La Parcelle 32/Partie 3/Chapitre 3

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Librairie Plon (p. 230-241).


CHAPITRE III


Un matin, Bernard, en nettoyant la crèche devant un veau nouvellement sevré plongea sa main dans une poignée de fourrage qui lui sembla mouillée. Il cogna sur le nez du veau et secoua ses doigts couverts de bave.

— Imbécile ! mange donc au lieu de téter ta pâture !

Mazureau demanda :

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— C’est le veau qui ne mange pas… Il bave partout, cet innocent.

Le grand-père s’approcha, inquiet ; il mit la main sur l’échine de la bête qui frissonna.

— Veux-tu parier que c’est autre chose ? Amène-le par ici.

Bernard détacha le veau, l’amena à la lumière et le grand-père lui desserra les mâchoires.

— Eh bien oui ! il a la cocotte !… Voilà, maintenant !

— Cré nom ! fit Bernard, la voix étranglée. Ils se regardèrent, consternés.

— Il ne faut rien dire à personne, chuchota Mazureau ; il ne faut pas que Francille s’en aperçoive d’ici quelques jours.

— Je vais ouvrir le cellier, dit Bernard.

Le lendemain les cinq vaches laitières étaient prises. Francille, ivre dès le matin, ne put les traire ; Mazureau se chargea de cette besogne et Bernard donna le lait au laitier.

Ce jour-là il y avait une petite foire à Quérelles ; Mazureau y conduisit une jeune taure à moitié grasse ; il s’était proposé de la vendre au boucher un peu plus tard, à la foire d’octobre mais, avec ce poison dans l’étable, il était préférable de s’en débarrasser tout de suite. Un fermier de Saint-Étienne acheta la bête, qui creva huit jours plus tard après avoir contaminé les environs.

Mazureau vendit aussi ses porcs à Gibel le marchand et il les fit enlever immédiatement. Tout cela demanda quatre jours seulement. Il était d’ailleurs grand temps que cela fût fini. Bernard donnait toujours le lait au ramasseur de la coopérative, mais la quantité diminuait, et le petit gars avait beau ajouter de l’eau en cachette de son grand-père, la couleur restait douteuse car trois vaches avaient des aphtes aux mamelles et donnaient un lait visqueux et sanguinolent.

Quand les porcs furent partis, Bernard courut à la mairie déclarer la maladie. Les bêtes furent consignées à l’étable et l’on mit sur la barrière du courtil, une belle pancarte portant ces mots : Fièvre aphteuse.

Deux jours plus tard, fièvre aphteuse chez Marcireau, fièvre aphteuse chez Léperon et chez Léchelier, fièvre aphteuse à la Poitevinière, à la Millancherie, fièvre aphteuse, fièvre aphteuse…

Chacun surveillant le voisin, il n’était pas trop facile de retarder la déclaration comme avaient fait ceux de la Marnière. Le laitier, de son côté, examinait le lait avec méfiance ; quand il faisait des manières pour l’acccpter, il y avait, autour de sa charrette, du bruit et des fâcheries.

Les soupçons volaient comme des guêpes ; des gens furent dénoncés à faux par des voisins dont les bêtes étaient prises. Contre ceux qui échappaient à la cocotte, la jalousie de quelques-uns fut pire qu’elle n’avait été contre les sursitaires et les embusqués de guerre.

Bernard voyageait par les rues du village et, quand il apercevait une nouvelle pancarte, son mauvais rire lui bridait les paupières.

— Elle est chez un tel, disait-il à son grand-père. Nom de nom ! il n’y a pas que nous !

— Est-elle à la Baillargère ? demandait Mazureau.

— Pas encore ! Mais laissez venir !

Mazureau hochait la tête tristement. Que la cocotte fût chez son ami Marcireau et chez Léchelier et chez Menon, il n’en éprouvait que de la peine ou bien cela le laissait indifférent. Toutes ses idées fuyaient vers le même but de gloire et de conquête. Il voyait sa route devant lui et ne s’inquiétait point de ce qui pouvait exister à droite ou à gauche. Il fallait arriver et, pour cela, passer d’abord devant Sicot. Du moment que la cocotte n’était pas à la Baillargère…

À la Marnière, elle ne lâchait pas vite. Les veaux premiers malades avaient crevé. L’assurance en paierait une part, mais la perte était tout de même sensible. Pendant quelque temps, on ne pourrait pas livrer de bétail et Mazureau avait compté, s’il le fallait absolument, vendre deux bovillons. Surtout il y avait cette perte considérable qu’on faisait sur le lait. Le mois précédent, le compte de la beurrerie s’était élevé à huit cent cinquante francs !

Deux des vaches, les plus malades, n’avaient plus de lait. Le lait revint aux trois autres, mais on ne pouvait pas le donner au laitier pendant quatre semaines : le règlement était ainsi.

Francille fit des merveilles ; dès les premiers jours, alors que les bêtes étaient en pleine fièvre, elle entreprit de faire du beurre. Ni Bernard ni son grand-père n’en voulurent goûter, mais elle le porta à la ville et le vendit comme bon beurre de ferme, à l’ancienne mode.

Avec le petit-lait, naturellement, la multiplication des fromages allait toujours.

— Nous ne perdrons pas tant que les autres ! disait Bernard.

Les autres se débrouillaient pourtant bien de leur mieux, eux aussi, mais beaucoup de femmes n’avaient pas la hardiesse de Francille.

En attendant, la Baillargère était toujours indemne. Sicot en tirait orgueil, comme il tirait orgueil de tout.

— Il faut prendre soin de ses bêtes, disait-il, voilà tout ce qu’il y a à faire. Les miennes, je les soigne richement et il ne leur arrive rien… Ce sont les mauvais panseurs qui apportent la peste… Rappelez-vous où la maladie a commencé !

Quand on gémissait devant lui, il répliquait :

— Moi, je ne peux pas me plaindre ; je n’ai jamais tant fait d’argent de mon lait.

Et pendant que le bétail des autres était à l’étable, lui, poussait le sien à grands cris sur les chemins. Ses vaches pacageaient du matin au soir ; il les menait de préférence sur son petit champ des Brûlons où il n’y avait pas grand’chose à brouter, mais où tout le monde pouvait les voir.

Il arrivait à Bernard de trépigner de rage. Il se décida à agir, à agir seul, en secret.

Au dire du vétérinaire, la maladie devait se transmettre facilement par la bave, par le fumier peut-être aussi. Bernard frotta le mufle d’une bête malade avec des poignées de foin qu’il alla perdre ensuite dans le pacage des Sicot. Chaque fois qu’il avait à sortir dans la plaine, il piétinait longuement le fumier de chez lui, traînait ses socques dans le purin et il allait ensuite s’essuyer les pieds à l’herbe du voisin. Il attira même le chien de la Baillargère et prit la peine de le rouler dans une crèche gluante de bave.

Si bien qu’un beau jour, on ne vit plus les vaches de Sicot dans la plaine. Bernard courut à la ferme un bel écriteau neuf était cloué au portail de la grange. Le petit gars revint sans reprendre haleine, poussa violemment la porte de la maison.

— Il l’a ! cria-t-il, tout essoufflé.

— Ah ! fit le grand-père en se levant malgré lui.

— Oui ! J’ai vu la pancarte ! J’ai vu la pancarte !

Dans la laiterie, Francille était occupée à un travail délicat. Elle plaçait au fond d’un chaudron une douzaine de grosses limaces rouges attachées ensemble par un fil : une recette sûre, prétendait-elle, pour faire monter la crème.

Bernard fondit sur elle, lui prit les coudes et se mit à la secouer.

— Hé ! Hé ! mon joli gars ! Tu vas faire tomber mes petites bêtes et elles prendront le galop !

— Laisse tes saletés, dit-il, et ton lait pourri ! Je veux danser la gavotte.

Elle lui fit face sans se faire prier et, devant Mazureau qui souriait, elle cabriola avec le petit gars comme une bachelette de quinze ans.

Le malheur de Sicot fut une consolation pour ceux de la Marnière. À vrai dire, Sicot n’était pas au bout de ses vantardises. Il disait maintenant à qui voulait l’entendre, qu’il pouvait bien supporter cette mésaventure, que cela ne dérangeait pas ses plans.

— Je veux acheter ! Je ne m’en cache pas, moi ! Quand la Millancherie se vendra, je dirai mon mot, mes amis ! Si mes vaches ont la cocotte, ma bourse ne l’a pas, elle !

Un gros rire élargissait sa face rouge et il crachait devant lui, loin de ses pieds.

Quand Bernard rapportait ces propos, Mazureau souriait.

— N’aie pas peur ! Nous le tiendrons bien !

Un dimanche, ils comptèrent encore leur argent. Malgré tout, cette maudite épidémie leur causait bien du tort ! Les bovillons, sérieusement touchés, seraient invendables avant le printemps. C’était un trou de quatre mille francs à boucher. Ils cherchèrent chacun de leur côté.

— Il faut vendre la jument, proposa Bernard.

— Non ! dit Mazureau ; on croirait que nous sommes ruinés…, ce n’est pas fier !

— On croira ce qu’on voudra : vous la vendrez !

— Non !

Bernard se tut un instant, puis il reprit âprement :

— Voulez-vous acheter la parcelle des Brûlons ?

— Oui.

— Parce que si vous ne voulez pas l’acheter, mon argent qui est là, je puis le placer ailleurs… Et je puis aussi m’en aller à Nantes et vous laisser tout seul…

— Nous achèterons sans rien vendre, affirma Mazureau.

Bernard eut une parade de tête et continua d’un ton impatienté :

— Il faut que je m’occupe de tout… Si je n’étais pas ici, je ne sais pas ce que vous feriez.

La voix du grand-père mollit.

— Tu es mon seul appui, Bernard…, je le sais bien.

— Mais vous ne voulez jamais m’écouter, reprit le petit-fils. Je vous dis qu’il faut vendre, vendre et vendre ! Sans cela nous n’arriverons jamais : j’ai fait le compte assez souvent !

Une sorte de dédain se devinait en ses paroles. À son idée, il avait pris deux fois le grand-père en péché de faiblesse : la première fois quand il avait repoussé l’argent d’Honoré, la seconde, quand il s’était emporté contre la fraude de Francille.

Le grand-père n’avait-il pas dit : « Il n’y a que l’honneur ! Quand on a l’honneur, l’argent n’est plus rien. » Bernard comprenait bien ces mots comme il fallait : avoir de l’honneur, cela signifiait évidemment avoir des champs au soleil, de belles terres riches convoitées par les voisins… Mais, tout de même, l’argent n’apparaissait pas au petit-fils comme une chose négligeable en soi. Il jugeait son grand-père déraisonnable, fléchissant, peut-être amolli et usé par l’âge.

Lui, Bernard, il voulait ce qu’il voulait, impitoyablement.

Sa voix trouble d’adolescent s’éclaircissait, devenait nette et sèche ; il prenait taille d’homme et, sur ses mâchoires, quelques poils blonds frisottaient.

Le grand-père que personne n’avait fait plier, le dur paysan devant qui tous ceux de la famille avaient tremblé, écoutait maintenant le fils de son fils et, le plus souvent, agissait selon son commandement.

— Il faut vendre la jument, disait Bernard.

Ils vendirent la jument. La jument partie, la carriole ne pouvait que gêner ; ils vendirent la carriole et ils vendirent les harnais. Le tout fort cher, trois fois à peu près ce qu’on avait déboursé pour l’achat.

Ils furent alléchés par ce résultat. Puisque tout se vendait si aisément, pourquoi ne pas profiter du moment ? Ils pourraient peut-être ainsi réunir la grosse somme avec laquelle ils ne craindraient plus personne. Le jour venu, ils la sortiraient de sa cachette comme une arme bien fourbie et tenue en réserve ; et ils assommeraient Sicot et les autres.

Ils firent la chasse à toutes les choses momentanément inutiles qu’ils possédaient. Mazureau finit par y mettre le même acharnement que Bernard. Ils rassemblaient tout sous le hangar : vieux outils, vieux coffres, cordes effilochées, sacs rapiécés, treillage de fil de fer, jusqu’à des tuiles et des madriers.

À tout moment, l’un d’eux découvrait quelque nouvel objet.

— Cette attache, demandait Bernard, on la vend ?

— Elle nous sert, répondait Mazureau.

— Alors, je la laisse ?

— Ma foi non ! Nous nous en passerons bien !… C’est comme cette corde à lessive… Porte-moi tout cela là-bas.

Il y eut bientôt sous le hangar un invraisemblable bric-à-brac. Pour embellir le lot ils y portèrent quatre chaises neuves et la table du fournil.

Quand tout fut prêt, Bernard lit une affiche qu’il colla à la charrette du laitier comme c’était l’usage à Fougeray. Il annonçait en grosses lettres une « vente amiable d’objets mobiliers et d’instruments aratoires ».

Il vint des chalands. Les femmes surtout se dérangèrent, dans l’espoir de faire un bon marché, car ce vieux et son petit gars n’avaient pas figure de rusés marchands.

Tout se vendit ; il ne resta ni une tuile ni un manche de fourche. Ils retirèrent douze cents francs de cette affaire. C’était encore peu ; ils avaient compté sur quinze cents, peut-être deux mille.

Ils cherchèrent de nouveau. Mazureau fouilla dans les armoires, découvrit quatre vieilles chaînes à ciseaux comme en portaient les femmes d’autrefois, plus une tabatière d’argent qui venait de Mazureau le Riche.

— On peut vendre les chaînes… Qu’en dis-tu, Bernard ? Mais la tabatière, non ! C’est un grand souvenir.

— Il faut tout vendre, dit Bernard ; il parait que l’argent n’a pas de prix.

Mazureau donna la tabatière avec le reste. Bernard, sous le prétexte d’aider la vieille à porter ses paniers, se rendit à la ville et vendit le tout au poids, deux cents francs.

Le même jour, une voisine vint demander à Mazureau si, par hasard, il ne voudrait point se débarrasser du linge qu’il avait en trop ; elle aurait désiré une paire de draps. Il la laissa choisir pour un prix de cinquante francs. La vieille, consultée à son retour, apprit à Mazureau qu’il s’était laissé voler d’un bon tiers, sinon de moitié.

Là-dessus, Sicot vendit sa récolte ; dès le lendemain de la batterie les sacs de blé étaient sur charrettes et partaient aux Magasins Généraux ; le gaillard ne laissait pas traîner les choses !

Ceux de la Marnière ripostèrent en vendant encore du linge ; honteusement d’abord, et puis de façon ouverte et franche. Mazureau vida les armoires, mais ce fut la vieille qui eut la charge de discuter avec les voisines. Elle savait tout faire, la Francille, et jadis, pour son propre compte, elle avait plus d’une fois monnayé l’intérieur de sa maison.

Les acheteuses, connaissant son péché, venaient de préférence le soir, avec l’idée d’en avoir aisément raison. Elles se trompaient bien ! Assez coulante à jeun, la vieille devenait, après boire, tout à fait lucide et intraitable. Et ma jolie mignonne par ci, ma belle galante par là, tout en leur filant un refrain de vilaine chanson, elle vous les manœuvrait bellement.

Elle vendit des draps, des nappes, des essuie-mains, de vieilles chemises de femme, jusqu’à des mousselines anciennes et des rubans de coiffe.

Dans le village, ce fut un nouveau sujet de conversation.

— Mazureau fait argent de tout, disaient les uns ; c’est qu’il veut se retirer rentier.

— C’est qu’il veut faire tort à sa fille, disaient les autres.

Mazureau n’entendait pas ces bruits ; il ne voyait pas les gens sourire sur son passage. Il était ailleurs. Il n’entendait que le bruit du vent dans les haies des Brûlons, il ne voyait que les champs ensoleillés où couraient les ombres bleues des nuages. Toute son âme était accrochée là-bas, à ce monticule, où les cyprès maniérés saluaient interminablement les souffles passagers. Vivant, il était déjà mêlé à cette terre qui le recevrait bientôt, à côté de Mazureau le Riche et des grands anciens.

Quand la maison fut à peu près vide, il fallut encore une fois faire les comptes. Ce fut une heure d’orgueilleuse joie. Malgré la fièvre aphteuse, on arriverait ! La récolte était là, prête à battre. On pouvait l’évaluer à six mille francs sans se tromper beaucoup, six mille francs que l’on pourrait toucher tout de suite.

En ajoutant ces six mille francs, on n’arriverait vraisemblablement pas très loin de la somme nécessaire.

Mazureau voulut lui-même replacer les papiers dans leur cachette. Il prit la pelle, battit la terre mouvante.

Redressé, les yeux brillants, il leva les deux poings en son geste habituel.

— Nous l’achèterons !

— Je le pense bien ! répondit Bernard froidement ; mais ce sera grâce à moi.

— Ce sera grâce à toi ! Tu auras de l’honneur, petit ! mais tu le mérites !

Et Mazureau, remué jusqu’aux moelles, fit une chose surprenante : il attira son petit-fils sur sa poitrine et il l’embrassa.