La Paix (Lenéru)/Préface

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La Paix ; pièce en 4 actes
B. Grasset (p. vi-xi).



À MARIE LENÉRU


Une rencontre brève où vous m’apparûtes vigoureuse, haute et fière, et pourtant si pathétique, telle une Victoire mutilée, — non en sa personne altière mais dans le secret des sens divins de l’homme, — voici, chère Marie, vous que je n’ai pas connue, le seul souvenir que le destin ait voulu me donner de votre être éphémère en qui travaillait sans relâche, avec de fines forces surhumaines, votre part immortelle.

Nous fûmes, ce jour-là, timides toutes les deux ; moi, justement, parce que je contemplais en vous le malheur qui a triomphé de soi, le noble corps asservi qui, rompant ses liens, s’est élancé sur ces colonnes d’airain, dressé sous le ciel d’Orient, où se tiennent, à la fois immobiles et courants, les héros grecs, et vous, parce que la rêverie surmontait comme un nuage d’été votre altitude, et que la poésie, que vous aimiez, est bien cette opaline vapeur céleste qui enferme un sanglot plein de pleurs.

Votre puissance native, meurtrie dès l’adolescence, — l’ouïe, la parole, la vue, — vous l’aviez réparée par de subtiles sutures, dont les cicatrices dorées se voyaient jusque dans vos yeux magnifiques, striés de nets rayons. Vous étiez pareille ainsi à ces fragments de la beauté antique, dont la richesse et la perfection s’augmentent d’une brisure, qui permet à l’imagination d’exercer envers la dignité des choses et des êtres tous les sentiments de l’âme, et jusqu’à cette secrète, admirative et fraternelle compassion.

Dans tous les musées du monde, dans les jardins tissés de roses des Thermes de Dioclétien, si beaux dans les printemps de Rome, l’on voit triompher et languir un peuple blessé de déesses, mais ce qui rend humain, par la faiblesse, ces chefs-d’œuvre altérés, vous faisait précisément divine et comme invulnérable, par la force qui émanait de votre personne que l’on sentait éclatante de supériorité, double, par la puissante vie naturelle et par la vie exigée.

Et pourtant, l’usure qu’apporte lentement le temps, elle s’était, sous la forme de la foudre, abattue soudain sur vous, un jour de votre quinzième année, Nymphe des acropoles, et, dès votre plus jeune jeunesse, vous eûtes à refaire ce mystérieux travail d’une ruche où les abeilles reconstituent, dans un labeur sans gémissement, la géométrie éblouissante de leurs alvéoles blessés ! Ce constant effort, sans lequel vous eussiez cessé d’être créatrice de vous-même, vous l’accomplissiez sans qualifier d’iniquité l’invraisemblable cruauté du destin. Douée en toute chose, forte et agile comme la mâture des voiliers qui bondissent sur cet amer océan dont votre brumeux et clair regard contenait la pensive liquidité, vous ne voulûtes servir que l’intelligence. Au cours de votre admirable Journal, vous parlez sans cesse de l’intelligence, que vous saviez posséder ; vous en parlez avec l’orgueil d’une vivante qui n’est pas débitrice du sort, mais qui tient tout de soi-même. Née robuste et allègre, puissamment soulevée vers la joie, vous fûtes atteinte et détruite soudain dans ces méandres ténus et mystérieux de la vie intérieure par où l’âme chemine, développe sa force et sa clameur et vient accoster les autres âmes.

Tout votre génie présida à votre résurrection. Sous le regard accablé et si touchant de votre mère, qui semblait n’avoir plus rien fait pour vous que de vous avoir vouée par l’existence à la détresse insigne, vous recomposâtes l’enfant incomparable qui était issue d’elle, et prenant à votre charge tout le travail sacré de la création, vous fûtes mère de votre esprit, conductrice sévère et perspicace de vos pensées, de vos désirs, éducatrice ferme et patiente de ces rouages rompus en qui vous conserviez intacte, accrue par l’effort, l’intelligence qui chez tout autre être eût fléchi, eût abandonné ces chemins bouleversés par où vous la guidiez vers les plus amples sommets.

Ayant fait combattre d’heure en heure votre esprit opiniâtre contre une destinée qui jamais ne voulut dénouer de la vôtre son étreinte irritée, vous apparaissez aujourd’hui à tous comme la plus pure figure du stoïcisme accompli, poétiquement orné de grâce et d’une céleste élégance.

J’ai parlé de vous avec ceux qui vous ont connue.

Ils ont, dans le moment où leur mémoire et leur voix rappellent sur la terre votre belle ombre voilée, des intonations d’infinie tendresse. Que d’amour vous leur inspirez ! Au royaume sans écho, hélas ! peut-il vous parvenir ?

Sûre de votre rayonnant courage, vous aviez donné aux passions du cœur le rendez-vous de votre guérison ; vous étiez patiente, vous viviez dans la joie de l’esprit, dans la perpétuelle activité de la pensée de la logique, de la colère féconde, de l’espérance.

Privée du monde des sons, frustée de la parole aisée, portant sur l’univers et les visages votre clair regard où l’altération dessinée par la maladie irradiait comme un incertain soleil de l’aube, vous aviez assigné le terme de votre rééducation volontaire à l’échange d’un cœur avec votre cœur.

Mais si votre âpre destinée vous avait livrée au bonheur, cet éclat nouveau eût terni votre sombre et plus noble lumière. Jusqu’à l’achèvement de vos jours le sort se montra jaloux de votre solitude auguste, et rieusement tolérée. Vous mourûtes hâtivement, dans la plénitude de vos facultés reconquises, et l’on ne voit dans vos œuvres qu’un compagnon de prédilection, un seul visage, et rayé d’éclairs, taché de sang, le jeune et brûlant Saint-Just.

La gloire seule, chère Marie, ne vous fit pas défaut ; vous aviez traité avec elle, vous l’aviez dès l’enfance appelée, séduite, enchaînée ; vous l’aviez obligée à vous servir : nul être autant que vous n’a le droit de parler de cela avec cet accent de vainqueur.

Si la gloire n’était que la récompense de l’effort, que le terme de l’ambition, la vôtre ne nous consolerait pas, pour vous, de cette inconnaissance de la passion vivante, qui fut votre part amère. Mais elle est le plus nombreux amour et celui qui ne finit pas. Des chants de surprise, des cantiques enivrés de jeunes gens accueillirent votre premier ouvrage. Une foule crut en vous, espéra en vous, sans être déçue, et, aujourd’hui, ceux qui parlent de vous éprouvent une fierté mêlée de confusion à joindre leur nom au vôtre sur vos livres. Je voudrais mériter le mélancolique bonheur que me cause le seul témoignage d’amitié qu’il me soit accordé de vous donner.

Puissé-je avoir évoqué avec une suffisante tendresse votre image au seuil de votre dernier volume ! J’ai lu bien des fois ces feuillets de douleur, où votre esprit, comme le taureau blessé, tourne en rond dans le cirque tragique, mêlant son sang au sang répandu, se heurtant d’un regard aveuglé d’horreur contre les cloisons mortelles, et c’est l’honneur de votre cœur gonflé d’humanité de n’avoir jeté dans cette œuvre poignante que des cris d’épouvante qui reviennent sur eux-mêmes et ne veulent pas être consolés.

Cher esprit plein d’amour, il m’est dur de vous quitter ; je m’arrache à vous tristement en terminant cette tendre lettre, mais c’est vous qui allez parler et que l’on veut écouter ; laissez rêver de vous, dans sa juste modestie qui vous contemple, celle dont vous avez dit un jour, mue par la divine erreur de la bienveillante curiosité : « J’ai vu enfin Madame de Noailles, — bien moins effrayante que je ne le craignais ! »


Anna de Noailles.