La Paix du ménage (Maupassant)/Texte entier
LA
PAIX DU MÉNAGE
PERSONNAGES.
M. de SALLUS | MM. | Worms. |
M. Jacques de RANDOL | Le Bargy. | |
Mme de SALLUS | Mlle | Bartet. |
Cette pièce a été représentée pour la première fois, à Paris, à la Comédie-Française, le lundi 6 mars 1893.
LA
PAIX DU MÉNAGE.
ACTE PREMIER.
Scène première.
Oh ! que vous êtes imprudent !
Ne craignez rien, on ne m’a point vu.
Mais les domestiques ?
Dans l’antichambre.
Comment !… on ne vous a pas annoncé !
Non… On m’a ouvert la porte, simplement.
Mais à quoi pensent-ils ?
Ils pensent, sans doute, que je ne compte plus.
Je ne leur permettrai pas cela. Je veux qu’on vous annonce. Cela aurait mauvais air.
Ils vont peut-être se mettre à annoncer votre mari…
Jacques, cette plaisanterie est déplacée.
Pardon. (Il s’assied.) Attendez-vous quelqu’un ?
Oui… probablement. Vous savez que je reçois toujours quand je suis chez moi.
Je sais qu’on a le plaisir de vous apercevoir cinq minutes, juste le temps de vous demander des nouvelles de votre santé, et puis paraît un monsieur quelconque, amoureux de vous, bien entendu, et qui attend avec impatience que le premier arrivé s’en aille.
Que voulez-vous y faire ? Du moment que je ne suis pas votre femme, il faut bien qu’il en soit ainsi.
Ah ! si vous étiez ma femme !…
Si j’étais votre femme ?
Je vous emmènerais, pendant cinq ou six mois, loin de cette horrible ville, pour vous posséder tout seul.
Vous en auriez vite assez.
Ah ! mais non.
Ah ! mais oui.
Savez-vous que c’est très torturant d’aimer une femme comme vous.
Pourquoi ?
Parce qu’on vous aime, comme les affamés regardent les pâtés et les volailles derrière les vitres d’un restaurant.
Oh ! Jacques !…
C’est vrai. Une femme du monde appartient au monde, c’est-à-dire à tout le monde, excepté à celui à qui elle se donne. Celui-là peut la voir, toutes portes ouvertes, un quart d’heure tous les trois jours, pas plus souvent, à cause des valets. Par exception, avec mille précautions, avec mille craintes, avec mille ruses, elle le rejoint, une ou deux fois par mois, dans un logis meublé. C’est elle alors qui a juste un quart d’heure à lui accorder, parce qu’elle sort de chez Mme X…, pour aller chez Mme Z…, où elle a dit à son cocher de la prendre. S’il pleut, elle ne viendra pas, car il lui est alors impossible de se débarrasser de ce cocher. Or, ce cocher et le valet de pied, et Mme X…, et Mme Z…, et toutes les autres, tous ceux qui entrent chez elle comme dans un musée, un musée qui ne ferme pas, tous ceux et toutes celles qui mangent sa vie, minute par minute, seconde par seconde, à qui elle se doit comme un employé doit son temps à l’État, parce qu’elle est du monde, tous ces gens sont la vitre transparente et incassable qui vous sépare de ma tendresse.
Vous êtes nerveux, aujourd’hui.
Non, mais je suis affamé de solitude avec vous. Vous êtes à moi, n’est-ce pas, ou plutôt je suis à vous ; eh bien ! est-ce que ça en a l’air, en vérité ? Je passe ma vie à chercher les moyens de vous rencontrer. Oui, notre amour est fait de rencontres, de saluts, de regards, de frôlements, et pas d’autre chose. Nous nous rencontrons, le matin, dans l’avenue, un salut ; nous nous rencontrons chez vous ou chez une femme quelconque, vingt paroles ; nous nous rencontrons au théâtre, dix paroles ; nous dînons quelquefois à la même table, trop loin pour nous parler, et alors je n’ose même pas vous regarder, à cause des autres yeux. C’est cela s’aimer ! Est-ce que nous nous connaissons seulement ?
Alors, vous voudriez peut-être m’enlever ?
C’est impossible, malheureusement.
Alors, quoi ?
Je ne sais pas. Je dis seulement que cette vie est très énervante.
C’est justement parce qu’il y a beaucoup d’obstacles que votre tendresse ne languit point.
Oh ! Madeleine, pouvez-vous dire cela ?
Croyez-moi, si votre affection a des chances de durer, c’est surtout parce qu’elle n’est pas libre.
Vrai, je n’ai jamais vu de femme aussi positive que vous. Alors, vous croyez que si le hasard faisait que je fusse votre mari, je cesserais de vous aimer ?
Pas tout de suite, mais bientôt.
C’est révoltant, ce que vous dites !
Non, c’est juste. Vous savez, quand un confiseur prend à son service une vendeuse gourmande, il lui dit : « Mangez des bonbons tant que vous voudrez, mon enfant. » Elle s’en gorge pendant huit jours, puis elle en est dégoûtée pour le reste de sa vie.
Ah çà ! voyons, pourquoi m’avez-vous… distingué ?
Je ne sais pas,… pour vous être agréable.
Je vous en prie. Ne vous moquez pas de moi.
Je me suis dit : Voici un pauvre garçon qui a l’air très amoureux de moi. Moi, je suis très libre, moralement, ayant tout à fait cessé de plaire à mon mari depuis plus de deux ans. Or, puisque cet homme m’aime, pourquoi pas lui ?
Vous êtes cruelle.
Au contraire, je ne l’ai pas été. De quoi vous plaignez-vous donc ?
Tenez, vous m’exaspérez avec cette moquerie continuelle. Depuis que je vous aime, vous me torturez ainsi et je ne sais seulement pas si vous avez pour moi la moindre tendresse.
J’ai eu, en tout cas, des bontés.
Oh ! vous avez joué un jeu bizarre. Dès le premier jour, je vous ai sentie coquette avec moi, coquette obscurément, mystérieusement, coquette comme vous savez l’être, sans le montrer, quand vous voulez plaire, vous autres. Vous m’avez peu à peu conquis avec des regards, des sourires, des poignées de main, sans vous compromettre, sans vous engager, sans vous démasquer. Vous avez été terriblement forte et séduisante. Je vous ai aimée de toute mon âme, moi, sincèrement et loyalement. Et, aujourd’hui, je ne sais pas quel sentiment vous avez là — au fond du cœur, — quelle pensée vous avez là — au fond de la tête, — je ne sais pas, je ne sais rien. Je vous regarde et je me dis : cette femme, qui semble m’avoir choisi, semble aussi oublier toujours qu’elle m’a choisi. M’aime-t-elle ? Est-elle lasse de moi ? A-t-elle fait un essai, pris un amant pour voir, pour savoir, pour goûter, — sans avoir faim ? Il y a des jours où je me demande si, parmi tous ceux qui vous aiment, et qui vous le disent sans cesse, il n’y en a pas un qui commence à vous plaire davantage.
Mon Dieu ! il y a des choses qu’il ne faut jamais approfondir.
Oh ! que vous êtes dure ! Cela signifie que vous ne m’aimez pas.
De quoi vous plaignez-vous ? De ce que je ne parle point,… car… je ne crois pas que vous ayez autre chose à me reprocher.
Pardonnez-moi. Je suis jaloux.
De qui ?
Je ne sais pas. Je suis jaloux de tout ce que j’ignore en vous.
Oui. Sans m’être reconnaissant du reste.
Pardon. Je vous aime trop, tout m’inquiète.
Tout ?
Oui, tout.
Êtes-vous jaloux de mon mari ?
Non… Quelle idée !
Eh bien ! vous avez tort.
Allons, toujours votre moquerie.
Non. Je voulais même vous en parler, très sérieusement, et vous demander conseil.
Au sujet de votre mari ?
Oui. Je ne ris pas, ou plutôt je ne ris plus. (Riant.) Alors, vous n’êtes pas jaloux de mon mari ? C’est pourtant le seul homme qui ait des droits sur moi.
C’est justement parce qu’il a des droits que je ne suis point jaloux. Le cœur des femmes n’admet point qu’on ait des droits.
Mon cher, le droit est une chose positive, un titre de possession qu’on peut négliger — comme mon mari l’a fait depuis deux ans, — mais aussi dont on peut toujours user à un moment donné, comme il semble vouloir le faire depuis quelque temps.
Vous dites que votre mari…
Oui.
C’est impossible…
Pourquoi impossible ?
Parce que votre mari a… d’autres occupations.
Il aime en changer, paraît-il.
Voyons, Madeleine, que se passe-t-il ?
Tiens !… vous devenez donc jaloux de lui ?
Je vous en supplie, dites-moi si vous vous moquez ou si vous parlez sérieusement.
Je parle sérieusement, très sérieusement.
Alors que se passe-t-il ?
Vous savez ma situation, mais je ne vous ai jamais dit toute mon histoire. Elle est fort simple. La voici en vingt mots. J’ai épousé, à dix-neuf ans, le comte Jean de Sallus, devenu amoureux de moi après m’avoir vue à l’Opéra-Comique. Il connaissait déjà le notaire de papa. Il a été très gentil, pendant les premiers temps ; oui, très gentil ! Je crois vraiment qu’il m’aima. Et moi aussi, j’étais très gentille pour lui, très gentille. Certes, il n’a pas pu m’adresser l’ombre d’un reproche.
L’aimiez-vous ?
Mon Dieu ! ne faites donc jamais de ces questions-là !
Alors, vous l’aimiez ?
Oui et non. Si je l’aimais, c’était comme une petite sotte. Mais je ne le lui ai jamais dit, car je ne sais pas manifester.
Ça, c’est vrai.
Oui, il est possible que je l’aie aimé quelque temps, niaisement, en jeune femme timide, tremblante, gauche, inquiète, toujours effarouchée par cette vilaine chose, l’amour d’un homme, par cette vilaine chose, qui est aussi très douce, quelquefois ! Lui, vous le connaissez. C’est un beau, un beau de cercle, — les pires des beaux. Ceux-là, au fond, n’ont jamais d’affection durable que pour les filles qui sont les vraies femelles des clubmen. Ils ont des habitudes de caquetages polissons et de caresses dépravées. Il leur faut du nu et de l’obscène — paroles et corps — pour les attirer et les retenir… — À moins que,… à moins que les hommes, vraiment, soient incapables d’aimer longtemps la même femme. Enfin, je sentis bientôt que je lui devenais indifférente, qu’il m’embrassait… avec négligence, qu’il me regardait… sans attention, qu’il ne se gênait plus devant moi… pour moi, dans ses manières, dans ses gestes, dans ses discours. Il se jetait au fond des fauteuils avec brusquerie, lisait le journal aussitôt rentré, haussait les épaules et criait : « Je m’en fiche un peu », quand il n’était pas content. Un jour enfin, il bâilla en étirant ses bras. Ce jour-là je compris qu’il ne m’aimait plus ; j’eus un gros chagrin, mais je souffris tant que je ne sus pas être coquette comme il le fallait et le reprendre. J’appris bientôt qu’il avait une maîtresse, une femme du monde, d’ailleurs. Alors nous avons vécu comme deux voisins, après une explication orageuse.
Comment ? Une explication ?
Oui.
À propos de… sa maîtresse.
Oui et non… C’est très difficile à dire… Il se croyait obligé… pour ne pas éveiller mes soupçons, sans doute,… de simuler de temps en temps,… rarement,… une certaine tendresse, très froide d’ailleurs, pour sa femme légitime… qui avait des droits à cette tendresse… Eh bien !… je lui ai signifié qu’il pourrait s’abstenir à l’avenir de ces manifestations politiques.
Comment lui avez-vous dit ça ?
Je ne me le rappelle pas.
Ça a dû être très amusant.
Non… il a d’abord paru très surpris. Puis je lui ai débité une petite phrase apprise par coeur, bien préparée, où je l’invitais à porter ailleurs ses fantaisies intermittentes. Il a compris, m’a saluée très poliment, et il est parti,… pour tout à fait.
Jamais revenu ?
Jamais.
Il n’a jamais essayé de vous parler de son affection ?
Non,… jamais !
L’avez-vous regretté ?
Peu importe. Ce qui importe, par exemple, c’est qu’il a eu d’innombrables maîtresses, qu’il entretenait, qu’il affichait, qu’il promenait. Cela m’a d’abord irritée, désolée, humiliée ; puis j’en ai pris mon parti ; puis, plus tard, deux ans plus tard,… j’ai pris un amant,… vous,… Jacques.
Et moi, je vous aime de toute mon âme, Madeleine.
Tout ça n’est pas propre.
Quoi ?… tout ça ?…
La vie,… mon mari,… ses maîtresses,… moi… et vous.
Voilà qui prouve, plus que tout, que vous ne m’aimez pas.
Pourquoi ?
Vous osez dire de l’amour : « ça n’est pas propre ! » Si vous aimiez, ce serait divin ! Mais une femme amoureuse traiterait de criminel et d’ignoble celui qui affirmerait une pareille chose. Pas propre, l’amour !
C’est possible ! Tout dépend des yeux : je vois trop.
Que voyez-vous ?
Je vois trop bien, trop loin, trop clair.
Vous ne m’aimez pas.
Si je ne vous aimais pas… un peu… je n’aurais aucune excuse de m’être donnée à vous.
Un peu… Juste ce qu’il faut pour vous excuser.
Je ne m’excuse pas : je m’accuse.
Donc, vous m’aimiez… un peu,… alors,… et vous ne m’aimez plus.
Ne raisonnons pas trop.
Vous ne faites que cela.
Non ; mais je juge les choses accomplies. On n’a jamais d’idées justes et d’opinions saines que sur ce qui est passé.
Et vous regrettez ?…
Peut-être.
Alors, demain ?…
Je ne sais pas.
N’est-ce rien de vous être fait un ami qui est à vous corps et âme ?
Aujourd’hui.
Et demain.
Oui, le demain d’après la nuit, mais pas le demain d’après l’année.
Vous verrez… Alors, votre mari ?…
Cela vous tracasse ?
Parbleu !
Mon mari redevient amoureux de moi.
Pas possible !
Encore !… Êtes-vous insolent ! Pourquoi pas ? mon cher.
On devient amoureux d’une femme, avant de l’épouser, on ne redevient point amoureux de sa femme.
Peut-être ne l’avait-il pas été jusqu’ici.
Impossible qu’il vous ait connue sans vous avoir aimée, à sa manière… courte et cavalière.
Peu importe. Il se met ou se remet à m’aimer.
Vrai, je ne comprends pas. Racontez-moi.
Mais je n’ai rien à raconter : il me fait des déclarations et m’embrasse, et me menace de… de… son autorité. Enfin je suis très inquiète, très tourmentée.
Madeleine… vous me torturez.
Eh bien ! et moi, croyez-vous que je ne souffre pas ? Je ne suis plus une femme fidèle puisque je vous appartiens ; mais je suis et je resterai un cœur droit. — Vous ou lui. — Jamais vous et lui. Voilà ce qui est pour moi une infamie, la grosse infamie des femmes coupables ; ce partage qui les rend ignobles. On peut tomber, parce que,… parce qu’il y a des fossés le long des routes et qu’il n’est pas toujours facile de suivre le droit chemin ; mais, si on tombe, ce n’est pas une raison pour se vautrer dans la boue.
Je vous adore.
Moi aussi, je vous aime beaucoup, Jacques, et voilà pourquoi j’ai peur.
Enfin !… merci… Voyons, dites-moi, depuis combien de temps est-il atteint de… cette rechute ?
Mais, depuis… quinze jours ou trois semaines.
Pas davantage ?
Pas davantage.
Eh bien ! votre mari est tout simplement… veuf.
Vous dites ?
Je dis que votre mari est en disponibilité et qu’il tâche d’occuper avec sa femme ses loisirs passagers.
Moi, je vous dis qu’il est amoureux de moi.
Oui,… oui… Oui et non… Il est amoureux de vous… et aussi d’une autre… Voyons,… il est de mauvaise humeur, n’est-ce pas ?
Oh ! d’une humeur exécrable.
Voilà donc un homme amoureux de vous et qui manifeste cette reprise de tendresse par un caractère insupportable,… car il est insupportable, n’est-ce pas ?
Oh ! oui, insupportable.
S’il était pressant avec douceur, vous n’en auriez pas peur ainsi. Vous vous diriez : « J’ai le temps », et puis il vous inspirerait un peu de pitié, car on a toujours de l’apitoiement pour l’homme qui vous aime, fût-il votre mari.
C’est vrai.
Il est nerveux ; préoccupé, sombre ?
Oui,… oui…
Et brusque avec vous,… pour ne pas dire brutal ? Il réclame un droit et n’adresse pas une prière ?
C’est vrai…
Ma chère, en ce moment, vous êtes un dérivatif.
Mais non,… mais non…
Ma chère amie, la dernière maîtresse de votre mari était Mme de Bardane qu’il a lâchée, très cavalièrement, voici deux mois, pour faire la cour à la Santelli.
La chanteuse ?
Oui. Une capricieuse, très habile, très rusée, très vénale, ce qui n’est pas rare au théâtre,… dans le monde non plus, d’ailleurs…
C’est pour cela qu’il va sans cesse à l’Opéra !
N’en doutez pas.
Non,… non, vous vous trompez.
La Santelli résiste et l’affole. Alors, ayant le cœur plein de tendresse, sans débouché, il vous en offre une partie.
Mon cher, vous rêvez !… S’il était amoureux de la Santelli, il ne me dirait pas qu’il m’aime… S’il était éperdument préoccupé de cette cabotine, il ne me ferait pas la cour, à moi. S’il la convoitait violemment, enfin, il ne me désirerait pas, en même temps.
Ah ! comme vous connaissez peu certains hommes ! Ceux de la race de votre mari, quand une femme a jeté en leur cœur ce poison, l’amour, qui n’est pour eux que du désir brutal, quand cette femme leur échappe, ou leur résiste, ils ressemblent à des chiens devenus enragés. Ils vont devant eux comme des fous, comme des possédés, les bras ouverts, les lèvres tendues. Il faut qu’ils aiment n’importe qui, comme le chien ouvre la gueule et mord n’importe qui, n’importe quoi. La Santelli a déchaîné la bête et vous vous trouvez à portée de sa dent, prenez garde. Ça de l’amour ? non ; si vous voulez, c’est de la rage.
Vous devenez injuste pour lui. La jalousie vous rend méchant.
Je ne me trompe pas, soyez-en sûre.
Si, vous vous trompez. Mon mari, jadis, m’a négligée, abandonnée, me trouvant niaise, sans doute. Maintenant, il me trouve mieux et revient à moi. Rien de plus simple. Tant pis pour lui, d’ailleurs, car il ne tenait qu’à lui que je fusse une honnête femme toute ma vie.
Madeleine !
Eh bien ! quoi ?
Cesse-t-on d’être une honnête femme quand, rejetée par l’homme qui a pris charge de votre existence, de votre bonheur, de votre tendresse et de vos rêves, on ne se résigne pas, étant jeune, belle et pleine d’espoir, à l’éternel isolement, à l’éternel abandon ?
Je vous ai déjà dit qu’il y a des choses auxquelles il ne faut point trop penser. Celle-là est du nombre. (On entend deux coups de timbre.) C’est mon mari. Tâchez de lui plaire. Il est fort ombrageux en ce moment.
Je préfère m’en aller. Je ne l’aime guère, votre mari, pour beaucoup de raisons. Et puis, il m’est pénible d’être gracieux pour lui, que je méprise un peu, et qui aurait le droit de me mépriser beaucoup, puisque je lui serre la main.
Je vous ai bien dit que tout cela n’est pas très propre.
Scène II
M. de Sallus entre, l’air maussade. Il regarde un instant sa femme et Jacques de Randol qui prend congé d’elle, puis s’avance.
Bonjour, Sallus.
Bonjour, Randol. C’est moi qui vous fais fuir ?
Non, c’est l’heure. J’ai rendez-vous au cercle, à minuit, et il est onze heures cinquante. (Ils se serrent la main.) Vous verra-t-on à la première de Mahomet ?
Oui, sans doute.
On dit que ce sera un grand succès.
Oui, sans doute.
À bientôt.
À bientôt.
Adieu, madame.
Adieu, monsieur.
Scène III
Il est ici depuis longtemps, M. Jacques de Randol ?
Mais non… depuis une demi-heure, environ.
Une demi-heure, plus une heure, cela fait une heure et demie. Le temps vous semble court avec lui.
Comment, une heure et demie ?
Oui. Comme j’ai vu devant la porte une voiture, j’ai demandé au valet de pied : « Qui est ici ? » il m’a répondu : « M. de Randol. — Il y a longtemps qu’il est arrivé ? — Il était dix heures, Monsieur. » En admettant que cet homme se soit trompé d’un quart d’heure à votre avantage, cela fait une heure quarante, au minimum.
Ah çà ! qu’est-ce que vous avez ? Je n’ai plus le droit de recevoir qui bon me semble maintenant ?
Oh ! ma chère, je ne vous opprime en rien, en rien, en rien. Je m’étonne seulement que vous puissiez confondre une demi-heure avec une heure et demie.
Est-ce une scène que vous voulez ? Si vous me cherchez querelle, dites-le. Je saurai quoi vous répondre. Si vous êtes simplement de mauvaise humeur, allez vous coucher, et dormez, si vous pouvez.
Je ne vous cherche pas querelle, et je ne suis pas de mauvaise humeur. Je constate seulement que le temps vous semble très court, quand vous le passez avec M. Jacques de Randol.
Oui, très court, beaucoup plus court qu’avec vous.
C’est un homme charmant et je comprends qu’il vous plaise. Vous semblez d’ailleurs lui plaire aussi beaucoup, puisqu’il vient presque tous les jours.
Ce genre d’hostilité ne me va pas du tout, mon cher, et je vous prie de vous exprimer et de vous expliquer clairement. Donc, vous me faites une scène de jalousie ?
Dieu m’en garde ! J’ai trop de confiance en vous et trop de respect pour vous, pour vous adresser un reproche quelconque. Et je sais que vous avez assez de tact pour ne jamais donner prise à la calomnie… ou à la médisance.
Ne jouons pas sur les mots. Vous trouvez que M. de Randol vient trop souvent dans cette maison… dans votre maison ?
Je ne puis rien trouver mauvais de ce que vous faites.
En effet, vous n’en avez pas le droit. Aussi bien, puisque vous me parlez sur ce ton, réglons cette question une fois pour toutes, car je n’aime pas les sous-entendus.
Vous avez, paraît-il, la mémoire courte. Mais je vais venir à votre aide. Soyez franc. Vous ne pensez plus aujourd’hui, par suite de je ne sais quelles circonstances, comme vous pensiez il y a deux ans. Rappelez-vous bien ce qui s’est passé. Comme vous me négligiez visiblement, je suis devenue inquiète, puis j’ai su, on m’a dit, j’ai vu, que vous aimiez Mme de Servières… Je vous ai confié mon chagrin… ma douleur… j’ai été jalouse ! Qu’avez-vous répondu ? Ce que tous les hommes répondent quand ils n’aiment plus une femme qui leur fait des reproches. Vous avez d’abord haussé les épaules, vous avez souri, avec impatience, vous avez murmuré que j’étais folle, puis vous m’avez exposé, avec toute l’adresse possible, je le reconnais, les grands principes du libre amour adoptés par tout mari qui trompe et qui compte bien cependant n’être pas trompé. Vous m’avez laissé entendre que le mariage n’est pas une chaîne, mais une association d’intérêts, un lien social, plus qu’un lien moral ; qu’il ne force pas les époux à n’avoir plus d’amitié ni d’affection, pourvu qu’il n’y ait pas de scandale. Oh ! vous n’avez pas avoué votre maîtresse, mais vous avez plaidé les circonstances atténuantes. Vous vous êtes montré très ironique pour les femmes, ces pauvres sottes, qui ne permettent pas à leurs maris d’être galants, la galanterie étant une des lois de la société élégante à laquelle vous appartenez. Vous avez beaucoup ri de la figure de l’homme qui n’ose pas faire un compliment à une femme, devant la sienne, et beaucoup ri de l’épouse ombrageuse qui suit de l’œil son mari dans tous les coins, et s’imagine, dès qu’il a disparu dans le salon voisin, qu’il tombe aux genoux d’une rivale. Tout cela était spirituel, drôle et désolant, enveloppé de compliments et pimenté de cruauté, doux et amer à faire sortir du cœur tout amour pour l’homme délicat, faux et bien élevé qui pouvait parler ainsi.
J’ai compris, j’ai pleuré, j’ai souffert. Je vous ai fermé ma porte. Vous n’avez pas réclamé, vous m’avez jugé intelligente plus que vous n’auriez cru et nous avons vécu complètement séparés. Voici deux ans que cela dure, deux longues années qui, certes, ne vous ont pas paru plus de six mois. Nous allons dans le monde ensemble, nous en revenons ensemble, puis nous rentrons chacun chez nous. La situation a été établie ainsi par vous, par votre faute, par suite de votre première infidélité, qui a été suivie de beaucoup d’autres. Je n’ai rien dit, je me suis résignée, je vous ai chassé de mon cœur. Maintenant c’est fini, que demandez-vous ?
Ma chère, je ne demande rien. Je ne veux pas répondre au discours agressif que vous venez de me tenir. Je voulais seulement vous donner un conseil — d’ami, — sur un danger possible que pourrait courir votre réputation. Vous êtes belle, très en vue, très enviée. On suppose vite une aventure…
Pardon. Si nous parlons d’aventure, je demande à faire la balance entre nous.
Voyons, ne plaisantez pas, je vous prie. Je vous parle en ami, en ami sérieux. Quant à tout ce que vous venez de me dire, c’est fortement exagéré.
Pas du tout. Vous avez affiché, étalé toutes vos liaisons, ce qui équivalait à me donner l’autorisation de vous imiter. Eh bien ! mon cher, je cherche…
Permettez.
Laissez-moi donc parler. Je suis belle, dites-vous, je suis jeune, et condamnée par vous à vivre, à vieillir, en veuve. Mon cher, regardez-moi. (Elle se lève.) Est-il juste que je me résigne au rôle d’Ariane abandonnée pendant que son mari court de femme en femme, et de fille en fille ? (S’animant.) Une honnête femme ! Je vous entends. — Une honnête femme va-t-elle jusqu’au sacrifice de toute une vie, de toute joie, de toute tendresse, de tout ce pour quoi nous sommes nées, nous autres ? Regardez-moi donc. Suis-je faite pour le cloître ? Puisque j’ai épousé un homme, c’est que je ne me destinais pas au cloître, n’est-ce pas ? Cet homme, qui m’a prise, me rejette et court à d’autres… Lesquelles ! Moi je ne suis pas de celles qui partagent. Tant pis pour vous, tant pis pour vous. Je suis libre. Vous n’avez pas le droit de m’adresser un conseil. Je suis libre !
Ma chère, calmez-vous. Vous vous méprenez complètement. Je ne vous ai jamais soupçonnée. J’ai pour vous une profonde estime et une profonde amitié ; une amitié qui grandit chaque jour. Je ne peux pas revenir sur ce passé que vous me reprochez si cruellement. Je suis peut-être un peu trop… comment dirais-je ?
Dites Régence. Je connais ce plaidoyer pour excuser toutes les faiblesses et toutes les fredaines. Ah oui ! le dix-huitième siècle ! le siècle élégant ! Que de grâce, quelle délicieuse fantaisie, que de caprices adorables ! C’est une rengaine, mon cher.
Non, vous vous méprenez encore. Je suis, j’étais surtout, trop… trop Parisien, trop habitué à la vie du soir, en me mariant, habitué aux coulisses, au cercle, à mille choses… on ne peut pas rompre tout de suite… il faut du temps. Et puis, le mariage nous change trop, trop vite. Il faut s’y accoutumer,… peu à peu… Vous m’avez coupé les vivres quand j’allais m’y faire.
Grand merci. Et vous venez, peut-être, me proposer une nouvelle épreuve ?
Oh ! quand il vous plaira. Vrai, quand on se marie après avoir vécu comme moi, on ne peut s’empêcher de regarder d’abord un peu sa femme comme une nouvelle maîtresse, une maîtresse honnête,… ce n’est que plus tard qu’on comprend bien, qu’on distingue bien, et qu’on se repent.
Eh bien ! mon cher, il est trop tard. Comme je vous l’ai dit, je cherche de mon côté. J’ai mis trois ans à m’y décider. Vous avouerez que c’est long. Il me faut quelqu’un de bien, de mieux que vous… C’est un compliment que je vous fais et vous n’avez pas l’air de le remarquer.
Madeleine, cette plaisanterie est déplacée.
Mais non, car je suppose que toutes vos maîtresses étaient mieux que moi, puisque vous les avez préférées à moi.
Voyons, dans quelle disposition d’esprit êtes-vous ?
Mais je suis comme toujours. C’est vous qui avez changé, mon cher.
C’est vrai, j’ai changé.
Ce qui veut dire ?
Que j’étais un imbécile.
Et que ?…
Que je reviens à la raison.
Et que ?…
Que je suis amoureux de ma femme.
Vous êtes donc à jeun ?
Vous dites ?
Je dis que vous êtes à jeun.
Comment ça ?
Quand on est à jeun on a faim, et quand on a faim, on se décide à manger des choses qu’on n’aimerait point à un autre moment. Je suis le plat, négligé aux jours d’abondance, auquel vous revenez aux jours de disette. Merci.
Je ne vous ai jamais vue ainsi. Vous me faites de la peine autant que vous m’étonnez.
Tant pis pour nous deux. Si je vous étonne, vous me révoltez. Sachez que je ne suis pas faite pour ce rôle d’intermédiaire.
Madeleine, je vous jure que je suis devenu amoureux de vous, très fort, pour de vrai, pour tout à fait.
Il se peut que vous en soyez convaincu. Quelle est donc la femme qui ne veut pas de vous, en ce moment ?
Madeleine, je vous jure…
Ne jurez pas. Je suis sûre que vous venez de rompre avec une maîtresse. Il vous en faut une autre, et vous ne trouvez pas. Alors vous vous adressez à moi. Depuis trois ans, vous m’avez oubliée, de sorte que je vous fais l’effet de quelque chose de nouveau. Ce n’est pas à votre femme que vous revenez, mais à une femme avec qui vous avez rompu et que vous désirez reprendre. Ce n’est là, au fond, qu’un jeu de libertin.
Je ne me demande pas si vous êtes ma femme ou une femme : vous êtes celle que j’aime, qui a pris mon cœur. Vous êtes celle dont je rêve, celle dont l’image me suit partout, dont le désir me hante. Il se trouve que vous êtes ma femme, tant mieux ou tant pis ! je ne sais pas, que m’importe ?
C’est vraiment un joli rôle que vous m’offrez là. Après Mlle Zozo, Mlle Lili, Mlle Tata, vous offrez sérieusement à Mme de Sallus de prendre la succession vacante et de devenir la maîtresse de son mari, pour quelque temps ?
Pour toujours.
Pardon. Pour toujours, je redeviendrais votre femme, et ce n’est pas de cela qu’il s’agit, puisque j’ai cessé de l’être. La distinction est subtile, mais réelle. Et puis l’idée de faire de moi votre maîtresse légitime vous enflamme beaucoup plus que l’idée de reprendre votre compagne obligatoire.
Eh bien ! pourquoi une femme ne deviendrait-elle pas la maîtresse de son mari ? J’admets parfaitement votre point de vue. Vous êtes libre, absolument libre, par ma faute. Moi, je suis amoureux de vous et je vous dis : « Madeleine, puisque votre coeur est vide, ayez pitié de moi. Je vous aime. »
Vous me demandez la préférence, à titre d’époux ?
Oui.
Vous reconnaissez que je suis libre ?
Oui.
Vous voulez que je devienne votre maîtresse ?
Oui.
C’est bien entendu ? Votre maîtresse ?
Oui.
Eh bien !… j’allais prendre un engagement d’un autre côté, mais puisque vous me demandez la préférence, je vous la donnerai, à prix égal.
Je ne comprends pas.
Je m’explique. Suis-je aussi bien que vos cocottes ? Soyez franc.
Mille fois mieux.
Bien vrai ?
Bien vrai.
Mieux que la mieux ?
Mille fois.
Eh bien ! dites-moi combien elle vous a coûté, la mieux, en trois mois ?
Je n’y suis plus.
Je dis : « Combien vous a coûté, en trois mois, la plus charmante de vos maîtresses, en argent, bijoux, soupers, dîners, théâtre, etc., etc., entretien complet, enfin ?
Est-ce que je sais, moi ?
Vous devez savoir. Voyons, faisons le compte. Donniez-vous une somme ronde, ou payiez-vous les fournisseurs séparément ? Oh ! vous n’êtes pas homme à entrer dans le détail, vous donniez la somme ronde.
Madeleine, vous êtes intolérable.
Suivez-moi bien. Quand vous avez commencé à me négliger, vous avez supprimé trois chevaux dans vos écuries : un des miens et deux des vôtres ; plus un cocher et un valet de pied. Il fallait bien faire des économies intérieures pour payer les nouvelles dépenses extérieures.
Mais ce n’est pas vrai.
Oui, oui. J’ai les dates ; ne niez pas, je vous confondrai. Vous avez cessé également de me donner des bijoux, puisque vous aviez d’autres oreilles, d’autres doigts, d’autres poignets et d’autres poitrines à embellir. Vous avez supprimé un de nos deux jours d’opéra, et j’oublie beaucoup de petites choses moins importantes. Tout cela, à mon compte, doit faire environ cinq mille francs par mois. Est-ce juste ?
Vous êtes folle.
Non, non. Avouez. Celle de vos cocottes qui vous a coûté le plus cher arrivait-elle à cinq mille francs par mois ?
Vous êtes folle.
Vous le prenez ainsi, bonsoir !
Voyons, cessez ces plaisanteries-là.
Cinq mille francs ! Dites-moi si elle vous coûtait cinq mille francs ?
Oui, à peu près.
Eh bien ! mon ami, donnez-moi tout de suite cinq mille franc, et je vous signe un bail d’un mois.
Mais vous avez perdu la tête !
Bonsoir ! Bonne nuit !
Quelle toquée ! Voyons, Madeleine, restez, nous allons causer sérieusement.
De quoi ?
De… de… de mon amour pour vous.
Mais il n’est pas sérieux du tout, votre amour.
Je vous jure que oui.
Blagueur ! Tenez, vous me donnez soif à force de me faire parler.
- Elle va au plateau portant la théière et les sirops et se verse un verre d’eau claire. Au moment où elle va boire, son mari s’approche sans bruit et lui baise le cou.
- Elle se retourne brusquement et lui jette son verre d’eau en pleine figure.
Ah ! c’est stupide !
Ça se peut. Mais ce que vous avez fait, ou tenté de faire, était ridicule.
Voyons, Madeleine.
Cinq mille francs.
Mais ce serait idiot.
Pourquoi ça ?
Comment, pourquoi ? Un mari, payer sa femme, sa femme légitime ! Mais j’ai le droit…
Non. Vous avez la force… et moi, j’aurai… ma vengeance.
Madeleine…
Cinq mille francs.
Je serais déplorablement ridicule si je donnais de l’argent à ma femme ; ridicule et imbécile.
Il est bien plus bête, quand on a une femme, une femme comme moi, d’aller payer des cocottes.
Je le confesse. Cependant si je vous ai épousée, ce n’est pas pour me ruiner avec vous.
Permettez. Quand vous portez de l’argent, votre argent qui est aussi mon argent par conséquent, chez une drôlesse, vous commettez une action plus que douteuse : vous me ruinez, moi, en même temps que vous vous ruinez, puisque vous employez ce mot. J’ai eu la délicatesse de ne pas vous demander plus que la drôlesse en question. Or, les cinq mille francs que vous allez me donner resteront dans votre maison, dans votre ménage. C’est une grosse économie que vous faites. Et puis, je vous connais, jamais vous n’aimerez tout à fait ce qui est droit et légitime ; or, en payant cher, très cher, car je vous demanderai peut-être de l’augmentation, ce que vous avez le droit de prendre, vous trouverez notre… liaison beaucoup plus savoureuse… Maintenant, Monsieur, bonsoir, je vais me coucher.
Voulez-vous un chèque ou des billets de banque ?
Je préfère les billets de banque.
Je n’en ai que trois. Je vais compléter avec un chèque.
Vous êtes bien l’homme que je pensais. Après avoir payé des filles vous consentez à me payer comme elles, tout de suite, sans révolte. Vous avez trouvé que c’était cher, vous avez craint d’être grotesque. Mais vous ne vous êtes pas aperçu que je me vendais, moi, votre femme. Vous me désiriez un peu pour vous changer de vos gueuses, alors je me suis avilie à devenir semblable à elles ; vous ne m’avez pas repoussée, mais désirée davantage, autant qu’elles, même plus puisque j’étais plus méprisable.
Vous vous êtes trompé, mon cher, ce n’est pas ainsi que vous auriez pu me conquérir. Adieu !
ACTE II.
Scène première.
Elle écrit, puis lève les yeux vers la pendule.
Monsieur Jacques de Randol !
Vous allez bien, Madame ?
Assez bien, merci.
Qu’y a-t-il ? Votre lettre m’a bouleversé. J’ai cru un accident arrivé et je suis accouru.
Il y a, mon ami, qu’il faut prendre une grande résolution et que l’heure est très grave pour nous.
Expliquez-vous.
Depuis deux jours, j’ai subi toutes les angoisses que puisse endurer le cœur d’une femme.
Que s’est-il passé ?
Je vais vous le dire, et je vais m’efforcer de le faire avec calme pour que vous ne me croyiez pas folle. Je ne puis plus vivre ainsi… et je vous ai appelé…
Vous savez que je suis à vous. Dites ce que je dois faire…
Je ne puis plus vivre près de lui. C’est impossible. Il me torture.
Votre mari ?
Oui, mon mari.
Qu’a-t-il fait ?
Il faut remonter à votre départ, l’autre jour. Quand nous avons été seuls, il m’a d’abord fait une scène de jalousie à votre sujet.
À mon sujet ?
Oui, une scène prouvant même qu’il nous espionnait un peu.
Comment ?
Il avait interrogé un domestique.
Rien de plus ?
Non. D’ailleurs cela n’a pas d’importance, et il vous aime beaucoup en réalité. Puis, il m’a déclaré son amour. Moi, j’ai peut-être été trop insolente… trop dédaigneuse, je ne sais pas au juste. Je me trouvais dans une situation si grave, si pénible, si difficile, que j’ai tout osé pour l’éviter.
Qu’avez-vous fait ?
J’ai tâché de le blesser de telle sorte qu’il s’éloignât de moi pour toujours.
Vous n’avez point réussi, n’est-ce pas ?
Non.
Ça ne réussit jamais, ces moyens-là, au contraire ; ça rapproche.
Le lendemain, pendant tout le déjeuner, il avait l’air méchant, excité, sournois. Puis, au moment de se lever de table, il m’a dit : « Je n’oublierai point votre procédé d’hier, et je ne vous le laisserai pas oublier non plus. Vous voulez la guerre, ce sera la guerre. Mais je vous préviens que je vous dompterai, car je suis le maître. » — Je lui ai répondu : « Soit. Mais, si vous me poussez à bout, prenez garde… Il ne faut pas jouer avec les femmes… »
Il ne faut surtout pas jouer ce jeu-là avec sa femme… Et il a répondu ?
Il n’a pas répondu, il m’a brutalisée.
Comment ? Il vous a frappée ?
Oui et non. Il m’a brutalisée, étreinte, meurtrie. J’en ai gardé des noirs tout le long des bras. Mais il ne m’a point frappée.
Alors, qu’a-t-il fait ?
Il m’embrassait, en cherchant à maîtriser ma résistance.
C’est tout ?…
Comment, c’est tout ?… Vous trouvez que ce n’est pas assez… vous ?
Vous ne me comprenez pas : je voulais savoir s’il vous avait battue.
Eh non ! ce n’est pas cela que je crains de lui ! J’ai pu heureusement atteindre la sonnette.
Vous avez sonné ?
Oui.
Oh ! par exemple !… Et quand le domestique est venu, vous l’avez prié de reconduire votre mari ?
Vous trouvez cela plaisant ?
Non, ma chère amie, cela me désole, mais je ne puis m’empêcher de juger la situation originale. Pardonnez-moi… Et après ?
J’ai demandé ma voiture. Alors, aussitôt après le départ de Joseph, il m’a dit, avec cet air arrogant que vous lui connaissez : « Aujourd’hui ou demain, peu m’importe !… »
Et ?…
C’est presque tout.
Presque ?…
Oui, car je me barricade chez moi à présent, dès que je l’entends rentrer.
Vous ne l’avez pas revu ?
Oui, plusieurs fois ;… mais quelques instants, chaque fois, seulement.
Que vous a-t-il dit ?
Presque rien. Il ricane ou il demande avec insolence : « Êtes-vous moins farouche, aujourd’hui ? » Enfin, hier soir, à table, il a apporté un petit livre qu’il s’est mis à lire pendant le dîner. Comme je ne voulais pas paraître gênée ou anxieuse, j’ai dit : « Vous prenez décidément envers moi des habitudes d’exquise courtoisie. » — Il sourit. — « Lesquelles ? — Vous choisissez, pour lire, les instants où nous sommes ensemble. » Il répondit : « Mon Dieu, c’est votre faute, puisque vous ne me permettez pas autre chose. Ce petit livre est d’ailleurs fort intéressant : il s’appelle le Code ! Voulez-vous me permettre de vous en faire connaître quelques articles qui vous plairont certainement ? » — Alors il m’a lu la loi, tout ce qui concerne le mariage, les devoirs de la femme et les droits du mari ; puis il m’a regardée, bien en face, en demandant : « Avez-vous compris ? » — J’ai répondu sur le même ton : « Oui, trop : je viens de comprendre enfin quelle espèce d’homme j’ai épousé ! » Puis je suis sortie, et je ne l’ai plus revu.
Vous ne l’avez pas vu aujourd’hui ?
Non : il a déjeuné dehors. Alors, moi, j’ai songé, et je suis décidée à ne plus me trouver en face de lui.
Êtes-vous sûre qu’il n’y ait pas là-dedans beaucoup de colère, de vanité froissée par votre attitude, beaucoup de bravade et de dépit ? Peut-être sera-t-il très gentil tout à l’heure. Il a passé sa soirée d’hier à l’Opéra. La Santelli a eu un gros succès dans Mahomet, et je crois qu’elle l’a invité à souper. Or, si le souper a été de son goût, peut-être est-il à présent d’une humeur charmante.
Oh ! que vous êtes irritant !… Comprenez donc que je suis au pouvoir de cet homme, que je lui appartiens, plus que son valet et même que son chien, car il a sur moi des droits ignobles. Le Code, votre code de sauvages, me livre à lui sans défense, sans révolte possible : sauf me tuer, il peut tout. Comprenez-vous cela, vous ? comprenez-vous l’horreur de ce droit ?… Sauf me tuer, il peut tout !… Et il a la force, la force et la police pour tout exiger !… et moi, je n’ai pas un moyen d’échapper à cet homme que je méprise et que je hais ! Oui, voilà votre loi !… Il m’a prise, épousée, puis délaissée. Moi, j’ai le droit moral, le droit absolu de le haïr. EIi bien ! malgré cette haine légitime, malgré le dégoût, l’horreur que doit m’inspirer à présent ce mari qui m’a dédaignée, trompée, qui a couru sous mes yeux, de fille en fille, il peut à son gré exiger de moi un honteux, un infâme abandon !… Je n’ai pas le droit de me cacher, car je n’ai pas le droit d’avoir une clef qui ferme ma porte. Tout est à lui : la clef, la porte et la femme !… Mais c’est monstrueux, cela ! N’être plus maître de soi, n’avoir plus la liberté sacrée de préserver sa chair de pareilles souillures ; ne voilà-t-il pas la plus abominable loi que vous ayez établie, vous autres ?
Oh ! je comprends bien ce que vous devez souffrir, mais je ne vois point de remède. Aucun magistrat ne peut vous protéger ; aucun texte ne peut vous garantir.
Je le sais bien. Mais quand on n’a plus ni père ni mère, quand la police est contre vous et quand on n’accepte pas les transactions dégradantes dont s’accommodent la plupart des femmes, il y a toujours un moyen.
Lequel ?
Quitter la maison.
Vous voulez ?…
M’enfuir.
Seule ?
Non, — avec vous.
Avec moi ! Y songez-vous ?
Oui. Tant mieux. Le scandale empêchera qu’il me reprenne. Je suis brave. Il me force au déshonneur, il sera complet, éclatant, tant pis pour lui, tant pis pour moi !
Oh ! prenez garde, vous êtes dans une de ces minutes d’exaltation où l’on commet d’irréparables folies.
J’aime mieux commettre une folie, et me perdre, puisqu’on appelle cela se perdre, que de m’exposer à cette lutte infâme de chaque jour dont je suis menacée.
Madeleine, écoutez-moi. Vous êtes dans une situation terrible, ne vous jetez pas dans une situation désespérée. Soyez calme.
Et que me conseillez-vous ?…
Je ne sais pas… nous allons voir. Mais je ne puis vous conseiller un scandale qui vous mettrait hors la loi du monde.
Ah ! oui, cette autre loi qui permet d’avoir des amants avec pudeur, sans blesser les bienséances !
Il ne s’agit pas de cela, mais de ne point mettre les torts de votre côté, dans votre querelle avec votre mari. Êtes-vous décidée à le quitter ?
Oui.
Bien décidée ?
Oui.
Pour tout à fait ?
Pour tout à fait.
Eh bien ! soyez rusée, adroite. Sauvegardez votre réputation, votre nom, ne faites ni bruit ni scandale, attendez une occasion…
Et soyez charmante quand il rentrera, prêtez-vous à ses fantaisies…
Oh ! Madeleine. Je vous parle en ami…
En ami prudent…
En ami qui vous aime trop pour vous conseiller une maladresse.
Et juste assez pour me conseiller une lâcheté.
Moi, jamais ! Mon plus ardent désir est de vivre près de vous. Obtenez votre divorce, et alors, si vous le voulez bien, je vous épouserai.
Oui, dans deux ans. Vous avez l’amour patient.
Mais, si je vous enlève, il vous reprendra demain, chez moi, vous fera condamner à la prison, vous ! et rendra impossible que vous deveniez jamais ma femme.
Ne peut-on fuir ailleurs que chez vous ? et se cacher de telle sorte qu’il ne nous retrouve point ?
Oui, — on peut se cacher ; mais alors il faut vivre caché jusqu’à sa mort, sous un faux nom, à l’étranger, ou au fond d’un village. C’est le bagne de l’amour, cela ! Dans trois mois, vous me haïriez. Je ne vous laisserai pas commettre cette folie.
Je croyais que vous m’aimiez assez pour la faire avec moi. Je me suis trompée, adieu !
Madeleine. Écoutez…
Jacques, il faut me prendre ou me perdre. Répondez.
Madeleine, je vous en supplie.
Cela suffit… Adieu !
Je vous en supplie, écoutez-moi.
Non… non… non… Adieu !
Laissez-moi ! Laissez-moi ! Voulez-vous me laisser partir, ou j’appelle.
Appelez, mais écoutez-moi. Je ne veux pas que vous puissiez me reprocher un jour l’acte de démence que vous méditez. Je ne veux pas que vous me haïssiez ; que, liée à moi par cette fuite, vous portiez en vous le cuisant regret de ce que je vous aurai laissée faire…
Lâchez-moi… Vous me faites pitié… lâchez-moi !
Vous le voulez ? Eh bien ! partons.
Oh ! non ! Plus maintenant. À présent, je vous connais. Il est trop tard. Lâchez-moi donc !
J’ai fait ce que je devais faire. J’ai dit ce que je devais dire. Je ne suis plus responsable envers vous, vous n’aurez plus le droit de m’adresser de reproches. Partons.
Non. Trop tard. Je n’accepte pas les sacrifices.
Il ne s’agit pas de sacrifice. Fuir avec vous est mon plus ardent désir.
Vous êtes fou !
Pourquoi, fou ? N’est-ce pas naturel, puisque je vous aime ?
Expliquez-vous.
Que voulez-vous que j’explique ? Je vous aime, je n’ai pas autre chose à dire. Partons.
Vous étiez tout à l’heure trop circonspect pour devenir tout à coup si hardi.
Vous ne me comprenez pas. Écoutez-moi. Quand j’ai senti que je vous aimais, j’ai pris vis-à-vis de moi et vis-à-vis de vous un engagement sacré. L’homme qui devient l’amant d’une femme comme vous, mariée et délaissée, esclave de fait et moralement libre, crée entre elle et lui un lien que seule elle peut dénouer. Cette femme risque tout. Et c’est justement parce qu’elle le sait, parce qu’elle donne tout, son cœur, son corps, son âme, son honneur, sa vie, parce qu’elle a prévu toutes les misères, tous les dangers, toutes les catastrophes, parce qu’elle ose un acte hardi, un acte intrépide, parce qu’elle est préparée, décidée à tout braver : son mari qui peut la tuer et le monde qui peut la rejeter, c’est pour cela qu’elle est belle dans son infidélité conjugale ; c’est pour cela que son amant, en la prenant, doit avoir aussi tout prévu, et la préférer à tout, quoi qu’il arrive. Je n’ai plus rien à dire. J’ai parlé d’abord en homme sage qui devait vous prévenir, il ne reste plus en moi qu’un homme, celui qui vous aime. Ordonnez.
C’est bien dit. Mais est-ce vrai ?
C’est vrai !
Vous désirez partir avec moi ?
Oui.
Du fond du cœur ?
Du fond du cœur.
Aujourd’hui ?
Quand vous voudrez.
Il est sept heures trois quarts. Mon mari va rentrer. Nous dînons à huit. Je serai libre à neuf heures et demie ou dix heures.
Où faut-il vous attendre ?
Au bout de la rue, dans un coupé. (On entend le timbre.) Le voilà. C’est la dernière fois… heureusement.
Scène II
Eh bien ! quoi ? Vous vous en allez encore ? Il suffit donc que je me montre pour vous faire fuir ?
Non, mon cher Sallus, vous ne me faites pas fuir, mais je partais.
C’est justement ce que je dis. Vous partez toujours au moment précis où j’arrive. Je comprends que le mari ait moins de séduction que la femme. Laissez-lui croire, au moins, qu’il ne vous déplaît pas trop.
Vous me plaisez beaucoup, au contraire, et si vous aviez la bonne habitude d’entrer chez vous sans sonner, vous ne me trouveriez jamais prêt à partir quand vous entrez.
Pourtant,… il est assez naturel de sonner aux portes.
Oui, mais un coup de sonnette me fait toujours me lever, et, rentrant chez vous, vous pourriez vous dispenser de vous annoncer comme les autres.
Je ne comprends pas très bien.
C’est fort simple. Quand je vais chez les gens qui me plaisent comme Mme de Sallus, ou comme vous, je ne tiens nullement à me rencontrer chez eux avec le tout-Paris qui passe ses après-midi à semer des fleurs d’esprit de salon en salon. Je connais ces fleurs et ces semences. Il suffit de l’entrée d’une de ces dames ou d’un de ces hommes pour me gâter tout le plaisir que j’ai eu en trouvant seule la femme que j’étais venu voir. Or, quand je me suis laissé pincer sur mon siège, je suis perdu ; je ne sais plus m’en aller, je me laisse prendre dans l’engrenage de la conversation courante ; et comme j’en connais toutes les demandes et toutes les réponses, mieux que celles du catéchisme, je ne peux plus m’arrêter : il faut que j’aille jusqu’au bout, jusqu’à la dernière considération sur la pièce, ou le livre, ou le divorce, ou le mariage, ou la mort du jour. Vous comprenez alors pourquoi je me lève brusquement à toutes les menaces de la sonnette ?
C’est très vrai, ce que vous dites. Nos maisons sont inhabitables de quatre à sept. Nos femmes n’ont pas le droit de se plaindre si nous les lâchons pour le cercle.
Je ne peux pourtant pas recevoir ces demoiselles du ballet, ou ces dames du chant et de la comédie, et tous les artistes peintres, poètes, musiciens et autres des Mirlitons, pour vous garder près de moi.
Je n’en demande pas tant. Quelques hommes d’esprit et quelques jolies femmes et pas de foule.
C’est impossible. On ne peut pas fermer sa porte.
Non, on ne peut pas, en effet, endiguer cette coulée de niais à travers les salons.
Pourquoi ?
Parce que c’est comme ça, aujourd’hui.
C’est dommage. J’aimerais beaucoup une intimité restreinte et choisie.
Vous ?
Mais oui ! moi !
Ah ! ah ! ah ! La jolie intimité que vous me feriez ! Ah ! Les charmantes femmes et les hommes comme il faut ! C’est moi qui quitterais la maison, alors !
Ma chère amie, je demanderais seulement trois ou quatre femmes comme vous.
Vous dites ?
Trois ou quatre femmes comme vous.
S’il vous en faut quatre je comprends que vous ayez trouvé la maison déserte.
Vous saisissez fort bien ce que je veux dire, et je n’ai pas besoin de m’expliquer davantage. Il me suffit que vous soyez seule chez vous pour que je m’y plaise plus que partout ailleurs.
Je ne vous reconnais plus. Mais vous êtes malade, très malade ! Peut-être allez-vous mourir !
Raillez-moi tant que vous voudrez, je ne me fâcherai pas.
Et ça va durer ?
Toujours.
Souvent homme varie.
Mon cher Randol, voulez-vous me faire le plaisir de dîner avec nous ? Vous détournerez les épigrammes que ma femme semble avoir aiguisées pour moi.
Merci mille fois, vous êtes tout à fait gentil, mais je ne suis pas libre.
Je vous en prie, faites-vous libre.
Vrai, je ne peux pas.
Vous dînez en ville ?
Oui… C’est-à-dire, non… J’ai un rendez-vous à neuf heures.
Très important ?
Très important.
De femme ?
Mon cher !…
Soyez discret… Mais ça ne vous empêche pas de dîner avec nous.
Merci, je ne peux pas.
Vous partirez quand vous voudrez.
Et mon habit ?
Je l’envoie chercher.
Non,… vrai,… merci.
Ma chère, gardez donc Randol.
Mon cher, je vous avoue que je n’y tiens pas beaucoup.
Vous êtes charmante pour tout le monde, ce soir. Et pourquoi ?
Mon Dieu ! Je ne tiens pas à garder mes amis pour vous faire plaisir à vous et pour vous retenir chez vous. Amenez les vôtres.
Je resterai de toute façon, et vous m’aurez alors en tête à tête.
Allons donc ?
Mais oui.
Toute la soirée ?
Toute la soirée.
Mon Dieu, quelle peur vous me faites ! Et en quel honneur ?
Pour avoir le plaisir d’être près de vous.
Tiens, mais vous êtes en d’excellentes dispositions.
Alors priez Randol de rester.
M. de Randol fera ce qu’il lui plaira. Il sait bien qu’il m’est toujours agréable de le voir. (Elle se lève et après avoir réfléchi.) Vous dînez avec nous, monsieur de Randol. Vous pourrez partir ensuite.
Avec plaisir, madame.
Je vous demande une minute. Il est huit heures. On va servir.
Scène III
Mon cher, vous me rendriez un vrai service en passant la soirée ici.
Je vous assure que je ne peux pas.
C’est tout à fait, tout à fait impossible ?
Tout à fait.
Cela me désole.
Et pourquoi ?
Oh ! pour des raisons intimes. Parce que… j’ai besoin de faire la paix avec ma femme.
La paix ? Vous êtes donc mal ensemble ?
Pas très bien, comme vous avez pu le voir.
Par votre faute ou par la sienne ?
Par la mienne.
Diable !
Oui, j’avais des ennuis au-dehors, des ennuis sérieux, et cela m’avait mis de mauvaise humeur, de sorte que j’ai été taquin, agressif envers elle.
Mais je ne vois pas trop en quoi un tiers peut contribuer à une paix de cette nature.
Vous me donnez le moyen de lui faire comprendre délicatement, en évitant toute explication, heurt ou froissement, que mes intentions sont changées.
Alors, vous avez des intentions de… de rapprochement ?
Non… non… au contraire.
Pardon… Je ne comprends plus.
Je désire rétablir et maintenir un statu quo de neutralité pacifique. Une sorte de paix de Platon. (Riant.) Mais j’entre en des détails qui ne vous intéressent pas.
Pardon encore. Du moment que je joue un rôle en cette affaire, je désire savoir au juste quel est ce rôle.
Oh ! un rôle de conciliateur.
Alors vous voulez la paix avec des traités et des libertés pour vous ?
Vous y êtes.
Ce qui revient à dire qu’après les ennuis dont vous me parliez tout à l’heure, et qui sont finis, vous désirez être tranquille chez vous pour jouir du bonheur que vous avez conquis au dehors.
Enfin, mon cher, la situation est tendue entre ma femme et moi, très tendue, et j’aime mieux ne pas me trouver seul avec elle tout d’abord, parce que ma position serait fausse.
Mon cher, en ce cas, je reste.
Toute la soirée ?
Toute la soirée.
Merci, vous êtes un ami. Je reconnaîtrai cela à l’occasion.
Oh ! mon cher ! (Un silence.) Vous étiez à l’Opéra, hier ?
Bien entendu.
Ça a très bien marché ?
Admirablement.
La Santelli a eu un gros succès personnel ?
Pas un succès, un triomphe. On l’a rappelée six fois.
Elle est vraiment très bonne.
Admirable ! jamais on n’avait mieux chanté. Au premier acte, elle a son grand récitatif : « Ô prince des croyants, écoute ma prière ! » qui a fait se lever tout l’orchestre. Et au troisième, après sa phrase : « Clair paradis de la beauté », je n’avais jamais vu un enthousiasme pareil.
Elle était contente ?
Ravie, folle.
Vous la connaissez beaucoup ?
Mais oui, depuis longtemps. J’ai même soupé chez elle avec des amis, cette nuit, après la représentation.
Vous étiez nombreux.
Non, une dizaine. Elle a été délicieuse.
Elle est agréable dans l’intimité ?
Exquise. Et puis, c’est une femme. Je ne sais pas si vous pensez comme moi, mais je trouve qu’il n’y a presque pas de femmes.
Mais si, j’en connais.
Oui, vous connaissez des femmes qui ont l’air femme, mais qui ne le sont pas.
Définissez.
Mon Dieu, nos femmes, nos femmes du monde, à de très rares exceptions près, sont des objets de représentation ; jolies, distinguées, elles n’ont de charme que dans leurs salons. Leur vrai rôle consiste à faire admirer leur grâce extérieure, factice et superficielle.
On les aime, pourtant.
Rarement.
Permettez.
Oui, les rêveurs ; mais les véritables hommes, les passionnés, positifs et tendres, n’aiment pas la femme du monde d’aujourd’hui, qui est incapable d’amour. D’ailleurs, mon cher, regardez autour de vous. Vous connaissez des liaisons, car on sait tout ; pouvez-vous citer un seul amour, un amour désordonné, comme il y en avait autrefois, inspiré par une femme de notre entourage ? Non, n’est-ce pas ? Cela flatte d’en avoir une pour maîtresse, oui ; cela flatte, cela amuse, puis cela lasse. Regardez, au contraire, les femmes de théâtre, il n’y en a pas une qui n’ait au moins cinq ou six passions à son actif, des actes de folie, des ruines, des duels, des suicides. On les aime, parce qu’elles savent se faire aimer et qu’elles sont des amoureuses, des femmes. Oui, elles ont gardé la science de conquérir l’homme, la séduction du sourire, une manière d’attirer, de prendre, d’envelopper notre cœur, d’ensorceler le regard, même sans être belles à proprement parler. Une puissance d’envahissement enfin qu’on ne retrouve jamais chez nos femmes.
Et la Santelli est une séductrice de cette race ?
La première de toutes, peut-être. Ah ! la gueuse, elle sait se faire désirer, celle-là !
Rien que ça !
Une femme ne se donne jamais la peine de se faire beaucoup désirer quand elle n’a pas d’autre intention.
Diable ! Vous allez me faire croire que vous avez eu deux premières dans la même soirée.
Mais non, mon cher, ne supposez pas des choses pareilles !
Mon Dieu, vous aviez l’air si satisfait, si triomphant, si désireux d’avoir le calme chez vous. Si je me suis trompé, je le regrette… pour vous.
Admettons que vous vous êtes trompé, et…
Scène IV
Eh bien ! ma chère, il reste… il reste… et c’est moi qui ai obtenu ça.
Mes compliments… Et comment avez-vous fait ce miracle ?
Bien facilement, en causant.
Et de quoi avez-vous parlé ?
Du bonheur qu’on éprouve à rester tranquillement chez soi.
Je goûte peu ce bonheur-là, moi, j’adore voyager.
Mon Dieu ! Il y a temps pour tout. Les voyages sont parfois intempestifs.
Et votre rendez-vous, si important, à neuf heures ? Vous y avez renoncé, monsieur de Randol ?
Oui, madame.
Vous êtes changeant.
Mais non ! mais non ! je suis opportuniste.
Vous permettez que j’écrive un mot.
Que s’est-il passé ?
Rien, tout va bien.
Quand partons-nous, alors ?
Nous ne partons plus.
Vous êtes fou. Pourquoi ?
Ne me le demandez pas.
Je suis sûre qu’il nous tend un piège.
Mais non. Il est très tranquille, très content, sans aucun soupçon.
Alors, quoi ?
Soyez calme. Il est heureux.
Ça n’est pas vrai.
Mais oui. Il a répandu son bonheur dans mon sein.
C’est une feinte, il nous veut espionner.
Mais non. Il est confiant et pacifique, il n’a peur que de vous.
De moi ?
Mais oui. Comme vous aviez peur de lui tout à l’heure.
Vous perdez la tête. Mon Dieu ! que vous êtes léger !
Tenez, je parierais que c’est lui qui va sortir ce soir.
En ce cas, partons aussitôt.
Mais non. Je vous dis qu’il n’y a plus rien à craindre.
Oh ! vous finirez par m’exaspérer avec votre aveuglement.
Ma chère amie, j’ai une bonne nouvelle à vous annoncer. J’ai pu reprendre chaque semaine votre loge à l’Opéra.
Vous êtes vraiment trop aimable de me donner le moyen d’applaudir souvent Mme Santelli.
Elle a beaucoup de talent.
Et on la dit charmante.
Il n’y a que ces filles-là pour plaire aux hommes.
Vous êtes injuste.
Oh ! mon cher monsieur, il n’y a qu’elles pour qui on fasse des folies. Et c’est là, entendez-vous, la seule mesure de l’amour.
Pardon, ma chère amie, on ne les épouse pas ; et c’est la seule vraie folie qu’on puisse faire pour une femme.
La belle avance ! On subit tous leurs caprices.
N’ayant rien à perdre, elle n’ont rien à ménager.
Ah ! les hommes sont de tristes êtres ! On épouse une jeune fille parce qu’elle est sage, — et on l’abandonne le lendemain, — et on s’affole d’une fille qui n’est pas jeune, uniquement parce qu’elle n’est pas sage et que tous les hommes connus et riches ont passé par ses bras. Plus elle en a eu, plus elle est cotée, plus elle vaut cher, plus on la respecte, de ce respect particulier de Paris qui ne distingue pas autre chose que le degré de renommée, dû uniquement au tapage qu’on fait, d’où qu’on le fasse. Ah ! vous êtes gentils, messieurs.
Prenez garde ! On croirait que vous êtes jalouse.
Moi ? Pour qui donc me prenez-vous ?
Madame la comtesse est servie !
Votre bras, monsieur.
Je vous aime !
Si peu !
De toute mon âme !
Allons, bon ! Il va falloir que je sorte ce soir.
NOTE.
Quoique La Paix du Ménage n’ait été représentée que quelques mois avant la mort de Maupassant, il s’en était occupé dès 1890. Il écrivait à cette date à sa mère :
« Je viens de retoucher, même de refaire toute ma petite pièce en un acte, autrefois en deux actes, sous le titre : La Paix du Foyer. Je la crois maintenant parfaite et je ne doute pas du succès quand je trouverai une occasion très favorable de la faire jouer. J’ai pris comme titre une réplique de la femme, le voici : Un duel au canif. C’est en effet un duel au canif entre elle et son mari. C’est en parlant de lui seul qu’elle emploie ce mot, bien entendu ; mais le public l’applique aux deux… »
Voir aussi, pour l’épisode de la fin du premier acte, la nouvelle intitulée : Au bord du lit (Monsieur Parent).
Maupassant écrivit, avant la publication de son premier volume Des Vers, une saynète en vers : La Demande et un grand drame historique en trois actes en vers : La Comtesse de Béthune, qui ne furent pas représentés. Puis une autre pièce : Feuille de rose, qui fut jouée par l’auteur et ses amis chez un des leurs. Les invitations, en raison des situations, furent choisies et restreintes. Ces pièces font partie des premiers essais de jeunesse de l’auteur et n’offrent, au point de vue de la publication, aucun intérêt.