La Paix du ménage (Maupassant)/Acte II

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La Paix du ménage (Maupassant)
La Paix du ménageLouis Conard, libraire-éditeurŒuvres complètes. Théâtre (p. 207-245).
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ACTE II.



Scène première.


Mme  de Sallus, seule dans son salon, comme au premier acte.
Elle écrit, puis lève les yeux vers la pendule.


Un domestique, annonçant.

Monsieur Jacques de Randol !

Jacques de Randol, après lui avoir baisé la main.

Vous allez bien, Madame ?

Madame de Sallus.

Assez bien, merci.

Le domestique sort.
Jacques de Randol.

Qu’y a-t-il ? Votre lettre m’a bouleversé. J’ai cru un accident arrivé et je suis accouru.

Madame de Sallus.

Il y a, mon ami, qu’il faut prendre une grande résolution et que l’heure est très grave pour nous.

Jacques de Randol.

Expliquez-vous.

Madame de Sallus.

Depuis deux jours, j’ai subi toutes les angoisses que puisse endurer le cœur d’une femme.

Jacques de Randol.

Que s’est-il passé ?

Madame de Sallus.

Je vais vous le dire, et je vais m’efforcer de le faire avec calme pour que vous ne me croyiez pas folle. Je ne puis plus vivre ainsi… et je vous ai appelé…

Jacques de Randol.

Vous savez que je suis à vous. Dites ce que je dois faire…

Madame de Sallus.

Je ne puis plus vivre près de lui. C’est impossible. Il me torture.

Jacques de Randol.

Votre mari ?

Madame de Sallus.

Oui, mon mari.

Jacques de Randol.

Qu’a-t-il fait ?

Madame de Sallus.

Il faut remonter à votre départ, l’autre jour. Quand nous avons été seuls, il m’a d’abord fait une scène de jalousie à votre sujet.

Jacques de Randol.

À mon sujet ?

Madame de Sallus.

Oui, une scène prouvant même qu’il nous espionnait un peu.

Jacques de Randol.

Comment ?

Madame de Sallus.

Il avait interrogé un domestique.

Jacques de Randol.

Rien de plus ?

Madame de Sallus.

Non. D’ailleurs cela n’a pas d’importance, et il vous aime beaucoup en réalité. Puis, il m’a déclaré son amour. Moi, j’ai peut-être été trop insolente… trop dédaigneuse, je ne sais pas au juste. Je me trouvais dans une situation si grave, si pénible, si difficile, que j’ai tout osé pour l’éviter.

Jacques de Randol.

Qu’avez-vous fait ?

Madame de Sallus.

J’ai tâché de le blesser de telle sorte qu’il s’éloignât de moi pour toujours.

Jacques de Randol.

Vous n’avez point réussi, n’est-ce pas ?

Madame de Sallus.

Non.

Jacques de Randol.

Ça ne réussit jamais, ces moyens-là, au contraire ; ça rapproche.

Madame de Sallus.

Le lendemain, pendant tout le déjeuner, il avait l’air méchant, excité, sournois. Puis, au moment de se lever de table, il m’a dit : « Je n’oublierai point votre procédé d’hier, et je ne vous le laisserai pas oublier non plus. Vous voulez la guerre, ce sera la guerre. Mais je vous préviens que je vous dompterai, car je suis le maître. » — Je lui ai répondu : « Soit. Mais, si vous me poussez à bout, prenez garde… Il ne faut pas jouer avec les femmes… »

Jacques de Randol.

Il ne faut surtout pas jouer ce jeu-là avec sa femme… Et il a répondu ?

Madame de Sallus.

Il n’a pas répondu, il m’a brutalisée.

Jacques de Randol.

Comment ? Il vous a frappée ?

Madame de Sallus.

Oui et non. Il m’a brutalisée, étreinte, meurtrie. J’en ai gardé des noirs tout le long des bras. Mais il ne m’a point frappée.

Jacques de Randol.

Alors, qu’a-t-il fait ?

Madame de Sallus.

Il m’embrassait, en cherchant à maîtriser ma résistance.

Jacques de Randol.

C’est tout ?…

Madame de Sallus.

Comment, c’est tout ?… Vous trouvez que ce n’est pas assez… vous ?

Jacques de Randol.

Vous ne me comprenez pas : je voulais savoir s’il vous avait battue.

Madame de Sallus.

Eh non ! ce n’est pas cela que je crains de lui ! J’ai pu heureusement atteindre la sonnette.

Jacques de Randol.

Vous avez sonné ?

Madame de Sallus.

Oui.

Jacques de Randol.

Oh ! par exemple !… Et quand le domestique est venu, vous l’avez prié de reconduire votre mari ?

Madame de Sallus.

Vous trouvez cela plaisant ?

Jacques de Randol.

Non, ma chère amie, cela me désole, mais je ne puis m’empêcher de juger la situation originale. Pardonnez-moi… Et après ?

Madame de Sallus.

J’ai demandé ma voiture. Alors, aussitôt après le départ de Joseph, il m’a dit, avec cet air arrogant que vous lui connaissez : « Aujourd’hui ou demain, peu m’importe !… »

Jacques de Randol.

Et ?…

Madame de Sallus.

C’est presque tout.

Jacques de Randol.

Presque ?…

Madame de Sallus.

Oui, car je me barricade chez moi à présent, dès que je l’entends rentrer.

Jacques de Randol.

Vous ne l’avez pas revu ?

Madame de Sallus.

Oui, plusieurs fois ;… mais quelques instants, chaque fois, seulement.

Jacques de Randol.

Que vous a-t-il dit ?

Madame de Sallus.

Presque rien. Il ricane ou il demande avec insolence : « Êtes-vous moins farouche, aujourd’hui ? » Enfin, hier soir, à table, il a apporté un petit livre qu’il s’est mis à lire pendant le dîner. Comme je ne voulais pas paraître gênée ou anxieuse, j’ai dit : « Vous prenez décidément envers moi des habitudes d’exquise courtoisie. » — Il sourit. — « Lesquelles ? — Vous choisissez, pour lire, les instants où nous sommes ensemble. » Il répondit : « Mon Dieu, c’est votre faute, puisque vous ne me permettez pas autre chose. Ce petit livre est d’ailleurs fort intéressant : il s’appelle le Code ! Voulez-vous me permettre de vous en faire connaître quelques articles qui vous plairont certainement ? » — Alors il m’a lu la loi, tout ce qui concerne le mariage, les devoirs de la femme et les droits du mari ; puis il m’a regardée, bien en face, en demandant : « Avez-vous compris ? » — J’ai répondu sur le même ton : « Oui, trop : je viens de comprendre enfin quelle espèce d’homme j’ai épousé ! » Puis je suis sortie, et je ne l’ai plus revu.

Jacques de Randol.

Vous ne l’avez pas vu aujourd’hui ?

Madame de Sallus.

Non : il a déjeuné dehors. Alors, moi, j’ai songé, et je suis décidée à ne plus me trouver en face de lui.

Jacques de Randol.

Êtes-vous sûre qu’il n’y ait pas là-dedans beaucoup de colère, de vanité froissée par votre attitude, beaucoup de bravade et de dépit ? Peut-être sera-t-il très gentil tout à l’heure. Il a passé sa soirée d’hier à l’Opéra. La Santelli a eu un gros succès dans Mahomet, et je crois qu’elle l’a invité à souper. Or, si le souper a été de son goût, peut-être est-il à présent d’une humeur charmante.

Madame de Sallus.

Oh ! que vous êtes irritant !… Comprenez donc que je suis au pouvoir de cet homme, que je lui appartiens, plus que son valet et même que son chien, car il a sur moi des droits ignobles. Le Code, votre code de sauvages, me livre à lui sans défense, sans révolte possible : sauf me tuer, il peut tout. Comprenez-vous cela, vous ? comprenez-vous l’horreur de ce droit ?… Sauf me tuer, il peut tout !… Et il a la force, la force et la police pour tout exiger !… et moi, je n’ai pas un moyen d’échapper à cet homme que je méprise et que je hais ! Oui, voilà votre loi !… Il m’a prise, épousée, puis délaissée. Moi, j’ai le droit moral, le droit absolu de le haïr. EIi bien ! malgré cette haine légitime, malgré le dégoût, l’horreur que doit m’inspirer à présent ce mari qui m’a dédaignée, trompée, qui a couru sous mes yeux, de fille en fille, il peut à son gré exiger de moi un honteux, un infâme abandon !… Je n’ai pas le droit de me cacher, car je n’ai pas le droit d’avoir une clef qui ferme ma porte. Tout est à lui : la clef, la porte et la femme !… Mais c’est monstrueux, cela ! N’être plus maître de soi, n’avoir plus la liberté sacrée de préserver sa chair de pareilles souillures ; ne voilà-t-il pas la plus abominable loi que vous ayez établie, vous autres ?

Jacques de Randol.

Oh ! je comprends bien ce que vous devez souffrir, mais je ne vois point de remède. Aucun magistrat ne peut vous protéger ; aucun texte ne peut vous garantir.

Madame de Sallus.

Je le sais bien. Mais quand on n’a plus ni père ni mère, quand la police est contre vous et quand on n’accepte pas les transactions dégradantes dont s’accommodent la plupart des femmes, il y a toujours un moyen.

Jacques de Randol.

Lequel ?

Madame de Sallus.

Quitter la maison.

Jacques de Randol.

Vous voulez ?…

Madame de Sallus.

M’enfuir.

Jacques de Randol.

Seule ?

Madame de Sallus.

Non, — avec vous.

Jacques de Randol.

Avec moi ! Y songez-vous ?

Madame de Sallus.

Oui. Tant mieux. Le scandale empêchera qu’il me reprenne. Je suis brave. Il me force au déshonneur, il sera complet, éclatant, tant pis pour lui, tant pis pour moi !

Jacques de Randol.

Oh ! prenez garde, vous êtes dans une de ces minutes d’exaltation où l’on commet d’irréparables folies.

Madame de Sallus.

J’aime mieux commettre une folie, et me perdre, puisqu’on appelle cela se perdre, que de m’exposer à cette lutte infâme de chaque jour dont je suis menacée.

Jacques de Randol.

Madeleine, écoutez-moi. Vous êtes dans une situation terrible, ne vous jetez pas dans une situation désespérée. Soyez calme.

Madame de Sallus.

Et que me conseillez-vous ?…

Jacques de Randol.

Je ne sais pas… nous allons voir. Mais je ne puis vous conseiller un scandale qui vous mettrait hors la loi du monde.

Madame de Sallus.

Ah ! oui, cette autre loi qui permet d’avoir des amants avec pudeur, sans blesser les bienséances !

Jacques de Randol.

Il ne s’agit pas de cela, mais de ne point mettre les torts de votre côté, dans votre querelle avec votre mari. Êtes-vous décidée à le quitter ?

Madame de Sallus.

Oui.

Jacques de Randol.

Bien décidée ?

Madame de Sallus.

Oui.

Jacques de Randol.

Pour tout à fait ?

Madame de Sallus.

Pour tout à fait.

Jacques de Randol.

Eh bien ! soyez rusée, adroite. Sauvegardez votre réputation, votre nom, ne faites ni bruit ni scandale, attendez une occasion…

Madame de Sallus.

Et soyez charmante quand il rentrera, prêtez-vous à ses fantaisies…

Jacques de Randol.

Oh ! Madeleine. Je vous parle en ami…

Madame de Sallus.

En ami prudent…

Jacques de Randol.

En ami qui vous aime trop pour vous conseiller une maladresse.

Madame de Sallus.

Et juste assez pour me conseiller une lâcheté.

Jacques de Randol.

Moi, jamais ! Mon plus ardent désir est de vivre près de vous. Obtenez votre divorce, et alors, si vous le voulez bien, je vous épouserai.

Madame de Sallus.

Oui, dans deux ans. Vous avez l’amour patient.

Jacques de Randol.

Mais, si je vous enlève, il vous reprendra demain, chez moi, vous fera condamner à la prison, vous ! et rendra impossible que vous deveniez jamais ma femme.

Madame de Sallus.

Ne peut-on fuir ailleurs que chez vous ? et se cacher de telle sorte qu’il ne nous retrouve point ?

Jacques de Randol.

Oui, — on peut se cacher ; mais alors il faut vivre caché jusqu’à sa mort, sous un faux nom, à l’étranger, ou au fond d’un village. C’est le bagne de l’amour, cela ! Dans trois mois, vous me haïriez. Je ne vous laisserai pas commettre cette folie.

Madame de Sallus.

Je croyais que vous m’aimiez assez pour la faire avec moi. Je me suis trompée, adieu !

Jacques de Randol.

Madeleine. Écoutez…

Madame de Sallus.

Jacques, il faut me prendre ou me perdre. Répondez.

Jacques de Randol.

Madeleine, je vous en supplie.

Madame de Sallus.

Cela suffit… Adieu !

Elle se lève et va vers la porte.
Jacques de Randol.

Je vous en supplie, écoutez-moi.

Madame de Sallus.

Non… non… non… Adieu !

Il la prend par les bras, elle se débat exaspérée.
Madame de Sallus.

Laissez-moi ! Laissez-moi ! Voulez-vous me laisser partir, ou j’appelle.

Jacques de Randol.

Appelez, mais écoutez-moi. Je ne veux pas que vous puissiez me reprocher un jour l’acte de démence que vous méditez. Je ne veux pas que vous me haïssiez ; que, liée à moi par cette fuite, vous portiez en vous le cuisant regret de ce que je vous aurai laissée faire…

Madame de Sallus.

Lâchez-moi… Vous me faites pitié… lâchez-moi !

Jacques de Randol.

Vous le voulez ? Eh bien ! partons.

Madame de Sallus.

Oh ! non ! Plus maintenant. À présent, je vous connais. Il est trop tard. Lâchez-moi donc !

Jacques de Randol.

J’ai fait ce que je devais faire. J’ai dit ce que je devais dire. Je ne suis plus responsable envers vous, vous n’aurez plus le droit de m’adresser de reproches. Partons.

Madame de Sallus.

Non. Trop tard. Je n’accepte pas les sacrifices.

Jacques de Randol.

Il ne s’agit pas de sacrifice. Fuir avec vous est mon plus ardent désir.

Madame de Sallus, stupéfaite.

Vous êtes fou !

Jacques de Randol.

Pourquoi, fou ? N’est-ce pas naturel, puisque je vous aime ?

Madame de Sallus.

Expliquez-vous.

Jacques de Randol.

Que voulez-vous que j’explique ? Je vous aime, je n’ai pas autre chose à dire. Partons.

Madame de Sallus.

Vous étiez tout à l’heure trop circonspect pour devenir tout à coup si hardi.

Jacques de Randol.

Vous ne me comprenez pas. Écoutez-moi. Quand j’ai senti que je vous aimais, j’ai pris vis-à-vis de moi et vis-à-vis de vous un engagement sacré. L’homme qui devient l’amant d’une femme comme vous, mariée et délaissée, esclave de fait et moralement libre, crée entre elle et lui un lien que seule elle peut dénouer. Cette femme risque tout. Et c’est justement parce qu’elle le sait, parce qu’elle donne tout, son cœur, son corps, son âme, son honneur, sa vie, parce qu’elle a prévu toutes les misères, tous les dangers, toutes les catastrophes, parce qu’elle ose un acte hardi, un acte intrépide, parce qu’elle est préparée, décidée à tout braver : son mari qui peut la tuer et le monde qui peut la rejeter, c’est pour cela qu’elle est belle dans son infidélité conjugale ; c’est pour cela que son amant, en la prenant, doit avoir aussi tout prévu, et la préférer à tout, quoi qu’il arrive. Je n’ai plus rien à dire. J’ai parlé d’abord en homme sage qui devait vous prévenir, il ne reste plus en moi qu’un homme, celui qui vous aime. Ordonnez.

Madame de Sallus.

C’est bien dit. Mais est-ce vrai ?

Jacques de Randol.

C’est vrai !

Madame de Sallus.

Vous désirez partir avec moi ?

Jacques de Randol.

Oui.

Madame de Sallus.

Du fond du cœur ?

Jacques de Randol.

Du fond du cœur.

Madame de Sallus.

Aujourd’hui ?

Jacques de Randol.

Quand vous voudrez.

Madame de Sallus.

Il est sept heures trois quarts. Mon mari va rentrer. Nous dînons à huit. Je serai libre à neuf heures et demie ou dix heures.

Jacques de Randol.

Où faut-il vous attendre ?

Madame de Sallus.

Au bout de la rue, dans un coupé. (On entend le timbre.) Le voilà. C’est la dernière fois… heureusement.



Scène II


Les mêmes, M. de Sallus.
M. de Sallus, à Jacques de Randol qui s’est levé pour partir.

Eh bien ! quoi ? Vous vous en allez encore ? Il suffit donc que je me montre pour vous faire fuir ?

Jacques de Randol.

Non, mon cher Sallus, vous ne me faites pas fuir, mais je partais.

M. de Sallus.

C’est justement ce que je dis. Vous partez toujours au moment précis où j’arrive. Je comprends que le mari ait moins de séduction que la femme. Laissez-lui croire, au moins, qu’il ne vous déplaît pas trop.

(Il rit.)
Jacques de Randol.

Vous me plaisez beaucoup, au contraire, et si vous aviez la bonne habitude d’entrer chez vous sans sonner, vous ne me trouveriez jamais prêt à partir quand vous entrez.

M. de Sallus.

Pourtant,… il est assez naturel de sonner aux portes.

Jacques de Randol.

Oui, mais un coup de sonnette me fait toujours me lever, et, rentrant chez vous, vous pourriez vous dispenser de vous annoncer comme les autres.

M. de Sallus.

Je ne comprends pas très bien.

Jacques de Randol.

C’est fort simple. Quand je vais chez les gens qui me plaisent comme Mme  de Sallus, ou comme vous, je ne tiens nullement à me rencontrer chez eux avec le tout-Paris qui passe ses après-midi à semer des fleurs d’esprit de salon en salon. Je connais ces fleurs et ces semences. Il suffit de l’entrée d’une de ces dames ou d’un de ces hommes pour me gâter tout le plaisir que j’ai eu en trouvant seule la femme que j’étais venu voir. Or, quand je me suis laissé pincer sur mon siège, je suis perdu ; je ne sais plus m’en aller, je me laisse prendre dans l’engrenage de la conversation courante ; et comme j’en connais toutes les demandes et toutes les réponses, mieux que celles du catéchisme, je ne peux plus m’arrêter : il faut que j’aille jusqu’au bout, jusqu’à la dernière considération sur la pièce, ou le livre, ou le divorce, ou le mariage, ou la mort du jour. Vous comprenez alors pourquoi je me lève brusquement à toutes les menaces de la sonnette ?

M. de Sallus, riant.

C’est très vrai, ce que vous dites. Nos maisons sont inhabitables de quatre à sept. Nos femmes n’ont pas le droit de se plaindre si nous les lâchons pour le cercle.

Madame de Sallus.

Je ne peux pourtant pas recevoir ces demoiselles du ballet, ou ces dames du chant et de la comédie, et tous les artistes peintres, poètes, musiciens et autres des Mirlitons, pour vous garder près de moi.

M. de Sallus.

Je n’en demande pas tant. Quelques hommes d’esprit et quelques jolies femmes et pas de foule.

Madame de Sallus.

C’est impossible. On ne peut pas fermer sa porte.

Jacques de Randol.

Non, on ne peut pas, en effet, endiguer cette coulée de niais à travers les salons.

M. de Sallus.

Pourquoi ?

Madame de Sallus.

Parce que c’est comme ça, aujourd’hui.

M. de Sallus.

C’est dommage. J’aimerais beaucoup une intimité restreinte et choisie.

Madame de Sallus.

Vous ?

M. de Sallus.

Mais oui ! moi !

Madame de Sallus, riant.

Ah ! ah ! ah ! La jolie intimité que vous me feriez ! Ah ! Les charmantes femmes et les hommes comme il faut ! C’est moi qui quitterais la maison, alors !

M. de Sallus.

Ma chère amie, je demanderais seulement trois ou quatre femmes comme vous.

Madame de Sallus.

Vous dites ?

M. de Sallus.

Trois ou quatre femmes comme vous.

Madame de Sallus.

S’il vous en faut quatre je comprends que vous ayez trouvé la maison déserte.

M. de Sallus.

Vous saisissez fort bien ce que je veux dire, et je n’ai pas besoin de m’expliquer davantage. Il me suffit que vous soyez seule chez vous pour que je m’y plaise plus que partout ailleurs.

Madame de Sallus.

Je ne vous reconnais plus. Mais vous êtes malade, très malade ! Peut-être allez-vous mourir !

M. de Sallus.

Raillez-moi tant que vous voudrez, je ne me fâcherai pas.

Madame de Sallus.

Et ça va durer ?

M. de Sallus.

Toujours.

Madame de Sallus.

Souvent homme varie.

M. de Sallus.

Mon cher Randol, voulez-vous me faire le plaisir de dîner avec nous ? Vous détournerez les épigrammes que ma femme semble avoir aiguisées pour moi.

Jacques de Randol.

Merci mille fois, vous êtes tout à fait gentil, mais je ne suis pas libre.

M. de Sallus.

Je vous en prie, faites-vous libre.

Jacques de Randol.

Vrai, je ne peux pas.

M. de Sallus.

Vous dînez en ville ?

Jacques de Randol.

Oui… C’est-à-dire, non… J’ai un rendez-vous à neuf heures.

M. de Sallus.

Très important ?

Jacques de Randol.

Très important.

M. de Sallus.

De femme ?

Jacques de Randol.

Mon cher !…

M. de Sallus.

Soyez discret… Mais ça ne vous empêche pas de dîner avec nous.

Jacques de Randol.

Merci, je ne peux pas.

M. de Sallus.

Vous partirez quand vous voudrez.

Jacques de Randol.

Et mon habit ?

M. de Sallus.

Je l’envoie chercher.

Jacques de Randol.

Non,… vrai,… merci.

M. de Sallus, à sa femme.

Ma chère, gardez donc Randol.

Madame de Sallus.

Mon cher, je vous avoue que je n’y tiens pas beaucoup.

M. de Sallus.

Vous êtes charmante pour tout le monde, ce soir. Et pourquoi ?

Madame de Sallus.

Mon Dieu ! Je ne tiens pas à garder mes amis pour vous faire plaisir à vous et pour vous retenir chez vous. Amenez les vôtres.

M. de Sallus.

Je resterai de toute façon, et vous m’aurez alors en tête à tête.

Madame de Sallus.

Allons donc ?

M. de Sallus.

Mais oui.

Madame de Sallus.

Toute la soirée ?

M. de Sallus.

Toute la soirée.

Madame de Sallus, ironique.

Mon Dieu, quelle peur vous me faites ! Et en quel honneur ?

M. de Sallus.

Pour avoir le plaisir d’être près de vous.

Madame de Sallus.

Tiens, mais vous êtes en d’excellentes dispositions.

M. de Sallus.

Alors priez Randol de rester.

Madame de Sallus.

M. de Randol fera ce qu’il lui plaira. Il sait bien qu’il m’est toujours agréable de le voir. (Elle se lève et après avoir réfléchi.) Vous dînez avec nous, monsieur de Randol. Vous pourrez partir ensuite.

Jacques de Randol.

Avec plaisir, madame.

Madame de Sallus.

Je vous demande une minute. Il est huit heures. On va servir.

(Elle sort.)



Scène III


M. de Sallus, Jacques de Randol.
M. de Sallus.

Mon cher, vous me rendriez un vrai service en passant la soirée ici.

Jacques de Randol.

Je vous assure que je ne peux pas.

M. de Sallus.

C’est tout à fait, tout à fait impossible ?

Jacques de Randol.

Tout à fait.

M. de Sallus.

Cela me désole.

Jacques de Randol.

Et pourquoi ?

M. de Sallus.

Oh ! pour des raisons intimes. Parce que… j’ai besoin de faire la paix avec ma femme.

Jacques de Randol.

La paix ? Vous êtes donc mal ensemble ?

M. de Sallus.

Pas très bien, comme vous avez pu le voir.

Jacques de Randol.

Par votre faute ou par la sienne ?

M. de Sallus.

Par la mienne.

Jacques de Randol.

Diable !

M. de Sallus.

Oui, j’avais des ennuis au-dehors, des ennuis sérieux, et cela m’avait mis de mauvaise humeur, de sorte que j’ai été taquin, agressif envers elle.

Jacques de Randol.

Mais je ne vois pas trop en quoi un tiers peut contribuer à une paix de cette nature.

M. de Sallus.

Vous me donnez le moyen de lui faire comprendre délicatement, en évitant toute explication, heurt ou froissement, que mes intentions sont changées.

Jacques de Randol.

Alors, vous avez des intentions de… de rapprochement ?

M. de Sallus.

Non… non… au contraire.

Jacques de Randol.

Pardon… Je ne comprends plus.

M. de Sallus.

Je désire rétablir et maintenir un statu quo de neutralité pacifique. Une sorte de paix de Platon. (Riant.) Mais j’entre en des détails qui ne vous intéressent pas.

Jacques de Randol.

Pardon encore. Du moment que je joue un rôle en cette affaire, je désire savoir au juste quel est ce rôle.

M. de Sallus.

Oh ! un rôle de conciliateur.

Jacques de Randol.

Alors vous voulez la paix avec des traités et des libertés pour vous ?

M. de Sallus.

Vous y êtes.

Jacques de Randol.

Ce qui revient à dire qu’après les ennuis dont vous me parliez tout à l’heure, et qui sont finis, vous désirez être tranquille chez vous pour jouir du bonheur que vous avez conquis au dehors.

M. de Sallus.

Enfin, mon cher, la situation est tendue entre ma femme et moi, très tendue, et j’aime mieux ne pas me trouver seul avec elle tout d’abord, parce que ma position serait fausse.

Jacques de Randol.

Mon cher, en ce cas, je reste.

M. de Sallus.

Toute la soirée ?

Jacques de Randol.

Toute la soirée.

M. de Sallus.

Merci, vous êtes un ami. Je reconnaîtrai cela à l’occasion.

Jacques de Randol.

Oh ! mon cher ! (Un silence.) Vous étiez à l’Opéra, hier ?

M. de Sallus.

Bien entendu.

Jacques de Randol.

Ça a très bien marché ?

M. de Sallus.

Admirablement.

Jacques de Randol.

La Santelli a eu un gros succès personnel ?

M. de Sallus.

Pas un succès, un triomphe. On l’a rappelée six fois.

Jacques de Randol.

Elle est vraiment très bonne.

M. de Sallus.

Admirable ! jamais on n’avait mieux chanté. Au premier acte, elle a son grand récitatif : « Ô prince des croyants, écoute ma prière ! » qui a fait se lever tout l’orchestre. Et au troisième, après sa phrase : « Clair paradis de la beauté », je n’avais jamais vu un enthousiasme pareil.

Jacques de Randol.

Elle était contente ?

M. de Sallus.

Ravie, folle.

Jacques de Randol.

Vous la connaissez beaucoup ?

M. de Sallus.

Mais oui, depuis longtemps. J’ai même soupé chez elle avec des amis, cette nuit, après la représentation.

Jacques de Randol.

Vous étiez nombreux.

M. de Sallus.

Non, une dizaine. Elle a été délicieuse.

Jacques de Randol.

Elle est agréable dans l’intimité ?

M. de Sallus.

Exquise. Et puis, c’est une femme. Je ne sais pas si vous pensez comme moi, mais je trouve qu’il n’y a presque pas de femmes.

Jacques de Randol, riant.

Mais si, j’en connais.

M. de Sallus.

Oui, vous connaissez des femmes qui ont l’air femme, mais qui ne le sont pas.

Jacques de Randol.

Définissez.

M. de Sallus.

Mon Dieu, nos femmes, nos femmes du monde, à de très rares exceptions près, sont des objets de représentation ; jolies, distinguées, elles n’ont de charme que dans leurs salons. Leur vrai rôle consiste à faire admirer leur grâce extérieure, factice et superficielle.

Jacques de Randol.

On les aime, pourtant.

M. de Sallus.

Rarement.

Jacques de Randol.

Permettez.

M. de Sallus.

Oui, les rêveurs ; mais les véritables hommes, les passionnés, positifs et tendres, n’aiment pas la femme du monde d’aujourd’hui, qui est incapable d’amour. D’ailleurs, mon cher, regardez autour de vous. Vous connaissez des liaisons, car on sait tout ; pouvez-vous citer un seul amour, un amour désordonné, comme il y en avait autrefois, inspiré par une femme de notre entourage ? Non, n’est-ce pas ? Cela flatte d’en avoir une pour maîtresse, oui ; cela flatte, cela amuse, puis cela lasse. Regardez, au contraire, les femmes de théâtre, il n’y en a pas une qui n’ait au moins cinq ou six passions à son actif, des actes de folie, des ruines, des duels, des suicides. On les aime, parce qu’elles savent se faire aimer et qu’elles sont des amoureuses, des femmes. Oui, elles ont gardé la science de conquérir l’homme, la séduction du sourire, une manière d’attirer, de prendre, d’envelopper notre cœur, d’ensorceler le regard, même sans être belles à proprement parler. Une puissance d’envahissement enfin qu’on ne retrouve jamais chez nos femmes.

Jacques de Randol.

Et la Santelli est une séductrice de cette race ?

M. de Sallus.

La première de toutes, peut-être. Ah ! la gueuse, elle sait se faire désirer, celle-là !

Jacques de Randol.

Rien que ça !

M. de Sallus.

Une femme ne se donne jamais la peine de se faire beaucoup désirer quand elle n’a pas d’autre intention.

Jacques de Randol.

Diable ! Vous allez me faire croire que vous avez eu deux premières dans la même soirée.

M. de Sallus.

Mais non, mon cher, ne supposez pas des choses pareilles !

Jacques de Randol.

Mon Dieu, vous aviez l’air si satisfait, si triomphant, si désireux d’avoir le calme chez vous. Si je me suis trompé, je le regrette… pour vous.

M. de Sallus.

Admettons que vous vous êtes trompé, et…



Scène IV


Les mêmes, Mme  de Sallus.
M. de Sallus, très gai.

Eh bien ! ma chère, il reste… il reste… et c’est moi qui ai obtenu ça.

Madame de Sallus.

Mes compliments… Et comment avez-vous fait ce miracle ?

M. de Sallus.

Bien facilement, en causant.

Madame de Sallus.

Et de quoi avez-vous parlé ?

Jacques de Randol.

Du bonheur qu’on éprouve à rester tranquillement chez soi.

Madame de Sallus.

Je goûte peu ce bonheur-là, moi, j’adore voyager.

Jacques de Randol.

Mon Dieu ! Il y a temps pour tout. Les voyages sont parfois intempestifs.

Madame de Sallus.

Et votre rendez-vous, si important, à neuf heures ? Vous y avez renoncé, monsieur de Randol ?

Jacques de Randol.

Oui, madame.

Madame de Sallus.

Vous êtes changeant.

Jacques de Randol.

Mais non ! mais non ! je suis opportuniste.

M. de Sallus.

Vous permettez que j’écrive un mot.

Il va s’asseoir à son bureau, à l’autre bout du salon.
Madame de Sallus, à Jacques de Randol.

Que s’est-il passé ?

Jacques de Randol.

Rien, tout va bien.

Madame de Sallus.

Quand partons-nous, alors ?

Jacques de Randol.

Nous ne partons plus.

Madame de Sallus.

Vous êtes fou. Pourquoi ?

Jacques de Randol.

Ne me le demandez pas.

Madame de Sallus.

Je suis sûre qu’il nous tend un piège.

Jacques de Randol.

Mais non. Il est très tranquille, très content, sans aucun soupçon.

Madame de Sallus.

Alors, quoi ?

Jacques de Randol.

Soyez calme. Il est heureux.

Madame de Sallus.

Ça n’est pas vrai.

Jacques de Randol.

Mais oui. Il a répandu son bonheur dans mon sein.

Madame de Sallus.

C’est une feinte, il nous veut espionner.

Jacques de Randol.

Mais non. Il est confiant et pacifique, il n’a peur que de vous.

Madame de Sallus.

De moi ?

Jacques de Randol.

Mais oui. Comme vous aviez peur de lui tout à l’heure.

Madame de Sallus.

Vous perdez la tête. Mon Dieu ! que vous êtes léger !

Jacques de Randol.

Tenez, je parierais que c’est lui qui va sortir ce soir.

Madame de Sallus.

En ce cas, partons aussitôt.

Jacques de Randol.

Mais non. Je vous dis qu’il n’y a plus rien à craindre.

Madame de Sallus.

Oh ! vous finirez par m’exaspérer avec votre aveuglement.

M. de Sallus, de loin.

Ma chère amie, j’ai une bonne nouvelle à vous annoncer. J’ai pu reprendre chaque semaine votre loge à l’Opéra.

Madame de Sallus.

Vous êtes vraiment trop aimable de me donner le moyen d’applaudir souvent Mme  Santelli.

M. de Sallus, de loin.

Elle a beaucoup de talent.

Jacques de Randol.

Et on la dit charmante.

Madame de Sallus, nerveuse.

Il n’y a que ces filles-là pour plaire aux hommes.

Jacques de Randol.

Vous êtes injuste.

Madame de Sallus.

Oh ! mon cher monsieur, il n’y a qu’elles pour qui on fasse des folies. Et c’est là, entendez-vous, la seule mesure de l’amour.

M. de Sallus, de loin.

Pardon, ma chère amie, on ne les épouse pas ; et c’est la seule vraie folie qu’on puisse faire pour une femme.

Madame de Sallus.

La belle avance ! On subit tous leurs caprices.

Jacques de Randol.

N’ayant rien à perdre, elle n’ont rien à ménager.

Madame de Sallus.

Ah ! les hommes sont de tristes êtres ! On épouse une jeune fille parce qu’elle est sage, — et on l’abandonne le lendemain, — et on s’affole d’une fille qui n’est pas jeune, uniquement parce qu’elle n’est pas sage et que tous les hommes connus et riches ont passé par ses bras. Plus elle en a eu, plus elle est cotée, plus elle vaut cher, plus on la respecte, de ce respect particulier de Paris qui ne distingue pas autre chose que le degré de renommée, dû uniquement au tapage qu’on fait, d’où qu’on le fasse. Ah ! vous êtes gentils, messieurs.

M. de Sallus, souriant de loin.

Prenez garde ! On croirait que vous êtes jalouse.

Madame de Sallus.

Moi ? Pour qui donc me prenez-vous ?

Un domestique, annonçant.

Madame la comtesse est servie !

Il remet une lettre à Sallus.
Madame de Sallus, à Jacques de Randol.

Votre bras, monsieur.

Jacques de Randol, bas.

Je vous aime !

Madame de Sallus.

Si peu !

Jacques de Randol.

De toute mon âme !

M. de Sallus, qui lit sa lettre.

Allons, bon ! Il va falloir que je sorte ce soir.