La Parcelle 32/Partie 1/Chapitre 6

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Librairie Plon (p. 82-97).


CHAPITRE VI


À la ville, Maurice, en descendant du train, se dirigea vers la boutique d’un coiffeur.

Il se fit raser, laver aux eaux d’odeur et, d’un coup de fer, le barbier lui retroussa galamment les moustaches.

Puis, comme une auberge était proche, le permissionnaire alla s’y attabler avec des civils qui se rangèrent modestement pour lui faire place. Il ne perdit point de temps à leur faire de grands discours sur la récente bataille, mais mangea solidement et but à rasades.

Un des civils, bon marchand dont le commerce prospérait, ayant offert une bouteille pour finir le repas, Maurice ne voulut pas être en reste et commanda des cigares.

Il n’avait jamais été très ménager, ce Maurice ; depuis qu’il était en guerre, surtout, il ne pouvait pas garder un écu en poche et, dès qu’il avait de quoi, il faisait largesse.

À la servante qui apportait les cigares, il donna vingt sous et un baiser.

Après quoi, ayant repris ses musettes et son casque, il s’en alla vers Fougeray.

Pour un pauvre gars sortant de l’enfer des hommes, une route bordée d’arbres dont les feuilles battait comme des petites ailes sous le vent joyeux et musard, coureur de plaines, une propre route blanche, tout ensoleillée, toute vide est une chose merveilleusement belle et douce.

Et marcher seul, dans le silence, marcher selon l’allégresse du sang comme un vigoureux animal libre, voilà un véritable plaisir de Dieu.

Maurice portait haut la tête ; la fumée de son cigare, s’enlevant en larges spirales bleues, lui enveloppait la figure de caresses discrètes et légères.

Il apercevait à l’horizon le clocher de Fougeray au milieu d’un bouquet de jeune verdure et il devinait les maisons basses, accroupies sous les noyers.

Il sourit à sa pensée. À Fougeray, bien qu’il fût un sans famille, il ne trouverait que des visages amis. Chaque porte s’ouvrirait devant lui et tous les vieux s’avanceraient pour lui faire accueil. Et puis, surtout, de belles filles le regarderaient avec des yeux énamourés pendant qu’il choquerait son verre contre celui des anciens.

À Fougeray, il y avait Éveline, la plus belle de toutes et la plus chérie à cause de son tendre visage et de son âme flexible.

Éveline, il la verrait la première. Sachant l’heure de sa venue elle devait être dans sa maison comme une oiselle prisonnière. Sans doute elle allait sortir ; il la rencontrerait sur la route, assise à l’ombre, au pied d’un arbre. Elle se lèverait à sa vue et se tiendrait devant lui, haute, mince, adorable ; son visage serait clair et sourirait comme étaient claires et comme souriaient toutes les choses, en ce pays tranquille, par cette jolie journée printanière.

Il comprenait maintenant qu’Éveline avait dû être un peu fâchée à cause de la rareté de ses lettres.

Là-bas, à l’affreuse bataille, afin de souffrir moins, il faisait effort pour tenir son cœur libre et insouciant. Mais ici, où l’on n’entendait plus les abois haineux de la mort, une étrange douceur coulait en ses veines.

Il avait plus d’une amie au pays ; à Quérelles, pendant sa dernière permission, il s’était laissé prendre aux manèges d’une grande brune insolente dont les amants se comptaient par douzaines, peut-être.

À mesure qu’il approchait, l’image d’Éveline chassait toutes les autres.

Éveline l’aimait ; il le sentait avec certitude. Et il se prenait à penser que, malgré tous les airs qu’il s’était donnés, c’était à elle, toujours, que son idée revenait, au bout du compte.

Il avait trois jours devant lui pour expliquer cela à Éveline. Mais qui l’empêchait, après tout, de passer toute sa permission à Fougeray ?

Assurément, il se marierait avec Éveline, une fois la guerre finie…, et même — bien que cela ne fût pas du tout raisonnable à ses yeux — il se marierait dès qu’elle voudrait, entre deux batailles s’il le fallait…

Comme il arrivait à une croisée de chemins, passèrent quatre filles de Fougeray qui s’en allaient à la promenade. Elles s’arrêtèrent, puis, d’une allure dansante, elles vinrent autour de lui. Il leur parla poliment et non point à sa manière ordinaire qui était fort osée, et ce fut lui qui les quitta.

Vraiment, il ne songeait plus aux belles de sa connaissance. Il ne songeait qu’à Eveline.

Il fut un peu déçu de ne pas la rencontrer au détour de Fougeray. Il hâta le pas vers la Marnière des Mazureau. Derrière la maison, il crut apercevoir au-dessus du petit mur du jardin, la quichenotte à bavolets flottants qui était la coifl’ure de soleil de celles du pays.

Il allait prendre une venelle pour arriver par le jardin, quand il trouva Mazureau devant lui.

Tout de suite il devina que l’autre était venu l’attendre là et son inquiétude s’éveilla. Pourtant, il s’avança et, avec empressement :

— J’ai plaisir à vous voir, Mazureau. Vous êtes le premier homme de ma connaissance que j’aie rencontré depuis les lignes. Je suis content de voir que vous vous maintenez en santé et que vous ne vieillissez pas.

Mazureau dit simplement, sans bouger :

— Bonjour !

Maurice n’attendait pas de compliments de bienvenue, comme en savent faire certains vieux que l’âge adoucit ; il savait son ancien patron d’abord difficile et d’âme roide. Mais, tout de même, il ne comptait pas sur cet accueil hostile. Toute son allégresse tomba et ce fut bien modestement qu’il demanda :

— Tout le monde va bien chez vous ? J’espère qu’il n’est rien arrivé à Éveline ?

Le vieux ne répondit pas. Maurice fit semblant de ne point le remarquer et continua d’une voix hésitante :

— Je lui ai écrit que j’arriverais aujourd’hui et que je serais chez vous vers deux heures. J’aurai plaisir à la revoir et…

Mazureau lui coupa la parole.

— Quand m’as-tu demandé la permission d’écrire à ma fille ?

Le gars répondit sur un ton de reproche :

— Voilà un parole que je n’attendais pas de vous, Mazureau. Vous cherchez un mauvais procès… Car enfin vous saviez bien que j’écrivais à Éveline et vous étiez bien chez vous quand je suis allé la voir, lors de ma dernière permission.

Le visage du vieux s’empourpra.

— Il n’est pas de mon goût de discuter avec toi, dit-il hautement. Que mes raisons soient bonnes à tes yeux ou qu’elles soient mauvaises, c’est chose indifférente pour moi… Je te défends d’écrire à ma fille, voilà ce qu’il faut que tu saches bien…, et je te défends de lui parler… Tu peux passer ton chemin.

Ayant dit ces paroles, il s’en alla vers sa maison. Arrivé devant la barrière du courtil, il se retourna et il vit que Maurice l’avait suivi.

Sous le casque, le visage du soldat était pâle ; un pli de colère lui barrait le front.

— Vous ne m’en imposez pas, Mazureau, avec tous vos airs. Je ne suis plus un petit valet de chez vous… J’ai vu venir sur moi des hommes qui étaient pires que des bêtes féroces…, et je n’ai pas tremblé et je n’ai pas cédé ma place !… Ne pensez pas que je m’en laisserai conter par un vieux qui n’a rien vu ! Je suis ici pour parler à Éveline et je lui parlerai !

Mazureau passa dans le courtil et referma la barrière.

— Je te défends l’entrée, dit-il ; passe ton chemin !

— Vous devriez mettre des barbelés ! dit Maurice en se forçant à rire. Une barrière comme celle-ci et un vieux derrière, ce n’est pas pour arrêter un gars comme moi qui a passé partout !

— File ton chemin, galvaudeux ! gronda Mazureau.

Alors l’autre, campé sur la route, appela de toutes ses forces :

— Éveline ! Éveline !

Des pas rapides traversèrent la maison. Mazureau, les yeux flambants, serra les poings et fit le geste d’ouvrir la barrière. Mais au même moment, Éveline parut au seuil.

— Éveline ! cria encore Maurice, je voulais te donner un salut d’amitié, mais ton père me reçoit comme un Boche enragé… Si tes lettres n’étaient pas menteuses, ton père agit contre ta volonté… Tu as vingt-cinq ans, Éveline et tu es libre… Puisque je ne peux pas entrer chez toi, tu viendras à moi… Je t’attendrai !

Dans la cour, la fille avait fait, d’un élan, la moitié du chemin ; elle se heurta à son père qui revenait.

D’un poing rude, Mazureau la ramena vers la maison ; il la fit entrer devant lui ; la porte claqua.

Mazureau tremblait de colère. Éveline, aussitôt entrée, avait couru à la fenêtre et soulevé le rideau. Il la tira brutalement en arrière.

— Je te défends de faire des signes à ce galvaudeux !

— Je ne lui fais pas de signes, dit-elle, il est déjà parti. Après l’accueil que vous lui avez fait, il n’avait qu’à s’en aller !

— Il a eu l’accueil qu’il méritait !… et qu’il ne revienne jamais, sinon…

Pour la première fois de sa vie, Éveline essaya de se dresser devant le père.

— Je vous dis, moi, qu’il ne mérite pas cet affront ! Il ne vous a rien fait…, que travailler honnêtement pour vous en sa jeunesse et que vous défendre maintenant contre les ennemis étrangers.

— Tais-toi, Éveline !

— Vous êtes de cœur injuste, père ! et vous êtes dur pour moi comme pour lui.

— Tais-toi, Éveline !

Elle tint encore, prenant appui sur les paroles de Maurice.

— J’ai vingt-cinq ans, père, et je suis libre dans mes amitiés ! Il faut que je vous le dise, à la fin ! Si ma mère n’était pas morte, elle serait avec moi pour vous donner tort… Vous, père, vous n’avez plus en tête que vos champs, que vos prés, que votre argent ! Je ne suis pas comme vous, sachez-le bien ! Je n’ai pas besoin de champs, de prés, ni de maison…, et mon argent, prenez-le pour en faire ce que vous voudrez… Que je sois la dernière du village, cela me sera bien égal, pourvu que j’aille où mon cœur me porte !

Mazureau avait levé la main en un geste de menace.

— Tu as vingt-cinq ans et tu n’as pas de raison ! gronda-t-il. La dernière du village ! Fille sans honneur !… Tu ne seras pas la dernière du village, mais la première ! Que cela te plaise ou non !… Une Mazureau ne s’abaisse pas, elle monte… Et, à l’avenir, ne chante pas si haut devant moi ; tant que tu seras en ma maison, tu marcheras à ma voix !

Il rabattit sa main et meurtrit le poignet d’Éveline.

— Il n’y a pas de besogne ici pour toi, dit-il. Va dans ta chambre ! Tu n’en sortiras qu’à ma volonté.

Éveline passa dans sa chambre toute cette soirée de dimanche. D’avoir enfin osé affronter le père lui avait allégé le cœur. Et, surtout, il y avait ceci pour sa joie que Maurice était là ! Il ne l’avait pas en oubli puisqu’il revenait tout droit vers elle !

À la pensée de la triste comédie des jours précédents, la rougeur sautait au front d’Éveline.

— Tu viendras vers moi, avait dit Maurice, je t’attendrai.

Assurément, elle irait vers lui ! Si elle avait su où le trouver, elle serait sortie tout de suite ; maintenant que le père n’était plus devant elle pour lui barrer la route, toute crainte s’évanouissait.

Devant sa glace, elle s’habilla longuement et elle se coiffa comme pour une grande fête, avec une coquetterie dont elle n’avait plus l’habitude.

Elle sortit au crépuscule soigner ses bêtes. Puis, ayant servi le souper, elle s’assit à la table près de Bernard ; et elle causa avec lui devant son père, d’une voix calme, comme une fille dont le cœur est ferme et qui ne craint rien.

Le repas fini, elle revint dans sa chambre. Elle était bien trop enfiévrée pour dormir. Elle s’assit près de la fenêtre ouverte qui donnait encore un peu de jour.

Bientôt, Bernard et son grand-père qui couchaient dans l’autre pièce, cessèrent de remuer et, dans le silence, leur souffle égal devint perceptible.

Il faisait très doux ; la nuit était venue, lentement, légèrement. Le vent s’était tu et de fraîches odeurs végétales, montant du jardin, étalaient leurs larges ondes languissantes. Au bout de l’allée, près du mur de clôture, un pommier tardif était en fleur, tout seul, tout blanc dans l’ombre violette.

Onze heures sonnèrent ; d’habitude, Éveline était couchée depuis longtemps, mais ce soir elle ne songeait pas à gagner son lit. Toutes ses émotions de la journée aboutissaient à un étrange émoi qui la faisait tendrement défaillir. Malgré le chagrin causé par le mauvais vouloir du père, c’était sur son cœur comme une brusque floraison.

Un bruit insolite la tira de sa belle songerie ; quelqu’un marchait lentement, avec précaution, sur le routin du verger. Elle eut peur et voulut fermer la fenêtre mais les pas s’arrêtèrent et un souffle vint vers elle :

— Éveline !

Le sang lui afflua au cœur ; elle se dressa, frémissante : Maurice était là !

Leurs mains se nouèrent et elle se trouva sur la poitrine du jeune homme. Elle murmura, si bas, qu’il l’entendit à peine :

— Te voilà donc revenu ! J’ai eu tant de peine à cause de toi ! Je te croyais perdu pour moi, Maurice !

Et tout à coup, la raison lui revint :

— Va-t’en, Maurice ! écoute-moi…, il faut que tu t’en ailles ! Si le père nous entendait, il ferait un malheur !

Il répondit à voix basse, lui aussi :

— Je ne crains personne, ayant déjà tout bravé. Les idées de ton père ne comptent pas pour moi… Si tu me repousses, je penserai que tu es une fille menteuse, car tu es en âge de liberté…, et je m’en irai pour toujours ! Le temps est mesuré aux pauvres soldats comme moi ; il ne faut pas le gaspiller en vains manèges… Je suis à Fougeray pour peu d’heures et peut-être suis-je sur la terre pour peu de jours.

Elle supplia :

— Maurice, éloigne-toi ! J’ai peur ! nous nous reverrons ailleurs !

Mais lui :

— Non, Éveline ! Si tu m’aimes comme tu l’as dit si souvent, l’occasion est belle de le montrer ! Nous avons des choses importantes à nous dire et le temps presse… Je ne suis plus le gars écervelé d’avant la guerre. J’ai à te parler sérieusement… Si tu ne m’aimes pas, adieu ! Mais si tu m’aimes, suis-moi !

La sentant résister, il répéta :

— Le temps presse ! J’ai peu d’heures à passer ici… J’ai peu de jours à vivre, peut-être ! Là-bas, la mort est sur nous à tout moment.

Un élan de tendresse éperdue la rejeta sur sa poitrine. Alors, il dit simplement :

— Viens !

Il la souleva et la déposa près de lui, dans le jardin.

Elle eut encore une seconde d’hésitation, mais autour de sa taille le bras de Maurice était ferme et impérieux.

Ils s’en allèrent silencieusement, par l’allée assombrie, vers le grand pommier nuptial dont toutes les corolles avaient éclaté à la fois pour quelque fête fabuleuse d’amour et de folie.

Le lendemain, on put voir Maurice le permissionnaire sur le siège d’une faucheuse dans la luzernière de Sicot de la Baillargère. Avant la guerre, Maurice avait été valet pendant un an chez Sicot et celui-ci venait de l’embaucher pour la durée de sa permission.

Il n’était pas étonnant de voir un soldat travaillant aux champs. Il s’en trouvait toujours quelques-uns ici ou là, dans la plaine : gars sages pour qui la paresse n’était de mise qu’à l’armée, pour les besognes secondes de la guerre et dont le profond contentement était de pousser la charrue, entre deux batailles, dans les champs paisibles et fertiles. Beaucoup s’acharnaient à l’ouvrage et faisaient en huit jours le travail d’un mois.

Mais Maurice, à l’habitude, passait son temps à battre le pays comme un léger garçon.

— J’ai trop d’amis, disait-il ; je n’ai jamais le temps de les voir tous.

On le rencontrait à Fougeray, à Quérelles, à Saint-Étienne, tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, couchant chez ses anciens patrons, buvant leur vin et taquinant leurs filles. À la ville, le jour du marché, avec ses hôtes de la semaine et les soldats qu’il rencontrait, il faisait largesse, dépensant jusqu’à son dernier sou.

Quand les filles de Fougeray le virent travailler ainsi chez Sicot, elles pensèrent d’abord qu’il devait cette sagesse nouvelle à celle de la Baillargère et elles en firent des gorges chaudes. Marie Sicot avait trente-six ans, clochait de la jambe gauche et sa grosse figure carrée était piquetée de son. Ce serait merveille si elle gardait à l’attache ce beau gars fanfaron !

Marie Sicot, elle, ne se forgeait pas de chimères. Elle se savait laide et, comme elle était de sens droit, elle comprenait bien que Maurice ne restait pas à Fougeray à cause d’elle. Non point que le jeune homme affectât de la tenir pour négligeable ! Il ne lui ménageait pas les propos aimables, mais elle sentait bien que c’était là politesse pure et qui n’allait pas loin.

Elle écoutait surtout Maurice lorsqu’il disait les peines et les dangers de la guerre. Ses yeux se mouillaient alors et elle se surprenait à le chérir d’une amitié obscure et désespérée qui ressemblait à de la pitié.

Ayant fait défiler en sa pensée toutes les filles de Fougeray pour qui Maurice pouvait être sous le joug d’amour, un sûr instinct de femme dédaignée la fit s’arrêter sur Éveline.

Le mercredi, Maurice et Sicot qui s’en revenaient de la plaine croisèrent Mazureau avec Honoré de la Commanderie. Sicot, dont l’humeur, prompte à se lever, ne s’abattait point comme un feu de broussailles, fit de mauvais contes, au déjeuner ; d’abord contre Mazureau, puis contre le sursitaire.

— Un chien gâté qui s’est fait mettre à côté à cause de sa fortune ! Puisqu’il est en force de travailler, il pourrait bien faire la guerre comme les autres…, comme toi !… C’est pour ses écus que tu vas retourner te battre ; et, lui, restera ici !

Maurice, que cette jalousie n’animait pas trop, répondit :

— S’il n’est pas commandé pour partir, qu’il reste donc ! Il faut des hommes partout ! Et j’en connais beaucoup qui ne sont pas plus vaillants et qui feraient comme lui.

Mais Sicot prit un autre chemin.

— Pendant que tu es commandé, toi, et que tu es commandé pour la mort, peut-être, celui que tu viens de voir a pour tâche d’amuser les femmes. Tout failli gars qu’il est, il tourne autour des jeunesses… Le travail qu’il fait comme sursitaire agricole !… Veux-tu que je te dise le travail qu’il fait ? Eh bien ! il conte des histoires à ma nièce Évoline qui est bonne et bête, et il la débauchera, si ce n’est déjà fait.

Il ajouta en ricanant :

— C’est le vieux qui manigance tout… Honoré est riche…, qu’est-ce qu’il ne vendrait pas, le vieux !

Marie regarda le jeune homme, il ne répondit pas, mais il devint très rouge et ses yeux flambèrent. Elle comprit qu’elle avait deviné juste.

Elle prit à épier Maurice ; mais ce fut en vain. Il travaillait du matin au soir ; il ne s’absenta que le dimanche suivant pour aller chez un ami qui habitait un lointain village.

Il devait partir le mercredi de grand matin. Dès le soir du mardi, ayant garni sa musette et rempli son bidon, il fit ses adieux chez les Sicot pour ne déranger personne le lendemain. Puis, il gagna, au fond de la cour, le petit quéreux où son lit avait été dressé toute la semaine.

Le lendemain, Marie se leva de prime aube, bien avant ses parents, un peu avec l’idée d’être là quand il partirait, le pauvre.

Comme elle traversait la cour, elle le vit qui arrivait dans le brouillard, à grands pas furtifs.

Elle s’avança alors, et il ne put l’éviter.

— D’où viens-tu ? demanda-t-elle.

— D’où je viens ?

Elle sentit qu’elle avait été très hardie et elle reprit :

— Tu n’es pas obligé de me le dire ; cela ne me regarde pas !

Il releva la tête et parla avec émotion.

— Cela te regarde au contraire et je veux te le dire. Je suis tout à fait content de te rencontrer ce matin. Si j’avais une sœur, c’est à elle que je parlerais…, mais je n’ai personne sur la terre… Tu es bonne, Marie ; tu dois comprendre la peine des autres… C’est à toi que je me confesse… Je viens de voir Éveline, ta cousine de la Marnière.

Elle se sentit froid au cœur ; mais elle dompta bien vite son trouble et prit un ton de gronderie :

— Ce n’est pas honnête, Maurice ! Et ma cousine est folle de t’accueillir à cette heure de nuit.

— Tu ne sais pas que son père m’a reçu comme on reçoit un chien fou, qu’il m’a défendu sa maison, et qu’il la tient enfermée, elle, comme une prisonnière !… Tu ne sais pas qu’il veut la marier contre son gré à un vieux grelottant !

Il continua à voix basse :

— Éveline et moi, nous nous aimons depuis notre jeunesse… J’ai été longtemps un gars au cœur changeant et j’ai un peu couru le pays… Elle m’a toujours attendu et moi je reviens à elle… Mais la guerre n’est pas finie et le mauvais destin est encore sur moi.

— Mais enfin, dit-elle, que comptez-vous faire ?

— Nous avons parlé longtemps… Éveline est trop bonne ; il faut tout décider à sa place ; seule, elle n’oserait pas… Voici : nous allons nous marier… nous allons nous marier dans un mois.

Marie remarqua :

— Auparavant, il y aura du bruit dans la maison !

— Je le sais bien ! Le père est buté… Mais Éveline est en âge ; elle m’a promis de ne pas céder… Elle ne peut plus céder, maintenant…, elle ne le peut plus ! Nous nous marierons donc dans un mois ; j’aurai quatre jours de permission ; dans un mois, ce sera le bon moment, je pense.

— Mais Éveline pourra-t-elle bien rester chez son père ?

— J’ai songé à toi qui es sa proche parente. Je voulais te demander, si son père la chasse, de lui faire bon accueil en attendant…

Marie répondit aussitôt :

— Elle peut venir quand elle voudra ; ma mère l’aime bien et moi je lui donnerai ma chambre s’il le faut.

— Merci ! Cela me tranquillise… Et maintenant il y a autre chose que je veux te dire… C’est pour les lettres… Éveline ne reçoit pas toujours les lettres que je lui écris. Il faut pourtant qu’elle sache maintenant où je suis et ce que je fais. Voudrais-tu recevoir mes lettres et les lui porter ?

— De tout cœur ! répondit-elle.

— Alors, reprit-il, tout est réglé et je m’en vais.

Il entra dans le quéreux, reparut avec sa musette :

— Je m’en vais, Marie ! Je m’en vais !

Elle leva ses yeux brouillés de larmes et sa voix se fit douce et maternelle.

— Eh bien, bon courage, mon petit Maurice !

— Je m’en vais ! répétait-il encore.

— Tu reviendras bientôt ! Un mois, ce n’est pas long !

Il répondit, sans cacher sa détresse :

— Je ne sais pas si je reviendrai… Je n’ai jamais eu peur jusqu’à présent, j’ai vécu en joyeuse insouciance devant le danger… Mais je laisse aujourd’hui tout mon cœur au pays ; à cause de cela je suis inquiet, je suis triste… Il y aura encore des combats et il se donnera de grands coups…, plus d’un y laissera sa jeunesse !

Sa voix mourut dans un tremblement.

Alors Marie leva sa main et la posa doucement sur l’épaule de l’homme comme pour une caresse endormeuse.

— Il ne faut pas avoir ces idées-là, dit-elle ; songe à Éveline !

— J’y songe bien trop ! dit-il.

Il baissa la tête et elle ne vit plus ses yeux.

— J’ai de bons camarades à l’armée, reprit-il ; si je tombe, ils te l’écriront. Pour toi, voici ma prière : porte doucement la nouvelle à Éveline…, épargne-lui la douleur…

Elle le secoua un peu :

— Mais enfin, c’est mal parler, fiancé de malheur ! Va-t’en bien vite, si tu dois t’attendrir !

— Le destin est lourd à mes épaules ! Il me semble que je m’en vais pour toujours… Adieu, Marie !

La vieille fille leva vers le pauvre gars son visage bouleversé.

— Embrasse-moi, dit-elle.

Il l’embrassa et partit comme un fou.