La Papauté, le Socialisme et la Démocratie/03

La bibliothèque libre.
La Papauté, le Socialisme et la Démocratie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 110 (p. 96-139).
◄  02
LA PAPAUTE
LE SOCIALISME ET LA DEMOCRATIE

III.[1]
LES SYNDICATS, L’ALLIANCE AVEC LE QUATRIÈME ÉTAT ET LA PAIX SOCIALE.

L’Église peut parler au siècle des associations. Elle s’y connaît. Sa maîtrise en ce genre est incontestée, et sa compétence difficile à nier. Société elle-même, Ecclesia, et la plus ancienne et la plus vaste des sociétés humaines, elle a eu, de tout temps, une fécondité sociale sans pareille. Rien de plus merveilleux au monde. De son sein sont nées, durant des siècles, des associations de toute sorte, congrégations, confréries, corporations, communautés des deux sexes, ecclésiastiques et laïques, urbaines et rurales, aristocratiques et populaires, hospitalières, scolaires, scientifiques, ouvrières, militaires. Et après deux mille ans, sa fécondité n’est pas épuisée. On dirait qu’elle ne peut vivre sans enfanter. C’est là sa faculté, ou mieux, sa fonction maîtresse. Le monde le sait si bien que, lorsqu’on parle quelque part de liberté d’association, le grand souci des ennemis de l’Eglise est que le principal avantage n’en soit pour elle ; et dans les lois qu’ils fabriquent, ils s’ingénient sournoisement à lui enlever le bénéfice de la liberté promise. Qu’est-ce là, si ce n’est l’hommage de la haine à la vitalité de celle dont tant de bouches menteuses dénoncent la décrépitude ?

Associez-vous, dit le pape aux ouvriers. Le levier demandé pour soulever le monde, l’Église l’a dès longtemps découvert ; c’est l’association. Et ce qu’il faut pour réunir les hommes et pour les tenir unis, l’Église l’a reçu de sa tradition et de l’Évangile. Si elle possède, à un degré si éminent, le génie de l’association, c’est qu’elle a tout ce qui peut le faire naître et le faire vivre ; l’esprit d’amour, de douceur, de dévoûment, et non moins l’esprit d’ordre et de discipline. Comment, après cela, s’étonner que des sociétés chrétiennes grandissent et prospèrent là où nos sociétés profanes s’étiolent et meurent ? C’est que, pour le chrétien, solidarité et fraternité ne sont pas une formule sonore. Le christianisme est contraire à l’isolement. En ce sens, il est opposé à l’individualisme. Tout, chez lui, pousse les hommes à s’unir en groupes fraternels. Une société vraiment chrétienne serait un vivant agrégat de libres associations de toute sorte. Vœ soli ! nous crie la Bible, depuis des siècles ; et, comme nous le rappelle encore Léon XIII, melius est duos esse simul quam unum. En ce sens donc, le christianisme répugne non moins à l’égoïsme individualiste qu’au collectivisme obligatoire et à l’absorption de l’individu par l’État. Le self-help ne lui suffit point ; et le jour où le problème social devait lui être posé, l’Église devait chercher la solution dans l’association.


I

Aussi bien, — puisque pour les deux points qui tiennent le plus au cœur des ouvriers, pour la durée du travail et pour le taux des salaires, le saint-père, à l’inverse des socialistes de toute robe, n’attend guère rien de l’État, — il était ramené aux associations libres, aux corporations. C’est à elles, nous l’avons vu, que l’Église, par la bouche de Léon XIII, demande le remède aux plaies sociales. Cette fois, nul n’ira le contester, ce n’est pas là un palliatif sans vertu ou une inoffensive recette de bonne femme. C’est un remède énergique, un réactif violent, assez puissant pour guérir les sociétés, à moins qu’il ne les tue. Tout dépend de la façon dont on le leur applique. Nous en faisons l’épreuve en ce moment ; aux mains de certains médecins, je ne sais si le malade aura la force d’y résister.

Il est loin déjà, le temps où vingt Français ne pouvaient se réunir pour parler de religion ou d’économie sociale sans s’exposer à des poursuites ; le temps où l’empereur Napoléon III et M. Emile Ollivier étaient taxés de socialisme pour avoir fait concéder aux ouvriers le droit de coalition ; où M. le Comte de Paris s’entendait traiter d’utopiste pour avoir révélé à la légèreté française les trades-unions de l’Angleterre. Nous avons fait du chemin, durant ces vingt-cinq ans, et le mérite ou la faute en revient, pour une bonne part, aux catholiques. M. de Mun a le droit de leur en faire gloire ; — puissent-ils avoir toujours de quoi en rester fiers !

Il y a quelques mois, en juin 1891, l’éloquent fondateur des cercles catholiques d’ouvriers célébrait, à sa façon, le centenaire de l’abolition des anciennes corporations, en buvant aux syndicats et à la résurrection des corps de métiers. Le hardi gentilhomme avait raison : c’est une belle revanche sur Turgot et sur la Révolution que doivent à la troisième république l’Église et l’ancien régime. Et, pour notre part, nous l’avouons, si peu de regrets que nous aient laissés les jurandes et les maîtrises du vieux temps, nous eussions volontiers levé notre verre au rétablissement du droit d’association ; partisan de toutes les libertés, nous ne nous croyons le droit d’en rejeter aucune. Loin de là, s’il est une chose que nous ayons peine à pardonner à la Révolution, c’est d’avoir, dans les domaines les plus divers, supprimé tous les groupes historiques ou naturels, toutes les associations, tous « les corps, » c’est-à-dire tout ce qui, en France, avait vie spontanée ; — et si la destruction en était nécessaire, la plupart de ces anciens « corps » ne répondant plus à leur objet, — c’est, après avoir aboli toutes les corporations, les compagnies, les communautés, plus ou moins vieillies et usées, de la France ancienne, d’avoir tout fait pour empêcher les organes sociaux de repousser et de se régénérer, d’avoir proscrit tout agrégat particulier et tout organisme vivant, de n’avoir considéré partout que l’individu isolé, en s’ingéniant à le maintenir dans son isolement.

C’est là, pour nous, comme pour M. Taine, la faute capitale de la Révolution, celle qui explique les autres. Par là seul, la Révolution a placé la France contemporaine dans un état d’infériorité manifeste vis-à-vis des nations étrangères, vis-à-vis de toutes celles du moins qui n’ont pas eu la folie d’imiter son exemple. Par là, nous nous sentons déplorablement au-dessous des peuples anglo-saxons, au-dessous des Anglais, au-dessous des Américains, au-dessous des jeunes colonies britanniques. La défiance invétérée de la France moderne pour tous les corps vivans, pour tout ce qui a une vie collective indépendante de l’État, et, par suite, la mise en suspicion ou en tutelle de tout ce qui tend à s’associer, l’interdiction ou la raréfaction systématique des fondations, sans lesquelles rien de grand et de durable ne peut vivre ou prospérer, l’horreur aveugle et comme superstitieuse de ce spectre d’ancien régime qu’on nomme avec une terreur d’enfant : « la main morte, » quel obstacle à la solution de nombre de questions sociales, de questions politiques, de questions religieuses ! C’est ainsi que, à leur détriment mutuel, cela rend de longtemps impossible, en France, l’indépendance réciproque de l’État et de l’Église, avec l’entière liberté religieuse, par la séparation de l’Église et de l’État.

Est-ce là l’individualisme de la Révolution ? cet individualisme tant vanté de quelques-uns, nous avons peu de goût pour lui. Loin d’y voir le palladium de la liberté individuelle, nous croyons y découvrir un péril pour la liberté de l’individu. Ainsi compris, en effet, l’individualisme nous mène tout droit au socialisme. En prohibant toute association, en supprimant toute corporation, en traitant en rivales ou en ennemies de l’État toutes les communautés, toute collectivité publique ou privée, la Révolution a, sans le savoir, frayé la voie au socialisme d’État. Ou mieux, comme ici la Révolution n’a guère fait qu’imiter, en les outrant, les procédés de l’ancien régime, on peut dire que tous deux, de concert, l’ancien régime et la Révolution, la monarchie absolue et la république jacobine, résumés tous deux et comme ramassés dans la France de Napoléon, ont préparé de loin l’avènement du socialisme d’Etat. — Comment cela ? dira-t-on. Mais par leur centralisation excessive, par leurs défiances contre toutes les institutions locales, par leur hostilité contre toutes les forces sociales et tous les groupes naturels. Sur ce point, il nous est impossible de ne pas être de l’avis de M. de Mun et des écrivains catholiques[2]. En rompant tous les liens entre les citoyens, en abolissant les corps spontanés et les groupemens naturels, formés par le voisinage ou les intérêts communs, en rasant toutes les franchises communales et toute autonomie provinciale, en ne laissant debout, sur cette France dénudée, pareille à une table rase, que l’État omnipotent en face de l’individu isolé, — l’infiniment grand devant l’infiniment petit, — en nivelant tout sous le pesant rouleau de sa bureaucratie, la centralisation moderne a préparé le sol pour l’établissement légal du socialisme d’État. Ce peuple désagrégé, pareil à une poussière de molécules humaines, cette nation réduite à l’état de grains de sable, comme disait Napoléon, elle s’est habituée à tout attendre de l’État ; et le jour où les modernes devaient s’éprendre de réformes sociales, c’est vers l’État qu’ils se devaient tourner. C’est ainsi que, en France, comme en Prusse, la centralisation administrative était grosse du socialisme d’État. Et c’est de même ainsi que par sa guerre sans trêve à l’esprit d’association et à tout ce qu’elle poursuivait sous le nom de « fédéralisme, » par une inévitable réaction contre l’étroitesse de son individualisme, la Révolution devait à la longue mettre les justes droits de l’individu en péril. Loin de tenir à la tradition révolutionnaire, — est-ce qu’il devrait y avoir une tradition de ce qui a été la négation de la tradition ? — nous sommes prêts à nous féliciter de voir renaître chez nous le goût et l’habitude de l’association, — à la seule condition que ce droit nouveau ne coûte pas trop cher à nos droits anciens.

Hâtons-nous de le dire, si elles étaient façonnées sur le patron recommandé par le pape, nous verrions sans inquiétude le sol de la France et de l’Europe se couvrir d’un réseau d’associations ouvrières et d’unions professionnelles. Quand il appelle le rétablissement des corporations (sodalitia opificum), Léon XIII a soin de nous avertir que ces corporations nouvelles doivent être appropriées aux mœurs actuelles[3]. Il ne s’agit nullement, pour lui, d’exhumer du cimetière de l’histoire des institutions mortes. S’il demande à l’État de protéger ces associations professionnelles, il lui demande, en même temps, de ne pas s’ingérer dans leurs affaires. « Que l’État, dit admirablement le souverain pontife, ne s’immisce point dans leur gouvernement intérieur et ne touche point aux ressorts intimes qui leur donnent la vie, car le mouvement vital procède d’un principe intérieur et s’arrête très facilement sous l’action d’une cause externe[4]. » Remarquez ces deux lignes : vous y reconnaîtrez une idée, à notre sens, fondamentale pour l’intelligence des questions sociales ou politiques : à savoir l’opposition entre l’activité vivante des organes sociaux spontanés, — des institutions et des associations issues du libre groupement des hommes, — et l’action mécanique de l’État, dont les engrenages aveugles risquent de broyer tout ce qui se rencontre de vivant sous les dents de leurs roues. Ce péril, accru dans nos sociétés modernes par l’énormité de la machine gouvernementale, il n’échappe pas à la vigilance du saint-père. Aussi réclame-t-il pour les associations professionnelles la liberté de se donner des statuts appropriés à leur but. Quant à déterminer lui-même quels doivent être ces statuts, ou à nous en donner un modèle, le pape s’y refuse. En repoussant pour les corps de métiers la réglementation administrative, il n’a nullement la prétention d’y substituer une réglementation ecclésiastique, quoiqu’il engage les travailleurs à s’inspirer des conseils de leurs évêques et de leurs prêtres. Ici, comme partout, Léon XIII a trop bien conscience de la variété des lieux et des circonstances pour prétendre imposer à tous un type unique. Le pape se montre exempt de cette passion d’uniformité si fréquente chez les gouvernans. C’est qu’il veut des institutions animées d’une vie propre, et il sait que la première condition de la vie est la variété : « Nous ne croyons pas, dit avec modestie le souverain pontife, qu’on puisse, en pareille matière, donner des règles certaines et précises ; tout dépend du génie de chaque peuple, des usages et de l’expérience, du genre de travail, de l’étendue du commerce et d’autres circonstances de choses et de temps, qu’il faut peser avec maturité. »

On sent que les préférences du saint-père, comme de la plupart des catholiques, sont pour les sociétés de patronage et pour les syndicats mixtes. Par malheur, ce sont justement les deux formes d’association les plus difficiles à faire accepter des ouvriers, ou les plus malaisées à constituer et à faire fonctionner. Les sociétés de patronage qui, en tant de contrées, lui ont rendu d’incontestables services, sont généralement mal vues de l’ouvrier, par cela seul qu’elles le placent dans une situation d’infériorité vis-à-vis des patrons, ou vis-à-vis des bourgeois. Son orgueil, ou ce qu’il appelle le sentiment de sa dignité, y répugne. Pour l’y ramener, il faudrait lui inculquer ce qui presque partout lui fait défaut, l’humilité chrétienne. Les bienfaits qui paraissent faire de lui l’obligé des hommes d’une autre classe, il ne les supporte qu’avec impatience. A l’instar des travailleurs anglo-saxons, jaloux de tout ce qui a l’air d’une tutelle du maître, les ouvriers du continent se montrent de plus en plus défians de tout patronage. Bientôt, il n’y aura plus à s’y résigner que les enfans, les apprentis, les jeunes filles ; les adultes repoussent tout ce qui ressemble à une sujétion et à une dépendance de classe. Leur prétention est d’être mis sur le même pied que les patrons ; ils ne veulent rien avoir de commun avec eux, en dehors de l’usine, à moins d’être traités, par eux, en égaux.

Les syndicats mixtes ne prêtent pas à la même objection. Rien ici qui froisse la susceptibilité ombrageuse des travailleurs, puisque le syndicat mixte a précisément pour objet de réunir dans la même association, sur un pied d’égalité, les représentans des ouvriers et les représentans des patrons. À ce point de vue, c’est là, manifestement, l’idéal des associations professionnelles ; cherche-t-on dans les syndicats un instrument de pacification, ce ne peut guère être que dans le syndicat mixte. Autrement, comme l’ont prévu jadis M. de Mun et l’Association catholique, constituer, en face les uns des autres, des syndicats d’ouvriers et des syndicats de patrons, c’est ranger le monde du travail en deux armées hostiles, et organiser la guerre et non la paix. Incontestable vérité que les faits ne confirment que trop déjà ! Mais pour faire cesser l’antagonisme du capital et du travail, il ne suffit point, hélas ! de rapprocher, matériellement, ouvriers et patrons dans un syndicat commun. Pour être associés en nom, sous la même raison sociale, les deux élémens rivaux n’en demeureront pas moins défians. Ce n’est point les accorder que de les faire délibérer côte à côte dans la même corporation. Rassembler les hommes n’a jamais suffi pour les concilier, et mettre les intérêts en présence, c’est le plus souvent les mettre aux prises.

Les fondateurs des « cercles catholiques » ont senti la difficulté et ils se sont efforcés d’y parer. M. le comte d’Haussonville a exposé naguère, ici même, la méthode recommandée par l’Œuvre des cercles ; il nous a décrit ces syndicats mixtes pourvus d’un « patrimoine corporatif » et ayant au-dessus d’eux, pour trancher les différends qui ne manqueraient point de surgir entre leurs membres, des « comités d’honneur, » formés d’hommes des hautes classes, étrangers à la profession, qui serviraient de tiers arbitres[5]. Avec M. d’Haussonville, je doute que pareil système soit accepté des ouvriers ou résiste à l’épreuve des faits. Peut-être quelques lignes de l’encyclique de Léon XIII font-elles allusion à ces ingénieux projets ; mais le pape y a-t-il réellement songé, il s’est bien gardé d’insister. Il glisse sur le sujet, laissant, comme d’habitude, au temps et à l’expérience le soin d’indiquer les moyens pratiques. Il a senti, d’instinct, tout ce qu’avait d’humainement malaisé le rêve de concilier, par un lien corporatif, les prétentions de l’ouvrier et les intérêts du patron. C’est là en effet, pour les deux égoïsmes en présence, une difficulté presque insurmontable, parce qu’elle est inhérente à la nature humaine. Pour en triompher, il ne faudrait rien moins que le secours de Dieu, et, comme disent les chrétiens, le secours de la grâce qui sait vaincre la nature.

Ici, comme presque partout, la question sociale se heurte à une question morale. Ne nous étonnons donc point, si, en traitant des syndicats professionnels, le pape revient sur une chose dont les réformateurs séculiers se troublent peu d’ordinaire, sur l’esprit qui doit régner dans les nouvelles associations. Pour quiconque a des yeux, c’est bien là le point capital. L’essentiel, sous le rapport social, c’est bien moins les règlemens ou les statuts donnés aux corporations ouvrières que l’esprit de leurs membres. Les statuts, ce n’est là, en quelque façon, que le cadre, la forme extérieure, le corps de l’association professionnelle ; et ce qui importe surtout à la société, ce qui doit décider de la vie et des œuvres des corporations nouvelles, c’est l’âme dont ce corps sera animé. Ces associations vaudront ce qu’en vaudra l’esprit, et la forme du vase nous inquiète moins que le vin qui doit y être versé. Le pape est donc bien dans la question, quand il soutient que c’est du spirituel qu’il faut s’occuper avant tout. Veut-on qu’elles soient un instrument de prospérité pour les ouvriers et un agent de pacification pour la société, il faut d’abord, aux yeux de Léon XIII, que ces associations ouvrières fassent une place à Dieu. Sans Dieu et sans l’esprit chrétienne pape n’en attend rien de bon. « Tout en ayant pour but l’accroissement des biens du corps, de l’intelligence et de la fortune, ces associations, nous affirme le saint-père, doivent viser, avant tout, à ce qui est l’objet principal de la vie humaine, au perfectionnement moral et religieux. » C’est l’éternel mot de l’Évangile : Quœrite primum regnum Dei ; et ici encore l’on pourrait ajouter : le reste vous sera donné par surcroît. Certes, le souverain pontife est en droit de nous le promettre : avec des sociétés professionnelles, assises sur le fondement de la religion et inspirées de l’Évangile, il sera relativement facile de « déterminer les relations mutuelles des associés et de concilier les droits et les devoirs des patrons avec les devoirs et les droits des ouvriers. » De même, en cas de contestation entre les deux classes, patrons et ouvriers n’auront pas de peine à s’entendre « pour charger des hommes prudens et intègres, tirés de leur sein, de régler le litige en qualité d’arbitres. » L’esprit de paix habitant en elles, avec l’esprit de Dieu, ces chrétiennes corporations seraient aisément un instrument de paix.

Mais est-ce de ces associations chrétiennes, de ces pieuses confraternités fondées sous le patronage des évêques et bénies par l’Église, que nous voyons surgir, de tous côtés, autour de nous ? Est-ce à ces corporations pacifiques, à ces doux troupeaux de brebis évangéliques, respirant la mansuétude et la charité, que ressemblent les syndicats ouvriers dont les revendications grondent sous nos pieds ? Elles sont peu nombreuses, hélas ! aujourd’hui, ces chrétiennes corporations qui ont jadis couvert la France, les Flandres, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne des monumens insignes de leur génie et de leur foi ; ces glorieuses guildes d’artisans qui se réunissaient dévotement dans leurs chapelles, au jour de leur saint patron, et qui, dans les fresques ou les verrières de nos cathédrales, nous ont légué tant d’admirables témoignages de leur puissance et de leur prospérité. Les temps ont changé, de nouvelles classes ouvrières ont grandi, bien différentes de leurs devancières. Ces anciennes corporations, nées sous le patronage de l’Église, je ne sais s’il serait beaucoup plus facile de les faire revivre que de faire remonter sur leurs palefrois les chevaliers casqués du heaume et couverts de la cotte d’armes, pour lesquels le moyen âge faisait travailler ses corps de métiers. L’archéologie n’a malheureusement rien de commun avec la science sociale[6].

De ces chrétiennes associations, animées de l’esprit de paix et d’évangélique fraternité que Léon XIII voudrait insuffler aux sociétés ouvrières, j’en vois bien quelques-unes, en Alsace, en Belgique, en Suisse, en Allemagne, en France même peut-être, mais combien rares ! Elles sont disséminées et comme noyées au milieu des syndicats batailleurs, embrigadés par l’esprit de haine. Et jusque dans les unions ouvrières ou dans les cercles catholiques formés par des patrons religieux avec la bénédiction de l’Église, des industriels chrétiens nous en ont fait l’aveu, l’esprit de suspicion et les rancunes de classes ont pénétré ; les patrons et les ouvriers qui s’agenouillent côte à côte devant l’Agneau de Dieu ont senti passer entre eux un vent froid de jalouse méfiance. Chez l’ouvrier catholique même, l’ouvrier est souvent en lutte avec le chrétien, et de ce duel intérieur, le chrétien ne sort pas toujours victorieux. — N’importe, si elles étaient plus nombreuses, ou si elles étaient plus influentes, de pareilles sociétés nous aideraient singulièrement à résoudre le dur problème posé à nos peuples modernes ; car elles seules pourraient nous donner, ou nous rendre, ce qui doit être notre but à tous, la paix sociale. Mais pauvres ou riches, qui, parmi nous, aurait l’illusion que c’est à cette œuvre pacifique que travaillent nos syndicats ? Tandis que le saint-père et les catholiques nous montrent dans les corporations ouvrières l’instrument de la conciliation, les syndicats ouvriers remplissent l’air de leurs fanfares belliqueuses. Leurs parrains du Palais-Bourbon ou de l’Hôtel de Ville ont eu beau nous promettre la paix en leur nom, ce n’est pas avec le rameau d’olivier qu’ils se présentent à nous, et ce n’est point encore la paix qu’on se vante de préparer à la Bourse du travail. Les étendards sous lesquels ils se rassemblent, ce ne sont pas les mystiques vexilla Regis et le drapeau de la croix arborés sur le Calvaire. Leur étendard de prédilection, nous le connaissons ; c’est celui que, sur nos places publiques, ils portent encore enroulé dans un étui en attendant l’heure de le déployer, de nouveau, et de le faire flotter au vent sur les monumens de nos capitales ; c’est le drapeau rouge, et, pour eux, le rouge, l’écarlate qui semble teint dans le sang, n’est pas la couleur de l’amour qui est plus fort que la mort, ni l’emblème de la charité qui sait donner sa vie, mais la couleur de la haine et l’emblème de la lutte des classes, qui ne reculera pas devant un fleuve de sang. Ces syndicats à peine nés d’hier, les chefs qui les mènent ne se font pas prier pour le confesser, ce qu’ils nous apportent dans leurs statuts, c’est la guerre et non la paix ; et cela, justement parce qu’il leur manque la seule chose qui leur puisse inspirer l’amour de la paix : l’esprit chrétien. C’est bien pour livrer bataille au capital et pour réduire les patrons à merci, que nous voyons tous les corps de métiers se ranger sous les bannières des syndicats, lever des subsides sur tous les compagnons, enrégimenter partout en armées innombrables les ouvriers des deux sexes, et comme autrefois, dans nos guerres de religion, huguenots et ligueurs, chercher des alliés par-delà nos frontières, jusque chez les ennemis de la France.


II

C’est une grande lutte qui se prépare autour de nous, rude et longue ; — je doute que nos enfans en voient la fin. La guerre sociale est déclarée, et elle durera plusieurs générations. Ce ne sera pas une guerre de trente ans, bornée à notre France et à notre vieille Europe germano-latine, mais bien une guerre de cent ans, et plus peut-être, qui mettra en feu les deux mondes à la fois. Elle sera longue et acharnée ; elle aura, elle aussi, ses phases diverses, chaque parti ayant ses alternatives de victoire et de défaite, et nous ne savons ni quel en sera le dénoûment lointain, ni quelles en seront les péripéties prochaines. Ayons le courage de nous l’avouer, notre Europe, ou mieux, notre civilisation occidentale n’a jamais été plus loin de la paix sociale, de la paix véritable, celle des cœurs et des âmes. L’idyllique Eldorado où nos arrière-grands-pères voyaient déjà en songe entrer l’humanité, recule sans cesse devant nous ; et ce n’est plus seulement les armemens de la triple alliance et la muette douleur de l’Alsace-Lorraine qui nous font douter du règne prochain de la fraternité. Dieu me garde de paraître trop pessimiste ! mais cette Europe, toute meurtrie encore des grandes guerres nationales, il lui sera malaisé d’échapper à la guerre des classes. A défaut du sentiment chrétien, le sentiment national est seul peut-être de force à en arrêter l’explosion ; — je voudrais du moins le croire assez puissant pour nous préserver d’avoir des guerres sociales, comme nous avons eu des guerres de religion ; mais ce sentiment national, si fort, hier encore, et chez nous Français, et chez nos voisins d’Allemagne ou d’Italie, il est déjà partout sourdement entamé par l’acre acide du- socialisme et le lent corrosif de l’envie. Le XIXe siècle, — « le siècle des nationalités, » comme l’appellera l’histoire, — n’est pas encore à son terme, que déjà nous voyons la nationalité aux prises avec le socialisme ; et duquel des deux serions-nous en droit de dire : « Ceci tuera cela ? »

Puis, si nous n’avons pas encore de guerre sociale à coups de pique ou à coups de fusil, nous en avons déjà à coups de grèves et de coalitions, et ce n’est peut-être ni la moins meurtrière, ni la moins ruineuse. Les syndicats ouvriers en sont l’instrument. Voici cinq ou six ans qu’ils ont obtenu le droit de vivre, et déjà ils semblent tout faire pour justifier l’opposition contre leur rétablissement. Pendant longtemps, je le confesse, je me suis étonné de l’implacable hostilité manifestée par la Constituante contre toute association des gens de même métier. Je m’expliquais mal l’article 7 de la loi de juin 1791, de cette loi qui, reprenant l’édit de Turgot, de mars 1776, faisait défense aux citoyens, sous quelque prétexte que ce fût, de s’associer pour u leurs prétendus intérêts communs. » Depuis quelques mois, je comprends la Constituante et je comprends Turgot. Nos syndicats m’ont donné une leçon d’histoire. En laissant se former des associations ouvrières ou patronales, les constituans appréhendaient de voir renaître des corporations fermées, exclusives et oppressives, qui voulussent se faire du travail un privilège, et de l’industrie ou du commerce un monopole. Et, aujourd’hui même, que l’État obtempère aux injonctions des syndicats professionnels, que le parlement cède à la pression de la Bourse du travail, et nos syndicats ouvriers, transformés en caste privilégiée, supprimeront la plus précieuse conquête de la Révolution, et briseront, du même coup, le grand ressort du progrès moderne, la liberté du travail. — Il s’agit de savoir si, cette fois encore, les enseignemens du passé resteront lettre morte pour le présent, et si les fautes des grands-pères seront perdues pour les arrière-petits-fils. Laissez le champ libre aux exigences des syndicats, votez la loi Bovier-Lapierre, conférez-leur tous les droits qu’ils réclament vis-à-vis des patrons et vis-à-vis des travailleurs ; faites-en les maîtres de l’usine et les dispensateurs du travail ; permettez-leur, en un mot, de se transformer en corporations obligatoires ; — et vous verrez la liberté d’association, de nouveau compromise, redevenir suspecte ; et il ne faudra peut-être pas quinze ans pour que des assemblées françaises suppriment, une troisième fois, les associations professionnelles, et nous ramènent, à la joie de tous, patrons et ouvriers, aux décrets de la Constituante et aux édits de Turgot. C’est à quoi doivent prendre garde les amis de l’ouvrier.

Que nous ne soyons pas pleinement rassurés devant les procédés des syndicats, ce n’est pas au Vatican qu’on s’en montrera surpris. Le saint-siège, tout le premier, s’inquiète de leurs tendances antisociales. Le pape Léon XIII ne le cache point. Comme nous, il redoute leur despotisme ; comme nous, il flétrit leurs violences et leur tactique inhumaine. Tout en se félicitant de la renaissance des associations ouvrières, Léon XIII déplore hautement que « la plupart obéissent à un mot d’ordre également hostile au nom chrétien et à la sécurité des États[7]. » Il va jusqu’à engager les ouvriers chrétiens « à ne pas donner leur noms à des sociétés dont la religion a tout à craindre ; » il les pousse à fonder entre eux des groupes indépendans, « à joindre leurs forces pour se délivrer hardiment d’une oppression injuste et intolérable ; quo se animose queant ab illa injusta ac non ferenda oppressione redimere. » — Pesez bien ces paroles ; il en ressort une chose importante ; c’est que le pape n’admet point de syndicats obligatoires. Loin de là, Léon XIII signale la tyrannie des syndicats vis-à-vis de l’ouvrier qui ne veut pas supporter leur joug ; Léon XIII se plaint de ce qu’ils prétendent « accaparer toutes les entreprises et condamner à la misère les travailleurs qui refusent de s’affilier à eux[8]. » Ou cela n’a pas de sens, ou cela est la revendication de la liberté du travail, partant la condamnation du monopole réclamé par les syndicats. Car de quelle façon les syndicats réduisent-ils l’ouvrier récalcitrant à la misère, si ce n’est en lui interdisant le travail ? S’il demande la liberté des associations professionnelles, s’il en fait, à bon droit, la clé de la réforme sociale, le saint-siège ne s’est, nulle part, prononcé contre la liberté du travail. Tout au contraire, le pape en enjoint partout le respect ; s’il permet aux ouvriers de faire grève, — ce qui est manifestement de leur droit strict, — il défend aux grévistes d’employer la contrainte, il leur recommande expressément de ne pas violer la liberté des travailleurs qui veulent travailler, ni la propriété des patrons qui ne veulent pas céder à la grève. Pour s’opposer aux désordres, le pape ne craint pas de faire appel à l’État : « Il faut, dit-il, mettre un frein aux excitations des meneurs et empêcher les grèves détourner en violence et en tumulte. » N’est-ce pas encore ici la sagesse et la justice qui parlent par la bouche du vicaire du Christ ? — Mais la chose est si claire, et le devoir de l’ouvrier et le devoir de l’État sont si manifestes, que ce serait faire injure au pape que de lui faire un mérite d’oser le leur rappeler.

Retenons ceci, et que, au milieu de tant de points encore obscurs et contestés, ce soit au moins, pour nous, un point acquis. L’ouvrier a le droit de s’associer à l’ouvrier ; et ce droit qu’il tient de la loi de Dieu, ou de la loi naturelle, supérieure aux lois humaines, ni l’État ni le patron n’ont le droit de lui en refuser l’exercice. Voilà ce que la Révolution a eu le tort de méconnaître. Elle qui a eu l’orgueilleuse prétention de dresser, pour tous les peuples et pour tous les temps, la table éternelle des droits de l’homme, elle a oublié ce droit essentiel, d’autant plus respectable et d’autant plus sacré qu’il est, de fait, la grande sauvegarde des masses populaires. Par suite, elle a eu beau proclamer la souveraineté du peuple ; en inscrivant en tête de ses lois, comme au fronton de ses monumens, les mots de liberté et d’égalité, la Révolution mentait à sa devise : la liberté et l’égalité la trouvaient infidèle sur le point peut-être qui importait le plus au grand nombre. Et ainsi, alors qu’elle faisait profession d’abolir tous les privilèges, la Révolution constituait indirectement un privilège pour le patron, pour le maître, pour le riche, qui, libre en dépit des lois de s’entendre avec ses pareils, avait un avantage marqué sur l’ouvrier et le prolétaire. Et ainsi, ce dernier avait vraiment le droit de se plaindre de la société « bourgeoise » qui lui retirait la seule arme qu’il eût pour sa défense, le droit de se coaliser et de s’associer. Il y avait là une inégalité qui ne pouvait se prolonger indéfiniment sans devenir une iniquité. L’excuse de la Révolution, l’excuse du code et de notre société bourgeoise, c’était la nécessité d’établir d’abord la liberté du travail, et de garantir cette liberté du travail contre toute réaction. Si un siècle n’y a pas suffi, il faut désespérer de nous.

Nous avons, plus que nos pères sans doute, le souci de la justice sociale, et la justice exige que le travail et le capital soient mis, devant la loi, sur un pied d’égalité. Or, ils ne peuvent l’être que par la liberté d’association. C’est là ce que nous voudrions voir admis de tous. Accorder aux ouvriers, aussi bien qu’aux patrons, le droit de s’associer, c’est le plus souvent, il est vrai, nous l’avons dit, leur reconnaître le droit de préparer la guerre du travail contre le capital. Mais, quoi que nous fassions, le travail et le capital sont déjà en état de guerre ; si elle n’éclate pas encore dans la rue, la guerre entre eux n’en est pas moins déclarée ; elle est dans les esprits, et pour y mettre fin, ce sont les âmes qu’il faudrait pacifier. Dès lors que cet état de guerre existe et que tout annonce qu’il doit persister, la justice exige que les deux adversaires soient mis sur le même pied, que l’un ne soit pas favorisé aux dépens de l’autre. Qu’avons-nous fait, en réalité, quand nous avons octroyé aux ouvriers le droit de se masser en syndicats ? Nous leur avons reconnu la qualité de belligérans que nous leur avions déniée jusque-là. C’est, à peu près, tout ce que l’État et la loi peuvent faire ici pour la justice. Qu’on ne s’y trompe point ; la justice défend à l’État de prêter main-forte à une partie contre l’autre ; elle lui commande de maintenir entre elles la balance égale. L’Etat n’a pas plus le droit de concéder à l’ouvrier des privilèges contre le patron que d’en conférer au patron contre l’ouvrier ; vis-à-vis de l’un, comme vis-à-vis de l’autre, son devoir est de maintenir intacts et les droits de l’individu et les droits même de l’Etat.

C’est là le grand point. Aux associations professionnelles, l’État doit la liberté, toute la liberté ; mais il est deux choses que l’État doit défendre contre les empiétemens des syndicats, deux choses qu’il n’a pas le droit de leur livrer, la liberté individuelle et la puissance publique. Ni l’ouvrier, ni encore moins l’État, ne doivent être asservis aux syndicats. Liberté pour l’individu, liberté pour l’association, telle est, nous semble-t-il, la seule formule équitable, la seule qui donne satisfaction à tous les droits ; si elle ne suffit point à nous assurer la paix sociale, elle peut seule empêcher les luttes de classes d’aboutir à l’oppression d’une moitié de la nation par l’autre. Pas plus que la liberté individuelle, la liberté d’association ne doit dégénérer en tyrannie. Toutes deux, et la dernière davantage encore, ont à la fois besoin d’être soutenues et besoin d’être contenues. C’est à la loi et à l’autorité publique de les faire vivre côte à côte. La liberté d’association a, elle aussi, sa limite dans la liberté d’autrui ; et cette limite, il importe, d’autant plus, de ne pas la lui laisser dépasser que, de sa nature, elle est plus portée aux envahissemens et aux usurpations. S’il fallait payer cette liberté nouvelle du prix des libertés individuelles, ce serait l’acheter trop cher. Individuelle ou collective, toute liberté doit répondre de ses actes et de ses méfaits, devant la loi et les tribunaux ; et pour les associations, comme pour les individus, cette responsabilité doit se traduire, au besoin, par des peines effectives, par l’amende, par des dommages-intérêts, par la prison. Aussi, tout comme M. de Mun, serions-nous, pour notre part, enclin à conférer aux syndicats professionnels la personnalité civile.

Bossuet, dans son traité du Libre arbitre, voulant accorder la liberté de l’homme avec la prescience, ou mieux avec la Providence divine, les compare aux extrémités d’une chaîne dont nous devons « tenir fortement les deux bouts, » quoique nos yeux ne voient pas toujours le « milieu par où l’enchaînement se continue. » J’en dirai autant de la liberté du travail et de la liberté des syndicats. Parce qu’il nous semble parfois malaisé de les concilier, nous n’avons pas le droit de lâcher l’une pour l’autre ; nous devons, au contraire, nous tenir ferme à toutes deux, sans en laisser échapper aucune. Pour les mettre d’accord, nul besoin, du reste, de recourir au mystère ou au miracle. Ces deux libertés qui, dans leur apparente opposition, se complètent et se redressent, quand, jusqu’ici, a-t-on sérieusement, en France du moins, tenté de les faire vivre ensemble ? Ce que nos pères n’ont pas su, ou n’ont pas osé, nous sommes contraints de le faire. Le problème s’impose à nous, et notre fin de siècle ne peut l’éluder. À cela, en somme, se ramène tout le problème social, c’est à-dire le problème du travail ; il n’a rien d’insoluble dans les termes ; c’est une équation entre deux libertés qui ne sont point contradictoires. Pour le résoudre, il ne faut ni génie, ni grande science. Ce qu’il faut, aux détenteurs du pouvoir, pour faire cohabiter ces deux libertés si portées à faire mauvais ménage, la liberté du travail et la liberté d’association, ce n’est guère que de la loyauté et de la probité. C’est assez, pour cela, d’un peu d’énergie et d’un peu d’esprit de suite. Tranchons le mot, il suffit que le gouvernement, l’administration, la police ne trahissent pas leur devoir. Point n’est besoin que l’État sorte de ses attributions ; il suffit, au contraire, qu’il accomplisse sa fonction essentielle qui sera toujours d’assurer la paix de la rue, avec le respect des droits de chacun.

De toutes les lois ou de toutes les réformes réclamées de la France contemporaine, si l’on me demande quelle est, à mon sens, la plus urgente et la plus importante, je répondrai : c’est une loi sur la liberté d’association, — une loi qui assure enfin, à tous les Français, ce que leur ont vainement promis tant de constitutions mortes : le plein et libre exercice du droit d’association. Cette loi, il nous la faudrait également pour nos besoins sociaux, pour nos besoins économiques, pour nos besoins religieux et moraux. Rien, pour l’avenir de la France, ne vaudrait pareille réforme ; avec cela, elle pourrait braver bien des crises ; elle saurait traverser jusqu’aux expériences les plus dangereuses, — à commencer par la séparation de l’Église et de l’État, puisqu’il semble bien que la république n’ait plus la force d’en épargner longtemps l’épreuve au pays. Pareille loi serait vraiment une loi sociale ; et c’est ici que la législation peut être un moyen de salut ; — non point par ce que le législateur se permet d’enjoindre aux sociétés ou d’imposer aux individus ; mais, tout au rebours, par la liberté que la loi doit assurer à toutes les initiatives, à toutes les spontanéités vivantes, individuelles ou collectives. Une loi rendant aux Français le droit de s’associer dans l’espace et dans le temps, à travers les générations qui se succèdent, comme à travers les lieux et les distances qui séparent ; une loi consacrant le droit de travailler en commun à une même œuvre, de créer des entreprises et des sociétés qui dépassent les bornes d’un groupe local et les limites d’une vie humaine, qui puissent s’administrer librement et durer indéfiniment à l’aide de fondations temporaires ou perpétuelles ; une pareille loi serait, pour notre pays, le plus puissant instrument de rénovation. Elle réveillerait, elle raviverait partout, chez nous, — dans le corps anémié et dans les membres engourdis de la France, — ce qui a lentement décliné depuis la Révolution, la vigueur virile et l’énergie vitale, et, avec la virilité et la vitalité françaises, elle doublerait les forces sociales, comme les forces morales de la nation. Une fois en possession des mêmes droits que nos rivaux, nous pourrions lutter, à armes égales, avec les mieux doués et les mieux équipés des peuples contemporains. Mais, pour qu’elle soit un instrument de salut, et non un jouet inutile, ou un engin de perdition, il nous faut, non point une loi tronquée et bâtarde, n’accordant la liberté que de nom et la soumettant de fait à l’arbitraire administratif, — non point une loi de privilège déliant les mains des uns et enchaînant les bras des autres, — mais une loi d’un large esprit libéral garantissant à tous, riches et pauvres, patrons et ouvriers, laïques et ecclésiastiques, une égale liberté[9].

Cette loi de liberté, tant de fois annoncée, pouvons-nous l’attendre de nos ministres et de nos majorités parlementaires ? Le demander semble se moquer. On a déjà, au ministère de l’intérieur, rédigé, depuis une dizaine d’années, trois ou quatre projets de loi sur la liberté d’association. M. Constans s’y est essayé après M. Waldeck-Rousseau, après M. Floquet et M. Goblet. Dans lequel de ces projets, également tissés par l’esprit de secte, a-t-on pu découvrir le canevas de cette loi de liberté, attendue depuis des générations ? Ministres d’hier, ou ministres de demain, la liberté qu’on nous offre est toujours une liberté boiteuse et menteuse. C’est une liberté, selon nos vieilles formules, tempérée par l’arbitraire gouvernemental. Les lois qu’on apporte au Palais-Bourbon se ressemblent toutes par un point : elles reprennent aux uns, en dessous, d’une main hypocrite, ce qu’elles affirment solennellement concéder à tous. Et ainsi, la liberté toujours promise, ministres et majorités se montrent impuissans à nous la donner. Les législatures se succèdent, les cabinets tombent, et la république, en travail depuis douze ans, ne peut accoucher d’une loi sur les associations.

Le législateur a sous sa garde deux droits à défendre contre les usurpations ou les empiétemens des associations et des syndicats : le droit de l’individu et le droit de l’État, celui des citoyens isolés et celui de la collectivité nationale. Cela peut être parfois une besogne incommode en face d’associations professionnelles qui, de Perpignan à Dunkerque, sont en train de couvrir le sol français d’un réseau de corporations ouvrières.

Or, de quel côté se portent les défiances et les précautions gouvernementales ? Est-ce du côté des nouveaux syndicats, qui ont déjà la puissance du nombre et le prestige de la force, qui, non contens d’user envers les travailleurs de la contrainte morale, se permettent déjà, sous nos yeux, dans les grèves, d’employer vis-à-vis des patrons ou des ouvriers récalcitrans la violence matérielle ? Non, toutes les mesures de défense, toutes les sévérités de la loi et les rigueurs du fisc semblent devoir être réservées pour les associations dont l’objet est le soin des pauvres, l’entretien des vieillards, l’éducation des orphelins, la garde des malades ; pour celles dont les membres renoncent à tout avantage personnel, n’ayant d’autre souci que d’adoucir les maux de l’humanité souffrante, et de répandre autour d’eux, avec la foi au devoir et l’espérance en Dieu, l’esprit d’amour et de charité ; — car, frères ou sœurs, hommes ou femmes, tel est, en somme, pour la société, le but commun, et, si je puis dire, la fin terrestre de toutes les congrégations religieuses. Voilà les associations contre l’envahissement desquelles nos législateurs vont s’entourer de triples retranchemens. Cent ans après la Révolution, c’est, paraît-il, le moine en troc blanc ou brun, c’est la sœur au voile noir et à la cornette blanche, qui sont une menace pour l’État et pour la tranquillité publique. Quant aux associations qui disposent déjà de formidables masses ouvrières et qui s’apprêtent à enrégimenter, dans leurs cadres disciplinés, tous les travailleurs de la France et du monde ; quant aux syndicats, dont les chefs prennent pour mot d’ordre la haine des classes et préparent au grand jour la guerre sociale, il leur sera beaucoup permis, et beaucoup pardonné. Ne sont-ils pas laïques ? N’ont-ils pas, d’habitude, à leur tête des libres penseurs ? Cela suffit aux esprits forts du Palais-Bourbon. A défaut de la liberté, dont on n’osera peut-être pas leur faire trop large mesure, de peur d’en laisser profiter d’autres, les associations ouvrières non catholiques peuvent compter sur la tolérance, si ce n’est sur la complicité des pouvoirs publics. Ce sera beaucoup si, pour en assurer la sincérité, on exige des syndicats ouvriers qu’ils ne soient ouverts qu’aux travailleurs, aux gens du métier, et non aux agitateurs de profession et aux politiciens en quête de collège électoral. Et ainsi, nos hommes d’État, ainsi, nos législateurs, dupes des visions qui hantent leur cervelle, et toujours obsédés par les spectres qui ont terrifié leur enfance, tournent le dos au péril et se mettent en garde contre les fantômes et les revenans. Et telle sera la liberté d’association qu’on daignera nous octroyer : les hommes qui enseignent la haine et qui préconisent l’emploi de la force auront le champ libre ; ceux qui prêchent l’amour et qui recommandent l’union et la fraternité auront les pieds et les poings liés.

Cette manière d’entendre la liberté nous paraît aussi peu rassurante pour l’intérêt public que pour les intérêts privés. Après avoir si longtemps dénié aux classes ouvrières le droit de se coaliser et de se syndiquer, nous craignons que l’État, cédant à la pression d’en bas, ne sacrifie aux exigences des foules les droits de l’État avec les droits de l’individu. Tel est, à nos yeux, le péril prochain, péril pour l’indépendance de l’État, comme pour la liberté individuelle. Il est une maxime dont, depuis deux ou trois siècles, nos légistes nous ont rebattu les oreilles ; toutes les entreprises contre les libertés collectives se sont couvertes de cette spécieuse formule : l’État ne peut tolérer d’État dans l’État. Quelque abus qu’en aient fait rois et jacobins, peut-être serait-ce ici le lieu de s’en souvenir ; car, si quelque chose menace de former un État dans l’État et de subordonner la puissance publique à un intérêt de classe, c’est manifestement « le quatrième état, » le parti ouvrier. Que l’on se soumette aux arrogantes exigences des syndicats ; que, non content de leur accorder tous les droits compatibles avec la liberté individuelle, l’État leur concède les privilèges qu’ils réclament, à savoir le monopole du travail et la tutelle des travailleurs, la puissance publique n’est plus intacte. Qu’on ne l’oublie point, la puissance publique, l’indépendance de l’État est ici solidaire de la liberté individuelle. Vous ne pouvez sacrifier l’une sans aliéner l’autre.

Comment ne serions-nous pas anxieux ? Pour compromettre la paix sociale, au lieu de l’assurer, pour nous précipiter dans des conflits dont la France ne sortirait qu’affaiblie et appauvrie, il suffit de l’imprévoyance du législateur et de la mollesse des pouvoirs publics. La liberté d’association, faussée et viciée, deviendrait bien vite un agent d’oppression et un instrument de ruine. C’est là, encore une fois, le péril prochain. Y voulons-nous échapper, il n’y a qu’un moyen. En face de ces syndicats ouvriers qui, en attendant de devenir les maîtres de la chose publique, prétendent déjà régenter l’État, il importe que l’État n’abdique point, que l’État ne laisse pas usurper, qu’il ne devienne point la chose d’une classe et le serviteur d’une caste. Il doit maintenir entière l’autorité publique et ne la déléguer à aucune association privée ; car l’abdication de l’État est peut-être encore pour la société un mal pire que tous les empiétemens de l’État. Au milieu des intérêts en conflit, son rôle est de maintenir l’égalité des droits, avec la paix matérielle, la paix de la place publique. En fait de paix sociale, c’est peut-être la seule qu’il puisse nous garantir. Pour la paix des cœurs, pour l’union des âmes, je doute fort, en vérité, que l’État soit compétent.


III

La paix des âmes et des cœurs, l’union des volontés, ni l’État et la loi, ni les rois et les parlemens ne peuvent nous la donner. C’est pour eux une source scellée, et la clé n’en est pas dans leur main. Cette paix-là ne nous peut venir que d’en haut, avec l’amour ; c’est du ciel qu’elle doit descendre sur nous, du ciel d’où les anges ont laissé tomber le Fax hominibus bonœ voluntatis. Un pape n’a pas le droit de nous le laisser oublier ; aussi, après avoir énuméré tous les remèdes que la science ou l’empirisme peuvent appliquer aux maux des nations contemporaines, le saint-père en revient à sa maxime fondamentale, terminant par où il avait commencé. « Si la société humaine doit être guérie, — si societati generis humani medendum est, — elle ne le sera que par le retour à la vie et aux institutions chrétiennes. » Nous dirions, quant à nous, tout simplement, par le retour à l’esprit de l’Évangile. Le meilleur de tous les baumes sociaux, le plus efficace et le seul inoffensif, c’est le baume évangélique, l’onguent fait de charité et d’espérance ; il n’y entre rien d’irritant ; on peut, avec confiance, l’appliquer à tous les ulcères ; — les autres, ceux qui se préparent dans les officines gouvernementales, gardent toujours quelque chose d’âpre, de cuisant, de caustique, ils risquent d’enflammer la plaie qu’ils prétendent guérir. Le malheur, nous l’avons dit, c’est que ce remède agrée peu aux médecins, et qu’il répugne au patient, qui n’y veut guère voir qu’une recette de bonne femme. L’Église ne l’ignore point ; mais elle ne se lasse pas, pour cela, d’offrir ses soins au malade ; elle prend à cœur de ne pas le rebuter, le traitant au besoin en enfant, évitant de se montrer trop sévère pour ses caprices et ses lubies. Elle espère que, après avoir inutilement essayé de tout et éprouvé l’insuffisance du prétendu spécifique des socialistes, le monde moderne lui reviendra, et que les classes populaires, lasses de tous les charlatans, finiront par se tourner vers elle.

Certains catholiques croient qu’il approche, ce moment tant désiré, et ils en montrent, avec joie, les signes avant-coureurs. Dans l’ardeur de leurs espérances, beaucoup, — non-seulement à Rome, mais en France, en Allemagne, en Belgique, en Suisse, en Autriche, en Italie, en Angleterre, jusqu’en Amérique, — voient déjà la démocratie acceptant loyalement la main que lui tend Léon XIII, et, comme au court printemps de 1848, proclamant, à la face du monde, la solidarité de l’Évangile et des nouvelles aspirations sociales. Ils se la représentent, cette inquiète démocratie moderne, concluant, pour les siècles, avec la papauté, un pacte d’alliance semblable à celui conclu sur la montagne entre la maison d’Israël et Jéhovah. — Et ils prouvent, sans grande peine, qu’à pareille alliance des deux grandes puissances de notre monde occidental, rien sur le globe ne résisterait. Je le crois volontiers : nous aurions là un beau spectacle. Ce serait le plus grand événement, peut-être, des temps modernes. Quelle révolution, dans l’histoire de l’avenir, que l’union de la jeune et turbulente reine des temps nouveaux avec la gardienne de la tradition des vieux jours, avec l’antique Église, héritière à la fois de Rome et de Jérusalem ! Mais pareille alliance est-elle possible ? Et, si possible, est-elle prochaine ? C’est là, comme disent les Italiens, un connubio moins aisé à négocier que celui de deux groupes parlementaires. Grands et manifestes en seraient les avantages pour l’une et l’autre partie ; mais cela ne suffit point. Il faudrait faire taire les rancunes et dissiper les préjugés qui les séparent ; et, si l’Église, — chaque acte de Léon XIII en fait foi, — a secoué ses préventions contre la démocratie, celle-ci n’a pu encore s’affranchir de ses défiances contre l’Église. En aura-t-elle jamais la raison, et en aura-t-elle la force ? Qui la connaît en peut douter.

Certes, puisqu’elle prétend conquérir le monde, la démocratie ouvrière accroîtrait ses chances de victoire si, arborant, à son tour, le labarum, elle acceptait les bénédictions de l’Église, qui étend déjà la main sur son front. Le « quatrième état » n’est pas encore si puissant, ou si aveugle, qu’il doive faire fi d’un auxiliaire tel que la papauté : sur les champs de bataille où il concentre ses troupes, les dociles milices de Rome ne seraient pas, pour lui, un renfort inutile. Mais, pour être assuré de la coopération de l’Église, il ne lui suffirait pas de recevoir des mains du pape une bannière bénie, un gonfalon aux clés pontificales ; il lui faudrait d’abord se plier à une discipline contre laquelle ses instincts se révoltent. L’Église offre deux choses à la démocratie : la foi à l’invisible et un gouvernement spirituel. Ce sont là justement les deux choses dont la démocratie moderne aurait peut-être le plus besoin, et ce sont précisément celles pour lesquelles le quatrième état a le moins de goût. Il n’a cure de l’invisible, et il se soucie peu d’être gouverné, comme un enfant de bonne maison, par un précepteur ecclésiastique. Tout joug lui répugne, tout joug spirituel surtout ; et quand il voit l’Eglise s’approcher de lui, l’appeler, le caresser, il craint de tendre le col au licou.

L’Église, dira-t-on, a dompté d’aussi fiers courages et courbé l’orgueil de plus nobles et plus altiers conquérans. Des empereurs romains et des rois barbares au néo-Charlemagne corse, toutes les puissances qui ont régné sur le monde se sont fait sacrer et légitimer par elle. Pourquoi la nouvelle souveraine, l’impatiente héritière des vieilles dynasties ne ferait-elle point comme ses prédécesseurs à l’empire ? et n’irait-elle pas, à son tour, s’agenouiller devant la main qui a baptisé les Césars et oint les monarques ? La papauté est là, semble-t-il, qui l’attend sur le parvis des romaines basiliques, prête à la couronner dans Saint-Pierre, ou à traverser les Alpes pour aller, à Reims ou à Notre-Dame, répandre sur son front l’huile de la sainte ampoule. Mais, au rebours de tous les fondateurs de dynasties et des usurpateurs d’autrefois, l’orgueilleuse parvenue se soucie peu de faire consacrer son droit à régner ; elle a plus de présomption, et elle a plus de confiance en son droit que tous les potentats et les monarques qui ont tenu dans la main le globe surmonté de la croix. Elle prétend être reine, par droit de naissance, comme par droit de conquête ; elle ne veut tenir sa souveraineté que d’elle-même et n’entend point la partager ; elle rejette toute tutelle, et, plus que toute autre, celle de l’Église, celle des prêtres, des moines, des hommes qui portent la robe et la calotte, race dont elle goûte peu l’autorité, dont sa jeunesse a trouvé les leçons importunes et dont son humeur gouailleuse aime à se gausser librement.

Le mal, en effet, le grand mal, — il faut toujours en revenir là, — c’est que, loin de sentir la vertu sociale du christianisme, la démocratie moderne la méconnaît. Si elle ne met pas plus d’empressement à répondre aux avances de l’Église, ce n’est pas uniquement par orgueil, par manque de foi, par horreur de tout joug. Entre la papauté et la démocratie ouvrière, il y a, je le crains, autre chose que les rancunes du passé, autre chose encore que des malentendus et des préjugés, autre chose même qu’une sorte d’incompatibilité d’humeur. Entre elles, pour qui veut creuser un peu, le différend est plus profond.

Nous touchons ici à un point essentiel que nous avons plus d’une fois indiqué ici et ailleurs[10]. La démocratie moderne, — qu’on nous permette de le rappeler à qui semble l’oublier, — la démocratie continentale a, contre l’Église et le christianisme, des griefs et des antipathies fondés sur des aspirations inverses. Toutes deux ont une manière opposée de concevoir la vie et la destinée de l’homme. Elles ont beau faire, leurs yeux ne sont pas tournés du même côté ; l’Église regarde d’habitude en haut ; la démocratie ouvrière en bas. L’une montre du doigt le ciel, l’autre n’aime point que les yeux de l’homme se détournent de la terre. De là leur opposition et leur mésintelligence ; de là, au moins, leur peine à se comprendre et leur peine à s’entendre. Ce qui fait le mérite incomparable de la religion et la vertu sociale du christianisme est ce qui indispose, contre le christianisme et contre la religion, les socialistes et l’extrême démocratie. Ils ne lui pardonnent point d’enseigner, comme l’ose faire encore Léon XIII, jusque dans l’encyclique de Conditione opificum, « que Dieu ne nous a pas faits pour les choses fragiles et caduques, mais pour les choses célestes et éternelles. » Voilà un langage qui sonne faux aux oreilles des plèbes modernes, et que l’Église pourtant ne peut désapprendre pour gagner leurs bonnes grâces. Plaçant toutes leurs espérances en ce monde sublunaire, les meneurs des classes laborieuses prétendent ramener sur cette terre et sur cette brève vie mortelle toutes les espérances et les ambitions des foules. Ils se font un devoir de borner à l’horizon terrestre les destinées et les songes de l’humanité. Le mystérieux « au-delà » auquel nous ne nous décidons pas à renoncer, ils ne veulent plus en entendre parler ; et, dans leur cœur charnel, ils regrettent de n’avoir pas la main assez longue pour éteindre les étoiles du ciel qui nous font, malgré nous, rêver de l’infini. Ils s’irritent d’entendre le pape et ses prêtres s’entêter à dire aux peuples que ce monde présent n’est qu’un lieu d’exil et de passage. — Et, ainsi, ce qui fait, à nos yeux, la valeur sociale du christianisme en fait, pour les socialistes, une doctrine antisociale. En entreprenant de persuader aux hommes que le but de leur existence n’est pas sur cette terre de boue, en cette vallée de larmes, l’Évangile a le tort impardonnable d’apprendre aux peuples à supporter les souffrances et les inégalités de ce monde. Quand il fait reluire aux yeux de la foule des déshérités les trésors insaisissables de la Jérusalem céleste, quand il les conjure de préférer les biens invisibles aux réalités tangibles, le christianisme les engage à lâcher la proie pour l’ombre. Son crime est de détourner l’humanité des novateurs qui lui promettent la félicité ici-bas, avec le règne prochain de l’Égalité et de la Justice.

Par là, entre l’Église et la démocratie sociale, il n’y a rien moins qu’un conflit de doctrines. C’est une foi nouvelle et un nouveau paradis, moins décevant que l’autre, que la démocratie révolutionnaire prétend substituer à la foi ancienne et au lointain paradis du Christ qu’elle n’aperçoit plus dans le ciel vide. Comme la femme rencontrée par le chroniqueur avec un brasier et un seau d’eau, mais pour des motifs moins nobles, elle voudrait brûler le ciel et éteindre l’enfer, afin que chacun fût obligé de trouver, ici-bas, son ciel ou son enfer. Les félicités que l’Église promet à ses saints dans les vagues régions d’outre-tombe et les sphères étoilées, la démocratie ouvrière est résolue à les goûter dans ce monde épais, sur cette planète solide. Les espérances supra-terrestres la font sourire ; elle n’y veut voir qu’un leurre, et elle est prête à traiter d’imposteur l’apôtre qui lui vante ce que l’œil n’a point vu et ce que l’oreille n’a point entendu. — Et de même, par suite, des conseils évangéliques. Elle les goûte peu, elle est trop grossière, trop pressée de jouir, tranchons le mot, elle est trop matérialiste pour en savourer l’idéale saveur. N’allez pas lui parler des huit béatitudes ; elles lui donneraient la nausée. Le beati pauperes n’est guère, à ses yeux, qu’une insanité inepte ou une duperie irritante. Quand l’Église va répétant que les pauvres sont les privilégiés du Christ, l’Eglise la froisse, au lieu de gagner ses bonnes grâces ; car le quatrième état n’admet pas que la pauvreté ait son prix, et il n’a cure d’en connaître les mystiques attraits. La maigre pauvreté, il n’en veut point ; il n’a pas d’admiration pour l’illuminé d’Assise, assez fou pour en avoir fait sa fiancée. Il la trouve laide, revêche et repoussante ; et s’il a été longtemps contraint d’habiter avec elle, il en est las et n’a plus qu’un désir : se séparer d’elle, divorcer d’avec elle à jamais. Les consolations mêmes que lui offre la main maternelle de l’Église lui agréent peu ; car il sent que l’Église a surtout le souci de l’âme, et de l’âme, il se préoccupe peu. Il songe surtout au corps ; et aux maux du corps, aux fatigues ou aux souffrances physiques, il n’aime guère qu’on apporte des remèdes moraux. Le baume même évangélique, la vertu calmante du christianisme qui endort la douleur et aide à supporter la vie, les masses ouvrières le rejettent avec dédain ; beaucoup n’y veulent voir qu’un fade narcotique, un engourdissant opiacé qui paralyse la virilité, détruit la vigueur de l’homme et l’assoupit dans la misère, au lieu de lui donner la force d’en sortir.

Ce n’est pas que, dans sa présomption, la démocratie ouvrière soit partout assez infatuée d’elle-même pour ne point accepter, à l’occasion, le concours de la vieille mère dont elle raille dédaigneusement les crédules espérances. Le socialisme est en train de se faire politique ; il a passé par les universités de l’Allemagne et il y a pris ses degrés ; il a suivi, à Berlin, les leçons des maîtres du réalisme et du grand professeur de la politique pratique ; il devient, lui aussi, diplomate ; il se dépouille, peu à peu, de ses préjugés de naissance, et son ancien fanatisme lui paraît suranné. Ses idées se sont affinées, en même temps que ses manières ; ce n’est déjà plus le rustre grossier, le butor ignorant que nous avons connu ; il a appris à se présenter dans un salon et à parler aux puissans et aux grands de ce monde ; il commence à savoir compter avec les faits ; il ne songe plus autant à emporter les obstacles de vive force ; il est prêt à se servir de toutes les complaisances et les complicités qu’il peut rencontrer en chemin. Suivant l’exemple de l’ermite de Friedrichsruhe, il ne répugnerait point, au milieu des hasards d’une bataille électorale, à faire intervenir, en sa faveur, le vieux pontife de Rome, les Pfaffen et les curés. Pour se hisser au faîte où il prétend monter, il prendrait volontiers toutes les mains, celle de Dieu, comme celle du diable. N’était le respect humain, s’il y croyait trouver son compte, il irait peut-être au besoin jusqu’à baiser la mule du pape. N’avons-nous pas entendu récemment, à la tribune du Palais-Bourbon, au milieu des trépignemens de la gauche scandalisée, le gendre de Karl Marx, le député collectiviste de Lille, se mettre, pour ses débuts au parlement, sous le patronage de Léon XIII ? Cela seul est un symptôme dont les colères de l’extrême gauche ont montré qu’elle comprenait la gravité. Qu’importent, après tout, aux masses ouvrières la lutte contre les évêques et « le péril clérical ? » Elles commencent à s’apercevoir que ce n’est là, pour les radicaux bourgeois, qu’un leurre décevant à piper le suffrage des naïfs. Le bon sens du peuple semble se lasser de ce jeu des politiciens dont il a été si longtemps la dupe. Le prolétaire réclame des satisfactions plus substantielles et il est prêt à les accepter d’où qu’elles viennent. « L’Église veut-elle nous donner un coup d’épaule, nous pourrons bien laisser les curés tranquilles, » disait un des chefs du socialisme français, M. Guesde, si je ne me trompe. Et c’est à peu près ce que répétaient, en d’autres termes, vers le même moment, les leaders socialistes de l’Allemagne, les Bebel et les Liebknecht. — Laisser les curés tranquilles, c’est à cela, il faut bien le dire, que se bornerait, pour les mieux disposés, la reconnaissance des socialistes envers l’Église. Certes, par le temps qui court, cela seul est quelque chose, et n’eût-il, avec son encyclique et ses discours aux ouvriers, rien gagné de plus sur les masses ouvrières, le pape Léon XIII n’eût pas fait de mauvaise besogne. Mais est-ce assez pour sceller une alliance entre Rome et la démocratie sociale ? et y a-t-il là le point de départ d’une action commune entre les deux grandes rivales d’hier, entre l’Église du Christ et ce qui reste toujours la Révolution, entre les deux grandes internationales, la rouge et la noire ?

Cette alliance, il s’est trouvé des catholiques et des hétérodoxes, des mystiques et des politiques pour la conseiller, malgré tout, à l’Église[11]. Ils invitent le pape à faire du Vatican le centre du mouvement social et le quartier-général de l’Internationale nouvelle. — Courage, très saint-père ! vont-ils lui criant, de divers côtés ; ne vous laissez pas arrêter par des scrupules vains ou des terreurs surannées ! Allez, osez ! donnez aux forces cosmopolites de la démocratie ouvrière la direction et l’unité qui leur font défaut ; et l’univers est à vos pieds ! — Ainsi parlent, en même temps, les devins des gentils et les prophètes d’Israël, comme si, à ce prix, les oracles promettaient de nouveau à la vieille Rome l’empire du monde. Qu’est-ce à dire ? et que penser de pareils conseils ? À parler franc, cela me rappelle l’histoire du Christ emporté par Satan sur la montagne du désert de Judée, d’où le Prince de ce monde lui montrait tous les royaumes de la terre. — « Et le diable lui dit : si tu veux te prosterner devant moi, je te donnerai tous ces royaumes, leur puissance et leur gloire ; car ils m’ont été donnés et je les donne à qui je veux. » — C’est, sous une forme appropriée aux temps nouveaux, la vieille, l’éternelle tentation de la puissance. L’Église ira-t-elle prêter l’oreille au tentateur ? Elle qui s’est refusée à plier le genou devant les empereurs et les rois, peut-elle s’agenouiller devant cette parvenue de démocratie qui prétend, à son tour, régner seule sur le monde ? Et la papauté ne va-t-elle pas lui répondre, comme le Christ au Mauvais : « Il est écrit : Tu adoreras le Seigneur ton Dieu, et tu le serviras lui seul. »

Dût-elle lui valoir l’empire du monde, le vicaire du Christ ne peut acheter l’alliance de la démocratie ouvrière au prix de l’abandon des maximes évangéliques et des règles de la justice. Devant lui, s’il en avait jamais la tentation, se dresserait l’éternel Non licet ; Il n’est pas permis. Le langage de Léon XIII en est la preuve. Après avoir condamné le socialisme, avec une netteté qui est de la vaillance, la papauté ne saurait lui faire la courte échelle. Aucun intérêt humain ne la fera passer par-dessus ses principes. Il n’en est pas de l’Église, comme des empires et des républiques, des États politiques dont les ligues et les alliances sont dictées par leurs intérêts ou leurs convenances du moment. On peut marier la république de Venise avec le Grand-Turc, — voire même la république française avec le tsar autocrate ; — mais non le pape avec le socialisme. L’Église est captive de ses principes ; elle ne peut passer outre ; et ses principes lui interdisent tout pacte avec le socialisme, — avec ce que du moins nous désignons aujourd’hui sous pareil nom. Entre elle et lui, il n’y a pas seulement incompatibilité d’humeur, il y a incompatibilité de principes ; et, s’il doit jamais se nouer entre eux une alliance, ce n’est pas l’Église qui abdiquera les siens. Aussi, nous pouvons être tranquilles ; nous ne verrons pas, de sitôt, les clefs de saint Pierre sur le drapeau rouge.

L’amour des faibles, la charité pour les opprimés, la défense des pauvres du Christ, ne sauraient, à cet égard, nous faire illusion. L’Église, par sa tradition, doit se ranger du côté des faibles, des humbles, des petits, des pauvres ; elle doit étendre sur eux sa protection, quand ils sont foulés par les patrons ou exploités par le capital. Mais lui sied-il encore de prendre fait et cause pour eux, quand les humbles se font arrogans, quand les faibles et les petits veulent, à leur tour, devenir les forts et les puissans, et qu’ils tentent de s’ériger en oppresseurs ? Méritent-ils encore d’être appelés les bien-aimés du Christ, la foule des petits et des pauvres, lorsque, forts de leur multitude, ils prétendent devenir les maîtres du monde, et que, pour s’emparer du sceptre de la souveraineté, ils ne craignent pas de recourir à la violence ? Or, n’est-ce pas là ce qui, en France et ailleurs, va se préparant sous nos yeux ?

Encore un peu de temps, et nous verrons dans le monde un singulier renversement des rôles ; encore un peu de temps, et celui qui aura besoin de protection, ce ne sera plus le prolétaire, le travailleur manuel, devenu à son tour l’arbitre de l’État et l’inspirateur des lois ; — ce sera, chose nouvelle, le patron d’aujourd’hui, le maître d’hier, celui qui détient une partie du sol ou du capital, par droit d’héritage ou par droit de travail. L’Église a pour mission de maintenir les règles éternelles de la justice ; elle ne peut les faire fléchir, ni pour les riches, ni pour les pauvres, ni pour l’ouvrier, ni pour le patron. Elle n’a pas le droit de faire entre eux acception de personne, sacrifiant les droits des uns aux convoitises des autres. L’Église ne se pare pas d’un titre menteur quand elle se vante d’être notre mère à tous ; le pape est bien le père commun ; il pourrait servir d’arbitre entre ses enfans ; ni rois, ni présidons, ni ministres ne le vaudraient pour un pareil office ; il serait encore le plus impartial et le plus fiable des conciliateurs entre les classes en lutte. Le pape ne peut, dans la bataille, se jeter tout entier dans un camp, et surtout du côté des violens, bénissant ceux qui attaquent, maudissant ceux qui se défendent. Le pape, en un mot, ne saurait être partisan. Je ne vois pas, à son ordre, les cardinaux, les évêques, les chanoines, les grands ordres monastiques s’engageant dans l’armée qui monte bruyamment à l’assaut du capital. Il n’est qu’un rôle, pour les ministres du Christ, en ces déplorables conflits ; c’est celui de médiateur, de pacificateur ; et si leur voix, comme il est à craindre, n’est pas écoutée, c’est celui du vaillant archevêque tombant sur la barricade en s’efforçant d’arrêter les combattans ; celui que, à défaut de maire ou de sous-préfet, un humble curé de province, osait reprendre, il y a quelques mois, à Fourmies, devant les fusils Lebel. La voix de l’Église ne peut prêcher que la paix : « Je vous laisse ma paix, je vous donne ma paix, » a dit Jésus à ses disciples, en manière de testament ; et le mot qui demeurera le dernier sur les lèvres de ses prêtres sera le pax vobiscum.

Le clergé catholique, avec ses moines et ses frères, ses congrégations d’hommes et de femmes, ses missionnaires, ses confréries, est bien une internationale ; mais c’est l’internationale de la paix et de l’amour ; il lui est défendu de faire cause commune avec l’internationale de la haine qui se vante, dans ses congrès, d’organiser partout la guerre des classes. Cette guerre des classes, l’une prétend la déchaîner sur le monde et travaille à l’étendre à tous les pays ; l’autre veut la prévenir, et si elle n’en peut arrêter l’explosion, elle s’efforce d’en rétrécir le champ et d’en adoucir les maux. L’une y pousse de toutes ses forces, y voyant un moyen de conquête ; l’autre la repousse de tout son pouvoir, n’y voyant que péché et malédiction. L’une provoque le conflit, l’autre cherche à l’apaiser. Telle est la vérité, et telle est la différence de point de vue et d’attitude qui, en dépit de tous les sophismes et de toutes les habiletés, empêchera toujours l’Église de se faire l’instrument du socialisme révolutionnaire. Leur activité s’exerce en sens inverse. Tandis que le socialisme travaille à couper l’humanité en deux camps, se réjouissant de tout ce qui sépare les hommes nés pour être frères, l’Église s’obstine à réveiller chez tous, riches et pauvres, la notion chrétienne de la fraternité ; l’Église s’ingénie loyalement à concilier les intérêts et à rapprocher les classes. Au milieu des défis et des cris de guerre qui retentissent, de tous côtés, par-dessus les mers et les montagnes, sa devise reste le Beati pacifici des Évangiles.


IV

On le voit bien, partout où peut s’exercer son action sociale, là surtout où ses lois et ses ministres ont gardé le plus d’empire. N’allons pas donner trop d’importance aux témérités de langage, ou aux écarts de doctrine, de quelque véhément prédicateur ou de quelque tribun échauffé par les ardeurs de la lutte et les applaudissemens de la foule. Sachons voir les choses de haut : ces haines de classes sur lesquelles les socialistes se plaisent à souffler, l’Église cherche à les éteindre. En Europe, comme en Amérique, elle s’applique à fermer les voies à l’internationalisme révolutionnaire. Elle seule peut-être lui dispute hardiment le terrain. Que tel ou tel groupe catholique, en tel ou tel pays, soit emporté parle belliqueux tempérament de ses chefs, ou entraîné par les passions de parti ou les intérêts de la politique locale, — l’action générale de l’Église n’en reste pas moins salutaire, fortifiante, pacificatrice.

Ne nous effrayons point de l’initiative prise par la papauté. Les hommes qui s’en alarment font fausse route. Ce n’est point pour bouleverser la société, c’est pour la consolider que l’Église se risque à intervenir dans nos luttes sociales. La fonction que lui attribuait notre égoïsme, celle de barrière contre les cupidités et de rempart contre les appétits d’en bas, l’Église continuera, malgré tout, à la remplir, parce qu’elle est conforme à sa mission divine. Si peu dignes que nous en soyons, la religion demeurera pour nous, pour nos propriétés, pour nos droits légitimes, une défense et une protection ; aujourd’hui encore, la pire calamité qui puisse atteindre nos sociétés modernes, battues par la marée montante des convoitises, serait la ruine de ce qui reste de l’antique digue.

Je souris, ou mieux, je suis pris de pitié quand je vois des hommes soi-disant éclairés et soi-disant libéraux s’alarmer, pour nos libertés publiques ou pour l’ordre social, de ces velléités d’intervention de l’Église. Il me semble entendre des revenans d’un autre siècle. Et vraiment se peut-il que notre France attardée en reste éternellement à ses vieilles querelles sur les envahissemens du clergé et l’insatiable esprit de domination de l’Église ? Cela était bon pour les bourgeois de la Restauration ou de la monarchie de Juillet ; mais ne s’est-il donc rien passé, et n’avons-nous rien appris depuis Béranger, ou depuis M. Havin ? Que tout cela cependant semble mesquin et misérable en face des formidables problèmes qui se dressent devant nous ! Qui ne voit que ce n’est plus du côté de « Rome et des jésuites » qu’est le péril ? Ceux qui frémissent encore à l’apparition d’une soutane ont beau se targuer d’être des hommes de progrès, ils ont beau s’affubler des noms de philosophes et de libres penseurs, ils ne sont que des hommes du passé, momifiés dans des formules vieillies, captifs d’une tradition surannée. Ils n’ont ni l’intelligence, ni la force de se dégager des lisières de leur enfance et des préventions de leur éducation. Ce sont eux les rétrogrades ; c’est l’anticlérical, le mangeur de curés qui retarde sur le siècle. En craignant d’être dupes de l’Église, ils sont le jouet des préjugés d’un autre âge. — Et quand l’Église viserait à reprendre, entre les classes en lutte, le rôle d’arbitre, je ne vois pas ce qu’il y aurait là de si terrifiant pour nos sociétés modernes ? Qui oserait soutenir, en conscience, que l’Église du Christ ne serait pas, pour nos différends sociaux, un juge non moins intègre et plus équitable que l’État et les gouvernemens de partis, si souvent corrompus et toujours dominés par l’intérêt électoral ? Quand la papauté rêverait de remplacer, par cette sorte de magistrature bénévole, sa puissance temporelle perdue, la papauté en aurait le droit ; car ce serait là une fonction en rapport avec la mission de l’apôtre et avec l’esprit du Christ. Cette autorité nouvelle, librement consentie par la confiance des peuples, cette restauration spirituelle de son antique royauté, pour le bien de l’humanité et pour la paix de nos sociétés, est-ce au nom de l’Évangile qu’on oserait la lui interdire ? Et serait-ce ici qu’on pourrait jeter au pape le mot du Sauveur : « Mon royaume n’est pas de ce monde ? » Que d’autres gardent leurs défiances séniles et leurs craintes enfantines : ce que je redoute, quant à moi, ce que je crains pour notre civilisation, pour notre France surtout, ce n’est pas que l’Église réussisse, c’est qu’elle échoue.

Plût à Dieu qu’elle eût plus de prise sur les travailleurs ! et heureux le pays où les masses populaires la choisiraient comme interprète de leurs vœux et comme avocate de leurs doléances ! Les revendications ouvrières en passant par ses lèvres perdraient de leur âcreté ; elles se purifieraient, elles se rasséréneraient, et il nous serait moins malaisé d’y faire droit. Le malheur précisément, ce qui rend la guerre sociale inévitable et ce qui menace d’en faire une guerre inexpiable, c’est que l’Église n’a plus d’empire sur les masses ; c’est que, dans nos faubourgs, l’Évangile est un livre presque aussi inconnu que s’il n’avait jamais été traduit du grec ; c’est que l’ombre de la Croix offusque le peuple qui au pied du crucifix trouvait force et réconfort. — Et c’est là surtout le malheur de notre France ; c’est là sa grande infériorité vis-à-vis des nations rivales ; car, autrement, par la diffusion de la propriété et du capital, la constitution sociale de la France est, sans comparaison, la plus robuste de l’Europe. À cet égard, pour qui n’envisage que la répartition de la richesse, notre supériorité est incontestable ; nous sommes des millions de Français intéressés à la défense de la société. C’est par là que nous pouvons nous rassurer ; mais cela ne suffit point. Une société fondée tout entière sur les intérêts ne peut échapper aux commotions violentes. Or, telle est la France, ou telle devient chaque jour la France. Elle a pour clé de voûte le code civil, et elle repose tout entière sur deux piles : le cadastre et le grand-livre ; mais ces deux piles, naguère encore réputées inébranlables, deviennent trop étroites et menacent de fléchir. Aux peuples, il faut d’autres fondemens que le cadastre et le grand-livre. Forte et bien assise au point de vue matériel, notre société française est faible au point de vue moral. Elle manque de base morale. Elle manque de lien spirituel. — A quoi ressemble-t-elle, notre France moderne, si fière de sa cohésion ? Elle ressemble à une maison en pierres sèches posées les unes sur les autres sans ciment ; — le ciment, c’était la religion ; il est tombé, et nous ne savons par quel mortier le remplacer.

Il y a, dans notre Europe convertie en camp retranché, deux hommes qui semblent spécialement appelés à une action sociale, à une mission sociale. Ces deux hommes, c’est le curé et l’officier. Nulle part peut-être, le prêtre et l’officier ne valent mieux que chez nous ; et nulle part peut-être ils ne remplissent moins leur mission sociale. C’est que l’un ne sait point, et que l’autre n’ose point. — L’un, tout entier à ses devoirs professionnels et à la technique du métier, ne croit pas avoir autre chose à faire qu’à dresser un fantassin ou à former un cavalier ; il s’imagine avoir rempli toute sa tâche quand il a présidé aux évolutions des recrues sur le champ de manœuvres, qu’il a veillé à l’alignement et à l’astiquement de ses hommes et fait partout, dans la caserne, respecter la discipline et la consigne. Il ne se préoccupe que de l’extérieur ; il ne songe pas que le soldat puisse apprendre autre chose, sous le drapeau tricolore, que le maniement du sabre ou du fusil à répétition. Il semble oublier que, sous la tunique ou sous le dolman, se cache un cœur d’homme, avec une âme humaine sensible aux bonnes paroles et aux bons procédés, une âme humaine qui mérite un peu d’attention et qui aurait besoin qu’on lui donnât, une fois par hasard, quelque marque d’intérêt ; — ou, si l’idée lui en vient, l’officier craint de se singulariser ; il voudrait s’occuper de ses hommes, en dehors des heures de service, qu’il ne saurait trop comment s’y prendre ; à peine s’il sait leur parler ; il trouve plus militaire de les traiter comme des machines à faire l’exercice, ou comme il traite ses chevaux, ne soignant dans le soldat que le corps et la bête ; et les meilleurs se disent qu’après tout, ils n’ont pas charge d’âmes[12]. — L’autre, le curé, n’ignore point que les âmes le concernent ; les âmes, il en a reçu la garde, il sait que c’est son affaire ; mais il est obligé d’attendre qu’elles viennent à lui, et il ne peut atteindre celles qui auraient le plus besoin de ses paroles et de ses secours ; il n’ose aller aux vieux ou aux jeunes qui ne savent plus le chemin de l’Église. Lui aussi, comme l’officier, il tend à s’enfermer dans la pratique minutieuse et mécanique de ses devoirs professionnels ; il croit avoir rempli sa tâche quand il a chanté les vêpres et fait réciter le catéchisme. Sa haute mission, il est inconsciemment porté à en faire un métier comme un autre ; il n’en comprend plus guère l’importance sociale ; ou la sent-il encore, il ne lui est plus guère permis de le montrer. Banni de l’école, exclu du bureau de bienfaisance, suspect à l’administration, regardé avec une défiance malveillante ou une rancune jalouse par le maire et l’instituteur, tenu à distance, comme un voisin compromettant, par tous les petits fonctionnaires, employés de la commune ou de l’Etat, espionné par le garde champêtre et sans cesse guetté par le débitant, exposé aux dénonciations anonymes de la feuille locale, il se cloître peu à peu dans son église et son presbytère, avec son bréviaire et ses livres, heureux de se faire oublier. Il vit isolé, silencieux, n’osant toujours lever les yeux par-dessus le mur de son jardin. Le monde lui est fermé, — non-seulement le vaste monde, à l’existence fiévreuse et énervante des grandes villes, — mais le petit monde routinier et endormi, provincial et campagnard, qui l’entoure ; nos préjugés et nos méfiances lui défendent de s’y mêler ; et ainsi lui, l’homme du dévoûment par vocation, il prend l’habitude de vivre en célibataire égoïste, occupé surtout de son maigre bien-être, se faisant petit, cherchant a à ne pas faire parler ; » il passe ses matinées à réciter des oremus devant des bancs vides, ses après-midi à planter ses choux et à tailler ses rosiers. Il avait cependant, ce curé, devenu presque inutile, une fonction à remplir au village ou dans le faubourg, un rôle, non point politique, mais social, ce qui est tout différent ; et là où les mœurs locales le lui ont conservé, là où l’opinion ne le lui interdit point, la famille du paysan ou de l’artisan, le père, l’enfant et le jeune homme, la veuve et le vieillard se trouvent bien de ses avis. Il y avait là, sur place, naguère, en chaque paroisse, un conseiller affectueux et désintéressé, au besoin un arbitre gratuit, un pacificateur pour les brouilles domestiques ou les querelles d’intérêt, un homme voué par sa fonction au rapprochement des hommes. Aujourd’hui, elle a presque partout été détruite, cette influence conciliatrice dont les pauvres gens profitaient encore plus que les riches ; et dans les campagnes françaises où il en subsiste encore des restes, en Bretagne, en Anjou, en Auvergne, toutes les forces de l’administration, tous les efforts de l’enseignement public et de la presse populaire s’emploient à l’annuler et à la déraciner.

Veut-on savoir quel est, chez nous, le successeur du prêtre dans la confiance des masses ; qui est devenu, à la place du curé, le conseiller habituel de l’homme du peuple, de l’ouvrier surtout ? Il n’est pas malaisé de le découvrir ; il n’y a qu’à regarder où se rassemblent, de préférence, les ouvriers et où se prennent les grandes résolutions qui intéressent les travailleurs. Le nouveau conseiller du peuple, le directeur de l’ouvrier, le guide moral qui s’entend le mieux à le conduire, c’est le marchand de vin. On le voit aux heures de crise, dans toutes les grèves notamment ; le « mastroquet » est là, soufflant les syndicats, montant les têtes, excitant l’ouvrier à lutter contre les patrons, lui avançant au besoin des fonds pour la grève, bien sûr que toute augmentation de salaire tournera au profit de son comptoir, et ayant pour sa peine la chance d’aller un jour représenter les travailleurs à la maison commune ou au parlement. Et voilà ce que d’aveugles ou serviles libres penseurs ont le font d’appeler l’émancipation spirituelle du peuple.

Ce n’est pas impunément qu’une société se prive du secours moral que lui apporte la tradition religieuse, car la religion est un réservoir de forces sociales où les peuples puisent patience, amour et courage. Les hommes ont longtemps voulu croire à l’existence d’une fontaine de Jouvence, où vieux et vieilles n’avaient qu’à se plonger pour retrouver la force et la beauté. La fontaine de Jouvence est, hélas ! un mythe des poètes, et ceux qui, dans la confiance des peuples, ont succédé au poète, les savans, ont eu beau explorer toutes les terres de la science, ils n’ont pu encore la découvrir. Mais nous avons, non loin de nous, une fontaine plus admirable dont les eaux jaillissantes nous versent quelque chose de plus de prix que la jeunesse et la force ou la beauté juvénile. Cette source merveilleuse, point n’est besoin de la nommer ; c’est la religion, le christianisme, dont nous pouvons vraiment dire : Fons vitæ, fons amoris. Jeunes ou vieux, riches ou pauvres, ceux qui viennent y tremper leurs lèvres, y boivent l’amour de l’humanité et du prochain ; et qui veut y baigner ses membres, s’y imprègne de l’esprit de charité et de dévoûment. Cette fontaine miraculeuse, l’on croirait que les autorités préposées au bien-être des nations s’appliquent à en rendre l’accès facile à tous. Nullement, chez nous du moins ; elles s’efforcent, au contraire, d’en éloigner le peuple et de la rendre inabordable aux foules. Ne pouvant la tarir ni la souiller, elles essaient d’en faire oublier le chemin. Pour éprouver l’efficacité de ses eaux, il suffit d’y croire ; mais le mal, justement, c’est que, de nos jours, on y croit peu ; l’on enseigne aux peuples à n’y plus avoir foi, et si vous osez lui en parler, le gamin de Belleville ricane.

Ainsi en est-il de notre France, ainsi en va-t-il de notre peuple français et de nos classes ouvrières. Il leur manque ce qu’il nous est malaisé de leur rendre, une foi, une religion vivantes ; car de quelle manière rendre à autrui ce que, trop souvent, nous n’avons plus nous-mêmes ? Heureuse encore cette France si, à travers ses crises politiques et ses luttes sociales, elle conserve intact ce qui lui reste de foi en Dieu et en l’Évangile ! Le pape a beau nous dire, et nous faire dire, et dans ses encycliques, et par ses cardinaux, et par le Petit Journal, que l’Église n’a rien d’incompatible avec la république, — la déchristianisation du peuple continue à nous être donnée comme la tâche essentielle de la république. L’œuvre de destruction religieuse et de décomposition morale entreprise par les héritiers attardés du XVIIIe siècle s’y poursuit sûrement, sous le couvert des défiances et des rancunes politiques. Un nihilisme haineux et patient, plus pernicieux peut-être que le terrorisme violent des jacobins d’autrefois, pénètre peu à peu les couches gouvernementales ; il suinte lentement le long des murs de nos édifices publics et, de proche en proche, il s’infiltre jusqu’au cœur du pays. Presque partout déjà la haute main est aux « destructeurs ; » et derrière le radicalisme qui leur fraie le chemin, s’avancent les partisans des démolitions totales. Cette pauvre France, déjà amputée de plus d’un organe social par le fanatisme « laïque, » nous risquons fort de la voir bientôt livrée, par ses préjugés, à toutes les mutilations des barbares opérateurs qui portent témérairement le couteau sur le cerveau et sur la poitrine du peuple. Comment, dans un pareil pays, quand chaque législature marque une nouvelle conquête de l’athéisme militant et des négateurs obstinés, comment restituer à Dieu et à son Christ leur rôle social ? — N’est-ce pas, en vérité, une chimère décevante ? — Pas autant peut-être que cela le semble à notre incrédulité ; car, au-dessous de la vie publique et de l’action de l’Etat, il reste l’initiative privée, l’action des hommes de foi et de dévoûment qui s’exerce en sens inverse, et qui, à la longue, peut amener le pays à s’arracher au joug intolérant des ennemis de l’Évangile et des contempteurs du Christ. Si malaisée que soit l’entreprise, ne vaut-elle point la peine d’être tentée ? et pourquoi retenir ceux qui disent : « Dieu le veut ! » Mais quand notre scepticisme devrait avoir raison, quand la moderne croisade, prêchée aux peuples par Léon XIII, ne devrait trouver, chez nous, que des indifférens et ne donner en France que des résultats minimes, les regards de la papauté s’étendent au-delà des plaines de France. L’univers n’est pas encore, tout entier, fait à notre image, et nous ne pouvons toujours juger des autres par nous-mêmes.


V

La France n’est pas l’Europe, et l’Europe même n’est plus la Terre. Jamais il n’a été plus vrai, le mot du Christ : il y a plusieurs demeures dans la maison du Père céleste. En dehors de notre vieux monde romain qui forme son patrimoine primitif, Rome aperçoit dans la chrétienté, dont les limites vont sans cesse s’élargissant, trois ou quatre mondes nouveaux qui grandissent et se peuplent rapidement. Ces nouveaux-venus encore jeunes et déjà pleins de force, qui surgissent de la nuit, à l’Occident et à l’Orient, Rome se rappelle que, avant qu’ils eussent un nom, ils ont, eux aussi, été donnés en héritage au pêcheur de Galilée. Et l’Église se dit tout bas qu’elle peut trouver bientôt, chez eux, un champ plus vaste et un sol plus libre que dans notre Europe vieillie, aux terres épuisées. — Et moi aussi, bien souvent, attardé dans Saint-Pierre, à l’approche de l’angélus du soir, quand, au-dessus de ma tête, je voyais les derniers rayons du soleil s’éteindre sur l’or des mosaïques de la coupole et l’ombre envahir les larges voûtes de la nef, je me demandais, malgré moi, si le flambeau jadis confié à Rome et porté de l’Orient à nos races occidentales ne. devait pas, encore une fois, se déplacer, et si, après avoir, durant tant de générations, éclairé et réchauffé l’univers, notre Europe méditerranéenne n’allait point, à son tour, retomber dans l’obscurité et le froid de la nuit. N’est-il pas écrit quelque part : Candelabrum movebitur ? — Les siècles sont comme un jour devant le Seigneur, et lui seul sait à quelles races et à quel continent aura, dans quelques siècles, passé le flambeau.

Rome elle-même l’ignore ; mais ses yeux ont toujours été attirés par les terres vierges et les peuples neufs. Le massif palais qu’habitent les papes est haut ; il domine le Borgo et les quartiers voisins, et des appartemens pontificaux où il vit en prisonnier, les regards du saint-père s’étendent, par-dessus la ville et la campagne, jusqu’aux croupes violacées des monts Albains ; mais qu’est ce grandiose horizon auprès des perspectives que découvrent, des fenêtres du Vatican, les yeux de l’esprit ? De toutes les demeures terrestres, c’est assurément celle d’où la vue porte le plus loin ; quel panorama faire entrer en comparaison ? Les papes ont, de tout temps, été habitués à regarder jusqu’aux extrémités de l’univers. Aujourd’hui surtout qu’ils conservent à peine, en Europe, un coin de terre où reposer leur tête, ils ont les yeux ouverts sur les mondes nouveaux, et ils les contemplent d’un œil avide, reportant involontairement, sur ces nouveau-nés d’hier, les espérances trahies par leurs aînés d’Occident. — C’est le monde anglo-saxon, le plus vaste et le plus dispersé de tous, débordant à la fois les océans et les continens ; déjà, de l’Atlantique à la mer des Indes, il couvre le Nord-Amérique et l’Australie et le Sud-Afrique, et partout sur les terres saxonnes lèvent, au soleil de la liberté britanno-américaine, les semences jetées par Rome, églises, couvens, confréries, séminaires, noviciats. — C’est le monde hispano-américain, où trois ou quatre Europes tiendraient à l’aise, enfant de Rome à l’humeur indocile, adolescent sauvage et turbulent, dont la force et les membres grandissent à travers toutes ses guerres civiles et ses révolutions. — Et vers l’autre pôle et l’autre hémisphère, c’est le monde slave, géant qui s’éveille après dix siècles d’assoupissement et qui étire lentement ses bras au soleil, jeune en dépit des mille années qu’il a obscurément dormi, jeune d’âme et novice de cœur, tout plein de l’ardeur de vivre et déjà jaloux de dépasser ses aînés ; ce monde slave sur lequel Rome a, d’ancienne date, plus d’une prise, et qu’elle ne désespère pas de ramener à elle, tout entier, avec le Slave russe, le plus intimement chrétien peut-être des peuples contemporains, celui dont l’Évangile a le mieux pénétré les moelles et qui, au fond de ses moujiks, semble garder des trésors de charité et des réserves de loi auxquelles peut venir un jour se réchauffer la vieillesse de notre Occident. — C’est encore l’Afrique, le massif continent noir, que nous aurons bientôt tout entier découvert et dépecé, et où nos Stanley et nos Crampel, avec leurs laptots sénégalais ou leurs porteurs zanzibariens, ne sont guère, à leur insu, que les pionniers de Rome et du Christ ; car, si l’esclavage, — encore une question sociale, et la plus vieille de toutes, — si l’antique esclavage, avec la traite hideuse, doit jamais être aboli, et si le nègre peut être émancipé et civilisé, ce ne sera ni par les lois des parlemens, ni par les congrès de diplomates, mais par la Croix. — C’est enfin la vieille Asie elle-même, l’extrême Orient décrépit aux multitudes vieillottes, qui, avec la Chine et la dynastie tartare, menace de s’écrouler sur nous ; car, lui aussi, l’homme jaune, s’il doit jamais être rajeuni, et s’il peut être un jour annexé à notre civilisation, ce ne peut guère être autrement que par le baptême et par l’Évangile. — Quels larges horizons ! et que de champs de moisson, pour qui contemple le globe, du haut de la lanterne de la coupole vaticane, comme un domaine promis à l’apôtre !

Mais laissons ces vastes perspectives, aujourd’hui encore lointaines, et qui bientôt, en moins d’un siècle peut-être, sembleront prochaines à nos fils. Ramenons nos regards sur notre Occident et notre minuscule Europe. La situation de l’Église et des prêtres n’y est pas toujours la même que chez nous. Nos préjugés français contre les curés n’ont guère encore passé les Alpes et les Vosges. A nos portes mêmes, dans notre ancienne et chère Alsace, à côté de nous, en Suisse, en Belgique, en Allemagne, en Autriche-Hongrie, le clergé est souvent demeuré près du peuple. Entre le prêtre et le laïque il n’y a pas encore le même divorce social qu’en Champagne et en Bourgogne. L’ouvrier de Westphalie, de Silésie ou de Bohême, le Bauer de Salzbourg, le paysan de Navarre, le contadino de Toscane, ne se scandalisent point d’entendre l’homme d’église leur parler de leurs affaires ; ils ne demandent pas encore au prêtre de se contenter de marmotter ses oremus. En plus d’un pays de l’Europe, au village, dans le bourg, dans les petites villes mêmes, le prêtre est resté un homme comme un autre, ou mieux, plus respecté et plus écouté que les autres. Les mœurs lui permettent de s’intéresser à tous et de parler de tout. Regardez-le parcourant les campagnes de certaines régions de l’Allemagne ou de la Hongrie, avec son costume presque laïque, ses hautes bottes et son air dégagé : rien qu’à sa démarche on sent que le prêtre est resté en communion d’idées et de sentimens avec ses voisins du peuple. — Et, chez nous-mêmes, si difficile que soit l’action du moine ou du curé, l’action même des patrons ou des ouvriers chrétiens, n’allons pas les décourager. Au lieu d’en sourire, admirons plutôt leur courage et imitons-le. Dans la détresse commune, nous n’avons pas trop de toutes les bonnes volontés et de toutes les initiatives. Laissons les hommes de cœur et les hommes de loi s’appliquer au devoir social ; il est non moins urgent que le devoir politique, et il est parfois plus clair. Souhaitons seulement que dans ces pacifiques milices catholiques, les soldats de toute robe et de toute langue imitent la prudence de leur chef ; — et si certains dépassent la consigne et prétendent nous entraîner aux aventures, eh bien ! ne nous croyons pas obligés de les suivre et ne craignons point de leur crier : halte-là !

Ce que nous ne nous sentons pas de force à faire, pourquoi irions-nous empêcher les autres de le tenter ? Est-ce avec nos livres et nos revues, avec nos chaires de professeurs et nos académies que nous comptons barrer longtemps la route au socialisme révolutionnaire ? Mince rempart que tout cela devant les passions des foules déchaînées ! Nous avons, pour nous, la Science et la Raison, deux hautes puissances, sans doute, mais deux puissances qui ont trop peu de corps, — ou trop peu d’âme, — pour avoir beaucoup de prise sur les masses. Nous tenons pour certain, à bon droit, que contre ces deux filles de l’esprit, contre la Science et la Raison, ni la force, ni le nombre ne sauraient prévaloir ; mais nous savons aussi que, pour témoigner de leur victoire, il peut ne rester que des ruines. Comme il est loin déjà, le temps où nous voulions nous persuader que Science et Raison, étant les reines légitimes du monde nouveau, devaient suffire à mener les hommes ! Gardons-nous de l’orgueil stérile d’un doctrinarisme aveugle. Pour arrêter le socialisme, ce n’est pas assez de démontrer savamment l’inanité de sa logique, la fausseté de ses principes ou la folie de ses chimères ; il faut autre chose que la dissection des sophismes ou l’anatomie des utopies. Il faut agir sur le peuple, le disputer à la haine et à l’envie, l’arracher aux sectaires et aux passions mauvaises, et quelle ressource ont pour cela la science et les économistes ? Ne rejetons donc pas les concours qui s’offrent à nous. Cette plèbe à demi lettrée, adulte de corps, majeure de droits et toujours enfant d’esprit ; ces masses urbaines ou rurales, rendues plus redoutables peut-être par les fumées de notions scientifiques qui leur montent au cerveau ; la force publique ne saurait longtemps suffire à les contenir, d’autant que déjà la force publique, la force armée est en train de passer dans leurs mains. Il y faut autre chose, une force morale. L’État, nous ne pouvons longtemps compter sur lui, même pour ce qui est strictement de sa fonction, la défense de l’ordre matériel. L’État, en tout cas, n’est pas un être moral ; il n’a ni autorité, ni action morale ; il n’a guère en réalité que la force matérielle, et cette force, il n’est pas sûr qu’il l’emploie toujours à la défense de la société. L’État peut devenir un jour traître à sa mission ; cela s’est vu plus d’une fois ; les portes de fer dont il a la garde, l’État peut, à certaines heures, en ouvrir les grilles aux foules envahissantes. Si nous n’avons d’espérance et de recours qu’en lui, je plains nos enfans, encore innocemment endormis au berceau ; leur sommeil peut avoir de brusques réveils.

Et dès qu’il faut recourir aux forces morales, où en trouverons-nous de plus actives que la religion et de plus efficaces que le christianisme ? Entre toutes les disciplines religieuses et toutes les églises chrétiennes, laquelle nous semble mieux que l’Église de Rome équipée à la fois pour combattre et pour consoler ? Elle me fait penser, la vieille Église, à ses jeunes saintes, à ses vierges martyres, à qui les maîtres anciens mettaient dans la main, comme attribut, un glaive avec un vase de baume. — Nous entendons, autour de nous, de vaillans esprits, de ceux « qui ne peuvent regarder d’un œil désintéressé les maladies corporelles ou spirituelles, » et qui croient que « le bonheur personnel ne saurait être la fin de l’univers ; » nous les entendons inviter les jeunes hommes qu’a touchés le mal nouveau du siècle à rejeter la vaine curiosité du dilettante, ou l’ironie stérile du sceptique, pour passer à l’action, et apprendre à vivre en vivant de la vie d’autrui. Le remède à notre détresse morale, c’est, nous assure-t-on, de nous tourner vers le peuple, vers les masses, vers ceux de nos frères dont la misère morale est encore plus noire que la nôtre : en travaillant à les sauver, nous nous sauverons nous-mêmes[13]. Et ainsi, pour notre salut spirituel, non moins que pour le salut de notre société, on nous convie à aller au peuple, itti v narod, comme disait, il y a quinze ans, entre la forêt et la steppe, l’élite de la jeunesse russe ; jeunes gens et jeunes filles quittant la famille ou l’université pour l’usine ou l’atelier et, comme des religieux d’un genre nouveau, échangeant joyeusement les habits du monde et les pelisses coûteuses pour le touloupe de peau de mouton du moujik ou de l’ouvrier.

Itti v narod, c’est bien, en ce temps de tolstoïsme et de russo-philisme, une devise que nos étudians, comme nos désœuvrés, feraient sagement d’emprunter à ces Slaves mystico-réalistes, chez qui les aspirations idéales se mêlent, si bizarrement, aux instincts pratiques et au besoin d’action. Oui, il faut aller au peuple, il faut prendre contact avec les plus humbles classes ; il peut être bon, pour un fils de famille, de s’exiler à Montrouge ou à Ménilmontant et d’y « faire, pendant quelques mois, sa tournée d’apprentissage de la vie. » Il faut apprendre, du moins, à tendre notre main aux mains qui manient l’outil ou la machine, cela pour nous réconforter l’âme en relevant l’âme de nos frères. Encore que semblable conseil soit peut-être plus facile à donner qu’à suivre, l’ouvrier des faubourgs se souciant fort peu d’ordinaire de frayer avec les fils de bourgeois, c’est là, comme dit M. P. Desjardins, « le devoir présent ; » et il y a mieux à faire, pour les hommes de loisir et pour les patriotes, que de jouer au club ou de parier aux courses, ou même que d’affronter le tumulte des réunions électorales, ou de s’enfermer dans leur cabinet avec leurs livres et leur lampe de travail. Ce qu’ont osé dans les campagnes moscovites, sous le régime autocratique, avec les déserts de Sibérie en perspective, de jeunes athées et d’enthousiastes missionnaires du matérialisme, pour insuffler au moujik des idées de révolte, comment ne se trouverait-il pas, chez nous, des jeunes hommes assez épris d’idéal et assez dévoués au devoir pour le tenter, à leur tour, sous un gouvernement libre ; — non plus pour agiter stérilement des masses inconscientes et éveiller en elles des convoitises irréalisables ; mais, tout au rebours, pour apporter au peuple l’esprit d’union et de concorde ; pour lui enseigner un idéal et lui rendre le goût de Dieu et du divin ; pour lui révéler le sens de la vie, comme dit Tolstoï, et réveiller, chez lui, avec le sentiment du bien moral, la notion chrétienne du péché ? Belle œuvre, en vérité, et noble apostolat bien digne de séduire des âmes de vingt ans ! Y rêver est déjà un signe d’élection. Aussi Dieu me garde de décourager ceux de nos amis, les Pierre l’Hermite de journal, les saint Bernard de lettres, qui prêchent vaillamment cette croisade fin de siècle ! Je ne saurais, pour ma part, sourire des efforts de ces affamés de vérité et de justice, qui veulent chercher un principe de vie, avec une raison de vivre, dans l’action sociale. Bien au contraire, je les admire et je les envie. Si j’étais né un quart de siècle plus tard, il me semble que je serais des leurs, que j’irais, moi aussi, grossir le nombre de ces échappés du scepticisme qui s’ingénient, à la Pascal, à trouver la foi dans les œuvres. Qui de nous ne souhaite ardemment que leur rêve d’action puisse être autre chose qu’un rêve d’énergie, qu’un beau feu de jeunesse, ou un songe de poète, jaloux de se donner l’illusion de L’action, la plume à la main ! — Et quand elle ne servirait qu’à réchauffer quelques âmes de ce temps, pareille prédication ne serait ni peine perdue, ni parole inutile. De ces paroles qui nous remuent et qui nous font lever, alors même qu’elles ne nous décideraient pas à marcher, il nous en faut souvent, ne fût-ce que pour nous préserver de la pire des paralysies, de l’engourdissement moral. Aussi, encore une fois, loin de moi la pensée de retenir ces modernes apôtres ou de refroidir leur ferveur ! Mais quand ils auraient là vraiment, comme nous le voudrions, un principe d’action, qui ne voit quelle est la disproportion entre leur but et leurs moyens ? L’œuvre est immense, et les moyens combien limités ! et s’il nous est facile de nous faire du bien, à nous-mêmes, en allant au peuple, combien moins aisé de faire du bien au peuple ! Comment, et avec quoi, pénétrer l’épaisseur de ces masses profondes ? Jamais il n’a été plus vrai de dire : la moisson est abondante et les ouvriers sont rares. C’est ici surtout que notre indifférence ou notre incrédulité est obligée de confesser la supériorité des religions, des cultes positifs, des églises ; et c’est une des raisons pour lesquelles je ne me lasserai point de défendre leur liberté. Quelles forces comparées à nous ! comme elles se montrent plus puissantes et par leur principe d’action et par leurs moyens d’action ! et combien nous tous, qui nous croyons plus ou moins dignes de figurer parmi les « compagnons de la vie nouvelle, » il nous sera toujours malaisé de rivaliser avec elles !

Et cela, malgré tout, est particulièrement vrai de la vieille Église. Pour sentir ce qu’il lui reste de force, il faut, faire un retour sur notre faiblesse. Que sont, en face d’elle, toutes les sociétés de secours moral que nous pouvons imaginer ? et combien notre zèle intermittent, à nous, hommes de peu de foi, plus ou moins enlisés dans les glaises du scepticisme, aura peine à jamais égaler la passion de charité de ses frères et de ses sœurs ! La remarque d’Isaac Pereire n’a pas perdu de sa vérité[14]. Où est, sur le globe, la puissance assez fortement constituée pour exercer une action sociale à mettre en parallèle avec celle de l’Église ? Aujourd’hui, comme hier, n’est-elle pas la seule qui, à l’organisation internationale du socialisme, puisse opposer une organisation aussi vaste ? Et ce n’est là que sa moindre supériorité. Qui possède, au même degré, le zèle de l’apôtre et sait goûter, comme ses fils et ses filles, « les béatitudes du renoncement ? » Qui surtout a, comme elle, la foi qui fait braver, non-seulement le froid et le chaud, la fatigue et la soif, mais ce qui arrête souvent les plus braves d’entre nous, le ridicule ? Pour cette œuvre à laquelle on nous convie, pour ce « devoir présent » qui attire de loin l’élite de la jeunesse, beaucoup d’entre ces jeunes se sentiraient assez de cœur, mais non assez de foi. — Et la foi n’est pas seulement nécessaire comme mobile d’action ; elle l’est presque autant, et davantage peut-être, comme moyen d’action : la foi est le levier qui soulève le poids que nos bras ne peuvent remuer. Pour renouveler le monde, il n’a pas fallu cinquante apôtres, douze ont suffi ; mais ils avaient une foi : c’est bien d’aller au peuple, mais encore faut-il avoir dans la main quelque chose à lui porter ; et si nos mains ne sont vides, ce qu’elles contiennent pour lui est bien maigre et peu substantiel. Le chrétien a un livre à porter au peuple, l’Evangile. L’Église peut lui offrir quelque chose qu’on ne tient point dans nos académies ou dans nos bureaux de rédaction : une foi et une espérance.

Et cette foi, l’Église y croit ; cette espérance, elle y a confiance, et rien ne saurait la décourager. Elle a foi au triomphe final de la croix, et, par la croix, à la victoire de Dieu sur terre. Autrefois, quand le malheur des temps ne nous avait pas donné un démenti, nous aimions à dire : impossible n’est pas français ; le catholique continue à répéter : impossible n’est pas chrétien. Ne raillons pas le croyant, le prêtre ou le moine qui, le crucifix à la main ou le rosaire à la ceinture, ne craint pas de s’aventurer dans la salle enfumée des meetings populaires et ose disputer la tribune des réunions publiques aux apôtres de la révolution sociale et aux prophètes de la grossière Jérusalem que le socialisme se fait fort de substituer à la céleste Sion des apocalypses anciennes. Ils me font penser, ces chrétiens dont nous sommes tentés de sourire, aux missionnaires désarmés qui vont prêcher la bonne nouvelle à des sauvages enfans et cruels, dont la langue imparfaite ne leur fournit même pas de termes pour exposer les mystères. Et ces multitudes, sans espérance et sans foi, des faubourgs de nos grandes villes n’ont pas moins besoin de missionnaires que les noirs anthropophages de l’Oubanghi. Je ne sache pas d’apostolat plus ingrat et plus ardu ; les grands convertisseurs de païens ou de barbares, de saint Colomban ou de saint Boniface à François-Xavier, n’ont pas entrepris une tâche plus héroïque ni plus malaisée. Le plus grand miracle du christianisme serait d’y réussir, et lui seul en est capable. Ici, encore, il s’agit du salut de la civilisation, et si, par un prodige vraiment divin, l’Église réussissait dans cette mission à travers les bas-fonds de nos capitales, elle pourrait se vanter d’avoir, une fois de plus, sauvé notre culture occidentale. Cette culture que nous aimons, d’un amour de décadens, pour ses défauts, peut-être autant que pour ses beautés, les barbares qui la menacent, — c’est chose pour nous devenue banale, — ne campent plus en dehors de nos frontières ; ils ne viennent plus des steppes de l’Est ou des forêts du Nord ; ils sont établis au milieu de nous, ils parlent notre langue, ils sont de notre race et de notre sang ; et, s’ils sont retombés dans la barbarie, c’est en perdant la foi en Dieu et l’espérance au Ciel. Ce qui les rend redoutables, ces barbares de la civilisation, ce n’est pas tant leur ignorance, l’incurable ignorance de l’école primaire, qui survit à tous les certificats d’études, ce sont les passions, les rancunes, les ambitions, les haines que plus rien ne comprime et qui, dans les âmes vides, ont rempli la place des croyances évanouies. Telles sont les masses qu’il nous faut évangéliser, car il n’y a pas de salut pour nous, si nous ne les sauvons. Et la bonne parole qu’il nous faut leur porter, ce n’est pas la parole de la science, car la science, aux mains d’un enfant mauvais, est un engin de destruction autant qu’un instrument de vie. Ses formules sont pareilles aux vieilles formules magiques qui, sur des lèvres imprudentes ou malveillantes, renversaient au lieu d’édifier, et tuaient au lieu de guérir. Ce qu’il faut au peuple, nous ne l’ignorons plus, et en cela seulement nous sommes supérieurs à nos pères, c’est une parole morale, une parole de foi et d’amour, la seule qui vivifie et puisse donner la paix avec la vie.


VI

Un siècle à peine après la Révolution, nous nous retrouvons, de nouveau, à un tournant de l’histoire. Cela encore est devenu banal ; mais ce n’en est ni moins vrai, ni moins inquiétant. Marchons-nous à une dissolution, ou à une rénovation de nos sociétés occidentales ? Les signes que nous apercevons à l’horizon annoncent-ils la fin de notre civilisation, ou l’aurore d’une ère nouvelle ? De toutes les doctrines en conflit dans notre chaos intellectuel, seraient-ce les apôtres de l’anarchie qui auraient raison ? et nos espérances humanitaires et nos rêves de justice ne devraient-ils aboutir qu’à la destruction de tout ce qui fait le charme et le prix de notre culture européenne ? Nous faudra-t-il vraiment repasser par une nouvelle barbarie et par un second moyen âge de quelque dix siècles ? À mesurer la hauteur des ambitions de la foule et l’imprudence de tant de bonnes volontés téméraires, la peur m’en prend parfois. Il y a quelques semaines, je rencontrai, dans le cabinet d’un de nos maîtres à tous, deux « compagnons anarchistes, » disciples ingénus de Bakounine et de Kropotkine. C’étaient deux croyans ; leur foi dans le prochain paradis terrestre égalait celle du chrétien dans le paradis du Père céleste. Cette foi au chimérique avenir, ils essayaient de nous la faire partager, soutenant imperturbablement que, pour renouveler notre société, il suffit d’une chose : la jeter bas. Que de bonnes gens se montrent, sans bien s’en rendre compte, les adeptes et les complices des compagnons anarchistes, s’imaginant, eux aussi, que tout changement est progrès, et que tout ce qui ébranle la vieille société prépare l’avènement de la nouvelle ! Pour que la cité idéale, resplendissante de justice et de richesse, surgisse du sol, ils semblent croire qu’il suffirait de lui faire place en laissant crouler la vieille bâtisse qui nous abrite depuis des siècles. Plus raisonnables et plus pratiques étaient les millénaires qui s’attendaient à voir la Jérusalem nouvelle, aux murailles de diamans et aux portes de pierres précieuses descendre, tout à coup, du ciel en terre. Eux du moins étaient logiques en se fiant au miracle. Ce n’est pas à coups de tonnerre et à coups de révolutions que s’accomplit le progrès social, mais, bien plutôt, par une évolution lente des mœurs et du travail. Or tout ce qui bouleverse les sociétés risque, en les appauvrissant, d’en ralentir ou d’en troubler l’évolution. Les pires adversaires du progrès social sont peut-être bien les fanatiques adorateurs du Progrès qui, sous prétexte de hâter l’avenir, en veulent semer la route de ruines et de décombres.

En face de ceux qui rêvent de tout renverser, il y a ceux qui se méfient de tout mouvement et à qui il ne déplairait point d’arrêter l’histoire. Ceux-là aussi se trompent. Les sociétés humaines sont toujours en mouvement. Elles l’ont toujours été, aux époques même où elles semblaient immobiles, pareilles à ces larges et lentes rivières des plaines russes dont les eaux endormies ont le calme d’un lac. Les contemporains ne savaient trop alors en quel sens coulait l’histoire. Aujourd’hui, l’œil le plus myope ne peut s’y tromper ; un aveugle, assis sur la rive, le devinerait, rien qu’au murmure des eaux. Le courant des choses humaines se précipite, et il est aisé de distinguer vers quel versant incline la pente des temps nouveaux. Jamais l’évolution des sociétés n’a été plus rapide, ni plus marquée. Tout change, tout se meut autour de nous ; rien n’est stationnaire, et l’état social moins que toute chose. A la différence de nos pères, nous avons la sensation du mouvement qui nous emporte, et cette sensation nouvelle, délicieuse et inquiétante à la fois, nous donne à certaines heures le vertige. On pourrait presque dire de l’homme moderne qu’il sent, sous ses pieds, la Terre tourner dans l’espace. Comment, après cela, irions-nous confondre la stabilité avec l’immobilité ? Ce n’est point ce que fait la vieille Église dont la jeunesse a bercé le passé dans ses bras. Elle qui ose se dire éternelle, elle que nous nous étions habitués à regarder comme la borne de l’immobilité, elle a, non moins que nous, la notion du mouvement des sociétés humaines, et elle ne s’en épouvante point. Elle ne va pas, comme Josué, prier Dieu d’arrêter le soleil. Elle qui a été la reine du passé, au lieu de s’attacher à ce qui passe et de se suspendre aux basques des sociétés pour arrêter leur marche, elle cherche à leur aplanir la route et à écarter les pierres de leur chemin. C’est un grand exemple qu’elle nous donne. Convient-il de nous mettre en garde contre l’optimisme puéril des aveugles dévots du Progrès qui s’imaginent que toute révolution nous rapproche de la justice idéale et de la lointaine Sion entrevue, du haut du Moriah, par les voyans d’Israël, — il faut, non moins, nous défendre contre le pessimisme chagrin des satisfaits du jour. Ils ont la vue courte aussi et ils sont dupes d’une autre illusion, les hommes qui croiraient l’humanité civilisée arrivée au terme de l’évolution sociale. Nous ne savons, en réalité, qu’une chose, — ou mieux nous en savons deux. — C’est d’abord qu’il y a des lois naturelles, dans le monde économique, aussi bien que dans le monde physique, et que ces lois issues de la nature des choses et de la nature de l’homme, il ne dépend pas de l’homme de les supprimer. — « Contre la nature, tous les efforts sont vains, » nous a dit lui-même le pape Léon XIII. — Et nous savons encore, car c’est précisément la première de ces lois naturelles, que toute organisation artificielle de la société ne saurait amener que décadence, appauvrissement et tyrannie ; qu’il ne peut y avoir de progrès social durable et fécond sans la liberté, et que la liberté, à son tour, ne peut se passer d’un principe moral, sans quoi elle risque d’aboutir, elle aussi, à l’anarchie et au despotisme. Tels sont les deux points auxquels il convient de nous tenir ferme. Tout le reste est obscur.

Et faut-il ajouter une dernière remarque ? Si trop de choses nous font craindre pour l’avenir prochain de nos sociétés civilisées, rien encore ne nous contraint à en désespérer. A coup sûr, ce n’est pas la science ; la science ne nous défend point les longs espoirs et les vastes pensers, — à condition seulement de ne pas rêver pour l’humanité de mues trop brusques ou de métamorphoses trop complètes. Sur ce point, l’ancienne et la nouvelle institutrice des hommes sont d’accord : la science, comme la religion, ne prohibe que les ambitions trop présomptueuses. Elle nous dit, elle aussi, à sa manière, que l’homme n’est pas un dieu, et que la terre ne sera jamais un paradis. Voici déjà deux mille ans que, dans sa prière quotidienne au Père céleste, le chrétien de tout rite va répétant : Adveniat regnum tuum. — Que votre règne arrive ! c’est le cri séculaire de l’humanité souffrante. S’il n’est pas encore arrivé, ce règne de Dieu, c’est que l’esprit chrétien n’a pas encore assez pénétré le monde. Et ce que l’amour du Christ n’a pu faire en vingt siècles, comment espérer que le moderne « altruisme » ou la religion de la « Pitié » l’accompliront en deux ou trois générations ? N’importe ; notre prière n’a pas le droit de se lasser, et l’humanité ne veut point cesser d’espérer. Et nous aussi, au milieu des ombres qui s’épaississent sur nos têtes, continuons à répéter : Adveniat regnum tuum ! — alors même que l’aveuglement des hommes, que les exigences irréalisables des foules et les éruptions violentes de l’antique égoïsme nous feraient douter, tout bas, que notre planète puisse jamais le voir, ce royaume de Dieu. — La semaine dernière, je recevais du Midi une lettre d’un curé inconnu, me disant que, pour établir la paix parmi les hommes et installer sur la terre le règne de la justice, il ne fallait rien moins qu’une intervention divine et un nouvel avènement du Sauveur Jésus. Seul, m’affirmait ce prêtre, le Christ, le Prince de la paix, descendant sur les nuées, est de taille à fonder parmi nous le royaume de Dieu, prédit par les prophètes ; et, conformément aux espérances des premiers chrétiens, il viendra bientôt, de sa personne, régner sur le monde ; et alors seulement, il n’y aura plus de question sociale. — Avec son langage d’illuminé, peut-être ce curé a-t-il raison ; sauf l’heure ou la date, il me semble bien avoir pour lui la tradition de l’Église. Ce royaume de Dieu, qu’il nous annonce comme prochain, il croit que, par nos prières et par nos œuvres, nous pouvons en hâter et en préparer l’avènement. Si tous avaient cette foi, l’humanité serait sauvée !


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1891 et du 15 janvier 1892.
  2. Voyez, par exemple, M. le comte de Mun : Quelques mots d’explication, extrait de l’Association catholique. Paris, 1891.
  3. profecto sodalitia opificum flecti ad præsentem usum necesse est.
  4. Il est bon de citer ici le latin dont la traduction ne peut rendre la précision élégante : Tutetur hos respublica civium cœtus jure sociatos : ne trudat tamen sese in eorum intimam rationem ordinemque vitæ : vitalis enim motus cietur ab interiore principio ac facillime sane pulsu eliditur externo..
  5. M. le comte d’Haussonville, Misère et Remèdes, p. 352-358 (Caïmann Lévy, 1886), et la Revue du 5 mars 1885. Cf. Nitti, Il Socialismo cattolico, 1891.
  6. Je sais qu’en certains pays, en Autriche notamment, on a essayé de restaurer les anciennes corporations d’arts et métiers, avec l’obligation pour les artisans de produire un « chef-d’œuvre. » Mais l’Autriche ne semble point avoir tiré grand profit de cette restauration, et, l’expérience eût-elle réussi chez elle, il ne faut pas oublier que l’Autriche est peut-être le pays de l’Europe où les mœurs sont demeurées le plus « ancien régime » ou le plus « moyen âge. » Quant à l’Allemagne, une loi de 1881 y a rétabli nominalement les corporations (Innungen), mais l’entrée n’en est pas obligatoire et, pour en faire partie, il n’est pas nécessaire de produire un « chef-d’œuvre. » Certains membres du centre catholique ont bien proposé, en 1891-92, de rendre la corporation obligatoire pour tous les patrons et d’introduire à l’entrée de la carrière professionnelle une sorte d’examen technique ; mais le gouvernement s’est opposé à cette demande et l’a fait repousser. De pareilles corporations n’aboutiraient, du reste, qu’à créer une classe d’artisans privilégiés aux dépens de la masse des travailleurs. Puis, il importe de le remarquer, en Allemagne comme en Autriche, il ne s’agit ici que des artisans et de la petite industrie, et non des multitudes d’ouvriers occupés par la grande industrie. Cela seul suffirait pour qu’on ne pût attendre de semblables corporations la solution de la question ouvrière.
  7. Opinio tamen est, multis confirmata rebus, prœesse ut plurimum occultiores auctores, eosdemque disciplinam adhibere non christiano nomini, non saluti civitatum consentaneam.
  8. Occupataque efficienderum operum universitate, id agere ut qui secum con sociari recusarint, luere pœnas egestate cogantur.
  9. La nécessité du droit d’association dans les démocraties a été fort bien établie dans le dernier ouvrage de M. Emile de Laveleye, le Gouvernement dans la démocratie, Félix Alcan, 1892, t. I, p. 141 : « La démocratie, en faisant les hommes égaux, les isole et les rend faibles. Si l’on ne veut pas que l’État soit chargé de faire les mille choses nécessaires au progrès, il faut permettre aux individus de s’associer, afin qu’ils puissent faire ce qu’isolément ils sont impuissans à accomplir. »
  10. Voyez notamment les Catholiques libéraux, l’Église et le libéralisme, ch. III. Cf. la Révolution et le libéralisme (Hachette, 1890). 3e partie ; les Mécomptes du libéralisme.
  11. Ainsi notamment un écrivain anglais protestant, M. W. Stead, The Pope and the new era 1890.
  12. La fonction sociale de l’officier, quelques-uns, un bien petit nombre encore, commencent à en apercevoir l’importance. Voir, dans la Revue du 15 mars 1891, l’article intitulé : du Rôle social de l’officier.
  13. Voyez M. Paul Desjardins, le Devoir présent, 1892 ; cf. M. le pasteur Wagner, la Jeunesse ; Fischbacher, 1892, et M. Max Leclerc, le Rôle social des Universités.
  14. Isaac Pereire, la Question religieuse.