La Paix armée et ses conséquences

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La Paix armée et ses conséquences
Revue des Deux Mondes4e période, tome 121 (p. 481-523).
LA PAIX ARMÉE
ET
SES CONSÉQUENCES

Le vieux monde s’agite ; qui donc le mène et où le conduit-on ? Il n’est que temps de s’en préoccuper. A quelle époque de son histoire a-t-il conçu de plus sinistres visions, a-t-il entrevu un lendemain plus chargé de douloureuses appréhensions ? Il travaille pourtant ; le travail, sous toutes ses formes, ne se rebute pas. Il s’alarme néanmoins devant un appareil guerrier qui l’épuise, et il se demande, avec raison, de quelles nouvelles catastrophes son avenir est prochainement menacé. Les temps sont passés où les peuples demeuraient étrangers aux actes comme aux entreprises de leurs gouvernails. De nos jours, ils savent et ils jugent. Les nombreux moyens d’investigation, mis à la disposition de toutes les classes sociales, les pénètrent et les éclairent ; si elles n’en ont pas la notion exacte, elles ont le sentiment des périls et des maux éventuels, sinon prochains, qui peuvent soudain fondre sur elles. Le service militaire, universel et obligatoire, a lui-même initié, plus ou moins, les plus humbles d’entre nous à tous les secrets, à tous les moyens de destruction que la science perfectionne incessamment, et chacun pressent des désastres inconnus jusqu’à noire époque. Nul n’a besoin aujourd’hui d’interroger un commandant d’armée de terre ou de mer pour apprendre que des corps de troupe ou des flottes entières peuvent disparaître dans un conflit au premier choc et que les vainqueurs pourraient être aussi bien décimés que les vaincus. La préparation de ces redoutables calamités est elle-même un premier malheur qui pèse cruellement sur tout le continent. Dans la voie des arméniens progressifs où ils sont entrés, une loi fatale contraint les gouvernemens à puiser, outre mesure, aux sources de la fortune publique, au risque de les tarir. En peu d’années, les impôts ont atteint partout des proportions qui excèdent la puissance économique de chaque pays. Ces nécessités engendrent la misère qui, déjà, se glisse, impitoyable, dans plus d’une contrée, dette détresse provoque à son tour, avec des troubles d’un autre ordre et non moins alarmans, des émigrations qui rappellent un âge reculé et le nouveau monde ne leur fait pas toujours un accueil sympathique. Nous n’assistons que trop souvent, en effet, au spectacle affligeant de foules nombreuses qui passent et repassent l’Atlantique, lamentable odyssée, sans rencontrer une terre hospitalière. Nées manifestement de l’abus des impôts, ces difficultés financières et sociales sont-elles et devront-elles rester le lot des nations les moins favorisées ? Pendant que l’Italie en est si sérieusement menacée, verrons-nous d’autres États s’en accommoder aisément ? Le croire, ce serait se bercer de coupables illusions. Aucune puissance ne possède des ressources inépuisables ; de façon qu’on ne sait plus si l’Europe est destinée à devenir la proie de la guerre ou bien celle de la misère. Celle inquiétante alternative mérite d’être envisagée sous tous ses aspects, et, après en avoir déterminé les causes, nous voudrions en calculer les effets.


I

L’Europe vivait dans une paix profonde et rien ne menaçait son repos, quand un prince, déjà mûri par l’âge, monta sur le trône de ses ancêtres. Nourrissant, depuis longtemps, des vues ambitieuses, le roi Guillaume Ier de Prusse n’eut, à son avènement qu’une pensée : elle fut pour l’armée, pour sa réorganisation, pour son développement. Que se proposait-il ? L’établissement de l’hégémonie de la Prusse en Allemagne. M. de Bismarck l’avait pressenti et annoncé pendant qu’il n’était encore qu’un agent diplomatique à Berlin. Le roi s’assura son concours en lui accordant, avec le pouvoir, toute sa confiance. C’est ainsi que le futur empereur et le futur chancelier, désormais étroitement unis, entreprirent résolument la lâche qu’ils ont remplie si glorieusement pour eux, si malheureusement pour l’Europe.

Leur première victime fut un agneau. L’agneau toutefois lit une ferme résistance ; il y mit tout son cœur ; mais le loup avait un compère, et les deux complices contraignirent le Danemark à leur faire abandon de ses deux plus belles provinces de Schleswig et le Holstein lui avaient été pourtant garantis par un acte solennel engageant toutes les grandes puissances à lui en assurer la paisible possession. Malheureusement une garantie collective, fondée sur un intérêt général, a, le plus souvent, échoué devant un acte de vigueur ou de témérité. Aucun des contractans ne consentit à conformer sa conduite à ses obligations. Quand on étudie les documens diplomatiques de cette époque, on demeure confondu devant l’empressement avec lequel les grands cabinets accueil laient les fallacieuses assurances que M. de Bismarck leur prodiguait sans cesse, malgré le démenti des événemens qui s’accomplissaient dans les duchés. Il sut apaiser les alarmes des uns, prévenir les susceptibilités des autres, invoquant tantôt l’honneur des armes engagées sur l’Elbe, tantôt les devoirs que la Prusse remplissait, à son grand regret, en sa qualité de puissance féodale et conservatrice, promettant, garantissant que rien ne s’accomplirait, à titre définitif, sans l’assentiment des autres cours. Jamais, à aucune autre époque de sa longue carrière, il n’a déployé une plus merveilleuse dextérité. Nous insistons, en passant, sur ce point, parce que son succès, en cette première rencontre diplomatique, a certainement raffermi, dans son esprit, la solidité de ses convictions et qu’il y a puisé la certitude de mener à bonne fin chacune de ses entreprises ultérieures. Ses patriotiques convoitises avaient désormais, pour soutien, une inébranlable confiance. Le souverain et le conseiller se persuadèrent que, grâce aux services rendus à la Russie durant l’insurrection de Pologne, les temps si désirés étaient enfin venus de revendiquer, pour la Prusse, l’autorité et la prépondérance qu’elle avait conquises sous le règne du grand Frédéric et que ses successeurs avaient si gravement compromises.

Cette fois, l’obstacle était à Vienne. La Prusse en effet ne pouvait prendre, en Allemagne, une position dominante que si elle en expulsait l’Autriche ; ce résultat ne pouvait être obtenu que par la force des armes ; ils résolurent d’y recourir. Pendant que le souverain répudiait, en toute occasion, une pareille extrémité, le ministre n’en faisait pas mystère ; l’un rassurait, de sa voix la plus douce, la cour impériale de Vienne, l’autre préparait l’opinion publique aux prochains événemens. Les rôles ainsi partagés, ils employèrent deux ans à remplir chacun sa tâche et, à la date qu’ils avaient fixée, le général de Moltke put conduire à la victoire les armées prussiennes. La caduque Confédération germanique fut dissoute, l’Autriche renfermée dans ses domaines héréditaires, et la Prusse agrandie mit sa lourde main sur toute l’Allemagne du Nord. Cette fois encore, l’Europe assista, inconsciente, aux succès militaires et diplomatiques de la maison des Hohenzollern.

On a prétendu que l’unité italienne devait fatalement engendrer l’unité germanique. Nous n’y contredirons pas absolument ; mais ce qui est autrement irréfutable, c’est que la prépondérance de la Prusse en Allemagne est due à une sorte d’assentiment tacite des autres grandes puissances, et que, sans l’inaction dans laquelle elles se sont renfermées en 1866, le royaume d’Italie aurait été fondé sans donner naissance à l’empire allemand. Comment toutes ces choses ont-elles pu s’accomplir ? Pas plus à Londres qu’à Paris ou à Pétersbourg, ou ne sut prévoir le coup de foudre de Sadowa qui, en une seule journée, devait terrasser l’Autriche et assurer le triomphe de la Prusse. C’est ainsi que les puissances ne firent aucune tentative pour se rapprocher et s’entendre ; elles en étaient empêchées par leurs rivalités. Nous venons de dire avec quelle astucieuse habileté M. de Bismarck s’employait à entretenir leurs dissentimens, parlant partout un langage approprié au milieu où il le tenait. Voilà comment la Prusse a pu entreprendre une guerre que rien n’avait provoqué, si ce n’est sa ferme volonté de prendre le premier rang en Allemagne ; voilà comment elle a tiré, de ses victoires, les prodigieux avantages qui lui sont restés acquis sans qu’elle ait consenti à se préoccuper de la façon dont l’Europe les envisagerait.

La paix vint et fut signée à Nikolsbourg. Quelle situation créait-elle aux puissances qui n’étaient pas intervenues dans la guerre ? La France ne pouvait se dissimuler qu’elle aurait, à l’avenir, sur sa frontière de l’Est, un État ambitieux et entreprenant. La Russie qui, depuis longtemps, ne connaissait plus de rivale dans la Baltique, se trouvait atteinte au centre même de son action. Maîtresse des duchés de l’Elbe et toute-puissante en Allemagne, la Prusse, naguère sa vassale, pourrait avant longtemps lui disputer le passage dans la mer du Nord et l’isoler, sur le continent, de l’Europe occidentale. L’Angleterre elle-même, toujours jalouse de toute prépondérance, voyait s’élever au cœur du continent un État dont la puissance dérangeait l’équilibre si savamment aménagé par sa politique séculaire, État qui déjà construisait des flottes et revendiquerait, un jour, sa part dans la domination des mers. La France, la Russie et l’Angleterre ont-elles cependant retenu les enseignemens qui ressortaient des événemens récemment accomplis ? La France voulut pourvoir à sa sécurité ; on sait les entraves que rencontrèrent les tentatives du gouvernement impérial ; la Russie resta sympathique à la Prusse ; l’Angleterre se renferma dans son rôle d’observation.

Il se préparait pourtant un nouveau conflit ; la force des choses le rendait inévitable et, de toutes parts, on le pressentait. Dans la vie publique comme dans la vie privée, on résiste difficilement au charme entraînant, à la séduction prestigieuse du succès. Tout avait souri à la Prusse ; sur le champ de bataille comme sur le terrain diplomatique, la fortune avait exaucé tous ses vœux, couronné tous ses efforts. Sous l’influence de ces merveilleux résultats, l’ambition du roi Guillaume, entretenue, surexcitée par les soins de M. de Bismarck, prit un nouvel essor. Il ne leur suffisait plus d’avoir reculé les frontières du royaume, d’avoir réuni, par l’annexion du Hanovre et de la Hesse électorale, les deux grandes fractions du territoire national, si longtemps séparées, de tenir, dans leur main, par l’autorité de la force plus encore que par celle des traités, l’Allemagne entière ; à cet état de fait mal défini ils résolurent d’ajouter la consécration du droit, de reconstituer, en somme, l’empire germanique au profit de la maison de Hohenzollern. Depuis que M. de Bismarck ne se croit plus tenu à aucune discrétion, depuis qu’il lui est loisible de raconter les belles journées de sa vie, il a, dans plus d’un entretien, avoué que telle avait été sa pensée dès le lendemain de Sadowa, qu’il a été le premier et le dernier ouvrier qui a forgé la couronne impériale ; il en revendique même trop souvent l’honneur et le bénéfice. Et il dit vrai. Il n’avait pas encore échangé les ratifications du traité de Prague que déjà, en effet, il prenait ses dispositions pour n’en tenir aucun compte. Ce traité stipulait, pour les États du Sud, une sorte d’indépendance leur garantissant une entière autonomie ; l’autorité de la Prusse s’arrêtait au Mein. Il renversa cette barrière en imposant à ces États des clauses nouvelles qui, dérogeant aux arrangemens conclus avec l’Autriche, les subordonnait à la Prusse dans une prétendue alliance à la fois défensive et offensive.

Mais si, dès ce moment, la Prusse pouvait disposer de toutes les forces de l’Allemagne en s’abritant sous l’autorité d’accords conventionnels, ces accords eux-mêmes blessaient le droit public européen ; ils ne pouvaient dès lors servir de base au couronnement de la domination prussienne. Si l’Allemagne était vaincue, prosternée aux pieds du roi Guillaume, l’Europe n’avait abdiqué aucun de ses avantages internationaux. Des traités généraux, ceux de Vienne notamment, lui conféraient le droit de n’admettre d’autres altérations à l’état de choses créé en 1815 que celles qu’elle aurait ratifiées. C’est ainsi que la Belgique put se séparer de la Hollande, et la Prusse elle-même n’a que trop vivement invoqué ces stipulations toutes les fois que la France a témoigné l’intention de s’y dérober. Il est vrai qu’à cette époque M. de Bismarck n’avait pas encore paru sur la scène du monde, et qu’il n’avait pu, par ses violences, troubler le respect du droit public dont les règles salutaires formaient jadis la base des relations internationales et la meilleure garantie du maintien de la paix.

Mais au point où nous sommes arrivés de ce rapide exposé, le roi Guillaume et M. de Bismarck n’en étaient plus à s’enquérir des procédés propres à les conduire au but désiré, ceux qu’ils avaient employés pour démembrer le Danemark, pour expulser l’Autriche de l’Allemagne, leur avaient merveilleusement réussi : ils décidèrent d’y recourir de nouveau pour briser l’obstacle qui les retenait sur le Mein et arrêtait l’union de l’Allemagne des Alpes à la Baltique. Quelle puissance pouvait avoir l’audace d’entraver ce dessein ? Nulle autre que la France. Il fallait la réduire par la guerre à la résignation, et la guerre à la France devint, dès ce moment, l’unique préoccupation du souverain et de ses conseillers. Ils se mirent à l’œuvre avec l’ardeur d’hommes habitués à triompher. M. de Moltke employa tous ses soins à retremper l’arme qu’il avait forgée et qui devait assurer la victoire ; M. de Bismarck se mit en quête du meilleur piège qu’il conviendrait de tendre à la France à l’heure opportune[1].

Pendant de longues années, on a soutenu à Berlin que la Prusse n’a provoqué aucun des conflits où a elle été engagée, qu’en toutes ces occasions elle a aiguisé ses armes uniquement pour sa défense ; si M. de Bismarck était moins affirmatif, le roi ne négligeait aucune occasion pour rejeter, sur d’autres, la responsabilité des hécatombes qui ont marqué son règne. Ces affirmations sans cesse réitérées, que les discours du trône ont plusieurs fois rééditées, ont égaré la crédulité publique jusque de nos jours ; l’opinion de personnes généralement bien informées, soit dans la presse, soit dans les régions officielles, en a souffert une influence durable. En dépit de tous les efforts, de démonstrations documentées, malgré les indiscrétions des familiers du maître de Friedrichsruhe, malgré ses propres confidences, la conviction que la France, en 1870, avait voulu et provoqué la guerre, était restée inébranlable. Elle a prévalu contre l’avis et les travaux d’écrivains consciencieux, contre le Dangeau du chancelier, M. Maurice Buse h, qui a mis tout au clair dans un livre publié en 1884[2] ; contre M. de Bismarck lui-même qui, pour plaire à ses amis, dans de rares momens d’humeur joyeuse, avait confessé la vérité. Le mot de Mme de Sévigné est toujours vrai : « On a tout rapsodé, mais ce qui est dit est dit, ce qui est pensé est pensé, ce qui est cru est cru. » La légende, ce parasite de l’histoire, soigneusement entretenue par une presse stipendiée, avait poussé de si vigoureuses racines, s’était si solidement emparée des esprits, qu’elle triomphait de toutes les tentatives faites pour la redresser. Pour la détruire, il a fallu une révolution de palais, il a fallu que le nouvel empereur, fatigué du joug d’un ministre impérieux, prît le parti de le secouer, qu’il imposât à son conseiller une retraite que certainement celui-ci ne désirait pas ; il a fallu en outre que, dans un jour de colère, M. de Bismarck revendiquât hautement tous ses titres à la reconnaissance de la dynastie des Hohenzollern, sans omettre la responsabilité qu’il a assumée en prenant l’initiative d’une manœuvre déloyale dans la sinistre pensée de rendre une guerre inévitable, sans craindre de démentir ainsi toutes ses affirmations antérieures, toutes les assurances contraires qu’il avait servies à l’Europe dont il avait fait sa dupe. On sait le bruyant retentissement qu’eut cet éclat inattendu ; on sait comment la vérité s’est échappée, par un retour de justice, de la bouche de celui qui l’avait offensée en la reniant. Rien n’a manqué, cette fois, ni la franchise, ni les détails, de façon qu’il a été permis de reconstituer, dans toute sa sincérité, une journée à jamais célèbre. Il convient de la retenir, de l’évoquer, d’en mettre toutes les circonstances dans leur vrai jour. Si elle confond les coupables, elle réconforte la conscience publique : elle sera, pour des temps prochains, un précieux enseignement.

C’était le 13 juillet 1870. Les généraux de Moltke et de Boon dînaient chez M. de Bismarck. Tous trois se désolaient de l’issue pacifique à laquelle semblaient devoir aboutir les négociations à Ems. Survint un fonctionnaire porteur d’une dépêche du cabinet du roi[3]. Elle relatait les circonstances du jour pour l’information des ministres présens à Berlin ; elle ne laissait nullement pressentir de complications imminentes, ni la prochaine mobilisation de l’armée. M. de Bismarck en donna lecture à ses convives. « Boon et Moltke, a dit depuis le chancelier dans un récit qui lui est attribué et qu’il n’a pas démenti, laissèrent tomber, d’un même mouvement, leur couteau et leur fourchette. Nous étions tous profondément abattus. Nous avions tous trois le sentiment que l’affaire se perdait dans le sable. Je m’adressai alors à Moltke et lui posai cette question : L’instrument dont nous avons besoin pour la guerre, notre armée, est-elle réellement assez bonne pour que nous puissions commencer la guerre en comptant, avec la plus grande probabilité, sur le succès ? — Nous n’avons jamais eu de meilleur instrument qu’en ce moment, fit-il. — Boon, en qui j’avais, il est vrai, moins de confiance, confirma pleinement ce qu’avait dit Moltke.

« — Eh bien, alors, continuez tranquillement à manger, dis-je à mes deux commensaux. Je m’assis à une table ronde en marbre qui était placée à côté de la table où l’on mangeait ; je relus attentivement la dépêche, je pris mon crayon et je rayai délibérément tout le passage où il était dit que Benedetti avait demandé une nouvelle audience. Je ne laissai subsister que la tête et la queue. Maintenant la dépêche avait un tout autre air. Je la lus à Moltke et à Boon dans la nouvelle rédaction que je lui avais donnée. Ils s’écrièrent tous deux : « Magnifique ! cela produira son effet. » Nous continuâmes à manger avec le meilleur appétit. La suite des choses, vous la connaissez. »

On ne sait que penser et on demeure confondu devant ces trois Germains s’exaltant mutuellement, dans un festin, à la pensée d’écraser des Gaulois, tour à tour ravis ou consternés selon que la guerre leur paraissait imminente ou « se perdait dans le sable. » Mais il ne suffisait pas d’avoir mutilé la dépêche de façon à en retourner le sens exact. Restait l’usage qu’il convenait d’en faire pour que cela produisit son effet. L’effet qu’on en attendait, rapide et décisif, était un coup double. Il devait soulever, en Allemagne, l’indignation du sentiment national offensé et y provoquer, en quelque sorte, l’acclamation de la guerre de façon à entraîner, au besoin, la volonté du roi. Il devait éclater à Paris comme une injure sanglante et déterminer la France à prendre l’initiative des hostilités, par conséquent à en assumer la responsabilité devant l’Europe. « Il n’y a eu à Ems, a écrit, dès les premiers jours, l’un des principaux acteurs, ni insulteur ni insulté. » M. de Bismarck calcula sa rédaction de manière qu’il y eût, à la fois, deux insulteurs et deux insultés. Pour quiconque, en effet, lisait la dépêche remaniée par lui, l’ambassadeur avait manqué au respect qu’il devait au roi, et le roi avait méconnu d’une façon blessante les prérogatives du représentant de la France en lui interdisant l’accès de sa demeure. Ils devenaient donc à la fois, l’un et l’autre, insulteurs et insultés. Pour que l’effet se produisît avec cette double conséquence, M. de Bismarck, avant même que le repas des trois conspirateurs ne fut achevé et pendant qu’ils continuaient « à manger avec le meilleur appétit », donna l’ordre de faire paraître ; la dépêche dans les journaux du soir en recommandant aux reptiles de sonner la fanfare, c’est-à-dire la prise d’armes, suivant un mot que le général de Boon prête, dans sa correspondance, au général de Moltke. Avant la fin de la soirée, il l’a dressait par le télégraphe à plusieurs agens diplomatiques de la Prusse avec invitation d’en donner communication aux cabinets auprès desquels ils étaient accrédités. Il prévoyait que leurs collègues français en seraient de la sorte rapidement instruits et que le coup porterait à Paris d’autant mieux qu’il y arriverait par l’intermédiaire de divers gouvernemens étrangers. Il faut l’avouer, M. de Bismarck, en cette solennelle occasion, ne s’est pas trompé de l’épaisseur d’une ligne. Tout s’est accompli selon son programme. L’exaltation se propagea en Allemagne avec la rapidité d’une traînée de poudre. Devenant d’Ems, deux jours après, le roi avait été accueilli, sur tout son chemin, par d’enthousiastes acclamations ; il débarqua à Potsdam, et, après un rapide conseil tenu dans la gare, il donna l’ordre de mobiliser l’année. En France, l’injure fut sentie aussi profondément que M. de Bismarck l’avait prévu, et le 15 juillet le ministère apportait aux Chambres la déclaration de guerre.

Mais il n’est pas moins avéré maintenant que cette guerre avait été, de longue main, préméditée par la Prusse et qu’elle est née de la duplicité de son chancelier. Habemus confitentem reum. Il avoue son méfait maintenant et sans détours ; il estime qu’il constitue son plus précieux titre à la reconnaissance de son pays et de son souverain. Un journal qu’il inspire, et qui est son organe avoué, écrivait naguère : « M. de Bismarck, en modifiant la fameuse dépêche d’Ems, en contraignant la France à prendre l’initiative de la guerre et à en endosser la responsabilité, a bien mérité de la patrie. » Il n’a pas cependant tenu toujours ce fier langage. Il en a changé selon les circonstances et suivant son état d’âme. Peu après le rétablissement de la paix, M. Liebknecht dénonçait, dans son journal, la forfaiture dont le chancelier s’était rendu coupable et que déjà l’on se murmurait à l’oreille ; M. de Bismarck fit traduire en justice l’écrivain socialiste, qui fut condamné à l’amende. Aujourd’hui les rôles sont renversés, et ce qu’il a contredit pendant plus de vingt ans, à l’aide des dénégations les plus solennelles, est une vérité éclatante de son propre fait. Cette vérité permet de penser que, si M. de Bismarck a droit au bénéfice de sa conduite, il ne saurait décliner le blâme qu’elle mérite, et l’histoire dira certainement autre chose : elle conclura, de ce fait maintenant bien établi, que les vaincus de 1863 et de 1866, que les Danois et les Autrichiens n’ont pas plus recherché la guerre que les Français, et que le gouvernement prussien a été, chaque fois, l’agresseur sans cause légitime, uniquement dans une pensée de convoitise. La réprobation de cette sanglante politique a devancé le jugement de la postérité. Les aveux de M. de Bismarck ont en effet soulevé un cri général d’indignation en Europe ; les Anglais, si longtemps dupes de son jeu, ont été blessés dans leur orgueil et ne lui ont pas dissimulé leur ressentiment ; des Allemands eux-mêmes ont senti « le rouge leur monter au front » en apprenant que la nation avait été indignement abusée.

Au surplus, de tous les événemens que nous venons d’évoquer nous n’entendons retenir ici qu’un point essentiel, c’est que l’Europe aurait vécu en paix et dans une parfaite sécurité, si la Prusse s’était renfermée dans les limites de ses droits, si elle avait rempli tous ses devoirs de puissance ; continentale, celui notamment qui lui commandait le respect des traités ; qu’en se livrant à son ambition, elle s’est agrandie, mais en substituant à l’ancien état de choses, consacré par le temps et par le consentement conventionnel de tous les intéressés, un état nouveau dépourvu de stabilité, n’offrant aucune des garanties nécessaires au maintien de la paix générale.


II

Le roi Guillaume et M. de Bismarck ont-ils jamais eu le sentiment de cette situation si profondément troublée ? Ont-ils employé leurs soins à en corriger les saillies aiguës et brutales ? Rien ne l’indique. La paix conclue avec l’étranger. M. de Bismarck, toujours dominé par la passion de la combativité, engage à l’intérieur, avec une puissante fraction du pays, la lutte du Kulturkampf. Il n’avait aucun grief sérieux à reprocher aux catholiques du royaume ; ils avaient, comme sujets du roi, vaillamment combattu et donné leur sang ; mais ils constituaient un parti avec lequel il fallait compter ; le chancelier voulut le soumettre, sinon le briser. On sait toutes les rigueurs qu’il infligea à leur conscience de chrétiens, ils se défendirent avec toute l’énergie de leur foi, et, si au bout de ce conflit le chancelier n’a pas connu le chemin de Canossa, il ne dut pas moins, comme l’empereur Frédéric, faire pénitence en rapportant, l’une après l’autre, les lois draconiennes qu’il avait fait voter par le Parlement. Dans sa ferveur autoritaire, il s’engagea en d’autres voies. Il avait, jusque-là, professé des opinions libre-échangistes ; il se constitua le caudataire du protectionnisme, et, poussant ses nouvelles doctrines jusqu’aux dernières limites, il tenta d’inaugurer, dans le nouvel empire germanique, le socialisme d’Etat.

C’est ainsi que nous le verrons désormais s’égarer, de plus en plus, dans des conceptions erronées.

Parmi toutes les préoccupations de M. de Bismarck, la France ne cessait de conserver le premier rang ; son regard déliant ne s’en détournait jamais, si intenses que fussent les hostilités qu’il rencontrait, disons mieux : qu’il avait lui-même soulevées en Allemagne. Un moment il avait cru pouvoir se reposer sur les institutions que notre pays s’était données, il les considérait comme un puissant obstacle à son relèvement. En quittant Versailles, il s’était persuadé que la France ne pourrait réparer ses désastres de longtemps, ce que l’énorme contribution de guerre qu’il lui avait infligée, jointe à l’obligation de renouveler son armement et de construire de nouvelles lignes de défense, la rendrait incapable de reprendre, parmi les grands États, le rang qu’elle avait perdu. En passant à Francfort pour retourner à Berlin, il avait assuré que la paix était garantie pour un demi-siècle : le mot fut recueilli et répété par tous les échos germaniques. Heureusement la France est un pays plus riche qu’il ne l’avait supposé ; le sol est fécond, l’habitant est laborieux ; celui-ci travaille, celui-là produit. Si léger qu’on l’accuse de l’être, le Français aime l’épargne et il économise ; quand son gouvernement émet un emprunt, il lui apporte son argent, convaincu, par patriotisme autant que par intérêt, qu’il n’existe pas de meilleur placement. Aussi les prévisions de M. de Bismarck ne tardèrent pas à être démenties. La France lui paya les cinq milliards, non sans difficulté, mais plus promptement qu’il ne l’avait présumé. L’ordre régnait sans apparence qu’il dût être troublé ; le travail avait repris activement dans les usines et dans les champs ; et le gouvernement pour suivait avec succès la réorganisation de nos forces militaires. En 1875, quand il voulut former les quatrièmes bataillons, on prit l’alarme à Berlin, et la guerre hanta de nouveau l’esprit des conseillers du roi, si ce n’est celui du souverain lui-même. Ils s’imaginèrent qu’ils n’avaient pas suffisamment écrasé la France et ils résolurent de reprendre l’œuvre de 1870, jugeant qu’elle n’avait pas été poussée assez loin. La presse soldée ouvrit la campagne. Un article publié dans un journal officieux, la Post de Berlin, dénonça à l’Allemagne les projets que l’on prêtait au gouverne-mont de la République, l’ardent désir du peuple français de prendre sa revanche, l’impérieuse nécessité qui s’imposait, à l’empire germanique, de prévenir ces sinistres desseins. En même temps, on interdisait l’exportation des chevaux. Ce thème devint bientôt celui de tout ; organe accrédité on Allemagne, et les appréhensions d’une lutte imminente envahirent les esprits les moins timorés.

Avant de précipiter l’événement, on voulut s’assurer la neutralité de la Russie. AL de Bismarck et M. de Moltke ne pouvaient se dissimuler qu’il leur serait impossible d’entraîner l’empereur Guillaume avant d’avoir obtenu cette précieuse garantie. On envoya, à Pétersbourg, M. de Radowitz ; ce diplomate, fort habile cependant, échoua dans sa mission. Il a été plus tard désavoué dans un intérêt facile à comprendre. « M. de Radowitz, a dit récemment l’ermite intempérant de Friedrichsruhe, n’a jamais été mon confident, car s’il a hérité, de son père, bien des qualités, il a hérité aussi l’habitude, bien funeste chez un diplomate, de trop parler et de tout dire après le troisième verre ; » appréciation aussi dépourvue de raison que de justice. La vérité c’est que la Russie s’alarmait, à son tour, du rôle prépondérant que le nouvel empire ou plutôt son impétueux chancelier s’arrogeait en Europe, et qu’elle avait pu se convaincre qu’il ne lui tiendrait aucun compte des services qu’elle avait rendus ; c’est que, dès ce moment, elle avait le juste pressentiment de l’ingratitude qu’on lui témoignerait à Berlin à la première occasion. Devant ces dispositions, M. de Radowitz avait d’avance perdu la cause qu’on l’avait chargé de défendre. L’empereur Alexandre II avait le cœur magnanime ; dès qu’il fut instruit des vues agressives du gouvernement allemand, il en fit part à notre ambassadeur, le général Le Flô en lui donnant l’assurance qu’il ne tolérerait pas que la France fût de nouveau envahie sans cause légitime et dans un sentiment de brutale ambition. Il eut bientôt l’occasion de traverser Berlin, et, après avoir conféré avec l’empereur son oncle, il put télégraphier que tout danger était conjuré.

M. de Bismarck a, depuis lors, hautement, obstinément répudié les calculs qui lui ont été attribués. Il a cependant reconnu que l’état-major les avait conçus et qu’il conseillait instamment de reprendre les armes sans plus tarder. L’homme de fer ne s’est pas borné à repousser les accusations dont il a été personnellement l’objet, il a, en outre, rejeté toute la responsabilité de cet incident sur le chef de l’armée : « Moltke, a-t-il dit à M. Blum dans des entretiens destinés à la publicité, a été, en cette occasion, le malfaiteur. » Mais ce langage, quand l’a-t-il tenu ? Après la mort de l’illustre maréchal. M. de Bismarck ne mérite-il pas davantage ce qualificatif Que nous lui empruntons quand il se fait gloire d’avoir contraint deux grandes nations à vider, par les armes, un conflit qu’on aurait écarté pacifiquement sans son astucieuse intervention ?

Les dénégations intéressés de M. de Bismarck, au surplus, sont chaque jour démenties par des informations documentées qui jettent une vive lumière sur la crise que nous venons de rappeler. On a publié récemment[4] des notes laissées par M. Gavard, notre chargé d’affaires à Londres, durant cette période. Ces pages sont d’un intérêt émouvant ; elles démontrent clairement que le gouvernement anglais, d’abord hésitant et même incrédule, se persuada bientôt de l’imminence du danger qui menaçait la paix et qu’il se hâta, dès lors, de s’unir à la Russie pour le conjurer. Nous ne pouvons que nous y référer. Nous citerons néanmoins l’ex trait d’un entretien de notre représentant avec l’ambassadeur de Russie revenant de Pétersbourg et ayant passé à Berlin, parce qu’il résume, en quelques lignes, l’histoire de cette vive alerte. « Le danger, a dit le comte Schouvalof à M. Gavard, c’est l’idée fixe de Bismarck que la France se dispose à attaquer l’Allemagne, et, malheureusement, ce qui est plus grave, elle est partagée par de Moltke. Celui-ci croit que vous serez prêts en 1876, et que le moment vous sera d’autant plus favorable que vous aurez encore une classe de vieux soldats ayant fait la guerre ; le chancelier croit que vous voudrez attendre 1877, mais ils sont d’accord pour penser qu’il faut vous prévenir. Ils prétendent que vous êtes les agresseurs d’après cette théorie, nouvelle dans leur bouche, que le véritable agresseur est non celui qui attaque, mais celui qui rend la guerre nécessaire, et ils se proposent, pour résultat d’une nouvelle campagne, une accablante indemnité avec une occupation prolongée. Vous savez ce que notre empereur a dit au général Le Flô. J’étais chargé de le répéter à Berlin, J’ai vu le vieil empereur qui a paru d’abord fort étonné de nos inquiétudes ; il ne pensait vraiment pas que la guerre fût imminente, mais il était le seul aussi mal informé à Berlin. Il n’a donc pas été difficile de l’amener où nous voulions, après qu’il a été averti. Quant à Bismarck, il sait qu’il ne peut attaquer la Russie à cause de vous, ni vous si la Russie s’y oppose. Je tiens donc la paix pour assurée. » Cette page d’histoire contemporaine a été écrite d’ailleurs, à l’aide de documens officiels puisés aux archives du ministère des affaires étrangères et publiés récemment par M. Flourens. On y trouve les regrets qu’avait laissés au prince Gortchakof la conduite tenue par la Russie en 1870, les conditions du marché proposé par M. de Radowitz, les déclarations de l’empereur Alexandre II qui terminait un entretien avec le général Le Flô en lui disant : « Je ne permettrai pas que toutes les lois du monde civilisé soient violées et l’Europe rejetée dans les horreurs de la guerre[5]. » Voilà le langage, voilà le sentiment de l’ambassadeur du tsar à Londres, organe de son souverain. Voici celui que lord Derby tenait, dans une dernière entrevue, à notre chargé d’affaires et qui résume tous leurs entretiens : « Le vieil empereur, lui disait-il, ne veut plus de guerre, mais nous avons vu qu’il n’était plus au courant de ce qui se tramait autour de lui. Le prince de Bismarck la veut, et il est pressé de la faire du vivant de l’empereur Guillaume. » Toutes les dénégations du premier chancelier du nouvel empire ne prévaudront pas contre les déclarations de deux grands gouvernemens comme l’Angleterre et la Russie.

Pris au piège que lui-même avait tendu, déçu dans sa tentative, M. de Bismarck en conçut un ressentiment qui l’a depuis lors constamment égaré, et qui devait, avant longtemps, l’entraîner, comme nous le verrons tantôt, à commettre une faute irréparable. Dans un discours mémorable qu’il a prononcé au Reichstag, voulant justifier sa conduite : « Je ne me suis jamais, a-t-il dit, détourné de la Russie, c’est elle qui me repoussait et me plaçait, parfois, dans une position telle que j’étais forcé de modifier mon attitude pour sauvegarder ma dignité. Cela commença en 1875, quand le prince Gortchakof me fit comprendre combien son amour-propre était froissé par la situation que j’avais acquise dans le monde politique. » Donc, de son propre aveu, son dissentiment avec la Russie date bien de l’année dont nous venons de rappeler les graves incidens et cette déclaration suffit à établir qu’à cette époque le gouvernement du tsar n’a pu conserver aucun doute sur les ténébreux desseins formés à Berlin. Il a plu à M. de Bismarck de chercher la cause de cette nouvelle orientation de la politique russe dans une puérile rivalité. L’argument n’est pas sérieux ; il est même indigne d’un grand esprit comme lui. personne n’admettra en effet que la Russie s’est uniquement inspirée, en cette occasion, de l’amour-propre de son chancelier, jaloux des lauriers cueillis par son collègue prussien. Tout concourt donc à démontrer que le désaccord des deux cours a pris sa source dans les projets conçus à Berlin en 1875, et que M. de Bismarck lui-même a attribué à ce dissentiment un caractère personnel. Il n’est que juste, dès lors, de lui en laisser la responsabilité et quant à son origine et quant à ses conséquences. Sur ce terrain, comme sur bien d’autres, sa nature impétueuse et hautaine devait fatalement l’entraîner à de plus compromettantes résolutions.


III

Avant la fin de cette même année qui vit se dénouer l’intimité des rapports de la Prusse avec la Russie, une insurrection éclata en Herzégovine ; bientôt elle envahissait toutes les provinces de la presqu’île balkanique. On a prétendu que M.de Bismarck y avait prêté la main ; cette accusation n’a jamais été démontrée ; elle témoigne toutefois combien l’opinion publique inclinait alors à lui attribuer le désir de créer au gouvernement du tsar des difficultés Orient où il serait aux prises avec l’Angleterre. Si telle fut jamais sa pensée, elle eut tout le succès qu’il pouvait en espérer. Après de vaines négociations, soit avec la Porte, soit avec les autres puissances, la Russie ne pouvant répudier des traditions séculaires, obligée de tenir compte du sentiment religieux si intense dans tous les rangs de la population, dut prendre les armes et marcher au secours de ses coreligionnaires de l’empire ottoman. Elle-déclara la guerre à la Turquie. On sait les sanglantes épreuves et les immenses sacrifices que cette lutte lui imposa. Ses armées franc lurent cependant les Balkans et arrivèrent en vue de Constantinople. La Turquie vaincue signa, à San Stefano, un traité qui était surtout avantageux aux populations chrétiennes, les unes totalement affranchies de la domination ottomane, les autres dotées d’une autonomie qui leur garantissait des avantages analogues. Par une clause spéciale, cet acte stipulait, en faveur de la Russie, le droit d’exercer son contrôle dans l’exécution et pour le maintien de ces arrangemens. L’Angleterre y vit une violation des engagemens que le gouvernement du tsar avait contractés au congrès de Paris, en 1850, après la guerre de Crimée, ce qui ne lui permettait pas, disait-il, de considérer les stipulations de San Stefano comme faisant partie du droit public européen, à moins qu’elles ne fussent soumises à l’agrément de toutes les puissances intéressées.

Quels furent, en cette solennelle occasion, le sentiment et la conduite de M. de Bismarck ? Le moment était propice pour dissiper les préventions qu’il avait inspirées a l’empereur Alexandre et à son gouvernement. Si le chancelier s’y était prêté, la Russie unie à l’Allemagne, n’ayant rien à redouter ni de l’Autriche ni de la France occupées à panser leurs plaies, eût pu braver la colère du cabinet britannique et décliner son intervention, comme la Prusse avait osé le faire après les campagnes de 1866 et de 1870. Dans l’une et l’autre occasion le gouvernement du roi Guillaume ou plutôt son premier ministre avait hautement repoussé toute immixtion des puissances dans les arrangemens qu’i avait résolu d’imposer aux vaincus. M. de Bismarck serait resté fidèle à sa propre doctrine en appuyant la Russie contre les prétentions de l’Angleterre et il aurait pu aisément renouer la cordiale entente qui avait si longtemps lié le cabinet de Pétersbourg à celui de Berlin. Oubliant les services reçus, la bienveillante neutralité de la Russie sans laquelle l’armée prussienne ne compterait à son actif ni Sadowa, ni Sedan, sans laquelle il n’eût pu ni expulser l’Autriche de l’Allemagne, ni envahir la France, le prince de Bismarck, sous l’empire d’un sentiment qui ne fut un mystère pour personne, se rangea à l’avis du cabinet de Londres, et d’accord avec lui il contraignit la Russie à donner son assentiment à la réunion d’un congrès qui se réunit à Berlin sur la proposition de l’Angleterre, désireuse de témoigner sa gratitude.

On s’assembla donc dans la capitale du nouvel empire, à la quelle pareil honneur n’était jamais échu, sous la présidence de M. de Bismarck. Le chancelier s’acquitta de sa tâche en honnête courtier, suivant sa propre expression qui réfléchit bien toute sa pensée. Que se passa-t-il en effet ? Les stipulations de San Stefano furent révisées, notamment en ce qui concernait les rapports des deux contractans. Au contrôle que la Russie s’était réservé, on substitua celui de tous les cabinets réunis ; on lui ravissait ainsi la situation qu’elle croyait avoir reconquise en Orient. Et pendant que l’Angleterre se faisait abandonner, par la Porte, la possession de l’île de Chypre, on décidait à Berlin que l’Autriche occuperait l’Herzégovine et la Bosnie qu’elle détient encore et qu’elle se dispose à s’annexer définitivement. Si bien que le vainqueur et le vaincu furent également sacrifiés aux passions et aux convoitises qui dominaient dans cet aréopage. Le traité de San Stefano était ainsi mis en lambeaux ; la Russie ne conservait aucun des avantages essentiels qu’elle avait exigés pour prix du sang versé ; et la Turquie, convaincue cependant qu’elle n’avait que des défenseurs à Berlin, y perdait une île et deux provinces. Tel fut le résultat de l’accord concerté entre l’Allemagne et l’Angleterre, auquel se rallia l’Autriche, accord qui a dû toute sa solidité et son influence à la participation de M. de Bismarck. Le chancelier se vengeait de son échec de 1875 ; son orgueil était satisfait ; il avait humilié, en face de l’Europe assemblée, son rival, le prince Gortchakof, le premier plénipotentiaire de la Russie au congrès de Berlin. Mais, dira-t-on, quelle fut l’attitude de l’empereur Guillaume en cette circonstance ? n’était-il pas redevable, dans une grande mesure, de sa couronne impériale, à l’affectueuse condescendance de son neveu, l’empereur Alexandre ? Ne lui avait-il pas mandé, à la veille de quitter Versailles : « La Prusse n’oubliera jamais qu’elle vous doit d’avoir empêché la guerre de prendre des proportions plus grandes ? » L’empereur Guillaume, pendant la première période de son règne, a constamment contrôlé, quand il ne les a pas inspirés, tous les actes de son gouvernement. L’histoire dira la part qu’il y a prise, l’action souveraine qu’il a exercée, bien qu’elle ait été rejetée dans l’ombre par la bruyante activité de son premier ministre ; mais, à l’époque qui nous occupe, la fatigue et le nombre des années avaient émoussé sa volonté ; il ne l’imposait plus guère, et le chancelier en triomphait aisément[6]. Il demeure acquis, par conséquent, que le chancelier, soit en 1875, soit en 1878, au congrès de Berlin, a obéi à des vues personnelles, qu’il doit compte dès lors, à son pays, des difficultés qu’il lui a créées, aujourd’hui bien apparentes à tous les yeux. Il en a certainement la conscience, et depuis qu’il a été éloigné du pouvoir il a pris à tâche d’en décliner la responsabilité, et de la rejeter sur son successeur dans les nombreux entretiens auxquels il s’est complaisamment prêté. Vains efforts qui n’ont convaincu personne et n’ont servi qu’à mettre ses torts en plus vive lumière en affligeant ses plus fervens admirateurs. Cette opinion a cours en Allemagne. Dans une brochure parue à Leipzig et qu’on a attribuée à de hautes influences, M. de Bismarck est dénoncé comme « l’unique auteur de la rupture irrémédiable survenue entre la Russie et l’Empire germanique ».

Pendant qu’il était encore le maître des destinées de l’Allemagne, il s’est au surplus alarmé lui-même de cette situation, fruit de sa politique personnelle, et il a jugé urgent d’y aviser à l’aide d’une combinaison diplomatique. Dès l’année qui suivit le congrès, en 1879, il offrit à l’Autriche un traité d’alliance. Ne pouvant plus s’appuyer sur l’empire des tsars, il sollicita l’assistance de l’empire des Habsbourg. Mis en demeure d’agréer cet accord, le cabinet de Vienne, complice et bénéficiaire du chancelier allemand, dut y prêter les mains ; et le pacte fut conclu. De là est né le traité de la Triple Alliance. M. de Bismarck s’est plu, pendant longtemps, à égarer l’opinion publique sur les origines de cet arrangement. Elles ne sont plus aujourd’hui un mystère pour personne, et il a contribué lui-même, avant et depuis sa retraite, à nous édifier sur ce point important de l’histoire contemporaine. Signé à Vienne le 7 octobre 1879, le traité resta enveloppé d’un profond secret. Il lui suffisait qu’on en connut l’objet et que l’on fut bien persuadé à Pétersbourg qu’il s’était pourvu ailleurs. Le rapprochement de l’Autriche et de l’Allemagne fut, à son origine, envisagé sans inquiétude ; mais il devint un sujet d’alarme au sein même du Reichstag quand, en 1888, le gouvernement de manda un nouveau crédit extraordinaire pour les besoins de l’armée. C’est donc, se dit-on au parlement, la guerre prévue par les arrangemens pris à Vienne ? — Non, répondit M. de Bismarck, c’est la paix que vise le traité d’alliance, mais, pour la mettre à l’abri de toute atteinte, nous devons être en état de l’imposer. — Il pressentait cependant de vives résistances, et pour les vaincre il prit le parti de livrer à la publicité l’acte qui unissait les deux empires[7]. Dans un ouvrage qui est en cours de publication au moment où nous écrivons, l’Empire allemand du temps de Bismarck, par M. Hans Blum, que nous avons déjà cité, l’auteur, s’autorisant des confidences qui lui ont été copieusement octroyées à Friedrichsruhe, entreprend de nous donner une version nouvelle des causes qui ont éloigné la Russie de l’Allemagne, et provoqué l’entente de l’empire germanique avec l’Autriche. Aux termes du traité de Berlin, raconte-t-il, une commission internationale devait se réunir à Novi-Bazar pour délimiter les frontières de la Turquie et des provinces émancipées. Par trois lettres successives, le tsar demanda à l’empereur Guillaume que le délégué de l’Allemagne fût autorisé à se concerter avec celui de la Russie. « L’assentiment de Berlin, aurait écrit l’empereur Alexandre, est la condition du maintien de la paix entre les deux peuples. » Mis au courant de ces démarches, M. de Bismarck représenta à son souverain que si ces mots s’étaient trouvés dans une pièce officielle il se serait cru obligé de conseiller la mobilisation de l’armée allemande. Ne pouvant se permettre cet avis, il quitta Gastein, où il se trouvait, pour se rendre à Vienne et donner connaissance, au cabinet autrichien, des communication s’adressées par le tsar à l’empereur Guillaume. Sous quel aspect les présenta-t-il et comment les a-t-il envisagées ? Comme le prélude ou la révélation d’un accord imminent ou concerté entre la France et la Russie. « A l’alliance franco-russe, aurait répondu le comte Andrassy, ministre des affaires étrangères de l’empereur François-Joseph, il n’y a qu’un contrepoids, c’est l’alliance austro-allemande. »

Ainsi, au dire du nouvel apologiste de M.de Bismarck, écrivant, en quelque sorte, sous sa dictée, il faudrait attribuer à l’initiative du ministre autrichien la paternité du premier traité, devenu, depuis, celui de la Triple Alliance. Mais les hommes d’Etat qui veulent écrire l’histoire de leur temps, si habiles qu’ils soient, s’exposent souvent à redresser eux-mêmes les erreurs qu’ils veulent accréditer. Habent sua fata libelli. « Le comte Andrassy, dit encore M. Mans Blum, se déclara prêt à signer l’alliance, se portant fort de l’assentiment de son souverain. M. de Bismarck n’était pas aussi certain de celui de l’empereur Guillaume ; on rédigea néanmoins un projet et le chancelier allemand retourna à Berlin le 24 septembre. Le traité ne put être signé que le 7 octobre. La conclusion tardive de cet acte s’explique par le fait que le nouvel empereur ne voulut pas d’abord entendre parler de cette alliance… Ce ne fut qu’après de longues représentations que le prince de Bismarck réussit à obtenir son adhésion. »

En se rendant de sa personne à Vienne, que se proposait donc M. de Bismarck, lui qui n’admettait plus, depuis que la fortune l’avait comblé de ses faveurs, d’autre terrain de négociations que celui de Berlin ? Il y arrivait avec l’intention de se concerter avec le cabinet autrichien, il en avait annoncé, par le télégraphe, le désir au comte Andrassy. En admettant que le ministre de l’empereur François-Joseph ait été l’initiateur de la proposition, qui la lui a suggérée, qui d’ailleurs l’a imposée à l’empereur d’Allemagne ? N’est-ce pas son chancelier, de l’aveu de M. Blum. c’est-à-dire de M. de Bismarck même ? Faut-il attribuer, comme son historien semble l’insinuer, l’état d’esprit du chancelier en cette occasion « à l’excitation nerveuse considérable que produit toujours l’usage des eaux de Gastein » ? C’est faire dépendre de grandes choses d’une bien misérable circonstance. On comprend que M. de Bismarck ne néglige rien pour se dégager d’une compromission qui nuira certainement à sa gloire, mais comment ne serait-on pas surpris en le voyant recourir, dans ce dessein, à de si petits moyens ? Il est accouru à Vienne pour y négocier l’union de l’Allemagne et de l’Autriche, et de cette initiative est née l’alliance des deux empires ; il en est donc l’auteur. Autrefois il aurait eu l’audace de l’avouer sans détours ; aujourd’hui, sentant chaque jour davantage le poids de la responsabilité qu’il a assumée, il essaye de se dérober. Un pareil effort n’est pas digne de lui. Quel était au surplus, à ce moment, le principal objet de ses préoccupations ? Contre quel adversaire voulait-il armer et couvrir l’empire germanique ? Contre la Russie autant que contre la France. Il avait mortellement blessé la première de ces deux puissances au congrès de Berlin ; il ne pouvait se déguiser à lui-même que le mal resterait incurable, à moins de reconnaître ses torts, ce qui répugnait invinciblement à son excessif amour-propre. Aussi quel est. des deux agresseurs, celui qu’il se propose de maîtriser avant l’autre ? Est-ce la France ? Son nom n’est pas prononcé dans le traité d’alliance. La Russie, au contraire, y est nommée comme l’ennemi probable des deux contractais. « Si l’un des deux empires, stipule l’article premier, est attaqué par la Russie, ils se devront réciproquement le secours de la totalité de leurs forces militaires. »

Qu’avait cependant demandé l’empereur Alexandre à son oncle et à son obligé, l’empereur Guillaume ? Une entente entre leurs agens chargés en Turquie de l’exécution de certaines clauses du traité de Berlin, de façon que celui de la Russie. secondé par son collègue allemand, pût obtenir, sur les lieux, l’atténuation de quelques-unes des dispositions prises au congrès contre les intérêts ou les traditions de l’empire des tsars en Orient. Quelle précieuse occasion s’offrait encore cette fois à M. de Bismarck de complaire à la Russie et de renouer les relations qu’il avait si gravement détendues ! S’empressa-t-il de la saisir ? Il préféra aggraver une situation déjà si compromise ; il courut à Vienne pour y forger de nouvelles armes contre l’empire qui avait rendu à l’Allemagne, aux jours du péril, des services éclatans. Le tempérament de M. de Bismarck a évidemment troublé, en ces circonstances, sa haute et lumineuse intelligence. Comme la justice, la morale reprend, tôt ou tard, tous ses droits, et le président du congrès de Berlin, le signataire du traité de Vienne ne parviendra pas à se soustraire aux reproches qu’il a encourus. Après avoir été l’instigateur passionné de trois guerres, après avoir mutilé le Danemark et la France, aveuglé par l’orgueil, par son esprit de domination, il a creusé, de ses mains, un fossé infranchissable entre l’Allemagne et la Russie, il a allumé, entre ces deux grandes nations, des haines implacables. En s’égarant dans cette fausse voie, il n’a pas seulement nui lui-même à sa propre renommée, il a légué à l’Europe une situation pleine des plus grands dangers. C’est ce que nous allons tâcher de démontrer.


IV

La marque saillante et visible du caractère de M. de Bismarck comme de sa politique, c’est la constante disposition de son tempérament de tout mener à outrance, et d’y employer la violence, hautain ou dédaigneux selon l’occasion, selon la position ou l’autorité de l’adversaire qu’il a devant lui. Ses lettres, datées de Francfort, quand il n’était encore qu’un agent diplomatique, son ! semées d’amers sarcasmes dirigés contre tous les États confédérés, sans en excepter l’Autriche. Il mesurait la valeur de ses collègues, à la Diète, au prix des galons de leurs uniformes. « Il y en avait, écrit-il, pour vingt mille thalers » à un dîner de gala. Quand il engagea sa première lutte, après avoir pris possession du pouvoir, il affecta d’envisager, avec un égal mépris, les droits du roi de Danemark à la possession des duchés, et les titres des prétendans dont la Diète de Francfort avait pris la défense. Il n’a jamais pardonné au comte de Beust d’avoir pris, contre lui, au sein de cette assemblée, la défense des prérogatives souveraines des États confédérés ; il recommanda au commandant du corps d’armée, désigné pour envahir la Saxe en 1866, de s’assurer de sa personne soit à Dresde, soit à Leipzig. Après la paix, M. de Beust dut se réfugier en Autriche. Le ressentiment de M. de Bismarck avait survécu à la défaite de son adversaire politique. Qui ne se souvient des persécutions qu’il a si brutalement exercées contre M. d’Arnim ? Le chancelier pensait que la république, en France, serait une source permanente de troubles et de déchiremens ; l’ambassadeur, malgré les remontrances de son chef, restait persuadé qu’elle serait un danger sérieux pour le principe monarchique en Europe ; il n’a commis aucune autre faute, et aujourd’hui encore. M. de Bismarck accable sa mémoire en refusant, au fils de sa victime, de la relever d’une calomnie née dans les entretiens de Friedrichsruhe. En recueillant, matin et soir, les épanchemens auxquels le chancelier se livrait dans l’intimité de son entourage pendant la campagne de France, M. Maurice Busch nous le montre constamment obsédé du besoin de nuire aux provinces envahies. M. de Bismarck reproche aux militaires de trop ménager les personnes et les choses. On fait trop de prisonniers, dit-il, et il en est, comme les francs-tireurs et les turcos, qu’on aurait dû fusiller impitoyablement. La misère des paysans, se réfugiant dans les bois, ne le touche nullement : « si les fuyards eux-mêmes tombaient entre mes mains, ajoute-t-il, je leur prendrais leurs vaches et tout ce qu’ils ont en les accusant de l’avoir volé. » Etrange doctrine dans la bouche d’un homme d’Etat ! Nous pourrions citer un mot cruel, impitoyable, qui met à nu l’âme du chancelier de fer. Nous nous en abstenons parce qu’il le place sur les lèvres de la princesse de Bismarck. Nous préférons renvoyer le lecteur curieux au livre de M. Busch[8].

La paix conclue, rien ne modifie ses dispositions. Il surveille anxieusement la France dont il n’avait pas, à son gré, consommé la ruine. Nous avons vu de quel élan il a voulu se jeter de nouveau sur elle dès qu’il a pu redouter son prochain relèvement. La Russie entrave ses projets, elle ose le braver, c’est aussitôt contre elle qu’il dirige son ressentiment et sa colère. Il l’humilie à Berlin, il conclut à Vienne un traité qui vise surtout l’empire du Nord.

C’est une erreur, dit M. de Bismarck, que d’envisager ainsi l’alliance de l’Allemagne et de l’Autriche, d’y voir exclusivement une arme de guerre ; elle n’a qu’un but, le maintien de la paix ; c’est pour l’assurer à l’Europe que cette union a été conclue et signée. La guerre, ajoute-t-il dans des entretiens dont les échos retentissent à son gré, nous a donné tout ce que nous pourrions en attendre ; elle ne pourrait que compromettre les avantages qui nous sont acquis et qui ne peuvent être consolidés que par la paix. — Mais si le repos du monde, lui a-t-on répondu, était l’unique souci du chancelier, que n’a-t-il employé tous ses efforts à resserrer des relations, déjà, fort anciennes, et dont il avait tiré un si merveilleux parti ? La Russie satisfaite, après la guerre avec la Turquie, l’Allemagne toute-puissante au centre du continent, quels dangers pouvaient menacer la paix générale ? L’entente de ces deux puissances n’était-elle pas la meilleure et la plus solide garantie de sa conservation ? M. de Bismarck a préféré la rupture, qui n’était certes pas dans les intentions de son souverain ; il en est donc railleur responsable, nous ne saurions trop le répéter. Mais il en a calculé les suites et il s’est hâté de pourvoir aux obligations qu’elle imposait à l’Allemagne. Telle est l’unique cause du rapprochement qu’il a imposé à l’empereur Guillaume autant qu’à l’empereur François-Joseph. Ce n’est donc pas le repos de l’Europe qui l’a préoccupé et conduit à Vienne, c’est la propre sécurité de l’empire germanique.

En réalité, il prenait position pour des conflits rendus éventuels sinon prochains dans le nord de l’Europe par l’attitude que lui-même a prise à l’égard de la Russie, par les devoirs qu’il a imposés à cette puissance en la dépossédant de son influence sur le Danube, des avantages qu’elle avait conquis, durant une guerre meurtrière, au prix des plus grands sacrifices. C’est ainsi qu’il a semé les germes d’un désaccord permanent qui ont grandi plus vite qu’il ne l’a présumé, et dont il peut, du fond de sa retraite, juger déjà les fruits. Judicieux appréciateur en pareille matière, il s’est bientôt rendu compte des difficultés qu’il avait suscitées à son pays, et il a voulu témoigner à la Russie d’autres sentimens. « J’ai pu me convaincre, a-t-il dit au Reichstag, dans un discours dont nous avons déjà cité quelques paroles, que l’empereur Alexandre n’avait ni tendances belliqueuses contre nous, ni l’intention de nous attaquer, ni le penchant de guerres agressives en général… Je me confie, je crois à la parole du Tsar… Nous nous efforcerons de respecter les droits que la Russie tire des traités… et si elle nous demande de soutenir ses démarches auprès du sultan pour ramener les Bulgares à la situation créée par l’entente des puissances, je n’hésiterai pas à accorder notre appui. » Il parlait ainsi en 1888, sans craindre, en tenant ce langage, de donner lui-même un éclatant démenti à tous ses actes récens, notamment à sa conduite au congrès de Merlin et à la précipitation avec laquelle il avait conclu le traité qui unit encore l’Allemagne à l’Autriche. C’est qu’il avait compris et mesuré l’étendue de la double faute qu’il avait commise et qu’il sentait tout le poids de la responsabilité qu’il avait assumée. Il n’en a plus, depuis lors, perdu le sentiment ; et, dans sa retraite, il n’a cessé de prétendre qu’il avait laissé les relations de l’Allemagne avec la Russie dans un état satisfaisant qui permettait de leur rendre leur ancienne cordialité. Mais des incidens nouveaux et éclatans se sont produits qui ont démontré combien cette assurance et cette prévision étaient dénuées de fondement. La Russie s’est rapprochée de la France, et M. de Bismarck, loin de s’accuser, s’en est pris à son successeur. Aux flatteurs qui le visitent il a fait entendre, pour qu’ils les répètent, les reproches qu’il adresse au général de Caprivi.

M. de Bismarck n’a convaincu personne, et le jugement de ses contemporains restera celui de la postérité. Qu’est-ce, en effet, que le traité d’alliance qu’il a conclu à Vienne ? Est-ce un gage de paix ? Nul ne saurait le prétendre, car il est, au contraire, un acte de préparation à la guerre. Que prévoit-il ? De nouvelles hostilités, et les deux parties contractantes y stipulent le concours mutuel qu’elles seront tenues de se prêter le jour où elles éclateront. On aurait ; pu justifier, dans une certaine mesure, de pareilles clauses si elles avaient été libellées uniquement en vue d’une agression de la France. La paix de Francfort a laissé des plaies béantes, et on pouvait présumer qu’elles ne se cicatriseraient que par la revanche. Mais la Russie n’avait encore, en 1879, pris aucune initiative, fait aucune démarche révélant des dispositions malveillantes ou un ressentiment invincible. M. de Bismarck, nous l’avons dit, a pu, dans plus d’un moment, se rapprocher du gouvernement russe en lui sacrifiant ses rancunes, et certainement l’empereur Guillaume n’y aurait pas mis obstacle ; il a préféré au contraire s’en éloigner définitivement en cherchant, à Vienne, le concours qu’il avait, si longtemps, obtenu de Pétersbourg. La rupture entre les deux empires du Nord est donc son œuvre personnelle. C’est ce que nous avons voulu démontrer.

Mais comment l’Autriche s’est-elle prêtée à des engagemens qui élevaient plus haut encore la barrière qui déjà la séparait de la Russie ? L’Autriche a, sur le Danube, des intérêts de premier ordre. Expulsée de l’Allemagne où elle avait exercé une influence séculaire, elle avait subi une déchéance qui avait porté un coup sensible à son crédit sur les populations de la presqu’île balkanique. Si fâcheuse qu’elle fût déjà, cette situation s’était encore aggravée, après le traité de San Stefano, par la prépondérance que cet acte garantissait à la Russie en Orient. Le cabinet de Vienne ne pouvait donc hésiter à entrer dans les vues de ceux de Berlin et de Londres, à se constituer leur complice. On lui offrait la Bosnie et l’Herzégovine pour prix de sa participation. Ces acquisitions dédommageaient l’Autriche des sacrifices qui lui avaient été imposés en 1866, en donnant une base nouvelle, et plus large, à son action sur ses frontières de l’est. En possession de ces deux provinces, elle voyait s’ouvrir, devant elle, le chemin de Salonique dont elle compte hériter au prochain partage des territoires que la Turquie possède encore en Europe, et acquérir ainsi un accès direct sur la mer Egée. L’appât était séduisant ; nous avons déjà dit qu’elle l’agréa. Mais elle devenait, dès ce moment, le principal instrument de la nouvelle politique de M. de Bismarck, et elle ne pouvait se dissimuler qu’elle serait dans la nécessité de le suivre aussi loin qu’il lui plairait de l’entraîner. Le traité d’alliance était en germe dans les arrange mens pris à Berlin, et le cabinet de Vienne était certainement résigné d’avance à le signer le jour où le chancelier allemand jugerait opportun de le conclure. On savait d’ailleurs à Vienne avec quelle facilité M. de Bismarck évoluait sur le terrain diplomatique comme sur le terrain parlementaire, et on ne doutait pas que, rebuté par l’Autriche, il ne se retournât du côté de la Russie. M. Andrassy devait d’autant plus le présumer que le chancelier allemand, en l’abordant, put lui faire part des communications adressées par l’empereur Alexandre à l’empereur Guillaume et dont on pouvait tirer parti pour renouer les relations rompues. Le ministre de l’empereur François-Joseph n’ignorait pas davantage que l’empereur Guillaume regrettait les dissentimens existant entre son gouvernement et celui de son impérial neveu, qu’il voulait « mourir en soleil qui se couche » après avoir brûlé d’un splendide éclat. Nous avons entendu M. de Bismarck raconter les efforts qu’il a dû déployer pour déterminer son souverain à ratifier le traité de 1879. Solidaire, avec l’Allemagne, de l’injure faite à la Russie, l’Autriche devait fatalement en accepter toutes les conséquences ; elle s’était placée dans la nécessité d’acquiescer à un traité qui affectait cependant tous les caractères d’un acte de défiance et même d’hostilité contre un puissant empire qui n’avait donné, soit à l’un, soit à l’autre des deux contractans, aucun sujet d’alarme. Ce fut une première expiation du crime qu’elle a commis en consentant à recevoir les dépouilles de la Turquie démembrée par les puissances qui auraient dû la défendre. C’est le sort de tous les accapareurs de territoires quand leurs acquisitions ne reposent ni sur le droit ni sur la justice, et depuis quinze ans bientôt qu’elle a aliéné, de la sorte, sa liberté d’action, elle porte le poids, chaque jour plus lourd, des charges qu’elle a dû assumer. Mais, encore une fois, l’Autriche n’avait plus, en 1879, le choix de ses déterminations ; en s’unissant à l’Allemagne, elle subissait une contrainte à laquelle elle était préparée.

V

L’homme d’État chargé des intérêts d’un grand pays, s’en montre d’autant plus soucieux qu’il sait les avoir mal servis. C’était l’état d’esprit de M. de Bismarck après le congrès de Berlin. Sa pénétrante perspicacité, sa ferme prévoyance surtout qui ne l’avait jamais trompé avant 1870, ne lui permettait pas de se méprendre sur les dangers du nouveau terrain où l’avaient entraîné les égaremens de son amour-propre. Il n’eut, dès lors, d’autre pensée que d’y pourvoir. Il s’était assuré l’alliance de l’Autriche ; il la jugea insuffisante ; il rechercha celle de l’Italie ; il l’obtint en éveillant ses craintes et en flattant ses passions. Il s’est appliqué à faire surgir, de notre occupation de la Tunisie, un sujet de conflit qu’il avait préparé de longue main et qu’il eut soin d’entretenir. Après avoir encouragé notre entreprise, il la signala à Rome comme un péril permanent pour le nouveau royaume. Que M. de Bismarck ait ainsi compris les intérêts de l’Allemagne, personne ne s’en étonnera ; mais que l’Italie, État nouveau, en pleine reconstitution, ait consenti à se dessaisir de sa liberté en assumant des obligations que rien ne l’obligeait à contracter, c’est ce que nul n’a pu concevoir, quelque soin que le gouvernement italien ait pris pour justifier une si grave résolution. A vrai dire, pour bien apprécier sa conduite, il faudrait connaître les termes de l’acte qu’il a signé, c’est-à-dire l’étendue et la nature des devoirs qu’il lui impose. Bien qu’on y eût stipulé une entente directement dirigée contre la Russie, bien qu’elle y fût explicitement nommée, l’Autriche et l’Allemagne ont livré à la connaissance de toute l’Europe le traité qui les a liées. Celui qui a consacré l’entrée de l’Italie dans leur alliance est et demeure un secret qu’on cache obstinément. Notons, en passant, que, par une dérogation à tous les vrais principes du régime parlementaire, il n’en a jamais été donné connaissance aux Chambres italiennes, bien que, par son objet même, il engage toutes les forces et toutes les ressources du pays. Tous les efforts de certaines fractions du parlement n’ont jamais pu avoir raison de ce mutisme obstiné ; la constitution, imparfaite sur ce point important, couvre la couronne et le gouvernement. Chose non moins digne de remarque, des membres de la Chambre qui s’étaient vivement élevés contre cette anomalie constitutionnelle, arrivés au pouvoir, M. Crispi notamment, se sont renfermés dans le silence de leurs prédécesseurs. Le secret, sur ce point, paraît avoir été la condition de leur avènement. Qui la leur a imposée ? Le souverain évidemment. Qui l’a exigée ? Est-ce l’Allemagne, ou bien a-t-on reculé devant le caractère et l’importance des clauses qui lient l’Italie aux deux empires ?

Il serait téméraire de chercher à pénétrer la portée de ces stipulations ; on s’exposerait à former des conjectures qui seraient, dans tous les cas, dépourvues d’autorité. Mais il est bien permis de croire que l’entrée de l’Italie dans la Triple Alliance a conduit les contractans à se concerter sur toutes les éventualités qui peuvent contraindre la France à entrer en scène ; qu’ils se sont, tout au moins, garanti mutuellement leur état territorial, et qu’il a été, à cet effet, élaboré des arrangemens militaires. Si l’Autriche a donc prêté la main à l’Allemagne contre la Russie, l’Italie, qui ne leur serait que d’un secours relatif dans un conflit avec l’empire du Nord, est intervenue, de son côté, pour s’unir à ses deux alliées contre la France. On ne peut attribuer un autre objet à l’entente des trois cours.

Quelles considérations, quelles nécessités ont pu déterminer l’Italie à s’engager dans une voie si nouvelle, si contraire à toutes ses traditions ? Qu’est-ce en effet que la Triple Alliance ? Une sorte de Sainte Alliance renouvelée, avec la Russie en moins et l’Italie en plus, conclue pour tenir en servage les Alsaciens-Lorrains d’un côté, de l’autre les Italiens qui subissent encore la domination de l’Autriche. Le roi Victor-Emmanuel n’aurait jamais prêté la main à une pareille combinaison imitée de celle qui a si longtemps pesé sur la péninsule et dont il a eu la gloire de s’affranchir avec l’aide de la France. M. de Cavour dans sa tombe, doit tressaillir d’indignation. Il faut le dire, bien avant la date à laquelle remontent les engagemens contractés par l’Italie, une déviation notable s’était produite dans la politique du cabinet de Rome. La contagion des institutions démocratiques avait alarmé les conservateurs qui détenaient alors le pouvoir. Les hommes le plus en évidence parmi eux, qui n’avaient, jusque-là, connu que le chemin de Paris, prirent, l’un après l’autre, celui de Berlin : il ne leur suffisait pas de s’éloigner d’une république qui avait des adhérais au-delà des Alpes, il leur fallait l’appui des monarchies puissantes, et c’est dans leur esprit qu’a germé le principe d’une alliance hostile à la France. Il fallait justifier ces tendances répudiées, à cette époque, par tous les hommes qui avaient combattu pour l’indépendance, qui avaient souffert l’exil et la prison. On nous prêta la ferme volonté d’exercer en Italie une influence attentatoire à sa dignité et au rang qu’elle avait désormais le droit de revendiquer parmi les grandes puissances. Par des discours, par la presse soudoyée en partie par le fonds des reptiles, — Minghetti l’a reconnu dans une de ses lettres, — par des insinuations persistantes, on irrita le sentiment public. Survint l’affaire de Tunisie, incident prémédité, dont on fit grand bruit ; pour aigrir les esprits, accusant le gouvernement français d’un grand nombre de méfaits dont il n’avait jamais eu la pensée, celui notamment d’entretenir des rapports trop intimes avec le Vatican et d’encourager ses espérances. On provoqua ainsi un mouvement d’opinion qui, de proche en proche, gagna toutes les provinces de la péninsule. En même temps, un diplomate italien, le comte de Robilant, le coryphée des conservateurs, préparait le terrain à Vienne où il était accrédité en qualité d’ambassadeur. Il y était encouragé par ses amis de Rome et efficacement soutenu par M. de Bismarck.

Avec son esprit avisé, avec sa lucide prévoyance, Victor-Emmanuel sut, à l’origine de ces agitations, en tempérer les écarts et les vivacités. Il sut contenir le zèle et l’impatience de ceux de ses conseillers qui prêtaient l’oreille aux fallacieuses insinuations de M. de Bismarck. Sans oublier les services reçus, sans répudier ceux qu’on promettait de lui rendre, il ne blessa ni ses amis de la veille, ni ceux du lendemain ; il attendait les événemens, résolu à ne prendre conseil que des circonstances. Il mourut en 1878, laissant les choses en cet état, sans avoir contracté aucun engagement, sans avoir mécontenté ni la France ni l’Allemagne. Bientôt l’Italie accédait au traité austro-allemand ; ce fut le premier acte important du nouveau règne, révélant une politique nouvelle et bien définie. Que le roi Humbert Ier soit un fervent apôtre de cette orientation de l’Italie, nul ne saurait en douter, et nous ne croyons pas énoncer ici une allégation faite pour lui déplaire. Rien d’ailleurs n’est plus loin de notre pensée que le dessein d’articuler une affirmation quelconque propre à blesser le souverain d’un pays auquel nous avons été, auquel nous serons avant longtemps, nous en avons la confiance, étroitement unis. Mais quand on envisage de si graves événemens, le premier devoir qui s’impose est de chercher à pénétrer, à définir le sentiment des hommes qui y ont participé, princes ou ministres. Nous l’avons vu, la constitution italienne fait au souverain une large part dans la direction et le contrôle des rapports du royaume avec les autres puissances. Il peut, avons-nous dit, conclure, avec elles, des traités en vue d’une guerre sans être tenu de faire ratifier ses engagemens par les Chambres, sans être même obligé de leur en donner connaissance. Si bien que le pays est engagé éventuellement à tirer l’épée sans avoir été instruit des causes ou des nécessités qui ont déterminé ou contraint le roi et son gouvernement à prendre une si solennelle détermination, ni de l’étendue des sacrifices qu’il peut avoir à s’imposer.

C’est le régime parlementaire tel qu’on l’entend en Allemagne et nullement tel qu’on le pratique dans les pays dotés d’une constitution fondée sur les vrais principes comme en Angleterre. Si irresponsable qu’il soit, le prince assume évidemment, en pareil cas, une responsabilité personnelle soit envers ses propres sujets, soit envers les nations qui ont à bénéficier ou à souffrir des obligations qu’il a contractées. Mais les ministres, dira-t-on, répondent des actes du souverain dans ce cas comme en tout autre. C’est la théorie ; la réalité en diffère dans la conjoncture présente. Les ministres passent, le roi reste ; et le traité est renouvelé, toujours enveloppé d’un mystérieux secret. Ce qui démontre d’ailleurs que la volonté du roi se révèle ici avec une autorité exceptionnelle et dominante, qu’on ne saurait le couvrir par une pure fiction c’est qu’on a vu, au parlement italien, des hommes, d’une grande situation politique, qui, après avoir protesté violemment contre les engagemens pris avec les deux empires, les ont, devenus ministres, chaudement approuvés et s’en sont constitués les ardens défenseurs ; reniant l’opinion qu’ils avaient manifestée sur les bancs de l’opposition, ils ont adopté celle du roi dès qu’ils ont pris place parmi ses conseillers. « Vous vous êtes constitués, a dit M. Crispi, simple député, à Depretis et à ses collègues, les gendarmes de l’Allemagne », leur reprochant la signature de l’Italie si criminellement compromise. Nommé premier ministre, il s’est montré le champion passionné des actes de ses prédécesseurs. Quand un démocrate, un irrédentiste comme lui, évolue d’une si étrange façon, on est bien autorisé à penser, sans blesser la dignité de personne, que le roi Humbert n’accorde sa confiance et n’admet dans ses conseils que les hommes qui se résignent à partager son opinion sur la convenance de continuer les relations nouées avec l’Allemagne et l’Autriche. M. de Rudini a succédé à M. Crispi, témoignant de dispositions plus circonspectes ; peu de mois après son avènement à la présidence du conseil, il renouvelait le traité près de deux ans avant le terme de son échéance.

En montant sur le trône, le successeur du roi galantuomo a-t-il jugé opportun, dans l’intérêt de son pays, de dévier de la voie tracée par son père, et, s’inspirant des traditions de sa race, a-t-il préféré prendre, pour modèle et pour guide de sa conduite, l’un des plus illustres parmi ses ancêtres, le roi Victor-Amédée II ? La politique de la maison de Savoie a toujours eu deux pôles, le roi et l’empereur, celui-là à Paris, celui-ci à Vienne. L’habileté de cette dynastie a consisté à abandonner l’un pour courir à l’autre sans compromission et avec bénéfice. Dès l’origine de la guerre de 1688, au début de son règne, Victor-Amédée avait déclaré à Louis XIV qu’il pouvait « en cette rencontre faire un fond solide sur lui ». Il n’était point sincère. Il était résolu au contraire à prendre parti contre la France, « se réservant de choisir son moment avant d’entrer en action ». Il écrivit en effet au prince d’Orange et il lui ouvrit son cœur ; il entra en négociations avec l’empereur en attendant de faire son accession à la ligue d’Augsbourg. Informé de ces menées, le roi de France demanda des sûretés ; il obtint l’entrée de ses troupes en Piémont. Ce gage ne lui paraissant plus suffisant, il exigea, plus tard, la remise de la citadelle de Turin. Victor-Amédée sut retarder cette concession à l’aide de négociations dilatoires, et en écrivant au roi une lettre autographe par laquelle il s’abandonnait tout à fait entre ses mains, l’engageant à lui remettre la citadelle demandée. Mais quand il eut mis la place en état de défense, il l’ouvrit aux Espagnols venus de Milan où il avait signé la veille, avec l’empereur et l’Espagne, un traité d’alliance offensive et défensive, accomplissant ainsi ses premiers desseins et son évolution. Mais tel était, ce prince, « si plein de finesse, de dissimulation et d’artifice[9] », qu’étant à peine entré dans la coalition, il se ménageait déjà les moyens d’en sortir. Il en sortit en effet, après de longs pourparlers et en signant avec la France de nouveaux traités qui firent de lui, naguère le généralissime des troupes de la ligue en Italie, le généralissime des troupes franco-piémontaises. Ses premiers alliés lui avaient promis la Provence et le Dauphiné ; il jugea prudent, en se réconciliant avec Louis XIV, de se contenter de la restitution de Pignerol, de quelques territoires dans le Milanais et du titre de roi, des honneurs des têtes couronnées, comme on disait alors[10].

Nous ne continuerons pas cette page d’histoire, si instructive qu’elle soit, et bien qu’elle soit illustrée, à une date postérieure, des mêmes menées et des mêmes artifices. Nous nous y sommes arrêté un moment, estimant que le passé sert toujours à éclairer le présent. Nous n’avons entendu faire toutefois qu’un rapprochement entre des circonstances et des faits qui ne sont pas sans analogie, bien qu’ils diffèrent par les temps et les situations. A notre sens ils diffèrent surtout par les intérêts. Victor-Amédée redoutait, non sans raison, l’ambition de Louis XIV. Par la possession de Pignerol, la France avait déjà un pied en Italie, et le roi, victorieux de la ligue, pouvait mettre en avant d’autres prétentions. Quels dangers menaçaient l’Italie en 1882, et que pouvait-elle craindre de la France vaincue et mutilée ? La France à cette date, au moment où la péninsule s’associait aux deux empires, se relevait à peine de l’écrasante situation où l’avait mise une guerre malheureuse ; elle avait un besoin absolu de paix pour reconstituer son armement, pour équilibrer ses finances. Qu’avait-elle à revendiquer de l’Italie, quel territoire, quelle concession ? Elle lui demandait uniquement de resserrer les rapports économiques entre les deux pays, également profitables au commerce et à l’industrie de l’un et de l’autre. On n’a jamais prétendu sérieusement à Rome que la République préméditât la restauration du pouvoir temporel de la papauté. Une pareille accusation eût été dérisoire et eût soulevé la conscience publique en Europe. Par une apostrophe qui a peut-être excédé sa pensée, Gambetta avait donné un gage qui ne permettait pas de soupçonner les intentions des hommes qui avaient pris, avec lui, le gouvernement du pays. Grace à cette fortune, qui l’avait si prodigieusement servie, l’Italie se trouvait, en ce moment, en possession de toutes les garanties qu’elle pouvait désirer pour sa sécurité. Leur propre intérêt commandait à la France et à l’Allemagne de veiller à l’indépendance de la péninsule : le gouvernement du roi Humbert était assuré de l’appui et du concours de l’une ou l’autre puissance dans toutes les éventualités qui pouvaient se produire. On n’aurait su imaginer pour un État naissant, tenu de pourvoir à sa prospérité intérieure, au développement de toutes ses ressources, une situation internationale plus avantageuse.

On n’avait donc, à Rome, aucune raison de renoncer à cette heureuse neutralité qu’offrait à l’Italie la position respective que la paix imposait aux belligérans de 1870. On s’en détourna cependant, et il fallut justifier cette résolution. Que prétendit-on ? Que le royaume italien, de création récente, devait contracter des alliances pour la défense de ses frontières. L’argument n’était pas sérieux ; M. Crispi pourtant, comme ses prédécesseurs, n’en a jamais opposé aucun autre à ses contradicteurs, aux patriotes restés fidèles aux convictions qu’il partageait autrefois avec eux. Mais, lui a-t-on répondu, qui menace nos frontières, où est le péril ? Vains efforts ; pas plus que Depretis, il n’a consenti à éclairer les membres du parlement alarmés par les nouvelles amitiés de l’Italie. M. Crispi, en prenant le pouvoir, avait reçu communication du traité d’alliance ; cet acte mystérieux l’a-t-il, contre son gré, voué au silence comme l’ont été ceux qui l’ont conclu ? Il contient donc des dispositions propres à opérer les conversions les plus invraisemblables. C’est qu’en effet, s’il a pour objet ostensible de garantir à l’Autriche la possession des provinces d’origine italienne, à l’Allemagne celle de l’Alsace et de la Lorraine, il doit promettre à l’Italie des avantages compensateurs. On n’imaginerait pas que M. Crispi ait pu, à son tour, se constituer le gendarme des anciens dominateurs de son pays sans aucune rémunération éventuelle. Il a toujours eu et il a certainement encore de plus hautes ambitions. Quelles sont donc les espérances nouvelles qu’il nourrit ; celles qu’il a conçues dès qu’il a eu connaissance des clauses du traité ? Faut-il croire qu’elles sont inavouables puisqu’on les cache ? Et au préjudice de quel voisin doivent-elles se réaliser ? Ce ne peut être de l’Autriche, l’ennemie d’hier, l’alliée d’aujourd’hui, c’est donc de la France, et, renonçant à satisfaire l’ambition de l’Italie dans les Alpes ou dans l’Adriatique, on se propose d’en assurer le triomphe dans la Méditerranée. S’il en est ainsi, nous ne nous serions pas trompé en évoquant les insidieux procédés du roi Victor-Amédée, et en rappelant l’usage qu’il en a fait. On conçoit que M. de Bismarck, se séparant hostilement de la Russie, ait recherché l’alliance de l’Autriche ; on conçoit mieux encore que l’Autriche, redoutant un rapprochement toujours possible entre les deux empires du Nord, se soit unie à l’Allemagne. A Berlin comme à Vienne, au surplus, on n’a usé d’aucun déguisement. Si étrange que ce fut d’apprendre à une grande puissance qu’on s’est entendu pour la combattre au besoin, on a eu le courage de l’avouer et on a livré à la publicité les engagemens qu’on a contractés. Pourquoi l’Italie ne suit-elle pas cet exemple qui ne manque ni de fierté ni de grandeur ? C’est donc qu’elle ne peut tout confesser sans mettre à jour des vues perfides et ambitieuses qui justifieraient tous les soupçons ?


VI

Mais ce n’est pas la guerre, ne cesse-t-on de répéter, que recherche la triple Alliance, c’est la paix qu’elle se propose de maintenir en la incitant à l’abri de toute atteinte. M. Crispi lui-même l’a affirmé ; sa conduite, durant son premier ministère, n’a été qu’un long démenti donné à ses paroles. Tous ses actes ont été des provocations, et il n’a pas dépendu de lui, dans plus d’une occasion, que les dissentimens qu’il provoquait, n’aient dégénéré en une rupture, en un conflit armé. La conduite prudente et digne du gouvernement de la République a déjoué tous les calculs du ministre italien. M. Crispi. il faut bien le reconnaître, ne fut ni soutenu ni peut-être encouragé par les cabinets de Vienne et de Berlin, et il est aisé de comprendre et d’expliquer ce premier dissentiment entre les trois cours alliées. Esprit avisé, M. Crispi se rendait exactement compte des conséquences qu’auraient fatalement pour son pays, à courte échéance, les charges que fait peser sur lui son accord avec ses alliés ; il comprenait l’urgence des solutions promptes, immédiates. A la honte d’une déconfiture financière et de ses conséquences, il préférait la guerre qui, seule, pouvait donner à l’Italie les avantages qu’elle espérait des sacrifices qu’elle était tenue de s’imposer. Mais si l’Italie s’était engagée dans la Triple Alliance pour des bénéfices futurs et éventuels, les deux empires avaient, au contraire, réalisé les leurs, et la paix leur en assurait la possession. C’est ce que n’ont pas compris les premiers négociateurs du roi Humbert, ni le souverain lui-même quand ils ont contracté les engagemens pris à Vienne. C’est ainsi que tous les efforts de M. Crispi ont échoué devant le calme de la France, et plus clairement encore devant les intérêts particuliers et bien entendus des deux autres alliés dont l’Italie s’est constituée et demeure le satellite.

Mettons donc que, avec ou sans l’agrément de l’Italie, la paix est l’unique, le véritable objet qu’ont eu en vue, dès l’origine, les premiers négociateurs de la Triple Alliance, et voyons si cette conception diplomatique offre les garanties exigées par le repos de l’Europe. Des publicistes de tout ordre et de tout pays l’ont envisagée sous tous ses aspects ; les uns l’ont blâmée, les autres y ont applaudi ; ceux-là l’ont dénoncée comme un danger permanent, ceux-ci y ont vu un gage de haut prix. Il n’en est plus un seul aujourd’hui, voulant être de bonne foi, qui ne convienne que la paix de la Triple Alliance c’est la paix armée, c’est l’Europe sous les armes, toujours prête à en venir aux mains, et que cette catastrophe peut naître, soudain, d’incidens indépendans de la volonté des gouvernemens. Ce péril devient tous les jours plus évident, et personne ne s’y méprend plus. De toutes parts on s’y prépare, et il n’est nul sacrifice devant lequel on ose reculer. On ne réunit plus un parlement sans lui demander de nouveaux crédits militaires, de nouvelles aggravations des impôts déjà si lourds pour les contribuables de tous les pays. Devenu partout obligatoire, le service dans l’armée nous est imposé, à tous, jusqu’à l’âge de 45 ans ; il en est, parmi nous, qui sont déjà grands-pères. L’Allemagne, qui possédait le plus formidable armement qu’on eût encore connu, vient, cette année même, d’augmenter ses effectifs dans une notable proportion, serrant les mailles de son organisation, de façon que nul ne puisse se soustraire au devoir de prendre son rang sous les drapeaux.

Que pense-t-on en Allemagne de la paix que M. de Bismarck, en descendant du pouvoir, a léguée à l’Europe ? Comment l’envisage le gouvernement impérial lui-même ? Il estime qu’elle est une trêve et qu’il n’est que temps de tout disposer pour la prochaine guerre qui sera, suivant une parole du nouveau chancelier, « un combat pour la vie ». Il suffit, pour s’en convaincre, de lire le discours que le général de Caprivi a prononcé pour défendre et justifier son dernier projet de loi tendant à augmenter les effectifs et allouant au gouvernement les crédits nécessaires à cet effet. Il a dû s’expliquer, pour convaincre le parlement des nécessités auxquelles il était urgent de pourvoir, et il la fait avec une entière franchise. Son discours est, en quelque sorte, un plan de campagne. « Lorsque nous avons franchi la frontière française en 1870, a-t-il dit, nous l’avons franchie avec dix-sept corps d’armée… tandis que huit corps d’armée français seulement nous étaient opposés… Dans la future guerre, a ajouté M. de Caprivi raisonnant comme si elle devait éclater demain, nous trouverons, devant nous, des corps d’année français au moins aussi nombreux que ceux avec lesquels nous entrerons en ligne. Nous trouverons en outre une armée de réserve qui vaudra, à peu près, l’armée de première ligne. Mais admettons que nous franchissions la frontière, que nous remportions des victoires, que trouverons-nous en France ? Une ligne de forts d’arrêt… situés sur la Meuse et sur la Moselle… puis en arrière nous trouverons la série des grandes forteresses françaises, Verdun, Toul, Epinal. Nous avançons cependant et nous battons l’armée de réserve française ; nous nous dirigeons sur Paris, mais nous ne trouvons plus le Paris de 1870 ; nous trouvons, au contraire, une forteresse comme le monde n’en a pas encore vu, entourée de 56 forts. » A vrai dire, en parlant ainsi, M. de Caprivi ne se proposait pas seulement de mettre en relief les obstacles qu’il faudra surmonter dans la nouvelle campagne, obstacles qui exigent de nouveaux et de plus puissans moyens que ceux dont on disposait en 1870, il répondait en même temps à une opinion assez répandue en Allemagne pour qu’il ait jugé nécessaire de la combattre à la tribune du Reichstag. Que veut cette opinion ? Elle conseille une guerre préventive, c’est-à-dire un conflit immédiat pour réduire la France à une impuissance durable avant qu’elle ait donné, à ses forces militaires, tout le développement qu’elles comportent encore, la guerre, en somme, voulue par M. de Bismarck et le maréchal de Moltke en 1875. Le fait mérite d’être noté, et il est indéniable, puisque le chancelier de l’empire l’a, lui-même, reconnu et constaté. Il n’était pas superflu de le retenir parce qu’il démontre que de l’autre côté de la frontière, dans l’armée allemande surtout, on incline à voir dans une guerre, à courte échéance, l’unique solution des difficultés présentes pendant qu’on accuse hautement la France de guetter, avec passion, l’occasion de la revanche.

Qu’a fait la France pour provoquer une si belliqueuse impatience, quelle a été son attitude, quelle conduite a-t-elle tenue ? Le chancelier l’a indiqué lui-même dans les paroles que nous venons de citer ; la France a consacré tous ses soins à se mettre sur un pied de défense respectable. Mais la défense, à moins de méconnaître la valeur des mots et la vérité des faits, n’a jamais constitué une offense et moins encore un acte d’agression. Qu’a fait parallèlement l’Allemagne, comment ont procédé ses alliés, quelles mesures ont prises tous les États de l’Europe, grands et petits ? Ils ont armé, donné tous les jours une plus grande extension à leur état militaire. Avant M. de Caprivi, M. de Bismarck a exigé, du Reichstag, des contributions de guerre plusieurs fois renouvelées ; l’un et l’autre ont eu recours, pour les obtenir, à la dissolution du parlement ; l’expédient était assurément constitutionnel, mais il témoigne de l’importance des sacrifices imposés au pays et de la pression que le gouvernement impérial a dû exercer sur la représentation nationale pour les faire agréer. L’Angleterre elle-même, cette terre d’esprits pondérés, n’échappe pas à la fièvre commune. Il y a peu d’années, en 1889, le parlement a voté un crédit extraordinaire de 500 millions de francs devant être exclusivement consacré à de nouvelles constructions maritimes, en dehors des allocations budgétaires. Cette ressource n’est pas encore totalement employée et déjà l’opinion s’alarme de l’autre côté de la Manche parce qu’une escadre russe a pénétré dans la Méditerranée, et elle exige du gouvernement qu’il demande aux Chambres un nouveau crédit d’une égale importance. Est-ce la France qui a provoqué tous ces armemens ? Pouvait-on exiger qu’elle laissât toutes ses portes ouvertes et sans défense ? Ce qu’on était en droit d’en attendre, c’est d’éviter tout point de conflit, de se prêter à tout accommodement pour conjurer de redoutables complications ; elle s’y est adonnée avec cette modération qui n’exclut pas la dignité ; elle l’a montré dans des occasions diverses, notamment dans ses rapports avec l’Italie sous le premier ministère de M. Crispi. Elle s’est uniquement employée à mettre son territoire à l’abri de toute injure, elle y a procédé en se renfermant dans une sage circonspection qui ne s’est jamais démentie et au prix d’une dette publique qui excède celle de toute autre puissance, la plus lourde qu’un peuple ait encore supportée. Elle n’a bravé personne ; elle s’est recueillie et elle n’a reculé devant aucun des sacrifices que lui commandaient sa propre dignité et la sécurité de la patrie. Est-ce a dire qu’elle ne souffre plus de la mutilation qu’elle a subie, qu’elle a tout oublié ? Ce serait l’offenser que de le croire. Mais, comme toutes les autres nations, elle sent le poids des charges auxquelles elle a dû se résigner pour se couvrir, et elle estime que la paix est encore, pour elle, le meilleur de tous les remèdes ; elle désire ardemment la conserver, laissant au temps et à la sagesse des gouvernemens le soin de corriger un mal dont toute l’Europe est atteinte avec elle.

Avons-nous besoin de dire que la Triple Alliance, initiatrice de cette déplorable situation, a été, pour les puissances qui l’ont constituée, la source de difficultés qu’elles n’avaient jamais connues ? L’acquisition de Metz, aurait prétendu M. de Moltke, vaut à l’Allemagne une armée de cent mille hommes, et c’est l’argument qui aurait décidé du sort de cette place. Il est bien démontré aujourd’hui que ses agrandissemens sur la rive gauche du Rhin coûtent plus à l’empire germanique qu’ils ne rapportent à ses finances et à sa sécurité. Ils l’obligent à un développement continu de ses forces militaires et à une progression proportionnelle de ses dépenses. La prédiction du célèbre maréchal s’est retournée contre lui. Un membre du Reichstag affirmait naguère, sans être contredit, qu’en 1879 on payait de 5 à 6 marks par tête de contributions indirectes ; par suite de l’élévation des taxes, cet impôt atteint aujourd’hui 14 marks, c’est-à-dire qu’il a doublé en douze ans. La dernière loi militaire, venant après tant d’autres, élèvera le contingent de paix de 63000 hommes, mais elle fera peser, sur le pays, une nouvelle charge de 60 millions de marks. Disons encore que, pour l’exercice en cours, le budget militaire de la France a été fixé à 633 millions de francs : celui de l’Allemagne s’élèvera à 879 millions, si les calculs qu’on a établis à cet égard, et que nous n’avons pas pu contrôler, sont parfaitement exacts[11]. Le budget de l’Empire comprend, en recettes, des revenus divers, comme le produit des douanes, des chemins de fer et des télégraphes. Mais prévoyant que ces ressources ne seraient pas toujours suffisantes, M. de Bismarck a introduit, dans la Constitution, une clause ingénieuse, grâce à laquelle le budget impérial ne peut jamais tomber en déficit. Elle porte en effet qu’au cas d’un découvert, il sera comblé par tous les États confédérés proportionnellement à leur population respective. Il n’est mis aucune limite à cette contribution dite matriculaire, et elle est ainsi d’une élasticité sans fin. Elle a été fixée, en 1879-1880, à 90 millions de marks, elle s’est élevée, dix ans après, en 1889-1890, à 228 ; elle est pour l’exercice courant, 1893-1894, de 386 millions de marks. En 14 ans, elle a donc quadruplé, et cette augmentation est due presque exclusivement à la progression des dépenses militaires. Nous pourrions multiplier les chiffres à cet égard ; ceux que nous donnons ne sont que trop suffisans pour permettre d’apprécier les résultats de la politique imposée par M. de Bismarck à l’Allemagne. Avec une circonspection digne d’éloge, l’Autriche s’est appliquée à remplir tous ses devoirs, mais elle y a procédé en tenant compte de l’étendue de sa puissance financière. Elle a suivi l’Allemagne, mais d’un pas plus lent, sans avoir l’ambition de faire aussi grand et aussi bien qu’elle. Elle ne se dissimule pas toutefois qu’elle a atteint les dernières limites de ses ressources, et on a, à Vienne, le sentiment des embarras inévitables que créeront, au gouvernement de l’empereur François-Joseph, de pareils efforts s’il faut les continuer pendant longtemps encore. À ces légitimes préoccupations viennent s’ajouter les dissidences qui divisent les nationalités diverses dont l’empire austro-hongrois se compose, dissidences exaspérées par l’exagération des impôts et du service militaire. Mais pendant qu’elle remplissait strictement ses devoirs d’alliée de l’Allemagne, l’Autriche mettait un soin particulier à entretenir, avec toutes les puissances indistinctement, avec la Russie notamment, des relations qu’elle s’appliquait à rendre faciles et même cordiales. Aussi supporte-t-elle, sans fléchir visiblement, les charges qu’elle a dû s’imposer, et aucun dissentiment aigu ne la sépare des autres États.

Que ne pouvons-nous en dire autant de l’Italie ! Ce noble pays, berceau de notre civilisation, avait trouvé une nation sœur qui, lui tendant une main amie, l’avait aidé à mettre fin à un douloureux fractionnement plusieurs fois séculaire, à secouer toute domination étrangère. Sous la direction d’un prince habile et clairvoyant, assisté de conseillers éclairés et patriotes, l’Italie avait achevé son relèvement dans des conditions inespérées. Le problème était résolu. Pour conduire son affranchissement à une fin glorieuse, elle avait dû, à l’origine, contracter des emprunts, escompter, en quelque sorte, l’avenir ; elle avait dû recourir au papier-monnaie et au cours forcé. Ses budgets se sont soldés par des découverts pendant les premières années. La sagesse du souverain et l’habileté des ministres étaient parvenues à surmonter toutes ces difficultés, à libérer le pays de ces expédiens onéreux ; et la liquidation de la loi financière accusait enfin un excédent de recettes quand des hommes nouveaux, ayant pris les rênes du pouvoir, ont lancé le pays dans l’aventure de la Triple Alliance. Nous n’avons pas besoin de dire ce qui est advenu. Personne au surplus ne saurait méconnaître l’affligeant spectacle que l’Italie donne aujourd’hui à l’Europe étonnée. Que pourrions-nous ajouter aux aveux faits par M. Crispi en remontant au pouvoir ? « La situation est grave pour l’Italie, a-t-il dit, plus grave qu’elle ne le fut jamais. » Ce qui démontre qu’il est bien sincère, cette fois, c’est la proposition ou plutôt la prière ad misericordiam qu’il a adressée à la représentation nationale d’abdiquer toute autorité, tout contrôle, entre ses mains. « Les difficultés que nous devons surmonter, a-t-il ajouté, sont grandes et, pour relever notre crédit, réorganiser les finances, affermir l’autorité de la loi, et donner de nouveau au pays confiance, nous avons besoin du concours de la Chambre sans distinction de partis. À cette fin nous vous demandons la trêve de Dieu ; » c’est-à-dire le vote, sans examen et sans discussion, des dispositions qu’il jugera lui-même les plus salutaires. À aucune époque et nulle part on n’a entendu le premier ministre d’un pays en possession d’un régime constitutionnel, tenir un si étrange langage. C’est que non seulement le déficit grandit et qu’on n’est pas assuré à Rome de pourvoir à tous les services ; c’est que le pays, en outre, s’agite et se trouble. L’association des fasci en Sicile s’attaque violemment au fisc obligé de pressurer les contribuables, et ce mouvement se répercute dans les provinces napolitaines et dans les Romagnes également accablées d’impôts exorbitans. On conçoit que M. Crispi ait recours à des expédiens extraordinaires et inconstitutionnels.

À qui ou à quoi l’Italie est-elle redevable de ce douloureux état de choses ? Évidemment à la Triple Alliance, à l’œuvre de M. de Bismarck, également funeste à tout le continent européen, aux générations présentes et futures. Car ce n’est pas tout que d’armer ; qui dit armemens dit dépenses ; qui lève de plus gros contingens, qui fabrique de nouveaux canons ou construit des cuirassés d’un plus grand modèle, doit les payer ; et cette constante progression, avec les découvertes de la science moderne qui se joue des sécurités acquises, ne connaît plus de limite. Cette progression entraîne celle des budgets qui, déjà à l’heure présente, excèdent les ressources normales de tous les États. Et non seulement ces exigences épuisent les revenus, mais elles entravent le travail national, le développement de l’industrie, de l’agriculture et paralysent le commerce ; elles engendrent la misère et le mécontentement ; elles troublent ainsi la paix intérieure et menacent la paix internationale. Il serait puéril de se le dissimuler : le service militaire, obligatoire pour tous, imposant aux gouvernemens le devoir de détourner une grosse part des revenus publics pour créer de nouveaux bataillons et de nouvelles flottes au lieu de les employer au bien et au soulagement des peuples, a, d’autre part, fait surgir ou facilité la propagation de doctrines subversives de tout ordre social. Et cette calamité d’un nouveau genre s’aggrave et se répand en tout pays. On ne connaissait naguère que les socialistes ; nous sommes aujourd’hui en présence des anarchistes, et on nous annonce les sans-patrie. Ces doctrines n’avaient, il n’y a pas longtemps, que de rares adeptes ; elles ont maintenant des représentais dans les assemblées, et le nombre en augmente à chaque renouvellement de la représentation nationale. C’est un fait constant en Allemagne ; il vient de s’affirmer en France. Ainsi le flot monte sans cesse, celui des charges publiques comme celui des idées destructives de toute société.

Voilà la paix telle que M. de Bismarck a voulu la garantir à l’Europe ; en voilà les fruits amers. Elle met le vieux monde en présence de deux alternatives : la misère ou la guerre ; à moins qu’elle ne le conduise à une troisième catastrophe non moins redoutable : la guerre sociale. En présence des faits dont nous sommes tous témoins, nul n’est autorisé à se bercer de l’illusion que chaque nation, en Europe, peut indéfiniment élever ses impôts ; telle est cependant l’obligation dans laquelle les a tous enfermés l’ermite involontaire de Friedrichsruhe. C’est la ruine forcée à date plus ou moins éloignée. Le sort de l’Italie en est un témoignage irrécusable, et c’est celui qui est réservé à tous les autres pays fatalement. Chacun en reculera l’échéance dans la mesure de sa richesse nationale, mais aucun n’est assuré de s’y dérober indéfiniment. « C’est, a dit M. de Bismarck avec cet esprit humoristique qui le distingue, la guerre à coups de louis. » Mais quand la provision en sera épuisée, avec quelles réserves fabriquera-t-on ces projectiles d’un nouveau genre ? Soyons sérieux et ne nous dissimulons pas que la science, par une dérision du sort, stérilise, en quelque sorte elle-même, tous les sacrifices faits pour mettre et entretenir les forces militaires sur un bon pied, en obligeant sans cesse, par ses découvertes, à les renouveler. En ajoutant tantôt à la résistance des cuirasses, tantôt à la puissance de pénétration des boulets, ou bien à la portée du fusil ou du canon de campagne, elle rend vaines, le lendemain, les dépenses faites la veille sur ses indications[12]. Nul ne saurait donc prétendre qu’il viendra un jour ou l’on pourra s’arrêter sur cette pente glissante et sans fin. L’Europe est condamnée à s’y traîner jusqu’à l’épuisement, jusqu’à la révolte de la conscience publique qui préférera, à la ruine et à la misère, la lutte suprême, la lutte pour la vie, comme l’a dit le général de Caprivi. Voilà la paix année, en voilà les conséquences, voilà où la politique personnelle de M. de Bismarck a conduit l’Europe entière, peuples et gouvernemens !

Cette redoutable calamité n’est heureusement pas imminente. Un fait nouveau et providentiel y met obstacle, l’entente de la France et de la Russie, l’unique bienfait dont nous soyons redevables à M. de Bismarck. Ces deux puissances, que visait la Triple Alliance, étroitement unies, garantissent à l’Europe une paix honorable. Personne ne suspecte les sentimens de l’empereur Alexandre III. Dans un de ses récens discours, le nouveau chancelier de l’empire allemand rendait un éclatant hommage à leur sincérité. Avec moins de chaleur, mais avec une égale bonne foi, croyons-nous, il reconnaissait que la République nourrit les mêmes dispositions. Les télégrammes que le tsar et M. Carnot ont échangés, au moment du départ de la flotte russe de Toulon, ont porté la même conviction dans tous les esprits. Aucune agression n’est donc à redouter de part ou d’autre. Hâtons-nous de l’ajouter, on ne désire pas plus la guerre à Berlin ou à Vienne qu’à Pétersbourg ou à Paris. Nous ne vivons plus à l’époque où le maréchal de Moltke envisageait la guerre comme une nécessité sociale, comme un bienfait, poursuivant son maître de ses obsessions pour l’entreprendre. Nous n’en sommes pas davantage à ces jours dangereux où l’on croyait devoir profiter de la détresse de la France pour l’écraser à tout jamais. Le jeune empereur d’Allemagne tient quelquefois, à ses troupes un langage qui n’est certainement pas en harmonie avec l’esprit de notre temps. Il leur dit : « Vous ne devez avoir qu’une volonté, la mienne ; qu’une loi, ma loi. » Il s’est montré moins tempéré encore, quand, s’adressant au 4e corps à Erfurt, il prononçait ces paroles toujours regrettables dans la bouche d’un souverain : « C’est ici que le parvenu corse nous humilia si profondément ; mais d’ici qu’en 1813 partit l’éclair de la revanche qui devait le terrasser. » Evocation imprudente, et qu’on nous reprocherait amèrement s’il en retentissait d’ana logues en France ! Ces écarts peuvent être mis au compte d’une ardeur juvénile comme d’un sentiment traditionnel dans la maison des Hohenzollern. Car il n’est que juste de reconnaître que l’empereur Guillaume a donné des gages de son ferme désir de maintenir la paix, et nous ne serions pas surpris si nous apprenions qu’il a pris soin de maîtriser, autour de lui, des velléités belliqueuses. Nous avons cité quelques paroles de son chancelier qui autorisent à croire qu’il a toujours répudié toute guerre préventive.

Malheureusement, outre les fatales et inévitables éventualités que nous signalions tantôt, reste le mystérieux chapitre de l’imprévu, ce maître du monde, surtout depuis que l’Europe est divisée en deux camps, aussi prêts à s’entre-choquer que si l’on était à la veille d’en venir aux mains. « Je ne puis aimer, a écrit M. Gladstone, ni les triples, ni les doubles alliances ; car, en définitive, le but suprême de ces alliances n’est pas pacifique. La force d’une nation consiste, en dernier ressort, dans l’économie de ses forces. L’avenir de l’Europe, je le crains, est très sombre, bien que, avec la grâce de Dieu, la situation pacifique actuelle puisse durer quelque temps encore[13]. » Paroles dictées par une longue expérience à un esprit mûri dans la politique, et qu’on ne saurait trop retenir et méditer.

En effet, dans l’état où est l’Europe, hérissée de canons, de places fortes, bondée d’hommes armés, quelle somme incalculable de sagesse et de prudence ne faudra-t-il pas pour conjurer tout conflit ? En 1866, pendant que l’Autriche et la Prusse mobilisaient leurs armées, on demandait à M. de Bismarck comment les hostilités pouvaient être ouvertes puisqu’il n’existait aucune raison légitime d’entreprendre la guerre : « Ah bah ! répondit-il, les canons partiront tout seuls. » Voilà l’inconnu redoutable, l’épée de Damoclès suspendue sur la paix du monde. Il ne se trouvera pas, nous voulons le croire, un cœur suffisamment cuirassé, une âme assez peu chrétienne pour hâter l’épouvantable conflagration qui peut sortir de cette situation ; mais qui peut prévoir les incidens, rapides, impérieux, ne laissant à personne le temps de la réflexion ? Pendant le demi-siècle qui a suivi les guerres du premier Empire, chaque État possédait son budget de paix qui était, en quelque sorte, immuable ; chacun avait son armée avec des effectifs modérés et invariables ; aucun n’inquiétait son voisin. Toute guerre nouvelle exigeait une longue préparation ; on avait ainsi le temps de s’expliquer, les médiateurs pouvaient interposer leurs bons offices.

Les Germains de nos jours nous ont reportés aux premiers temps de leurs ancêtres qui étaient toujours sous les armes, toujours prêts à envahir les territoires limitrophes de leurs possessions. Il a plu au roi Guillaume Ier de Prusse d’augmenter son état militaire, à M. de Bismarck de conseiller à son maître, fort enclin d’ailleurs à l’écouter, de partir en guerre ; et le régime pacifique, sous lequel l’Europe avait vécu jusqu’à eux, a été si bien ruiné qu’il n’en reste plus trace. Après avoir remanié, à leur fantaisie et à leur avantage, la carte de l’Europe, ils sont rentrés à Berlin victorieux et chargés de lauriers ; mais ont-ils rapporté à l’Allemagne le repos et la prospérité, le paysan souabe et mieux encore le paysan poméranien émigrent pour se soustraire aux bienfaits de la politique de M. de Bismarck. Les lourds impôts, la nécessité de conclure des alliances, de rester sous les armes, soit sur la frontière de l’ouest, soit sur la frontière du nord, démontrent au contraire, que le conseiller, d’accord avec le souverain, a inauguré la période des pesans fardeaux et des longues inquiétudes ; qu’ils ont jeté le pays sur le chemin de la ruine ou des luttes gigantesques ; à moins, comme nous le disions, que la menace d’un autre fléau, la guerre sociale, n’impose à tous les cabinets une entente garantissant aux peuples une ère nouvelle d’apaisement et de concorde.

Avons-nous besoin de dire les désastreuses calamités dont une nouvelle guerre accablerait l’Europe ? Chacun de nous les prévoit et en a le sentiment torturant. On ne détruit pas, en une campagne, des armées de plusieurs millions d’hommes ; on ne réduit pas des places fortes, semées, en grand nombre, sur toutes les lignes de défense et pourvues de tous les perfectionnemens de la technique moderne. La lutte serait donc longue, meurtrière, dévastatrice pour tous les pays qui en seraient le théâtre, sur le Rhin, sur les Alpes, sur la Vistule. On en a une si angoissante conviction que, souverains et hommes d’Etat, prenant la parole, tous, avec une égale ferveur, recommandent la paix, et par des professions de foi sans cesse renouvelées, en répudiant toute intention agressive, témoignent de leur ardent désir de la conserver. Mais sont-ils fidèles à ce programme en employant leurs veilles et leurs efforts à préparer la guerre, en maintenant un état de choses qui doit nécessairement l’engendrer ? On chercherait vainement, dans l’histoire, un précédent qui autoriserait à le croire. On n’arme pas pour la paix, on arme pour la guerre, surtout quand on y procède à outrance ; quand on arme avec cette passion, il arrive toujours un moment où l’on en vient aux prises. M. de Bismarck le savait bien quand il aidait le roi Guillaume à développer l’armée prussienne en Luttant contre la représentation nationale, en gouvernant sans budget, en consacrant, sans crédits régulièrement votés, toutes les ressources disponibles au service des forces militaires du royaume durant la première et la plus laborieuse période de son long ministère.

Ils doivent donc orienter autrement leur sollicitude et leurs soins, les souverains et les gouvernemens qui veulent sincèrement dissiper les points noirs qui s’accumulent aux quatre coins de L’horizon. Nous l’avons dit, et nul ne saurait nous contredire, avec le maintien de la situation actuelle, une puissance plus impérieuse que toutes les volontés réunies, la force des choses, ce que les anciens appelaient la fatalité, nous mènera directement, inévitablement à la guerre ou à la ruine ; elle fournit en outre amplement, aux plus détestables doctrines, de puissans moyens de propagande. Avant qu’il soit longtemps, toutes les causes d’un trouble profond, d’une irrémédiable perturbation se trouveront donc réunies : la misère, l’anarchie, une conflagration imminente. Il faudra pourvoir à ces dangers, et, dans cette nécessité, un gouvernement, formidablement armé, tire l’épée, convaincu de tout purifier par le fer et le feu, n’ayant d’ailleurs, devant lui, nulle autre issue pour sortir de l’impasse où il est renfermé. N’est-il pas du devoir de chacun de conjurer, en temps opportun, de pareilles éventualités ? Nous nous abusons peut-être, mais nous inclinons à croire que le temps, qui dans de semblables circonstances ne profite à personne, est encore moins préjudiciable, en s’écoulant, à la France qu’aux autres puissances continentales. Le mal qu’il développe est, pour chaque pays, en raison inverse de sa richesse nationale, et nous ne croyons pas émettre une opinion présomptueuse en nous imaginant que nos ressources nous permettent de supporter, plus longtemps que la plupart de nos voisins, la situation internationale qui pèse si lourdement sur eux comme sur nous. Nous pensons néanmoins interpréter fidèlement le sentiment public en France en conjurant quiconque peut y contribuer à rechercher les moyens de résoudre le redoutable problème qui s’impose à la sollicitude comme à la religion des gouvernans de tout ordre ; d’éviter au monde des hécatombes qui ne sauraient, quoi qu’il advienne, profiter à la civilisation, et seraient une honte mortelle pour la génération actuelle et un légitime sujet de malédiction pour les générations futures.

Nous avons accompli un devoir en signalant le mal et, pour le remplir en toute sincérité, nous n’avons rien déguisé. Il ne saurait nous appartenir, à un aucun degré, d’indiquer le remède. Il est dans la conscience des puissans de la terre ; qu’ils y descendent et ils y trouveront les élémens des solutions pacifiantes. La Triple Alliance est un instrument de défiance et de haine ; les faits le démontrent surabondamment aujourd’hui. Elle produira ce qu’elle contient en germe depuis son origine : la ruine ou la guerre, peut-être les deux fléaux ensemble. Si ceux qui l’ont constituée ou qui en sont devenus les gardiens n’en sont pas convaincus, c’est que Jupiter les rend démens pour les mieux châtier. La morale serait un vain mot si cette vérité, que nous a léguée la sagesse des siècles, ne devait pas triompher de notre temps.

Mais la morale, dans l’histoire, a eu raison de tous les abus de la force, et elle ne se démentira pas. Sous l’empire d’un louable sentiment, des publicistes ont voulu devancer les gouvernemens dans l’œuvre de conciliation que les peuples appellent de tous leurs vœux. Ils ont imaginé des transactions fondées tantôt sur des échanges, tantôt sur des compensations, sans jamais avoir pu se dissimuler que la difficulté capitale est en Alsace-Lorraine. Nous ne saurions les suivre sur ce terrain où les combinaisons le mieux justifiées, celles même qui semblent le mieux démontrées, sont dépourvues d’autorité autant que de sanction. Si la question est du domaine de l’opinion publique à certains égards, elle relève exclusivement, quant aux solutions, de l’initiative et de l’accord des gouvernemens. C’est à eux d’y pourvoir ; ils y sont préposés par la plus précieuse des missions entre toutes : celle d’assurer aux nations, dont les destinées leur sont confiées, la paix et la prospérité. C’est la tâche dévolue à la diplomatie. Si on veut lui en laisser le soin, elle doublera ce cap des tempêtes. Que de conflits n’a-t-elle pas conjurés, que de guerres n’a-t-elle pas arrêtées ? Fût-elle en présence d’un nœud gordien, elle le dénouerait ; notre état de civilisation le comporte et l’exige ; ou bien il faudra le trancher, recourir au sabre, et le premier coup porté sera le prélude de désastres qu’aucun siècle n’aura connus. L’œuvre de M. de Bismarck se trouvera consommée par le fer et par le feu bien au-delà des limites que son orgueil lui avait assignées. La responsabilité de l’initiateur sera partagée par ses continuateurs. S’ils ne veulent pas l’encourir, qu’ils se hâtent, le temps presse ; qu’ils songent qu’une guerre mettra aux prises plusieurs millions d’hommes formidablement armés. « La paix, aurait dit l’empereur Guillaume en apprenant l’accueil fait à notre flotte devant Cronstadt, n’est plus entre mes mains. » C’est une erreur. De tous les souverains de l’Europe, il est celui qui peut plus et mieux lui donner les bases qui lui sont nécessaires pour être durable. Peu de princes, avant lui, ont eu l’heureuse fortune de rencontrer une tâche à la fois plus noble et plus glorieuse.


  1. On sait que la candidature du prince de Hohenzollern au trône d’Espagne a été conçue et préparée bien longtemps avant le moment où elle a été posée.
  2. Unser Reichekanzler, t. II, p. 65.
  3. On a longtemps confondu cette dépêche avec un rapport de l’aide de camp du roi, le prince de Radziwill. La dépêche reçue par M. de Bismarck lui avait été adressée par M. Abeken, conseiller au ministère des affaires étrangères, qui avait suivi le souverain à Ems, pour l’instruction du chancelier. Dans un discours au Reichstag du mois de novembre 1892, M. de Caprivi a relevé cette erreur et parfaitement élucidé ce point de fait.
  4. Voir le Correspondant du 25 novembre dernier.
  5. Alexandre III, sa vie. son œuvre, Paris, Dentu, éditeur, p. 292 et suivantes.
  6. Nous avons vu, dans les notes laissées par M. Gavard, que déjà en 1875 M. de Bismarck prenait sur lui de diriger la politique de l’Allemagne sans soumettre ses résolutions à l’assentiment du souverain. Il est donc permis de présumer que trois ans plus tard, abusant de l’âge de l’empereur Guillaume, il a procédé avec une plus entière indépendance.
  7. Le traité signé en 1879 avait été renouvelé en 1883 et en 1887 ; il avait reçu l’accession de l’Italie : mais M. de Bismarck ne fit connaître que le premier en date, celui de 1879, où ne figurait pas la signature du gouvernement italien. À l’heure presente, rien ne nous a encore appris à quelles conditions l’accord à deux a été converti en un accord à trois.
  8. Le comte de Bismarck et sa suite pendant la guerre de France, p. 195. Dentu, éditeur.
  9. Lettre de Catinat à Louvois.
  10. Nous avons tiré ce rapide résumé de l’Histoire de Louvois, par Camille Roussel. Voir les chapitres XI et suivans.
  11. Voir un travail comparatif fait par M. Jules Roche, ancien ministre, et publié dans le journal le Matin. Il est à remarquer qu’en 1886 notre budget militaire excédait celui de l’Allemagne de 100 millions. Ces chiffres donnent la mesure des sacrifices qu’on ne cesse de s’imposer de l’autre côté du Rhin. Selon M. Roche il faudrait déduire, du budget français, plusieurs services annexes, comme la gendarmerie, qui, en Allemagne, figurent au budget du ministère de l’intérieur.
  12. Autrefois la construction d’un grand vaisseau de ligne, armé de 120 canons, n’exigeait pas une dépense de 3 millions. Les derniers cuirassés, mis à la mer, ont coûté 27 millions. Il en est sur chantier qui en coûteront 30. Autrefois il nous fallait entretenir, dans nos arsenaux, un armement pour une armée de cinq cent mille hommes : il nous faut entretenir aujourd’hui un armement pour une armée de quatre millions d’hommes.
  13. Lettre adressée à M. Schilizi, directeur du Corriere di Napoli.