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La Parcelle 32/1/1

La bibliothèque libre.
Librairie Plon (p. 11-35).


LA PARCELLE 32

PREMIÈRE PARTIE


CHAPITRE PREMIER


À Quérelles, devant la grille du notaire, le vieux Mazureau tira la poignée de la sonnette. Un tintement léger se fit entendre au fond de la cour.

Personne ne parut. Il faisait très froid devant cette grille ; le vent d’est mordait âprement. Un petit gars d’une quinzaine d’années qui accompagnait le vieux chuchota :

— Tu n’as pas tiré assez fort, grand-père ; ou bien leur mécanique est démolie. Veux-tu que j’essaye ?

Sans attendre la réponse, il saisit la poignée de cuivre et la sonnette dansa violemment.

Une jeune bonne se montra, un torchon en main, dépeignée et l’air rêche.

— Entrez !… cria-t-elle ; entrez donc !

Ils poussèrent le portillon de fer et traversèrent la cour.

— Je suis Mazureau, mademoiselle… Amand Mazureau, de la Marnière de Fougeray. M. Boureau m’a mandé de venir.

La bonne n’écoutait pas. Elle passa devant eux, montra une porte sur la gauche.

— L’étude est là ! dit-elle.

Ils entrèrent. M. Boureau était aussi aimable que sa bonne l’était peu.

— Asseyez-vous, Mazureau ; et toi aussi, garçon… Il ne veut pas se chauffer un peu, ce jeune homme ? C’est votre petit-fils, n’est-ce pas ? Ne le reniez pas ; il est bien de votre famille, celui-ci !… Quel âge a-t-il ?

— Il va sur ses seize ans.

— Eh bien ! Je pense qu’il est fort !

— Je ne m’en plains pas ! dit le vieux en levant le menton.

Le notaire, cependant, fouillait dans ses papiers.

— Tout est prêt, dit-il. Voici la petite somme. Une signature, et nous sommes quittes… La signature ici, tenez !…

Le paysan sortit ses lunettes et signa.

— Bien ! maintenant, voici neuf cent soixante-quinze francs. Comptez, s’il vous plaît.

L’enfant s’était levé ; son grand-père lui tendit les billets.

— C’est à toi, Bernard.

L’enfant rougit ; il se pencha un instant sur le bureau.

— Cinq cents… sept, huit, neuf, cinquante et soixante-quinze… Le compte y est, dit-il.

Et il remit l’argent à son grand-père. Le notaire souriait.

— Vous ne devez pas vous plaindre, Mazureau ; votre pauvre fils a bien vendu… Neuf cent soixante-quinze francs pour un méchant bout de clos d’une boisselée…

— Monsieur Boureau, c’est la terre de chez nous qui s’en va…

— D’accord ! mais c’est de bel argent qui rentre !

— Je ne blâme personne, reprit le paysan. Mon fils n’aimait pas la culture ; il est parti et petit à petit, il a vendu ce qui lui revenait de ma défunte. C’était son droit… Cet argent que vous me donnez, c’est le prix de la dernière boisselée ; maintenant il ne reste plus rien. Ma bru est à la ville ; elle parle de prendre un petit commerce… Je n’ai rien à dire à cela.

— C’est à Verdun qu’il est tombé, votre fils ?

— C’est à Verdun…, huit jours après cette dernière vente.

Le notaire passa la main sur son front.

— Le mien aussi y est resté ; mais c’était bien avant ; il y a trois ans déjà.

Ils furent un moment silencieux et puis le notaire se raidit.

— Nous, les vieux, il faut travailler ; c’est notre lot… Cela marche, votre culture, Mazureau ?

— Il ne faut pas se plaindre… Mais les bras manquent ; je suis tout seul avec ma fille…

L’enfant s’agita sur sa chaise.

— Avec ma fille et avec celui-ci… Il est chez moi depuis le commencement de la guerre.

— Évidemment, ce n’est pas encore un grand laboureur.

Le grand-père eut une flamme d’orgueil dans les yeux.

— Il laboure, monsieur Boureau, il laboure…, et je vous assure qu’il m’aide bien !

Il tendit le bras, mit sa main sur la tête de l’enfant.

— Ce petit-là, monsieur Boureau, c’est ma compagnie !

— Au fait, reprit le notaire, si cette maudite guerre finissait, ce serait bien votre tour de vous reposer, Mazureau ! Vous pourriez abandonner la culture et vivre paisiblement, en bon petit rentier. Vous avez de quoi ; vous avez de l’argent, vous avez des terres…

— Je me reposerai comme ont fait mes anciens, quand je serai mort… Il en faut, de l’argent, pour vivre aujourd’hui !

— Vous en auriez ! vous en auriez ! Je suppose que vous vous débarrassiez de vos champs… Je ne dis pas de tous ; vous garderiez un bout de jardin et même un pré pour avoir une vache… Non ? cela ne vous conviendrait pas ?

Le paysan avait levé la tête.

— Bien entendu, poursuivit le notaire, je parle de vente et non de location. Une boisselée se loue quinze francs, mais vous ne seriez pas en peine de la vendre douze cents francs… parfaitement ! huit mille francs l’hectare… que je vous placerais à six du cent lors des emprunts d’État.

Mazureau écoutait, les lèvres serrées. Il hocha la tête à plusieurs reprises.

— Tout ça, ce n’est pas sûr !

— Comment ? Pas sûr, les emprunts d’État ?

— Ce n’est pas cela que je veux dire… Les papiers d’État, c’est solide…, moins solide que la terre, tout de même. Mais les huit mille francs par hectare, voilà ce qui n’est pas sûr.

Le notaire se pencha.

— Mazureau, écoutez bien ceci : si vous voulez vendre, je vous garantis huit mille francs à l’hectare. Je vous les garantis…, et peut-être obtiendrait-on davantage. Vous entendez ?

— J’entends, monsieur le notaire…, huit billets de mille francs, huit méchants bouts de papier pour un hectare de bonne terre…, six boisselées et demie.

— Ce serait payé, il me semble ; réfléchissez donc !

Mazureau changea de ton, subitement.

— Pourquoi me dites-vous tout cela, monsieur Boureau ?

Le notaire se renversa dans son fauteuil.

— Eh bien ! parce que vous êtes mon client…, parce que c’est mon métier, enfin !

— Monsieur Boureau, pourquoi me conseillez-vous de vendre mes terres, les terres que je tiens de mon père, les terres des Mazureau ?

Ils se regardèrent dans les yeux comme des adversaires.

La voix du paysan était tremblante et basse.

— Pourquoi dites-vous cela ? Pourquoi ? Vous croyez donc que je suis ruiné ? Je n’en suis pas encore là, monsieur le notaire !

— Il ne s’agit pas de ruine… Je vous parle d’une affaire intéressante, je vous parle en ami et, tout de suite, vous allez  ! vous allez !

Le vieux s’efforça de rire et ses yeux s’abaissèrent.

— C’est vrai, monsieur Boureau ! j’ai mauvais caractère ! mais pourquoi me tentez-vous ? Huit mille francs l’hectare ! si c’est possible !

— Après tout, ne le croyez pas si vous voulez !

Ils s’étaient levés ; déjà l’enfant sortait. Le notaire tendit sa main grassouillette ; l’autre la retint dans la sienne.

— Si je vendais, monsieur Boureau, je ne voudrais pas vendre à n’importe qui… Si l’homme me convenait, nous pourrions voir… Je suis comme ça… Pour parler comme vous avez fait, vous aviez des demandes ?

Le paysan interrogea et ses yeux ne quittaient pas ceux du notaire.

— C’est peut-être Léchelier ? Non ? Ce n’est pas Honoré de la Commanderie, non plus ?… Alors, c’est Sicot mon beau-frère ? n’est-ce pas que c’est Sicot ?

Le notaire, de sa main libre, lui frappa amicalement sur l’épaule et il eut son sourire bonhomme.

— Mon vieil ami, je n’ai pas de demandes…, de demandes directes. L’un veut ceci, l’autre veut cela, tout le monde veut acheter, enfin !… il faut bien que quelques-uns vendent ! Je pensais que vous seriez peut-être vendeur, voilà tout !

— Eh bien, merci, monsieur Boureau. Et au revoir ! viens-t’en, Bernard !

Ils traversèrent le bourg à grands pas traînants. Un vieux, de loin, leur donna le salut, mais le petit fut seul à répondre.

Quand ils eurent dépassé les dernières maisons, ils laissèrent la route et prirent un petit chemin traversier qui coupait droit, au milieu de la plaine, vers Fougeray.

On était en février, et le froid était net et piquant. Sous le ciel bas, dans cette grande étendue plane et sans arbres, un vent cruel bondissait et faisait front. Mazureau n’y prenait point garde, mais le petit geignait de temps en temps.

— Cré nom ! le vent coupe !

Il s’arrêta un instant pour rabattre les oreillères de sa casquette. Le grand-père, ne le sentant plus à côté de lui, se retourna et son regard, vague, se posa sur l’enfant.

— Que fais-tu donc, Bernard ?

— C’est que j’ai les oreilles glacées…, et puis le bout du nez aussi.

Mais le grand-père n’entendait pas. Depuis les paroles du notaire, toute sa pensée était en travail.

— Mauvais temps ! disait l’enfant ; la terre n’est pas gelée, cependant rien ne pousse. Il faudrait un peu de soleil à ce moment de l’année, et de l’eau, n’est-ce pas, pour les emblavures ?

— Oui ! de l’eau… de la pluie douce… Dis-moi, Bernard ?

— Quoi donc, grand-père ?

Le grand-père n’acheva sa pensée que vingt pas plus loin.

— Dis-moi Bernard, t’en retournerais-tu à la ville avec ta mère si elle voulait t’emmener ?

— Non !

— Si elle veut, cependant…

— Elle ne m’emmènera pas ! Je ne veux pas, moi ! Ma place est ici ; c’est ici qu’il y a du travail pour moi.

— Mais elle parlait de te mettre à l’apprentissage, ta mère…

— Je n’irai pas ! Mon père est mort à la guerre… j’ai des droits !

— Bien dit, mon petit gars !

— Je veux rester chez nous ; j’aime la terre, moi ; je veux des champs… Plus tard, j’achèterai de la terre au lieu d’en vendre.

— Bien dit, Mazureau !

Le grand-père regarda avec une orgueilleuse tendresse cet enfant qu’il connaissait à peine, trois ans plus tôt. Sa bru le lui avait confié au début de la guerre, quand elle était entrée comme ouvrière dans une usine de Nantes. Et, tout de suite, le petit citadin anémique s’était épanoui. Un mois après son arrivée, le fouet en main, des socques boueuses aux pieds, il poussait les bêtes avec le dandinement d’un vieux paysan.

Il avait retrouvé, d’instinct, les gestes séculaires de sa race et, en son âme d’enfant, quelque chose d’âpre avait surgi qui était le tenace amour de la terre, de la terre ingrate, buveuse de sueur, buveuse de sang, de la terre maigre où l’outil s’émousse, de l’argile qui tire les pieds, de la terre dure aux hommes mais où passe le vent des libres espaces.

Oui, celui-là était un vrai Mazureau, un gars solide, rusé, actif, un peu taciturne. Il répondait mal aux gâteries de sa tante Éveline, si douce et si maternelle. On ne le voyait point jouer avec les jeunes garçons de son âge ; il préférait à toute autre compagnie celle de son grand-père et celle de son chien Flambeau, une grande bête hargneuse, aux yeux féroces. Quand il avait appris la mort de son père, il avait pleuré, mais raisonnablement.

— Bien dit, Mazureau !

Le grand-père continua avec un sourire :

— As-tu entendu ce qu’il disait, le notaire ?

— Le notaire ? Le notaire, il est fou !

— Pourtant, huit mille francs l’hectare !… huit mille francs en papiers d’État, cela rapporte quarante-huit pistoles.

L’enfant s’arrêta court.

— Tout de même, vous ne voudriez pas vendre ? Vous n’êtes pas ruiné ? Que ferions-nous après ?

Il y avait dans sa voix une réelle angoisse et une sorte de colère aussi.

Le grand-père s’arrêta à son tour. Il tira sa tabatière, prit une pincée de tabac, rabattit le couvercle d’un coup sec.

— Tu vas voir si nous sommes ruinés ! Le notaire parle de vendre ! Un de ces jours, tu vas voir comme nous allons vendre !

Ils filèrent un bout de chemin sans parler. Arrivés en haut d’un petit repli de terre, ils aperçurent Fougeray. Le village s’étendait en longueur devant une ligne boisée marquant la vallée d’un ruisseau. Bernard dit :

— Quérelles est chef-lieu de canton, Fougeray n’est rien et pourtant Fougeray est plus grand que Quérelles.

— À Quérelles, dit le grand-père, il y a des bourgadins : des ouvriers, des employés, des marchands… tandis qu’à Fougeray, il n’y a que des travailleurs… Il y a chez nous des travailleurs au milieu de leurs biens et l’espace ne manque pas entre les bâtiments.

Bernard essayait de reconnaître les maisons ; mais, de loin, elles se ressemblaient toutes : petites, grises, coiffés de tuiles livides et de pierres plates. Hautes et vastes, les granges dominaient et Bernard nomma les granges.

— Voici la grange de la Commanderie, voici celle de l’oncle Sicot de la Baillargère… Ces deux, là-bas, je ne les connais pas !

— Ce sont celles des frères Léchelier ; leurs granges se touchent, mais ils ne s’aiment point…, voici celle de Dabin, celle de Menon de Chantecoq, celle des Poitevin de Monte-à-peine ; cette grande, c’est celle de la Millancherie.

— Chez nous, remarqua Bernard, il n’y a pas de rues comme à Nantes ou dans les autres villes, mais chaque endroit a quand même son nom comme un grand quartier.

Il sourit.

— Tante Éveline prétend qu’à la Marnière, c’est la rue de la ville, parce que la ville est à deux lieues dans cette direction… Il est vrai que cela ressemble un peu à une rue, car les maisons y sont plus rapprochées qu’ailleurs… Celle des Bernou touche à celle des Lérot, et celle des Marcireau n’est pas loin.

Un bruit de cloches vint de l’horizon, apporté par le vent d’est.

— C’est la messe à la ville, dit Bernard.

— Non ! dit Mazureau ; c’est au bourg de Saint-Étienne qui est du même côté.

Au même moment, une cloche sonna aussi à Fougeray.

— Il est à peine onze heures, dit le grand-père ; veux-tu que nous passions aux Jauneries voir la vigne ? Tu n’es pas trop fatigué ?

— Fatigué !

Ils traversèrent un labour et atteignirent un petit terrain, clos par des muretins de pierres sèches. Il y avait là dix rangs de ceps ; dans un des coins, un haut cyprès pliait sous les efforts du vent.

— Il y avait donc un cimetière, ici, autrefois ? demanda l’enfant.

— Oui ; il y a bien longtemps…, du temps des dragons peut-être. Les terres de ta pauvre grand’mère étaient là…, maintenant il ne reste plus que la vigne et ce carré de luzerne qui n’est pas bien grand.

L’enfant montra du doigt plusieurs lopins de terre sur la droite.

— Ce que mon père a vendu, c’était bon ?

— Il n’y a pas meilleur en ces côtés… Il n’y a qu’à semer, là dedans… Honoré de la Commanderie le savait bien ; il a des terres par là ; aussi il a tout acheté, morceau par morceau ; cela lui revient à cinq mille francs environ…, ce n’est pas tant qu’on croit.

— Mais pourquoi n’as-tu pas acheté, toi, grand-père ?

Le vieux paysan devint rouge.

— Ton père ne m’avait pas demandé conseil ; il a toujours fait ce qu’il a voulu, ton père… Je ne me suis pas occupé de ses affaires.

— C’est pour cela !

— Et puis, je n’avais pas beaucoup d’argent à ce moment-là.

Le petit gars eut un geste de découragement.

— Avec tout cela, murmura-t-il, vous avez laissé vendre ; cré nom !

Il tourna le dos et s’en alla vers Fougeray. Le grand-père suivait, la tête basse. Il demanda avec un peu d’hésitation :

— Bernard, veux-tu que nous passions par les Brûlons ?

— C’est-il pas dans la direction ?

À vrai dire, cela allongeait leur route. Il leur fallait faire maintenant tout le chemin qu’ils s’étaient épargné en passant par la traverse. Piquant droit au milieu des emblavures, ils furent en dix minutes aux Brûlons.

L’endroit qu’ils appelaient ainsi était un petit coteau penchant doucement vers l’est en bordure de la route de Quérelles.

Au sommet se trouvait un cimetière de famille, clos, de trois côtés seulement, par un mur assez élevé et par une haie de laurier-tin ; du côté du levant où était l’entrée, il n’y avait pour toute clôture qu’un buisson nain d’épines noires.

Dans ce pays — autrefois âprement protestant — on en voyait partout, de ces petits cimetières.

Beaucoup de gens gardaient leurs morts tout près d’eux, derrière leur maison, au fond d’un jardin ; d’autres les conduisaient à la sortie du village, dans quelque petit coin ensoleillé ; quelques uns, enfin, les menaient dormir au beau milieu de la plaine.

Le cimetière communal n’était peuplé que par de rares familles catholiques ; parfois, cependant, on y enterrait des ouvriers, des valets, des étrangers, petites gens sans orgueil et sans fortune, qui n’ayant jamais rien possédé de leur vivant, allaient se coucher pour toujours dans la terre banale.

Au sommet des Brûlons, dormaient les Mazureau. Ils étaient là chez eux ; la terre qui les entourait était leur terre, celle sur laquelle ils s’étaient tous penchés pour le même effort obstiné.

— Vois-tu, petit, c’est ici ma place quand je serai mort…, rappelle-toi !… Ici, c’est ta pauvre grand’mère et voilà tes grands-oncles et puis mon père et ma mère…

Il montra deux larges pierres plates posées sur des tumulus de cailloux et il ajouta d’une voix orgueilleuse :

— Ces deux anciens, c’est le frère et la sœur. Lui, était mon grand-père ; il a eu de son vivant honneur et puissance, plus qu’aucun des Mazureau. Elle, s’était mariée au loin, dans un pays, là-bas, de l’autre côté de Quérelles. Elle avait des enfants, toute une famille… Eh bien ! elle a voulu revenir chez nous… Tous, ils y sont tous…, excepté ton pauvre père. Voici sa place à lui : quand la guerre sera finie, il faudra le ramener ici.

L’enfant considérait le petit rectangle de terre couvert de renoncules.

— Ils ont dit qu’on ne le retrouverait pas facilement, murmura-t-il ; et cela coûtera peut-être cher.

— Il faudra essayer pourtant ; s’il ne revenait pas, ma peine serait grande.

Le grand-père tourna la tête ; il dit, pour cacher son émotion :

— Voilà le soleil, à présent !

La lumière tombait en effet sur les champs, nette et dure ; la brume s’était élevée et, soudain, des rayons en ciseaux l’avaient déchirée comme une toile.

L’enfant montra d’un geste la plaine illuminée que les cultures différentes morcelaient à l’infini.

— Toutes ces terres, au delà des nôtres, à qui sont-elles ?

— Aux voisins de Fougeray…, quelques-unes, à ceux des villages autour de Quérelles…, chacun a son petit coin. Il y a aussi les fermes qui ne sont pas aux gens du pays.

— Les Brûlons, dit l’enfant, ce n’est pas bien grand !

— Notre part est de quarante boisselées… Autrefois mon grand-père possédait ces champs que tu vois et qui sont maintenant de la Millancherie.

— Jusqu’à la route ?

— Jusqu’à la route…, il en possédait d’autres encore, un peu partout dans la plaine. Il avait acheté, acheté…, on l’appelait Mazureau le Riche. Après lui, il y a eu des ventes et surtout des partages.

— Autrefois, dit l’enfant d’un air entendu, il y avait le droit d’aînesse.

— Oui, les nobles, au temps des rois, ils donnaient tout au fils premier. Ça faisait les belles fortunes.

— Moi, dit Bernard, je partagerai avec tante Éveline.

— C’est la justice, répondit le grand-père.

Mais un regret assourdissait sa voix.

L’enfant murmura en hochant la tête :

— C’est bête tout de même !

Malgré le vent aigre, ils furent un moment songeurs devant cette bonne terre étendue à perte de vue sous le jeune soleil. Et puis l’enfant montra la grande parcelle qui, sur la droite, venait finir en coin au cimetière des Mazureau.

— Ce champ qui nous touche et qui est de la Millancherie, à qui appartient-il ?

— La Millancherie est à un monsieur de ville ; je crois qu’il vient de mourir… Mais ce champ a été nôtre autrefois ; c’est ton grand-oncle qui l’a vendu.

— Il faut le racheter.

— Mon petit gars, c’est le désir de ma vie. Le grand-père s’était approché de l’enfant et celui-ci, appuyé d’une main à son épaule, se dressait sur la pointe des pieds.

— Je voudrais être riche, dit Bernard, pour racheter les champs de chez nous qui ont été vendus. Je voudrais être très riche… J’achèterais tous les champs que tu vois, ceux de la Millancherie, ceux de Monte-à-peine, les champs aux voisins de Fougeray, les champs à ceux de Quérelles et aussi les fermes qui sont aux messieurs… J’achèterais toutes les terres.

Son bras se tendait et se repliait en un geste d’avare, comme pour appeler à lui les parcelles innombrables et pour les grouper jalousement autour du cimetière des Mazureau.

Et le grand-père, redressé lui aussi et tremblant d’émotion, ouvrait sur la plaine des yeux avides d’amoureux.

Le facteur passait habituellement à la Marnière peu de temps après le laitier de la Beurrerie Coopérative. Ce matin-là, dès que le laitier fut parti, Éveline Mazureau, au lieu de rapporter son seau vide à la maison, fila le long de la cour et alla se poster derrière le pailler, à un coin de mur.

Elle voyait de cet endroit toute la rue du village en enfilade. Souvent, maintenant, elle attendait là. Le facteur apparaissait brusquement au détour ; il faisait quatre ou cinq pas et levait son bâton en un geste de menace ; alors, son ennemi personnel et constant, Vainqueur, le chien des Marcireau, donnait de la voix et bondissait furieusement.

Ce matin, à cause du froid, les femmes s’étaient dispersées aussitôt le laitier parti et la rue était déserte.

Seul, le vieux Bernou se tenait accoté à la muraille de son écurie, dans une petite encoignure. Lui aussi attendait le facteur. Depuis deux mois son fils ne donnait pas de nouvelles ; personne n’espérait plus parmi les siens, ni sa femme, ni sa bru, ni ses filles ; mais lui, à cause d’un permissionnaire qui avait conté des choses surprenantes, il attendait toujours. Chaque matin, quand le facteur arrivait vers lui, il s’avançait un peu. L’autre disait simplement :

— Rien !

Alors, le vieux reculait et rentrait dans sa maison.

Rien ! Éveline, de loin, entendait la dure syllabe et son cœur battait follement. À elle aussi, si elle restait là, le facteur dirait sans s’arrêter : Rien !

Il était pressé, cet homme ; il ne pouvait pas, chaque matin, dire à Éveline :

— Ma jolie fille, votre amoureux, le beau Maurice, ne vous a pas écrit encore cette fois ; mais ne soyez pas inquiète : ceux de son régiment n’écrivent pas en ce moment.

Il ne pouvait pas dire tout cela ; il avait trop de chemin à faire ; et puis il voyait tant de détresses que cela finissait par le laisser calme.

Non, il ne parlerait pas ; ou bien il dirait simplement : Rien ! Un petit mot rond et dur comme ces cailloux de Vendée que Lucas, le vieux casseur de pierres, tournait et retournait vingt fois sous sa masse.

À l’habitude, Éveline n’avait pas le courage d’attendre ; quand le facteur arrivait à la hauteur du père Bernou, elle se sauvait à la maison.

Mais ce matin, elle devait avoir une lettre ! Son rêve de la nuit ne pouvait pas l’avoir trompée…

Tout à coup, sur le mur des Marcireau, Vainqueur se dressa, les oreilles hautes. Éveline leva la tête et son cœur sauta… Mais non ! fausse alerte ! Le chien s’était de nouveau immobilisé, gris sur le mur gris, dans l’attitude d’une bête de pierre.

Vraiment, cela n’avançait pas beaucoup le facteur d’attendre ainsi. Éveline rentra chez elle et se mit à sa vaisselle, pensant :

— Il viendra avant que j’aie fini.

La vaisselle rangée, elle courut encore derrière le pailler : le père Bernou n’avait pas bougé, le chien non plus. Le facteur n’était donc pas passé, il n’y avait rien de perdu.

Et enfin, c’était bien sûr : elle aurait une lettre ce matin, il n’y avait qu’à attendre !

Elle fit un tour dans le jardin, passa dans le fournil, revint encore à la maison où elle accrocha la marmite pour le déjeuner.

Dix heures sonnèrent ! Jamais le facteur ne venait si tard ! Inutile d’espérer maintenant.

Éveline passa dans sa chambre. Sur son lit, une jupe était étalée avec un gai corsage et le tablier du dimanche. Mais, vraiment, elle n’avait pas le cœur à faire toilette aujourd’hui. Ses jambes tremblaient et, dans sa poitrine, son cœur frappait comme une méchante petite bête acharnée.

Machinalement, elle ôta son corsage, défit ses cheveux dont les torsades lourdes déferlèrent sur ses épaules.

Sur la commode, devant elle, des choses précieuses étaient rangées ; il y avait, sous un globe de verre, la couronne de mariée de la mère Mazureau, puis des photographies de parents, de belles cartes à images. Tout seul, en avant, un soldat, faraud sous la bourguignotte bleue, souriait dans un cadre doré.

Où était-il à cette heure, le beau Maurice ? Peut-être était-il couché dans quelque charnier ?

Les larmes montèrent aux yeux d’Éveline… Tout à coup un bruit de pas la fit sursauter. Elle courut comme une folle, tous ses cheveux épars.

Le facteur ! Il était devant la fenêtre de la cuisine.

— Mlle Éveline Mazureau !

Sans marquer d’étonnement devant cette belle fille en désarroi, il tendit la lettre et s’en alla de son grand pas mécanique.

Une lettre, enfin ! et de sa main ! Le reste n’importait pas !

Aux armées, le 2 février 1918.XXXX

Ma chère Éveline, si je l’écris ces lignes, c’est pour le dire que nous sommes depuis une huitaine de jours au grand repos. C’était bien notre tour. Nous avons donné dur avant la relève et nous pensions y rester tous. À la section, nous ne sommes plus que huit ; nous attendons un renfort. Alors, tu comprends, c’est la bonne vie.

Ma chère Éveline, c’est pour le dire que je ne m’en fais pas trop en ce moment. J’ai reçu ton colis en arrivant ici ; les amis et moi, nous nous sommes régalés. J’ai reçu aussi tes babillardes. Quand ce sera mon tour de permission…

Ici, Éveline rougit brusquement à cause des mots qui suivaient. Il avait toujours eu, ce Maurice, des façons de dire un peu hardies. Dans son nouveau langage de soldat, cela sonnait mal ; Éveline ne s’y habituait pas. La lettre, d’ailleurs, tournait court, finissait sur cette note insolite et choquante.

Cependant il avait ajouté quelques lignes en travers de la page.

Tu dis que vous ne pourrez jamais suffire à votre travail cet été. Eh bien ! voici la manœuvre : que ton père vende un ou deux champs et qu’il place l’argent à l’État. Si nous nous marions, quand je serai revenu de la guerre, qui peut savoir ce que nous ferons ?

« Si nous nous marions », disait-il ; ce n’était pas tout à fait ainsi qu’il eût fallu parler… Mais enfin, il n’était pas un coureur de filles puisqu’il songeait tendrement à elle et puisqu’il s’inquiétait de ce qu’ils feraient plus tard, quand serait revenue la douceur de vivre.

Qu’importait après cela qu’il fût un peu brusque en ses propos ! Et Éveline lui pardonnait aussi cet affreux silence de quinze jours qui l’avait tant angoissée.

Elle se remit à sa toilette ; son regard redevint clair et elle sourit à son image en tordant l’opulente masse de ses cheveux.

C’est qu’elle était jolie malgré son hâle. Si ses mains étaient un peu rouges et gercées, ses bras formaient, au-dessus de sa tête, une courbe adorablement pure.

Grande et mince, elle gardait un air d’extrême jeunesse malgré ses vingt-cinq ans sonnés. Le sang vivace des Mazureau coulait sous sa peau délicate, mais elle n’avait pas le front bas de la famille, ni la lourde mâchoire.

De sa mère, morte toute jeune d’un mal de langueur, elle tenait ce fin visage allongé et surtout ces jolis yeux bleus, des yeux timides et dociles, faits pour la tendresse et les larmes.

Éveline souriait à sa claire image et sa pensée s’en allait en songerie.

Ce Maurice, assurément il l’aimait. Elle se recordait de minces souvenirs du temps où les jeunes hommes vivaient doucement sur la terre.

Il avait été valet chez elle ; c’était l’année où le frère était parti pour la ville. Il n’avait guère que dix-huit ans alors ; elle, tout juste seize.

Ils étaient timides l’un devant l’autre. Pourtant un soir, la veille de la Toussaint, comme ils se trouvaient face à face dans le fournil, il l’avait prise brusquement en ses bras et elle avait tendu sa joue à son gauche baiser d’adolescent.

Le lendemain, il était parti. Il avait été gagé un an chez l’oncle Sicot et puis ensuite, au loin, de l’autre côté de Quérelles.

Elle ne l’avait pas revu souvent, mais par exemple, elle avait entendu parler de lui par les filles de Quérelles ! Un célèbre, ce Maurice ! Grand buveur, grand joueur, grand coureur de bals… Il n’était plus guère timide ; il ne l’était plus du tout et si les filles l’écoutaient volontiers, les mères en parlaient assez mal.

Et puis la guerre avait éclaté. Blessé dès le début, il était venu achever sa guérison à Fougeray. Alors, tout de bon, l’amour était né au cœur d’Éveline.

Mais cette maudite guerre n’en finissait pas.

Plusieurs filles de Fougeray s’étaient mariées quand même ; leurs promis n’avaient pas voulu attendre et ils étaient venus chercher, entre deux combats, quelques heures d’un bonheur anxieux et cruel. Cela faisait même, dans le village, trois veuves de plus…

Éveline, elle aussi, se serait mariée ; le père ne s’y fût probablement pas opposé ; il en avait dit un mot, un jour, à propos des allocations. Mais Maurice n’en parlait jamais d’une façon bien ferme.

Il disait : « Quand la guerre sera finie, nous nous marierons » ; ou bien, comme aujourd’hui : « Si nous nous marions, après la guerre… »

Assurément, ils se marieraient ; il fallait un homme chez les Mazureau pour remplacer le père. Oui, dès que la guerre serait finie, — à l’automne, disait l’almanach, — ils se marieraient vitement. Un nouveau bonheur les rassemblerait tous dans cette vieille maison, elle, Maurice, le père et aussi le neveu, ce petit gars si vaillant et si raisonnable.

Devant le cadre doré où souriait le beau soldat, Éveline, appuyée des deux coudes à la commode ancienne, Éveline, les mains aux joues et les yeux mi-clos, rêvait tout énamourée.

Elle fut un peu confuse quand le père rentra. Il était plus de midi et le couvert n’était pas mis. Cependant Mazureau ne gronda pas, comme il faisait assez souvent.

Ayant serré son argent, il s’assit à la table et Bernard prit place à côté de lui.

Éveline, remarquant les souliers boueux de l’enfant, était allée lui chercher des sabots.

— Déchausse-toi ! dit-elle ; tu prendrais froid.

Bernard haussa les épaules : est-ce qu’elle le prenait pour une fille ! Alors, elle lui prépara un chauffe-pieds qu’il prit tout de même en maugréant.

— Vous avez été longtemps absents ! dit-elle ; n’avez-vous donc pas trouvé le notaire ?

— Nous l’avons trouvé, répondit Mazureau ; mais nous avons fait un petit tour dans la plaine.

— Par les Brûlons ?

— Par les Brûlons et aussi par la vigne.

— C’est trop ! dit-elle ; quelle idée de courir ainsi les champs par un temps pareil ?

Ils se regardèrent et ne répondirent point, jugeant qu’elle ne saurait partager leur émoi.

Mais Éveline ne tenait pas en place et Bernard finit par demander :

— Qu’as-tu donc ce matin ? Tu as l’air rudement contente !

Elle dit, bien vite, et toute la joie de son cœur était en ses yeux :

— Oui, je suis contente ; Maurice a écrit.

Ils firent simplement :

— Ah !

— Il a écrit ; j’étais très inquiète…

Alors le père demanda :

— Que devient-il par ces temps ?

— Il est au grand repos à l’arrière depuis une dizaine de jours… où il est, il n’y a pas de danger… Il dit qu’ils se sont battus longtemps et qu’il y a beaucoup de morts. Cela fait qu’ils attendent maintenant du renfort…

Elle parlait, elle parlait…

Bernard l’interrompit. Il demanda, tourné vers son grand-père :

— Ce Maurice, qu’est-ce donc au juste ? Je ne l’ai vu qu’une fois, je ne le connais pas trop…

Mazureau répondit :

— C’est un ancien valet de chez nous.

Alors Bernard s’adressa à sa tante et lui demanda tout droit :

— C’est ton galant ? Penses-tu te marier avec lui ?

Éveline ne put s’empêcher de rire.

— Oui, dit-elle, je le pense… donneras-tu ton consentement ?

Ni l’enfant ni le grand-père ne firent écho à sa joie. Elle crut devoir dire, pour les intéresser à ses pensées :

— Maurice vous plaint à cause du travail, père ! Il dit que votre culture est trop grande et que vous vous fatiguerez cet été.

— Qu’il ne s’inquiète donc pas ! répondit Bernard.

— Il dit, qu’à son idée, vous feriez peut-être bien de vendre un champ ou deux.

— Il a tort de dire ça ! répliqua Mazureau.

— Il croit peut-être que cela le regarde ! fit dédaigneusement Bernard.

Éveline sentit qu’elle avait pris un faux chemin.

— Oh ! vous savez, il a d’autres soucis, dit-elle.

Mais le père suivait son idée.

— Il a tort de dire ça ; c’est parler en innocence. La terre rapporte comme jamais elle n’a rapporté depuis qu’il y a des gens qui la travaillent… Tu peux lui répondre que ses propos ne me conviennent guère.

Éveline ne répliqua pas ; ils achevèrent le repas en silence.

Bernard refusa d’un geste maussade un morceau de gâteau fromagé que sa tante avait mis de côté pour lui. Il quitta la table le premier et sortit par la cour.

Comme Éveline desservait, Mazureau la prit soudain par le bras.

— Éveline, dit-il, as tu ton idée pour ce gars ?

— Vous le savez bien, père !

— As-tu songé qu’il n’a pas une boisselée de terre ? Toi, tu auras l’argent de ton inventaire quand tu t’établiras… et, quand je n’y serai plus, tu auras des champs…, tu auras des champs, Éveline !

— Cela ne fait pas tout le bonheur, père ! dit-elle doucement.

La main du vieux lui serra rudement l’épaule.

— Veux-tu que je te dise, Éveline ? Eh bien ! c’est un gars de rien ! Il ne sait pas ce que c’est que d’avoir du bien… Il parle de vendre les champs comme on vend les aumailles… Et c’est un gars pareil, sans cœur et sans esprit, que tu veux amener dans ma maison ?

Elle baissait la tête, trop craintive pour faire nettement front, mais décidée quand même à ne pas céder, à tenir pour son amour.

— Dans cette maison ou ailleurs, je serais heureuse avec lui et, quand il reviendra, mon bonheur sera de le suivre où il voudra aller.

Il la repoussa durement.

— Oui, tu le suivrais…, et quand je n’y serais plus vous vendriez tout… Et ce serait ton bonheur ! ton bonheur !… Qu’est-ce que c’est que le bonheur ?

Devant Éveline, le grand paysan, rouge de colère, les yeux durs, levait et abaissait son poing fermé comme pour marteler un ennemi invisible.

— J’ai eu besoin de pain, dans ma vie… je n’ai jamais eu besoin de bonheur… Qu’est-ce qu’ils ont donc tous à me chanter avec leur bonheur ? Ma défunte voulait du bonheur…, et puis mon fils, et puis ma bru… Et te voilà, toi aussi, maintenant, avec ton cœur mou ! Qu’ont-ils donc dans la poitrine, ceux de mon nom ? Le bonheur ! Il n’y a pas de bonheur… Il y a des gens qui savent se tenir droit et d’autres qui se couchent, tout de suite las… Éveline Mazureau, avant de songer au bonheur, il faut tenir sa maison, il faut lever l’honneur de la famille !

Éveline, en larmes, gagna la porte. Bernard était là, écoutant le grand-père. Elle se pencha vers l’enfant et l’attira vers elle d’un geste maternel. Mais lui ne s’abandonna point. Raide, les yeux secs, il se dégagea et rentra dans la maison.