La Papesse Jeanne/Partie 1/Chapitre V

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Éditions de l’Épi (p. 54-62).
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V

Solitude


En effet, en pesant un fourré de broussailles, on voyait sortir et s’élever à vingt pieds de terre une espèce de chaumière…
Marquis de Sade. — Zoloé et ses deux Acolytes (scène anglaise.)


Ioanna avait maintenant dix-neuf ans. C’était une merveilleuse jeune fille, aux yeux hardis et aux gestes prompts, qui ignorait tout de la vie, mais se complaisait à en imaginer les surprises, et les beautés. Elle collaborait à l’entretien de la maison où son père d’adoption commençait à se faire vieux. Il ne retrouvait plus de joie qu’à répéter les fastes de la patrie ancestrale que d’ailleurs il n’avait jamais vue, mais dont le souvenir le hantait.

Or, un jour, deux soldats rencontrèrent la jeune Ioanna dans la forêt. Ils la suivirent et pensèrent s’emparer d’elle, soit pour la vendre à Mayence, soit pour satisfaire des désirs que la vie guerrière entretenait en eux.

Ils revinrent donc en secret, trois jours plus tard et surveillèrent la demeure où ils l’avaient vue rentrer. Ils n’osèrent l’assaillir et reparurent le lendemain avec deux autres de leurs amis, puis ayant bien repéré l’entrée du gîte où vivaient l’adolescente et deux personnages âgés, ils attendirent patiemment de voir sortir quelqu’un.

La première personne qu’ils aperçurent fut la mère adoptive de Ioanna. Toujours robuste et droite, elle n’avait jamais renoncé, malgré des années de tranquillité, à se méfier et surveillait toujours les bois comme s’ils étaient pleins d’ennemis.

Les quatre soldats l’assaillirent en silence. Elle cria, se servit d’un coutelas dont elle ouvrit la gorge au premier ennemi, blessa un second, mais reçut au ventre un coup d’épée et s’abattit.

Les hommes remuèrent son corps du pied et virent que c’en était fini d’elle. Alors ils préparèrent l’assaut.

Ioanna avait entende les cris. Courageuse, elle allait sortir pour courir au secours de l’attaquée. Elle vit alors le groupe des trois soldats, qui se rua sur elle avec des cris joyeux.

Ils la suivirent dans l’enclos. Ioanna fuyait et rentra chez elle. Mais les gaillards se précipitèrent sur la porte. Soudain elle s’ouvrit.

Un homme aux cheveux blancs apparut et jeta un escabeau massif dans les jambes du premier survenant qui trébucha et tomba sur un poignard. L’acier perça la lourde casaque à l’endroit du cœur.

Et l’agresseur ne bougea plus.

Le suivant s’élança à son tour. Il y eut une lutte féroce sur le seuil, et, sans le dernier qui d’ailleurs était blessé, les hommes d’armes eussent été vaincus.

Car le troisième au moment où il franchissait l’huis tombait à son tour. Mais le dernier frappait le vieil Hellène et s’abattait enfin, frappé d’un coup en pleine face.

Ioanna s’approcha avec terreur. Les trois assaillants ne bougeaient plus, mais son père était blessé aussi.

Elle le dégagea et parvint à le mettre sur son séant. Il était prodigieusement blême.

— Ma fille, dit-il en grec.

— Père, vous êtes dangereusement blessé ?

— Je vais mourir dans peu d’instants.

Sa voix était comme un souffle, et, sous lui, une vaste tache de sang s’élargissait.

— Ma fille, écoute :

Elle s’approcha, le cœur battant et pleine de terreur devant un événement si horrible.

— Écoute : il te faut fuir, si, comme il est à craindre, ils ont tué ta mère aussi.

— Je le ferai.

— Il te faut fuir, mais tu ne peux le faire en femme.

— Comment faut-il donc ?

— Vêts-toi en homme, en soldat. Il y a ici toute ma vêture guerrière. Et n’omets point les armes.

Sa voix devenait très faible :

— Sache qu’on ne s’approchera jamais de toi sans des désirs hostiles. Ne laisse donc jamais d’homme feindre l’amitié, et tue sans hésiter…

Il resta une demi-minute muet, puis continua :

— Prends la route du Sud, comme j’ai fait jadis, et efforce-toi de retrouver notre pays dont je t’ai tant parlé…

Il ne pouvait plus parler et la mort décolorait déjà ses regards. Il s’efforça pourtant encore et chuchota :

— En homme, sois seule, redoute tout le monde…

Et il mourut.

Devant le massacre, qui, en quelques minutes, la privait de toute famille, Ioanna resta un moment muette. La tête lui tourna, et, à son tour, elle chut, évanouie, parmi les morts. Quand elle s’éveilla de sa syncope, le soir venait. Le silence était complet et sinistre. Il lui fallut longtemps pour reprendre contact avec les choses et comprendre ce qui était advenu. Elle pleura encore, puis l’énergie reparut en elle et le souvenir de l’homme qui lui avait tout appris conseilla et la prudence et l’énergie.

Tandis que la nuit tombait elle creusa une double tombe pour ceux qui avaient jusqu’à ce jour mené son destin. Elle y coucha les seuls êtres qu’elle aimait, avec, selon un rite païen, les objets qui leur avaient de leur vivant été familiers. Elle égalisa sur le lieu, la terre dure, prit quelques pièces de monnaie, car elle ignorait la cachette où sa mère dissimulait une sorte de trésor, se vêtit en homme, coupa ses cheveux selon la mode masculine, puis attendit le jour, un poignard sous la main, sans pouvoir dormir.

À l’aube, tandis que les oisillons pépiaient dans la forêt, Ioanna se mit en route au hasard

Elle emportait dans une sorte de gibecière un peu de nourriture et le sentiment de sa solitude l’emplissait d’une crainte amère.

Elle connaissait les sentes forestières jusqu’à Engelhem et d’autres villages. Elle n’ignorait pas qu’à l’est se trouvait une abbaye fameuse, au centre des bois, mais elle redoutait les moines qui ne laissaient pas d’être craints pour leur ardeur à convertir.

Elle prit, comme son père le lui avait dit, la route du Sud. Le matin se passa fort bien. Ioanna vit sans qu’on l’aperçût une troupe d’émigrants passer dans des chariots branlants traînés par les hommes. Ils étaient peut-être cent, mâles et femelles, vêtus de débris polychromes, et dont les faces ne ressemblaient point à celles de ce pays germanique. Ils semblaient attentifs à éviter d’être surpris, se hâtaient, et des marmots nus couraient autour des véhicules misérables. Ensuite, la jeune fille aperçut une troupe armée, sans doute des Saxons, qui avançaient lentement avec des mines de brigands. Des pillards sans doute.

Après cela, elle progressa longtemps sans rencontrer personne. Il y avait parfois des traces humaines, dans la forêt, semblables à celles que devaient laisser les siens autour du gîte où elle avait vécu vingt ans. Cela paraissait indiquer des habitations bien dissimulées au sein des fourrés. Elle se hâtait de les fuir. Vers le soir Ioanna rencontra une vieille femme cassée et ridée, qui, non moins précautionneuse qu’elle-même, apparut à quelques pas sans qu’on eût pu deviner son approche.

La vieille eut un rire silencieux devant l’arrivante en qui elle devina une femme :

— Où vas-tu beau soldat ?

Elle parlait une langue sauvage que l’adolescente comprit à peine.

— Je me rends à la ville.

— Tu en es loin.

— On arrive toujours.

— Es-tu certaine de ne pas te tromper de route ?

— Que t’importe. Si je n’arrive pas, tu n’en auras nul souci.

La vieille se mit à rire de nouveau.

— Prends garde ! Il y a des soldats là où tu te rends.

— Que m’importe.

— Il y a aussi des loups.

— Ce sont mes frères.

— Adieu donc !

La jeune fille s’éloigna. Elle ne connaissait pas assez les traîtrises de la vie pour tirer grand souci de cette rencontre mais elle désirait pourtant fuir au plus vite.

Cependant la nuit venait.

Ioanna chercha un endroit pour y reposer. Elle savait comment s’y prendre, découvrit une fourche d’arbre commode, s’y hissa, s’attacha par le torse et s’endormit.

Au matin, un peu courbaturée, elle se remit en marche, mais, à certain moment, elle rencontra des bêtes fuyantes qui semblèrent indiquer un danger par devant.

Elle infléchit son chemin et revint vers l’est.

De nouveau il lui sembla entendre, à travers les bois, des bruits sur sa route. Elle se dissimula et attendit. Ce n’était point une erreur. Au loin, des soldats apparurent, allant vers l’ouest.

Elle revint sur ses pas. De nouveau elle eut le sentiment d’une sorte de battue organisée, qui la chassait et bientôt allait la prendre.

Et, à certain moment, dissimulée derrière des rochers, elle vit enfin passer la vieille rencontrée la veille et qui menait trois hommes armés.

Ionna comprit que sa présence dans les bois expliquait seule cette traque. Elle se mit à fuir du seul côté libre encore. La nuit vint. Elle ne put sommeiller, prise par une sorte de terreur sourde. Au matin elle eut aussi la certitude qu’on la suivait de près. Elle marcha, déjà lasse et mélancolique. Tout le jour passa à travers la dense forêt sans que derrière son pas elle cessât de sentir un ennemi acharné. Elle entendait aussi au loin des abois de chiens.

Enfin elle arriva, au soir tombant, épuisée et terrifiée, devant une vaste demeure aux murs élevés, étayés par des troncs d’arbres.

Une porte était devant elle. Ioanna désespérée frappa.