La Pêche et la pisciculture en France/01

La bibliothèque libre.
La Pêche et la pisciculture en France
Revue des Deux Mondes3e période, tome 60 (p. 576-606).
LA
PECHE ET LA PISCICULTURE
EN FRANCE

I.
LES EAUX DOUCES.

I. Les Poissons, par MM, Gervais et Boulart, 1877; Rothschild. — II. Pathologie des poissons, par M. Michel Girdwoyn, 1880; Rothschild. — III. La Pisciculture et la Pêche en Chine, par M. Dabry de Thiersant, 1872; Masson. — IV. La Pisciculture fluviale et maritime, par M. de Bon, commissaire-général de la marine, 1880 ; Rothschild. — V. Les Poissons d’eau douce et la Pisciculture, par M. Ph. Gauckler, 1881 ; Germer-Baillière. — VI. Traité de pisciculture pratique, par M. Koltz, 1883; Masson. — VII. Quatre Conférences sur la pisciculture d’eau douce, par M. Gobin. Mémoire manuscrit adressé à la Société nationale d’agriculture, 1882. — VIII. Rapports au sénat de la commission d’enquête sur le repeuplement des eaux, 1880-1883.

Préoccupé des plaintes qui s’élevaient de toutes parts au sujet de la dépopulation graduelle de nos rivières et de notre littoral maritime, le sénat nommait, au cours de la session de 1879, une commission de dix-huit membres dont la tâche était ainsi définie : « Recueillir, même par voie d’enquête, tous les renseignemens 1° sur l’état actuel des eaux fluviales et maritimes de la France au point de vue des produits de la pêche ; 2° sur les meilleurs procédés de repeuplement des eaux et les mesures à prendre pour maintenir leur fertilité. » Cette commission a aujourd’hui terminé sa tâche, et, dans un rapport général résumant les enquêtes particulières faites par ses divers membres, M. Bonnet a formulé ses conclusions.

L’opinion publique n’avait pas attendu cette manifestation officielle pour s’occuper de cette question, ainsi que le témoignent les nombreux travaux parus dans ces derniers temps, et répondant tous à la même préoccupation : celle de tirer parti pour l’alimentation publique des immenses ressources que renferment les eaux et qui, en France, sont encore si peu exploitées comparativement à d’autres pays. Sans parler des ouvrages comme celui de M. Blanchard et celui plus récent de MM. Gervais et Boulart, qui se maintiennent sur le terrain de la science pure, nous pouvons signaler un grand nombre de traités pratiques dont les principaux sont mentionnés en tête de cette étude, et surtout les mémoires manuscrits sur la pisciculture d’eau douce et sur la pisciculture marine, que M. Gobin, professeur d’agriculture du département du Jura, a soumis à la Société nationale et qui ont valu à leur auteur une médaille d’or à l’effigie d’Olivier de Serres.

Bien que cette question ait déjà plusieurs fois été traitée dans la Revue[1], on voit qu’elle n’a rien perdu de son actualité. Il n’est pas inutile d’exposer les progrès qu’elle peut avoir faits depuis ces premiers travaux, de façon à permettre au lecteur d’apprécier les ressources ichtyologiques de notre pays et les mesures proposées par le sénat pour en accroître l’importance.


I.

Au point de vue hydrographique, la France est aujourd’hui partagée en quatre grands bassins principaux, celui de la Seine, celui de la Loire, celui de la Gironde et celui du Rhône. Ces fleuves se ramifient à l’infini et embrassent le pays tout entier dans le réseau de leurs affluens. Les eaux qui les alimentent proviennent des pluies qui, après s’être infiltrées dans la terre, reparaissent sous forme de sources et de ruisseaux. La longueur de ces cours d’eau, de toutes dimensions, est évaluée par M. Gobin à 157,000 kilomètres représentant une superficie de 73,000 hectares. Il faut y ajouter, pour avoir le domaine aquatique de la France, 20,000 hectares de lacs et 110,000 hectares d’étangs d’eau douce; les étangs salés faisant partie du domaine maritime

Les poissons n’habitent pas indifféremment toutes les eaux ; il faut, pour qu’ils puissent y vivre, que celles-ci renferment en dissolution une certaine quantité d’air respirable. Il faut, de plus, qu’elles ne contiennent pas une trop grande proportion d’acide carbonique ou d’hydrogène sulfuré, non plus que des matières terreuses ou organiques qui empêcheraient le fonctionnement des organes respiratoires ou qui altéreraient la composition du liquide. Les poissons, en effet, respirent par des branchies ou lamelles en forme de dents de peigne, qui se trouvent placées en arrière des yeux et qui sont recouvertes d’un opercule corné fonctionnant comme une soupape. Ils avalent par la bouche l’eau qui sort par ces opercules après avoir laissé dans les branchies l’air qu’elle renfermait. Si cette eau est chargée de matières inertes qui gênent le jeu des organes, ou si elle a été privée de son oxygène par des substances en décomposition, elle est mortelle pour le poisson. Les eaux doivent de plus renfermer les substances nécessaires à l’alimentation de leurs habitans. C’est la végétation aquatique qui y pourvoit en produisant des plantes qui servent soit directement à la nourriture de certaines espèces, soit à celle d’une multitude d’animaux dont d’autres espèces font leur proie. Ces plantes jouent encore un autre rôle ; elles absorbent le carbone de l’acide carbonique contenu dans l’eau, en dégagent l’oxygène, et contribuent ainsi à la rendre plus respirable. À ce point de vue, la constitution géologique du sol n’est pas sans influence sur les espèces de poissons qui habitent les rivières, puisque c’est de cette constitution que dépend la nature des plantes qui les nourrissent. C’est là toutefois une question encore obscure et qui demande à être étudiée de près.

L’eau atteignant son maximum de densité vers 4°, les couches qui ont cette température sont les plus lourdes et tombent au fond. Si la température de l’air est supérieure à 4°, les couches en contact avec l’atmosphère seront plus chaudes que celles du fond ; si, au contraire, la température atmosphérique est inférieure à 4°, elles seront plus froides. Il se produit donc, non-seulement d’une saison à l’autre, mais même du jour à la nuit, un courant vertical qui contribue à maintenir dans la masse aqueuse un degré de chaleur à peu près uniforme et à en aérer successivement toutes les parties. Les poissons, étant des animaux à sang froid, ne peuvent supporter un abaissement de température trop prolongé ; la plupart meurent à — 10 degrés. Aussi, pendant l’hiver, se réfugient-ils dans les fonds où le froid est moins rigoureux, et où ils vivent dans un état d’engourdissement presque absolu. Ils sont, pour la plupart, pourvus d’une vessie natatoire renfermant des gaz dont ils peuvent à volonté accroître ou diminuer la quantité, et qui, suivant les belles expériences de M. le docteur Armand Moreau, leur sert à se mouvoir dans le sens vertical. Comme leur corps a, à très peu près, la densité de l’eau, la plus légère augmentation ou diminution de volume, produite par la distension des gaz ou par leur expulsion, suffit pour les rendre plus légers ou plus lourds que le milieu ambiant et les faire monter ou descendre. Grâce à cet ingénieux mécanisme, ils peuvent toujours rechercher les couches dont la température leur est le plus favorable. Si les poissons ne supportent pas le froid, la plupart ne s’accommodent pas mieux de la chaleur ; la truite meurt dès que l’eau atteint 25 degrés et le saumon ne peut vivre au sud du 40e degré de latitude nord. Les eaux situées à une trop grande altitude, comme celles de certains lacs des Alpes et des Pyrénées, soumises à une pression atmosphérique très faible ou exposées à se congeler pendant une partie de l’année, ne peuvent pour ce motif convenir à un grand nombre d’espèces.

Les poissons qui habitent nos cours d’eau sont ou sédentaires ou anadromes, c’est-à-dire migrateurs. Parmi les premiers, les plus répandus sont la carpe, la tanche, le barbeau, Is chevêne, le brochet, la lotte, la perche, la truite, le goujon et nombre d’autres moins recherchés et confondus sous la dénomination générale de poissons blancs. Parmi les seconds figurent le saumon, l’anguille et l’alose. Les uns habitent de préférence les eaux courantes des rivières et des ruisseaux ; les autres, les eaux tranquilles des lacs ou les fonds vaseux des étangs, mais sans en faire cependant leur demeure exclusive. Nous ne pouvons ici faire une description détaillée de chacune de ces espèces, et nous devons renvoyer le lecteur aux ouvrages spéciaux, notamment à celui de MM. Gervais et Boulart, dont nous avons déjà parlé[2]. Nous nous bornerons à dire quelques mots des mœurs des principales d’entre elles, pour qu’on puisse se rendre compte de l’opportunité et des moyens de les multiplier.

La carpe, originaire de la Perse, était connue des anciens, qui, parce qu’elle était exotique, l’ont prise longtemps pour un poisson de mer. Les Romains l’introduisirent dans les Gaules, et, au moyen âge déjà, elle peuplait les nombreux étangs exploités par les seigneurs et les couvens. Elle s’y propagea rapidement. On la rencontre aujourd’hui à peu près dans tous les cours d’eau de l’Europe. Comme elle ne se reproduit pas dans les eaux froides et qu’elle se repaît surtout de végétaux, de vers et d’insectes, elle préfère au séjour des rivières celui des étangs, dont la température est toujours relativement élevée et dont les fonds vaseux lui fournissent une abondante nourriture. Cependant c’est dans les eaux courantes qu’on rencontre les variétés les plus estimées, comme le carpeau du Rhin et la carpe bleue du Danube. La carpe grandit vite et s’engraisse facilement, surtout si on lui fait subir l’opération de la castration; en trois ans, elle peut arriver à peser 3 kilogrammes, et l’on en a vu, avec le temps, atteindre jusqu’à 30 kilogrammes. Elle est très prolifique et pond, suivant ses dimensions, de deux cent mille à six cent mille œufs qui s’attachent aux plantes aquatiques. Elle fraie généralement au mois de juin; mais quand la température est favorable et que les eaux se maintiennent à 20 degrés, elle recommence plusieurs fois par an. La tanche, la brème, habitent, comme la carpe, les eaux courantes, tout en préférant les étangs. Il en est de même du chevêne, du barbeau et des diverses espèces de poissons blancs dont le rôle utile dans les cours d’eau est de servir de pâture aux poissons carnassiers, dont la chair est beaucoup plus estimée.

Le brochet est l’un de ceux-ci ; habitant indifféremment les lacs, les étangs et les rivières, c’est l’un des poissons les plus répandus du globe ; il a le corps cylindrique, la tête déprimée et oblongue, la bouche très fendue et fortement armée de dents recourbées en arrière. Il est d’une voracité extrême et peut, en deux jours, consommer son propre poids de nourriture. Il croît rapidement; au bout d’un an, il atteint 0m,30 et pèse 1 kilogramme ; on en a trouvé du poids de 40 kilogrammes. Comme il est exclusivement ichtyophage et que chaque kilogramme de brochet représente environ 47 kilogrammes de poissons consommés par lui, on comprend que lorsqu’on le laisse se multiplier dans les cours d’eau il les dépeuple rapidement. Sa chair est blanche, ferme et de bon goût, surtout quand il n’est pas trop âgé. Il vit ordinairement solitaire, mais au moment du frai, il recherche la société. La femelle pond en février et mars des œufs qu’elle dépose sur les végétaux et qui ne mettent que de douze à quatorze jours pour éclore.

La perche, comme le brochet, se rencontre dans toutes les parties tempérées de l’Europe ; elle est également très vorace et très prolifique. Ses nageoires dorsales sont munies de piquans, qu’elle redresse lorsqu’elle est attaquée. Elle n’arrive jamais à de grandes dimensions et ne dépasse guère le poids de 1k,500, mais sa chair est ferme, blanche, d’un excellent goût et plus estimée même que celle du brochet. La lotte a le corps presque cylindrique et ressemble à l’anguille; elle est jaune verdâtre, marbrée de taches brunes; elle a la bouche grande et la mâchoire inférieure munie d’un barbillon charnu. Aussi vorace que le brochet, elle se nourrit de frai qu’elle cherche en rampant sur le sol, et de poissons qu’elle attire en agitant son barbillon semblable à un ver. Sa chair est également très savoureuse.

La plus estimée parmi les espèces sédentaires qui habitent nos lacs et nos ruisseaux est certainement la truite, dont les nombreuses variétés sont toutes appréciées des gourmets. Elle est très répandue, mais elle se plaît surtout dans les eaux froides et vives des pays montagneux. Sa robe varie suivant les milieux qu’elle habite; ordinairement vert olive sur le dos et sur la tête, où elle est mouchetée de taches noires, elle se dégrade sur les flancs, où les taches deviennent rouges. La truite se nourrit surtout d’insectes, de vers, de crustacés. Quand elle a acquis une taille suffisante, elle chasse la loche, l’ablette et le gardon. Lorsque les alimens lui manquent, elle s’attaque à ses semblables, et quand une fois elle en a goûté, elle n’en veut plus d’autres. L’abondance des truites dans une rivière est donc en rapport avec la nourriture qu’elles peuvent y trouver, parce que, quand elles sont trop nombreuses, elles rétablissent d’elles-mêmes l’équilibre. La truite recherche l’ombre des arbres ou des rochers ; elle reste en place pendant des heures, faisant tête au courant, happant au passage les proies qu’il lui amène ou s’élançant comme une flèche sur celles qui passent à sa portée. A l’approche de la ponte, qui se fait de novembre à mars, elle remonte les cours d’eau à la recherche des frayères, creuse son nid dans le gravier, près d’une cascade, et pond des œufs rosés de la grosseur d’un petit pois, indépendans les uns des autres, et que le mâle vient ensuite féconder. Après cent ou cent vingt jours d’incubation, les alevins éclosent et conservent pendant vingt à trente jours encore la vésicule vitelline de l’œuf qui leur sert de nourriture et qu’ils résorbent peu à peu, cachés sous des pierres pour échapper à leurs ennemis. Parmi les diverses variétés, il faut mentionner la grande truite des lacs, qui pèse de 4 à 5 kilogrammes; la truite saumonée, qu’on a prise pendant longtemps, mais à tort, pour un hybride de la truite commune et du saumon ; l’ombre commun et l’ombre-chevalier, qui appartiennent, comme la truite, à la famille des salmonidés et qui, quoique formant des espèces différentes, ont à peu près les mêmes mœurs et les mêmes qualités.

Les poissons migrateurs ou anadromes sont ceux qui vont frayer dans d’autres eaux que celles qu’ils habitent ordinairement. Les principaux sont l’anguille, l’alose et le saumon.

L’anguille se rencontre dans toutes les parties du monde, sauf dans les bassins des fleuves qui versent leurs eaux dans la Mer-Noire. Elle fraie à la mer, et les petits, à peine nés, se précipitent en immenses quantités dans les fleuves et les ruisseaux, qu’ils remontent jusqu’à leur source. L’anguille a le corps cylindrique et couvert d’écaillés très petites ; elle a la tête comprimée, l’œil petit ; elle se nourrit d’insectes, de limaces, de grenouilles, de poissons et d’écrevisses. Pendant la nuit, elle sort de l’eau et rampe comme un serpent pour chercher sa proie dans les prairies humides. Elle peut atteindre une longueur de 1m,80 et un poids de 4 à 5 kilogrammes; après plusieurs années passées dans l’eau douce, elle descend à la mer en octobre et novembre, en s’abandonnant au courant pelotonnée en boule avec plusieurs individus de son espèce.

L’alose appartient à la famille des harengs et des sardines; c’est un poisson de mer qui fréquente les rivières pour y déposer son frai. Il a le corps comprimé sur les côtés, la tête petite, le des verdâtre et le reste du corps d’un blanc argenté avec deux taches noires derrière les ouïes. Il ne se nourrit pas dans les eaux douces et tire toute sa subsistance de la mer; il est très estimé, à la condition d’être pris avant la ponte, qui a lieu en mai et juin, car, après ce moment, il maigrit beaucoup et s’épuise au point de mourir de faiblesse. Il est tellement abondant en Russie qu’on est obligé de le saler pour en tirer parti, comme d’ailleurs on fait de l’anguille en Italie.

De tous les poissons qui fréquentent nos cours d’eau, le plus important, aussi bien sous le rapport de la taille que sous celui de la qualité de la chair, est le saumon. Habitant la mer, à l’embouchure des fleuves où il se nourrit et se développe, il ne pénètre dans les eaux douces que pour y frayer. Il remonte les courans les plus rapides et franchit les obstacles qu’il rencontre sur sa route en repliant sa queue et en la détendant ensuite comme un ressort. Le choc de l’eau suffit, pour enlever le corps à une grande hauteur et lui faire sauter des barrages de 5 à 6 mètres. S’il manque son coup, il recommence jusqu’à ce qu’il réussisse ou qu’il tombe épuisé. Lorsque la femelle a trouvé un endroit propice, elle creuse dans le lit du ruisseau un nid de 1 à 2 mètres de longueur sur 0m,30 à 0m,40 de profondeur, dans lequel elle se couche et pond ses œufs en même temps que le mâle, placé à côté, répand la laite qui les féconde. Elle les recouvre alors de gravier pour les mettre à l’abri de leurs ennemis et les abandonne à eux-mêmes. Après une incubation qui, suivant la température, varie de quatre-vingt-dix à cent vingt jours, les petits éclosent et conservent encore, comme ceux des truites, pendant trente ou quarante jours la vésicule ombilicale. Une fois celle-ci disparue, l’alevin, qui prend le nom de parr, est en état de se nourrir lui-même. Un an après leur naissance, les parrs changent de couleur, prennent sur le dos une teinte bleue d’acier et azurée sur le ventre. Ils passent alors à l’état de smolts et réunis en troupes, ils se rendent à la mer. Ils ont à ce moment de 0m,12 à 0m,5 de longueur, mais lorsque après deux mois de séjour dans les eaux salées, ils reparaissent sous le nom de grilses, ils pèsent déjà de 1 kil. 1/2 à 2 kilogrammes. Après la ponte, les grilses retournent à la mer et en reviennent quelques mois après à l’état de saumons adultes pesant de 3 à A kilogrammes. Leur poids augmente avec l’âge et l’on en trouve fréquemment de 10 à 15 kilogrammes. Cette prodigieuse croissance est due à la grande quantité de nourriture, que, sous forme de proies vivantes, le saumon trouve le long des côtes, dont il ne s’éloigne jamais à plus d’un mille. Il revient toujours dans les rivières qui l’ont vu naître, ainsi qu’on a pu le constater par des marques faites à des individus pris et relâchés. Le saumon ne s’accommode pas de températures élevées et ne se rencontre pas au sud du 40° degré de latitude. Les essais d’acclimatation qu’on en a faits dans la Méditerranée et dans la Mer-Noire ont été infructueux. Il en existe plusieurs variétés, mais elles ont toutes les mêmes mœurs et les mêmes qualités.

On peut encore mentionner parmi les poissons migrateurs la lamproie et l’esturgeon, qui sont aujourd’hui devenus assez rares dans nos rivières, mais qu’on trouve, surtout le dernier, en grande abondance dans celles de la Russie.

Il est un autre habitant de nos eaux que nous ne pouvons passer sous silence, bien qu’il n’appartienne pas à la classe des poissons, mais à celle des crustacés, c’est l’écrevisse. L’écrevisse aime à s’abriter derrière les pierres et les racines d’arbres et ne quitte sa demeure que le soir, pour chercher sa pâture, qui consiste en substances animales ou végétales. Elle croît lentement et ne devient de qualité marchande qu’après quatre ans. Si elle a été bien nourrie, elle atteint alors une longueur de 0m,15 à 0m,18. L’écrevisse fraie en automne, après accouplement, et pond des œufs qui restent adhérens à la queue et n’éclosent qu’au mois d’avril. Tous les ans, elle change de test et en sécrète elle-même la substance. C’est pendant cette opération, qu’on appelle la mue, que l’écrevisse est surtout exposée aux attaques de ses ennemis. En 1879, une grande mortalité s’est produite simultanément en France, en Suisse et en Allemagne sur les écrevisses et s’est continuée jusqu’aujourd’hui en dépeuplant presque tous les cours d’eau. On l’attribue généralement à l’invasion d’un entozoaire du genre distome qui vit aux dépens des muscles du crustacé, et le fait périr. Il semble cependant que le fléau soit devenu moins meurtrier et que, depuis quelques années, nos eaux commencent à se repeupler.

Telles sont les principales espèces indigènes dont nous tirons parti pour notre alimentation ; il en existe un grand nombre d’autres qui pourraient être acclimatées chez nous et qui augmenteraient la variété de la population aquatique de la France. De ce nombre sont le gourami, poisson excellent, originaire de Cochinchine et qui de là s’est répandu en Chine, à Java, en Australie et à l’île Maurice. Les tentatives faites au siècle dernier par Suffren pour l’introduire en France ont été infructueuses, bien qu’on puisse espérer pour l’avenir un meilleur résultat. Notre consul en Chine, M. Dabry de Thiersant, a réussi, de son côté, à ramener vivans en Europe, en 1868, le yong-yu, le tsin-yu et quelques autres espèces qu’il serait très désirable de pouvoir acclimater, parce que ces poissons, d’un goût délicat, sont herbivores et ne prendraient la place d’aucune de nos espèces indigènes. Au contraire, il n’y a aucun intérêt à chercher à introduire chez nous de nouvelles espèces carnivores, comme le silure ou le sandre, qui ne pourraient qu’aider les nôtres au dépeuplement des rivières.

Nous n’avons pas à entrer ici dans le détail des procédés au moyen desquels on s’empare du poisson. On en trouve l’ample description dans les livres spéciaux. Ces procédés sont nombreux, depuis la pêche à la ligne jusqu’à la mise à sec des cours d’eau ; les uns constituent un sport recherché par les amateurs, les autres ont un caractère exclusivement industriel et commercial. Ils sont régis les uns et les autres par le code sur la pêche fluviale du 15 avril 1829, par la loi du 31 mai 1865, ainsi que par les ordonnances et décrets rendus pour l’exécution de ces lois. Ces divers documens législatifs attribuent le droit de pêche à l’état dans les cours d’eau navigables ou flottables, et aux riverains dans ceux qui ne rentrent pas dans cette catégorie ; ils fixent les limites de la salure des eaux qui sont celles de la pêche maritime dans les fleuves ; ils interdisent l’établissement d’appareils ayant pour objet d’empêcher la circulation du poisson, prohibent l’emploi de drogues destinées à le tuer ou à l’enivrer pour s’en emparer plus facilement, règlent la nature des engins dont les pêcheurs peuvent se servir, déterminent enfin, suivant les espèces, les époques pendant lesquelles la pêche est permise, afin de protéger le poisson dans le temps du frai.

Sous l’empire de ces règlemens, et aux conditions stipulées dans un cahier des charges, le droit de pêche dans les cours d’eau appartenant à l’état est mis en adjudication par périodes de neuf années. C’est une longueur d’environ 16,000 kilomètres et une étendue de 40,000 hectares. Le prix actuel de location est de 858,000 francs. La quantité de poisson qu’on y prend est évaluée à 999,000 kilogrammes d’une valeur de 1,168,000 francs. Dans ces chiffres ne sont pas compris les poissons pris à la ligne flottante par les amateurs auxquels la loi réserve la faculté de se livrer à ce genre de pêche. Les lacs, les étangs et les cours d’eau particuliers, qui représentent une étendue de 163,000 hectares, fournissent 9,259,000 kilogrammes d’une valeur de 10,833,000 francs. Les étangs entrent dans ces chiffres pour la plus grosse part, parce qu’ils sont des propriétés privées, susceptibles d’appropriation, et qu’ils peuvent dès lors être exploités industriellement. Quant aux rivières, comme elles n’appartiennent à personne en particulier, puisqu’elles sont à tous les riverains, elles sont aujourd’hui beaucoup moins poissonneuses qu’autrefois, si l’on en croit non-seulement les auteurs spéciaux, mais aussi les documens officiels, desquels il résulte, par exemple, qu’avant 1789 la seule pêche du saumon en Bretagne était louée 200,000 francs.


II.

Envisagée à un point de vue général, la pisciculture, ou plutôt l’aquiculture, est la science des moyens physiques ou économiques par lesquels on parvient à favoriser la multiplication du poisson et à accroître, par la culture des eaux, la masse des substances qui concourent à la nourriture de l’homme. Elle se propose de transformer en alimens les matières inutiles ou perdues que les poissons se sont d’abord assimilées. Dans l’état de civilisation où nous sommes, nous ne saurions laisser improductives les immenses surfaces occupées par les eaux et ne pas chercher à tirer parti de toutes les ressources que la nature met à notre disposition. On distingue l’aquiculture domestique, qui a pour objet de conserver les poissons dans des espaces clos et de les y nourrir artificiellement, comme on ferait d’animaux en stabulation, et l’aquiculture naturelle qui, ayant surtout en vue le repeuplement des cours d’eau, laisse aux poissons en liberté le soin de pourvoir eux-mêmes à leur subsistance.

La principale application de l’aquiculture domestique est l’élevage des poissons dans les étangs. Il a été pratiqué de tout temps et chez tous les peuples. Il en est question dans les livres chinois comme dans la Bible, et les Romains le connaissaient aussi bien que les moines du moyen âge. Il tenait à cette époque une assez large place dans les préoccupations pour que Ch. Estienne en fît mention en ces termes dans sa Maison rustique, publiée en 1583. « Le point premier et principal d’une maison rustique est de n’avoir faute d’aucune chose, tant pour la provision du seigneur que pour le profit qui peut en venir. Le bon messager donc ne fera peu de cas des poissons, vu que d’iceux il peut tirer nourriture et grand revenu, ains doit avoir près la maison quelque lieu de réserve pour bastir estangs et viviers. Quant à la mare et la fosse à poissons, doyvent être souvent curées, repeuplées de nouveau et rafraîchies de menue denrée; car de toujours prendre et rien n’y mettre, cela fait le monceau decroistre. » Depuis la fin du XVIIIe siècle, le nombre des étangs a considérablement diminué en France. Il en existe aujourd’hui 110,000 hectares répandus surtout dans les départemens du Cher, de l’Indre, de l’Indre-et-Loire, de l’Ain et du Jura.

Rien n’est plus simple que de créer un étang quand on possède les deux rives d’un ruisseau encaissé dans une vallée; il suffit de construire une digue qui, arrêtant le cours de l’eau, force celle-ci à s’accumuler derrière cet obstacle. Mais pour que les poissons puissent y prospérer, il faut non-seulement que cette eau soit pure et bien aérée, mais aussi que le sol soit favorable à la végétation des herbes aquatiques qui devront les alimenter ou qui serviront de demeure aux insectes dont ils feront leur proie. Le sous-sol doit être imperméable, et la digue, suffisamment solide pour résister à la poussée du liquide, doit être munie d’une vanne qui permet de faire varier le niveau, et d’une bonde de fond qui sert à vider l’étang. En avant de la digue, est un bassin pourvu d’une grille qui, au moment de la mise à sec, retient le poisson entraîné par le courant. Grâce à ces dispositions, on peut facilement élever des carpes dont on provoque la multiplication en établissant des frayères artificielles formées de claies et de fagots où elles vont pondre leurs œufs. Quant au brochet, il est inutile de s’en occuper, car il se propage spontanément par l’intermédiaire des oiseaux aquatiques. Généralement on pêche les étangs tous les trois ou quatre ans, et on en obtient de 300 à 400 kilogrammes de poisson par hectare. Beaucoup de propriétaires, après la mise à sec, livrent le sol à la culture pendant un ou deux ans et en tirent de belles récoltes sans y mettre aucun engrais, ils détruisent ainsi les œufs de brochets et les autres ennemis des poissons qui auraient pu se cacher dans la vase ou dans les herbes. Un étang bien conduit peut produire environ 200 francs de revenu net par hectare.

La production des écrevisses est également très avantageuse. On peut en élever dans les étangs ordinaires, qu’elles assainissent en les débarrassant de tous les détritus animaux qu’ils renferment; mais il est préférable de les parquer dans des fossés alimentés d’eaux vives et un peu calcaires, dans les rives desquels elles peuvent s’abriter. Nourries avec des débris animaux, du sang, des larves d’insectes, elles arrivent, après quelques années, à d’assez fortes dimensions et peuvent donner presque sans frais un revenu appréciable. C’est un moyen lucratif de mettre en valeur les terrains humides et marécageux qu’on laisse trop souvent improductifs. Des divers procédés employés pour augmenter la population des eaux, celui auquel on a plus particulièrement donné le nom de pisciculture est la fécondation artificielle des œufs de poisson. Elle consiste à extraire ces œufs du ventre de la femelle au moyen d’une légère pression, et aies féconder par la faite du mâle obtenue de la même façon. Cette opération qui, à vrai dire, n’a rien d’artificiel puisqu’elle se borne à provoquer, sur des poissons captifs, une fonction physiologique qu’ils remplissent spontanément à l’état libre, est applicable à peu près à toutes les espèces ; mais il en est beaucoup pour lesquelles elle est inutile et qui se reproduisent toujours en quantité suffisante, sans qu’il soit nécessaire pour l’homme d’intervenir. On n’a aucun intérêt-à multiplier, par exemple, les espèces voraces, comme la perche et le brochet, qui ont peu d’ennemis à craindre, se mettent en chasse à peine au sortir de l’œuf et qui, malgré la qualité de leur chair, coûtent, par les autres poissons qu’ils détruisent, toujours plus qu’ils ne valent. Il en est de même des anguilles, qui vont frayer à la mer et dont les alevins remontent les fleuves en si grande abondance qu’un seul verre de cette montée suffit pour repeupler de vastes étangs. Il est à peu près inutile aussi de s’occuper des carpes, qui pondent des œufs par millions, et dont il suffit de placer un couple dans une simple mare, au moment du frai, pour avoir, quelques semaines après, des milliers de jeunes carpes propres au repeuplement des pièces d’eau. Les mares des fermes pourraient être utilisées de cette façon, avec grand profit pour le fermier.

Les seules espèces réellement précieuses qui, en dehors des mesures générales de police, méritent des soins particuliers, appartiennent à la famille des salmonidés et sont représentées chez nous par la truite et le saumon. Elles y ont droit non-seulement à cause de la qualité exceptionnelle de leur chair, mais aussi à raison des circonstances qui entravent leur multiplication. D’abord elles sont relativement peu prolifiques, puisqu’elles ne pondent que de 5,000 à 10,000 œufs ; de plus, la période d’incubation, pendant laquelle ces œufs sont exposés à la voracité des divers poissons, est plus longue que pour les autres espèces, puisqu’elle dure de deux à trois mois; enfin les petits après leur éclosion sont munis d’une véhicule ombilicale qui les nourrit par voie de résorption jusqu’à ce qu’ils soient en état de rechercher eux-mêmes leur proie. Cette vésicule les condamne à l’immobilité et les met hors d’état de se soustraire par la fuite à la voracité de leurs ennemis, parmi lesquels les larves des insectes aquatiques ne sont pas les moins redoutables. De tous les poissons les salmonidés sont donc ceux qui ont le plus à craindre dans leur jeunesse des circonstances extérieures, et c’est à eux qu’on a surtout jusqu’ici cherché à appliquer les procédés de la fécondation artificielle. Les œufs, après avoir été extraits du ventre de la mère et fécondés, comme nous l’avons dit plus haut, par la laite du mâle, sont rangés sur des claies formées de baguettes de verre et placées elles-mêmes dans des auges où l’on fait passer un léger courant d’eau. Ils doivent être surveillés avec soin et, tous les jours, ceux qui ont perdu leur transparence doivent être enlevés, sous peine d’être, les uns après les autres, envahis par les byssus et de perdre leur faculté germinative[3]. Les petits une fois éclos, tombent au fond des auges, où ils restent à l’abri jusqu’au moment oh, ayant résorbé leur vésicule, ils peuvent pourvoir à leur nourriture et être abandonnés à eux-mêmes.

La découverte de la fécondation artificielle date, paraît-il, du siècle dernier, à moins qu’elle ne remonte plus haut encore[4], et aurait été faite à peu près simultanément par un conseiller suédois, nommé Lund, et un lieutenant allemand du nom de Jacobi ; mais elle était tombée dans l’oubli lorsqu’un simple pêcheur des Vosges, appelé Remy, qui certainement n’en avait pas eu connaissance, la mit en pratique, vers 1840, pour multiplier la truite dans les ruisseaux de ces montagnes. Le procédé qu’il employait, expérimenté d’abord par MM. Berthot et Detzem, ingénieurs des ponts et chaussées, fut étudié par M. Coste, qui, dans l’espoir de l’appliquer au repeuplement général des eaux de la France, proposa au gouvernement de construire, aux environs de Huningue (Haut-Rhin), un établissement dans lequel on pourrait recueillir les œufs fécondés des espèces de poissons les plus précieuses, les placer dans des appareils d’incubation convenablement disposés et les distribuer ensuite, à un certain degré de maturité, sur tous les points du territoire. Une somme de 30,000 francs avait été d’abord demandée pour cet objet; mais les développemens qu’on crut devoir donner à cet établissement coûtèrent vingt fois plus. Aujourd’hui qu’il est entre les mains des Allemands, nous n’avons pas à revenir sur les critiques auxquelles il a donné lieu pendant l’administration française. Bornons-nous à émettre le vœu qu’il ne soit pas remplacé, tout au moins dans les conditions où il a été installé.

M. Coste sut si bien faire partager à tous l’enthousiasme qui le possédait que, pendant plus de quinze ans, le public s’engoua de pisciculture et s’adonna même en chambre à cette pratique, qui devait fournir au pays des ressources alimentaires inépuisables. Où en sont aujourd’hui ces belles perspectives, et que sont devenus les millions d’œufs fécondés, si libéralement distribués par l’établissement de Huningue? La truite et le saumon sont-ils devenus plus communs? Le prix en a-t-il baissé de façon à les voir figurer habituellement sur les tables des prolétaires? Hélas ! non; ils sont restés l’apanage des classes aisées, car ils sont aussi rares qu’autrefois dans les cours d’eau où ils existaient déjà, et ne se sont pas montrés dans ceux où ils étaient encore inconnus. Quelques essais partiels dont on signale le succès, comme ceux des lacs du Puy-de-Dôme et du bassin de Saint-Ferréol, qui alimente le canal du Midi, ne suffisent pas pour faire croire que la pisciculture, en France, soit encore autre chose qu’un amusement ou une expérience de laboratoire.

Parmi les causes de cet insuccès, les unes sont générales et s’appliquent à toutes les espèces, ce sont celles qui ont provoqué le dépeuplement de nos eaux ; les autres sont inhérentes au principe même de la multiplication artificielle des poissons voraces, comme les truites et les saunions, sans avoir au préalable pourvu à leur nourriture. Les alevins, après la résorption de leur vésicule ombilicale, sont ou bien mis en liberté et abandonnés à eux-mêmes, ou bien ils sont, au moins pendant quelques années, retenus dans des bassins et nourris artificiellement. Dans le premier cas, lâchés dans les ruisseaux sans y trouver une alimentation suffisante, ils se dévorent entre eux, et ceux qui subsistent restent exposés à toutes les causes de destruction qui avaient déjà amené la diminution ou la disparition de leur espèce et dont ne peuvent triompher quelques milliers d’alevins produits artificiellement, quand les millions provenant de la fécondation naturelle n’y réussissent pas. Dans le second cas, le prix de la nourriture animale qu’il faut leur donner finit par excéder, et de beaucoup, la valeur des poissons obtenus. Je puis en parler par expérience. Depuis 1873 jusqu’en 1881, j’ai fait venir chaque année, à Chantilly, quarante mille œufs embryonnés de truite commune et de truite saumonée. Ces œufs, provenant de l’établissement impérial et royal de Salzbourg (Autriche), étaient expédiés dans de la mousse avec de la glace et renfermés dans des boîtes doubles. Ils revenaient, avec le port, à 360 francs. Aussitôt arrivés, ils étaient étendus sur des claies de verre, dans des caisses munies de toiles métalliques, placées elles-mêmes au milieu d’un ruisseau limpide, alimenté par des sources. Très peu avortaient, la résorption de la vésicule se faisait sans accident et, dans les délais ordinaires, on voyait frétiller au fond des caisses des milliers d’alevins. Pendant la première année, ceux-ci restaient dans ces caisses, où ils étaient nourris de foie de mouton pilé avec de la farine de maïs. Ils passaient, au commencement de la seconde année, dans un bassin de 10 mètres de long environ sur U mètres de large, alimenté par une eau courante, où ils recevaient la même nourriture. La troisième année, les jeunes truites étaient lâchées dans une rivière fermée par une grille et renfermant assez de poisson blanc pour leur alimentation. Elles se trouvaient dans un milieu favorable, car elles grandissaient rapidement, au point que plusieurs atteignaient le poids de 2 kilogrammes, mais, en même temps, elles diminuaient en nombre, et c’est à peine si chaque année on pouvait en trouver 20 kilogrammes à faire figurer sur les tables. Or la nourriture coûtait environ 500 francs par an; en y ajoutant le prix des œufs et les frais d’entretien, on arrivait à une dépense totale de 950 à 1,000 fr., qui portait à 50 francs le prix du kilogramme de truite consommée. Il m’a paru inutile de continuer plus longtemps une expérience aussi concluante, ayant acquis la conviction que, pour avoir du poisson, il valait mieux l’aller chercher à la halle que de l’élever soi-même.

Je ne doute pas que tous ceux qui ont fait des tentatives analogues ne soient arrivés à la même conclusion. Les pisciculteurs allemands ont calculé, en effet, que, pour des truites élevées dans des bassins fermés, il faut 15 kilogrammes de viande absorbée, sans compter celle qui se perd, pour produire un kilogramme de truites valant environ 6 francs. Par conséquent, lorsque le prix de la viande est supérieur à 0 fr. 40 le kilogramme, celui de la truite dépasse le cours du marché ; et comme c’est chez nous le cas ordinaire, il n’y a pas lieu de nous adonner à cette spéculation. On arrive à un résultat analogue si, au lieu de viande, on cherche à nourrir ses truites avec des poissons herbivores ; la valeur de ceux-ci est toujours plus grande que celle du produit obtenu.

Il n’est donc pas difficile d’élever du poisson, mais il est difficile d’en élever avec profit. En pisciculture comme en agriculture, on doit chercher à transformer les produits de moindre valeur en produits d’une valeur supérieure, et pour qu’on y trouve son compte, il faut que la nourriture qu’on donne aux poissons vaille moins que les poissons eux-mêmes. S’il peut être quelquefois avantageux, en raison de la petite dépense qui en résulte, de produire artificiellement, comme Remy l’a fait dans les Vosges, et de lâcher dans les cours d’eau des alevins d’espèces voraces, qui peuvent trouver à s’y nourrir spontanément, il est rare qu’il soit avantageux de les élever en stabulation. Et voilà pourquoi la pisciculture en France est restée jusqu’ici à l’état de théorie et n’a encore profité qu’à ceux qui ont eu l’habileté de l’exploiter sous cette forme.

III.

Si l’industrie de la pêche est à l’étranger dans une situation meilleure qu’en France, cela tient moins à l’emploi des procédés artificiels pour la multiplication du poisson qu’à la stricte observation des lois et règlemens et à ce que la pisciculture y est surtout appliquée comme moyen d’élevage des espèces herbivores. C’est, entre autres, le cas de la Chine, qu’on ne manque jamais de citer chaque fois qu’on veut montrer les bénéfices que peut procurer la culture rationnelle des eaux.

Dans son bel ouvrage sur la Pisciculture et la Pêche en Chine, M. Dabry de Thiersant rapporte que les Chinois ont fondé cette industrie sur la connaissance parfaite qu’ils ont des mœurs des poissons. Ils en ont divisé les familles en deux catégories, les poissons domestiques et les poissons sauvages. Les premiers, qui comprennent quatre espèces : Yong-yu, Tsin-yu, Pe-lien-tsee-yu et Hoen-yu, appartenant au genre Cyprin, sont herbivores et sont seuls l’objet d’une éducation spéciale; les autres, qui sont des poissons voraces, sont abandonnés à eux-mêmes dans les cours d’eau, sans qu’on fasse rien pour en accroître le nombre. La récolte des œufs se fait à la fin d’avril, au moyen de petits filets à mailles serrées avec lesquels les pêcheurs ramassent le frai sur les pierres et sur les rochers. Souvent aussi ils placent dans les cours d’eau des racines d’arbres, de la paille, de l’herbe, des brindilles sur lesquelles les poissons viennent déposer leurs œufs et qu’ils vendent à très bas prix. Les acheteurs les font éclore soit dans les rigoles des rizières abandonnées, soit dans des vases en terre cuite; ils nourrissent les alevins ainsi obtenus au moyen d’eaux grasses, de son, d’orge ou de résidus de graines de sésame écrasées, et les revendent ensuite dans des paniers de dimensions déterminées aux concessionnaires des pêches qui en repeuplent leurs cours d’eau.

Dans toutes les fermes de la Chine se rencontrent des viviers destinés à l’éducation des poissons domestiques. Ces viviers, creusés dans le sol, ont de 7 à 10 pieds de profondeur et sont établis avec le plus grand soin; ils renferment des cavités où les poissons peuvent s’abriter dans les heures chaudes du jour, et des éminences sur lesquelles des vignes taillées en berceau leur donnent une nourriture recherchée, tout en préservant les eaux de toute souillure extérieure; le fond, tapissé d’herbes aquatiques, est toujours tenu très propre. Aux alimens naturels que les poissons trouvent dans les viviers on ajoute des coquilles d’œufs et des herbes hachées. À ce régime ils se développent rapidement et arrivent à peser 3 à 4 livres au bout de l’année. La plupart de ces poissons sont consommés par les habitans de la ferme; les autres sont vendus et deviennent pour le propriétaire une source de revenu qu’on peut évaluer à 600 ou 700 francs par vivier. Ces pratiques si simples pourraient facilement être introduites en Europe et contribuer sensiblement au bien-être des classes agricoles, aujourd’hui si délaissées.

Ainsi que M. Dabry de Thiersant le fait remarquer avec raison, les premiers législateurs chinois furent des hommes remarquables, et quand on voit tout ce qu’ils ont fait pour leur pays, on conçoit qu’on les ait mis, pour ainsi dire, au rang des dieux et qu’on leur ait bâti des temples. Aucun des détails de la vie du peuple ne leur a échappé, aucune des sources de la production n’a été négligée, et l’exploitation des eaux n’a pas été à leurs yeux moins importante que celle du sol. C’est à eux qu’on doit les règlemens qui subsistent encore sur la police de la pêche et dont nous pourrions, dans une certaine mesure, faire notre profit. En Chine, le domaine des eaux, comprenant les lacs, les étangs et les cours d’eau, appartient à l’état, qui en afferme par cantonnemens le droit de pêche à des particuliers au moyen de licences dont la durée est indéterminée et qui, bien que transmissibles, restent le plus souvent dans les mêmes familles. Les détenteurs de ces licences, qui sont de véritables fermiers généraux, sont responsables vis-à-vis de l’état de l’observation des lois et tenus de verser chaque année dans les eaux de leur cantonnement une certaine quantité d’alevins. Ils ne pêchent pas eux-mêmes, mais cèdent leur droit à des associations de pêcheurs, soit pour un prix fixé à l’avance, soit au prorata du produit de la pêche. Ils ont donc intérêt à ce que leur cantonnement soit toujours abondamment pourvu et à ce que toutes les lois de police, notamment celle qui interdit la prise du poisson en temps de frai, soient strictement observées.

Quant aux procédés qu’ils emploient, les Chinois nous laissent bien loin derrière eux. Ils possèdent comme nous la pêche à la ligne, mais ils la varient à l’infini, non-seulement suivant les espèces qu’ils veulent prendre, mais aussi suivant les saisons et les heures du jour. Ils sont habiles à reconnaître, aux allures des poissons, le temps qu’il fera, et changent leurs engins en conséquence. Ils ont des filets de toute forme et de toute dimension ; ils les aiment mieux en coton qu’en chanvre, quoiqu’ils exigent plus de soin, parce qu’ils sont plus souples; et ne craignent pas les mailles étroites, parce qu’ils rejettent d’eux-mêmes à l’eau les poissons trop petits pour la vente. Les Chinois pêchent également en plongeant pour prendre les poissons soit à la main, soit avec des pinces barbelées, dans les trous où ils sont réfugiés. Enfin ils utilisent pour la pêche les cormorans, qui placés sur l’avant du bateau avec un collier au cou, pour les empêcher d’avaler leur proie, sont dressés à rapporter le poisson qu’ils ont pris. Grâce à cette législation prévoyante et à des habitudes séculaires, les eaux de la Chine rendent tout ce qu’elles peuvent produire sans que leur fécondité en puisse jamais s’épuiser.

L’Europe est loin d’en être arrivée là, ainsi que nous l’apprennent un important travail publié en 1881 par M. Raveret-Watel dans le Bulletin de la Société d’acclimatation et le rapport que M. Chabot- Karlen a adressé en 1882 au ministre de l’agriculture, à la suite d’une mission dont il avait été chargé pour étudier la situation de la pisciculture dans les autres pays.

Quand on parle de pêche, c’est toujours par l’Angleterre qu’on commence, car nulle part cette industrie n’est aussi prospère. Les pêcheries d’Écosse et d’Irlande ont été décrites si souvent qu’il est inutile d’y revenir encore. Nous nous bornerons à rappeler que le saumon est le seul poisson d’eau douce dont on fasse cas et qu’on ne s’occupe pour ainsi dire pas des autres. L’abondance et la qualité des poissons de mer permettent aux Anglais de négliger ces derniers, que d’ailleurs ils ne savent pas apprêter. Cependant, en 1878, un act a été voté par le parlement pour la protection des espèces communes (coarse fish) ; mais c’est moins en vue de la nourriture qu’elles peuvent fournir, que pour donner aux classes ouvrières l’occasion de se livrer à un exercice salutaire. On compte, en effet, à Londres, quatre-vingts sociétés, comprenant cinquante mille membres, organisées en vue de s’adonner à la pêche à la ligne. A Sheffield, à Birmingham, à Manchester et dans toutes les villes manufacturières, il en est de même, et c’est par milliers qu’on compte les ouvriers qui recherchent ce genre de distraction.

La pêche du saumon est considérée, en Écosse et en Irlande, comme appartenant à la couronne, mais elle est libre en Angleterre. Généralement, le gouvernement n’use pas de son droit et laisse les riverains en jouir en se conformant aux règlemens établis. D’après la législation en vigueur, l’ensemble des pêcheries anglaises est soumis à la surveillance du Home Office, ou administration des travaux publics, qui nomme chaque année des inspecteurs chargés de présenter un rapport au parlement. Ces pêcheries sont divisées en un certain nombre de districts administrés par un conseil de conservateurs composé des principaux propriétaires, de membres élus par les pêcheurs munis de permis, et de membres nommés par les juges de paix. Ce conseil veille à l’application des lois sur la pêche, fixe les époques où l’on peut s’y livrer, ainsi que les dimensions des filets à employer, accorde des permis, prescrit, quand il y a lieu, la construction d’échelles à saumons sur un plan arrêté à l’avance et impose l’obligation aux usiniers de placer des grilles à l’entrée des canaux de dérivation, pour empêcher que les poissons ne soient entraînés et broyés dans les engrenages. Il nomme les gardes-rivières, vérifie les comptes et répartit entre les intéressés les dépenses et les bénéfices. Les résultats de cette législation ont été des plus favorables, car le nombre des saumons a sensiblement augmenté dans tous les cours d’eau, ainsi que le constate la vente qui s’en fait au seul marché de Billingsgate, à Londres. Le nombre de tonnes vendues, qui en 1865 était de 1,464, est monté à 2,000 en 1877, représentant une valeur de 240,000 livres ou 6 millions de francs.

Le revenu net des diverses pêcheries du Royaume-Uni est aujourd’hui de plus de 20 millions par an. Plusieurs établissemens de pisciculture ont été créés’; mais, à part celui de Stormonfield, fondé en 1852, qui a servi à repeupler le Tay près de Perth, ils n’ont pas jusqu’ici donné de résultats appréciables, et sont probablement destinés à disparaître, à moins que, comme celui de Howieton, qu’on peut, au dire de M. Chabot-Karlen, considérer comme le plus important du monde, ils n’appartiennent à de riches propriétaires qui peuvent en supporter les frais et poursuivre des expériences onéreuses. Il n’y a pas beaucoup plus à espérer du musée de pisciculture établi à South-Kensington par M. Franck Buckland, car l’opinion des inspecteurs des pêcheries est que la fécondation artificielle est inutile et que la fécondation naturelle peut seule assurer le repeuplement effectif des cours d’eau, pourvu que les lois sur la pêche soient strictement appliquées.

Il faut cependant mettre à l’actif de la pisciculture les tentatives d’acclimatation, en Australie, de la truite et du saumon. Après de nombreux et dispendieux essais, M. Youl réussit à conserver pendant la traversée des œufs embryonnés en les plaçant dans des boîtes pleines de mousse, entourées elles-mêmes de glace. La moitié environ de ces œufs donna des alevins qui furent lâchés dans les cours d’eau de la Tasmanie. Les truites y prospérèrent et s’y rencontrent aujourd’hui en abondance; mais les saumons ne paraissent pas s’y être encore acclimatés. On espère cependant réussir avec le saumon de Californie.

En Allemagne, l’élevage de certaines espèces de poissons, notamment de la carpe, constitue depuis des siècles une industrie sérieuse. Contrairement à ce qui a lieu en Angleterre, le poisson d’eau douce y est préféré au poisson de mer et y est l’objet de soins bien entendus. Apporté vivant sur les marchés, il est placé par les acquéreurs, particuliers ou maîtres-d’hôtel, dans des viviers, d’où il n’est retiré qu’au moment d’être consommé. Il est donc toujours dans un grand état de fraîcheur, et généralement d’excellente qualité. Ce qui prouve l’importance qu’on attache, en Allemagne, au développement des ressources ichtyologiques, c’est la création, en 1870, d’une grande association (Deutsche Fischerei Verein), ayant pour objet le repeuplement général des eaux et le développement de l’industrie des pêches, tant fluviales que maritimes. Cette association, qui compte aujourd’hui plus de mille membres payant chacun une cotisation annuelle de 11 fr. 25, a déjà réussi, par ses démarches auprès des pouvoirs publics, à faire modifier la législation pour assurer la protection des diverses espèces de poissons tant sédentaires que migratrices. Elle a entrepris une enquête sur les ressources des différens cours d’eau, dont elle cherche à assurer le rempoissonnement, en y versant chaque année une grande quantité d’alevins. Elle reçoit de l’état une subvention de 25,000 franc et jouit de certains privilèges auprès de l’administration des postes pour l’expédition des œufs. Les gouvernemens ne négligent rien d’ailleurs pour développer l’industrie piscicole ; ils ont institué des cours de pisciculture pratique non-seulement dans les écoles forestières, mais même dans les écoles primaires, et encouragent la création d’établissemens d’éclosion en vue du repeuplement des eaux privées. Outre quelques établissemens publics, on en compte aujourd’hui cent quarante-neuf appartenant à des particuliers, et s’occupant soit de l’élevage du poisson pour le marché, soit du commerce des œufs embryonnés. Ce commerce est assez lucratif dans un pays où un grand nombre de propriétaires s’occupent d’empoissonner leurs eaux. Quant à l’élevage, c’est, à côté de quelques autres espèces, à celui de la truite qu’on s’adonne de préférence. Toute la question, comme nous l’avons dit, est de trouver une nourriture assez économique pour qu’on ne soit pas en perte, et il paraît que cela peut encore se rencontrer en Allemagne. Un assez grand nombre de ces établissemens sont fondés par des sociétés d’actionnaires qui afferment les cours d’eau de la région, les empoissonnent abondamment, et les exploitent alors dans d’excellentes conditions. C’est ainsi qu’à Wiesbaden, outre les eaux qui lui appartiennent en propre, une société a loué à long terme plus de quarante lacs, étangs ou cours d’eau, dont elle tire un grand bénéfice. La législation nouvellement en vigueur favorise singulièrement les entreprises de ce genre, car elle admet en principe que la pêche ne peut rester libre, ni être exploitée par des propriétaires isolés. Tandis qu’en France, dans les rivières qui ne sont ni flottables ni navigables, elle appartient aux riverains, en Allemagne, elle est louée au profit de la commune, et devient, par conséquent, une source de profit pour le locataire, qui a tout intérêt à ménager le poisson et à en favoriser la multiplication. Il est une autre disposition qui contribue encore à ce résultat, c’est l’obligation où sont les propriétaires qui veulent construire des digues ou barrages dans les cours d’eau d’y établir, comme en Angleterre, des échelles destinées à assurer la libre circulation des poissons. En France, cette mesure est facultative et laissée à la discrétion de l’administration.

En Autriche-Hongrie, d’après M. Raveret-Watel, les rivières étaient autrefois très riches en poissons de toute espèce, qui fournissaient à l’alimentation publique d’importantes ressources. Les truites étaient si abondantes qu’en Bohême et en Moravie elles constituaient, il y a vingt-cinq ans, la base de la nourriture de la classe ouvrière; mais le braconnage, les travaux exécutés pour favoriser la navigation, la corruption des eaux par les usines et les égouts amenèrent, comme chez nous, la dépopulation des rivières. Sentant la nécessité de remédier à cette situation, l’empereur François-Joseph fit établir des laboratoires de pisciculture dans ses propriétés particulières. L’exemple fut suivi ; des associations piscicoles s’organisèrent dans toutes les provinces et créèrent un grand nombre d’établissemens privés. Aujourd’hui il en existe soixante-dix, dont le plus important est celui de Salzbourg, qui fut fondé en 1864. Il appartient à l’état et expédie des œufs fécondés dans l’Europe entière. Toutefois, faute d’une législation suffisamment protectrice, le repeuplement des rivières est loin d’être effectué et les jours d’abondance ne sont pas encore revenus.

En Suisse, le droit de pêche appartient le plus souvent au canton, qui le loue aux conditions stipulées dans un cahier de charges. Parmi ces conditions figure généralement l’obligation pour le fermier de verser chaque année dans les eaux qu’il exploite un nombre déterminé d’alevins. Dans presque tous les cantons il existe des associations piscicoles pour l’exploitation des eaux, et des établissemens, soit publics, soit privés, pour la fécondation des œufs et la production des alevins. Aussi la situation des pêches, en Suisse, est-elle généralement satisfaisante, et c’est chez les pêcheurs de ce pays que viennent s’approvisionner d’œufs de truite la plupart des établissemens de pisciculture de l’Europe.

Bien que possédant de riches pêcheries d’eau douce, la Hollande n’a pas négligé de recourir, pour les alimenter, aux procédés de la pisciculture artificielle. La Société royale zoologique d’Amsterdam, subventionnée pour cela par le gouvernement, a créé un laboratoire d’incubation au moyen duquel elle fait jeter dans les cours d’eau du pays annuellement 100,000 alevins de saumon et de truite saumonée. Une société se forma, en 1871, au capital de 420,000fn, pour la création à Velp, près Arnheim, d’un vaste établissement de pisciculture qui vend à l’état ses alevins, mais qui, au dire de M. Chabot-Karlen, ne semble pas appelé à un bien grand avenir. Les rivières ont été si bien repeuplées que, pour les pêcheries de l’état, le prix de location a triplé depuis quelques années et a passé de 100,000 francs à 300,000 francs. La Hollande, possédant les embouchures du Rhin, est dans une situation privilégiée pour la pêche du saumon. Il suffit, en effet, aux pêcheurs de ce pays de barrer le fleuve avec des filets, au moment de la montée de ce poisson pour en prendre des quantités prodigieuses, sans en laisser passer un seul. Sur les réclamations de la Suisse et de l’Allemagne, qui se trouvaient ainsi privées de cette aubaine, elle s’est engagée à laisser le fleuve libre pendant deux heures par jour.

Dans le grand-duché de Luxembourg, M. Koltz a créé, en 1873, à Ettelbruch, pour le compte de l’administration des forêts, un établissement en vue du repeuplement d’une partie du bassin de la Moselle. Il se compose d’une chambre louée 100 francs par an dans un moulin et comprend, pour tout personnel, un garde qui, sous la surveillance d’un garde général, fait toutes les opérations de pisciculture. Avec l’acquisition des œufs qu’on se procure tout fécondés à l’étranger, la dépense annuelle s’élève à 1,200 francs environ. Cette faible somme a suffi pour repeupler en saumons et en truites tous les cours d’eau de la contrée, au point que certains cantonnemens de pêche qui se louaient 30 francs en rapportent aujourd’hui 300, et que l’arrondissement d’Ettelbruch livre à lui seul 25,000 kilogrammes de truites à la consommation. Cet exemple est à citer à ceux qui, chez nous, rêvent de rétablir sur d’autres points la fastueuse installation de Huningue.

En Belgique, les procédés artificiels de pisciculture n’ont donné jusqu’ici aucun résultat appréciable ; il faut espérer mieux d’un projet de loi sur le repeuplement des eaux qui a récemment été soumis aux chambres et qui ne tardera pas sans nul doute à faire sentir ses effets. En Italie, non plus qu’en Espagne, la pisciculture fluviale ne paraît pas être sortie de la période des expériences isolées. En Algérie, on a réussi à introduire des cyprins, mais les tentatives faites pour les salmonidés ont avorté.

Le produit des pêches ayant sensiblement diminué en Russie, le ministre du domaine provoqua, en 1865, l’adoption d’une nouvelle législation sur la pêche, et des mesures administratives ayant pour objet la multiplication du poisson. De nombreux établissemens de pisciculture furent créés, parmi lesquels celui de Nikolsky, dans le gouvernement de Novgorod, tient la première place. D’autres, tant publics que privés ont été créés, surtout en Finlande, où la pêche est une industrie importante et où, depuis quelques années, le prix de location des lacs appartenant à l’état a presque décuplé.

La Suède est, après la Finlande, la région de l’Europe la plus riche en eaux. D’après M. Raveret-Watel, les lacs ne couvrent pas moins de 3,609,710 hectares, ou le douzième de la totalité du territoire; aussi ce pays possède-t-il des pêcheries d’eau douce très importantes, dont la pêche en temps de frai avait, dans ces derniers temps, sensiblement diminué le rendement. On a dû dès lors avoir recours à la pisciculture artificielle pour repeupler les eaux et leur rendre leur fertilité première. Un grand nombre d’établissemens ont été créés soit par des particuliers, soit par des associations, pour la multiplication du saumon. Ces établissemens sont le plus souvent en bois et installés d’une façon très économique. Les appareils d’éclosion sont de simples rigoles en bois dans lesquelles les œufs sont placés sur un lit de gravier et qui sont alimentées par des eaux de source. Chacun d’eux peut produire de 300,000 à 600,000 alevins qui sont jetés dans les cours d’eau et qui ont déjà sensiblement augmenté le produit de la pêche. Tout en abandonnant à l’industrie privée les opérations de rempoissonnement, le gouvernement s’attache à éclairer les populations sur l’importance d’une exploitation rationnelle des eaux, à instruire les pêcheurs sur leurs véritables intérêts et à les prémunir contre les abus qui ruineraient l’industrie dont ils vivent. La surveillance de la pêche est confiée à un intendant secondé par deux assistans et par des inspecteurs locaux chargés de veiller à l’observation des règlemens. Une école de pêcheurs a été fondée en 1870 par les soins de plusieurs sociétés pour répandre les pratiques de la pisciculture.

La Norvège a, comme la Suède, demandé à la pisciculture le moyen de rendre à ses eaux sa fertilité perdue par les dévastations des pêcheurs. Dès 1855, le gouvernement confiait à un surintendant des pêches, secondé par trois adjoints, la direction des travaux de rempoissonnement et la mission de vulgariser dans les populations rurales la connaissance et la pratique de la pisciculture. Ces mesures ne tardèrent pas à porter leurs fruits, et le saumon reparut dans les eaux qu’il avait abandonnées. C’est au printemps qu’il remonte les rivières jusqu’aux lacs dans lesquels il vient déposer son frai ; il retourne en automne vers la mer, où un séjour de quelques semaines suffit pour lui rendre les dimensions qu’il avait perdues en eau douce. On le pêche dans les fiords, au moyen de sennes et de nasses flottantes ou fixées à des perches. Dans les rivières, on le prend surtout à la ligne. On évalue aujourd’hui la production de la pêche du saumon à 1 million de kilogrammes, d’une valeur de 2,500,000 francs. Une grande partie est expédiée dans de la glace en Angleterre, d’où elle est exportée à l’état de conserve dans le monde entier. Beaucoup de propriétaires norvégiens afferment le droit de pêche dans leurs rivières, à des prix assez élevés, à des amateurs anglais qui viennent chaque année se livrer dans ce pays pittoresque à ce genre de sport.

Il résulte de cette revue rapide de l’état de la pisciculture dans les différens pays de l’Europe que, dans ces dernières années, tous les gouvernemens se sont préoccupés du dépeuplement des rivières et que tous, soit par la réforme de la législation, soit par des encouragemens divers, ont cherché à y parer. Un fait généralement constaté, c’est que partout où la pêche appartient aux riverains, c’est-à-dire à personne en particulier, la dépopulation des eaux est inévitable, chacun cherchant à s’emparer de tout le poisson possible, sans faire le moindre sacrifice pour reconstituer une richesse dont il n’est pas seul à profiter. L’abondance ne s’est maintenue que dans les cours d’eau appartenant à de grands propriétaires, ou exploités par des associations qui ont intérêt à ne pas tarir par des procédés abusifs la source de leurs revenus. La fécondation artificielle, sur laquelle on fondait de si grandes espérances, qu’on a été jusqu’à l’appeler la plus belle découverte du siècle, est impuissante à augmenter la population des rivières là où la législation est insuffisante; et l’on peut presque ajouter qu’elle est inutile là où la loi est assez efficace pour mettre le poisson à l’abri des causes de destruction. Des divers établissemens de pisciculture, les seuls qui paraissent donner des bénéfices sont ceux qui font le commerce des œufs embryonnés et ceux qui peuvent se procurer une nourriture assez économique pour élever les poissons en stabulation et les expédier directement sur le marché. Cette circonstance ne se rencontre que très exceptionnellement pour les espèces voraces, mais elle est assez commune pour les autres.


IV.

En France, le dépeuplement des rivières est un fait constant et qui ne date pas d’hier. On sait qu’autrefois tous nos cours d’eau étaient très poissonneux, que les saumons remontaient les fleuves jusqu’à leur source, et que le poisson entrait pour une forte part dans l’alimentation du peuple. Aujourd’hui la consommation ne dépasse pas 320 grammes par individu. Ce fait seul suffirait à prouver l’inutilité des procédés artificiels de repeuplement, puisqu’à une époque où ils étaient inconnus, le poisson abondait et se reproduisait naturellement, tandis qu’aujourd’hui il tend à disparaître. C’est donc ailleurs que dans la pisciculture qu’il faut chercher le remède à la pénurie actuelle. Dans un rapport à l’empereur, du 21 septembre 1859, sur l’organisation de la pêche fluviale, M. Coste, après avoir rappelé que les pêcheries de saumon d’Irlande et d’Ecosse rapportent 17,500,000 francs, ajoute qu’en France, où toutes les espèces vivent confondues dans un même abandon, c’est à peine si le prix de l’amodiation de tous nos cours d’eau s’élève à la somme de 600,000 francs, qui ne couvre pas la dépense qu’en exige la perception. Il attribue cet état de choses à ce que la police et la surveillance de la pêche sont confiées à l’administration des forêts, dont les employés, cantonnés dans les régions boisées de la France, n’interviennent que pour stipuler dans les contrats les conditions d’amodiation de la pêche et abandonnent aux fermiers le soin de garder les parties qu’ils exploitent. D’après lui, le seul moyen efficace de remédier à cette situation consiste à confier la police de la pêche fluviale à l’administration des ponts et chaussées, qui ayant déjà dans ses attributions l’aménagement général des eaux, dispose par cela même de tout ce qui peut faire la prospérité ou accomplir la ruine des pêches. M. Coste avait une telle confiance dans son remède qu’il ne craignait pas d’affirmer qu’avant peu les rivières de la France seraient aussi peuplées que celles d’Ecosse et d’Irlande, et que, comme celles-ci, elles ne rapporteraient pas moins de 17 millions.

Voilà vingt-cinq ans bientôt que ce remède est appliqué et que la pêche fluviale a passé dans les attributions de l’administration des ponts et chaussées : qu’a-t-il produit? Sous le rapport du revenu, le résultat est à peu près nul. Le prix de location des cours d’eau appartenant à l’état, qui en 1859 était, y compris celui des canaux, de 710,400 francs, est aujourd’hui de 850,000 francs. C’est une bien faible augmentation comparativement à celle qu’on faisait espérer. Au point de vue de la police et de la production du poisson, peut-on au moins signaler quelque amélioration? Nous trouvons la réponse à cette question dans le rapport que M. Coumes, inspecteur général des ponts et chaussées, chargé du service des pêches, a adressé à la commission d’enquête sénatoriale. Après avoir rappelé que l’établissement de Huningue a distribué gratuitement d’énormes quantités d’œufs fécondés et d’alevins dans plus de soixante-dix départemens, M. Coumes avoue implicitement que ces largesses ont été infructueuses, puisqu’il déclare qu’avant de chercher à remplacer cet établissement qui nous a été enlevé par la guerre, il faut assurer la police de la pêche en augmentant le nombre des agens chargés de l’exercer, toute espèce d’organisation poursuivie en vue du repeuplement artificiel des rivières étant condamnée d’avance et frappée de stérilité, si la surveillance des cours d’eau reste aussi précaire et illusoire qu’aujourd’hui. Le nombre des procès-verbaux constatant des infractions aux lois et règlemens qui, de 1863 à 1865, était d’environ 6,000 par an, était tombé en dernier lieu à 2,500, parce que les agens se découragent en voyant l’administration supérieure leur recommander la tolérance envers les pêcheurs et les tribunaux n’appliquer aux délinquans que des peines illusoires.

« Les événemens politiques, dit M. Coumes en terminant, ayant fait perdre à la France l’établissement de pisciculture de Huningue, qui n’a pas été remplacé, et l’insuffisance des ressources budgétaires ayant empêché de continuer les échelles à poissons ainsi que de compléter les moyens de surveillance, l’œuvre sur laquelle on avait fondé de grandes espérances a subi un ralentissement équivalant à peu près à une interruption totale qui dure depuis dix ans. » Bref, c’est un avortement. On sent combien il en coûte à un ingénieur des ponts et chaussées d’avouer que son administration, tout en ayant dépensé beaucoup plus, s’est montrée aussi impuissante que celle des forêts.

Qu’importent, après tout, les questions d’attributions qui, au moment où elles furent soulevées, ne cachaient que de mesquines questions de personnes? Voyons les choses de plus haut et ne nous occupons que de l’intérêt public. Il n’est malheureusement que trop vrai qu’en France le dépeuplement des cours d’eau augmente tous les jours. A cet égard, l’enquête faite par le sénat ne laisse aucun doute et le rapport présenté par M. George à la commission est des plus concluans.

Le poisson d’eau douce, suivant l’honorable sénateur, n’entre que pour une part inappréciable dans l’alimentation publique. Le prix élevé auquel se vend cette denrée en est la preuve : le poisson blanc, le moins estimé, vaut de 1 franc à 1 fr. 50 le kilog. ; la carpe de 1 fr. 50 à 2 francs ; le brochet, la perche et l’anguille de 3 à 5 francs; la truite et le saumon de à 8 francs. La plus grande partie des poissons consommés en France vient de l’étranger; l’Allemagne et la Hollande approvisionnent Paris et les marchés du nord; la Suisse et l’Italie ceux du sud-est. Quant aux saumons, la plupart viennent d’Angleterre et de Hollande. Avec son magnifique réseau de cours d’eau, la France est, par conséquent, bien loin de suffire à sa consommation pourtant si restreinte, et se trouve, pour une denrée qu’il lui serait facile de produire, tributaire des pays voisins. Beaucoup des meilleures espèces, autrefois abondantes, ont disparu ou sensiblement diminué; c’est le cas du saumon, de la truite, de l’écrevisse et de la plupart des poissons de rivière. Les seuls qui se soient maintenus sont les poissons d’étang.

Les causes de ce dépeuplement sont multiples; elles tiennent les unes à des circonstances climatologiques, d’autres à l’inobservation des lois et des règlemens, d’autres enfin à l’exercice même du droit de pêche. Les causes climatologiques sont purement accidentelles : c’est ainsi que l’épizootie qui a sévi sur les écrevisses a dépeuplé les cours d’eau, sans qu’il ait été possible de s’y opposer; mais on peut signaler le déboisement des montagnes, qui a pour conséquence le dessèchement pendant l’été d’un grand nombre de ruisseaux, comme une de celles auxquelles on peut porter remède.

La police de la pêche, nous l’avons dit, est réglée par les lois du 15 avril 1829, du 31 mai 1865 et par divers décrets qui en ont été la conséquence. Cette législation laisse peu à désirer et offrirait une protection suffisante si les prescriptions n’en étaient pas journellement violées. Faute de surveillance, le braconnage des eaux s’exerce sur la plus grande échelle, non-seulement par des gens qui en font le métier mais même par les fermiers de pêche qui ne se conforment pas aux règlemens. Ces derniers ne tiennent le plus souvent aucun compte des prescriptions relatives aux dimensions des mailles des filets ou à l’époque pendant laquelle la pêche est interdite. Quant aux premiers, ils cherchent à s’emparer du poisson par les moyens les plus destructeurs; ils ne reculent ni devant la dynamite, ni devant les substances toxiques, telles que la chaux ou la coque du Levant, qui tuent non-seulement les poissons adultes, mais aussi les alevins et détruisent ainsi les élémens de la reproduction future. La loi punit d’une amende de 20 à 300 francs et d’un emprisonnement de un à trois mois ceux qui font usage de drogues de cette nature ; mais, comme le fait observer M. Coumes, les délinquans, quand ils sont pris, ne sont pas poursuivis ou sont frappés d’une condamnation dérisoire. La même pénalité devrait être appliquée aux propriétaires d’usines qui déversent dans les cours d’eau les résidus de leur fabrication, ainsi qu’à ceux qui font rouir du chanvre; mais où trouver aujourd’hui un fonctionnaire pour la requérir, un tribunal pour la prononcer? C’est là cependant une des principales causes de la mortalité du poisson. Les cours d’eau sur lesquels se trouvent des teintureries, des sucreries, des féculeries ou des fabriques de produits chimiques, sont absolument dépeuplés, et l’on cite certains départemens, comme ceux de l’Aisne et du Nord, où il n’existe pour ainsi dire plus un seul poisson. Avec les procédés que la science met aujourd’hui à leur disposition, il serait facile aux propriétaires d’usines d’épurer leurs résidus avant de les déverser dans les rivières; mais pour que les pouvoirs publics pussent les y obliger, il faudrait qu’ils en donnassent eux-mêmes l’exemple et évitassent de contaminer les fleuves en y jetant leurs égouts. De nombreuses réclamations ont déjà été faites à ce sujet par les pêcheurs de la Seine, à propos de l’égout d’Asnières; mais elles sont, jusqu’ici, restées sans résultat. Les poissons ont abandonné le fleuve jusqu’à l’Eure, parce qu’ils n’y trouvent plus l’oxygène nécessaire pour y vivre, et les saumons ne se montrent plus dans la haute Seine, parce qu’ils sont arrêtés par les eaux empoisonnées qu’ils rencontrent avant d’y arriver. Il semble cependant qu’au point de vue de la salubrité publique, il n’est pas moins important pour une ville comme Paris de se débarrasser des immondices que de procurer de l’eau pure à ses habitans, et que, si la municipalité n’a pas reculé devant cette dernière dépense, la première doit, à plus forte raison, s’imposer à sa sollicitude.

La circulation des bateaux avec les remous qu’ils produisent, le jeu des écluses et le faucardement des rivières ont aussi pour effet de détruire une partie des œufs de poissons déposés sur les rives ou attachés aux herbes aquatiques. On ne peut guère éviter ces causes de destruction, puisque la navigation représente un intérêt supérieur à la pêche; mais on peut sensiblement en atténuer les effets soit en retardant le fauchage des herbes jusqu’après le moment du frai, soit en ménageant des bras de rivière qu’on ne fau- carderait pas et dans lesquels la pêche serait interdite. On créerait ainsi des espèces de lieux d’asile dans lesquels les poissons pourraient frayer et se multiplier en sécurité au milieu des herbes et de là se répandraient dans les autres parties du fleuve. Ce seraient en quelque sorte des établissemens de pisciculture naturelle, qui auraient sur les autres le grand avantage d’être absolument gratuits.

Il serait à désirer aussi qu’on autorisât la pêche des espèces voraces en toute saison. Il en est, en effet, de l’interdiction de s’en emparer et de les colporter en temps de frai comme de la loi sur la chasse, qui a pour objet de protéger le gibier. Or il est certain que, par les récoltes dont il se nourrit, le gibier, comme les poissons voraces, coûte beaucoup plus qu’il ne vaut, et qu’un fièvre qu’on achète 6 francs à la halle a détruit pour plus de 20 francs de céréales, de fourrage ou de bois. On conçoit dès lors que les propriétaires qui veulent s’imposer ces sacrifices soient libres d’élever des brochets ou des fièvres; mais l’intérêt public, loin d’exiger pour ces animaux des mesures de protection, demanderait au contraire qu’on en provoquât la destruction.

Mais lors même que toutes les mesures que nous signalons plus haut seraient prises, lors même que les prescriptions de la loi seraient observées, lors même que la surveillance serait efficace, il est douteux que la population aquatique s’accroisse sensiblement tant que l’exercice de la pêche, tel qu’il résulte de la constitution de la propriété des cours d’eau, restera ce qu’il est aujourd’hui. Aux termes de la loi, en effet, le cours inférieur des fleuves jusqu’à la limite de la salure des eaux est du domaine maritime ; la pêche en est réservée, par conséquent, aux marins inscrits. Au-dessus, tant qu’ils sont flottables et navigables, les cours d’eau restent la propriété de l’état, qui les loue à son profit, par lots de plusieurs kilomètres de longueur; plus haut encore, lorsqu’ils cessent d’être navigables ou flottables, ils deviennent la propriété des riverains, qui seuls ont le droit d’y pêcher. La plupart n’usent pas de ce droit, et, le considérant comme peu important, ne s’opposent même pas au braconnage qu’on vient exercer dans leurs eaux. Si l’on y jette de la chaux pour s’emparer du poisson qui s’y trouve, aucun d’eux ne s’en plaint, parce qu’aucun n’y a un intérêt suffisant; aucun non plus ne cherche à les repeupler puisqu’aucun ne consent à faire un sacrifice quelconque dont il n’est pas seul à profiter. Voilà donc, dans un même bassin, trois catégories de pêcheurs : les marins, les adjudicataires de l’état et les propriétaires riverains, dont les intérêts devraient être solidaires, et qui, précisément, loin de réunir leurs efforts en vue de la conservation et de la multiplication du poisson, agissent isolément et cherchent à en prendre le plus possible au détriment les uns des autres.

En Angleterre, le problème du groupement des intéressés a été résolu par l’abandon que l’état a fait du droit de pêche aux riverains dans toute l’étendue du cours d’eau et par l’association, en quelque sorte obligatoire, de tous ces riverains pour l’exploitation de ce droit, sous la surveillance des pouvoirs publics. En Allemagne, on est arrivé à un résultat analogue en partant d’un principe absolument opposé, c’est-à-dire par l’expropriation des riverains et par la location des cours d’eau, navigables ou non, au profit de la communauté. Les Allemands ne reculent pas devant les solutions violentes, ils cherchent le côté pratique des choses et font, quand ils y trouvent leur intérêt, bon marché des principes. C’est ainsi que le droit de chasse n’est reconnu qu’aux propriétaires possédant plus de 25 hectares d’un seul tenant; les autres en sont dépouillés et leurs biens sont loués au profit de la commune. Celle-ci y trouve son compte, mais le droit de propriété est foulé aux pieds en faveur de ceux qui sont assez riches pour devenir locataires. C’est une expropriation pour cause d’amusement privé.

Nous nous accommoderions peu en France d’une semblable législation, nous qui attachons tant d’importance au droit abstrait que trop souvent nous sacrifions la chose pour le mot et la proie pour l’ombre. Il nous répugnerait de voir des étrangers pénétrer chez nous et jouir sous nos yeux d’un plaisir ou d’un profit dont nous serions nous-mêmes privés. Ce n’est donc pas la solution allemande qui peut nous convenir et nous devons chercher remède à la dépopulation des rivières en restant dans les limites de la loi qui nous régit et qui reconnaît : à l’état, la propriété des cours d’eau flottables et navigables, et aux riverains celle des autres. Pour ce qui est des premiers, ils sont avant tout, ainsi que nous l’avons dit, des voies de navigation, et la pêche ne peut y être considérée que comme une chose accessoire. Quelle que puisse être, au point de vue de la production du poisson, l’utilité des herbes aquatiques ou des courans plus ou moins rapides, il n’en faudra pas moins faucher et canaliser les rivières lorsque la navigabilité l’exigera; mais une fois qu’il a donné satisfaction à cet intérêt majeur, et dans les limites où cet intérêt le permet, l’état doit prendre les mesures nécessaires pour protéger le poisson et pour favoriser les associations entre pêcheurs. Nos habitudes centralisatrices et notre législation administrative ne nous permettraient pas de créer en France, comme en Angleterre, des conseils de districts ayant la direction et la surveillance de la pêche ; mais elles ne s’opposent pas à la création de sociétés pour l’exploitation rationnelle des eaux des divers bassins[5].

Pour ce qui est des propriétaires des cours d’eau supérieurs, non-seulement on ne peut les dépouiller de leur droit, mais il faut au contraire les mettre à même de l’exercer d’une manière fructueuse et ne pas leur retirer en fait ce qu’on leur accorde en principe. Aux termes de la loi, il leur est interdit de barrer le cours de l’eau de façon à empêcher la circulation des poissons. Si cette faculté leur était laissée, ils seraient intéressés à en avoir et pourraient, soit isolément, soit en s’associant, exercer une surveillance efficace et se livrer aux procédés de pisciculture qu’ils jugeraient les plus avantageux. Pour les poissons sédentaires, cette appropriation partielle des cours d’eau ne présente aucun inconvénient; quant aux poissons migrateurs, on pourrait en assurer la libre circulation en fixant à l’avance les dimensions des grils, de façon à permettre aux saumons de les franchir et à la montée d’anguilles de passer au travers des barreaux. Il en est de l’appropriation des eaux comme de celle des terres, il n’y a que ceux qui sont appelés à récolter qui se donnent la peine de semer; et si le premier qui a clos un terrain pour le labourer en avait été empêché sous prétexte que cette clôture gênerait le pâturage commun, il n’y aurait pas eu d’agriculture possible. Ce sont les étangs, c’est-à-dire les eaux privées, qui produisent aujourd’hui la plus grande partie du poisson livré à la consommation. Qu’on autorise la clôture des eaux courantes et on les verra bientôt donner des résultats analogues.

La conclusion de ce qui précède et qui est à peu près celle à laquelle la commission sénatoriale a abouti, à la suite de la longue enquête à laquelle elle s’est livrée, c’est que le dépeuplement des cours d’eau en France est général ; qu’au point de vus de la police, la législation actuelle serait à peu près parfaite si elle était appliquée; et que les pouvoirs publics sont suffisamment armés pour empêcher, le jour où ils le voudront, la destruction des poissons par des procédés abusifs.

Il s’est donc passé ici ce que nous avons vu dans bien d’autres circonstanciés. En constatant la pauvreté de nos eaux, on s’est imaginé qu’il fallait des lois nouvelles pour y remédier; puis, quand on est allé au fond des choses, on s’est aperçu que les lois anciennes étaient excellentes et qu’il ne leur manquait que d’être observées. Le gouvernement se décidera-t-il à les faire respecter et à donner satisfaction aux vœux de la commission sénatoriale? C’est peu probable. Il trouvera sans doute que ce qu’on lui demande n’est pas digne de lui, il préférera recommencer la folie de Huningue, et dépenser des millions pour reconstituer cet établissement grandiose dont le pays n’a tiré aucun profit. Peut-être aussi, comme quelques-uns le demandent, installera-t-il une nouvelle division au ministère de l’agriculture, ou créera-t-il des écoles d’aquiculture, pour enseigner aux populations à faire à grands frais ce que la nature fait gratuitement. Il aura ainsi des places et des décorations à donner à ses amis ; quant aux poissons, c’est bien le moindre de ses soucis.


J. CLAVE.

  1. Voyez, dans la Revue : l’Empoissonnement des eaux douces, par M. J.-J, Baude, 15 janvier 1861. — La Pêche et la Pisciculture à l’Exposition universelle, par M. J. Clavé 1er janvier 1868. — Le Repeuplement des eaux de France, par M. H. de La Blanchère, 15 septembre 1870. — L’Embryogénie et la Pisciculture en France, par M. G. Pouchet, 1er mai 1872.
  2. Les Poissons, par MM. Gervais et Boulart, 3 vol. in-8o. Paris, 1877 ; Rothschild.
  3. Pathologie des poissons, par M. Michel Girdwoyn. Paris, 1880; Rothschild.
  4. M. de Bon, dans son ouvrage sur la Pisciculture fluviale et maritime, l’attribue à un moine de l’abbaye de Réome (Côte-d’Or), nommé dom Pinchon, qui vivait au XIVe siècle.
  5. M. Chabot-Karlen, dont l’ardeur piscicole ne le cède en rien à celle qui jadis animait M. Coste, fait à ce sujet une active propagande et a déjà réussi à former dans plusieurs départemens des associations entre propriétaires pour la protection du poisson.