas pu le 3 août préciser une offre de cinq corps d’armée puisqu’il n’était chargé d’aucune communication de son gouvernement au sujet du concours éventuel qui pourrait être prêté à la Belgique.
    Il paraît certain, d’ailleurs, que la disposition de ses troupes n’aurait pas permis au gouvernement français d’offrir le concours immédiat de cinq corps d’armée à la Belgique tout au début d’août. En effet, quinze jours plus tard, le 18 août, un seul corps de la cinquième armée française tenait les ponts de la Sambre et de la Meuse autour de Namur et entre cette place et Givet. Les trois autres corps de cette armée n’étaient attendus que le lendemain 19 vers Philippeville (Voyez l’Action de l’armée belge, page 24.)
    La légende des cinq corps d’armée offerts par la France le 3 août n’a donc pu naître que d’un propos mal compris ou inexactement répété, relatif à la démarche faite ce jour-là à midi, de son propre mouvement, par M. Klobukowski.
    On sait qu’aussitôt que la violation du territoire belge fut un fait accompli, c’est-à-dire dans la soirée du 4 août, la Belgique demanda le concours armé de la France, de l’Angleterre et de la Russie en vertu de la garantie donnée par ces Puissances au traité de 1839.
  15. Il convient de rappeler qu’à l’heure où les ministres délibéraient, l’Allemagne n’était officiellement en état de guerre ni avec la France, ni avec la Grande-Bretagne. Sa déclaration de guerre à la France fut remise à Paris par le baron de Schœn le 3 août, à six heures quarante-cinq du soir (Livre Jaune, n° 147). Celle de l’Angleterre à l’Allemagne fut notifiée le 4 août, à onze heures du soir (Premier Livre Gris, n° 41).
  16. Premier Livre Gris, n° 27.
  17. Le premier passage de la frontière par l’avant-garde allemande s’est produit exactement à huit heures deux minutes du matin, le 4 août.
  18. Nous ne fûmes en guerre officiellement avec l’Autriche-Hongrie que le 28 août, bien que, — sans que nous en fussions informés, — la grosse artillerie de ce pays eût contribué ù réduire les forts de Namur tombés le 24 et le 25 !
  19. Les VIIe, VIIIe, IXe, Xe et XIe corps. Voyez l’Action de l’armée belge, page 11.