La Papesse Jeanne/Partie 5/Chapitre III

La bibliothèque libre.
Éditions de l’Épi (p. 228-234).


II

L’Amour revient


Et lui jurant que je ne l’aimais plus,
Je lui prouvai que je l’aimais encore…
Mme Dufrenoy. — Élégies. 1821.
(Les Serments.)


Ioanna faisait cependant face à tous ses devoirs avec une fermeté qui émerveillait les meilleurs juges.

Elle organisait les missions évangéliques, pour la conversion des peuples barbares, dans un soin et une connaissance des problèmes posés qui contrastaient avec l’ignorance dogmatique de ceux qui l’avaient précédée.

Elle régla les visites à Rome des évêques, qui parfois quittaient leurs diocèses sans nulle gêne, pour venir passer des mois à Rome dans les festoiements, les intrigues et souvent parmi les filles.

Elle choisit avec soin des légats pour des missions délicates, et ses envoyés, tant en matière diplomatique que par leur valeur et le respect du Pape qu’ils imposaient, firent beaucoup pour l’Église.

Elle ne croyait point en Dieu, mais voulant remplir noblement la besogne qui lui incombait, elle accomplissait les meilleurs actes et ne laissait rien traîner d’important.

C’est cette coutume de tout régler en hâte qui déconcertait le plus autour d’elle.

Ioanna reçut le roi Lothaire et s’entretint avec lui. Comme il venait réclamer pour deux de ses envoyés mis à mort avec l’autorisation du précédent Pape, la jeune femme, qui prenait en main les intérêts de la Puissance qui lui était dévolue, refusa de laisser poursuivre aucune enquête à l’intérieur de la Cité léonine.

Lothaire était de la race ecclésiastique de l’empereur Carloman et il aimait à protéger la papauté mais non point à la voir dominer sa propre force. Il sortit de Rome fort irrité, mais devenu prudent et soucieux.

Elle donna à certaines abbayes, où les règles de modestie et de chasteté étaient fort peu respectées, des avertissements sévères et fit expulser de l’une d’elles toutes les moniales qui l’habitaient. Il est vrai que le scandale était excessif puisqu’il était né quatorze enfants dans ce couvent de filles consacrées à Dieu et ayant fait vœu de pureté… Toutes furent emprisonnées à Rome et quatre seulement, que l’on tint pour les moins coupables, furent libérées. Elles devinrent les habituées de la rue aux prostituées et l’une d’elles épousa même un des fidèles du roi Lothaire. Par la suite elle donna naissance à une dynastie qui ne s’éteignit plus.

Ioanna, en accomplissant ces actes de justice, ne pensait jamais à sa propre vie. Elle assumait les responsabilités de la fonction voilà tout. Au demeurant elle ne pouvait haïr l’Église, qui lui avait révélé, à Fulda, le plaisir, et à Rome, la puissance.

Et puis faire régner un ordre sévère autour d’elle était le seul moyen de garder le trône et de dominer les embûches semées sur ses pas.

Elle signa des actes importants avec le Patriarche de Constantinople et avec le Calife de Bagdad. Elle envisagea un temps de chasser les Sarrasins de Sicile, mais craignit que sous couleur de constituer une armée pour descendre dans le Sud, on ne voulut surtout la descendre de sa sedia impériale.

Une méfiance extrême emplissait donc ses jours.

Et voilà qu’un matin du mois d’août 854, Ioanna rêvait dans sa bibliothèque, en feuilletant des rapports de police que l’un de ses fidèles venait de lui apporter.

On lui dit qu’un soldat voulait la voir.

Elle avait fait condamner sa porte et savait que ses ennemis préparaient quelque mauvais tour, dont il lui fallait d’avance démêler les trames.

Elle refusa de recevoir l’officier.

On revint dire que l’homme insistait et qu’il avait de très graves révélations à faire sur un complot.

Ioanna se leva, et, contrairement à son habitude quand elle recevait des inconnus, ne se couvrit point le visage. Ainsi le malheur entre dans les existences par quelque oubli…

Un homme apparut, suivi de trois secrétaires.

Mais lorsque le personnage eut franchi l’huis, un flot de sang empourpra le visage de la Papesse…

Elle congédia impérieusement, contre encore l’habitude, ses trois fidèles.

Elle avait reconnu Gontram.

Ils se regardèrent un instant, face à face, Ioanna palpait sous sa robe un poignard empoisonné.

Gontram se mit à genoux.

— Très Saint Père, bénissez-moi !

Elle étendit machinalement la main pour bénir.

Mais après un regard derrière lui, et voyant qu’ils étaient seuls, l’ancien moine de Fulda, le fils de Raban Maur, s’élança sur elle et dit violemment.

— Ioanna !

Elle le repoussa.

— Ioanna je n’ai pu t’oublier. Depuis des années je te suis et l’amour croît sans cesse en moi. Ioanna…

Il parlait à mi-voix, en tremblant de passion.

— Je t’ai vue hier passer devant saint Jean, et t’ai reconnue. Alors me voilà !…

Elle dit d’une voix blanche.

— Taisez-vous.

Ioanna, te voilà Pape. Ah ! ce n’était point indigne de toi, de monter si haut. Je t’aime. Je suis fou de désir de ta chair…

Il répéta :

— Des années, je brûlai pour toi. Dis, je vivrai désormais dans ce palais, je serai le plus fidèle de tes gardes, je veillerai sur ta grandeur. Je sais ce que veulent certains qui visent de monter sur le trône du Christ. Je les tuerai…

Il parlait avec fièvre, tenant sur ses lèvres les mains de la Papesse, et enfin il voulut l’embrasser.

Elle leva le poignard.

Mais, d’une main ardente, Gontram fouillait sous la robe immaculée, brodée d’or et d’argent, couverte de pierres précieuses…

Et Ioanna, brusquement défaite, poussa un soupir. Son corps se tendit.

— Ioanna… Ioanna, souviens-toi de nos délires de Fulda, de nos violences, de nos ardeurs…

Elle n’entendait plus, pâmée, c’était à cette minute la proie féminine qui trop compta sur sa volonté pour vaincre les faiblesses de l’amour, mais qui brusquement succombe…

Et Gontram la prit.

Elle ne poussa point d’appel et resta roide dans sa pâmoison rageuse de femme désespérée que la chair domine. Elle avait perdu le sens des choses et les réalités tournoyaient dans son âme affolée.

Enfin elle reprit conscience. Devant elle, embrassant dévotement ses genoux sous la robe levée Gontram, fou de passion, semblait atteint de délire.

Ioanna le regarda avec une sorte de fureur âcre. Elle sentait le sang courir à grandes foulées dans son corps. Où en était sa vie à cette heure ? Tout l’édifice croulait qu’elle avait édifié si patiemment.

Horreur Et cela pour cet imbécile qui demain sans doute la trahirait lui aussi…

Elle fronça ses sourcils. Le désir et son insatisfaite ardeur passa dans ses nerfs avec une colère puissante…

Le poignard était toujours là.

Elle le leva.

Gontram ne voyait rien. Il avait tant dû rêver de ce corps jadis à lui, que, le retrouvant et le courbant sous sa volonté, il en tombait dans une sorte de délire religieux.

Il murmurait :

— Je devais te découvrir pour te livrer au bourreau, mais c’était en vérité pour le seul bourreau de mon amour. Ioanna, dis que tu m’aimes aussi !

— Oui, fit-elle avec un ricanement.

Et le poignard décrivit une courbe luisante puis vint frapper l’amant à la nuque, car il avait le front baissé vers le centre vivant de sa maîtresse.

Il eut un cri, sursauta, leva une face soudain blême et affolée, puis chut en arrière avec un soupir désespéré. Ioanna abaissa sur son corps féminin la robe somptueuse.

Une lourdeur lui pesait aux lombes.

C’était la fin du plaisir pris sans le vouloir et le savoir. Elle se dirigea en hâte vers la porte secrète qui conduisait à son appartement.

Derrière, il y avait deux de ses plus fidèles sbires.

D’une voix froide elle dit :

— Emportez et jetez secrètement cette charogne qui est là. C’est un envoyé de nos ennemis et je m’en suis débarrassée.

Elle parlait lourdement, mais ses gestes restaient pleins de majesté.