La Paix d’Amiens/03

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La Paix d’Amiens
Revue des Deux Mondes5e période, tome 11 (p. 105-129).
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LA PAIX D’AMIENS

III[1]
COMMENT LA PAIX FUT APPLIQUÉE


I

Pour prolonger et exploiter la paix, la première opération consistait, la République italienne étant constituée, à étendre et consolider autant que possible les contreforts de la France en Allemagne. Il s’agissait de donner à l’acquisition de la rive gauche entière la garantie que Mazarin avait donnée à l’acquisition partielle, et de former sur la rive droite une nouvelle Ligue du Rhin. Le moyen était le même qu’après la paix de Westphalie, et le dessein en avait été conçu par le Comité de Salut public en même temps que celui de la conquête des limites naturelles. Bonaparte en commença l’exécution par une série de traités dont les principaux, le traité avec la Prusse, le traité avec la Ravière, furent signés au mois de mai 1802. La Bavière fut largement satisfaite, la Prusse comblée. L’Autriche, un peu plus tard, trouva ses convenances. Le Wurtemberg prit les siennes. La Russie, associée à l’opération, parut ainsi s’associer à la paix de Lunéville. L’Allemagne sortait de là singulièrement concentrée : plus de principautés ecclésiastiques, à peine quelques villes libres ; les territoires s’aggloméraient entre les mains de quelques princes laïques, et ces « nouveaux riches, » comme on disait à Paris des acquéreurs de biens nationaux, semblaient à la discrétion de la République, qui leur avait si largement distribué les terres, les hommes, leurs âmes et leurs droits dont personne n’avait jamais parlé dans les marchés. En même temps, se préparait à Paris la proclamation du Consulat à vie. « Bien des personnes, écrivait Markof, le 5 juin, sont persuadées qu’après ce pas, Bonaparte prendrait un autre titre et se ferait appeler empereur des Gaules. Ce ne serait pas un vain titre, car, en effet, il les a toutes réunies sous la domination française. »

C’est alors que, croyant avoir, pour un temps, rattaché le continent à sa politique, il s’occupa d’établir avec l’Angleterre des rapports réguliers. A l’image des Anglais mêmes, qui possédaient en France un service de renseignemens et une agence d’émissaires parfaitement montée, il remonta celle de la France en Angleterre et y détacha un essaim d’observateurs politiques et commerciaux, parmi lesquels un voyageur intellectuel, Fiévée, des policiers et contre-policiers pour les émigrés de Londres. Il fallait un ambassadeur en titre. Il fit choix du général Andréossy, et Talleyrand s’occupa de dresser les instructions[2].

Le premier soin d’Andréossy sera de « s’appliquer toujours à réclamer et à promettre l’exécution littérale des stipulations arrêtées » par le traité d’Amiens. Pour ce qui est de Malte, il lui « sera donné des instructions spéciales et successives. » Le second objet de sa mission sera « d’éloigner, en chaque occasion, toute intervention du gouvernement britannique dans les affaires continentales. » Le troisième sera le commerce. Le Premier Consul considère qu’un traité de commerce « ne peut être que l’ouvrage de beaucoup de méditations et de temps. » Il ajourne toute convention de ce genre ; mais il est disposé à négocier « une série d’arrangemens particuliers et de compensations calculées d’après les intérêts respectifs du commerce des deux nations… Le gouvernement français ne peut lever subitement toutes les prohibitions établies sur le commerce anglais et ouvrir la porte aux produits de l’industrie anglaise, sans porter un notable préjudice aux manufactures nationales, qui, depuis quelques années, ont reçu, il est vrai, une impulsion favorable, mais qui n’ont encore eu, soit en capitaux, soit en approvisionnemens de matières premières, aucun des moyens qui peuvent les mettre à même de rivaliser avec les manufactures anglaises. » Andréossy devait surveiller de très près tout le mouvement du commerce, des fabriques, des banques en Angleterre. Il devait enfin provoquer l’expulsion des princes de la maison de Bourbon, de Georges et de ses amis, des évêques non démissionnaires, bref de tous les réfugiés et émigrés hostiles à la République et au Premier Consul.


II

Andréossy ne partit point. Les Anglais n’annonçaient pas le départ de leur ambassadeur, et les rapports d’Otto, les extraits de gazettes ouvraient de moins en moins d’espérances à une reprise de rapports réguliers et pacifiques. Les ministres, avec une certaine discrétion, les gazettes, en termes fort libres et de plus en plus violens, se plaignaient de tout, récriminant sur le traité et sur ses conséquences. Bonaparte y faisait répondre, par ordre, dans le Moniteur, et du même style, employant à cette polémique, où parfois on reconnaît sa griffe, la plume toujours officieuse de Barère, qui sortait de ses tiroirs ses carmagnoles de l’an II et les transposait du ton qui convenait au pontificat de Robespierre au ton du consulat de Bonaparte. En fait de liberté de presse, le Premier Consul ne s’éleva jamais au-dessus des idées d’un Jacobin de 1793 et d’un fructidorien de 1797 ; il n’admettait pas qu’un pays étranger eût des lois différentes de celles de la République française, ni que les convenances de la politique française ne fussent point, pour les étrangers, la règle des libertés publiques. A ses réclamations, les ministres anglais objectaient leur législation, c’est-à-dire, leur indépendance, et les immunités d’une presse dont ils étaient les premiers à subir les attaques ; puis ils réclamaient contre les diatribes du Moniteur, qui, disaient-ils, n’est dirigé que par le bon plaisir du Consul et dont le Consul, par suite, est l’éditeur responsable. D’où le conflit le plus insoluble, le débat le plus mal posé du monde : chacun exigeant de l’autre qu’il change de caractère et de génie, sacrifie ce qu’il juge être sa dignité, abroge ses lois, renonce à ses coutumes. « Le gouvernement français, disait Hawkesbury, doit avoir conçu une idée bien fausse du caractère de la nation anglaise, s’il imagine que nous puissions consentir à violer les droits sur lesquels reposent nos libertés. »

Les « réfugiés » ne s’en tenaient point aux épouvantails de papier. Le ci-devant rédacteur des Actes des apôtres, Peltier, provoquait dans son libelle périodique, l’Ambigu, « les derniers Romains » à faire au nouveau César « l’apothéose de Romulus. » C’était un appel aux militaires mécontens de Paris, jaloux du Consulat à vie, offusqués par le Concordat.

Georges Cadoudal n’entendait point en laisser l’honneur aux « derniers Romains. » Dès l’année 1800, il avait projeté le « coup essentiel, le coup sur la capitale, » qu’il tenta en 1804. Marengo avait rompu ce dessein. En août 1802, il retourna voir l’ancien collègue de Pitt, Windham, avec qui il demeurait en rapports, réclamant, pour sa milice de forbans, des subsides et des barques. « Évidemment, écrit Windham, après la visite, il a en vue quelque changement qui, il le pense, doit arriver en France et pour lequel il désire que ses officiers soient libres de leurs mouvemens. » Le changement, c’est celui que Georges essaya d’opérer, deux ans plus tard, sur la route de Malmaison. Sur ces entrefaites, et pour prévenir l’effet, peut-être favorable, de l’arrivée prochaine, disait-on, d’Andréossy, les ennemis de la France montèrent une machine analogue à celle qui, en 1792, avait fait échouer la mission du comte de Ségur à Berlin. Ce sont de prétendues instructions à Andréossy qui, par une prétendue indiscrétion, sont lancées dans le public[3]. Elles portent, dans les libelles, la signature de Talleyrand et la date de messidor an X. L’objet, très grossièrement souligné, en est de froisser l’honneur anglais et particulièrement la dignité de la couronne. « Les Pitt, les Grenville, les Windham, les Bourbons et leurs amis les Chouans sont autant les ennemis des ministres et les ennemis de la paix que ceux du gouvernement actuel. » Et voilà, dès la première donnée de cette feinte instruction, le cabinet Addington posé comme l’associé de la République française, invité à en devenir le complaisant. Voici mieux, et c’est ici que se découvre l’imitation de l’apocryphe de Berlin, qui déclarait tout à vendre en Prusse, prescrivait à Ségur de tout acheter et désignait les personnes sinon de la plus haute valeur, au moins les plus vénales. Le prince de Galles, dit l’instruction, vit dans le désordre, sa dette immense est un scandale, même à Londres. Andréossy doit circonvenir ce prince, insinuer « qu’il souffre de le voir dans une situation si peu brillante et que, quoique sans pouvoir, il prendrait sur lui, d’après les sentimens connus du Premier Consul, si le prince y donnait son consentement, de demander une somme que Son Altesse royale fixerait, à titre d’emprunt payable quand le prince succéderait au trône. » Lors du premier paiement, quand le prince offrirait de signer son obligation, Andréossy, magnifique, ainsi qu’il convient au messager de César, se récrierait : « Le Premier Consul s’en rapporte entièrement à l’honneur du prince ! » Toutefois, cette part faite à la générosité, « le Premier Consul éprouverait la plus grande satisfaction si Son Altesse Royale l’assurait, par une lettre écrite de sa main, qu’elle cesserait par degrés toute liaison future avec les Bourbons et qu’à son avènement au trône, elle ne permettrait ni à eux ni aux autres émigrés de résider davantage dans ses Etats. » Suivaient des articles tout aussi perfidement combinés : procurer toutes les informations possibles sur les parties vulnérables de l’Inde, sur la haine qu’on y porte aux Anglais, l’affection qui y subsiste pour les Français ; sur les dispositions du Canada, les perspectives d’un soulèvement en cas de guerre ; on montrerait aux Canadiens la reprise de la Louisiane comme un exemple et une garantie. Andréossy devait se procurer tous les plans, toutes les cartes des côtes d’Angleterre, espionner à fond la marine, les arsenaux, le militaire, enfin faire parler les Anglais, dans les rencontres, et surtout éviter de boire à table, « mettre de l’eau dans son verre tandis que les autres boiront leur vin pur ; » flatter les mécontens, les plaindre, leur dire que, « dans une république, ils seraient peut-être chefs d’Etat ; » caresser les illusions des libéraux : Bonaparte, « si la Providence lui conserve la vie, » s’honorera de ne « laisser exister en Europe d’autre gouvernement que celui d’une république universelle. »

La touche du pastiche est lourde, mais ce n’est point de l’ouvrage pour les connaisseurs. Il s’agit de jeter des fagots sur le feu de houille qui brûle dans les foyers anglais et d’allumer une forte flambée, qui se voie de loin. Cette diplomatie policière et corruptrice répond bien à l’idée que, d’après les correspondances de Paris, on se fait, en Angleterre, du Consul et de sa politique. Ce Consulat, qui fait trembler l’Europe, apparaît comme un gouvernement d’aventure, méprisé, délesté, précaire, tout de fantasmagorie et d’escamotage politique, miné par les complots ; Bonaparte, petit homme, petite âme méconnue, faux génie, joueur heureux, tricheur de victoire ; effaré, tremblant à la pensée des assassins, environné de gardes, barricadé dans son palais ; enivré de lui-même, fou d’orgueil, déséquilibré ; sa femme endettée, embarrassée de son rang, souhaitant le retour des rois, une bonne place sûre, pour son mari et pour elle ; la famille, tribu besoigneuse, avide, prodigue, les femmes à prendre, les hommes à acheter, dissolus, divisés, jaloux du frère, inquiets du lendemain ; les serviteurs, les familiers trahissant ou prêts à trahir ; la France disposée à acclamer en libérateurs les rois d’Europe qui lui assureront la paix ; une prospérité d’apparence et très menteuse, les finances délabrées, l’armée indisciplinée, rompue par les factions. En résumé, un pouvoir aussi redoutable, tant qu’il est debout, que facile à détruire par la mort du Consul, par la chance d’une bataille, ou tout simplement par l’action de ses vices et les suites de ses excès.


III

L’Angleterre a des partisans à Paris, les uns parce qu’ils l’admirent, les autres parce qu’elle leur est utile, des illusionnés et des intéressés, qui, sans avoir rien de commun, se coudoient dans les salons, à la Bourse, et travaillent au même ouvrage : persuader les Anglais que l’opinion des gens éclairés et des gens d’affaires en France leur est favorable, soutient leurs griefs et désapprouve le Premier Consul. Les illusionnés sont ceux qui révèrent en Angleterre la constitution qu’ils souhaitent à la France, le roi remplacé par quelque Washington, à la mode de Paris : Moreau ou Bernadotte. Se forgeant une Angleterre selon leur fantaisie, leurs goûts, les services qu’ils attendent d’elle, ils lui vouent, au nom de la liberté, le même culte que les « hommes éclairés, » au nom de la philosophie, vouaient naguère au grand Frédéric et à la politique prussienne. A les lire, on croit reconnaître Favier se construisant une Europe pour la plus grande confusion du système autrichien et du traité de 1756. Dans le conflit qui menace de recommencer, plus aigu, entre Paris et Londres, ils donnent tous les torts à Bonaparte, comme, rétrospectivement, à Louis XIV, contre Guillaume d’Orange, restaurateur des libertés anglaises, modérateur de l’Europe, pacificateur du continent. « J’étais, raconte Mme de Staël, chez le ministre d’Angleterre lorsqu’il reçut les conditions de la paix. Il les lut à tous ceux qu’il avait à diner chez lui, et je ne puis exprimer quel fut mon étonnement à chaque article. L’Angleterre rendait toutes ses conquêtes. Je retardai mon retour à Paris pour ne pas être témoin de la grande fête de la paix. » Convaincus d’ailleurs que l’Angleterre est d’une parfaite bonne foi[4]. « Bonaparte aurait pu se contenter de gardes nationales pour la défense du Rhin et des Alpes… Sûre d’obtenir son indépendance avec la barrière du Rhin et des Alpes, la France ne souhaitait que la tranquillité. » Ainsi l’entourage de Mme de Staël et celui de Joseph, les Benjamin Constant, les Rœderer, les Miot, et tous ceux qu’on nommait les « affidés » de Talleyrand, qui recueillaient les oracles du ministre et pouvaient insinuer au besoin qu’ayant tout prévu, il avait, dès le début de la guerre, conseillé la renonciation aux Pays-Bas et le traité de commerce avec l’Angleterre, c’est-à-dire le contraire de l’œuvre de la Convention et du Premier Consul.

Les « affidés » de Talleyrand avaient pied dans l’autre camp des opposans, infiniment plus redoutables, les gens d’affaires, les intéressés. Ils formaient un groupe remuant, actif, extrêmement répandus dans les ministères, par les banques et les fournitures. On les appelait communément « les amis de l’Angleterre, » qu’il ne faut pas confondre avec les admirateurs de la constitution anglaise et les croyans ingénus au désintéressement britannique. En 1796, lors des premiers essais de négociations, Malmesbury, à peine arrivé, se vit circonvenu par eux ou par leurs courtiers, et il comprit tout le parti que son gouvernement en pouvait tirer. « Les partisans de l’Angleterre, qui ne sont pas en petit nombre, » écrit, en novembre 1796, l’agent prussien, blâment le Directoire, blâment le ministre Delacroix de ne point capituler. Ils renseignent Malmesbury sur l’expédition d’Irlande, sur l’impuissance maritime de la France, les divisions du Directoire. « Tant de gens, écrit encore le Prussien Sandoz, lui offraient leurs services pour fomenter en France un parti de l’Angleterre, qu’il avait été forcé de les menacer d’être dénoncés pour s’en débarrasser. Quelques-uns étaient même membres du Conseil des Cinq-Cents. Ces républicains français sacrifient tout à l’argent, leur honneur, leur liberté et leur fraternité… L’argent opère mieux ici que le droit et la raison. » Il se forme, mande Malmesbury à Grenville, un parti, celui des nouveaux riches[5], qui pourrait fort bien dominer dans le nouveau tiers. Leur arrivée amènera, selon toute vraisemblance, un changement de système. Leur intérêt les engagera à chercher « une forme de gouvernement qui mettra leurs personnes et leurs biens à l’abri des dangers qui, depuis nombre d’années, menacent les propriétaires. »

Malmesbury retrouva peut-être des fils noués par M. Hammond, lorsqu’il était venu à Paris, en 1783 ; en 1802, M. Hammond est sous-secrétaire d’Etat, et il semble bien que les fils ne se soient jamais mieux rassemblés qu’entre ses mains. « Les Anglais, écrivait un de leurs agens. en 1802, le premier peuple du monde pour établir et conserver des amis et des intelligences, ont ici la machine mieux montée qui existe sûrement[6]… »

L’Angleterre, qui demeure pour les survivans de 1789 l’arche sainte de la liberté, est pour ces « nouveaux riches », qui mettent leurs fonds à l’abri à Londres, la caisse centrale du trésor européen. « Une Angleterre puissante, écrit l’un d’eux, qui se vante d’avoir 1 500 000 francs à Londres, est nécessaire afin d’empêcher Bonaparte d’être un fléau chez lui et chez les autres. » « Mon père abhorrait Bonaparte, écrira un autre, et cet héritage est le mien même ; mon père était dans l’opinion du parti, très considérable ici, qui pense que l’Angleterre est nécessaire à la France pour empêcher la tranquillité d’un règne qui, s’il était paisible, effacerait celui de Néron. » Je travaille, ajoute-t-il, avec le concours « des chefs du parti de l’Angleterre en France, » qui, « sans l’Angleterre, serait un enfer… Tous nos principes se ramènent à celui-là[7]. » En 1802, ces correspondais avaient persuadé leurs amis de Londres que la rupture de la paix d’Amiens porterait à Bonaparte un coup mortel, et d’autant plus que l’on aurait su mieux en rejeter toute la responsabilité sur son insatiable ambition.

Les Anglais affiliaient à Paris[8], attirés, quelques-uns, l’élite, comme Fox, par une curiosité sympathique, le désir de connaître de près, dans la vie réelle, ces républicains et cette république qu’ils avaient admirés, de loin, dans l’idéal. La plupart étaient poussés par le spleen, l’ennui de leur île, la badauderie transcendante. Ils venaient visiter les ruines et les femmes déclassées, la revue du Consul au Carrousel et les galeries de bois de l’ex-Palais royal. Ils ne trouvèrent pas ce qu’ils cherchaient. Paris ne leur apprit rien, en fait de débauche, pas même l’ivresse gaie. Si l’on y mangeait fort et si l’on y buvait sec, on y riait peu. À force de déloger les gentilshommes d’Allemagne et de prendre leur place à leur table ainsi que dans leur lit, les jeunes Français en avaient adopté les mœurs de hobereaux, lourdes et peu sobres. D’ailleurs, la consigne d’en haut était de tout prendre au sérieux. Le gouvernement de Bonaparte n’était pas, à l’image du Directoire de Barras, un gouvernement de tripot, la république consulaire une république pour étrangers, c’est-à-dire un pays à mépriser en le pourrissant. L’impression que reçoivent les voyageurs anglais est singulière. Ce n’est pas, à proprement parler, la déception ; c’est la surprise, la contrariété, l’inquiétude de trouver le pays et l’homme autres qu’ils ne se les étaient figurés : le pays dévasté et couvert de guinguettes ; des auberges somptueuses, des bals publics, des maisons de jeu ; une bande de flibustiers dissipant en orgies les richesses dérobées à toute la vieille Europe. Ils voient des terres cultivées, le bétail abondant et bien tenu, les chaumières propres, des fabriques qui se bâtissent, partout de l’ordre, du travail, du contentement honnête, le bien-être qui revient, une nation en croissance, un corps sain, des organes puissans qui fonctionnent allègrement. Ils se représentaient le Consul, soldat parvenu, comme la plupart de ses lieutenans, traînant le sabre, agitant le panache. Au lieu d’un parvenu militaire, ils voient un homme d’Etat, et de la plus grande allure. Les plus favorablement prévenus attendaient quelque intermédiaire entre Cromwell et Washington ; les plus lettrés et les plus ingénieux aimaient à se peindre le gentillâtre corse sous les traits d’un condottiere italien du XIVe siècle, devenu, par le plus étrange des jeux de prestige, le dictateur d’une révolution née, en France, du souffle de Jean-Jacques, de Diderot et de Voltaire. Ils entrevoient, ce qui est infiniment plus naturel en France, le génie de Richelieu et celui de Colbert associés en un seul homme qui est en train de reconstituer, pour la plus grande gloire de la « grande nation, » l’Etat de Louis XIV.

Les Anglais, les mieux disposés pour la république et pour la paix, les plus connaisseurs en matière d’Etat, admirent, mais s’étonnent et s’alarment. Tel Fox, « plus Anglais encore que whig ou philanthrope, » juge que la France se tourne trop à la puissance et que le maître qu’elle s’est donné devient trop envahissant, non seulement sur les terres du continent, mais dans l’économie d’État, les métiers, le travail qui produit la richesse. Enfin, vu de près, Bonaparte semble moins facile à renverser qu’on ne le croyait, à distance, sur les rapports des agens. « On parle de partis, de factions, de haines et de jalousies, » — écrit un diplomate, après s’être donné le temps d’observer par lui-même, et fort hostile, d’ailleurs, Markof ; — « mais tout est muet, tout fléchit sous la volonté du maître le plus absolu. » Aucune faction n’est capable de le culbuter, aucun factieux de prendre sa place. « Il est l’homme de la Révolution » et, par là, « le premier homme de France. »


IV

La France est trop forte par ses conquêtes, par ses ressources internes, par son Consul, c’est la conclusion dernière des rapports des diplomates et des notes des voyageurs. Il s’ensuit une jalousie d’autant plus inquiète que rien ne permet d’espérer, comme sous Louis XIV, quelque détente du ressort et détraquement de la machine par le faste de la Cour, l’excès des bâtimens, les prodigalités aux maîtresses ; tout est Etat, tout est puissance, tout est utilité. Que cela dure, — et cela durera si le Consul ne meurt point de quelque mal soudain ou de quelque attentat, — l’Europe est sous le joug, et l’Angleterre menacée de pléthore, d’apoplexie, de concurrence et peut-être de révolution. La république consulaire produit sur les Anglais cet effet inattendu de rapprocher les intérêts nouveaux, ceux de l’industrie urbaine, des intérêts anciens, ceux de la propriété rurale ; et voici que les aristocrates et les oligarques ne s’éliraient pas moins que les négocians et les manufacturiers, de la prospérité et de l’essor de la France.

La classe gouvernante, celle des grands propriétaires, a accaparé les privilèges et les grands emplois attachés à la propriété ; ils s’insinuent à la Chambre des lords, ils dominent aux Communes, ils sont maîtres de l’Etat par le Parlement ; ils administrent par la justice locale, par les pouvoirs locaux. Ils entendent garder leur prépondérance, leurs sièges, leurs terres, dévorer l’Irlande et mener le peuple, patriote et chrétien, par les grands mots d’honneur, d’indépendance, de christianisme, de liberté. Ils ont lutté avec acharnement contre la France révolutionnaire ; mais la Révolution organisée, ordonnée, leur semble un ennemi bien autrement dangereux que la Révolution anarchique, la Révolution en piques et en haillons, avec son Etre suprême, ses guillotines et ses sans-culottides. Anti-chrétienne, niveleuse, déprédatrice, elle se dressait comme un épouvantail. La république consulaire dégage une contagion plus menaçante et plus insidieuse. L’exemple que donne la France de l’éviction légale d’une aristocratie terrienne par le paysan et le petit bourgeois, d’un immense transfert de la propriété, divisée et démocratisée, réalise, pour le peuple anglais, une propagande singulièrement plus alléchante que l’égalité dans la misère. L’intérêt des paysans et des bourgeois anglais travaillait contre la Révolution française, il menace désormais de parler pour elle, et d’autant plus que cette révolution, avec ses bienfaits pratiques et tangibles, se transforme en une machine d’Etat plus productive et mieux combinée pour le bien-être du petit peuple laborieux.

Or l’Angleterre semble mûre pour une révolution de ce genre. « Elle était imminente, dit un historien anglais. L’esprit public était excité ; les passions démocratiques commençaient à s’agiter ; le désir du pouvoir, sous le nom de réforme, s’était répandu parmi les classes moyennes, et les institutions de notre pays étaient menacées d’un choc aussi violent que celui qui venait de bouleverser la monarchie en France. Le seul remède était d’engager le pays dans une guerre étrangère ; elle renouvellerait l’antique valeur et ferait oublier les réformes. »

Avant tout, elle rompra les communications avec la France. L’aristocratie dérivera de la sorte l’inondation qui la menace. Elle montrera au peuple des manufactures que la guerre seule peut assurer à l’industrie, qui le fait vivre, les débouchés dont elle a besoin sur le continent, et, aux colonies, l’expansion qui lui est nécessaire. En gouvernant selon les passions et les intérêts immédiats de cette classe, chefs d’usine et ouvriers, négocians et banquiers, l’aristocratie les intéressera au gouvernement et, du même coup, les en tiendra pour longtemps éloignés.

De cette vue politique va sortir une nouvelle économie d’Etat : l’accroissement des impôts qui n’appauvrit point une nation, quand les ressources de cette nation augmentent par son travail. Du temps de Pitt, durant la guerre, disait-on communément, si le sujet anglais payait plus à l’Etat, il gagnait davantage. La crise qui commence ne provient que de la paix. L’Angleterre ne peut, sans se ruiner, exécuter le traité d’Amiens. De sorte que, la paix apparaissant comme de plus en plus désastreuse, la violence des intérêts ranime la vieille rivalité, à peine étouffée, nullement éteinte. Elle se réveille comme au temps de la lutte pour la merluche et le Canada. C’est un thème inépuisable pour les opposans, un programme populaire pour le gouvernement de demain ; un programme à longue échéance, un gouvernement de longue durée, aussi durable que sera le pouvoir de Bonaparte et, par ce pouvoir, la prospérité de la France. Plus la France paraîtra riche et puissante, plus l’Angleterre se jugera lésée et menacée. Ce n’est pas, en réalité, pour « délivrer » le continent, qui n’a jamais été libre, pour « affranchir » les peuples, dont l’indépendance lui importe peu si leurs maîtres ouvrent leurs ports, que l’Angleterre va entamer celle lutte sans merci : c’est pour arracher à la France cette magnifique étendue de côtes, les embouchures de tant de fleuves, les chantiers de tant de vaisseaux, les entrepôts de tant de produits, le marché de tant de denrées, et pour imposer, par les canaux de la Hollande, par le Rhin, par l’Escaut, par la Méditerranée, le monopole de l’industrie et du commerce britanniques.

Mais les combinaisons de la guerre sont limitées et définies. Celles de la guerre pour le commerce seront les mêmes que, sous Louis XV, celles de la guerre pour les colonies : les diversions continentales. C’est par le continent que la France menace l’Angleterre, qu’elle l’isole, qu’elle prétendra la bloquer et l’affamer. Le remède se tire du mal même. Il faut lier la France au continent, il faut la contraindre à se dissoudre par son extension même, à se ruiner par la conquête continue. Elle n’est point de taille à faire double irruption, à la fois par les côtes et par les frontières de l’Est. Avant que sa marine soit en état de prendre la mer, la guerre de terre suspendra toutes les réformes de l’Etat, et la mer demeurera libre pour les Anglais. Découragée des coalitions, désabusée des subsides après la paix de Lunéville, l’Angleterre y revient, à mesure qu’elle discerne, à Vienne, à Pétersbourg, contre la paix de Lunéville, les mêmes griefs, les mêmes mécontentemens qui se manifestent à Londres contre la paix d’Amiens. Dès que le marché des abbayes et des villes libres sera clos et que l’Autriche aura son lot, que la Prusse sera nantie, le revirement s’opérera, et ces cours songeront à tirer des compensations et accroissemens que leur a procurés leur paix avec la France, les moyens de reprendre à la France les territoires qu’elle leur a si largement payés. Les Prussiens louchent toujours vers le Bas-Rhin, la Hollande même et la Belgique ; l’Autriche n’a pas cédé la Belgique sans l’arrière-pensée de la recouvrer, au moins pour la revendre ; elle pense et pensera désormais sans cesse à réunir la Lombardie, qu’elle a eue, à Venise, qu’elle a prise en échange, et à s’étendre sur les Légations, qu’elle convoite depuis que la République en a dépouillé le Pape et les a ainsi jetées dans le trafic européen ; elle y songe, ainsi qu’au temps de Marie-Thérèse, prenant toujours et abhorrant toujours « le partage inique, si inégal ! »

« M. Philippe Coblenzl s’est fait jouer une seconde fois comme un enfant, ainsi qu’il l’avait fait par Haugwitz au second partage de la Pologne, » écrivait, à propos du traité de compensation en Allemagne, Thugut, relire, mais non désintéressé des affaires. Il ajoutait, remontant au traité de Lunéville : — On ne nous a jamais laissé aucune possibilité de paix en dehors de ces deux conditions : rompre avec nos alliés, consentir à la cession de la rive gauche du Rhin. « Je n’ai jamais eu, moi, personnellement, le courage de conseiller à Sa Majesté de se soumettre aveuglément à des conditions aussi funestes qu’avilissantes. » Cobenzl se console en ménageant l’avenir ; « Nous devons, écrit-il, inspirer le plus de confiance possible à la République italienne, et, quand nous y serons parvenus, en faire usage pour favoriser sous main leur inclination à se rendre de jour en jour moins dépendans des Français, pour autant que nous le pourrons sans donner d’ombrage à Bonaparte[9]. » Tandis que le vieux boute-feu des coalitions et des partages de 1792 à 1799, Thugut, condamne ainsi l’œuvre de Lunéville, le futur meneur des coalitions et des partages de 1805 à 1815, Metternich, qui entre dans la carrière, pose déjà les combinaisons qui rompront une paix « aussi funeste qu’avilissante. » « Nous sommes loin, écrit-il en novembre 1801, de voir rétablir l’équilibre européen et, avec lui, le repos général. Il faut que l’extension extraordinaire de la France subisse des modifications. Bien arrondis, nous entrons dans des conditions toutes nouvelles. Actuellement notre devoir politique est de nouer des relations nouvelles, utiles, de refaire nos forces… »

De même en Russie. Le parti « anglomane » domine dans le conseil intime de l’empereur. Alexandre, à mesure qu’il sort de la chrysalide, se croit appelé à régénérer l’Europe monarchique, à détruire l’œuvre de la Révolution, à substituer l’hégémonie russe, pour la justice et le droit, à la suprématie que la République exerce par l’injustice et la force ! Le prestige de Bonaparte l’incommode : il voudrait s’en affranchir. La gloire du Consul lui semble une usurpation de sa propre gloire. L’aventurier corse prend la place que Catherine-la-Grande destinait à son petit-fils. L’ambition se dégage en lui sous forme de jalousie, et la jalousie se colore d’un libéralisme de parade. Cet autocrate disserte sur les libertés françaises en des termes que ne désavouerait pas Benjamin Constant. On croit entendre un commensal de Mme de Staël, qui condamne tes envahissemens de la dictature. « Je suis bien revenu, avec vous, mon cher, sur notre opinion sur le Premier Consul, » écrit-il à son précepteur, le républicain suisse La Harpe, le 7 juillet 1802. « Depuis son consulat à vie, le voile est tombé… Il s’est privé de la plus belle gloire réservée à un humain, et qui seule lui restait à cueillir : celle de prouver qu’il avait travaillé sans aucune vue personnelle, pour le bonheur et la gloire de sa patrie, et, fidèle à la constitution qu’il avait jurée lui-même, remettre, après les dix ans, le pouvoir qu’il avait en main. Au lieu de cela, il a préféré singer les cours, tout en violant la constitution de son pays. Maintenant, c’est un des tyrans les plus fameux que l’histoire ait produits. » Et cette phrase est bien un des pastiches les plus divertissans que la singerie littéraire ait inspirés !

La diplomatie russe agit en conséquence. « Il serait bien singulier, écrivait Kotchoubey à Worozof, à Londres, si l’on allait encore travailler en Europe à remettre la puissance française sur mer. Les Anglais seuls balancent, par leur prépondérance sur cet élément, la suprématie des Français sur terre. Que cette balance disparaisse et rien ne s’oppose plus à ce géant. » Sur la foi de Woronzof, les Russes voient dans le traité d’Amiens une œuvre de faiblesse, de « lâcheté, » impopulaire en Angleterre, dangereuse, inexécutable. Ils mandent à Markof de surveiller de près le Premier Consul, principalement sur l’article de la Méditerranée. Markof, fort anti-français, se pique d’y mettre aussi peu de bonne grâce que possible. A lire ses entretiens avec Bonaparte, en 1802, on croit se tromper de date et tenir le volume de 1808. Ce ne sont que bienfaits reprochés et réclamations de reconnaissance insuffisante. Bonaparte laisse Markof dérouler ses remontrances et filer ses discours. Vergennes, ministre intègre du vertueux Louis XVI, n’eût point exhorté en d’autres termes les copartageans de la Pologne. Bonaparte répond du ton dont la grande Catherine eût relevé le ministre du Roi Très Chrétien qui eût osé lui parler de la sorte. « Le roi de Sardaigne, restauré dans ses États, n’eût été qu’un préfet français, exposé à être destitué au premier sujet de mécontentement ; » qu’attend-on du Consul ? « il lui laisse encore l’île de Sardaigne ; » « il a laissé » subsister le royaume de Naples ; en Allemagne, il a balancé la puissance de l’Autriche et celle de la Prusse par la création d’une puissance tierce, la Bavière ; l’Autriche, d’ailleurs, ajoute-t-il, « n’est déjà que trop puissante et le deviendra encore davantage lorsqu’elle sera appelée au partage de l’empire ottoman, menacé d’une dissolution prochaine[10]. » Une autre fois, sur le même sujet du Piémont, il avait déclaré : « La justice des États est leur intérêt et leur convenance[11]. Je ne me dessaisirai pas du Piémont aussi longtemps que les Autrichiens garderont un pouce de terrain en Italie[12]. » Sur quoi, Alexandre, de lui écrire, le 21 octobre 1802 : « Aussi longtemps que cet ordre de choses subsistera, il me sera impossible, quelque soit, au reste, mon désir sincère de vous faire plaisir, de reconnaître le roi d’Etrurie et les républiques d’Italie. »


V

Ce sont là des propos de guerre, des avant-coureurs de coalition. Bonaparte se fortifie, assure les communications entre les marches de la République, pousse ses lignes d’investissement, ses têtes de pont, ses bastions. Le voilà rejeté sur le continent et par la politique des coalisés d’hier, coalisés de demain, et par l’échec de ses diversions coloniales. L’expédition de Saint-Domingue a tourné au désastre. En juillet, cette belle armée de Brest est réduite à 8 000 hommes anémiés, éreintés par la fièvre. En septembre, ils ne sont plus que 3 000. Leclerc meurt, désespéré. Bonaparte ne veut plus entendre parler de Saint-Domingue : c’est une faute qu’il ne se pardonne pas. Avec cette expédition, tombe le grand dessein sur la Louisiane et le Mississipi. Il n’a plus de prises sur l’Angleterre que par l’Europe ; il faut qu’il y prévienne les manœuvres de la politique anglaise et de la politique russe dont tout décèle le rapprochement. Il publie, le 11 septembre, la réunion du Piémont, disposée et annoncée depuis plus d’un an. Les Bataves réclament l’évacuation de leur république par les troupes françaises, l’occupation devant cesser avec la guerre à l’Angleterre. Ils se font appuyer par les Anglais et par les Russes. Bonaparte répond qu’il ne rappellera ses troupes que quand les Anglais auront exécuté le traité d’Amiens, et qu’il sera sûr qu’ils n’intriguent point à La Haye. Il invite les Bataves à se tenir en éveil, comme il s’y tient lui-même, « sur les dangers de tout genre que pourrait entraîner le départ subit des troupes françaises[13]. »

Ce danger est apparu en Suisse. Les troupes françaises qui occupaient cette république se sont retirées en juillet ; aussitôt l’anarchie y éclate ; aristocrates et démocrates, fédéralistes et unitaires se disputent le pouvoir, et les manèges des étrangers, Autrichiens, Anglais surtout, recommencent. Bonaparte ne les pouvait tolérer. Les Suisses tiennent une des clefs de l’Italie : qui veut dominer la Péninsule et gouverner la Cisalpine doit être maître du Piémont et assuré des Cantons. C’est un motif pour l’Angleterre de s’y faire des amis, d’y élever quelques barricades et de rompre les passages. La Suisse est, pour les agens anglais, un théâtre classique d’espionnage et de complots, admirablement dressé pour surveiller l’Italie, l’Allemagne du Sud, la France de l’Est, relier les mécontens, semer des manifestes, lancer des émissaires.

Bonaparte connaît l’importance de ce poste ; il se rappelle Wickham, les conspirations qui, de 1794 à 1799, ont menacé la Franche-Comté, et tout ce qu’il a fallu d’efforts à Masséna pour nettoyer cette frontière. « Quant à la Suisse, écrit-il à Talleyrand, nous ne souffrirons pas que l’Angleterre s’en mêle, parce qu’elle ne s’en occuperait que pour y semer le désordre ; ce serait un nouveau Jersey d’où l’on fomenterait des troubles contre la France[14]. » « J’ai besoin, par-dessus tout, d’une frontière qui couvre la Franche-Comté ; un gouvernement stable et solide, ami de la France, c’est le premier vœu que je forme ; si celui-ci ne peut avoir lieu, l’intérêt de la France me dictera la conduite à tenir. » Il fait inviter le Sénat de Berne à députer près de lui. Le 30 septembre, il notifie sa médiation aux Suisses ; Ney, avec 30 000 hommes, est prêt à entrer dans les Cantons. Les Suisses se soumettent. Peu auparavant, Bonaparte avait proclamé (28 août 1802 ; l’indépendance du Valais, sous sa garantie, celle de la Suisse et de la République italienne ; la route du Simplon et celle du Gothard étaient assurées.

Il s’occupe de la Méditerranée. Il réunit l’île d’Elbe à la France (26 août 1802). Il envoie à Constantinople, en ambassade, le plus turbulent, le plus gênant aussi des mécontens et des politiques de l’armée, Brune. « L’intention du Gouvernement, lui mande-t-il, le 18 octobre, est que l’ambassade à Constantinople reprenne, par tous les moyens, la suprématie que la France avait depuis deux cents ans dans cette capitale. La maison qui est occupée par l’ambassadeur est la plus belle. Il doit tenir constamment son rang au-dessus des ambassadeurs des autres nations. Il doit reprendre sous sa protection tous les hospices et tous les chrétiens de Syrie et d’Arménie, et spécialement toutes les caravanes qui visitent les lieux saints. » Il menace de représailles et met à la raison les Barbaresques, le dey d’Alger, dont les pirates insultent encore et effraient les côtes de Provence. Puis, la Louisiane étant désormais interdite, il revient au rêve favori, au rêve tenace, au premier rêve de grandeur, formé dès 1797, l’Égypte. Il y dépêche un officier dont il apprécie l’intelligence et la dextérité, le colonel corse Sébastiani[15]. Cet envoyé touchera en Tripolitaine, y fera reconnaître le pavillon de la République italienne ; puis il passera en Égypte, s’y rendra compte de l’état des choses, après le départ des Anglais, et reviendra par la Syrie. Le général Decaen recevra une mission analogue pour les Indes.

C’étaient de ces mesures que ni l’Angleterre ni la Russie n’entendaient tolérer de la part d’un gouvernement quelconque de la France, monarchie ou république, mais république surtout : car un gouvernement de cette étiquette ne leur paraissait conforme à sa nature, à sa raison d’être, à leurs convenances, que modeste, humble même, subalterne et subordonné : telle la République des Provinces-Unies sous l’ancien régime, et, actuellement, la République batave. Voilà le vrai de l’indignation d’Alexandre sur le Consulat à vie. C’est en cela qu’il ne pardonnait point à Bonaparte de « singer les cours, » et que ce pur républicain de Moscovie proclamait le Corse « un des tyrans les plus fameux. » Il en pensait tout juste ce que Pierre le Grand pensait de Louis XIV.


VI

Les Anglais relèvent le ton. « Nous n’avons pas fait la moitié de ce qu’on voudrait nous voir faire, disait Hawkesbury à Otto. Quoique je doive vous rassurer sur le passé, je ne puis en dire autant de l’avenir[16]. » L’ambassadeur pour la France avait été choisi, lord Whitworth ; ses instructions dressées, le 10 septembre. La réunion de l’île d’Elbe, la réunion officielle du Piémont suspendent son départ. La proclamation de Bonaparte aux Suisses, du 30 septembre, fournit le prétexte à tout remettre en question : on disputera sur l’équivoque des préliminaires et du traité d’Amiens.

Le traité, dit Hawkesbury, a été basé sur un système de compensations et de restitutions. Or, depuis le traité, la position respective n’a pas cessé de se modifier, et toujours à l’avantage de la France. « Le Piémont a été réuni : vous êtes sur le point de disposer du sort de l’Allemagne, de la Suisse, de la Hollande. Malgré la détermination que nous avons prise de ne nous mêler en aucune manière des affaires du continent, nous y sommes entraînés malgré nous, autant par les plaintes qui nous sont adressées que par l’opinion qui se prononce ici avec une énergie sans exemple. »

En fait, ils connaissaient parfaitement, lors des préliminaires, les vues de Bonaparte sur le Piémont. La transformation de ce pays en division militaire et préfectures françaises, la constitution de la République italienne sont antérieures au traité d’Amiens ; les opérations territoriales en Allemagne sont l’exécution du traité de Lunéville. La vérité est qu’ils sont décidés à ne point exécuter le traité d’Amiens dans les articles essentiels pour eux : les Indes et Malte. Le 17 octobre, lord Howard écrit à Wellesley, gouverneur de l’Inde : « Certaines circonstances rendent désirable un délai pour la restitution de plusieurs possessions des Indes orientales, qui, d’après les clauses du traité d’Amiens, devaient être remises aux gouvernemens français et batave. Je dois signifier à Votre Seigneurie l’ordre de Sa Majesté que telles de ces possessions, qui seront encore occupées par ses troupes au moment où vous recevrez cette lettre, ne soient pas évacuées sans de nouveaux ordres. » Le 10 octobre, une note est envoyée à Merry, le chargé d’affaires à Paris, protestant contre l’intervention en Suisse, déclarant que la neutralité des Cantons est liée à la paix et à l’équilibre de l’Europe, et par suite au traité d’Amiens. Otto écrit, le 26 octobre : « L’opinion générale est que l’évacuation de Malte dépendra de la discussion touchant la Suisse. »

Talleyrand a beau jeu pour répondre à ces argumens : le traité ne parle ni de la Suisse ni du Piémont ; il parle, au contraire, très expressément, et de l’évacuation de Naples par les Français et de l’évacuation de Malte par les Anglais. « Vous devez dire, écrit Talleyrand à Otto, qu’il est impossible qu’une puissance ne remplisse pas des engagemens stipulés par un traité formel[17]. » La France a évacué Naples, elle attend que l’Angleterre évacue Malte : les deux actes sont corrélatifs. Et voilà le conflit ouvert entre les deux chancelleries, comme il l’était entre la presse de Londres et le Moniteur de Paris. A la coalition qu’il soupçonne, s’ajoute chez Bonaparte une injure personnelle, car non seulement sa politique est contrariée, sa personne outragée, mais, chose plus insupportable, il voit tous ses desseins, tout l’avenir immense conçu et préparé par lui, suspendus au hasard d’une embuscade de brigands, au couteau d’un assassin ou, ce qui est pire, étant bête et humiliant, à un enlèvement, à quelque séquestration comme celle du sénateur Clément de Ris. Il se sait traqué, il s’entoure de policiers et de sentinelles, et il se sent ridicule devant l’Europe. Cette figure d’aigle en cage est-elle la figure qui convient au vainqueur de Castiglione et d’Arcole ? Il s’en prend aux Anglais, aux provocations de leurs journaux, à leur refus d’expulser Georges, aux complicités qu’il prête à leurs ministres, de la rage qu’il en éprouve.

En même temps, il arme très ostensiblement, car, pour armer à fond, il n’est pas en mesure, et, faute de pousser des préparatifs secrets et efficaces en vue d’un grand coup de surprise, il tâche d’effrayer par le roulement des canons sur les routes et le marteau des charpentiers dans les arsenaux. « Les régimens, » rapporte Marmont, alors en grande faveur et fort au courant, « n’étaient pas au complet, la cavalerie manquait de chevaux, l’artillerie n’était pas dans un état satisfaisant. » Le Consul se flatte que, devant les précautions qu’il prend, devant les mesures qu’il menace de prendre, l’Angleterre, qui n’obéit qu’à l’intérêt, jugera son intérêt en péril et s’arrêtera. La combinaison hyperbolique qui sera le colossal expédient de sa politique, en 1806, s’est déjà présentée à son esprit ; il la médite, il la voit, il la dessine ; mais, hors d’état de l’exécuter encore, espérant s’y soustraire, il en fait un épouvantail : c’est le blocus continental et, comme condition première, la suprématie du continent pour la France.

Il dit à l’ambassadeur d’Autriche : « L’Angleterre veut la guerre, elle l’aura ! » Il caresse Fox qui le vient visiter, il oppose au ministère anglais le grand orateur de la paix de l’Europe, mais il ajoute : « Il n’y a plus que deux États au monde, l’empire d’Orient et l’empire d’Occident. Celui qui veut troubler la paix de l’Europe veut la guerre civile. » Toutefois il ne craint encore que la réunion de la Russie et de l’Angleterre. Il compte sur le traité de Lunéville et sur les arrangemens d’Allemagne pour contenir l’Autriche : « Toute coalition avec l’Autriche est impossible pour cinquante ans, » disait-il, très haut, afin qu’on le crût, afin de s’en persuader lui-même. Et à Rœderer[18] : « La maison d’Autriche me laissera faire tout ce que je voudrai. » Mais malheur à elle, si l’Angleterre l’induit en tentation et l’entraîne à de nouvelles aventures ! Et que l’Angleterre ne se paie point d’illusions : il se charge de lui dévoiler l’avenir qu’elle se prépare, qu’elle prépare à l’Europe.

C’est alors que, sous le coup de quelque note de Hawkesbury ou de quelques articles de gazette, il dicte à Talleyrand cette dépêche du 23 octobre, d’une précision de visée, d’une impulsion de pensée prodigieuses, programme formidable de l’avenir[19]. Si, comme il l’a répété si souvent, il ne fît qu’obéir aux circonstances et « subir sa destinée, » jamais homme ne se fit, à ce point et avec cette clairvoyance, le prophète de son destin.


« Toutes les fois que les ministres vous parleront, directement ou indirectement, de la guerre, vous devez y répondre d’un ton très élevé. S’agit-il d’une guerre maritime ? Que produirait-elle, sinon d’empêcher le développement (d’une marine) qui n’est rien encore ? S’agit-il d’une guerre continentale ? Ce n’est probablement ni la Prusse, ni la Bavière qui marcheront avec les Anglais. L’Autriche est décidée, quoi qu’il arrive, à ne se mêler de rien…

« Et si l’Autriche se mêlait de quelque chose, ce serait alors l’Angleterre qui nous aurait forcés de conquérir l’Europe ; car, au premier coup de canon, nous serions maîtres de la Suisse, de la Hollande, et, pour nous épargner tous les embarras dont ces pays sont la source et l’occasion, nous pourrions les réunir à la France. Nous pourrions en faire autant des républiques italienne et ligurienne, au lieu de les laisser dans cet état métis qui paralyse des ressources immenses. Le Hanovre et la Prusse seraient également perdus, et toute l’Angleterre devrait se mettre sous les armes pour parer aux projets de descente qu’immanquablement on tenterait. Et si le Premier Consul se transportait à Lille ou à Saint-Omer et faisait réunir tous les bateaux plats de la Hollande et cent mille hommes sur les côtes, l’Angleterre serait dans des alarmes continuelles, joint à cela que, dans les deux premiers mois de la guerre, elle aurait perdu le Hanovre et le Portugal et constitué véritablement cet empire des Gaules dont elle cherche à effrayer l’Europe. »


Le Premier Consul ne songe pas à opérer pour la Suisse ce qu’il a opéré à Lyon pour l’Italie ; mais, « si le ministère britannique fait faire la moindre notification officielle d’où il puisse résulter qu’il (le Premier Consul) n’a pas fait telle chose parce qu’il ne l’a pas osé, à l’instant même, il la fera. » On prétend qu’il redoute la guerre. Si les Anglais le croient, « ils apprendront à leurs dépens qu’il aura été plus facile au Premier Consul d’avoir 800 000 hommes par un seul appel, qu’il ne l’est peut-être de les faire revenir aux travaux de l’agriculture et du commerce. » Il veut la paix, « car la nation française peut trouver autant d’avantages dans le commerce que dans l’extension de son territoire ; » mais il n’abandonnera pas la Suisse au parti salarié par l’Angleterre ; « il ne livrera pas à tous les promoteurs de troubles et de guerre de formidables bastions dont les innombrables armées russes et autrichiennes n’ont pu s’emparer pendant l’an VII et l’an VIII. »


« Appliquez-vous à faire ressortir de toute manière cette fierté qui doit animer tous vos discours, tantôt parle raisonnement, tantôt par des images. Laissez entrevoir que le premier coup de canon peut créer subitement l’empire gaulois. Donnez à entendre jusqu’à quel degré une nouvelle guerre peut porter la gloire et la puissance du Premier Consul. Il a trente-trois ans et il n’a encore détruit que des États de second ordre ; qui sait ce qu’il lui faudrait de temps, s’il y était forcé, pour changer de nouveau la face de l’Europe et ressusciter l’empire d’Occident ? »


Cet étonnant ultimatum passerait pour la fanfaronnade gigantesque de quelque matamore politique, si toutes les menaces qu’il contient n’avaient été exécutées en moins de cinq années et ne représentaient qu’une partie de la grande destruction d’États qui commençait. Bonaparte conclut : Tout le traité d’Amiens, rien que le traité d’Amiens, c’est-à-dire l’évacuation de Malte, qui est au traité, et nulle réclamation sur le Piémont, la République italienne, la Ligurie, l’Etrurie, la Suisse, qui n’y sont pas. À quoi Hawkesbury, lorsque, le 29 octobre, Otto lui communique cette terrible note, répond par cette injonction non moins péremptoire : L’état du continent, tel qu’il était alors (au moment du traité) et rien que cet état ; c’est-à-dire point de Piémont annexé, ni de Ligurie, ni d’Helvétie en tutelle ; sinon, l’Angleterre gardera Malte.


VII

Bonaparte ne connaissait pas, il ne connut jamais les Anglais. Il le montra en deux circonstances solennelles de sa vie, le 23 octobre 1802, où il crut leur faire peur, avec son Quos ego, les traitant comme Neptune les divinités inférieures de la mer, et le 14 juillet 18lo, où il leur parla comme Thémistocle, et fit appel à leur magnanimité. Grave erreur qui fut la sienne de croire qu’on peut effrayer les Anglais par des paroles, les contenir par des menaces, et les réduire à la banqueroute en leur fermant le continent. Il s’imagina vraiment les avoir atterrés, et, se figurant qu’il avait gagné le répit qu’il lui fallait, il se remit à son œuvre de réorganisation pacifique de la France, qui était son intérêt capital. Son gouvernement s’y était engagé à fond et venait d’y engager le pays ; sous son impulsion, sur sa garantie, la France s’anime, travaille, entreprend.

Des navires de commerce arment, dans tous les ports de l’Ouest, pour le long cours et les colonies. On se croit revenu à cette période de renaissance qui a suivi, sous Louis XVI, la guerre des Etats-Unis et le traité de 1783. Des expéditions militaires sont en route ou vont partir pour les Indes. Les Anglais auraient trop beau jeu à saisir tant de proies ! « Je suis convaincu que Bonaparte désire la paix, » écrivait un gentilhomme normand, chevalier de Malte, passé au service bavarois ; « et que, malgré l’éloignement que lui inspirent pour l’Angleterre les injures grossières qu’on lui prodigue dans ce pays, il fera la paix, s’il voit qu’on la désire de bonne foi. — Toutes les notions que je me suis procurées m’ont convaincu que Bonaparte voulait décidément la paix. — C’était surtout pour se livrer entièrement aux grands travaux que Bonaparte désirait conserver la paix[20]. »

Mais telle est la fatalité qui poussait la France et l’Angleterre à renouveler leur querelle, aussi ancienne que leur histoire : les travaux principaux de Bonaparte, ceux qui lui rendaient la paix la plus précieuse, étaient précisément de nature à précipiter la rupture, car ils affermissaient Bonaparte dans sa résistance à tout accommodement commercial. Au mois de novembre 1802, il alla visiter la Normandie. Il découvrit cette province riche en hommes, en fruits, en chevaux, en bétail de toute sorte ; ce fleuve à la vaste embouchure, qui met un port de mer à quelques heures de Paris ; tant de ports, tant de pêcheurs, de pilotes, de nids de corsaires et de recrues pour les vaisseaux ; cette race de colons qui avait en partie peuplé le Canada, la Louisiane, qui ne demandait qu’à repartir aux terres lointaines pour relever les fortunes anéanties par la guerre et reconquérir les colonies au travail français ; ces draperies, ces tissages, ces usines qui s’élevaient, à l’image et à la concurrence immédiate de celles de l’Angleterre ; nulle part, sauf à Lyon, il n’avait constaté cette confiance en son gouvernement, cet empressement aux métiers ; nulle part cette rivalité tenace, héréditaire, rivalité de congénères, avec les Anglais.

« Tout est ici consolant et beau à voir, et j’aime vraiment cette belle, bonne Normandie, c’est la véritable France[21]. » Mais nulle part aussi l’esprit de protection ne se déclarait avec plus d’âpreté. Le traité de 1786 y laissait le souvenir d’un Rosbach économique. « Il faut, disait Bonaparte au préfet de Rouen, Beugnot, que la nation s’adoucisse dans les jouissances de la paix. » Beugnot admira, en fonctionnaire docile, mais il doutait. — « Quoi ! reprit Bonaparte, vous croyez que l’Angleterre me fera la guerre ; vous le croyez sérieusement ? — Je le crois. — J’en doute encore ; mais si l’Angleterre m’attaque, reprit-il avec vivacité, elle ne sait pas à quoi elle s’expose ; non, en vérité, elle ne le sait pas… Vous verrez ce que sera cette guerre ! Je ferai tout pour l’éviter, mais, si l’on m’y force, je renverserai tout ce que je trouverai devant moi. Je ferai une descente en Angleterre, j’irai à Londres, et si cette entreprise devait manquer, je bouleverserai le continent, j’asservirai la Hollande, l’Espagne, le Portugal, l’Italie, j’attaquerai l’Autriche, et j’irai jusqu’à Vienne détruire toute espèce d’appui de cette odieuse puissance ; on verra ce que je peux faire et ce que je ferai. J’en frémis d’avance, mais on me connaîtra. » Il s’était animé en lançant sa tirade. Il s’apaisa : « Au surplus, je n’en continuerai pas moins de travailler à assurer la prospérité de la France, à faire fleurir son commerce, son agriculture, son industrie, et nous serons heureux en dépit de nos rivaux. »

C’étaient de ces ressauts de l’esprit guerrier auxquels il fallait toujours s’attendre avec lui. L’homme d’Etat, en Bonaparte, était l’homme appris, l’homme civilisé, sa conquête sur lui-même, la maîtrise de son génie, et il en tirait son principal orgueil ; mais le guerrier, le conquérant étaient l’être primitif, l’être d’instinct, l’expansion naturelle de son génie. Il sentait les coalitions se nouer sous terre, comme d’autres, dit-on, entendent l’herbe pousser. Et il était toujours prêt à partir, se trouvant à la guerre, dans son élément, sûr de lui, maître des affaires, avec un objectif, la bataille, et une solution, la victoire. L’y provoquer fut toujours chose trop facile à ses adversaires, et le moyen le plus sûr était de paraître croire et surtout de dire qu’il redoutait la lutte. Les Anglais, en 1802, se servirent de ce moyen avec une habileté consommée.

La polémique se continua sur les envahissemens que l’Angleterre reprochait à Bonaparte. « Le roi d’Angleterre, répondait le Consul, n’ayant voulu reconnaître ni la République italienne, ni la République helvétique, l’état du continent ne pouvait être garanti par l’Angleterre puisqu’elle ne le connaissait pas… A l’époque de la paix d’Amiens, et un mois après, nous avions en Suisse 10 000 hommes, en Piémont 30 000 hommes, et, dans la République italienne, près de 40 000 hommes ; par conséquent, en demandant l’état tel qu’il était à la paix d’Amiens, ils ne peuvent pas se plaindre de l’état d’aujourd’hui. » Les Anglais, ajoutait-il, n’ont pas laissé, de leur côté, d’opérer des changemens aux Indes, depuis le mois de mars 1802. Il serait alors en droit de réclamer l’état des Indes à l’époque de la paix. Il ajoutait : Quant à la Suisse, elle nous est nécessaire, ce serait un nouveau Jersey, et c’est trop d’un seul avec les émigrés qui y complotent, avec « la protection accordée aux brigands, aux évêques rebelles, aux Bourbons[22]. »

La Suisse était le point faible de son argumentation, car, si le traité n’en parlait point, la médiation était notoirement postérieure à la paix. Les Anglais ne manquèrent pas d’en tirer argument. Mais ils ne se sentaient pas en condition de déclarer la guerre ; ils se flattaient d’y obliger Bonaparte et d’en rejeter la responsabilité sur son inquiétude et son ambition. Ils comptaient, pour l’amener là, sur les incidens de procédure, et ils se décidèrent, avant d’en venir aux mains, à entamer le procès en formes solennelles. C’est ainsi qu’après une première crise, qui avait rempli les mois d’été et d’automne de 1802, on en vint à échanger les ambassades. Whilworth et Andréossy rejoignirent leurs postes, moins comme des arbitres de la paix, que comme des hérauts d’armes qui vont entamer le duel de parole, ou plus exactement comme des huissiers, très augustes, qui vont porter de part et d’autre les exploits, commandemens et significations comminatoires.


ALBERT SOREL.

  1. Voyez la Revue du 1er et du 15 août.
  2. Elles portent la date du 1er juillet 1802.
  3. Affaires étrangères, corr. d’Angleterre, en copie : Extrait des papiers anglais.
  4. Considérations, IVe partie, ch. V et XIV.
  5. 13 novembre 1796.
  6. « La Cour de Londres sacrifie des sommes immenses à des dépenses secrètes, c’est-à-dire à la corruption des employés. » Panine à Woronzof, 21 août 1801.
  7. Léonce Pingaud, Un agent secret, 2e édition.
  8. Carr, les Anglais en France après la paix d’Amiens, traduction française, Paris, 1898. — Remacle, Correspondance royaliste. — Reichardt, traduction de Laquiante, Un hiver à Paris sous le Consulat.
  9. Thugut à Colloredo, 23 janvier 1803. — Ph. Cobenzl à Colloredo, 31 mai 1802. — Instructions de Metternich pour la légation de Dresde, novembre 1801, écrites par lui-même.
  10. Rapport de Markof, 20 octobre 1802.
  11. « Les convenances de l’Europe sont le droit, » dira Alexandre à Talleyrand, à Vienne en 1814, à propos de la Pologne qu’il veut prendre pour lui et de la Saxe qu’il veut confisquer pour la Prusse.
  12. Rapport de Markof, 11 avril, 5 juin 1802.
  13. Talleyrand à Sémonville, 9 janvier 1803.
  14. A Talleyrand, 4 novembre 1802.
  15. Instructions de Sébastiani, 5 septembre 1802.
  16. Rapports d’Otto, 3 et 18 octobre 1802.
  17. 23 octobre 1802.
  18. Conversation du 30 décembre 1802.
  19. Talleyrand à Otto : « Après une conversation avec le Premier Consul. »
  20. Lettre du comte de Bray, 1803. — Aus dem Leben eines Diplomaten alter Schule. Leipzig, 1901.
  21. A Joseph, 2 novembre 1802. — À Cambacérès, 30 octobre.
  22. A Talleyrand, 4 novembre 1802.