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La Papauté moderne d’après les cardinaux Chiaramonti, Pacca et Consalvi

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La Papauté moderne d’après les cardinaux Chiaramonti, Pacca et Consalvi
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 56 (p. 446-468).
LA
PAPAUTE MODERNE
D'APRES LES CARDINAUX CHIARAMONTI, PACCA ET CONSALVI

:I. Mémoires du cardinal Consalvi, traduit par M. Crétineau-Joly. II. Oinilia del cittadina cardinale Chiaramonti, vescovo d’Imola (Imola 1797). III. Mémoires du cardinal Pacca.

Une histoire de l’état pontifical depuis son premier contact avec la révolution française ne serait guère autre chose que la description de cette crise prolongée et profonde qui, dissolvant peu à peu l’institution mixte de la papauté et la dépouillant de son élément politique, semble toucher aujourd’hui à sa terminaison. Cette histoire de près de soixante-dix années se partagerait en deux périodes bien distinctes : la première, commençant au traité de Tolentino, qui enleva au saint-siège les trois légations, et finissant à la restauration de 1814, qui les lui rendit ; la seconde, se continuant jusqu’au moment où nous sommes. Pendant la première, la révolution vient du dehors, violente et impopulaire ; après les légations, elle emporte le reste, et deux fois renverse le trône pontifical ; elle ne discute pas, elle devance ou remplace les idées par la force, et disparaît sans avoir rien fondé, car la force à elle seule ne fonde rien. Pendant la seconde, le mouvement recommence, mais du dedans, non plus par la force, mais par l’esprit ; ce sont les germes laissés par la France qui repoussent sous la chaleur du génie italien. La révolution, plus réfléchie, reprend son œuvre par les idées libérales ; comprimée, mais en même temps disciplinée par la réaction aveugle des gouvernemens, compromise plutôt que servie par des complots et des affiliations secrètes, elle envahit pourtant peu à peu les intelligences. Les livres, l’agitation des réformes, la contagion des idées qui arrivent de tous les horizons de l’Europe, sont ses auxiliaires. Le fruit de cette longue lutte, c’est que la question, bien et dûment débattue, se précise, qu’on en saisit de plus en plus clairement les élémens essentiels, que le principe de l’ancien régime et le fait de la société moderne se définissent, se comparent, se reconnaissent à fond, et qu’enfin un jour vient où, placés face à face en pleine lumière, ils se déclarent officiellement et réciproquement incompatibles. Telle est la situation du moment où nous sommes, et sans doute aussi la fin de la seconde période.

Il ne sera peut-être pas sans intérêt,,s’il est vrai que nous touchions au terme de cette dernière période, de remonter dans la première, pour comparer les temps et retrouver les impressions que produisirent alors, sur les hommes du plus haut rang et de la plus haute vertu dans l’église, les coups soudains du directoire et de l’empire. Quelle fut leur pensée spontanée et en quelque sorte intuitive sur le pouvoir temporel, quand ils le virent par terre ? Persistèrent-ils à croire, aussi absolument qu’on y croit aujourd’hui, à la nécessité providentielle de ce pouvoir pour l’indépendance de l’église ? Quelles leçons pour le présent, quels pronostics pour l’avenir tirèrent-ils de ces désastres redoublés ? A quelques-unes de ces questions les mémoires récemment publiés du cardinal Consalvi fournissent déjà des réponses assez significatives et des plus authentiques : toutefois ils ne sauraient donner une connaissance suffisante des idées hardies qui jaillirent alors comme le reflet même des événemens. Nous en compléterons l’étude par deux documens peu connus, quoique imprimés depuis longtemps : l’homélie de Chiaramonti (Pie VII), alors évêque d’Imola, sur la démocratie moderne, et un écrit du cardinal Pacca sur les conséquences de l’abolition du pouvoir temporel. De cet examen il résultera que, sur cette grave question, la pensée catholique de ce temps-là différait beaucoup de celle d’aujourd’hui, qu’elle jouissait d’une bien plus grande liberté, qu’elle montrait bien plus de force et de compréhension, et qu’enfin, dans l’esprit de plusieurs de ces hommes éminens, l’élément religieux de la papauté pouvait, non-seulement sans inconvéniens, mais avec de notables avantages, se dégager de la dangereuse solidarité de l’élément politique. Aujourd’hui même, qui peut savoir ce qui, dans cette région élevée de l’église, se médite sous le voile du respect et de la discipline, et attend son moment ? Qui sait quelles pensées discrètes et silencieuses mûrissent autour du saint-siège, prêtes à paraître quand les circonstances les appelleront ? Car à Rome aussi les circonstances, quand elles sortent de causes permanentes et portent un caractère définitif, ont voix prépondérante dans les conseils des hommes ; il y a toujours des esprits prêts à les écouter, et la force des choses, une fois bien comprise, n’y connut jamais de rebelles.


I

Les trois légations, cédées par le pape à la France en vertu du traité de Tolentino, avaient été réunies à la république cisalpine. Les principales réformes françaises y avaient été, comme partout où pénétraient nos armées, promptement ébauchées, et les principes en étaient bien compris. Alors parut, dans l’un des diocèses de ces provinces, à l’occasion des fêtes de Noël (1797), un écrit épiscopal fort imprévu intitulé : Homélie du citoyen cardinal Chiaramonti, évêque d’Imola, — an VI de la liberté. C’était un acte d’entière adhésion au principe de la démocratie moderne sous la forme républicaine qu’elle portait alors. Cet évêque d’Imola avait déjà été remarqué l’année précédente par le général Bonaparte. Tandis que tous les autres évêques avaient pris la fuite devant les troupes du directoire qui envahissaient les Romagnes, il était, lui, resté à son poste. C’est là le moment précis où, pour la première fois, ces deux hommes furent en rapport ; encore quelques années, et ils allaient jouer ensemble sur la scène du monde deux grands et terribles rôles, l’un étant devenu l’empereur Napoléon, l’autre le pape Pie VII.

Cette homélie est volontiers passée sous silence par les biographes. Ceux qu’offensait le scandale d’un futur pape adoptant si facilement les principes modernes ont cherché à en étouffer le souvenir, d’autres ont essayé d’en contester la portée ou d’en fausser le sens ; Artaud en change tout simplement la date pour la reporter au temps des troubles qui suivirent la mort de Duphot : il voudrait faire croire qu’elle fut une inspiration de la peur, et suppose hardiment que des mains étrangères l’interpolèrent sous les yeux de l’auteur. Un autre, plus hardi et plus sommaire encore (voyez l’édition de Feller de 1849), lui fait dire exactement le contraire de ce qu’elle dit. « Une pastorale, affirme-t-il, où il rendait douteuse la compatibilité de la religion avec le système républicain, irrita les partisans du nouvel ordre de choses. » La vérité est que, loin de vouloir la rendre douteuse, cette pastorale n’a d’autre but que de l’affirmer et de la faire entrer dans les esprits, comme on verra. Au reste, cet écrit est le seul qui soit sorti de la plume de Chiaramonti, tout ce qu’on trouve ailleurs signé de son nom n’étant qu’œuvres officielles et rédactions de ministres ; c’est donc le seul qui nous transmette l’image de son âme. On y sent bien en effet l’âme sympathique qui respire dans les beaux portraits de David ; c’est partout une émotion douce, une mysticité affectueuse, et comme un épanchement continu de cette tendresse diffuse et un peu redondante qui répand tant d’onction dans l’Évangile de saint Jean. L’œuvre littéraire est médiocre et monotone : c’est que dans ses longueurs il cherche moins à développer des pensées qu’à répandre son amour sur son peuple, et la parole politique s’y fond comme dans un écho religieux qui l’accompagne toujours ; mais nous ne devons ici qu’en indiquer la contexture et en faire saisir le sens par une courte analyse.

Il prend naturellement pour point de départ l’objet même de la fête, c’est-à-dire la naissance de l’enfant dont le nom doit affranchir les hommes et les rappeler à leur fraternité originelle. Il salue donc, sous la chaumière de Bethléem, la liberté, mais avant la liberté le devoir, qui en est la première condition. Subordonner l’individu à l’ordre, l’instinct à la loi, l’orgueil à l’égalité de tous, préparer ainsi par le perfectionnement individuel le perfectionnement social, voilà ce qu’annonce avant tout la pauvreté divine de Jésus. Cette subordination de la matière à l’esprit, qui, sans anéantir les passions, les tient sujettes, c’est l’ordre dans l’homme, et la loi qui l’oblige envers lui-même est celle-là précisément qui le rend capable de s’associer aux autres. Est-ce à dire que cette doctrine tende à détruire ce qui le fait homme, et à lui ôter, au profit de la loi, la liberté ? A Dieu ne plaise ! « Ce mot de liberté, dit-il, a son droit sens dans le catholicisme aussi bien que dans la philosophie ; » il n’exprime point la licence, il ne constitue point un droit au mal ; dans la liberté même, il y a le devoir, et nous devons en user non pour la discorde, mais pour l’ordre et pour la paix. Le bon évêque ne sait rien, comme on voit, de cette sophistique de nos jours, qui, corrompant les mots pour dénigrer les choses et feignant de confondre la notion de liberté avec celle de droit, prétend que la liberté du mal et de l’erreur serait le droit à l’erreur et au mal, comme si la liberté était autre chose que l’arène où le devoir s’exerce, et où luttent d’une lutte éternelle le vrai et le faux. Aussi est-ce par là qu’il aborde la liberté politique : il la loue de ce qu’elle exige des vertus. « La forme de gouvernement démocratique, dit-il, adoptée parmi nous ne répugne pas à ces maximes ; au contraire, elle réclame ces vertus sublimes qui ne s’apprennent qu’à l’école de Jésus-Christ, et dont l’observation religieuse fera le bonheur et l’éclat de votre république. » Loin de vous les vues étroites des partis ! « Que la vertu qui perfectionne, éclairée par la raison et achevée par l’Évangile, soit le seul fondement de notre démocratie ! » Ayons les vertus des anciennes républiques, surtout celles des Romains nos ancêtres, mais épurées par le christianisme. Les vertus morales ne sont que l’ordre dans l’amour (non sono poi altro che l’ordine nell’ amore) ; elles nous formeront à la vraie et droite démocratie, qui ne s’occupe que de la félicité commune. Ne rêvons point l’égalité absolue des forces, des intelligences, des mérites, des propriétés ; ce sont là des chimères qui ne se réaliseront jamais : légalité monstrueuse, purement arithmétique, qui détruirait à la fois l’ordre naturel et l’ordre moral. Qu’est-ce donc que la vraie égalité ? « Entendue dans son droit sens, dit-il, c’est celle qui se fonde sur l’harmonie, lorsque chacun exerce dans la société une influence proportionnée à ses facultés matérielles et morales, et y puise ce qui peut contribuer a son bien-être (s’armomzza quando ognuno, a misura delle sue forze, fisiche e morali, influisce nella società, quando dalla società riceve cib che gli si conviene pel suo ben essere). »

On sent bien, ce nous semble, rien qu’à lire cette définition à la fois si élevée et si pratique, que Chiaramonfci, dans cet unique essai de sa plume, (résumait des méditations antérieures, et ne faisait nullement, comme le suppose son superficiel historien, un écrit de pure circonstance, destiné à calmer quelques paysans ameutés qui n’y auraient d’ailleurs rien compris. Sa conclusion est qu’il faut considérer du haut de la pensée religieuse les événemens accomplis, accepter la nouvelle situation faite à l’église, et dont l’église peut très bien s’accommoder« « Humiliez-vous avec moi, frères chéris ; baissez vos fronts devant les impénétrables desseins de la Providence divine. Que la religion catholique soit toujours le plus précieux objet de votre amour ; mais ne croyez pas qu’elle s’oppose à la forme démocratique du gouvernement. » Vous pouvez, en cet état, rester unis à votre Dieu ; vous pouvez, par vos vertus, « contribuer à la gloire de la république et des pouvoirs qu’elle a établis… Oui, mes chers frères., soyez bons chrétiens., TOUS serez excellens républicains (siate buoni cristiani, et sarete ottimi democratici). »

Ces idées ne doivent point assurément être jugées au point de vue politique. Un peuple me passe point si aisément d’un régime monarchique à celui de la démocratie : les exhortations à la vertu n’y sauraient suffire ; mais ce qui, de la part de l’homme d’état, ne serait que vertueuse illusion, devient autre chose dans la bouche de l’évêque. Que veut ici l’évêque ? Dégager la religion des troubles de la terre, ne pas laisser croire que, parce qu’une société se transforme, Dieu pour cela s’en absente, empêcher que le faux zèle ne compromette l’intérêt religieux dans une question de domaine, qu’il n’incarne la foi dans la figure d’un monde qui passe, qu’il n’imagine follement renfermer l’éternité dans le temps. Sa délicatesse intellectuelle répugne à ce mélange et à cette solidarité, du temporel et du spirituel. Les maux qu’entraînent les révolutions peuvent troubler son cœur, mais n’obscurcissent point le regard de son esprit. Il sait qu’elles n’arrivent point sans cause ; il sait qu’au fond de cette mêlée d’intérêts, de passions et de mauvaises pratiques qui les souillent, il y a toujours un fait fondamental à dégager pour s’y soumettre. Voilà pourquoi il prêche la résignation aux faits accomplis, et pourquoi il accepte l’annexion des trois légations à la cisalpine. — Mais, dira-t-on, fut-il fidèle à ce bel idéal ? Lorsque, deux ans après, il fut pape, n’essaya-t-il pas, lui aussi de revendiquer ces mêmes légations, d’abord de l’Autriche, puis de la France, et de reconstruire le domaine dans son intégrité ? Plus tard encore, quand l’empereur Napoléon s’avisa tout d’un coup de se déclarer empereur de Rome aussi bien que de la France et supprima de nouveau la souveraineté temporelle, Pie VII ne la défendit-il pas jusqu’à l’extrémité, jusqu’à l’excommunication ? À ces objections la réponse est facile, et, en distinguant l’homme du pontife, elle achèvera son portrait.

Chiaramonti, cardinal évêque d’Imola, n’avait pas à répondre du gouvernement de l’église : sa pensée était à lui, et n’engageait rien ni personne ; mais, pape, il n’est plus lui-même, il est l’institution qu’il représente. Il subit la loi du dépôt confié à sa garde. Organe principal de ce grand corps, il le défend comme se défend toute vie organisée, comme se défend toute institution humaine. Il ne peut, par sa volonté propre, ni le dissoudre, ni le diminuer ; mais si, par quelque influence extérieure et invincible, cette dissolution s’opère et qu’elle paraisse définitive, alors son dogme même l’oblige à y reconnaître un décret divin et à s’y soumettre. Nous n’inventons, point cette théorie ; on verra tout à l’heure que le cardinal Pacca, conseiller et ministre de la fameuse excommunication de 1809, s’en est servi pour expliquer et justifier sa conduite. Ce serait donc mal comprendre Pie VII que de ne pas distinguer dans ses actes ce qui est imposé au souverain de ce qui est le penchant de l’homme, ce qui appartient à la fonction impersonnelle de la pensée personnelle. Plus d’un indice, plus d’un fait dans sa vie confirme cette distinction. Jamais il ne souffrit que la question du domaine compliquât une question religieuse, et plus d’une fois, dans ses mémoires, Consalvi, ce grand et habile défenseur du pouvoir temporel, en a fait lui-même la remarque. Par exemple, lors des négociations relatives au couronnement de l’empereur, on pressait vivement le pape de profiter, pour recouvrer les légations, d’une circonstance aussi extraordinaire. Quelle merveilleuse occasion, lorsqu’il allait consacrer par la religion un pouvoir politique, d’exiger en échange qu’on restituât son domaine politique à la religion ! « Le cardinal Fesch, dit Consalvi, insista souvent et avec ténacité pour que le pape mît à sa complaisance la condition que les trois légations seraient restituées au saint-siège ; mais Pie VII ne songeait pas à faire entrer pour quelque chose le temporel dans sa détermination. Il rejeta cette idée, il défendit même qu’on lui en parlât dorénavant[1]. »

Passons maintenant au cardinal Pacca, dont l’opinion, plus explicite, plus raisonnée, rédigée en plein calme, sous la papauté restaurée, ne peut certes pas plus que la précédente être attribuée à aucune crainte, à aucune impression passagère ; elle achèvera ce que nous voulons dire sur la liberté d’esprit qui régnait à cette époque dans l’église, alors que les opinions politiques des catholiques n’avaient pas encore été renfermées dans le cercle toujours croissant de la croyance passive.

Pacca avait été en 1808 nommé par Pie VII prosecrétaire d’état, avec les pouvoirs de premier ministre. Homme de bien, d’une piété austère, d’un dévouement sans réserve et sans apparat, bon prêtre, politique peu délié et tout d’une pièce, il n’avait ni la souplesse résistante de Consalvi, son prédécesseur, ni la sagesse longanime de Pie VII, son souverain. À vrai dire, il prenait ou plutôt il subissait le pouvoir dans un moment d’angoisses sans pareilles et d’inextricables difficultés : c’était le moment fatal où Napoléon, arrivé à ce point de l’ivresse où le vertige commence, voulait enrôler le pape comme un vassal dans sa politique sans issue, et l’entraîner, satellite perdu d’un astre échappé de son orbite, dans l’espace indéfini de ses projets. Pour soutenir une telle lutte, Pacca ne trouva d’autre ressource qu’une fermeté inflexible, répondit à la force par les notes les plus énergiques, conseilla et rédigea la bulle d’excommunication qui frappait au front son terrible adversaire. Qui ne croirait qu’aux yeux d’un tel homme le domaine temporel était chose sacrée, voulue de Dieu, absolument nécessaire à l’indépendance de l’église, à la prospérité de la religion ? Eh bien ! c’est le contraire qu’il pensait. En réalité, ce qui lui inspira cette conduite, ce n’était pas la pensée de défendre un pouvoir temporel dont il ne sentait que trop en ce moment même le poids inerte et mutile : c’était l’honneur de résister à la force nue, c’était la nécessité de ne pas laisser voir au monde une religion servante d’un empire. Il défendit le domaine comme on défend une position même intenable, quand on n’est pas autorisé à l’abandonner ; mais il le croyait perdu à jamais et ne le regrettait pas.

C’est le sens d’une lettre qu’il adressait à son frère le 1er novembre 1816, et qu’il publia comme introduction à ses mémoires, pour donner la clé des faits qu’ils contiennent. On lui avait reproché, c’est lui-même qui nous l’apprend, d’avoir par son impéritie, sa précipitation, sa témérité, sa faiblesse, causé le désastre de la papauté et les malheurs du pape. — Pourquoi, disaient les uns, avait-il irrité par ses notes acerbes un empereur tout-puissant dans l’ivresse de ses triomphes ? Pourquoi, au lieu de plier un moment pour adoucir le choc, avoir lancé une excommunication inutile sur des incrédules qui s’en moquaient ? Pourquoi n’avoir pas au moins mis le pape en sûreté avant de provoquer la tempête ? — Pourquoi même, disaient quelques autres, n’avoir pas essayé de soulever les populations et de renouveler les vêpres siciliennes ? — Devant ces critiques, les unes raisonnables ou spécieuses, les autres folles, Pacca descendait dans sa conscience, et pendant les longues nuits de sa prison de Fénestrelles il parvint à se rassurer par les considérations consignées dans cette lettre à son frère. Comme apologie, comme politique, on y trouverait beaucoup à redire : ce qui nous intéresse, c’est son jugement sur la chute du domaine temporel et les raisons pour lesquelles il en prenait son parti.

Il observe d’abord qu’en un temps si fertile en catastrophes, quand l’antique Venise, quand la libre Hollande, quand les trois royaumes de la maison de Bourbon sont tombés coup sur coup, il n’y a guère lieu de s’étonner qu’un petit état pacifique et sans défense ait succombé comme les autres ; mais celui-ci du moins ne périt pas tout entier : il laisse survivante l’église pour laquelle il avait été fait, et, en tombant dans l’histoire, il y trouvera sa réhabilitation. Vu alors de loin et d’ensemble, à l’abri désormais des méfiances, des préjugés et des haines si longtemps déchaînés contre lui, il obtiendra justice. Jugé dans des idées plus générales et comparé d’époque en époque aux autres gouvernemens, il apparaîtra avec un éclat inattendu, entouré de ses puissantes œuvres, qui sont la civilisation des races barbares, le développement de la bienfaisance publique, la renaissance des arts et des lettres. Cette justice pourra se faire attendre, mais elle viendra ; « on appréciera tout le mérite des pontifes, et on avouera, dit-il, ce que la vérité a arraché de la bouche de Napoléon lui-même, que le gouvernement pontifical fut le chef-d’œuvre du génie et de la politique humaine. »

Mais autres temps, autres conditions. Sans doute Bossuet n’a pas tort, lorsque, cherchant la raison historique du domaine temporel, il la trouve dans la division de l’Europe, partagée en un grand nombre d’états ennemis, et il se peut en effet que les papes sujets de l’un d’eux, eussent été suspects à tous les autres, et n’eussent pas exercé leur ministère avec la liberté et l’impartialité désirables ; cependant cette explication de Bossuet n’est bonne qu’à partir du démembrement de d’empire romain. Avant ce démembrement, « les papes n’avaient-ils pas pendant huit siècles gouverné l’église, et n’en avaient-ils pas reculé les bornes jusqu’aux limites, du monde connu ? » C’est qu’alors, l’empire romain étant un et presque universel, ces jalousies, ces rivalités entre états chrétiens n’existaient pas. Or de nos jours, sous la main de Napoléon, la même situation semblait se reproduire. La Finance agrandie jusqu’au Rhin, des rois vassaux, et grands dignitaires de l’empire le reste subjugué par crainte, ou entraîné par influence, tout cela ; semblait reconstruire l’ancienne unité politique de l’Europe ; et Pacca croyait entrevoir dans ces vastes changemens, dont l’abolition du temporel de l’église n’était qu’un épisode, un secret conseil de la Providence, qui voulait que « les papes pussent une seconde fois, dit-il, quoique sujets, gouverner sans de graves inconvéniens l’église universelle. » Rêve sans doute que- et empire européen ! mais transposez la pensée de Pacca dans la réalité présente, et elle devient parfaitement vraie. Il existe de nos jours, mais sous une autre forme, un empire plus universel que n’aurait pu jamais être celui de Napoléon, et sous lequel les papes peuvent, s’ils le veulent, correspondre avec tout l’univers, à travers toutes les, frontières, à travers tous les articles organiques dressés pour arrêter leurs bulles : il s’appelle l’opinion. Son concordat est tout fait : il offre à qui le reconnaît la liberté, et à qui lui apporte la raison et la science l’autorité.

Ce n’est pas tout. Jusqu’ici, on l’a pu voir, Pacca se résigne, en vue de compensations, à la ruine de son gouvernement ; bientôt il va plus loin : il y trouve, non plus seulement des compensations, mais des mérites positifs et intrinsèques. Que d’abus supprimés ! que de forces perdues dans la politique qui seront rendues à la religion ! Là-dessus, il est vrai, il glisse rapidement, comme sur des matières brûlantes, mais pressez ses paroles, et vous en verrez sortir, un jugement des plus sévères sur les abus inhérens et incorrigibles du pouvoir temporel. « Les souverains pontifes, di-il, délivrés de ce lourd fardeau, consacreraient désormais tous leurs soins au bien spirituel de leurs fidèles ; l’église, privée de l’éclat des richesses et des honneurs, ne venait plus entrer dans son clergé que ceux qui aspirent au bien, qui bonum opus desiderant ; les papes ne consulteraient plus la naissance, les recommandations dans le choix de leurs conseillers, la foule peu édifiante des prélats fonctionnaires, qui pullulent autour du saint-siège, disparaîtrait. » Et à ceux-ci il applique assez plaisamment ces paroles d’un psaume : « vous avez, Seigneur, multiplié cette race, mais vous n’avez pas augmenté notre joie, multiplicasti gentem, sed non magnificati lœtitiam ! » Que de choses sous ces indications discrètes d’un cardinal ministre ! et, si l’on veut approfondir, que de choses plus graves encore sous cette dernière observation, « qu’on m’aurait plus aucun lieu de craindre (le pouvoir temporel étant supprimé) que les décisions ecclésiastiques fussent jamais influencées par des considérations politiques et matérielles, dont le poids jeté dans la balance aurait pu la faire pencher vers une condescendance excessive ! » Ainsi même « « dans les décisions ecclésiastiques » la politique et la matière auraient été, selon lui, parfois prépondérantes ! Peu de traits, partis des mains les plus hostiles, ont pénétré aussi avant que celui-là.

C’est ainsi que ce ministre, avec une liberté qui d’ailleurs a toujours été plus commune en Italie, où l’on voit de près les hommes et les choses, que dans les autres pays catholiques, où l’on est sous le prestige de l’inconnu, justifiait devant sa conscience, par l’inutilité du pouvoir temporel, les mesures extrêmes qu’il avait prisés dans d’extrêmes difficultés. Si donc il frappa un coup trop hardi au risque de perdre à jamais le domaine politique, c’est qu’il le croyait déjà perdu et n’en avait nul regret. Il avait pensé que la papauté politique devait mourir grandement, pour rappeler au moins dans sa chute la gloire de ses anciens jours. Il avait voulu que l’église, en se dépouillant de cette enveloppe temporaire, déployât toute son âme, afin que le monde comprit qu’elle n’en dépendait point. Cela n’est pas sans grandeur d’avoir pris de si haut même ses fautes.

Maintenant nous pouvons aborder Consalvi, esprit tout autre, avec d’autres tendances, mais qui nous fera par d’autres chemins abouti à la même conclusion.


II

Entre les deux chutes du gouvernement papal, l’une sous le directoire et l’autre sous l’empire, l’état romain, sans recouvrer les trois légations, jouissait néanmoins d’une période de sécurité relative, dont les six meilleures années, de 1800 à 1806, s’écoulèrent sous le premier ministère de Consalvi. Aucun homme n’eût pu se rencontrer plus propre que lui à rétablir le courant du passé en le redressant, à renouer les traditions sans s’y enchaîner, et à remettre l’immobile métropole religieuse, autant que la nature des choses pouvait le permettre, en rapport avec une société profondément modifiée. Son éducation et ses débuts l’avaient préparé d’avance à tout ce que pourraient exiger ce temps, ce lieu, ces circonstances. Acheminé de bonne heure, par ses goûts, ses talens naturels et ses premières rencontres, vers les fonctions publiques dont la carrière s’était facilement ouverte devant lui, protégé par le dernier des Stuarts, le cardinal d’York, et par les tantes de Louis XVI réfugiées à Rome, aimé de Pie VI, que l’orage devait emporter aussi, ayant de la sorte frayé sa route parmi ces nobles débris des trônes, mais trop clairvoyant pour ne pas comprendre que les ruines ne se relèvent jamais entières, et qu’il faut savoir profiter des révolutions mêmes qu’on étouffe, il pensait que de notables réformes étaient la condition essentielle de toute restauration efficace. Intelligent de ce qui convenait à l’antique cité sacerdotale, d’où la secte et la dispute sont bannies, où il faut vivre dans la doctrine sans en remuer le fond, où le mystère de l’existence s’accomplit régulièrement comme un rite, où les œuvres de l’art et les souvenirs de l’antiquité sont presque les seules curiosités permises à l’esprit, parce que seules elles le rendent impassible aux agitations contemporaines, il réveillait la tradition des belles études, ordonnait des fouilles, réparait le Colisée et le Panthéon d’Agrippa, faisait déblayer les arcs de Septime Sévère et de Constantin, protégeait les artistes illustres. Il avait été, dans sa jeunesse, l’ami de Cimarosa ; il le fut plus tard de Canova et de Thorwaldsen ; il séduisait par sa conversation. Enfin, et de sa personne et par sa politique, il s’efforçait de ramener Rome à ce calme d’autrefois et à ce demi-sommeil où la pensée, à l’abri du doute, se berce plutôt qu’elle ne s’exerce : existence pleine de plaisirs délicats qui avait fait au siècle précédent l’enchantement de beaucoup d’excellens esprits attirés de tous les points de l’Europe, dangereuse pourtant par sa quiétude même en ce qu’elle s’isole du mouvement général, s’attarde quand tout marche, et se dérobe trop aux conditions de lutte et de recherche qui sont le tourment et la force de l’esprit humain. Comme diplomate, il excellait par un esprit vif et contenu, flexible et persistant, par une ingénieuse fertilité en raisons solides ou spécieuses et en expédiens conciliatoires. Cardinal et non prêtre, il avait de l’esprit laïque ce qu’il en faut pour les facilités du monde, avec une élégance de mœurs simples qui le rendait éminemment propre aux négociations du saint-siège, alors si délicates et si périlleuses. Dans ses mémoires, écrits rapidement et à la dérobée en 1811, pendant son internement à Reims, tout cet esprit et tout ce caractère transpirent ; la sincérité, la simplicité et l’ordre y font ensemble une lumière toujours égale ; parfois le récit s’anime en tableau, et alors les personnages y prennent une vie, une attitude, une physionomie frappantes de vérité historique. Est-il possible par exemple de mieux peindre les brusqueries calculées, les éclats de passion et l’éloquence soudaine du premier consul et de l’empereur, qu’il ne l’a fait dans ces scènes dont il fut lui-même par deux fois, à dix ans de distance, le témoin et l’objet aux Tuileries ?

Mais ni son caractère, ni ses talens, ni ses négociations ne sont de notre sujet : nous ne voulons ici recueillir que son témoignage sur le fait capital qui nous intéresse, c’est-à-dire sur les destinées de ce domaine temporel de la papauté qu’il gouverna, qu’il aima, et dont il nous révèle mieux que personne, et sans y songer, l’incurable décadence. Nous verrons, par son récit du conclave, combien le sacré-collège, préoccupé d’intérêts politiques, peut, dans sa plus haute fonction religieuse, faire abstraction de la religion, — par l’exposé de ses efforts pour la réforme administrative, combien d’indignes intérêts la traversèrent, et, par un fragment de sa correspondance du congrès de Vienne, comment il pressentit l’incompatibilité qui allait s’établir, à partir de la restauration, entre l’esprit du gouvernement ecclésiastique et celui des temps modernes.

Toute élection, surtout dans les temps difficiles, s’appuie sur une question principale, et l’on choisit l’homme pour la question. Au 1er décembre 1799, jour de l’ouverture du conclave à Venise, deux questions étaient clairement posées devant les cardinaux : l’une d’intérêt temporel, l’autre d’intérêt spirituel.

Depuis deux ans, la situation avait bien changé en Italie. Nos armées avaient évacué les conquêtes de la guerre précédente ; la république cisalpine s’était évanouie ; l’Autriche, agrandie de l’état vénitien, s’était emparée à son tour des trois légations, et comme l’esprit de Kaunitz et de Joseph II vivait encore à Vienne, elle comptait bien les garder et s’en faire confirmer la possession par le nouveau pape. Celui-ci serait-il homme à résister, à revendiquer, à reprendre cette portion du domaine ? Là était pour le conclave l’intérêt temporel ; mais, d’autre part, la révolution française fatiguée semblait vouloir en finir, et de ce côté un rayon d’espérance s’élevait pour l’église du milieu de tant de ruines. Cette révolution, qui n’avait pas été, comme tant d’autres dont les histoires sont pleines, un simple drame politique, mais l’explosion d’une crise de l’esprit humain, une critique armée qui avait raisonné à coups de sape et de canon, démoli les temples, renversé les états, rasé la religion, enlevé un pape qu’il s’agissait alors même de remplacer, applaudissait maintenant au jeune Bonaparte, qui l’avait frappée au 18 brumaire, qui établissait le consulat, qui annonçait la fin des discordes civiles et le rappel de l’ordre moral, salué par les uns comme un nouveau Monk, par les autres comme le fondateur d’une république régulière. Irait-il jusqu’à relever l’ancienne religion proscrite ? Là était pour le conclave l’intérêt spirituel.

Lequel de ces deux intérêts pèsera le plus dans la balance du sacré-collège ? Habitués, que nous sommes, par nos libres études et nos discussions publiques, à tenir surtout compte de la conscience du genre humain et à placer les choses morales au-dessus de toutes les autres, nous croirions volontiers que l’hésitation n’était pas possible. L’histoire même, jugeant du vrai par le vraisemblable, nous avait jusqu’à présent raconté que cette considération de l’état religieux de la France s’était du moins produite vers la fin du conclave. On s’était souvenu, disait-elle, de certains mots par lesquels le général Bonaparte s’était autrefois discrètement entr’ouvert, lorsqu’il avait dit par exemple, après l’armistice de Bologne, au cardinal Mattei : « Que l’on traite avec moi ; je suis le meilleur ami de Rome, » et lorsqu’il avait plus tard, avec quelque affectation, loué l’évêque d’Imola de n’avoir pas fui devant l’armée française. Ce même homme, qui serrait maintenant dans sa main nerveuse les rênes de tous les pouvoirs, se révélait tout à coup aussi grand dans la politique que sur les champs de bataille. N’allait-il pas d’un coup reconquérir l’Italie et d’un geste, redresser le siège de saint Pierre ? Consalvi, secrétaire du conclave, écoutés de tous, avait, disait toujours l’histoire, déployé cette perspective pour déterminer Chiaramonti à accepter la candidature ; puis il lui avait amené le renfort du cardinal Maury et de son groupe. C’eût été certes un grand relief pour le conclave qu’un tel dénouement. Malheureusement cette histoire n’était qu’une légende, et c’est Consalvi lui-même qui vient de l’effacer. Il ne fut dit mot de la question française, ni des chances de rétablir en France le culte catholique. Cet intérêt spirituel, qui touchait le monde entier, ne brilla au conclave que par son absence. Recouvrer les trois légations, tel fut le pivot sur lequel roulèrent toutes les intrigues, autour duquel manœuvrèrent tous les chefs de factions. Mattei ne fut repoussé que comme candidat autrichien et signataire de Tolentino. Chiaramonti ne fut élu que de guerre lasse, et parce qu’il ne donnait aucune prise à l’Autriche et ne céderait pas les légations ! . Ce ne fut pas même, comme on l’a cru jusqu’ici, Consalvi qui eut l’idée de le proposer ; ce fut un Français, Maury. Ce fougueuse et mobile personnage, certainement attentif à ce qui se passait dans son pays, pensa-t-il au nouveau Monk espéré des royalistes ? Eut-il dès lors un moment la tentation de ce qu’il fit plus tard ? On n’en sait rien ; mais on sait par le récit du secrétaire d’état, qui savait tout, que les sollicitudes des cardinaux ne se tournèrent pas un instant de ce côté ; et que dans cette grande affaire religieuse ils ne firent pas de la religion, mais de la politique.

On a toujours médit des conclaves ; on les a souvent calomniés, Cette fois, en repoussant l’exagération et l’injustice, il faut pourtant, devant un témoignage irrécusable, juger sans crainte, et, si l’on se place à un point de vue religieux, juger sévèrement. Ajoutez donc à ces calculs politiques les calculs personnels, les ambitions, les jalousies : à celui-ci on objecte sa famille, nombreuse et peu riche, qui ne manquerait pas d’accaparer les honneurs et les pouvoirs ; celui-ci est trop jeune, on aime les règnes courts pour en hériter plus vite ; cet autre, (Gerdil) est vieux, il est vrai, et « n’ôte point, dit Consalvi, l’espérance de succéder à ceux qui éprouveraient l’effet de cette faiblesse humaine ; » d’ailleurs, par sa renommée, ses vertus, ses écrits philosophiques, il semble répondre à la circonstance ; mais lors même que l’Autriche ne l’exclurait pas, il ne peut réussir, parce que « sa grande régularité, dit encore Consalvi, pouvait devenir dans l’exercice du gouvernement sévérité et rudesse excessive, » ce qui veut dire, en termes plus clairs, qu’il eût attaqué les abus et tenu compte du mérite. Il signale encore l’ambitieux qui, ne pouvant être pape, veut au moins en faire un, l’intrigant qui entrave tout par « ses artificieuses machinations, sa mauvaise foi et ses cabales. Ferons-nous peser sur la majorité d’une assemblée qui comptait des hommes tels que Chiaramonti, Gonsalvi, Bellisomi, Gerdil et beaucoup d’autres non moins justement estimés, la responsabilité d’un tel abaissement ? Non certes. Ici les hommes sont maîtrisés par les choses ; ils portent sous la pourpre ces plaies de l’église que Pacca nous a déjà révélées. Il y a dans cette solidarité d’éléments contraires qui compose le gouvernement romain, dans les mille intérêts attachés à une institution compliquée et décrépite, dans le train des habitudes, dans le respect des vieillards pour la routine, dans les influences des grandes familles, une force acquise qui entraîne tout, et que l’idée abstraite du mieux ne suffit plus à détourner de sa funeste direction. C’est en s’aidant de cette force que l’ambition et l’intrigue de quelques particuliers s’imposent à une volonté plus générale et meilleure. De même que notre intelligence, entravée plutôt que servie par une organisation pesante et malsaine, se sent trop souvent défaillir et tomber au-dessous de la région idéale quelle voudrait habiter, ainsi la pensée vraie et intime de ces assemblées vénérables qui représentent l’église, alourdie par la masse du corps politique qu’elle traîne après elle, perd sa force naturelle d’ascension, et semble n’aspirer plus qu’à descendre.

Cependant le choix du conclave se trouva bon, précisément parce qu’il répondit à ce qu’on n’avait pas prévu. La victoire de Marengo ayant bientôt après chassé l’Autriche de l’Italie, la question secondaire du domaine temporel qui avait ébloui les cardinaux s’éclipsa devant la question capitale de la restauration religieuse qui se levait du côté de la France. Pie VII et le premier consul coïncidaient merveilleusement en leur commun dessein : le premier par un esprit conciliant, qui, soutenu d’un courage passif, le faisait plier jusqu’à l’extrême limite des concessions permises sans la dépasser, le second par la fougue préméditée, les adroites colères et l’impatience menaçante qu’il savait montrer à propos pour couper court aux temporisations ordinaires de la cour de Rome. De là cet acte si décisif pour l’époque, si audacieux devant la révolution, si extraordinaire dans l’église, le concordat. Le prélat Consalvi fut fait cardinal pour aller le négocier à Paris ; ensuite, fortifié par un si grand succès, il revint essayer à Rome de diriger comme premier ministre et d’affermir comme réformateur l’état ressuscité. C’est dans cette tentative de réforme que nous allons maintenant le suivre.


III

Consalvi avait le mérite, assez rare parmi les adversaires de la révolution, de ne pas la maudire aveuglément, et de savoir discerner à travers la violence des procédés le bien qu’elle apportait ou qu’elle rendait possible. « La révolution, dit-il, avait tout bouleversé ; mais il était facile de tirer le bien de ce mal. » Parmi les anciennes institutions, il reconnaissait que quelques-unes ne répondaient plus à leur origine ; « on en avait altéré, changé ou corrompu quelques autres, et il s’en trouvait qui ne convenaient plus aux temps, aux idées nouvelles, aux nouveaux usages. » Il résolut donc, avec l’approbation du pape, d’entrer hardiment dans une carrière dont il n’ignorait ni les aspérités ni les obstacles. Pour rattacher à ses projets des hommes bien intentionnés dont l’appui pût le soutenir contre une opposition déjà toute prête, il chargea une congrégation de cardinaux d’élaborer un plan, fort limité d’ailleurs, et de proposer des institutions « adaptées, dit-il, aux conditions modernes, » et dégagées des vices et des abus qui s’étaient glissés dans les anciennes ; mais cet appui même devint l’écueil. Son projet, amendé, amoindri, faussé, fut réduit à une réforme illusoire, et les intrigues de l’opposition furent telles que « le pape même, dit-il, n’eût pu lui tenir tête. » Si peu qu’on eût obtenu, l’irritation des intéressés fut inexorable, et quand la bulle Post diuturnas, qui restreignait quelques juridictions et diminuait des appointemens, fut publiée, les prélats, même ceux qui étaient nouvellement promus, et à qui par conséquent on ne retranchait rien, ne se continrent plus. « Cette irritation, dit Consalvi, devait plus tard paralyser, le régime qu’on inaugurait. Ils en devinrent les ennemis les plus acharnés et cherchaient constamment à l’ébranler. » C’est ainsi que commençait cette série d’efforts toujours contrariés, toujours interrompus par des clameurs bruyantes ou par des manœuvres occultes, qui conduisirent le gouvernement romain jusqu’à sa nouvelle chute de 1848.

Ce premier et infructueux essai de réforme administrative fut suivi d’une autre et grande tentative de l’ordre économique, non moins laborieuse, encore plus entravée, mais qui, grâce à l’appui du pape, réussit mieux.

Depuis les derniers temps de la république romaine ; l’Italie centrale n’a cessé d’être le théâtre d’une sorte de guerre permanente entre l’administration et la propriété rurale. Les distributions de blé attiraient et aggloméraient dans la ville une plèbe nombreuse enlevée aux campagnes, où les bras manquèrent au travail, et déjà du temps de Caton l’ancien la mise du sol en pâturages, même mauvais, malè pascere, constituait l’exploitation la plus productive. Ensuite d’immenses fortunes, grossies par le pillage du monde, couvrirent le pays de villas et de latifundia qui le dépeuplèrent de cultivateurs libres. Enfin la navigation, amenant à bon marché les blés de Sicile, d’Afrique et de Sardaigne, fit aux derniers propriétaires cultivateurs une concurrence désastreuse. Cette guerre économique entre l’administration, qui nourrissait une populace oisive, et la propriété rurale s’est prolongée à travers le moyen âge jusqu’à nos jours. Les papes, revenus d’Avignon, essayèrent bien d’y remédier ; mais la science de ces choses n’existait pas encore : de bonnes mesures étaient neutralisées par de mauvais expédiens, chaque changement de règne changeait les règles, tantôt des encouragemens artificiels, tantôt des restrictions nuisibles perpétuaient la ruine. Pie VI eut la pensée de rendre le commerce libre, mais en même temps il réglementait le travail, et l’idée juste se gâtait au contact de l’idée fausse. Ce fut Consalvi qui eut l’honneur de porter le premier coup décisif et de trancher le principal nœud de toutes ces erreurs ; il fit cesser la lutte séculaire entre l’administration urbaine et la propriété agricole, en abolissant le monopole de l’une et en rendant à l’autre le droit de travailler et de vendre à sa guise.

Ce monopole, bien décrit par le comte de Tournon dans ses Études statistiques sur Rome, consistait en ceci : l’administration de l’annone, dirigée par le cardinal camerlingue, pouvait seule acheter certaines denrées de première nécessité, les grains, l’huile, le bétail, au prix qu’elle fixait elle-même, pour les revendre au peuple à un prix également arbitraire et souvent à perte. On avait construit d’immenses greniers où s’entassaient les grains, de vastes caves pour les huiles. Il était défendu d’abattre les agneaux blancs, des noirs seuls étaient livrés à la consommation. D’autres produits étaient taxés selon les circonstances et le bon plaisir des magistrats de l’annone. Pour couvrir les pertes de la vente, on émettait des billets à rembourser plus tard. « A l’aide de quelques lignes, dit Consalvi, les papes faisaient en un jour ou deux fabriquer par le mont-de-piété ou par la banque du Saint-Esprit deux ou trois cents mille écus en papier, ce qui devait à la longue entraîner et entraîna en effet la ruine de l’état. » Ainsi la propriété agricole, pressurée d’abord par le monopole, l’était ensuite par l’impôt pour combler le déficit que le monopole avait causé, et ce beau système, inventé pour prévenir les disettes, les multipliait en décourageant la culture. Consalvi donc y porta la hache à l’aide d’une congrégation qui cette fois, mieux choisie et bien soutenue par le pape, de seconda loyalement ; mais il lui en coûta de cruels déboires, et il s’éleva comme la première fois des résistances acharnées et redoublées, auxquelles tout autre aurait succombé. Le camerlingue de l’annone était le cardinal Braschi, neveu du précédent pape. Irrité de la diminution considérable dont cette réforme frappait ses revenus, il remua ciel et terre contre le ministre, souleva les nombreux agens de son administration, répandit des inquiétudes dans le peuple sur sa subsistance. « Il tourna contre moi toute sa fureur, dit Consalvi ; chef des créatures de son oncle, il entraîna à sa suite une multitude de partisans… il resta mon plus redoutable ennemi, et ce fut seulement après mon ministère qu’il se montra juste. Pendant la longue et terrible guerre qu’il me suscita, je n’opposai à ses actes que les marques les plus positives d’égards, d’estime et d’intérêt pour sa personne. »

De tels faits, dénoncés par un tel homme, sont précieux pour l’histoire. Les paroles de Consalvi couvrent de leur authenticité et de leur impartialité tout ce qu’ont pu postérieurement écrire de plus agressif les Farini et les d’Azeglio. Et ne croyez pas qu’il donne cela pour des faits accidentels et sains conséquence, il a soin au contraire de les montrer comme inhérens au gouvernement ecclésiastique à cause de son principe d’immobilité trop bien défendu par l’âpre égoïsme des privilèges. S’il est, dit-il, partout difficile de déformer et d’innover, cela devient partout malaisé dans le régime pontifical. Là tout ce qui est vieux est comme consacré par son antiquité même, personne ne remarque que tout change dans ce monde ; mais ce qui, à Rome plus que partout ailleurs, s’oppose aux réformes, « c’est la qualité de ceux qui y perdraient quelques attributs de leur juridiction ou de leurs privilèges. » Il est difficile de vaincre de telles résistances, et le pape même est forcé d’y avoir égard. Ce sont des difficultés « qui fourmillent à Rome plus que partout ailleurs. » Il ne pense même pas que jamais ce gouvernement puisse par ses propres efforts se délivrer de cette chaîne d’abus, et si jamais il arrive à une forme régulière et à une administration juste et rationnelle, ce sera grâce à quelque révolution qui aura brisé le système et en aura balayé les débris. Aussi recommande-t-il à ses successeurs d’en profiter à la première occasion. « Si la Providence, dit-il, nous accordait une seconde résurrection, il serait à désirer que le nouveau pouvoir, trouvant tout changé et détruit, en profitât mieux qu’à la première restauration. En maintenant les constitutions et les bases du saint-siège, il faudrait surmonter de force les obstacles et faire tout ce qu’exigeraient l’altération des anciennes institutions, les abus introduits, les expériences faites, la différence des temps, des caractères, des idées et des habitudes, » Excellentes paroles que lui-même, de nouveau ministre après 1814, ne pourra réaliser, parce qu’alors la réaction intérieure et la pression de l’Autriche l’entraîneront avec son gouvernement du côté des résistances aveugles et absolues !


IV

Après 1814 en effet, tout changeait de face, ou plutôt le véritable aspect du monde moderne, commençait à se montrer. Depuis longtemps les armées avaient presque seules rempli la scène du monde ; dans les dernières années surtout, des événemens énormes, roulant comme des déluges sur la face de l’Europe, avaient comme submergé et dérobé à la vue la société remaniée en 1789. Tout à coup, au premier apaisement, on voyait cette société reparaître, telle qu’une main puissante l’avait organisée dans l’ordre civil, et demandant à se développer de même dans l’ordre politique ; elle reparaissait avec des idées, des principes, des intérêts, autrefois inconnus ou méconnus, mais qui avaient déjà pris corps et s’étaient mis en possession de leur droit. Elle avait choisi pour base, elle avait mis, au fond de toutes, ses pensées, de toutes ses volontés, la liberté de l’esprit, le droit de libre discussion sur toutes choses, religion, philosophie, législation, gouvernement. C’était encore toute la révolution. Les souverains qui l’avaient vaincue, et qui s’étaient assemblés à Vienne pour l’enchaîner, se sentaient eux-mêmes pris par elle, et sous l’étreinte des faits accomplis ils parlaient de transactions. Consalvi, envoyé au congrès comme plénipotentiaire du saint-siège, devait voir les choses de son point de vue romain ; aussi s’arrêta-t-il troublé devant ce mélange d’idées qu’il jugeait contradictoires. Son esprit, si clairvoyant et si dégagé dans le train ordinaire de son gouvernement, ne comprendra désormais plus rien au phénomène plus général qu’il a sous les yeux. « Je suis sorti, écrivait-il après une conversation avec Hardenberg, Nesselrode et Castlereagh, je suis sorti tout attristé de ce long entretien, où furent énumérées et discutées toutes les questions à l’ordre du jour… On espère dominer la révolution en la comprimant ou en la forçant au silence, et la révolution déborde même au milieu du congrès par toutes les fissures que des mains trop intéressées ou trop complaisantes lui ouvrent à plaisir… J’ai développé cette pensée à mes nobles interlocuteurs ; mais les difficultés du temps et ce qu’on appelle si ingénument les aspirations modernes servent de contre-poids fatal à tous ces retours vers un ordre de choses plus stable… Nous ressemblons aux architectes de la tour de Babel, nous arrivons à la confusion des langues en posant les premiers fondemens de l’édifice. »

Comment ne voit-il pas qu’à une influence si générale, qui pénètre jusque chez les rois absolus « par toutes les fissures » des vieux pouvoirs ébranlés, il doit y avoir une cause générale aussi, qu’il serait bon d’étudier et de comprendre avant de la combattre ? Mais, on le pressent, ce qui préoccupe Consalvi, c’est Rome. Ce qui l’effraie et le scandalise, c’est cette liberté de l’esprit, cette reconnaissance d’un droit à l’universel examen, que Rome, dans ses conditions exceptionnelles, ne peut admettre, mais qui s’installe de lui-même, comme un fait souverain, au cœur du nouveau système. Dans une Europe ainsi refaite, il ne trouve plus de place pour sa Rome d’autrefois ; il la voit même, dans un prochain avenir, envahie par ces forces nouvelles qu’il se représente comme les organes du mal et de l’erreur exclusivement. L’ennemi donc, à ses yeux, c’est la presse. Il l’a osé déclarer à Louis XVIII aux Tuileries, au prince-régent à Londres, et ce dernier « partageait ses appréhensions bien plus promptement que le Bourbon aux idées libérales. » La presse est le mal permanent, la puissance anonyme, occulte, qui parle à toutes les passions. Jamais l’Europe « n’a été menacée d’une plus étonnante perturbation, » et cependant tout le monde veut en courir la chance, même les princes. « La lutte entre le bon et le mauvais principe ne sera jamais, dit-il, à armes égales… Ce sera de toute évidence au saint-siège, comme au fondement de toute vérité et de toute stabilité, que les journaux, une fois maîtres du terrain, adresseront leurs coups les plus terribles. Nous désarmons la citadelle et nous livrons la place à l’ennemi. Un jour il y entrera avec armes et bagages. »

Consalvi ne s’y trompe donc pas : c’est la restauration qui commence, pour Rome, la grande épreuve et ce que nous avons appelé la seconde période. Pendant la première, disions-nous, la révolution avait opéré par la force, qui dans l’ordre moral ne prouve rien et n’achève rien. Pendant la seconde, elle va opérer par l’idée, se reconnaître, se définir, et montrer qu’à part tout son limon de passions humaines, elle roule pourtant dans le vrai courant de l’histoire. Sa maxime est que l’étude libre est le droit de l’intelligence, que l’examen sérieux est le chemin de la vérité, et que la raison bien conduite finit toujours par avoir raison. La maxime de Rome au contraire, exprimée ici par Consalvi, est que le « bon principe » n’est point de force à lutter contre le mauvais, que la seule vérité ne suffit pas à dissiper l’erreur, et qu’il y faut le bras du pouvoir exterminant l’hérésie. C’est sur ces deux maximes opposées que le combat va s’engager de nouveau pour un demi-siècle. Rome cherche donc des alliances ; sa politique se noue à celle des monarchies absolues, et en particulier de l’Autriche, qui ne lui épargne pas les bons conseils. « Restez fort chez vous, monseigneur, écrit Metternich à Consalvi en 1819 ; tombez à bras raccourci sur les fous et les scélérats ; écrasez les intrigans, et vous diminuerez les intrigues. Comptez en toute occasion et en toute sûreté sur l’appui que la bonne cause trouvera chez nous. » Ne dirait-on pas que cette vive et alerte épître soit devenue, sous les règnes suivans, la charte autrichienne de la restauration pontificale ? Et voilà pourquoi le motu proprio de 1816, annoncé par Consalvi au congrès de Vienne, ne tint pas les promesses de son préambule ; voilà pourquoi sous Léon XII on vit, parmi quelques améliorations de police et de finance, les formes judiciaires ramenées à l’extrême rigueur, l’instruction publique retournée en arrière, les progrès matériels abandonnés ; voilà pourquoi le memorandum des cinq puissances de 1831 n’obtint que des résultats insignifians. À vrai dire, pouvait-il en être autrement aussi longtemps que « le bon principe, » jugé incapable de se soutenir lui-même, aurait besoin du bras de M. de Metternich ? Qui donc pouvait se faire illusion ? qui donc ne comprenait très bien que chacune de ces modestes réformes si humblement demandées en appellerait une autre, et puis une autre, que l’introduction en plus grand nombre des laïques dans l’administration en changerait l’esprit, qu’enfin au bout de tout cela on trouverait toujours devant soi ce monstre anonyme, la presse, avec l’examen, la liberté de conscience, et autres étrangetés subversives, inintelligibles, formidables ? Il n’y avait donc rien à faire, si ce n’est résister jusqu’à rompre, et c’est ce qu’on fit. La forteresse tomba en 1848, et l’ennemi, selon la prédiction de Consalvi, « y entra avec armes et bagages. » Depuis lors, le pouvoir temporel dans ses conditions vraies n’existe plus, et nul ne saurait imaginer comment ces conditions pourraient se rétablir.

Mais aucun esprit véritablement critique, quelle que soit sa croyance ou son incroyance, pour peu qu’il échappe aux préjugés d’école et aux acrimonies du moment, et qu’il ait appris de l’histoire à suivre dans la société et dans l’homme les racines et les attaches des idées religieuses, ne croira que cette destruction d’une forme temporaire devenue plus nuisible qu’utile puisse atteindre la vitalité d’une institution aussi vaste et aussi profonde que le catholicisme. Rien d’essentiel ne meurt ici, qu’on en soit bien sûr : c’est seulement la vie qui veut prendre un autre cours. Ce qui meurt, c’est un organisme épuisé, déjà raidi et froid, qui ne marche plus ; la vie cherche à quitter cette forme éteinte pour entrer dans une autre qui la remplace. Voilà le vrai sens de l’événement que nous avons sous les yeux. Le règne même de Pie IX en est la preuve, et il suffira de jeter, en finissant, un rapide regard sur les actes de ce règne pour reconnaître qu’il porte le caractère d’une transition, pénible, il est vrai, involontaire et combattue, mais certaine et forcée, entre l’ancien régime et le nouveau, entre la tradition d’intolérance et l’avènement de la liberté.

Nous pouvons en effet ranger ces actes en deux séries parallèles. Les uns, opérés à la faveur de la réaction qui suivit, dans certains états catholiques, les renversemens de 1848, procèdent du principe d’intolérance : ce sont les concordats conclus dans les quinze dernières années. Les autres, appliqués à des pays protestans, n’ont pu l’être qu’à la faveur du principe de liberté religieuse qu’on y professe : ce sont les évêchés fondés et les institutions introduites dans ces pays.

Les concordats conclus alors avec la Toscane, l’Espagne, l’Autriche, et quelques autres états de l’Europe et de l’Amérique, tendaient tous à supprimer la liberté des cultes et à mettre la foi sous la protection de la loi civile. Comme moyens pratiques, et sauf des réserves variables selon les lieux et nécessitées par les circonstances, ratione temporum, ils accordent au clergé la surveillance de la librairie, la censure des livres, la faculté indéfinie d’acquérir en main-morte. Le concordat espagnol interdit l’exercice public de tout culte dissident ; mais celui qui surtout émut l’Europe, ce fut le concordat autrichien de 1855. C’est là qu’on vit, comme un signe de reflux violent vers le moyen âge, renaître des coutumes que toutes les monarchies catholiques avaient depuis longtemps combattues et détruites, telles que les tribunaux ecclésiastiques chargés de juger en matière civile, sauf certains cas, les causes où des clercs étaient impliqués, une pénalité et des prisons à part pour les prêtres condamnés pour crimes ou délits, etc. Partout la maxime qui veut que l’église soit un corps armé de privilèges et de pouvoirs pour défendre le « bon principe » par la force séculière est soigneusement posée ; la « raison des temps » seule en limite l’application. Que sont devenues ces créations d’une réaction passagère ? Partout inexécutés, ou suspendus, ou menacés d’une prochaine révocation, les concordats ne sont déjà plus qu’une cause d’irritation profonde pour les uns, d’inquiétude et d’embarras pour les autres ; la même « raison des temps » qui les avait mutilés à leur naissance les démolit de fait. Comme expression d’un système, ils n’ont servi, avec les autres manifestations du même esprit, qu’à exaspérer les oppositions et à donner plus d’élan à la sape qui bat les fondemens de l’église. La tendance qu’ils réalisent a jeté la discorde dans les rangs mêmes des croyans fidèles. Les seuls qui, dans les pays libres, eussent quelque prise sur le siècle en lui offrant la transaction de la liberté ne sont plus qu’une troupe enfoncée et battue entre deux feux, perdue dans la contradiction de ses principes, et forcée de se réfugier dans l’ambiguïté des interprétations ou dans de trop adroites réticences. Voilà le succès des actes fondés sur les principes de l’ancien régime ecclésiastique.

Parallèlement à cette série de conventions avec les états catholiques, Pie IX a exercé dans les états protestans d’autres pouvoirs, ceux de la liberté. En dépit de l’église établie d’Angleterre et de toutes les sectes dissidentes, malgré les clameurs et les démonstrations populaires, les sermons dans les temples et les discours au parlement, malgré la loi même, impuissante devant la liberté religieuse, il a tracé sur le sol anglais des circonscriptions diocésaines en y affectant des titres. On a vu, après trois siècles, et pour la première fois depuis Wolsey, un cardinal anglais vainqueur, de par la liberté de conscience, de son gouvernement et de son pays même s’y montrer partout et représenter à Rome le royaume d’Henri VIII. Il y a peu de jours, sa dépouille mortelle, que la populace, au siècle dernier, eût jetée au vent, traversait paisiblement Londres, au milieu d’une foule immense et respectueuse, dans l’appareil funèbre qui exprimait sa dignité. Ainsi l’Angleterre, enchaînée par ses propres principes, reconnaît l’impossibilité de ressusciter chez elle, même contre un adversaire intolérant, l’intolérance d’un autre âge, et si, en ce moment même, le vieux protestantisme exclusif demande encore au parlement la répression du papisme, il ne l’obtiendra pas., La Hollande aussi, forteresse autrefois de l’âpre et ombrageux calvinisme, concéda, sous un ministère libéral, au principe de la liberté, la création de cinq sièges épiscopaux catholiques. Ces actes, et d’autres semblables, produits au nom du droit moderne, ces moyens développés par l’église en sa simple qualité d’église libre dans des états libres, sans autre protection séculière que celle du droit commun, sont-ils frappés de stérilité comme les concordats d’intolérance dont ils sont contemporains ? Non, ils se maintiennent au contraire avec une solidité et une sécurité proportionnelles à la largeur de base des institutions qui les ont acceptés. Ainsi les grandes transactions accomplies sous ce règne en vertu de l’ancien régime ecclésiastique, loin de produire le bien au point de vue même de l’église, n’ont abouti qu’au néant ou au mal ; toutes celles qui sont faites sous la protection du droit fondamental de la société moderne subsistent, et permettent à l’église de développer, sans autre limite que la liberté des autres, toute la force qui est en elle.

Voilà sans doute un signe du temps, s’il en fut. C’est un de ces exemples où l’on voit les choses encore enveloppées d’ombre se remuer d’elles-mêmes, et indiquer le chemin qu’elles veulent suivre. Lors donc que la nécessité des circonstances, qui est la parole de Dieu, a dit son dernier mot, quand toutes les résistances sont épuisées et toutes les responsabilités couvertes, n’est-il pas temps de reconnaître, avec Chiaramonti, avec Pacca, ce qu’il y a, pour la papauté, de ressources et de grandeurs dans le nouvel âge qui s’ouvre devant elle ? N’est-il pas temps qu’elle puise désormais son indépendance, non plus dans des institutions caduques, mais dans son âme délivrée de leur poids et rajeunie, sa force, non plus dans des lois de police, mais dans de nouveaux élans de la pensée, qu’elle laisse tomber, si elle a foi en sa propre vitalité, une dépouille usée qui n’en a plus, qu’elle écoute enfin la forte voix du grand Dante, qui l’accusa souvent en la vénérant toujours, et qui lui crie encore : « Sépare-toi, âme vivante, de ceux-là qui sont morts ! »

Anima viva,
Partiti da cotesti che son morti !


LOUIS BINAUT.

  1. Mémoires de Consalvi, t. II, p. 392.