La Péninsule d’Apchéron et le pétrole russe

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La péninsule d’Apchéron et le pétrole russe
Calouste S. Gulbenkian

Revue des Deux Mondes tome 105, 1890


LA
PENINSULE D'APCHERON
ET
LE PETROLE RUSSE

On ne redoute plus aujourd’hui l’épuisement prochain des gisemens de houille : quels que soient les besoins toujours croissans de l’industrie moderne, on sait qu’à défaut du charbon, qui d’ailleurs est encore loin de manquer, les hydrocarbures de toute espèce, les pétroles si abondans de Transcaucasie et d’Amérique pourraient aisément servir de combustible dans les diverses machines à vapeur. C’est le premier de ces pétroles que nous nous proposons d’étudier aujourd’hui. Les merveilles de la Mingrélie, de l’Iméréthie et de la Géorgie sont déjà connues en France par des ouvrages nombreux, dont l’étendue, sinon toujours l’exactitude, ne laisse presque rien à désirer ; mais, soit que les voyageurs, au sortir de ces régions pittoresques, aient reculé devant le désert du Moughan et les hauteurs désolées de la péninsule d’Apchéron, soit que l’industrie du pétrole, encore peu développée, n’ait pas attiré leur attention, on ne sait pas très bien encore dans quelles conditions cette industrie fonctionne à Bakou ; le détail est mal connu. Nous essaierons de combler cette lacune, ou plutôt de réunir les renseignemens que nous avons pris nous-même au cours de notre voyage. Nous voudrions inspirer à quelques ingénieurs français le projet d’aller enfin dans le pays du pétrole ; il leur serait facile d’améliorer, à bien des égards, le forage et l’exploitation des puits, ainsi que le raffinage du naphte ; ils étudieraient, ils trouveraient les moyens d’utiliser toutes les substances aujourd’hui jetées à la mer, et qu’on vend ailleurs au poids de l’or. Ce jour-là, la rivalité du pétrole de Bakou et du pétrole d’Amérique sur les marchés d’Europe ne serait plus qu’un souvenir.


I

Depuis une douzaine d’années, on va en chemin de fer de Batoum à Tiflis et à Bakou. Dans cette dernière ville, au sortir de la gare, un cocher tartare en costume national voulut bien nous conduire, voyageurs et bagages, au Grand-Hôtel de Bakou. J’essayais, avant de m’engager dans la ville, de me représenter par l’imagination les merveilles qui allaient frapper mes yeux : je voyais la vieille cité persane, les vestiges de la domination des shahs et des terribles khans tartares, les flammes éternelles et les guèbres adorateurs du feu ; la Tour de la Demoiselle, d’où fut précipitée, s’il faut en croire le récit de Dumas, la fille bien-aimée d’un khan ; enfin mille ruines, mille souvenirs, mille débris d’un passé, récent encore, puisque la restauration de Bakou ne date que d’hier, et pourtant déjà vénérable comme celui d’une ville sainte, de Jérusalem ou d’Olympie. Hélas ! quelle déception !

A deux pas de la Perse, à vingt-quatre heures de l’Asie centrale, je trouvais une ville moderne, avec des rues bien larges, bien aérées, bordées de maisons assez basses, comme dans toute la Russie, mais très commodes et très saines ; bref, entre Bakou et Pétersbourg ou Odessa, je n’apercevais d’abord aucune différence, et, dans mon désappointement, j’accusais le pic et la pioche du démolisseur, sans songer que la ville neuve s’est élevée à côté, non sur les décombres de l’ancienne. Mais bientôt l’odeur du pétrole me saisit aux narines et me fit souvenir que, si Bakou n’est plus la cité sainte des guèbres, elle n’est pas non plus une ville européenne. Dans ce pays d’huile minérale et d’industrie pétrolifère, on utilise jusqu’aux résidus des raffineries de naphte pour l’arrosage des rues. La terre prend bientôt la consistance de l’asphalte ; les rues, ainsi arrosées et pavées, n’ont jamais ni boue ni poussière, et quant à l’odeur du pétrole, on s’y habitue, paraît-il, assez rapidement.

Telle fut ma première impression sur une ville, dont les premières constructions comptent au plus quarante ans, et la plus grande partie vingt ans à peine d’existence. Le Grand-Hôtel, où je descendis, sans être aussi confortable que les grands hôtels de Paris ou de Londres, était cependant assez bien meublé, et je n’avais, en somme, à me plaindre ni du gîte, ni du couvert. La particularité la plus remarquable dans l’histoire de l’Apchéron, c’est qu’il fut le berceau d’une des plus vieilles religions du monde : c’est là qu’est né le culte du feu, le mazdéisme de Zoroastre. Les flammes qui sortent du sol brûleraient, suivant les fidèles, depuis le déluge et ne s’éteindront qu’à la fin du monde. Quoi qu’il en soit, il est certain que, depuis vingt-cinq ou trente siècles, l’Apchéron et ses flammes étaient célèbres chez les peuples de l’antiquité. Les sanctuaires du plateau de Sarachane ou Sourakhané étaient les lieux saints des adorateurs du feu : c’est là que les mages avaient dressé leurs autels, si fréquentés jusqu’au XIIe siècle de notre ère, c’est-à-dire jusqu’à la consommation de l’invasion musulmane.

Déjà, en 624, le mazdéisme avait reçu un coup terrible : l’empereur Héraclius, vainqueur des Perses dans les steppes du Moughan, envahit l’Apchéron, et, par représailles de la prise de Jérusalem, détruisit les temples du feu. Douze ans après, les Arabes entraient en Perse, et, dès lors, la décadence irrémédiable du mazdéisme commença. Pourtant, une partie des fidèles se réfugièrent dans l’île d’Ormuzd, et quelques autres s’enfuirent jusque dans l’Hindoustan, où ils firent de nombreux prosélytes. Ce ne furent pas les moins fervens, comme le prouve un récit parfaitement authentique de M. Ney : « En 1856, dit-il, M. Bourée étant ministre de France en Perse, le choléra éclata avec violence à Téhéran. Aussitôt, suivant l’usage, tous les Persans aisés abandonnèrent la ville et allèrent camper dans les plaines, à une distance de 25 ou 30 kilomètres. La légation française suivit naturellement cet exemple.

« Un soir, l’on vit arriver au « camp » français deux hommes portant le costume parsi, maigres, déguenillés, affreusement hâlés. On les interrogea. Ils racontèrent que, depuis trois ans, ils recherchaient, pour y faire leurs dévotions, le temple du Feu, qu’ils savaient se trouver près d’un grand lac. Ils avaient quitté Bombay pour faire ce pèlerinage. Longtemps ils avaient suivi la côte, puis ils s’étaient perdus dans le Thour, ou désert hindou ; ils avaient traversé le Béloutchistan, et maintenant ils erraient dans la Perse sans pouvoir trouver leur chemin. Cependant, ils avaient appris qu’à Téhéran ils trouveraient quelques-uns de leurs coreligionnaires, et ils espéraient en tirer des renseignemens… Notre ministre voulut les retenir quelques jours pour les interroger de nouveau : ils s’y refusèrent. Après quelques heures de repos, les deux guèbres reprirent leur bâton de voyage et disparurent bientôt dans la direction de la mer Caspienne, où ils avaient enfin la certitude de retrouver le temple si désiré de Bakou. »

Le temple de Sourakhané, à 15 kilomètres au nord-est de Bakou, fut, pendant près de trente siècles, la Jérusalem des guèbres, qui déployèrent constamment le plus grand zèle pour la défense de leur terre sainte. Après des alternatives nombreuses de succès et de revers, ils la virent saccagée en 1723 par Pierre le Grand ; ils la reprirent en 1735 ; mais en 1813, le traité de Gulistan l’abandonnait définitivement à la Russie. Ce fut le dernier coup ; les pèlerins disparurent peu à peu, le dernier mage s’éloigna lui-même vers 1850, et quand le tsar visita la Transcaucasie, en 1888, on dut faire venir des parsis de l’Inde pour lui donner une représentation des cérémonies mazdéistes. Le nom de guèbre subsiste encore ; l’origine en est inconnue, mais on l’a rapproché de l’arabe kébir (puissant), du phénicien kabara, du grec kabire. On sait que les dieux kabires ou infernaux étaient adorés avec une pompe extraordinaire, dans l’île volcanique de Samothrace et à Rome, en même temps qu’on célébrait les mystères mithriaques empruntés à la Perse.

Une autre raison de la célébrité de Bakou dans l’antiquité, c’était la situation de cette ville en face de l’embouchure de l’Oxus. L’Oxus, en effet, le moderne Amou-Daria, se jetait dans la Caspienne à l’époque de Strabon ; il devint tributaire de la mer d’Aral vers le VIe siècle, reprit son ancienne direction au XIVe, pour changer une dernière fois de lit deux siècles après. Tous les voyageurs s’accordent pour reconnaître dans les ruines qui bordent l’ancien parcours, les restes de villes nombreuses, autrefois florissantes, et comme frappées de mort par le brusque dessèchement du fleuve qui les alimentait ; la ville même de Bakou a beaucoup souffert de ces perturbations. Placée en face d’un rivage désormais stérile et inhabité, elle dépérissait lentement, et, sans l’industrie du pétrole, sans le chemin de fer de Samarkand, elle eût peut-être subi le sort des villes transcaspiennes.

L’étude de l’industrie pétrolifère demande une place à part ; nous rappellerons seulement ici l’antique célébrité du pétrole chez les Grecs de la légende et de l’histoire. Hérodote mentionne les sources de Zacynthe (aujourd’hui Zante), Pline celles d’Agrigente, en Sicile, Plutarque celles d’Ecbatane et de Babylone ; ils nommaient l’huile minérale πετρέλαιον (petrelaion), en latin petrolœum. Médée aurait enduit de pétrole la tunique de sa rivale Creuse pour la faire brûler au voisinage des flambeaux d’hyménée ; le centaure Nessus, on le sait, s’était ainsi vengé d’Hercule. Le feu grégeois, ce bitume liquide que l’eau ne pouvait éteindre, était sans doute du pétrole. Il est même étonnant que l’emploi de cette substance ne soit pas signalé plus tôt, puisque le grand Alexandre fit brûler devant lui un pauvre enfant enduit de pétrole et illuminer la ville de Babylone, le jour de son retour triomphal, par l’inflammation de deux ruisseaux de naphte disposés parallèlement le long des rues. Enfin les anciens employaient encore l’huile minérale pour guérir la gale des bêtes de somme.

Toutefois, il n’est pas question, avant le Xe siècle, des sources de l’Apchéron. Ce sont les Arabes qui ont, les premiers, parlé des sources de Baki (nom arabe de Bakou), et deux voyageurs contemporains l’un de l’autre, Ricold et Marco-Polo, disent expressément que le pétrole de Bakou faisait l’objet d’un commerce important avec le Ghilan, le Mazanderan et toute la Mésopotamie jusqu’à Bagdad. Mais c’est surtout du siècle dernier que date la célébrité du pétrole caucasien ; les voyageurs anglais à la recherche d’une route vers l’Inde parlent avec la plus grande admiration de l’exploitation, concentrée alors dans l’île sainte de Sviatoï, à l’extrémité de la presqu’île ; là, en effet, le liquide arrivait jusqu’au niveau de la mer, et le chargement des bateaux en était plus facile. L’île de Sviatoï ne donnait que du naphte noir, de consistance plus épaisse, réservé à l’éclairage et au chauffage ; on connaissait aussi le naphte blanc, plus léger et plus pur, fort utilisé en médecine et qu’on recueillait dans la presqu’île elle-même. « Les Russes, ajoute le voyageur Jonas Hanway (1754), le boivent comme liqueur et comme tonique ; il n’enivre jamais. C’est aussi, à l’usage interne, un excellent médicament contre la gravelle et les maladies vénériennes, si fréquentes dans le Caucase ; comme remède externe, il est fort employé contre le scorbut, la goutte, les crampes, etc. On doit, en ce cas, l’appliquer seulement sur les parties malades, car il pénètre instantanément dans le sang et cause de courtes, mais très vives douleurs. Il dégraisse fort bien les étoffes et serait d’un usage très fréquent, s’il ne laissait, après l’opération, une odeur abominable. Dans les Indes, on en tire un excellent vernis… » Voilà certes de bien nombreux emplois du naphte dès le milieu du XVIIIe siècle : aujourd’hui, la médecine l’utilise plus souvent encore et la chimie en a tiré les plus précieuses substances. Ajoutons, dès maintenant, qu’il n’y a du naphte noir au naphte blanc qu’une différence de qualité. Aujourd’hui, l’île de Sviatoï n’est plus exploitée, non plus que celle de Tcheleken et les sources transcaspiennes : les raffineurs de Bakou suffisent à peine aux richesses de l’Apchéron.

Les voyageurs anglais du XVIIIe siècle parlent encore avec le plus vif étonnement du profit que les indigènes savent tirer des émanations de gaz inflammables qui se produisent aussi dans cette étrange péninsule. Ce sont les mêmes carbures d’hydrogène adorés jadis par les guèbres de Zoroastre. A Sourakhané surtout, il suffit de creuser le sol avec le doigt pour déterminer une émanation de carbure inflammable au contact d’un charbon ou d’une allumette : la flamme, un peu pâle, est d’autant plus considérable que le trou est plus profond. Toute la cuisine indigène se faisait à ce feu : à cet effet, un coin de la maison était réservé pour creuser le sol, et, suivant les cas, on utilisait la chaleur ou la lumière de la flamme. L’appareil d’éclairage était un tube enfoncé dans le sol et qui pouvait être considéré comme un rudiment du bec de Bunsen. De nos jours encore, ces gaz servent au raffinage du pétrole et à la préparation industrielle de la chaux. Cette dernière opération est très simple : on creuse la terre à un mètre ou deux de profondeur, on recouvre le trou de pierres à chaux disposées de façon à laisser pénétrer l’air, et l’on enflamme le gaz ; les jets de flamme sont très puissans et peuvent atteindre, par un grand vent, jusqu’à trois ou quatre mètres de hauteur.

Il ne faut pas croire, comme on en serait peut-être tenté, que cette constitution du sol rende les incendies très nombreux et très dangereux : il est facile de se rendre maître du feu ainsi produit, d’autant plus que la chaleur dégagée est relativement faible ; les habitans sont d’ailleurs habitués à prendre quelques précautions qui suffisent pour écarter tous les risques.

Les Anglais continuaient toujours, surtout depuis la conquête de l’Hindoustan, à visiter le Caucase ; en 1S21, le voyageur Yule, explorateur du bassin de l’Oxus, évaluait à 4,000 tonnes la production annuelle des sources de Bakou ; en 1800, elle ne dépassait guère 1,500 ou 2,000 tonnes, quantité considérable si l’on songe à l’imperfection des procédés de distillation et des moyens de transport. En réalité, le naphte n’était pas distillé, mais physiquement épuré et séparé de l’eau de mer, dont la densité est plus grande. On faisait successivement passer dans plusieurs bassins le naphte brut ; l’eau de mer restait au fond, le naphte surnageait. On conçoit que les pertes dussent être énormes, et la rectification du liquide très lente. De plus, le naphte ainsi traité exhalait et communiquait aux vêtemens ou aux objets une odeur désagréable qui persistait fort longtemps.

L’importance de Bakou au point de vue du commerce avec la Perse fut de tout temps considérable ; aujourd’hui des bateaux à vapeur font plusieurs fois par semaine le service de Bakou à Enzeli, d’où les marchandises sont expédiées par Kazvin jusqu’à Téhéran. Les lettres mettent quatre jours pour aller de Téhéran à Kazvin, autant de Kazvin à Becht, et vingt-quatre heures de Recht à Bakou. Ce temps sera de beaucoup réduit par la construction du chemin de fer d’Adji-Kaboul à Téhéran, avec embranchement sur Becht ; le touriste aura la liberté de revenir en rejoignant à Askabad[1], au nord-est de la Perse, le chemin de fer transcaspien, dont la tête de ligne sur la Caspienne est Ouzoun-Ada. Quand la ligne d’Askabad à Téhéran sera construite, un billet circulaire permettra d’accomplir assez vite ce parcours, puisqu’il ne faut pas plus de vingt-quatre heures pour franchir la Caspienne et que le reste du parcours, d’Ouzoun-Ada à Bakou par Askabad, Téhéran, Kazvin et Adji-Kaboul, se fera en chemin de fer.

Des chemins de fer dans les steppes turkmènes et le royaume de Déjocès ! Quels beaux rêves pour l’avenir ! Mais ces rêves sont des projets, et cet avenir est tout prochain : avant la fin du siècle, Bakou aura retrouvé toute sa prospérité passée, assuré désormais d’être la métropole commerciale de l’Asie du centre, débarrassé de toute préoccupation relative au cours de tel fleuve du désert ; la voie ferrée solidement établie sur un sol ferme n’est pas sujette à ces fluctuations imprévues.

Mais, si le commerce profite de toutes ces voies nouvelles, la stratégie qui les a fait construire y trouve une utilité d’un tout autre genre. Pour nous, qui voulons éviter dans un simple récit de voyage toute discussion politique, nous rapporterons simplement les conclusions de M. Marvin, dont l’autorité dans toutes les questions militaires et politiques relatives à l’Asie centrale est incontestée en Angleterre. « C’est Bakou, dit-il, qui est la base de toutes les futures expéditions dans l’Asie centrale, c’est de là qu’on expédie les troupes et les munitions de guerre aux garnisons d’Akhal et de Merv. Krasnovodsk, sur la rive orientale de la Caspienne, marque simplement une étape de la route. C’est encore Bakou qui sera en temps de guerre le centre du ravitaillement.

Au point de vue commercial, puisque toutes les voies de trafic cherchent la mer et que la Caspienne est le débouché naturel des provinces du Syr-Daria, de l’Amou-Daria et du nord de la Perse, Bakou, on ne saurait trop le redire, est assuré du plus brillant avenir. Son port d’ailleurs, au fond d’une baie bien abritée contre les vents du nord et large de 9 kilomètres, est excellent de tous points. C’est Bakou qui tire du chemin de fer transcaucasien le profit le plus clair : la population, qui était de 12,000 habitans en 1870, de 15,000 en 1879, de 50,000 en 1883, atteint presque aujourd’hui le chiffre de 100,000, et s’accroît encore tous les jours ; le mouvement maritime est dès maintenant supérieur à celui d’Odessa et des ports russes de la Baltique. On a bien conscience de cette étonnante prospérité quand on parcourt les nouveaux quais du port, encombrés de marchandises, couverts de pontons de plus en plus nombreux pour le déchargement des vaisseaux ; on sent que cette richesse est solide, et que cette abondance présage une abondance plus grande encore ; on comprend surtout que Bakou est l’emporium de l’Asie, quand on heurte à chaque pas les laines et les soies grèges du Khorassan, les tapis persans et turkmènes, les magnifiques soieries de Khokand et de Samarkand, et les plantes tinctoriales de toute espèce, grains jaunes, indigo, noix de galles, sans parler du célèbre opium de Sebzavas. Sans doute, Bakou a souffert comme Batoum de l’ukase qui abolissait la liberté du transit ; mais l’Asie a besoin de Bakou ; la ville n’a pas à craindre une Trébizonde rivale, et depuis longtemps, le terrain perdu est regagné.

Tout est donc pour le mieux : le passé est encourageant, le présent superbe, l’avenir éblouissant ; seulement, comme il n’y a pas de ciel sans nuage, la prospérité de Bakou a soulevé d’effroyables et fort redoutables jalousies. Avec un accord qui les honore, et qui fait un peu trembler les négocians russes, les Anglais sont partis en guerre avec leurs capitaux, pour organiser la conquête financière de la Perse. Tandis que les Français détournent leur attention de l’Asie centrale, sous le détestable prétexte qu’ils n’y ont aucun intérêt politique, leurs voisins d’outre-Manche multiplient les entreprises commerciales, les grands travaux d’utilité publique, les constructions de routes et de canaux ; ils ont le monopole de la navigation du Caroun, tributaire du Chat-el-Arab, c’est-à-dire du commerce d’Ispahan ; ils organisent l’Imperial Bank of Persia, qui étend ses ramifications dans la Perse entière ; ils se fortifient en un mot sur le littoral de la mer d’Oman et le golfe Persique pour marcher avec une sécurité complète et une rapidité croissante à la conquête de la Caspienne par le Mazanderan. Sait-on que le gouvernement français, bien loin d’encourager ses nationaux à l’imitation de ces exemples, a supprimé le consulat de Bakou sous prétexte d’économies budgétaires ? Que peuvent faire maintenant les négocians français de Transcaucasie, privés de toute protection ?

Napoléon, dont on connaît l’activité prodigieuse et le vaste génie, ne bornait pas à l’Europe ses projets de domination ; l’idée d’une expédition contre les Indes anglaises le hanta toute sa vie. En 1807, au milieu des soucis de la campagne de Pologne et de Prusse, il envoya en Perse une mission diplomatique et militaire à la tête de laquelle il plaça le général Gardane.

Plus ambitieux que Napoléon lui-même, M. Marvin se demande pourquoi les Anglais ne participeraient pas au transport du pétrole et à la navigation de la Caspienne, qui est actuellement entre les mains de particuliers ou de la compagnie russe « Caucase et Mercure. » Les Anglais furent les premiers explorateurs de la Caspienne ; donc ils devraient aujourd’hui en accaparer les richesses. Conclusion bizarre, à coup sûr, mais éminemment britannique. Elle est plus sage peut-être que la modération et la négligence des Français, trop désintéressés dans une question si importante pour leur influence, leur puissance et leur bien-être. D’ailleurs, M. Marvin a bien d’autres soucis : la flottille de guerre mouillée dans le port de Bakou pourrait en vingt-quatre heures débarquer sans bruit des régimens entiers dans le Mazanderan sur la route du golfe Persique : « C’est, dit-il, l’imbécillité persistante (persistent imbecility) des diplomates anglais que de supposer la Perse capable de résistance ; » une armée la traverserait sans peine et sans obstacle : que sera-ce dans quelques années avec les progrès de la russification du Caucase, quand Adji-Kaboul et Erivan seront aussi russes que Kiev et Kalouga, quand le chemin de fer russe projeté par M. Yogel reliera la Caspienne au golfe Persique ? Ce chemin de fer de 1,100 ou 1,200 kilomètres, plus court que la route des caravanes de Recht à Buchire (1,600 kilomètres), suivrait à partir d’Erivan la vallée de l’Araxe pour gagner vers le sud un port dans le Lenkoran : dès lors l’influence russe envelopperait la Caspienne de tous les côtés. M. Marvin ajoute que l’indépendance de la Perse est extrêmement menacée par les convoitises russes, car le gouvernement persan assiste impassible à l’agonie politique de la Perse, dont les 7 millions d’habitans disséminés dans les montagnes et les déserts ne manifestent ni vitalité nationale, ni amour de la liberté.

En attendant, la Russie accapare sans fracas, mais rapidement, tout le commerce de la Perse ; les négocians russes ne peuvent lutter encore avec leurs concurrens allemands, autrichiens et français, et pourtant le jour n’est pas loin peut-être où ces concurrens, si longtemps invincibles, sentiront le terrain se dérober brusquement sous leurs pieds. La Perse exporte en Russie la plus grande partie de ses produits ; la valeur des marchandises persanes qui figurent chaque année à la foire de Nijni-Novgorod est évaluée à 15 millions.

C’est le Volga et les canaux de navigation interfluviale qui favorisent à ce point les transactions commerciales entre Russes et Persans ; les bateaux vont de Recht à Pétersbourg par la Caspienne, le Volga jusqu’à Rybinsk, et les canaux de Rybinsk à la Neva, capables de supporter des bateaux de 400 à 500 tonnes. L’importance extrême de cette route fluviale est indiscutable : le mouvement annuel de la navigation sur le Volga est de 11 millions de tonnes ; il atteint son maximum à l’époque de la foire de Nijni-Novgorod, dont la célébrité est universelle. Aussi M. Marvin, dans un accès de mélancolie farouche, prédit-il à ses compatriotes de l’Inde le sort qui dès aujourd’hui menace les Persans, fils dégénérés des anciens guèbres. Il considère ces 150,000 Anglais (non compris les femmes et les enfans) comme des passagers campés, non établis, sur une terre étrangère, éloignée de la métropole et menacée par un formidable voisin auquel on ne peut rendre menaces pour menacés. Il croit vivre déjà au temps où cinq ou six comptoirs représenteront les vestiges de l’empire anglais effondré, comme Pondichéry et Karikal rappellent au voyageur les succès de Dupleix, tandis que Merv, devenue un autre Bakou avec une population de 500,000 âmes, reliera étroitement l’Hindoustan « russifié » aux Russies d’Europe et d’Asie !


II.

Bakou, cette cité future qu’entrevoient les craintes des ennemis de la grandeur russe, a déjà commencé de sortir de terre. La ville neuve s’est élevée à côté de l’ancienne cité persane ; et, en effet, les nouvelles constructions étaient d’abord à quelque distance des vieux quartiers, mais elles se sont rapidement étendues jusqu’au pied de la colline qui sert de base au Bakou des siècles précédons, puis elles ont envahi peu à peu les pentes mêmes de la colline, qu’elles ont couvertes de tous les côtés. Aujourd’hui, les murailles énormes et les portes colossales qui défendaient encore les monumens persans ont été détruites ; aucun obstacle n’arrêtera désormais l’invasion de la civilisation européenne, et bientôt le vieux palais des khans, la tour de la Demoiselle, la mosquée de Fatma, tout cela tombera, tout cela disparaîtra, pour faire place à des rues banales, à des maisons de style européen, c’est-à-dire sans caractère artistique, à ces maisons uniformément hautes, saines et confortables, mais auxquelles ne se rattache aucun souvenir, aucune tradition glorieuse, maisons sans passé et sans avenir. Il était bien beau, pourtant, ce palais du khan Hali-ben-Brahim, qui en fit, au XVe siècle, une magnifique résidence en même temps qu’un redoutable château-fort. Hardiment dressé sur le rocher, il soutint longtemps les assauts des ennemis ; puis il tomba, et, avec lui, l’empire dont il était le rempart. Vers 1650, Shah-Abbas II fit élever sur ses ruines le palais qui subsiste encore et qui fait aujourd’hui l’admiration des voyageurs ; Chardin s’extasiait déjà devant ces sculptures qui font songer aux merveilles du style flamboyant, devant cette grande porte ogivale par laquelle on entre dans le « divan, » disposé en forme de kiosque avec des arcades ogivales et une superbe coupole persane ; seulement, pour admirer en paix ces incomparables chefs-d’œuvre, il est bon de fermer l’oreille aux récits du guide et de ne pas regarder la dalle placée au milieu du kiosque. Les plus sceptiques visiteurs ne peuvent s’empêcher de frémir en apprenant qu’ils se trouvent là dans la salle où les khans tartares et persans rendaient la justice. La justice des Tartares ! on cherche instinctivement des yeux la hache et le billot ; il reste du moins, sous la dalle du milieu, le puits où l’on jetait les corps des suppliciés ; ce puits communiquait, dit-on, avec la mer : on y lançait la tête, puis le tronc ensanglanté, et justice était faite.

Les anciennes mosquées sont beaucoup moins intéressantes : signalons pourtant celle de Sainte-Fatma, qui peut rendre fécondes, paraît-il, les femmes stériles, et leur donner à volonté des enfans de l’un ou de l’autre sexe. Les lieux de pèlerinage analogues à celui-ci ne sont pas rares dans le Caucase : mahométanes et chrétiennes, suivant Bayern, demandent aux saints des enfans, et surtout des enfans mâles, qui sont plus estimés. La source ou le sanctuaire le plus célèbre est celui de saint Jacob, sur l’Ararat ; on vante aussi les sources du Kour, dans le district d’Akhaltzik, et certains rochers de l’Alagöz, auprès desquels les femmes vont se prosterner en prenant les attitudes les plus singulières. Pour rappeler à la sainte ou au saint la prière qu’on lui a faite, on plante en terre de petits bâtons, entourés de morceaux de papier ou de lambeaux de linge, de façon à figurer grossièrement un berceau ; un de ces berceaux, recueillis par Bayern, est exposé dans le musée de Tiflis.

La tour de la Demoiselle était probablement un simple observatoire : c’est Alexandre Dumas qui s’est donné la satisfaction de mystifier une fois de plus ses lecteurs avec cette histoire d’une princesse qui fait construire une tour très élevée, et cela sans autre but que de se jeter du haut en bas. Après tout, le séjour de Bakou ne devait pas être fort amusant pour elle : aujourd’hui encore, on n’y trouve ni théâtre, ni concerts, ni verdure, ni eau, ni même la terre végétale, qui n’est refusée qu’au désert. Pour établir dans la ville un parc grand comme un mouchoir de poche, il a fallu apporter la terre d’Astrakan. D’ailleurs, il ne pleut presque pas à Bakou, et le niveau pluvial annuel atteint tout au plus 0m,25 : l’évaporation de la Caspienne se porte tout entière sur les sommets du Daghestan. L’eau est tellement rare, même pour les besoins domestiques, qu’on a proposé sérieusement de la faire venir d’Astrakan dans les caisses qui portent à l’embouchure du Volga le pétrole de Bakou.

N’ayant plus rien à visiter dans la ville, si ce n’est les raffineries dont j’aurai l’occasion de reparler, je la quittais deux jours après mon arrivée pour explorer l’Apchéron. MM. Zovianof frères, dont la manufacture à Batoum fabrique plus de 4,000 caisses par jour, avaient gracieusement mis à ma disposition un phaéton ; de plus, ils m’avaient donné deux compagnons de voyage : l’un pour me guider, l’autre pour nous défendre au besoin dans la partie nocturne du voyage.

Quand il fait beau, que la chaleur est supportable et le vent suffisamment doux, le voyage est assez agréable, même pour l’Européen habitué à la verdure et aux paysages gais. Là, en effet, le sol est uniformément gris ou blanc, moitié sable et moitié sel ; à l’horizon, les cheminées d’usine disparaissent peu à peu ; sur la route, de loin en loin, sont disséminés quelques villages persans, Meschedi-Egna, Khiyla, dont les tapis sont justement célèbres dans tout l’Orient, et quelques autres encore, où survivent toutes les habitudes et les traditions du Khorassan ; les femmes travaillent, les hommes ne font rien et laissent aux Tartares l’ouvrage des raffineries, pour bavarder toute la sainte journée ou pour écouter ces vieux contes dont nous avons des échantillons dans les Mille et une nuits.

Par le plus malaisé des chemins, tour à tour rocailleux et sablonneux, tantôt d’une sécheresse désolante, tantôt imprégné de naphte et de pétrole, nous arrivons dans la fameuse plaine du Feu (Atechga) ou de Sourakhané ; aussi stérile que le reste de la région, elle a pour elle les immortels souvenirs du mazdéisme, et ses sources de pétrole, et ses flammes naturelles, à la fois si belles au milieu des ombres de la nuit et si utiles à l’exploitation des richesses du sol. Aujourd’hui encore, le seul spectacle des « fours à chaux, » pendant la nuit, fait éprouver au voyageur une émotion profonde : qu’on essaie donc de se représenter l’enthousiasme religieux des premiers colons du Caucase, leur admiration, leur frayeur, leur sublime acte de foi en la toute-puissance de l’Être suprême, qu’ils adoraient dans ces grandioses manifestations de son existence ! Si le chimiste moderne s’extasie, quelles n’étaient pas la vénération et la terreur des contemporains d’Homère ! Aussi le temple du Feu s’éleva-t-il dans cette plaine où vinrent en foule, pendant des siècles et des siècles, les sectateurs de Zoroastre. Hélas ! que diraient-ils de nos jours en voyant les flammes sacrées employées à l’éclairage d’une usine à pétrole, et leur temple, trois fois saint, dissimulé et enfermé dans l’enceinte même de l’usine ?

Jusqu’ici, du moins, la distillerie de Kokerof n’avait pas empiété sur les murs du temple ; mais, tout petit qu’est le sanctuaire, on l’a trouvé gênant, et la démolition en est décidée ; peut-être, à cette heure, le projet est-il exécuté. Lorsqu’il me fut permis de visiter ce monument si respectable, on me fit d’abord franchir un étroit corridor, et bientôt je pénétrais dans une cour d’aspect bizarre : au milieu s’élève un dôme supporté par les chapiteaux de quatre colonnes rectangulaires, dont les cavités intérieures livraient passage au gaz inflammable. On avait ainsi quatre flambeaux naturels. Sur l’une des quatre faces est fixé un trident en fer ; les autres sont couvertes d’inscriptions hindoues. Enfin, les quatre colonnes sont réunies par des arches. Quatre marches permettent l’accès du sanctuaire, au milieu duquel est creusé un réceptacle de forme carrée. Tout autour de la cour se trouvent de petites chambres parfaitement semblables : un dôme, en guise de toit, au centre duquel est suspendue une cloche ; un mur transversal de deux pieds ; en-deçà du mur, un espace accessible au pèlerin ; au-delà, sur la droite, une sorte d’autel formé par trois marches en maçonnerie couvertes d’inscriptions ; et, en guise de candélabres, le feu naturel de la terre. L’ensemble de l’édifice porte très nettement le caractère de l’architecture hindoue ; on l’avait réparé lors du passage du tsar, qui vit célébrer l’ancien culte par des prêtres parsis, venus de l’Inde. Il est regrettable que les mages aient commencé, dès le siècle dernier, à introduire dans leur temple de ridicules gravures coloriées venues d’Europe et aussi religieusement honorées par les fidèles que les éternelles flammes de Zoroastre : si le dieu n’y perdait rien, le touriste ne peut s’empêcher d’être surpris et choqué.

Sourakhané n’a pas seulement perdu sa célébrité vingt fois séculaire auprès des guèbres ; sa prospérité industrielle est elle-même en train de décroître, battue en brèche par celle de Balakhané, et la raffinerie de Kokerof reste la dernière usine du pays dont elle fut aussi la première. Le village persan de Bulbulé et quelques étangs naturels de naphte séparent seuls les deux plaines rivales, et nous arrivons bientôt au centre le plus important de la production pétrolifère du Caucase.

La fécondité de Balakhané est unique au monde ; depuis 1833, la production annuelle s’est élevée de 10,000 tonnes à 2,700,000, en suivant toujours une progression croissante, tandis qu’en Pensylvanie elle demeure stationnaire ; d’ailleurs, toutes les sources de l’Union sont exploitées sur une étendue de 1 million de kilomètres carrés. Au Caucase, au contraire, la péninsule d’Apchéron comprend à peine 2,000 kilomètres carrés[2] et donne presque la moitié de la quantité produite annuellement par l’Amérique. Que sera-ce, avec un outillage plus perfectionné, quand l’industrie pétrolifère s’étendra sur les 500,000 kilomètres carrés du Turkestan, sur le Moughan et le Daghestan, plus vastes que la France, sur le Kouban, la Crimée et la chaîne entière du Caucase ? A Balakhané, les puits jaillissans sont d’une abondance telle que plusieurs ont donné, en quelques jours, plus de 16 millions de kilogrammes de naphte brut ; les jets de pétrole s’élèvent jusqu’à 80 ou 90 mètres de hauteur ; moi-même j’ai été baigné des pieds à la tête par une pluie de naphte, heureusement aussi inoffensive qu’elle était fine et serrée.

De Balakhané, le centre de l’exploitation du naphte brut s’étend graduellement vers le plateau de Sabountchi ; de nos jours, Sabountchi lui-même est dépassé par la production du cap Baïlof, qui a l’avantage d’être au bord de la mer (4 kilomètres de Bakou), tandis que Balakhané est à peu près à 50 mètres d’altitude. Ainsi la presqu’île tout entière est exploitée, ou du moins elle l’est dans toutes les directions : Balakhané au nord, Baïlof dans le sud. J’ai vu un puits, à Baïlof, qui avait lancé par jour des millions de pouds (1 poud = 16 kilogrammes), et qui en lançait encore de 200,000 à 300,000 ; les habitans, plus effrayés encore qu’émerveillés, redoutaient une inondation d’un nouveau genre, et surtout un incendie qui dévorerait en quelques jours toutes ces richesses et les richesses des sources voisines. Cette catastrophe arriva en effet quelques mois après. M. Taghief, le propriétaire de ce puits unique dans les annales de la science, a vu le jet atteindre une hauteur de 250 pieds, et le sable projeté venait tomber jusque dans les rues de Bakou. Malheureusement, pendant les dix-huit mois d’existence du puits, la plus grande partie du pétrole fut inutilement perdue. Après le puits de Droojba, qui semble incomparable (1883), le puits de Taghief a surpassé toute attente : qui sait ce que l’avenir réserve encore à cette étrange langue de terre ?

On pense bien que les propriétaires ne désirent nullement avoir beaucoup de puits semblables : le naphte ne peut être recueilli et se perd dans la Caspienne ; celui qui reste exposé à l’air devient bientôt impropre à l’éclairage, sinon au chauffage ; et, en définitive, tout puits dont le jet n’est pas régularisé demeure improductif. On a bien essayé de construire des appareils régulateurs : ainsi, on élève au-dessus du puits en construction des vichkas, espèces d’échafaudages avec une tour pyramidale qui facilite le jeu des instrumens de forage et peut arrêter les jets ordinaires à 20 ou 30 mètres de hauteur. Qu’on se figure une cheminée sortant du toit d’une vaste chambre longue de 20 à 25 mètres, large de 7 ; le toit a 15 mètres de longueur, et le sommet de la cheminée présente une surface de 6 mètres sur 4 ou 5. Quelquefois on supprime la chambre, dont la principale utilité consiste à permettre d’établir commodément les tuyaux d’exploitation quand le jet devient régulier. Malgré ces précautions, la force du jet, le choc des hydrocarbures solides contre la cheminée, la violence inégale et la brusque impétuosité du sable et des gaz détruisent souvent tous les travaux. On m’a montré à Balakhané deux plaques de fer de 10 centimètres d’épaisseur, que la friction du sable projeté avait perforées en très peu de temps. Les gaz qui se dégagent tout d’abord sont des hydrocarbures tels que le gaz des marais (C2H4), l’éthane (C2H6), le propane (C2H8), dont le sifflement s’entend de très loin, et qui forment avec l’oxygène de l’air des mélanges détonans fort dangereux.

Il est à remarquer que les dégagemens gazeux et les jets liquides sont plus violens au printemps, parce que l’exploitation se ralentit en hiver à cause de l’interruption de la navigation fluviale ; pour ne pas laisser perdre le pétrole à cette époque de repos forcé, les propriétaires ferment souvent l’orifice de leurs puits avec des plaques de fer très épaisses, nommées kalpaks[3] (terme tartare qui signifie « chapeaux »), et des tuyaux solides qui laissent échapper le liquide à volonté. Cependant on entend sortir de la terre des bruits sourds et prolongés, quelquefois un fracas terrible comme celui de la foudre ; c’est alors que les appareils régulateurs sont ébranlés, soulevés et même projetés avec violence, tandis que le sol s’affaisse par endroits jusqu’à fermer précisément le puits, auteur de ce désordre.

Tant de leçons ne vont pas sans porter quelques fruits, et pourtant l’outillage est encore loin d’avoir atteint la perfection de l’outillage américain. Les procédés d’exploitation en général laissent fort à désirer encore ; les tuyaux des raffineries sont mal établis, et le naphte est en partie perdu. M. Marvin cite le cas extraordinaire d’un propriétaire déclaré en faillite à Bakou, tandis que son puits lançait par jour des millions de kilogrammes de naphte ; la vérité, c’est qu’il y en avait trop pour qu’on pût en recueillir une goutte, et voilà comment un puits qui serait une fortune en Amérique est une cause de ruine dans l’Apchéron. La presse russe a souvent protesté contre le maintien d’un système qui fait perdre en moyenne la moitié du pétrole découvert, et gaspiller la richesse nationale. MM. Nobel frères, d’origine suédoise, sont à peu près les seuls qui ne soient pas trop en retard sur les industriels de l’Union. D’autre part, la discorde règne en maîtresse parmi les propriétaires, et il n’est pas rare d’en voir qui font incendier les puits de leurs voisins et détruire leur matériel. Espérons que le temps, qui a déjà plusieurs fois arrangé les choses, fera peu à peu disparaître toutes ces ombres, et que bientôt le pétrole du Caucase triomphera, comme il le mérite, de tous ses concurrens d’Asie et de Pensylvanie.

Voici maintenant l’histoire de quelques-uns des puits célèbres de Bakou : en juillet 1873, un ingénieur allemand, décidé à pousser plus avant le forage d’un puits de Balakhané qui semblait épuisé, perdait, à 90 mètres, toute trace de naphte ; il restait seulement un dégagement considérable de gaz. A 100 mètres, on rencontra un lit de rochers très résistans, mais heureusement peu épais, et, au-delà, un seul homme suffisait pour continuer le travail. Comme on retirait momentanément le trépan pour l’examiner, un faible jet de naphte suivit, puis un violent courant de gaz, accompagné d’explosions souterraines et de trépidations du sol, enfin un nouveau jet de naphte. L’ingénieur fit appliquer sur le puits un kalpak de quelques centimètres : or, la même nuit, le naphte jaillit avec une violence extraordinaire, le kalpak fut brisé et projeté au loin ainsi que la cheminée, et l’on vit s’élever une énorme colonne brunâtre dont le débit atteignit près de 2,800 hectolitres en vingt-quatre heures ; l’éruption dura trente jours sans pouvoir être maîtrisée, et tout le liquide fut perdu. On fit à ce sujet une remarque souvent renouvelée depuis : c’est que le poids spécifique du naphte est en raison inverse de la force du jet.

En 1877, les frères Orbelovi avaient un puits de 66 mètres, dont le diamètre à l’orifice était d’environ 27 centimètres ; ils le firent couvrir d’un kalpak très lourd et très solide ; mais le liquide jaillit avec tant de force que, ne pouvant sortir par l’orifice, il éventra les parois et remplit en une demi-heure un réservoir de 2,000 hectolitres, pour se répandre ensuite dans la campagne. La production journalière en fut estimée à 50,000 hectolitres, et, au total, près de 2 millions d’hectolitres se perdirent dans les sables. Aussi a-t-on pris l’habitude d’entourer de constructions en maçonnerie l’orifice des puits jusqu’à une certaine profondeur, pour empêcher le renouvellement d’un accident pareil.

Il arrive souvent qu’un puits jaillissant devient, au bout de plusieurs mois, un puits ordinaire : ce fut, en 1877, le cas du puits de 110 mètres qui appartenait aux frères Mirzoïef, et qui, après avoir lancé près de 4,000 hectolitres par jour, finit par donner régulièrement du pétrole pendant près de sept ans. De même encore, en 1879, la compagnie Caspienne achetait de M. Menatzakanof un puits qui avait produit par jour près de 27,000 hectolitres, pour la modeste somme de 2,000 francs, et ce puits ralentit sa production au bout de quatre mois seulement ; la même compagnie avait eu l’année précédente un puits qui lançait par jour 8,000 hectolitres. Ces puits jaillissans sont toujours très désavantageux ; le pétrole se perd ou se vend à bas prix, quelquefois à 1 franc la tonne, et les voisins réclament souvent des indemnités pour les dégâts causés.

Aucun accident de ce genre n’arrive aux États-Unis ; d’abord, parce que les sources y sont beaucoup moins abondantes, — on sait que le Droojba lançait en un jour autant de pétrole qu’on en recueille en vingt-quatre heures dans les 25,000 puits de l’Union ; — et aussi, parce que l’exploitation américaine est admirablement organisée. Là, pas une goutte de liquide n’est perdue ; les gaz hydrocarbonés sont employés à la métallurgie, tandis que les 100,000 mètres cubes de gaz qui se dégagent chaque jour des 500 puits de Bakou sont perdus et s’échappent librement dans l’atmosphère. En Amérique, chaque propriétaire dispose d’immenses réservoirs, et le surplus de son pétrole peut être emmagasiné provisoirement dans des réservoirs plus grands encore, construits par des sociétés. Les tuyaux qui font communiquer les puits avec les réservoirs communs s’appellent pipe lines, et les compagnies concessionnaires sont l’United pipe lines C° et la Tide water pipe line C°. Quand un propriétaire a rempli son réservoir, il fait venir un agent de la compagnie, qui constate le volume du liquide à emmagasiner et, après avoir délivré un certificat, laisse couler dans le réservoir commun la quantité marquée. Le certificat donne le droit au porteur de réclamer la quantité marquée, moyennant une redevance pour les frais d’emmagasinage. Ce sont ces certificats qui sont vendus sur le marché de New-York et donnent lieu à une spéculation qu’on peut à peine se figurer, puisque assez souvent, en une « Bourse, » on traite de 30 à 40 millions d’hectolitres. De cette façon, le propriétaire n’est jamais encombré de son pétrole, et ne cherche jamais, comme celui de Bakou, à s’en débarrasser à tout prix. On cite, dans l’Apchéron, l’histoire de MM. Orbelovi frères, qui, en 1881, possédaient un puits de 160 mètres de profondeur et de 30 centimètres de diamètre dont le forage avait duré plusieurs années. En une semaine, le puits vomit un jet de 180,000 hectolitres : le spectacle était magnifique, mais on n’a que faire d’émotions de ce genre dans l’industrie pétrolifère. Les voisins menacés d’inondation et d’incendie se plaignirent, et, comme le puits ne pouvait être exploité, MM. Orbelovi se décidèrent à l’incendier. Il est triste de reconnaître que c’était le parti le plus sage. Un autre danger consiste dans la pluie de pierres qui se produit quelquefois pendant les trois ou quatre heures qui suivent l’achèvement du forage ; celles de ces pierres qui ne sont pas projetées au dehors obstruent l’orifice du puits, et le forage est à recommencer.

MM. Nobel frères ont eu plusieurs puits jaillissans dignes à tous égards de figurer à côté de ceux que nous citions tout à l’heure ; il faut, d’ailleurs, reconnaître qu’ils exploitent très habilement leurs puits ; M. Marvin estimait à 35 millions la valeur du pétrole qui jaillit en 1883 du fameux Droojba, le plus abondant après celui de Taghief, et dont une partie fut perdue. C’est pour diminuer l’importance de ces pertes que M. Marvin réclame l’intervention de l’État, et propose de mettre tous les puits jaillissans sous son contrôle ; dans sa pensée, cette intervention ne serait que temporaire, et cesserait dès l’instant où des industriels, comme MM. Nobel frères, seraient capables de s’en passer sans inconvéniens.

Pour tout ce qui concerne les puits jaillissans, nous renvoyons aux célèbres travaux du professeur russe Guelishambarof et de M. Marvin dans son livre sur la région of the Eternal Fire. Il est temps pour nous d’arriver aux puits ordinaires, moins beaux à voir, sans doute, mais de meilleur rapport que les sources jaillissantes. On ne les exploite pas avec des pompes comme aux États-Unis, à cause de la composition sablonneuse du terrain ; on se contente d’employer des tuyaux suspendus à de longs câbles mus par la vapeur ; la capacité moyenne de ces tuyaux est de 300 à 400 kilogrammes de naphte. Les puits ordinaires durent beaucoup plus longtemps que les autres, et leur production est énorme, puisqu’on en retire par jour près de 100,000 kilogrammes.

Certains puits donnent en même temps de l’eau salée ; d’autres ne donnent même que de l’eau salée et de la fange ; tous les Irais de forage sont alors perdus. Les traces de naphte que l’on trouve en creusant les puits sont quelquefois trompeuses ; ou bien encore on a vu l’entrepreneur, découragé de n’aboutir à aucune découverte d’huile, céder à vil prix le puits creusé, et l’acheteur rencontrer quelques mètres plus bas une source abondante : c’est le cas du puits de Baïlof, dont le premier propriétaire se tua de désespoir en apprenant la chance de son successeur. C’est ainsi que des aventures analogues à celles dont les habitués de Monaco sont si fréquemment témoins peuvent se reproduire dans le plus aride et le moins enchanteur des pays : l’or n’a pas d’odeur, même dans la péninsule d’Apchéron, dans la région bénie du pétrole ! Entre les puits jaillissans et les puits ordinaires se placent les puits à jets intermittens ; le principe en est le même que celui des fontaines intermittentes, et les changemens se succèdent à de très brefs intervalles. Enfin, on a reconnu dans la baie de Baïlof l’existence de deux sources sous-marines, très voisines l’une de l’autre ; elles manifestent leur présence par un faible bouillonnement. L’exploitation en serait probablement difficile et n’a pas été tentée ; elles ne servent guère, comme d’ailleurs les résidus et les débris des raffineries, comme le naphte projeté par les puits jaillissans en trop grande abondance pour être recueilli, qu’à illuminer la nuit la surface de la Caspienne grâce à la présence des gaz inflammables qui s’en dégagent. C’est un magnifique spectacle que celui des gerbes de flamme qui sillonnent la surface des eaux, gigantesque feu d’artifice que Zoroastre eût adoré, que l’industrie future utilisera peut-être et accaparera comme tout le reste.

Il nous reste à ajouter sur le forage et l’établissement des puits quelques détails techniques dont j’ai presque toujours vérifié de mes propres yeux l’exactitude. La profondeur des puits est très variable, et il est à peu près prouvé que les différentes sources de pétrole sont tout à fait indépendantes : ainsi, on creuse 300 mètres à côté d’un puits jaillissant, et l’on ne trouve rien ; un peu plus loin, 200 mètres suffisent pour amener la découverte d’une source. Le maximum de profondeur est à Balakhané de 360 mètres et le minimum de 60[4] ; ce minimum dépasse le maximum d’il y a quinze ans, et l’on en conclut que les réservoirs supérieurs sont épuisés : conclusion juste, mais nullement inquiétante, puisque la profondeur moyenne aux États-Unis est de 500 ou 600 mètres. Au cap Baïlof, dont l’exploitation est plus récente, les puits sont aussi moins profonds. Il est remarquable que la température d’un liquide puisé à de pareilles profondeurs ne soit pas sensiblement supérieure à celle de l’atmosphère[5] ; il faut voir dans ce phénomène l’influence réfrigérante de l’évaporation des gaz emprisonnés dans la masse liquide.

Pour creuser un puits, on commence par enlever la terre jusqu’à une profondeur de 10 mètres, sur un diamètre de 3 ou 4 : ces 10 mètres de parois seront fortifiés par des travaux en maçonnerie. Le reste du forage se fait à l’aide d’une grande tarière à vapeur que l’on allonge peu à peu ; à mesure que le puits se creuse, on consolide les parois en introduisant dans le puits des tubes métalliques longs de 20 pieds et de section carrée ; le long cylindre formé par cette série de tubes constitue en somme le puits lui-même, en assure le fonctionnement en prévenant les éboulemens de terre et l’obstruction de l’ouverture, et peut jusqu’à un certain point sauver de la destruction complète les puits jaillissans. Le diamètre des tubes, qui est d’abord de 0m,30 à 0m,40, se rétrécit peu à peu, de façon que, les premiers une fois posés, on puisse y faire passer les autres sans difficulté. Il est absolument nécessaire de placer un nouveau tube dès qu’on est arrivé à une profondeur suffisante ; c’est le seul moyen de prévenir les effondremens. Quant à la tarière, elle est toujours en fer ; on n’a pas besoin, comme aux États-Unis où l’on rencontre des nappes d’eau, de l’alléger, ou plutôt d’en diminuer la densité par l’addition de barres en bois ; et, pour l’allonger, il suffit, sans la retirer du puits, de l’amener à l’orifice. La forme de la tarière varie suivant la nature des terrains ; on y adjoint assez souvent dans les terrains sablonneux une pompe destinée à retirer le sable à mesure que la tarière s’enfonce ; le forage lui-même se fait très simplement : on soulève de 4 ou 5 mètres la tarière et on la laisse lourdement retomber. On recommence deux ou trois fois, puis on retire les « débris » du forage et ainsi de suite.

Le prix ordinaire du forage d’un puits varie de 18,000 à 30,000 roubles (60,000 à 80,000 francs au cours moyen.) Dans la pratique, le prix augmente de 10 roubles par chaque forage de 5 sagènes (5 sag. = 10m,65) au-delà de 100 sagènes : par exemple, si la sagène coûte 140 roubles de la 100e à la 105e, elle en coûtera 150 de la 105e à la 110e, etc. On met près de six mois pour un forage de 250 à 300 mètres, avec une machine de quatorze chevaux anglais, et une tarière de 800 à 900 kilogrammes. La dynamite n’est pas encore employée, comme en Amérique, pour renouveler les puits une fois taris ; c’est le colonel américain Roberts qui en eut le premier l’idée en 1862 pour désagréger les parois de rochers interposées entre l’ancienne source et les nouvelles et éviter ainsi un nouveau forage ; l’expérience définitive eut lieu en 1866 avec un succès complet ; elle dissipa les craintes de ceux qui redoutaient un effondrement, et l’on crut voir, suivant les expressions du Taylor’s Handbook of petrole de 1884, « se renouveler le miracle de Moïse au rocher d’Horeb. » On détermine l’explosion par la chute d’un lingot de fer de 6 à 7 kilogrammes ; plusieurs minutes après, un bruit sourd arrive à la surface de la terre, en même temps qu’un jet de liquide mêlé de fragmens de roc. C’est ainsi que fut renouvelé le plus abondant des puits d’Amérique, le puits n° 2 de la compagnie Semple, Boyd et Armstrong dans le district de Thorn Creek. On vit successivement jaillir avec violence une colonne d’eau, un torrent de boue et de glycérine brûlée dont la couleur s’éclaircit peu à peu, puis un courant de gaz accompagné d’un grondement assourdissant et terrible comme celui du tonnerre, tandis que d’épais nuages dérobaient la vue du puits ; enfin, ce fut une superbe colonne dorée de 80 pieds, droite comme un I, qui, pendant près d’une heure, unit l’orifice du puits au sommet du pylône. En quelques heures, la contrée environnante fut couverte d’huile qui s’accumula dans les bas-fonds ; des amas de vapeurs inflammables se répandirent sur la colline, et tous les habitans de Thorn Creek, après avoir éteint leurs feux, s’enfuirent en toute hâte. Un contremaître qui voulait fermer le puits faillit être asphyxié et tomba sans connaissance. Le lendemain seulement on put maîtriser le puits et le mettre en communication avec les réservoirs. La production du premier jour fut estimée à 17,000 hectolitres.

On pense bien que le voisinage de ces énormes quantités de pétrole et des machines à vapeur nécessaires à l’exploitation n’est pas sans faire courir aux industriels les plus grands dangers ; le contact des gaz inflammables dont l’air est saturé et des foyers des locomobiles, celui des vapeurs de pétrole avec les chaudières des bateaux, celui du pétrole lui-même, répandu par mégarde ou projeté par les puits jaillissans avec une flamme quelconque, déterminent de fréquentes explosions, d’autant plus terribles qu’elles se produisent inopinément, sans cause apparente. Le spectacle de l’incendie d’un puits jaillissant est effroyable ; on peut à peine se faire une idée de ces colonnes de feu, hautes de 60 ou 80 mètres, qui retombent en une horrible pluie, non pas d’étincelles comme les fusées de nos feux d’artifices, mais d’énormes masses embrasées, comme une grêle de boulets rouges ; c’est une lueur sinistre, d’un rouge teinté de noir, voilée par instans de nuages fuligineux ; c’est la lueur qui convient au plus désastreux des incendies. Une odeur acre se répand dans l’atmosphère, les maisons voisines sont noircies d’une couche épaisse de charbon, en attendant l’heure où la flamme, poussée et attisée par le vent, les dévorera à leur tour, avec les immenses réservoirs de pétrole qu’elles contiennent. Qu’on se représente l’aspect du pays et l’état d’esprit des habitans durant l’incendie du Droojba, qui ne s’éteignit qu’au bout de dix semaines ! Ces accidens deviennent heureusement de plus en plus rares, malgré le peu d’intervalle qui sépare les puits ; sans doute, à force de vigilance et de précautions, on les rendra plus rares encore, surtout si le gouvernement intervient et force les propriétaires à ne rien négliger pour assurer leur sécurité.

La production des États-Unis, qui était en 1883 de 460 millions d’hectolitres, tomba en 1884 à 445 millions et en 1885 à 400 millions d’hectolitres[6] ; celle du Caucase, qui n’atteignit en 1883 que 110 millions d’hectolitres, s’est, au contraire, accrue rapidement à mesure que l’outillage et les moyens de transport s’y sont perfectionnés : d’ailleurs, l’avenir de Bakou est immense, tandis que celui des États-Unis devient inquiétant, et le jour du triomphe définitif du pétrole caucasien ne saurait être bien éloigné, si l’on en croit M. Marvin, M. Stowell et M. Paul de Tchihatchef : « C’est une victoire, s’écrie ce dernier dans un élan d’enthousiasme bien naturel, dont les peuples de l’Asie centrale seront les premiers à s’apercevoir, à mesure que leurs déserts seront sillonnés de voies nouvelles, analogues au transcaspien du général Annenkof. Et, quand ces lignes, nécessitées par les besoins du commerce de Bakou plus encore que par les exigences des stratégistes, ne rendraient d’autre service que celui d’accélérer entre l’Angleterre et la Russie l’établissement d’une entente amicale, elles seraient déjà fort utiles à l’humanité. Est-il donc impossible que la considération des avantages procurés par une longue paix assure enfin la prolongation de cette paix si prospère ? Le jour où l’accord de ces deux puissances aura déterminé la renaissance de la prospérité orientale anéantie depuis si longtemps par les invasions mongoliques, la tranquillité de l’Orient se trouvera établie sur des bases indestructibles, et c’est encore le pétrole qui aura le plus puissamment contribué à cet heureux résultat[7]. »

Ajoutons, pour terminer, que les terrains pétrolières, anciennes propriétés des beys tartares et persans qui dominaient dans le pays, sont aujourd’hui pour la plupart entre les mains des industriels qui les exploitent ; les principaux sont MM. Nobel frères et la maison Rothschild. Dans le voisinage des puits les plus abondans, le terrain vaut jusqu’à 50 ou même 80 francs la sagène carrée, soit de 11 à 17 francs le mètre ; en dehors des centres exploités, on peut acheter la sagène carrée pour 15 francs et même au-dessous.


III

Après que l’on a vu sur les plateaux désolés de la péninsule d’Apchéron le pétrole s’élancer dans les airs en jets bruyans, il reste à le suivre dans les usines où l’industrie s’en empare, le travaille et le prépare pour l’exportation. Nous avons à pénétrer dans Tchernagorod, c’est-à-dire dans l’affreux quartier de Bakou, réservé aux usines des raffineurs. Là, tout est noir : les murs, la terre, l’atmosphère, le ciel ; on sent le pétrole, on en respire les vapeurs, l’odeur acre du liquide vous saisit à la gorge : où sont les arbres de la Mingrélie, la verdure du Karabagh, le joyeux horizon de Tiflis ? Le voyageur ne songe même pas à se le demander. Il est dans le royaume du pétrole ; le précieux produit de l’Apchéron absorbe tous les soins ; on marche entre les nuages de fumée qui obscurcissent l’atmosphère et les flaques de boue huileuse qui détrempent le sol : dans la ville noire, tout est noir. Et pourtant, c’est là qu’il faut chercher la richesse de la Transcaucasie ; c’est Tchernagorod qui fait vivre Bakou avec les 200 raffineries qu’on y a fondées depuis moins de trente ans ; et, sans le pétrole, jamais on n’eût construit le chemin de fer de Batoum. Nous étudierons donc tout spécialement cet intéressant quartier ; nous essaierons de faire connaître les divers produits de la distillation, avec leurs principaux emplois, et si nous ne reculons pas devant l’aridité des renseignemens de statistique ou de chimie organique, c’est que nous sommes convaincus de l’importance et aussi de l’intérêt d’une pareille étude. Peut-on regarder comme insignifians les détails d’une industrie dont la production a été presque centuplée depuis vingt ans ? En 1870, la production annuelle de l’huile raffinée atteignait à peine 15,000 tonnes : elle dépasse aujourd’hui 1 million de tonnes.

Le naphte brut descend de Balakhané-Sabountchi par des tuyaux métalliques ; au besoin, l’on pourrait pomper le liquide comme dans les pipe lines américains ; mais l’inclinaison du terrain rend cette opération inutile. Pour la plaine de Baïlof, on a établi un autre centre de raffineries aussi près des terrains pétrolifères qu’on l’a pu sans danger. A son arrivée dans la ville noire, l’huile est dirigée sur d’immenses réservoirs en tôle de capacité variable : MM. Nobel en possèdent quelques-uns de près de 50,000 hectolitres. Les grands industriels comme eux ont leurs tuyaux particuliers pour faire communiquer avec leurs distilleries leurs puits de Balakhané ; les petits raffineurs ont un tuyau commun. Quant à l’aspect du liquide, il est très onctueux, de couleur verdâtre, avec une écume et des reflets jaunâtres ; la couleur devient plus foncée, et le reflet bleu sombre, si l’on examine de grandes quantités d’huile ; le poids spécifique de l’huile brute varie entre 790 et 890 ; à Balakhané, il est de 871 à 17° centigrades.

Les procédés de raffinage sont à peu près partout les mêmes ; au lieu de transvaser directement des réservoirs dans les cornues ou « retortes, » l’huile brute, on la fait d’abord passer dans des réservoirs analogues aux premiers, mais entourés de tubes où circule du masude (résidu de pétrole). Le liquide est donc porté à une certaine température quand on l’introduit dans les cornues : ce sont des alambics de forme cylindrique d’assez grande capacité, capables, d’ailleurs, de supporter les plus hautes températures ; le chauffage se fait par-dessous, toujours à l’aide du masude, enflammé et non plus simplement chauffé, à l’orifice d’un tube pulvérisateur. Un thermomètre indique la température intérieure de la cornue, et un tube de cristal, le niveau intérieur du liquide. Les serpentins n’offrent aucun détail de construction remarquable. L’appareil est bien simple et l’opération plus simple encore : on élève graduellement la température de façon à séparer les divers liquides, de volatilités différentes, dont le mélange constitue le naphte brut. Ainsi la benzine distille à 100 degrés, la gazoline à 120-130 degrés, puis la kérosine à 150 degrés, et c’est seulement vers 250 degrés qu’on arrête l’opération pour extraire de la cornue le lourd résidu appelé masude. Ce résidu s’écoule dans les tuyaux qui entourent les seconds réservoirs et pénètre enfin dans de vastes récipiens où il est recueilli. Pour séparer les différens produits de la distillation, on a préparé, par exemple, trois bassins indépendans : dans le premier, où le serpentin aboutit d’abord, distille la benzine ; un surveillant détermine avec un aréomètre le moment où apparaît la gazoline et dirige alors le serpentin sur le second bassin ; même procédé pour le diriger sur le troisième. Tous ces bassins communiquent respectivement avec autant de grands réservoirs en tôle.

Les quatre produits de la distillation sont donc :


Poids spécifique
La benzine, dans les proportions de 1 pour 100 0.725
La gazoline, — 3 — 0,775
La kérosine, — 27 — 0,830—0,840
Le masude, — 65-69 — 0,878 — 0,900

Telle est la première phase de la distillation ; la seconde, pour laquelle toutes les distilleries ne sont pas outillées, consiste à traiter le masude et à en extraire d’autres huiles plus lourdes, dites « de lubrification, » sur lesquelles nous aurons à revenir.

C’est la kérosine qui est l’huile d’éclairage ; la proportion au Caucase n’en est que de 27 pour 100 dans le naphte brut, tandis qu’elle atteint, aux États-Unis, près de 70 : la supériorité du naphte américain serait donc considérable si les puits de l’Apchéron n’étaient plus féconds et surtout si le pouvoir éclairant de la kérosine russe n’était de 10 ou 15 pour 100 supérieur à celui de la meilleure kérosine américaine (Redwood et H. Sainte-Claire Deville). La lumière du pétrole russe est aussi plus égale. On explique ces différences par la présence, dans ce dernier, d’une certaine quantité d’hydrocarbures de la série éthylénique, plus riches en carbone que les hydrocarbures du pétrole américain[8] (hydrocarbures de la série forménique). De nombreuses analyses, faites avec le plus grand soin par le professeur Guelishambarof, ont permis de constituer le tableau suivant :


Poids spécifique Carbone Hydrogène Oxygène
Huile légère russe 0,884 86,3 13,6 0,1
Huile lourde russe 0,938 86,6 12,3 1,1
Résidu du pétrole russe 0,928 87,1 11,7 1,2
Huile lourde de Pensylvanie 0,886 84,8 13,7 1,4

Bien que le pétrole russe ait une plus grande densité que celui de Pensylvanie, il peut brûler aussi bien[9], et les expériences du docteur Biel de Saint-Pétersbourg ont prouvé que la force d’ascension capillaire du pétrole de Bakou est supérieure ; on peut donc y mêler sans inconvénient une plus grande quantité d’huiles lourdes. Au contraire, le pétrole américain donne d’abord une flamme très brillante ; puis, quand les huiles légères sont épuisées, l’ascension du liquide dans la mèche se fait difficilement, la température baisse, le courant d’air se ralentit, le charbon n’est plus incandescent et la mèche de la lampe charbonne bientôt. C’est là un des moindres dangers de la falsification et du mélange de toutes sortes d’huiles : à Bakou, du moins, les fraudes ont été sévèrement réprimées.

Un autre avantage du pétrole russe, c’est que son flashing-point, c’est-à-dire son point d’inflammation, est beaucoup plus élevé que celui du pétrole américain. Il faut, en effet, qu’une masse de pétrole, pour présenter toutes les conditions de sécurité, non-seulement ne s’enflamme pas immédiatement au contact d’une allumette, mais encore éteigne l’allumette qu’on y aura jetée. Il faut de plus que le pétrole ne s’enflamme pas spontanément aux températures ordinaires. Pour faciliter le contrôle de ces propriétés exigées par tous les gouvernemens, on a inventé divers instrumens dont le plus connu en Europe est celui d’Abel : il se compose essentiellement d’un godet entouré d’un bain-marie dont la température, notée par un thermomètre, peut être graduellement élevée ; les vapeurs du pétrole versé dans le godet sont, de temps à autre, mises en communication avec la flamme d’une lampe qui s’éteint dès que le pétrole s’enflamme. On note ainsi, et le flashing-point, à l’aide d’un thermomètre, et la densité du pétrole à l’aide d’un aréomètre. Le flashing-point du pétrole russe est en général beaucoup plus élevé, si nous négligeons les pétroles fabriqués pour des exigences spéciales, que celui du pétrole américain, puisque celui-ci est de 24 à 27 degrés, et celui-là de 32 à 35 (appareil Abel). En particulier, le flashing-point du Standard-White américain est de 25 degrés (Abel), tandis que celui du pétrole de MM. Nobel frères est de 32 degrés (Abel). Le minimum exigé en Europe est de 21 degrés (Abel) ; on pourrait s’étonner qu’il ne soit pas plus élevé, mais l’appareil indique une température trop basse, et 21 degrés (Abel) valent 30 ou 31 degrés centigrades ; ce minimum est donc suffisant, et, d’ailleurs, il est généralement dépassé. Ajoutons qu’en France, ce n’est pas 21, mais 27 degrés (Abel) qu’on exige, ou, pour employer l’appareil le plus connu dans ce pays, 35 degrés (Granier) ; cette mesure est tout à l’avantage du pétrole russe.

En somme, si le naphte de Bakou est assez pauvre en kérosine, la kérosine qu’on en extrait est plus homogène, plus éclairante, plus commode et moins dangereuse que le pétrole de Pensylvanie ; et encore, à Bakou, la kérosine forme, en réalité, 30 pour 100 et non pas 27 pour 100 du naphte brut ; seulement il s’en perd 3 pour 100 dans le raffinage complémentaire que nous allons maintenant étudier. La kérosine, une fois distillée, est conduite dans un agitateur, c’est-à-dire dans un réservoir cylindrique de 1,000 à 1,500 hectolitres en forte tôle et mis en communication avec une puissante pompe à vapeur. Il faut, pour que la couleur du liquide soit suffisamment limpide, et aussi pour d’autres raisons, que la température soit assez basse, soit 17 à 18 degrés centigrades ; on commence donc par refroidir, à l’aide d’un courant d’air, le liquide qui sort de l’alambic ; puis, en même temps qu’on l’agite par un violent courant d’air comprimé, on y ajoute, sous forme de pluie, 1 1/2 ou 2 pour 100 d’acide sulfurique ; pour la nuance désignée dans le commerce sous le nom de « beau blanc, » 1 1/2 suffit. Au bout d’un quart d’heure, on voit se former, dans le fond conique de l’agitateur, une couche blanchâtre d’impuretés acides, et, au bout d’une heure, toutes les impuretés sont déposées : on les fait sortir en ouvrant le robinet placé au fond de l’agitateur. On n’introduit pas l’acide sulfurique en une seule fois, mais par petites quantités ; à chaque fois que l’on en verse dans l’agitateur, la température s’élève immédiatement, et l’on agite jusqu’à ce qu’elle ne s’élève plus : à ce moment-là, la réaction est terminée. On laisse, comme nous l’avons dit, le liquide reposer une heure, on fait sortir les impuretés, on ajoute une nouvelle dose d’acide, et ainsi de suite. Pendant toute l’opération, on remarque un dégagement considérable d’acide sulfureux. On fait disparaître les traces d’acide sulfurique en « lavant » l’huile à grande eau, puis en y mêlant 1 pour 100 de soude caustique à 12 degrés Baume, et l’on agite à chaque fois. Mais cette dernière partie de l’opération se fait dans un autre agitateur. A plusieurs reprises encore on lave le liquide à grande eau, et alors seulement il est envoyé dans des réservoirs d’où il ne sortira que pour l’exportation.

De toutes les raffineries dont l’outillage permet cette rectification de la kérosine, celle de MM. Nobel est de beaucoup la plus vaste et la mieux organisée de Bakou ; ce n’est pas une usine, c’est une ville de 4,000 âmes, la « villa Petrolia, » avec des appartemens pour les employés, un hôpital pour les ouvriers, une école gratuite pour leurs enfans, un village pour leurs habitations. MM. Nobel frères ont introduit dans leur outillage tous les procédés perfectionnés dont les Américains font usage, et, toutefois, la maison est administrée avec une telle économie qu’il existe une section spéciale destinée à la régénération de l’acide sulfurique, après la purification de la kérosine. Ils utilisent aussi pour leurs fourneaux de forge la gazoline distillée, qu’on laisse généralement perdre dans les autres raffineries ; cette substance, analogue à la benzine, sert principalement à carburer le gaz de l’éclairage, dont elle augmente remarquablement la lumière. On pense bien que, dans cette maison-modèle, la benzine est précieusement recueillie ; quelquefois même elle est soumise à une seconde distillation fractionnée dont le but est de séparer les benzines de densités et d’usages divers. En Europe, comme en Amérique, la benzine est surtout employée pour le dégraissage des laines, des étoffes et des os, pour l’extraction d’huiles de graines oléagineuses, pour la fabrication des vernis ; souvent, en peinture et ailleurs, elle remplace l’essence de térébenthine ; enfin, dans la chimie de laboratoire, elle sert à dissoudre l’iode, le soufre, le phosphore, à ramollir et à dissoudre le caoutchouc, etc. Tous ces usages ne sont pas encore connus dans le Caucase ; mais il en est un qui est trop connu et qui consiste à falsifier le pétrole en l’additionnant de benzine. Or cette fraude est aussi dangereuse que malhonnête : le flashing-point des pétroles ainsi traités s’abaisse rapidement, comme le montre ce tableau du docteur White :


Flashing-point
Huile d’éclairage pure 49° centigrades
Huile d’éclairage mélangée avec 1 pour 100 de benzine à 65° Baumé 45° —
— — 3 — 39° 1/2 —
— — 5 — 35°
— — 1 — à 72° Baumé 42° —
— — 5 — 22°


On sait que la benzine pure distille de 85 degrés à 130 degrés centigrades, que sa densité varie entre 0.720 et 0.740 et qu’elle est inflammable au-dessous de zéro.

Les essences les plus légères qui distillent des cornues sont quelquefois employées en chirurgie comme anesthésiques, grâce à leur évaporation rapide qui produit une insensibilité locale.


Arrivons au masude et aux huiles lubrifiantes de qualité supérieure qu’on en extrait ; le procédé de distillation est analogue à celui de la kérosine, à cela près que la température des cornues est portée à 400 ou 420 degrés centigrades et que l’acide purificateur est employé en plus grandes proportions ; d’ailleurs, cette industrie est encore peu répandue à Bakou, et le masude y est surtout employé au chauffage des machines. Les huiles mises en liberté sont les suivantes d’après le tableau dressé par M. Ludwig Nobel :

Poids spécifique Flashing-point
Huile de Solare (Soliarovi). 12 pour 100 870 100° Abel.
— Veregenni 10 — 890 150° —
— lubrification 10 — 905 175° —
— cylindre 5 — 915 200° —
— vaseline 10 — 925
— chauffage 14 —

Perte pendant la distillation, 10 pour 100.


Les quatre premiers produits peuvent remplacer à tous égards les huiles végétales similaires et présentent sur celles-ci l’avantage d’user beaucoup moins les machines et de moins attaquer les métaux, puisque les huiles de naphte sont peu ou pas oxygénées. Aussi l’emploi de ces huiles se répand de plus en plus, surtout en France, où elles arrivent dans des bateaux qui vont de Batoum à Marseille et en emportent jusqu’à 1,000 barils à la fois ; elles ont encore l’avantage de ne s’enflammer qu’à de très hautes températures et de ne se figer que très difficilement. L’industrie de la vaseline, cette substance qui a produit dans la thérapeutique une véritable révolution, s’étend aussi tous les jours, pour le plus grand profit des raffineurs.

Quelle que soit l’importance du pétrole comme agent d’éclairage, on peut se demander si son rôle dans le chauffage ne sera pas plus considérable encore dans un avenir fort rapproché. Déjà en Russie l’usage en est général ; dans le Transcaspien et le Transcaucasien, dans plusieurs autres lignes de chemins de fer, dans les bateaux de la Caspienne et de la Volga, dans les usines de Bakou, le masude ou ostatki est le seul combustible employé. N’est-il pas, d’ailleurs, le successeur désigné de la houille, dont il possède toutes les propriétés et sur laquelle il présente même quelques avantages ? Il est à coup sûr plus pratique et moins coûteux que l’électricité ; enfin le chauffage par le pétrole ne date pas d’hier, et compte à son actif un passé glorieux, puisque Marco-Polo et d’autres voyageurs du moyen âge en ont déjà fait mention.

Les premiers essais scientifiques semblent avoir été faits dans les États-Unis vers 1860 ; en 1862, une commission fut nommée par le gouvernement pour examiner les projets de plusieurs mécaniciens, et entre autres le projet de fourneau à pétrole de Shan et Lenton ; le rapport de la commission était favorable, mais la houille était si abondante et à si bas prix que les conclusions du rapport n’eurent pas de succès. Ces idées toutefois eurent leur écho en Europe ; il était acquis qu’une tonne de pétrole de chauffage donne autant de chaleur que trois tonnes de charbon, et cette perspective parut assez séduisante aux gouvernemens d’Angleterre, de France et de Russie pour les décider, eux aussi, à s’occuper de la question. Des études furent faites en 1864 à l’arsenal militaire de Woolwich ; d’autre part, M. Sainte-Claire Deville, chargé par l’empereur Napoléon III de rechercher la composition et les propriétés des huiles de chauffage, donna des conclusions tout à fait favorables ; il est vrai que le Puebla, bateau construit d’après ses plans, marcha fort mal. En 1870, l’ingénieur russe Kamensky reprit à Bakou les projets du chimiste français en les modifiant quelque peu : il n’eut pas plus de succès. En France et en Angleterre, pays riches en charbon et privé de pétroles, tous les projets de ce genre lurent abandonnés ; en Russie, au contraire, pays riche en pétrole et pauvre en charbon, on ne s’est pas découragé ; on a multiplié les expériences, sacrifié, sans compter, le temps, l’argent et le travail : aujourd’hui cette persévérance est récompensée.

Le mérite et l’honneur de cette découverte revient pour la plus grande part à M. l’ingénieur Chpakovsky, dont l’appareil a servi de modèle à toutes les machines inventées depuis lors. Il eut l’heureuse idée de pulvériser le naphte dans la boîte à feu et d’en élever la température en y faisant circuler un courant de vapeurs chaudes, dont la présence déterminait l’inflammation du naphte au contact de l’oxygène atmosphérique. Dès 1870, M. Lenz, ingénieur en chef de la compagnie de navigation « Caucase et Mercure, » envoyé officiellement en France pour étudier les travaux de Sainte-Claire Deville et d’Aydon[10], avait inutilement essayé de les mettre en pratique sur le bateau Darjavine : ce furent les idées de Chpakovsky qui lui permirent de perfectionner son appareil, tant et si bien qu’il finit par supplanter l’inventeur lui-même et que c’est aujourd’hui l’appareil de Lenz qui est adopté pour la flotte de guerre de la Caspienne. Perfectionné depuis par Benkston, Brandt, Karapetof, Nobel, etc., il se compose essentiellement de deux tuyaux disposés horizontalement l’un au-dessous de l’autre et pénétrant tous les deux dans la boite à feu ; le premier amène la vapeur chauffée, le second l’huile de naphte, dans le pulvérisateur ; l’huile, qui est séparée du pulvérisateur par une paroi trouée comme une pomme d’arrosoir, y pénètre en gouttes, et là le jet de vapeur la vaporise à son tour ; au contact du feu, elle s’enflamme. Grâce à la force d’injection, la flamme atteint de grandes dimensions et chauffe toute la boîte, surtout si l’on a la précaution de la rendre cylindrique ; la flamme conique, en effet, est surtout chaude à la base du cône et détériore bien vite le fond de la boîte à feu. Ce mode de chauffage présente cet avantage sur les feux de houille, que la flamme peut être régularisée ou même éteinte à volonté, au moyen de robinets placés sur les deux tuyaux. Modifié par Karapetof, l’appareil a pu être adopté pour les locomotives ; il donne aujourd’hui les plus brillans résultats.

En Amérique, où le prix du pétrole baisse de plus en plus, on s’est récemment remis à l’étude, et voici, à titre d’exemple, la description d’un petit vaisseau construit à Brooklyn. Ce navire jauge seulement 70 tonneaux ; il a 30m,50 de longueur, 7m,62 de largeur et cale 1m,37. Sa machine se compose tout simplement de deux tuyaux de 3m,05 de longueur, placés parallèlement à l’arrière et sur chaque bord du bateau au-dessous de la ligne de flottaison, comme le seraient les arbres d’un navire à deux hélices. L’extrémité extérieure des tuyaux peut être fermée par une valve, tandis qu’à leur extrémité intérieure se trouve un « inspirateur ; » chaque inspirateur communique, d’une part, avec l’un des tuyaux, d’autre part, avec une caisse à pétrole ; ils servent à projeter dans les tuyaux quelques gouttes d’huile minérale sous forme de poussière très fine, et l’inflammation se produit à l’aide d’étincelles électriques provenant de batteries disposées à cet effet : voilà tout. Quand le navire est mouillé, les valves peuvent être ouvertes, et les tubes restent remplis d’eau sans inconvénient ; pour appareiller, on commence par fermer les valves et faire écouler l’eau dans la cale ; les tubes sont remplis d’air, l’inspirateur y projette sa poussière qui s’enflamme au contact de l’étincelle avec explosion ; les valves de l’arrière s’ouvrent en ce moment, l’air des tubes est refoulé avec violence vers l’arrière, et le navire avance. De nouveau, le tube se remplit d’air, nouvelle projection de poussière, nouvelle explosion, et ainsi de suite, à raison de 75 explosions par minute produites alternativement dans l’un et l’autre tube. Pour diminuer la vitesse, on diminue la quantité de pétrole fournie aux inspirateurs ; pour stopper, on supprime l’introduction du pétrole et on intercepte le courant électrique ; enfin pour reculer, on recourt à un système de tubes placés à l’avant et analogues à ceux que nous venons de décrire. Soixante ou soixante-cinq litres de pétrole et une petite batterie suffisent pour faire marcher le navire toute une journée avec une vitesse de 16 nœuds ; pour arriver au même résultat avec les machines ordinaires, il faudrait deux tonnes de charbon et une machine ayant un cylindre de 0m,305 de diamètre, et nous ne parlons pas ici des chauffeurs, graisseurs et soutiers dont le concours serait nécessaire.

Entre ce navire et les bateaux à pétrole de Bakou, il y a encore cette différence qu’à Brooklyn, c’est du pétrole raffiné qu’on emploie, tandis que sur la Caspienne le masude suffit et même est préférable, à cause de l’élévation relative de son flashing-point, A Bakou, la tonne de masude coûte 3 ou 4 francs, dix fois moins cher que le charbon, tient deux fois moins de place et chauffe trois fois plus : le chauffage est plus rapide, le masude ne laisse pas de cendres ; 5 à 10 pouds, suivant les machines, sont employés par heure et par cheval-vapeur. Ce sont là d’incontestables avantages. En vain a-t-on essayé, en se fondant sur des préjugés populaires, de soutenir que le naphte brut s’enflamme à très basse température ; sans doute, le flashing-point en est inférieur à celui du masude, mais il ne s’abaisse pas au-dessous de 45 degrés, et peut être du reste considérablement élevé si on le laisse quelques jours au contact de l’atmosphère dans les étangs de Balakhané ; l’emploi en est donc absolument inoffensif.

A l’Exposition universelle de 1889, j’ai remarqué deux intéressantes applications du pétrole à la navigation : non-seulement le pétrole y était employé à chauffer la chaudière, mais c’étaient aussi des vapeurs d’hydrocarbures qui mettaient le piston en mouvement, et, après avoir été condensées, revenaient dans le réservoir général. Le pétrole y était donc à la fois agent de chauffage et de locomotion. L’idée d’employer des vapeurs facilement liquéfiables n’est pas neuve ; en France, dès 1856, on connaissait le système du Tremblay, où la vapeur d’éther et la vapeur d’eau agissaient parallèlement dans deux cylindres indépendans. Le système fut adopté avec empressement pour la construction de quelques bateaux qui faisaient le service entre Alger et Marseille, et abandonné plus vite encore pour des motifs de sécurité et d’économie : le prix de l’éther est très élevé ; et, d’autre part, les vapeurs qui fuyaient formaient avec l’oxygène de l’air des mélanges détonans. Dans les deux appareils de l’Exposition universelle, tous ces inconvéniens ont disparu : l’embarcation de M. Jarrow file huit nœuds à l’heure ; au moteur et au générateur, qui sont placés à l’arrière, la caisse, placée à l’avant, et qui contient une provision d’essence pour un parcours de 200 milles, fait un contrepoids suffisant ; le milieu du navire est complètement réservé aux passagers et à leurs bagages. L’appareil est léger, propre, peu encombrant, d’alimentation peu coûteuse, puisqu’il suffit, par heure, de 6 lit. 8 à 0 fr. 16 le litre, et surtout sans aucun danger ; les presse-étoupes sont disposés de telle façon que, si quelques vapeurs fuyaient, elles seraient ramenées au condenseur par de petits tubes, et d’ailleurs la vapeur serait trop dilatée pour être combustible.

L’autre embarcation, celle de MM. Escher Wyss et Cie, est très employée aux États-Unis. Le principe est le suivant : le naphte, on le sait, se vaporise et se condense ensuite deux fois plus vite que l’eau ; la chaudière à naphte peut donc, pour produire une certaine force, être deux fois plus petite que la chaudière à eau, de rendement égal. En quelques minutes, la chaudière est sous pression, la flamme est réglée d’avance et une fois pour toutes ; la quantité de naphte consommé est très minime, puisque le petit bateau que j’ai vu pouvait en emporter pour vingt-quatre heures. Du réservoir, placé à l’avant, le naphte se rend à la chaudière par un tuyau de cuivre placé au-dessous du bateau, et la vapeur, après avoir agi sur les pistons, se condense dans des tuyaux placés hors du bateau, le long de chaque côté, au-dessous de la ligne de flottaison, pour retourner ensuite dans le réservoir. Les passagers ne sont donc incommodés ni par la suie, ni par la vapeur, ni par la fumée. Un cordon, faisant le tour des fargues, permet de gouverner le bateau à volonté.

Nous sommes loin, dans les lignes qui précèdent, d’avoir tout dit sur le présent et l’avenir du pétrole ; mais nous croyons en avoir donné une idée suffisante, et, si nous avons pu convaincre le lecteur, comme nous sommes nous-même convaincu, de l’extrême importance d’une industrie née d’hier et déjà florissante au-delà de toute espérance, nous ne regretterons ni les chiffres, dont nous avons peut-être abusé, ni les descriptions, que nous aurions pu multiplier encore.


IV

Nous avons tâché de donner une idée aussi exacte que possible des procédés d’exploitation actuellement en usage dans la péninsule d’Apchéron ; mais comme ces perfectionnemens ne datent que d’hier, nous nous proposons d’étudier ici l’histoire du développement de l’industrie pétrolifère, des régimes qui en ont arrêté ou favorisé les progrès, des victoires successives et presque ininterrompues remportées par d’intelligens industriels sur la routine, sur la concurrence américaine, enfin sur la nature même et les obstacles qu’opposait la disposition des lieux à toute expansion importante du commerce ou de l’industrie transcaucasienne. Au commencement, vers le milieu de notre siècle, l’industrie du pétrole n’avait aucune importance, et cela pour toutes sortes de raisons : d’abord, le gouvernement paralysait tout effort industriel par l’établissement d’un monopole, les procédés d’exploitation étaient tout à fait rudimentaires ; enfin, les moyens de transport n’existaient pas, car les caravanes de Bakou à Vladikavkaz n’exportaient que de très petites quantités. Le pétrole était donc rare, mal préparé et très cher ; ajoutons que le pétrole de Pensylvanie, supérieur à tous égards, supplantait presque complètement en Russie le produit national. Peu a peu le matériel se perfectionna, la production s’accrut, et les premiers fondemens de la prospérité actuelle furent jetés par le décret de 1872, qui supprima le monopole. Pendant la seconde période (1872-1877), le gouvernement conserva le droit du timbre, et depuis 1877 ce droit même est aboli. A chaque progrès dans le sens de la liberté industrielle correspondait un redoublement dans la production, par suite le perfectionnement de l’outillage et la multiplication des moyens de transport, en même temps que le pétrole américain, d’ailleurs renchéri par l’élévation des droits de douane, disparaissait peu à peu des marchés russes. Si nous ajoutons qu’une société vient d’être nommée par le tsar pour étudier les divers moyens de perfectionner l’industrie du pétrole, nous aurons résumé en quelques lignes l’histoire si simple et si courte de cette industrie si récente et déjà si féconde.

Pendant toute la période du monopole, l’exportation du pétrole était insignifiante, même pour la Russie ; en 1871 encore, sur 2,100,000 pouds de kérosine consommée dans les provinces russes, 1,720,000 venaient d’Amérique, 380,000 de Bakou. En revanche, l’année qui suivit la suppression du monopole, c’est-à-dire en 1873, Bakou fournissait plus de 800,000 pouds sur 3,500,000 ; en 1876, près de 6 millions sur 13 ; en 1880, après la suppression du timbre, plus de 8 millions, tandis que la quantité du pétrole de Pensylvanie diminuait rapidement et finissait par devenir insignifiante. Et pourtant, jusqu’en 1878, le pétrole ne pouvait être exporté que par eau, c’est-à-dire pendant l’été seulement, puisque tous les fleuves russes sont gelés pendant l’hiver, ou par des caravanes souvent dépouillées et arrêtées dans les steppes du Karabagh et du Chirvan, dont les tribus étaient encore à demi indépendantes.

Voici, à titre de document, la quantité du pétrole brut ou raffiné exporté de l’Apchéron depuis quelques années :


Sous le régime du monopole Après la suppression du monopole
(pétrole brut) (pétrole brut) (pétrole raffiné)
1840 3.500 tonnes 1872 « tonnes 16.400 tonnes
1845 3.500 1873 65.000 «
1847 3.400 1876 195.000 55.000
1850 3.500 1880 400.000 150.000
1860 5.000 1883 800.000 206.000
1865 8.000 1888 2.500.000 800.000
1870 27.000 1889 2.780.000 900.000
1871 24.000 1890 3.000.000 1.000.000

Le monopole, concédé aux frères Mirzoïef, Arméniens, rapportait par an au gouvernement, de 250 à 300,000 francs, somme insignifiante, relativement au dommage apporté par ce régime à l’industrie pétrolifère. Nous avons dit qu’il fut aboli en 1872, et que la production doubla aussitôt ; mais cette mesure, prise si tard, n’aurait peut-être pas porté tous les fruits qu’on en devait attendre, si la famille Nobel n’était venue se fixer à Bakou. Sans nous croire obligé, comme M. Marvin, de consacrer plusieurs chapitres à la biographie de ces hommes si remarquables, Robert, Ludwig, Alfred, Emmanuel Nobel, nous ne pouvons nous empêcher de dire ici combien ils ont rendu de services à l’industrie pétrolifère ; ce ne sont pas seulement les plus célèbres raffineurs de Bakou, ce sont aussi les plus intelligens, les plus empressés à adopter, et souvent les plus ingénieux à inventer des perfectionnemens de toute espèce, à tel point qu’au lieu de distinguer les trois périodes du monopole, du timbre (1872-1877) et du libre exercice, on considère quelquefois : 1° la période d’avant les Nobel, et 2° la période Nobel, séparée de la précédente par l’établissement, à Bakou, de M. Robert Nobel, en 1875. Emmanuel Nobel, le père, avait inventé les torpilleurs ; les deux ingénieurs Ludwig et Robert Nobel, qui s’étaient déjà distingués dans leurs chantiers de la Neva, réalisèrent, avant même de venir à Bakou, une fortune colossale ; enfin, M. Alfred Nobel est connu du monde entier par l’invention de la dynamite (Nobel’s explosive). Nous retrouverons les deux frères Ludwig et Robert à chaque phase de l’histoire industrielle, que nous allons rapidement exposer ; ce sont eux qui ont fondé la célèbre maison, déjà souvent mentionnée ici, Nobel frères.

D’abord, avant la période Nobel, le naphte de Balakhané arrivait à Bakou dans des barils apportés sur des charrettes ou des véhicules bizarres : qu’on se représente deux roues de quatre mètres de diamètre, dont l’essieu supporte une caisse étroite ; dans cette caisse on plaçait le baril, le cocher s’asseyait dessus, et en route pour Bakou ! Le baril n’arrivait pas toujours, en tout cas il n’arrivait pas vite ; des accidens étaient à craindre, enfin, le transport coûtait fort cher, plus de 4 millions par an. MM. Nobel proposèrent à leurs concurrens l’établissement du système actuel ; on refusa. Devant cette résistance, ils prirent le parti d’exécuter leur projet pour leur propre compte, et, au grand désappointement des autres raffineurs, la tentative réussit parfaitement ; écrasés par la concurrence des Nobel, ils durent à leur tour faire poser des tuyaux ; ils avaient perdu beaucoup de temps et gaspillé beaucoup d’argent. Les tuyaux, de 8 à 12 centimètres de diamètre, sont en pente, et le pétrole descend, de lui-même, de Balakhané à Bakou ; au besoin, on pourrait employer des pompes à vapeur. On conçoit qu’à partir de cette époque la production s’accrut avec une extrême rapidité : c’était un avantage, c’était aussi un péril.

En effet, avant la construction du chemin de fer transcaucasien, le pétrole était difficilement exporté : si la production doublait, sans que l’exportation trouvât de nouvelles voies, les raffineurs pouvaient craindre un encombrement de kérosine qui eût été la ruine de leur industrie. Il fallait, en attendant mieux, faciliter le transport du pétrole, de Bakou à l’embouchure du Volga, envahir les marchés russes, supplanter ainsi le pétrole de Pensylvanie, et, pour cela, renouveler le matériel de navigation, en même temps qu’il fallait inventer de nouveaux récipiens. Les misérables voiliers qui faisaient le service d’Astrakan étaient dans un état pitoyable ; les barils étaient rares, il fallait employer les barils américains, faute de bois (le bois est rare en Russie et surtout dans l’Apchéron) ; le baril, par les grandes chaleurs, se crevassait et laissait fuir le liquide ; bref, le contenant, si incommode, coûtait souvent plus cher que le contenu.

Que faire ? comme dans le cas des tuyaux, les frères Nobel proposèrent des perfectionnemens ; ils voulurent conclure, avec diverses compagnies de la Caspienne et du Volga, des contrats à long terme pour la construction de bateaux-citernes (tank steamers), qui recevraient directement le liquide sans l’intermédiaire de barils ; cette fois encore, las de se heurter au mauvais vouloir et à la routine, M. Ludwig Nobel fit construire dans ses forges et ses chantiers de la Neva des bateaux-citernes pour transporter son propre pétrole. Ces bateaux accostent le quai de la raffinerie, on les remplit en quelques minutes par l’intermédiaire de tubes ; à Astrakan, on les décharge aussi rapidement, et par le même procédé, dans des wagons-réservoirs, également construits par la maison Nobel ; d’autres bateaux, moins grands, font le service fluvial du Volga. Les bateaux de la Caspienne, longs de 90 mètres et larges de 8, peuvent contenir près de 1,000 tonnes de pétrole ; on en construit aujourd’hui de 1,500 tonnes, pour le service de la mer Noire ; les wagons, dans leurs réservoirs de tôle, en forme de cylindre, contiennent une dizaine de tonnes. Les autres raffineurs imitèrent les frères Nobel, et maintenant plusieurs centaines de bateaux-citernes circulent entre Bakou, Astrakan et la Perse, plusieurs milliers de wagons-réservoirs dans la Russie et le Caucause. Tout danger d’encombrement disparut, et, lorsque la ligne de Batoum fut inaugurée, elle fut extrêmement utile ; mais elle n’était plus nécessaire.

Néanmoins, il se produisit à Bakou plusieurs crises financières et économiques assez graves. Tandis qu’en Occident on croyait à l’épuisement prochain des sources de l’Apchéron, en Russie, au contraire, on croyait au prochain triomphe du pétrole de Bakou sur son rival d’Amérique ; une ioule d’aventuriers s’embarquèrent pour la Caspienne et firent d’abord de bonnes affaires ; mais leur situation n’était pas encore assez solide pour leur permettre de subsister au milieu des révolutions amenées par les inventions des frères Nobel ; du reste, le pétrole américain n’était pas encore supplanté. Cette catastrophe, qui fit beaucoup de victimes, fut l’objet de nombreux commentaires, inexacts pour la plupart ; on ne manquait, à Bakou, ni de pétrole, ni d’argent, et comme la crise venait de l’excès de la production, c’eût été plutôt la surabondance du pétrole ou des capitaux qui eût pu l’occasionner[11]. La vérité, c’est qu’alors, comme aujourd’hui encore, l’équilibre entre l’offre et la demande était instable ; tantôt la production était inférieure, tantôt, et, plus souvent, elle était trop considérable pour être assez rapidement exportée.

C’est pour donner une solution satisfaisante à cet éternel problème de l’encombrement que l’on a repris l’idée d’établir entre Bakou et Batoum des tuyaux analogues à ceux qui amènent le pétrole de Balakhané ; aujourd’hui, ce projet grandiose n’est pas encore entré dans la période d’exécution. Les irais sont évalués à 60 millions de francs pour 900 verstes. Un projet analogue, quoique beaucoup moins pratique, consiste à relier par des tuyaux du même genre Bakou au golfe Persique, de façon à faciliter l’invasion par le pétrole russe de tous les marchés d’extrême Orient. On réserverait ces tubes à l’exportation de la kérosine, tandis que les autres substances, et en particulier la benzine et la naphtaline, bases des couleurs d’aniline et d’alizarine, seront exportées par le transcaucasien ; la voie unique de ce chemin de fer est absolument insuffisante pour le transport du pétrole proprement dit, mais elle sera excellente pour le commerce de ces substances, qui sont naturellement fabriquées en moins grande quantité.

Pour parer aux inconvéniens qui résultent de la congélation des fleuves et de la suppression de la navigation interfluviale à l’époque de l’année où le pétrole est le plus nécessaire, MM. Nobel et d’autres raffineurs ont établi d’immenses réservoirs sur divers points de la Russie : à Tzaritzin sur le Volga, au terminus des chemins de fer russes ; à Orel, dont les réservoirs peuvent contenir plus de 100 millions d’hectolitres. On a proposé, dans le même dessein, la prolongation des voies ferrées, soit de Vladikavkaz à Tiflis, soit de Vladikavkaz à Pétrovsk, port du Daghestan, à vingt-quatre heures au nord de Bakou. De Pétrovsk on pourrait construire un chemin de fer jusqu’à Bakou, ou tout au moins établir un service de bateaux-citernes. Sans doute, le gouvernement russe ne tardera pas à relier Vladikavkaz à la mer, car son intérêt stratégique y est encore plus engagé que son intérêt commercial.

Ajoutons que l’industrie pétrolifère a donné un nouvel essor au commerce de la Baltique, dont les divers ports, et en particulier Libau, directement reliés par canaux ou voies ferrées au Volga, font en grand le commerce d’exportation avec l’Allemagne, la Belgique et la France.


V

On se demandera, sans doute, quelle doit être la constitution d’un sol si riche en hydrocarbures, si fécond en phénomènes de toute espèce, gisemens de naphte, éruptions volcaniques, cratères de boue ou de feu, émanations de gaz inflammables, du reste, parfaitement stérile, et privé de toute végétation ; de nombreux savans ont étudié l’histoire de la formation du pétrole aux diverses époques géologiques, et, bien que la plupart des hypothèses proposées soient très contestables, nous croyons intéressant de les rapporter ici.

Tout le monde a reconnu d’un commun accord que le pétrole américain se rencontre dans les terrains primaires, tandis qu’on trouve le pétrole russe dans les couches tertiaires de la formation aralo-caspienne. Mais ici commence le désaccord : suivant les uns, le naphte serait dû à la décomposition souterraine des substances végétales ; les autres lui attribuent une origine animale. Les premiers se fondent sur ce fait qu’en Amérique les gisemens pétrolifères sont voisins des gisemens de houille ; de plus, on extrait de la houille distillée des huiles analogues à l’huile de naphte, à cela près qu’elles ne se dissolvent pas ou presque pas dans la benzine. On a donc cru que le naphte avait été formé comme la houille d’une décomposition de végétaux en vase clos ; les émanations gazeuses et les flammes sacrées seraient la conséquence naturelle de cette décomposition, car les gaz accumulés dans les réservoirs y demeurent soumis à une énorme pression ; les émanations rétablissent l’équilibre entre la pression des gaz et la pression atmosphérique. D’autres fois, l’équilibre s’établit plus violemment : on connaît les explosions terribles qui accompagnent souvent le forage des puits, projettent les plus lourds appareils de sondage, et donnent naissance à ces puits jaillissans si dangereux et, en définitive, si stériles.

« Il est probable, dit M. Winchell, que parfois le naphte monte à la surface de la terre sous l’influence d’une force analogue à celle qui produit les puits artésiens ; pourtant, on croit devoir le plus souvent attribuer cette poussée à la pression des gaz. Il peut arriver qu’une cavité souterraine ou une portion de roches poreuses renfermées entre des couches imperméables contiennent de l’huile dans leurs parties inférieures, tandis que le reste est rempli d’hydrocarbures gazeux ; ces cavités peuvent être d’une forme quelconque et d’une dimension indéfinie, ou encore consister en plusieurs cavités ou fissures communicantes ; mais toujours le liquide est accompagné de gaz sous haute pression. La pression dans ce cas procède uniquement de la décomposition chimique en vase clos de substances organiques, nullement du poids d’un liquide placé dans des couches supérieures comme dans les puits artésiens. Si, par hasard, au cours du forage on atteint la partie supérieure de la cavité, le gaz s’échappe avec violence jusqu’à ce que sa pression soit égale à celle de l’atmosphère. Dans ce cas, pour obtenir l’huile, il faudra recourir aux pompes, car l’action du gaz, loin de soulever le liquide, le repousse au contraire vers les parois inférieures. Si le forage pénètre non dans la partie de la cavité qui contient les gaz, mais dans la partie où le liquide s’est amassé, la pression des gaz agissant sur la masse de liquide chassera l’huile dans le puits et donnera naissance à une source jaillissante. Le jet durera jusqu’à ce que l’équilibre soit rétabli ; mais quelquefois la force élastique des gaz est telle que la cavité se vide complètement. Si l’équilibre s’établit avant l’épuisement de la source, il faudra recourir aux pompes comme dans le cas que nous examinions tout d’abord…

« Les puits à jets intermittens semblent agir en certains cas à la manière des fontaines intermittentes ; cependant, c’est encore la pression des hydrocarbures gazeux qui les produit le plus souvent. Il peut arriver que le forage pénètre jusqu’à une fissure pleine de gaz comprimé, la traverse et arrive enfin à une cavité contenant de l’huile : l’huile se précipitera dans le puits, montera jusqu’au-dessus de la fissure à gaz et empêchera les dégagemens gazeux. Quand la colonne liquide n’est pas très épaisse, le gaz la soulève et la lance en pluie fine dans l’atmosphère ; quand la masse liquide deviendra plus lourde, elle sera projetée tout entière en un jet compact qui durera quelques secondes et sera suivi d’un jet gazeux ; puis l’huile obstruera de nouveau le puits jusqu’à ce qu’elle soit encore projetée et ainsi de suite. L’intervalle qui s’écoule entre deux jets liquides successifs dépend naturellement de la pression atmosphérique et de l’abondance de la source ; le même phénomène se produirait si la fissure à gaz était placée au-dessous de la fissure à l’huile, et même si les deux fissures se trouvaient au même niveau. »

Nous n’avons pas l’intention d’exposer dans le détail les théories des chimistes contemporains sur l’origine du pétrole ; nous rappellerons seulement, après l’opinion qui attribue au pétrole une formation analogue à celle de la houille, celle de tous ceux qui concluent, de ce fait que la houille diffère essentiellement du pétrole, que l’histoire de ces deux substances est absolument différente. Les uns, comme les professeurs Engler de Carlsruhe et Hofer de Léoben, suivis par la majorité des savans américains, voient dans le pétrole un résultat de la décomposition en vase clos de restes d’animaux marins. La preuve en est, suivant eux, que le pétrole se rencontre dans les terrains d’où la mer s’est retirée et qu’elle couvrait autrefois. Mais cette remarque, parfaitement juste, confirme aussi bien la doctrine, légèrement modifiée, des partisans d’une origine végétale : les végétaux marins ont donné naissance aux hydrocarbures, tandis que les arbres et les fougères terrestres ont produit la houille. Pourquoi cette différence ? On ne l’a pas suffisamment expliqué jusqu’à ce jour. M. Berthelot, dans les Annales de physique et de chimie (1866, t. IX, p. 482), fait intervenir les métaux enfouis dans le sol ; sa théorie, fondée sur l’action de simple présence que peuvent jouer certains corps dans les combinaisons chimiques, n’a pas plu aux géologues de profession, et M. Crew la contredit très vivement. Dans l’état des choses, il est bien difficile de prévoir quelle sera la théorie victorieuse.

Les hypothèses purement physiques sont généralement moins incertaines ; il est facile, par exemple, de confirmer la théorie de M. Ludwig Nobel sur la pluralité actuelle des réservoirs pétrolifères, théorie déjà fondée sur la différence de composition chimique des divers pétroles caucasiens. En effet, s’il existait un réservoir commun, la profondeur du gisement devrait être à peu près partout la même dans la même région ; aucun puits ne pourrait être tari sans que toutes les sources voisines le fussent en même temps ; on ne pourrait creuser le sol à côté d’un puits fécond sans trouver un gisement aussi productif que le premier, puisqu’il serait le même : or, il en va tout autrement. Il faut bien admettre que les gisemens sont aujourd’hui indépendans pour la plupart, que les sinuosités des réservoirs permettent de découvrir une source abondante à côté de puits vainement forés, etc. Assurément, il arrive que deux gisemens sont restés en communication ou sont mis brusquement en communication par une cause inconnue, quelquefois par la dynamite employée ; on s’explique dès lors comment le forage d’un puits peut stériliser un puits voisin, ou comment une source épuisée peut être régénérée tout à coup. Tout cela est très simple et paraît peu discutable.

Qu’on nous pardonne d’accumuler ainsi les hypothèses à la fin d’une étude qui semble tout d’abord fort capable de s’en passer. L’histoire du commerce, les détails de l’industrie quotidienne sont, à notre avis, d’un intérêt immédiat, et les renseignemens accumulés dans les précédens chapitres suffisent à montrer que nous n’y sommes pas indifférens ; mais, faute de théorie, la pratique dégénère bientôt en routine ; l’art séparé de la science est condamné à rester stationnaire, c’est-à-dire, au fond, à rétrograder ; et, sans les nombreuses tentatives, sans les expériences ingénieuses des chimistes et des physiciens, on verrait encore le naphte de Balakhané, lentement transporté, maladroitement distillé, demeurer inutile dans le Caucase, tandis que dans la Russie entière, de Pétersbourg à Odessa, le pétrole de Pensylvanie supplanterait encore et pour longtemps le produit national de l’Apchéron.


Notre dessein, en abordant une pareille étude, n’était pas d’instituer une comparaison suivie entre le pétrole russe et le pétrole des États-Unis : M. de Tchihatchef, dans un article que n’ont pas oublié les lecteurs de la Revue, a traité ce sujet avec une compétence et une autorité telles que, pour le traiter à notre tour, nous avons dû constamment recourir à l’auteur lui-même. Nous avons cru, maintenant que la comparaison entre les deux pétroles est bien établie, qu’il ne serait pas inutile de faire connaître l’un des deux élémens comparés ; que le pétrole de Bakou, supérieur à son rival par tant de côtés, méritait d’être à son tour étudié en lui-même et pour lui-même. Que sert à un produit d’être le meilleur des deux mondes, s’il en est le moins connu ?

Tout ce que nous avons dit, nous l’avons vu de nos propres yeux ou appris de la bouche des hommes les plus autorisés ; c’est un employé de la maison Zovianof qui nous a conduit sur les hauteurs de Balakhané au milieu des puits jaillissans et des sources fécondes qui alimentent les raffineries de la ville noire ; c’est M. Ludwig Nobel fils qui nous a fait visiter tour à tour les chambres de distillation, les réservoirs de benzine et de kérosine, les appareils destinés au traitement du masude et à la régénération de l’acide sulfurique ; c’est à lui aussi et à quelques ingénieurs dont nous avons mis à profit l’extrême obligeance que nous devons la plupart des renseignemens relatifs au commerce et à l’histoire de l’industrie pétrolifère dans l’Apchéron. Depuis notre voyage au Caucase, l’exploitation et l’exportation du pétrole russe ont augmenté au-delà de toute espérance ; et pourtant, toutes les sources du Turkestan et du Moughan demeurent encore intactes : la fabrication de la vaseline, de la benzine et des substances diverses qui concourent à la formation des couleurs d’aniline est encore fort négligée ; faute d’un assez grand nombre d’ingénieurs européens, sortis, par exemple, des grandes Écoles françaises, l’industrie n’a pas réalisé tous les progrès désirables ; le tunnel du Souram est à peine percé, et, surtout, le bill Mac-Kinley, ce bill de prohibition qui ferme aux produits européens les marchés de l’Union, n’a pas encore porté tous ses fruits. Car, si, comme il est probable, les gouvernemens européens refusent d’accepter à leur tour les produits d’Amérique, la consommation du pétrole de Bakou sera décuplée et au-delà. Qu’importe, d’ailleurs, que plus tard le bill Mac-Kinley soit abrogé ? Le produit caucasien, supérieur par le pouvoir éclairant, doué d’une force d’ascension capillaire plus considérable, d’ailleurs aussi pur et aussi peu coûteux, ne perdra jamais la première place une fois qu’il l’aura conquise ; en France, les rapports amicaux qui s’établissent entre Français et Russes contribueront aussi pour une grande part au développement des relations commerciales entre les deux pays ; bref, tout concorde, en 1891, à déterminer le triomphe prochain et définitif du pétrole russe. La concurrence du pétrole anglais de Birmanie, — fût-il aussi abondant qu’on le prétend à Londres, — n’est pas pour nous émouvoir ; d’ores et déjà la concurrence américaine ne nous effraie plus.


CALOUSTE S. GULBENKIAN.

  1. Depuis le mois d’octobre 1890, Askabad a pris une importance commerciale et stratégique toute nouvelle : une compagnie russe a obtenu du shah de Perse la concession du chemin de fer d’Askabad à Meched, sur la route de Hérat.
  2. « La péninsule d’Apchéron, dit M. Ludwig Nobel, mesure en superficie près de 2,000 kilomètres carrés, dont 400 seulement sont en exploitation. De 1832 à 1880, cette partie relativement restreinte a donné 240 millions de pouds de naphte (3 millions 850,000 tonnes), quantité qui, uniformément répartie sur le plateau exploité, représenterait une couche de 0m,45 d’épaisseur. Il s’ensuit que ce qui nous parait énorme n’est rien en comparaison des richesses accumulées dans les terrains pétrolifères de Bakou.
  3. Ces kalpaks, comme on le verra plus loin, ne suffisent pas toujours à contenir les jets de sources jaillissantes.
  4. Voici, pour l’année 1889, la statistique des puits de Bakou (réunion annuelle des industriels) :
    Nombre des puits Profondeur Proportion en tonnes Production moyenne de chaque puits
    29 de 60m à 105m 122,256 4,212
    54 de 105m à 160m 366,768 6,792
    70 de 1.60m à 210m 700,000 10,000
    37 de 210m à 230m 380,000 10,260
    28 de 230m à 255m 367,768 13,000
    23 de 255m à 270m 605,000 26,300
    8 de 270m à 285m 190,000 12,500
    9 de 285m à 305m 130,000 14,000
    2 de 305m à 340m 10,000 5,000
    1 de 340m à 345m 1,216 1,216
    Total 2,780,000 tonnes
  5. Les brusques changemens de température, dans la région de Bakou, produisent souvent d’énormes dilatations dans la série des tubes. La dilatation ordinaire est de 1 pied sur 1,400.
  6. L’unité en usage est le baril de 42 gallons ; on sait que la contenance d’un gallon est de 4 litres 1/2 environ.
  7. Voyez la Revue du 1er octobre 1888.
  8. Entre le pétrole de Bakou, essentiellement constitué par des hydrocarbures (Cn H2n) isomères de la série éthylénique, et le pétrole américain, formé d’hydrocarbures (Cn H2n + 2) de la série forménique, MM. Reilstein et A. Kurbatav ont trouvé un intermédiaire naturel dans le pétrole de Zarskije-Kolodzy, au centre du Caucase. Il se compose : 1° comme le pétrole américain, d’hydrocarbures forméniques ; 2° comme le pétrole de Hanovre et de Galicie, de petites quantités d’hydrocarbures (Cn H2n - 6) de la série aromatique ; 3° comme le pétrole de Bakou, d’hydrocarbures Cn H2n ; on y a trouvé du pentane (C5 H12), de l’hexane et de l’heptane, à côté d’un peu de benzol et de toluol. Remarquons que les hydrocarbures de Bakou, isomères de la série éthylénique, s’en distinguent nettement par leur peu d’affinité ; ils ressemblent par là aux carbures forméniques, et on les a considérés comme des carbures aromatiques perhydrogénés. (Dr Angenot, d’après Schützenberger et Jonine.)
  9. La puissance photométrique du pétrole russe, dans une lampe pouvant contenir 320 grammes d’huile, est de 12 bougies ; elle peut s’abaisser jusqu’à 9 bougies pour les huiles destinées à être consommées sur place.
  10. M. Aydon, Anglais, a voulu partager avec Chpakovsky la gloire d’avoir inventé le système à pulvérisateur.
  11. Une particularité remarquable, c’est que le rouble, dont la valeur reste fixe en Russie, est d’un cours très variable à l’étranger. Ainsi, la même somme de 23 francs, qui représentait en 1889 la valeur de 11 roubles, représente aujourd’hui 8 roubles seulement. L’industriel qui avait vendu pour 23 francs en 1889 ne touche aujourd’hui que 8 roubles au lieu de 11 ; c’est donc une perte pour lui, en même temps que c’est un bénéfice pour l’État, dont le crédit s’est relevé par ce fait que 8 de ses roubles valent aujourd’hui à l’étranger ce que valaient 11 roubles il y a deux ans. Ainsi, toutes les fois que le crédit russe se relève, l’industriel qui exporte perd d’autant, et il a tout à gagner à la baisse du crédit national. Les intérêts de l’État et des particuliers sont, comme on le voit, diamétralement opposés.