La Paix du ménage (Maupassant)/Acte II
ACTE II.
Scène première.
Elle écrit, puis lève les yeux vers la pendule.
Monsieur Jacques de Randol !
Vous allez bien, Madame ?
Assez bien, merci.
Qu’y a-t-il ? Votre lettre m’a bouleversé. J’ai cru un accident arrivé et je suis accouru.
Il y a, mon ami, qu’il faut prendre une grande résolution et que l’heure est très grave pour nous.
Expliquez-vous.
Depuis deux jours, j’ai subi toutes les angoisses que puisse endurer le cœur d’une femme.
Que s’est-il passé ?
Je vais vous le dire, et je vais m’efforcer de le faire avec calme pour que vous ne me croyiez pas folle. Je ne puis plus vivre ainsi… et je vous ai appelé…
Vous savez que je suis à vous. Dites ce que je dois faire…
Je ne puis plus vivre près de lui. C’est impossible. Il me torture.
Votre mari ?
Oui, mon mari.
Qu’a-t-il fait ?
Il faut remonter à votre départ, l’autre jour. Quand nous avons été seuls, il m’a d’abord fait une scène de jalousie à votre sujet.
À mon sujet ?
Oui, une scène prouvant même qu’il nous espionnait un peu.
Comment ?
Il avait interrogé un domestique.
Rien de plus ?
Non. D’ailleurs cela n’a pas d’importance, et il vous aime beaucoup en réalité. Puis, il m’a déclaré son amour. Moi, j’ai peut-être été trop insolente… trop dédaigneuse, je ne sais pas au juste. Je me trouvais dans une situation si grave, si pénible, si difficile, que j’ai tout osé pour l’éviter.
Qu’avez-vous fait ?
J’ai tâché de le blesser de telle sorte qu’il s’éloignât de moi pour toujours.
Vous n’avez point réussi, n’est-ce pas ?
Non.
Ça ne réussit jamais, ces moyens-là, au contraire ; ça rapproche.
Le lendemain, pendant tout le déjeuner, il avait l’air méchant, excité, sournois. Puis, au moment de se lever de table, il m’a dit : « Je n’oublierai point votre procédé d’hier, et je ne vous le laisserai pas oublier non plus. Vous voulez la guerre, ce sera la guerre. Mais je vous préviens que je vous dompterai, car je suis le maître. » — Je lui ai répondu : « Soit. Mais, si vous me poussez à bout, prenez garde… Il ne faut pas jouer avec les femmes… »
Il ne faut surtout pas jouer ce jeu-là avec sa femme… Et il a répondu ?
Il n’a pas répondu, il m’a brutalisée.
Comment ? Il vous a frappée ?
Oui et non. Il m’a brutalisée, étreinte, meurtrie. J’en ai gardé des noirs tout le long des bras. Mais il ne m’a point frappée.
Alors, qu’a-t-il fait ?
Il m’embrassait, en cherchant à maîtriser ma résistance.
C’est tout ?…
Comment, c’est tout ?… Vous trouvez que ce n’est pas assez… vous ?
Vous ne me comprenez pas : je voulais savoir s’il vous avait battue.
Eh non ! ce n’est pas cela que je crains de lui ! J’ai pu heureusement atteindre la sonnette.
Vous avez sonné ?
Oui.
Oh ! par exemple !… Et quand le domestique est venu, vous l’avez prié de reconduire votre mari ?
Vous trouvez cela plaisant ?
Non, ma chère amie, cela me désole, mais je ne puis m’empêcher de juger la situation originale. Pardonnez-moi… Et après ?
J’ai demandé ma voiture. Alors, aussitôt après le départ de Joseph, il m’a dit, avec cet air arrogant que vous lui connaissez : « Aujourd’hui ou demain, peu m’importe !… »
Et ?…
C’est presque tout.
Presque ?…
Oui, car je me barricade chez moi à présent, dès que je l’entends rentrer.
Vous ne l’avez pas revu ?
Oui, plusieurs fois ;… mais quelques instants, chaque fois, seulement.
Que vous a-t-il dit ?
Presque rien. Il ricane ou il demande avec insolence : « Êtes-vous moins farouche, aujourd’hui ? » Enfin, hier soir, à table, il a apporté un petit livre qu’il s’est mis à lire pendant le dîner. Comme je ne voulais pas paraître gênée ou anxieuse, j’ai dit : « Vous prenez décidément envers moi des habitudes d’exquise courtoisie. » — Il sourit. — « Lesquelles ? — Vous choisissez, pour lire, les instants où nous sommes ensemble. » Il répondit : « Mon Dieu, c’est votre faute, puisque vous ne me permettez pas autre chose. Ce petit livre est d’ailleurs fort intéressant : il s’appelle le Code ! Voulez-vous me permettre de vous en faire connaître quelques articles qui vous plairont certainement ? » — Alors il m’a lu la loi, tout ce qui concerne le mariage, les devoirs de la femme et les droits du mari ; puis il m’a regardée, bien en face, en demandant : « Avez-vous compris ? » — J’ai répondu sur le même ton : « Oui, trop : je viens de comprendre enfin quelle espèce d’homme j’ai épousé ! » Puis je suis sortie, et je ne l’ai plus revu.
Vous ne l’avez pas vu aujourd’hui ?
Non : il a déjeuné dehors. Alors, moi, j’ai songé, et je suis décidée à ne plus me trouver en face de lui.
Êtes-vous sûre qu’il n’y ait pas là-dedans beaucoup de colère, de vanité froissée par votre attitude, beaucoup de bravade et de dépit ? Peut-être sera-t-il très gentil tout à l’heure. Il a passé sa soirée d’hier à l’Opéra. La Santelli a eu un gros succès dans Mahomet, et je crois qu’elle l’a invité à souper. Or, si le souper a été de son goût, peut-être est-il à présent d’une humeur charmante.
Oh ! que vous êtes irritant !… Comprenez donc que je suis au pouvoir de cet homme, que je lui appartiens, plus que son valet et même que son chien, car il a sur moi des droits ignobles. Le Code, votre code de sauvages, me livre à lui sans défense, sans révolte possible : sauf me tuer, il peut tout. Comprenez-vous cela, vous ? comprenez-vous l’horreur de ce droit ?… Sauf me tuer, il peut tout !… Et il a la force, la force et la police pour tout exiger !… et moi, je n’ai pas un moyen d’échapper à cet homme que je méprise et que je hais ! Oui, voilà votre loi !… Il m’a prise, épousée, puis délaissée. Moi, j’ai le droit moral, le droit absolu de le haïr. EIi bien ! malgré cette haine légitime, malgré le dégoût, l’horreur que doit m’inspirer à présent ce mari qui m’a dédaignée, trompée, qui a couru sous mes yeux, de fille en fille, il peut à son gré exiger de moi un honteux, un infâme abandon !… Je n’ai pas le droit de me cacher, car je n’ai pas le droit d’avoir une clef qui ferme ma porte. Tout est à lui : la clef, la porte et la femme !… Mais c’est monstrueux, cela ! N’être plus maître de soi, n’avoir plus la liberté sacrée de préserver sa chair de pareilles souillures ; ne voilà-t-il pas la plus abominable loi que vous ayez établie, vous autres ?
Oh ! je comprends bien ce que vous devez souffrir, mais je ne vois point de remède. Aucun magistrat ne peut vous protéger ; aucun texte ne peut vous garantir.
Je le sais bien. Mais quand on n’a plus ni père ni mère, quand la police est contre vous et quand on n’accepte pas les transactions dégradantes dont s’accommodent la plupart des femmes, il y a toujours un moyen.
Lequel ?
Quitter la maison.
Vous voulez ?…
M’enfuir.
Seule ?
Non, — avec vous.
Avec moi ! Y songez-vous ?
Oui. Tant mieux. Le scandale empêchera qu’il me reprenne. Je suis brave. Il me force au déshonneur, il sera complet, éclatant, tant pis pour lui, tant pis pour moi !
Oh ! prenez garde, vous êtes dans une de ces minutes d’exaltation où l’on commet d’irréparables folies.
J’aime mieux commettre une folie, et me perdre, puisqu’on appelle cela se perdre, que de m’exposer à cette lutte infâme de chaque jour dont je suis menacée.
Madeleine, écoutez-moi. Vous êtes dans une situation terrible, ne vous jetez pas dans une situation désespérée. Soyez calme.
Et que me conseillez-vous ?…
Je ne sais pas… nous allons voir. Mais je ne puis vous conseiller un scandale qui vous mettrait hors la loi du monde.
Ah ! oui, cette autre loi qui permet d’avoir des amants avec pudeur, sans blesser les bienséances !
Il ne s’agit pas de cela, mais de ne point mettre les torts de votre côté, dans votre querelle avec votre mari. Êtes-vous décidée à le quitter ?
Oui.
Bien décidée ?
Oui.
Pour tout à fait ?
Pour tout à fait.
Eh bien ! soyez rusée, adroite. Sauvegardez votre réputation, votre nom, ne faites ni bruit ni scandale, attendez une occasion…
Et soyez charmante quand il rentrera, prêtez-vous à ses fantaisies…
Oh ! Madeleine. Je vous parle en ami…
En ami prudent…
En ami qui vous aime trop pour vous conseiller une maladresse.
Et juste assez pour me conseiller une lâcheté.
Moi, jamais ! Mon plus ardent désir est de vivre près de vous. Obtenez votre divorce, et alors, si vous le voulez bien, je vous épouserai.
Oui, dans deux ans. Vous avez l’amour patient.
Mais, si je vous enlève, il vous reprendra demain, chez moi, vous fera condamner à la prison, vous ! et rendra impossible que vous deveniez jamais ma femme.
Ne peut-on fuir ailleurs que chez vous ? et se cacher de telle sorte qu’il ne nous retrouve point ?
Oui, — on peut se cacher ; mais alors il faut vivre caché jusqu’à sa mort, sous un faux nom, à l’étranger, ou au fond d’un village. C’est le bagne de l’amour, cela ! Dans trois mois, vous me haïriez. Je ne vous laisserai pas commettre cette folie.
Je croyais que vous m’aimiez assez pour la faire avec moi. Je me suis trompée, adieu !
Madeleine. Écoutez…
Jacques, il faut me prendre ou me perdre. Répondez.
Madeleine, je vous en supplie.
Cela suffit… Adieu !
Je vous en supplie, écoutez-moi.
Non… non… non… Adieu !
Laissez-moi ! Laissez-moi ! Voulez-vous me laisser partir, ou j’appelle.
Appelez, mais écoutez-moi. Je ne veux pas que vous puissiez me reprocher un jour l’acte de démence que vous méditez. Je ne veux pas que vous me haïssiez ; que, liée à moi par cette fuite, vous portiez en vous le cuisant regret de ce que je vous aurai laissée faire…
Lâchez-moi… Vous me faites pitié… lâchez-moi !
Vous le voulez ? Eh bien ! partons.
Oh ! non ! Plus maintenant. À présent, je vous connais. Il est trop tard. Lâchez-moi donc !
J’ai fait ce que je devais faire. J’ai dit ce que je devais dire. Je ne suis plus responsable envers vous, vous n’aurez plus le droit de m’adresser de reproches. Partons.
Non. Trop tard. Je n’accepte pas les sacrifices.
Il ne s’agit pas de sacrifice. Fuir avec vous est mon plus ardent désir.
Vous êtes fou !
Pourquoi, fou ? N’est-ce pas naturel, puisque je vous aime ?
Expliquez-vous.
Que voulez-vous que j’explique ? Je vous aime, je n’ai pas autre chose à dire. Partons.
Vous étiez tout à l’heure trop circonspect pour devenir tout à coup si hardi.
Vous ne me comprenez pas. Écoutez-moi. Quand j’ai senti que je vous aimais, j’ai pris vis-à-vis de moi et vis-à-vis de vous un engagement sacré. L’homme qui devient l’amant d’une femme comme vous, mariée et délaissée, esclave de fait et moralement libre, crée entre elle et lui un lien que seule elle peut dénouer. Cette femme risque tout. Et c’est justement parce qu’elle le sait, parce qu’elle donne tout, son cœur, son corps, son âme, son honneur, sa vie, parce qu’elle a prévu toutes les misères, tous les dangers, toutes les catastrophes, parce qu’elle ose un acte hardi, un acte intrépide, parce qu’elle est préparée, décidée à tout braver : son mari qui peut la tuer et le monde qui peut la rejeter, c’est pour cela qu’elle est belle dans son infidélité conjugale ; c’est pour cela que son amant, en la prenant, doit avoir aussi tout prévu, et la préférer à tout, quoi qu’il arrive. Je n’ai plus rien à dire. J’ai parlé d’abord en homme sage qui devait vous prévenir, il ne reste plus en moi qu’un homme, celui qui vous aime. Ordonnez.
C’est bien dit. Mais est-ce vrai ?
C’est vrai !
Vous désirez partir avec moi ?
Oui.
Du fond du cœur ?
Du fond du cœur.
Aujourd’hui ?
Quand vous voudrez.
Il est sept heures trois quarts. Mon mari va rentrer. Nous dînons à huit. Je serai libre à neuf heures et demie ou dix heures.
Où faut-il vous attendre ?
Au bout de la rue, dans un coupé. (On entend le timbre.) Le voilà. C’est la dernière fois… heureusement.
Scène II
Eh bien ! quoi ? Vous vous en allez encore ? Il suffit donc que je me montre pour vous faire fuir ?
Non, mon cher Sallus, vous ne me faites pas fuir, mais je partais.
C’est justement ce que je dis. Vous partez toujours au moment précis où j’arrive. Je comprends que le mari ait moins de séduction que la femme. Laissez-lui croire, au moins, qu’il ne vous déplaît pas trop.
Vous me plaisez beaucoup, au contraire, et si vous aviez la bonne habitude d’entrer chez vous sans sonner, vous ne me trouveriez jamais prêt à partir quand vous entrez.
Pourtant,… il est assez naturel de sonner aux portes.
Oui, mais un coup de sonnette me fait toujours me lever, et, rentrant chez vous, vous pourriez vous dispenser de vous annoncer comme les autres.
Je ne comprends pas très bien.
C’est fort simple. Quand je vais chez les gens qui me plaisent comme Mme de Sallus, ou comme vous, je ne tiens nullement à me rencontrer chez eux avec le tout-Paris qui passe ses après-midi à semer des fleurs d’esprit de salon en salon. Je connais ces fleurs et ces semences. Il suffit de l’entrée d’une de ces dames ou d’un de ces hommes pour me gâter tout le plaisir que j’ai eu en trouvant seule la femme que j’étais venu voir. Or, quand je me suis laissé pincer sur mon siège, je suis perdu ; je ne sais plus m’en aller, je me laisse prendre dans l’engrenage de la conversation courante ; et comme j’en connais toutes les demandes et toutes les réponses, mieux que celles du catéchisme, je ne peux plus m’arrêter : il faut que j’aille jusqu’au bout, jusqu’à la dernière considération sur la pièce, ou le livre, ou le divorce, ou le mariage, ou la mort du jour. Vous comprenez alors pourquoi je me lève brusquement à toutes les menaces de la sonnette ?
C’est très vrai, ce que vous dites. Nos maisons sont inhabitables de quatre à sept. Nos femmes n’ont pas le droit de se plaindre si nous les lâchons pour le cercle.
Je ne peux pourtant pas recevoir ces demoiselles du ballet, ou ces dames du chant et de la comédie, et tous les artistes peintres, poètes, musiciens et autres des Mirlitons, pour vous garder près de moi.
Je n’en demande pas tant. Quelques hommes d’esprit et quelques jolies femmes et pas de foule.
C’est impossible. On ne peut pas fermer sa porte.
Non, on ne peut pas, en effet, endiguer cette coulée de niais à travers les salons.
Pourquoi ?
Parce que c’est comme ça, aujourd’hui.
C’est dommage. J’aimerais beaucoup une intimité restreinte et choisie.
Vous ?
Mais oui ! moi !
Ah ! ah ! ah ! La jolie intimité que vous me feriez ! Ah ! Les charmantes femmes et les hommes comme il faut ! C’est moi qui quitterais la maison, alors !
Ma chère amie, je demanderais seulement trois ou quatre femmes comme vous.
Vous dites ?
Trois ou quatre femmes comme vous.
S’il vous en faut quatre je comprends que vous ayez trouvé la maison déserte.
Vous saisissez fort bien ce que je veux dire, et je n’ai pas besoin de m’expliquer davantage. Il me suffit que vous soyez seule chez vous pour que je m’y plaise plus que partout ailleurs.
Je ne vous reconnais plus. Mais vous êtes malade, très malade ! Peut-être allez-vous mourir !
Raillez-moi tant que vous voudrez, je ne me fâcherai pas.
Et ça va durer ?
Toujours.
Souvent homme varie.
Mon cher Randol, voulez-vous me faire le plaisir de dîner avec nous ? Vous détournerez les épigrammes que ma femme semble avoir aiguisées pour moi.
Merci mille fois, vous êtes tout à fait gentil, mais je ne suis pas libre.
Je vous en prie, faites-vous libre.
Vrai, je ne peux pas.
Vous dînez en ville ?
Oui… C’est-à-dire, non… J’ai un rendez-vous à neuf heures.
Très important ?
Très important.
De femme ?
Mon cher !…
Soyez discret… Mais ça ne vous empêche pas de dîner avec nous.
Merci, je ne peux pas.
Vous partirez quand vous voudrez.
Et mon habit ?
Je l’envoie chercher.
Non,… vrai,… merci.
Ma chère, gardez donc Randol.
Mon cher, je vous avoue que je n’y tiens pas beaucoup.
Vous êtes charmante pour tout le monde, ce soir. Et pourquoi ?
Mon Dieu ! Je ne tiens pas à garder mes amis pour vous faire plaisir à vous et pour vous retenir chez vous. Amenez les vôtres.
Je resterai de toute façon, et vous m’aurez alors en tête à tête.
Allons donc ?
Mais oui.
Toute la soirée ?
Toute la soirée.
Mon Dieu, quelle peur vous me faites ! Et en quel honneur ?
Pour avoir le plaisir d’être près de vous.
Tiens, mais vous êtes en d’excellentes dispositions.
Alors priez Randol de rester.
M. de Randol fera ce qu’il lui plaira. Il sait bien qu’il m’est toujours agréable de le voir. (Elle se lève et après avoir réfléchi.) Vous dînez avec nous, monsieur de Randol. Vous pourrez partir ensuite.
Avec plaisir, madame.
Je vous demande une minute. Il est huit heures. On va servir.
Scène III
Mon cher, vous me rendriez un vrai service en passant la soirée ici.
Je vous assure que je ne peux pas.
C’est tout à fait, tout à fait impossible ?
Tout à fait.
Cela me désole.
Et pourquoi ?
Oh ! pour des raisons intimes. Parce que… j’ai besoin de faire la paix avec ma femme.
La paix ? Vous êtes donc mal ensemble ?
Pas très bien, comme vous avez pu le voir.
Par votre faute ou par la sienne ?
Par la mienne.
Diable !
Oui, j’avais des ennuis au-dehors, des ennuis sérieux, et cela m’avait mis de mauvaise humeur, de sorte que j’ai été taquin, agressif envers elle.
Mais je ne vois pas trop en quoi un tiers peut contribuer à une paix de cette nature.
Vous me donnez le moyen de lui faire comprendre délicatement, en évitant toute explication, heurt ou froissement, que mes intentions sont changées.
Alors, vous avez des intentions de… de rapprochement ?
Non… non… au contraire.
Pardon… Je ne comprends plus.
Je désire rétablir et maintenir un statu quo de neutralité pacifique. Une sorte de paix de Platon. (Riant.) Mais j’entre en des détails qui ne vous intéressent pas.
Pardon encore. Du moment que je joue un rôle en cette affaire, je désire savoir au juste quel est ce rôle.
Oh ! un rôle de conciliateur.
Alors vous voulez la paix avec des traités et des libertés pour vous ?
Vous y êtes.
Ce qui revient à dire qu’après les ennuis dont vous me parliez tout à l’heure, et qui sont finis, vous désirez être tranquille chez vous pour jouir du bonheur que vous avez conquis au dehors.
Enfin, mon cher, la situation est tendue entre ma femme et moi, très tendue, et j’aime mieux ne pas me trouver seul avec elle tout d’abord, parce que ma position serait fausse.
Mon cher, en ce cas, je reste.
Toute la soirée ?
Toute la soirée.
Merci, vous êtes un ami. Je reconnaîtrai cela à l’occasion.
Oh ! mon cher ! (Un silence.) Vous étiez à l’Opéra, hier ?
Bien entendu.
Ça a très bien marché ?
Admirablement.
La Santelli a eu un gros succès personnel ?
Pas un succès, un triomphe. On l’a rappelée six fois.
Elle est vraiment très bonne.
Admirable ! jamais on n’avait mieux chanté. Au premier acte, elle a son grand récitatif : « Ô prince des croyants, écoute ma prière ! » qui a fait se lever tout l’orchestre. Et au troisième, après sa phrase : « Clair paradis de la beauté », je n’avais jamais vu un enthousiasme pareil.
Elle était contente ?
Ravie, folle.
Vous la connaissez beaucoup ?
Mais oui, depuis longtemps. J’ai même soupé chez elle avec des amis, cette nuit, après la représentation.
Vous étiez nombreux.
Non, une dizaine. Elle a été délicieuse.
Elle est agréable dans l’intimité ?
Exquise. Et puis, c’est une femme. Je ne sais pas si vous pensez comme moi, mais je trouve qu’il n’y a presque pas de femmes.
Mais si, j’en connais.
Oui, vous connaissez des femmes qui ont l’air femme, mais qui ne le sont pas.
Définissez.
Mon Dieu, nos femmes, nos femmes du monde, à de très rares exceptions près, sont des objets de représentation ; jolies, distinguées, elles n’ont de charme que dans leurs salons. Leur vrai rôle consiste à faire admirer leur grâce extérieure, factice et superficielle.
On les aime, pourtant.
Rarement.
Permettez.
Oui, les rêveurs ; mais les véritables hommes, les passionnés, positifs et tendres, n’aiment pas la femme du monde d’aujourd’hui, qui est incapable d’amour. D’ailleurs, mon cher, regardez autour de vous. Vous connaissez des liaisons, car on sait tout ; pouvez-vous citer un seul amour, un amour désordonné, comme il y en avait autrefois, inspiré par une femme de notre entourage ? Non, n’est-ce pas ? Cela flatte d’en avoir une pour maîtresse, oui ; cela flatte, cela amuse, puis cela lasse. Regardez, au contraire, les femmes de théâtre, il n’y en a pas une qui n’ait au moins cinq ou six passions à son actif, des actes de folie, des ruines, des duels, des suicides. On les aime, parce qu’elles savent se faire aimer et qu’elles sont des amoureuses, des femmes. Oui, elles ont gardé la science de conquérir l’homme, la séduction du sourire, une manière d’attirer, de prendre, d’envelopper notre cœur, d’ensorceler le regard, même sans être belles à proprement parler. Une puissance d’envahissement enfin qu’on ne retrouve jamais chez nos femmes.
Et la Santelli est une séductrice de cette race ?
La première de toutes, peut-être. Ah ! la gueuse, elle sait se faire désirer, celle-là !
Rien que ça !
Une femme ne se donne jamais la peine de se faire beaucoup désirer quand elle n’a pas d’autre intention.
Diable ! Vous allez me faire croire que vous avez eu deux premières dans la même soirée.
Mais non, mon cher, ne supposez pas des choses pareilles !
Mon Dieu, vous aviez l’air si satisfait, si triomphant, si désireux d’avoir le calme chez vous. Si je me suis trompé, je le regrette… pour vous.
Admettons que vous vous êtes trompé, et…
Scène IV
Eh bien ! ma chère, il reste… il reste… et c’est moi qui ai obtenu ça.
Mes compliments… Et comment avez-vous fait ce miracle ?
Bien facilement, en causant.
Et de quoi avez-vous parlé ?
Du bonheur qu’on éprouve à rester tranquillement chez soi.
Je goûte peu ce bonheur-là, moi, j’adore voyager.
Mon Dieu ! Il y a temps pour tout. Les voyages sont parfois intempestifs.
Et votre rendez-vous, si important, à neuf heures ? Vous y avez renoncé, monsieur de Randol ?
Oui, madame.
Vous êtes changeant.
Mais non ! mais non ! je suis opportuniste.
Vous permettez que j’écrive un mot.
Que s’est-il passé ?
Rien, tout va bien.
Quand partons-nous, alors ?
Nous ne partons plus.
Vous êtes fou. Pourquoi ?
Ne me le demandez pas.
Je suis sûre qu’il nous tend un piège.
Mais non. Il est très tranquille, très content, sans aucun soupçon.
Alors, quoi ?
Soyez calme. Il est heureux.
Ça n’est pas vrai.
Mais oui. Il a répandu son bonheur dans mon sein.
C’est une feinte, il nous veut espionner.
Mais non. Il est confiant et pacifique, il n’a peur que de vous.
De moi ?
Mais oui. Comme vous aviez peur de lui tout à l’heure.
Vous perdez la tête. Mon Dieu ! que vous êtes léger !
Tenez, je parierais que c’est lui qui va sortir ce soir.
En ce cas, partons aussitôt.
Mais non. Je vous dis qu’il n’y a plus rien à craindre.
Oh ! vous finirez par m’exaspérer avec votre aveuglement.
Ma chère amie, j’ai une bonne nouvelle à vous annoncer. J’ai pu reprendre chaque semaine votre loge à l’Opéra.
Vous êtes vraiment trop aimable de me donner le moyen d’applaudir souvent Mme Santelli.
Elle a beaucoup de talent.
Et on la dit charmante.
Il n’y a que ces filles-là pour plaire aux hommes.
Vous êtes injuste.
Oh ! mon cher monsieur, il n’y a qu’elles pour qui on fasse des folies. Et c’est là, entendez-vous, la seule mesure de l’amour.
Pardon, ma chère amie, on ne les épouse pas ; et c’est la seule vraie folie qu’on puisse faire pour une femme.
La belle avance ! On subit tous leurs caprices.
N’ayant rien à perdre, elle n’ont rien à ménager.
Ah ! les hommes sont de tristes êtres ! On épouse une jeune fille parce qu’elle est sage, — et on l’abandonne le lendemain, — et on s’affole d’une fille qui n’est pas jeune, uniquement parce qu’elle n’est pas sage et que tous les hommes connus et riches ont passé par ses bras. Plus elle en a eu, plus elle est cotée, plus elle vaut cher, plus on la respecte, de ce respect particulier de Paris qui ne distingue pas autre chose que le degré de renommée, dû uniquement au tapage qu’on fait, d’où qu’on le fasse. Ah ! vous êtes gentils, messieurs.
Prenez garde ! On croirait que vous êtes jalouse.
Moi ? Pour qui donc me prenez-vous ?
Madame la comtesse est servie !
Votre bras, monsieur.
Je vous aime !
Si peu !
De toute mon âme !
Allons, bon ! Il va falloir que je sorte ce soir.