La Parcelle 32/Partie 2/Chapitre 2

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Librairie Plon (p. 141-152).


CHAPITRE II


Pour venir de la Baillargère à la Marnière des Mazureau, Marie Sicot ne prenait pas le chemin droit qui passe au milieu du village. Elle faisait un détour, non pas très long, mais assez fatigant, car il lui fallait descendre, par le jardin de chez elle, jusqu’au bord du ruisseau, traverser un pré et grimper ensuite le raidillon de la Marnière qui la mettait hors d’haleine.

Elle passait par là parce qu’elle ne tenait pas à être vue. Son père lui avait fait défense d’aller perdre ainsi, chaque jour, deux heures chez sa cousine.

Sicot était rude et de sang chaud ; bien qu’il n’eût rien contre sa nièce et que toute sa colère fût contre Mazureau, il ne pouvait souffrir ces nouvelles manières. Mais Sicot n’avait jamais été absolument le maître chez lui, à cause de la douce obstination des femmes.

Pendant qu’il tempêtait, jurait, faisait ses menaces, personne ne sonnait mot.

Dès qu’il était parti, Marie se hâtait d’expédier sa besogne et elle disait à sa mère :

— Je pourrais peut-être aller voir si cette pauvre petite se remet.

Parfois, c’était la mère elle-même qui demandait :

— Sais-tu comment cela se passe chez ta cousine ? Avance donc jusqu’à la Marnière… Tu es plus allante que moi.

Alors, Marie prenait sa quichenote, enlevait son tablier de travail et elle courait chez Éveline.

C’est qu’elle n’avait jamais connu un trouble pareil, la douce Marie ! Il ne lui était jamais rien arrivé ; il n’était jamais rien arrivé aux siens. Sa jeunesse avait passé sans joies, sans peines, sa pauvre jeunesse de fille laide mélancoliquement penchée sur les humbles travaux journaliers.

Et voici que, tout à coup, elle était mêlée à cette grande et douloureuse affaire d’amour…, mêlée beaucoup plus intimement qu’elle n’eût osé se l’avouer à elle-même.

Ah oui ! elle y courait chez Éveline, malgré son père et au risque de rencontrer Mazureau qui la regardait de travers et ne lui parlait pas.

— Éveline ! Éveline ! où es-tu, petite ?

Marie arrivait par le jardin, toute rouge de la montée rapide.

Éveline vint de la cuisine où elle cousait près de la fenêtre. Marie se dressa devant elle et, de sa mauvaise jambe, le bout du pied touchait à peine terre.

— Comment vas-tu aujourd’hui ? As-tu retrouvé le sommeil, enfin ?

Une main sur l’épaule d’Éveline, de l’autre, elle caressait la figure blanche aux grands yeux cernés.

— As-tu reposé, cette nuit, petite ? Je suis venue en passant prendre de tes nouvelles.

Éveline se pencha vers elle et l’embrassa.

— Je te remercie, dit-elle. Je me suis assoupie ce matin ; mon père a dû m’appeler deux fois.

Marie demanda tout bas :

— Pourquoi ne t’a-t-il pas laissée dormir ? Sont-ils donc toujours aussi durs pour toi ?

Éveline hésita.

— Ils ne sont pas durs, dit-elle, mais ils ne veulent pas comprendre ma souffrance ; il n’y a que toi, Marie, pour la comprendre.

La vieille fille sentit son cœur mollir ; des larmes lui montèrent aux yeux.

— Oui, dit-elle, je la comprends… C’est que je me mets à ta place, vois-tu, et je souffre comme tu dois souffrir.

Elle ajouta en rougissant :

— Ce matin, j’ai trouvé dans le tiroir de ma commode un souvenir qui vient de lui… C’est son portrait… Il l’avait fait faire pendant son temps de service et il l’avait envoyé chez nous en reconnaissance d’une petite pièce que mon père lui avait donnée, à son départ pour le régiment.

Elle avait tiré de son corsage le portrait soigneusement enveloppé. Elle le mit entre les mains tremblantes d’Éveline.

— Regarde ! dit-elle ; ce n’est pas trop passé ; il a l’air tout jeune…, il rit… De plus gais que lui, il n’y en avait pas.

Tête contre tête, toutes les deux examinèrent le portrait. Éveline l’ayant porté à ses lèvres, Marie le lui prit des mains et le baisa à son tour.

— Je n’ai rien de lui, moi, murmura Éveline ; son portrait, mon père l’a déchiré en miettes… Non, reprit-elle, je n’ai rien…, rien que ; deux pauvres lettres écrites au crayon… J’irais loin pour avoir un souvenir comme celui-ci.

Marie ne répondit pas ; elle enveloppait le portrait dans un papier de soie.

Éveline prit à sangloter.

— Marie, dit-elle humblement, je voudrais…, je voudrais…, Pourrais-tu me laisser ce portrait, Marie ? Ce serait grande charité.

L’autre s’était détournée ; déjà elle glissait la carte sous son corsage.

— C’est qu’il n’est pas à moi toute seule, balbutia-t-elle. C’est à mon père qu’il l’avait envoyé.

Mais Éveline :

— Ce serait grande charité…, car je n’ai plus rien…, et tu ne sais pas ! tu ne sais pas !

Accoudée sur la commode, elle se cachait la figure dans ses mains. La vieille fille s’approcha tout près pour recueillir l’aveu.

— Tu ne sais pas, Marie… J’ai des droits que tu n’as pas… Nous devions faire notre noce bientôt et nous avons été faibles, tous les deux…

Marie, les lèvres blanches, murmura dans un souffle :

— C’est mal !

Puis, elle reprit aussitôt :

— C’est mal de ta part, Éveline !

— Je ne regrette rien à présent ! Il était mon maître… Tu vois bien que j’ai des droits… Il n’était rien pour toi, qu’un garçon comme les autres.

Marie répéta :

— Il n’était rien pour moi !

Prenant le portrait sur sa poitrine, elle le posa sur la commode.

— Voilà ! dit-elle, tu pourras le voir à toute heure du jour.

Éveline prit le portrait et le cacha dans un tiroir.

— Si je le laissais ici, dit-elle, mon père le déchirerait peut-être comme il a déchiré l’autre.

— Il a donc toujours ses idées d’alliance avec celui de la Commanderie ? demanda Marie.

— Il les a toujours…, je le crois…, répondit Éveline. Il ne me tourmente guère en ce moment, mais cela recommencera peut-être… J’en tremble !

— Et l’autre, vient-il chez vous comme avant ?

— Il vient deux jours par semaine…, quelquefois trois ou quatre… Aujourd’hui, il est encore ici.

Marie jeta vivement :

— J’espère bien que tu ne vas pas l’écouter…, et que tu le prieras de rester chez lui.

Éveline baissa la tête.

— Mon père a besoin de lui pour le travail, dit-elle ; d’ailleurs, il est très honnête ; il ne m’importune plus.

— Si j’étais à ta place, reprit sévèrement Marie, je ne voudrais pas ce gars autour de mes cotillons. C’est un vieux rusé qui cherche à t’endormir… L’autre soir, qu’est-il donc venu faire dans le jardin auprès de nous ? Ce n’est pas pour moi qu’il s’approchait ainsi…

Éveline eut un geste de lassitude.

— Que veux-tu que je fasse ? Ce n’est pas moi qui commande chez nous… Et j’ai assez de ma peine sans me créer de nouveaux soucis.

— C’est manque de courage ! Si tu voulais, tu te débarrasserais bien vite de ce vilain homme ; si j’étais à ta place…

Marie s’arrêta, interdite ; ayant tourné la tête, elle venait d’apercevoir Mazureau, debout dans l’embrasure de la porte. Il était arrivé sans bruit et, depuis un moment, il écoutait leur conversation.

Marie s’efforça de sourire.

— Vous nous avez fait peur, mon oncle !

Et puis elle expliqua :

— Passant devant chez vous, je suis entrée voir si Éveline avait besoin d’aide.

Mazureau dit froidement :

— Éveline n’a pas besoin d’aide… Si elle en avait besoin, je n’irais pas lui en chercher à la Baillargère. Je trouve que tu règnes un peu trop chez moi, Marie Sicot… Ton père, depuis longtemps, ne franchit plus mon seuil ; mon désir est que tu fasses comme lui. Tu reviendras quand je t’en aurai priée.

Marie s’en alla. En descendant le raidillon pierreux, à chaque pas sa mauvaise jambe pliait et son cœur allait au saut, glacé, dans sa poitrine.

Dès qu’elle fut partie, Mazureau se tourna vers sa fille et il lui dit, assez doucement :

— As-tu donc vraiment besoin d’aide, Éveline ?

— Non, père !

— Les jours sont longs et tu dois avoir du temps de reste à la maison, il me semble… Mais tu as été souffrante, ta mine n’est pas très bonne… Il te faudrait peut-être le grand air et de la distraction.

Elle le regarda, surprise de cette douceur à laquelle il ne l’avait pas habituée ; surprise et un peu méfiante.

Il continua :

— J’ai renvoyé ta cousine parce qu’il ne peut te venir d’elle que de mauvais conseils, de la fatigue et du chagrin… Et moi, je souhaite te voir joyeuse et de corps vaillant.

— Je vous remercie père, dit-elle, mais je ne peux pas être joyeuse en ce moment.

Il répondit, d’un ton très conciliant :

— Non, tu ne peux pas être joyeuse… Tu as eu du chagrin, Éveline… Je l’ai respecté… Tu as mal pensé, mal agi, mais aujourd’hui ton cœur est suffisamment mortifié et je ne te reproche plus rien… Que cette leçon te serve, seulement, et te ramène en bon chemin.

— Mon chemin est tout tracé père… Je ne saurais m’en écarter. Je porterai le deuil…

Il l’interrompit de la voix et du geste :

— Ne parle pas à la légère comme une fille étourdie.

— Je ne parle pas à la légère. Je porterai le deuil de Maurice… Je le porterai toute ma vie.

Il fut un moment songeur, puis il reprit :

— Tu as mal agi, Éveline, je te l’ai déjà dit, en cherchant ton bonheur dans la mauvaise direction… Mais, encore une fois, je ne t’en fais plus reproche. Maurice est mort… et maintenant, si tu veux, je puis bien reconnaître qu’il est mort bravement comme ton frère et comme tant d’autres. Quoi qu’il ait été de son vivant, son nom, parmi nous, sera respecté.

Éveline regarda son père. Il parlait gravement, sans colère, sans passion.

— Je sais ce que l’on doit aux morts. Mais la raison veut que l’on songe aussi aux vivants… Je songe à toi, Éveline, à ton avenir… Je songe à Bernard…, je songe à ceux de mon sang qui seront sur la terre après moi…

Il fit quelques pas et sa main atteignit une Bible ancienne qui était sur une étagère. Sur la commode, devant Éveline, il plaça le livre énorme et noir, à couverture brisée.

— Autrefois, dit-il, au temps de ma jeunesse, on lisait la Bible dans toutes nos maisons… Nous n’avions ni journaux, ni almanachs, ni aucun autre livre. Chaque dimanche, le père ou, à son défaut, le chef de la famille, lisait une page et les autres écoutaient… Cette mode est passée en notre pays. Je pense que c’est un malheur des temps et je m’accuse moi-même de négligence coupable à cet égard… Il faudrait lire la Bible, Éveline. Tu apprendrais que les jeunes doivent prendre le pas des anciens et écouter leur parole. Sur ceux qui sont rebelles frappe la main de Dieu et leur vie se passe à pleurer comme tu fais en ce moment.

— Je ne suis pas une fille rebelle, dit Éveline, mais il ne faut pas me demander ce que je ne peux pas faire.

— Je sais mieux que toi ce que tu peux faire !… Je sais mieux que toi ce qui te convient !… Je connais le chemin de l’honneur où l’on marche en se redressant. Pour n’avoir pas voulu le suivre une première fois, tu es dolente aujourd’hui. Prends garde, ma fille !… Si tu retombes dans le même péché, tu seras frappée sans miséricorde.

Malgré lui, Mazureau s’animait. La voix montait avec son habituelle rudesse. Il fit un effort sur lui-même et continua, le plus doucement qu’il put :

— Je ne suis pas ici pour te gronder, Éveline. À coup sûr, nous nous entendrons bien. Pour le moment, c’est ta santé qui m’inquiète. Tu es pâle comme sont les femmes de ville qui passent toute leur vie à l’ombre, derrière leurs rideaux.

— Je ne suis cependant pas malade, père !

— Alors, c’est que tu as trop pleuré ; c’est assez maintenant. Il n’est pas bon de toujours regarder derrière soi ; porte les yeux en avant, Éveline, et tu renaîtras à la joie.

Elle secoua la tête, tristement. Alors, il dit sans montrer d’impatience, mais d’une voix nette :

— Je ne veux plus que tu restes ici à ruminer tes mauvaises pensées. À partir de demain, tu viendras avec nous dans la plaine. Tu feras ce que tu pourras… Quand tu seras fatiguée, tu te reposeras… Le soleil te donnera des couleurs et refera ton sang.

— C’est que j’ai de la besogne à la maison… plus que vous ne pensez, dit-elle.

— Tu viendras ! répéta-t-il simplement.

Éveline dut aller travailler aux champs.

Les femmes, dans la plaine, étaient plus nombreuses que les hommes. On en voyait de tous les côtés. La fourche en main, ou le râteau ou la houe, elles faisaient de leur mieux la besogne des absents. Quelques-unes, à qui la force ne manquait pas, menaient le travail devant des vieux et des chétifs, par gestes sûrs et essentiels comme eussent fait des travailleurs de grand rendement.

Il y en avait qui fauchaient, qui fanaient, qui sarclaient, d’autres conduisaient des bêtes ou poussaient l’areau.

En chemise, un simple jupon autour des hanches, les vieilles que le soleil n’effrayait plus, travaillaient tête nue. Les jeunes, pour se protéger le cou et le visage, avaient de larges chapeaux de jonc ou, plus souvent, des quichenotes blanches dont les bavolets battaient aux souffles de l’air.

Les grandes chaleurs n’étant pas encore venues, il faisait bon travailler dans la plaine. Les jours où elle était seule avec son père et son neveu, Éveline se trouvait mieux qu’à la maison. Elle travaillait selon sa force, sans se presser ; il lui semblait que son chagrin allait s’endormant, que son cœur, trop serré, s’élargissait.

Mais, au contraire, travailler à côté d’Honoré réveillait sa peine. Non point que le gars fût hardi et d’intentions directes ! Il était poli, prévenant, d’humeur égale, vraiment fin joueur. Mais enfin Éveline le voyait venir tout de même et elle se révoltait. Pourquoi était-il à la Marnière sachant ce qu’il savait ? Pourquoi l’attendait-il derrière les autres, pour marcher à côté d’elle ? Pourquoi voulait-il porter son outil, le soir, en revenant ?

Parfois, en plein travail, Mazureau les quittait pour s’en aller commencer un autre chantier, avec Bernard.

Éveline se sentait encore une fois enfermée petit à petit, un peu plus étroitement chaque jour. N’osant pas aller à la Baillargère elle ne voyait plus Marie et se sentait faible, sans appui, seule avec son chagrin et son angoisse.

Une mauvaise journée pour elle fut le premier mardi du mois de juin. Elle était à travailler dans le champs de betteraves aux Brûlons. Il y avait là une cinquantaine de sillons sur lesquels les jeunes plants en poquets mettaient leurs petites taches vertes. Il fallait éclaircir les betteraves et biner tout autour. Petite besogne aisée, mais pour laquelle il faut se baisser et gratter la terre avec ses doigts. Éveline, accroupie, travaillait mal à l’aise, sentant Honoré derrière elle.

Au bout de son sillon, Mazureau appela Bernard et tous les deux s’en allèrent au village chercher la charrette pour la pâture du lendemain.

Éveline, sans tourner la tête, devina que le gars se hâtait et gagnait sur elle. Bientôt il fut à sa hauteur. Alors elle cessa de travailler pour lui laisser prendre de l’avance. Mais il s’attarda aussi et elle vit bien qu’il allait parler, qu’il allait dire ce qu’elle était bien résolue à ne pas entendre.

— Honoré, balbutia-t-elle, à travailler de front, on se gêne… Vous allez beaucoup plus vite que moi ; prenez donc les devants, je ferai mon possible pour vous suivre.

Il répondit, et sa parole à lui aussi, n’était guère assurée :

— Pour rester à côté de vous, je ferais votre tâche et la mienne… Je ferais tout, Éveline, pour rester à côté de vous.

— Je vous en prie, Honoré ! J’ai le cœur en deuil.

— Vous avez votre chagrin, mais j’ai eu le mien aussi… Je croyais à votre amitié… J’aurais tout donné pour l’avoir…, et vous l’aviez portée à un autre.

— Il a donné sa vie, lui, dit-elle ; n’espérez pas donner davantage !

Ils étaient tout près l’un de l’autre, leurs têtes se touchant presque. Les paroles d’Éveline tombèrent entre eux et les séparèrent.

Honoré reprit tout de même, au bout d’un petit moment, sans lever les yeux :

— J’ai eu mon chagrin moi aussi, mais je n’y veux plus songer. Je ne suis pas jaloux à ce point. Je ne suis pas de ceux qui se torturent pour une pensée qui ne vient pas vers eux… Puisqu’il est mort, je comprendrais bien qu’il tînt une maîtresse place en votre souvenir…

— Il la tiendra, dit-elle, vous pouvez le croire ! Et moi je songe encore à mon chagrin et je veux y songer toujours.

— Vous êtes jeune ; vous avez toute votre vie devant vous pour être heureuse… Laissez passer le temps consolateur… Quand votre peine sera endormie, souvenez-vous bien que mon cœur n’a pas changé et que mon désir, malgré tout, reste le même.

Elle eut un geste d’agacement et lui s’excusa.

— Il faut pourtant bien que je vous dise cela, Éveline !

— Je ne vous le demandais tout de même point ! jeta-t-elle sur un ton de colère, et vous auriez mieux fait d’attendre.

À ce moment, une cloche lointaine sonna une agonie. Éveline tendit la main dans la direction de Quérelles d’où venait le bruit et elle dit, comme prise de déraison soudaine :

— Entendez-vous, Honoré ? C’est ma noce qui sonne ! Savez-vous bien que nous sommes au 4 juin. C’était le jour fixé par Maurice… Vous choisissez bien votre moment, Honoré ! Portez à d’autres vos chansons… C’est ma noce qui sonne ! C’est ma noce !…

Elle ajouta dans un sanglot :

— Elle n’est pas bien gaie !

Honoré ne lui parla pas davantage ce soir-là. Mais les jours suivants, il revint à la charge, doucement, tendrement, avec des précautions infinies et une patience méritoire.