La Pêche en rivière/À la main

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Magasin d’Éducation et de Récréation, Tomes XIII-XIV, 1901
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À LA FOURCHETTE


Au début des vacances, entre deux coups de fourchette piqués sur les chabots et les loches d’un ruisseau de la Sèvre Nantaise, j’ai glissé quelques lignes du curieux chapitres de la pêche à la main, beaucoup plus pratiquées qu’on ne croit, mais insoupçonnée de la plupart des citadins, aucun livre scolaire ni programme sportif n’en faisant mention. J’ai l’agréable devoir d’y revenir, ne serait-ce que pour justifier l’intérêt que j’ai pris moi-même à ce genre de pêche, sans m’y adonner d’autre sorte, dévot de la gaule demeurant.

Un bon pêcheur à la main soit être amphibie et avoir le mépris des rhumatismes, aussi longtemps que ceux-ci ne l’obligent pas à renoncer à son aventureuse carrière.

L’exemple donné dans un demi-pied d’eau pour prendre une jeune truite affolée, cette leçon de choses, veux-je dire, est « l’enfance de l’art » ; aussi n’ai-je pas eu grand mérite à m’en rendre capable. Il n’en va pas de même lorsque l’homme plonge, sous des rives profondes, pleines d’écueils, où il avance toujours un peu à tâtons, encore que le sens de la vue soit très aigu chez lui.

Songez que le plongeur le mieux qualifié ne peut rester plus d’une minute hors de son élément naturel, qui n’est point précisément celui de la faune fluviale ou marine ; minute durant laquelle il lui faut surprendre le poisson et le ramener pantelant au bout de ses doigts, enfoncés dans les ouïes de la victime ; n’est-ce pas un tour de force ?

La ou les victimes, car quelquefois il en remontera deux du fond du gouffre, qu’il lancera sur le pré ou sur le sable, voire au diable, si la berge dessine une crête en saillie sur le lit du torrent ; puis il plongera de plus belle, fouillant les sous-bords et toutes les anfractuosités, pour reprendre enfin pied sur la terre ferme. Quel que soit l’état de la température ambiante, il sort de là littéralement cramoisi.

En été passe encore, mais au cœur de l’hiver ! Et pourtant cela se voit.

« J’ai, dit M. A. Philipon, dont personne ne suspectera le témoignage, j’ai connu certains professionnels qui étaient de véritables virtuoses dans ce genre. J’ai vu l’un d’eux, « travaillant » la fosse d’un moulin, plonger près d’une minute, puis remonter en me demandant quel poisson je désirais qu’il rapporte. Était-ce un brochet, une carpe ou une perche ? Mon homme replongeait et reparaissait avec la pièce demandée. J’en ai connu un autre en Moselle qui, au plus fort de l’hiver, prenait des barbillons dans les sous-rives et revenait parfois pliant sous le poids de sa capture. »

M. Charles Marsillon, ingénieur des arts et manufactures, ajoute son témoignage à celui de M. Philipon. Et combien d’autres je pourrais invoquer, s’il en était besoin, ici ou ailleurs !

J’ai personnellement connu un de ces virtuoses. C’était à Annecy, en l879, le soir de la Saint-Jean. Le matin, revenant d’une partie de pêche sur le lac, le maître d’armes du 30e de ligne me salua fort civilement du plus loin qu’il aperçut mon canot ; puis, à peine débarqué : « Êtes-vous des nôtres, ce soir, avec le tambour-major, qui veut vous montrer sa manière de pêcher aux gorges du Fier ? — Oui, certes, et avec grand plaisir », avais-je répondu, heureux de pressentir de l’inédit.

La canne d’un tambour-major n’ayant rien à faire avec mes habitudes journalières et mes goûts particuliers, ce n’est que par hasard qu’il m’avait été donné d’approcher l’ami du maître d’armes ; un tout petit tambour-major, du reste, pas plus haut qu’un chasseur à pied, qui répondra, si vous voulez bien, au nom de guerre de Tournefol, puisque c’est un nom assez commun en Savoie, où d’ailleurs le bon sens n’a pas encore perdu ses droits.

Ah ! où sont les beaux géants du règne de Louis-Philippe et du second Empire qui, précédés des sapeurs à tablier blanc et la hache sur l’épaule, eux brodés d’or sur toutes les coutures et coiffés d’un gigantesque bonnet à poil empanaché, faisaient sauter leur canne à des hauteurs vertigineuses, pour la recevoir du même geste tranquille et solennel, tandis que leur panache semblait vouloir menacer les cieux !

Mon ami Chauvelot, en revanche, était si long qu’il n’en finissait plus. À la leçon d’escrime des bleus, il fallait le voir se fendre à fond, en leur criant d’une voix de stentor : « Voilà comment on se fend sur le terrain… et dans l’armée française. » Qu’est-il devenu, ce vieux sergent aux moustaches féroces et d’un naturel plutôt timide dans les relations sociales ? Je voudrais que cet hommage le rejoignît quelque part.

Ayant pris le chemin de fer jusqu’à Lovagny, nous fûmes bientôt rendus. Bien que sans doute vaguement gênés dans des effets civils, mes deux compagnons ouvraient allègrement la marche le long des sentiers abrupts conduisant aux gorges du Fier. « Vous allez voir ! me disait à tout instant le brave Chauvelot d’un air capable en relevant ses moustaches de la dextre, vous allez voir ! »

Et nous arrivâmes de l’autre côté des gorges, au lieu dit la mer de Rochers, où le Fier a creusé son lit entre des parois presque verticales. Déjà dépouillé au départ de tout insigne militaire, le tambour-major acheva de s’humaniser en revêtant le costume de nos premiers parents ; après quoi, de l’œil, il se mit à sonder les creux du torrent qui, sous les rayons du soleil couchant, somnolait presque, faisant à cet endroit un léger remous glauque et sibyllin.

Pendant ce temps, le maître d’armes sortait d’un panier une corde à nœuds.

« C’est votre ligne, cela, Chauvelot ?

— Non, monsieur le lignard, sauf votre respect ; simplement l’échelle par laquelle, sûr de moi, daignera remonter Tournefol ; car vous devez vous apercevoir que, ici, ça manque de ponton, de débarcadère.

— En effet. Mais si le major descendait un peu plus bas, la berge est moins escarpée.

— Question de gymnastique ; faut pas contrarier le major, qui est libre après tout de choisir son terrain et de se fendre à volonté. »

Le major fit la culbute et disparut dans le gouffre.

Au bout du sixième plongeon, Tournefol avait pris dix superbes truites, dont une retomba dans son élément. Le plongeur, à chaque fois, grimpait après la corde à nœuds que lui avait tendue Chauvelot, celui-ci renversant aussitôt son torse en arrière et en portant la jambe gauche en avant afin de mieux supporter le poids du corps mobile suspendu en bas. À de certains moments, on eût dit que Tournefol flottait dans l’espace.

Je n’en pouvais croire mes yeux, le vertige me prenait : j’avais peur. Encore aujourd’hui, songeant à cette pêche fantastique, je ne suis pas bien sûr d’en avoir été témoin. Mais vous, les anciens d’Annecy, et vous, gentes dames de l’auberge du Pont-Vert, qui fîtes fête aux truites de la Saint-Jean, si la Parque n’a pas coupé le fil de vos jours alors semés de roses, dites de quoi était capable le pêcheur Tournefol, tambour-major du 30e de ligne !…

Il est une autre manœuvre qui, étant donné un cours d’eau à fond inégal et extravasé, consiste à nager « en chien », de façon à soulever l’écume autour de soi en gagnant le large, pour revenir à son point de départ en décrivant des courbes graduées. Au moyen de cette savante manœuvre, le nageur chasse devant lui le poisson affolé, qui se blottit dans les herbes du bord, sous les pierres, dans les trous de la rive non profonde. C’est ce qu’on appelle « battre l’eau ».

Après cette baignade, notre homme n’a plus, comme on dit, qu’à se baisser pour en prendre.

Battre l’eau est un acte illicite au premier chef ; mais le moyen d’empêcher les gens de nager en chien ! Le garde-pêche, s’il se trouve là par hasard, ne peut pas savoir s’il s’agit d’un exercice natatoire ou d’un exploit de braconnage. Quant au poisson, une fois passée la peur, il paraît tout heureux d’être cueilli à la main, après avoir été préalablement chatouillé sous le ventre. Aucun doute à cet égard.

Autre souvenir, tout à fait personnel et familial, celui-là. Il y a quelque trente ans, sur les bords de l’Yerre Dunoise, rivière à truites dont le lecteur se rappellera peut-être le nom, j’avais péché toute la matinée sans rien prendre, l’eau ayant été battue par une bande de pirates. « N’importe, me dit mon frère Alexis, puisque tu as amené la maman, nous mangerons du poisson ce soir. Viens ! tu me tiendras les jambes. »

Cette fonction de teneur de jambes ne m’était pas étrangère ; aussi n’eus-je qu’à suivre docilement le pêcheur, qui s’arrêta devant une sorte de ressaut de terrain, sous lequel la rivière faisait flèche. Après avoir relevé jusqu’à l’épaule la manche de sa chemise, mon frère se coucha sur cette berge inclinée, la tête presque dans l’eau, puis de la main explora un assez long temps la houle.

« Tiens-moi bien, Émile, j’en tiens une belle », balbutia-t-il enfin comme dans un hoquet. Et il sortit la bête de son trou, lui aux trois quarts aveuglé par l’eau, pour recommencer un peu plus loin avec le même succès. Notre mère, de l’autre rive, assistait à ces ébats singuliers, y prenait joie, vu l’absence de tout danger pour les siens.

La méthode du plat ventre vous expose moins qu’une autre aux rhumatismes ; car chacun sait que les rivières à truites, alimentées par des eaux de source, sont presque toujours glaciales.

Mais, en principe, à moins que l’on ne pratique cette pêche comme l’ex-tambour-major du 30e de ligne, il faut battre l’eau, soit à la nage, comme on l’a vu ci-dessus, soit, avec un bâton à la main, en marchant de guingois dans le lit de la rivière. Le niveau d’icelle étant d’ordinaire assez bas, rien de plus aisé : on se chausse de sabots pour protéger la plante des pieds contre les verres cassés, débris de vaisselle, ronces naturelles ou artificielles, dont peut être semé ce chemin fluvial.

L’eau battue, on la fouille ; ce qui devient de plus en plus paradoxal, sans cesser d’être d’une rigoureuse exactitude. Remarquons, du reste, que la loutre ne procède pas autrement que le pêcheur à la main, ou plutôt que celui-ci a pris modèle sur celle-là, l’homme n’ayant rien inventé…

« Vous dites que… ?

— … Bien avant l’homme, l’oiseau faisait son nid, et que sur les deux rives de la Bièvre il y avait des villages de castors, avec des rues tirées au cordeau.

— Vous nous en faites accroire, décidément.

— Non point… Dès qu’apparaît la civilisation, pressentant l’ennemi, le castor cesse de bâtir sa maison ou son château…

— ?

— Giraud de Barry, accompagnant Baudouin, archevêque de Cantorbury, en 1188, dit avoir vu des castella de castors dans le pays de Galles. Ce témoignage concorde avec celui un peu antérieur de Jacques de Vitry, évêque de Ptolémaïs, qui, dans son Histoire des Croisades, raconte que le castor, ne pouvant vivre longtemps sans tremper dans l’eau sa queue écailleuse, construit sa maison sur les rivières et y fait plusieurs étages, de façon à pouvoir monter ou descendre suivant la crue ou l’abaissement des eaux.

— Pourtant, sur le Rhône, où il existe encore, paraît-il, deux ou trois familles castoriennes, aucune trace d’habitation.

— Observation parfaitement exacte ; en tout cas, cet amphibie ne couche pas à la belle étoile. Il a su construire des galeries souterraines dont j’ai sous les yeux un très curieux schéma dessiné par M. Savoye, propriétaire du domaine de Maguelonne, en Camargue.

— Et puis ?

— La Bièvre a pris son nom du castor fiber des naturalistes, bever en celto-breton, biber en vieux tudesque. Presque partout, vous voyez, le nom latin. Comme surnom de localités, nous avons d’autres Bièvres, puis des Beuvrons, des Beuvronnes, et nous avons eu Bibracte, aujourd’hui Autun, ville principale des Éduens.

— Et, en ces temps-là, le bibrac se laissait-il cueillir à la main ?

— Jamais. Pas si bête !

— Et la loutre ?

— C’est vous, cher monsieur, qui voulez rire. »

Revenons à notre point de départ au sujet de cet ichtyophage, faussement apparenté avec le prince des végétariens.

J’ai dit : l’homme ne procède pas autrement que la loutre. En effet, elle se trémousse d’abord comme le diable dans un bénitier ; puis, quand elle juge le moment venu, se coulant dans l’ombre, elle choisit les plus belles pièces et, après leur avoir préalablement donné le coup de grâce, les va serrer dans son garde-manger, sauf à s’ouvrir l’appétit d’un fretin quelconque entre temps.

Quoique n’étant point sotte et armée pour la défense, du fait de ses épines dorsales, la perche est, de tous les poissons, le plus facile à prendre aux caresses ; sa rugosité même est un atout de plus dans la main du pêcheur, et elle a tant de confiance qu’on peut impunément la « bercer » sans qu’elle cherche à vous fausser compagnie. Bercer est bien le terme propre, d’autant que vouloir violenter cette espèce serait imprudent.

Le brochet, lui aussi, se laisse approcher, mais il glisse entre les doigts. Outre cela, les lui fourrer dans les branchies est chose dangereuse, celles-ci étant protégées par de petites dents très acérées, sans compter les sept cents dont sa gueule est armée.

Et l’anguille ? Quelqu’un dont la parole n’est point suspecte, m’a assuré en avoir vu prendre, la main étant gantée de coton. Il se peut ; encore sera-ce en eau tarie, par surprise, et en la saisissant d’autorité ; car, avec elle, il ne faut pas essayer de profiter de l’ouverture de l’opercule pour l’appréhender aux ouïes, cette ouverture étant restreinte, c’est-à-dire proportionnée à la grosseur de la tête. Et il faut compter avec sa queue, cette terrible queue d’anguille qui s’enracine n’importe après quoi, et d’une résistance à nulle autre pareille !

Quant au chevesne et à la vandoise, dont pourtant la sauvagerie est notoire, ils n’échappent pas à la régie générale. Ils sont également bêtes ; pourvu que leur chair soit bonne, ne leur en veuillons pas trop. Mais c’est un axiome courant que « tant vaut l’eau, tant vaut le poisson ». Ici, par exemple, la truite est saumonée ; là, non. Cependant, les rivières voisinent ; question d’habitat.

On risque parfois, en fouillant les houles, d’être mordu par un rat d’eau, ou de sentir une couleuvre s’enrouler autour de votre poignet : simples incidents.

Une objection à présent, qu’on m’a souvent faite à propos de la pêche à la main dans les petites rivières, c’est que celles-ci peuvent être dépeuplées du jour au lendemain, surtout lorsque se produit la baisse des eaux. J’en tombe d’accord ; mais il faut bien se dire que le poisson ne saurait échapper à sa destinée, et qu’il vaut mieux, somme toute, que ce poisson soit pris à la main que brutalisé par la dynamite ou empoisonné par une drogue quelconque.

Par ailleurs, le plongeur mis en cause, nous répondrons ceci : loyale étant la capture, l’espèce symbolique du court-bouillon aurait mauvaise grâce à y trouver à reprendre. En effet, on ne se jette pas dans un gouffre du Fier pour y pécher une ablette ; pas plus, j’imagine, que les pêcheurs cinghalais ne se laissent descendre, une lourde pierre à chaque pied, au fond de l’océan Indien, pour en rapporter un hippocampe.