La Pastorale dans Théocrite (RDDM)/01

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I
Revue des Deux Mondes3e période, tome 50 (p. 284-313).
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I

LA
PASTORALE DANS THÉOCRITE

I.
LES IDÉES ET LES FORMES BUCOLIQUES.

Le goût de l’idylle ne paraît menacé de périr ni en France, ni ailleurs. Et cependant Dieu sait par quelle abondance de production il a cherché à se satisfaire depuis que la renaissance a repris ce genre de l’antiquité ! C’est un vaste et inépuisable sujet qui se renouvelle en se transformant chez les divers peuples et aux âges divers ; fort intéressant, malgré l’impression générale de fadeur qui se dégage de la masse, et fort instructif pour l’histoire du goût et des mœurs dans chaque pays. De grands noms, ceux du Tasse, de Milton, de Goethe, le dominent à l’étranger. L’Italie, l’Espagne, l’Angleterre, l’Allemagne y apportent chacune leur esprit, leur caractère et le mobile reflet des états successifs de la société. Pour ne parler que de nous, quelle variété de formes et quelle richesse depuis Ronsard et Racan jusqu’à nos jours ! La pastorale ne fleurit pas seulement dans la poésie légère ; elle s’introduit aussi au théâtre et dans le roman. Elle remplit l’Astrée, et de là étend à travers tout le xviie siècle son inaltérable galanterie jusqu’à Fontenelle et Lamotte. À la fin du siècle suivant, de même qu’elle avait fait les délices de la petite cour de Sceaux, elle fournit aux caprices de Marie-Antoinette les élégantes bergeries de Trianon ; et bientôt après, en pleine Terreur, elle se glisse dans les niaises platitudes du théâtre de la révolution, tant elle s’est implantée dans les idées et dans les mœurs de toutes les classes ! De nos jours enfin, en prose comme en vers, elle est autant cultivée que jamais, surtout si l’on entend par le mot de pastorale, non pas seulement des églogues et des idylles proprement dites, mais en général des morceaux où dominent les peintures agrestes. Ce qui ne veut pas dire que l’idylle proprement dite soit abandonnée : consultez seulement les annales des Jeux floraux, et vous verrez quel nombre de pièces l’y représente à chaque concours.

Je ne veux faire qu’une remarque au sujet de notre pastorale contemporaine, c’est qu’elle vise sincèrement à se rapprocher de la nature. Elle n’est plus seulement une expression galante de l’amour dans un cadre conventionnel. Si, dans certains romans de George Sand qui sont de vraies idylles, elle parle d’amour, elle se sert d’une langue simple et expressive, qu’elle emprunte à la campagne, et qui, bien loin de détruire le charme des peintures rustiques, y contribue pour sa part. Cette recherche de la vérité n’est pas moindre chez les poètes d’aujourd’hui, et c’est peut-être ce qui, chez eux, compense le mieux cette absence de souffle et d’invention qu’on leur a plus d’une fois reprochée. Beaucoup sont des peintres attentifs et souvent heureux du détail dans la nature. C’est à elle qu’ils demandent directement leur inspiration, comme les paysagistes dans leurs études de plein air ; et l’on ne peut nier qu’à ce régime, la poésie descriptive n’ait gagné en précision et en délicatesse. Voyez, par exemple, certaines des petites pièces de M. André Theuriet, « tout imprégnées de la senteur forestière. » La netteté et la justesse du trait, l’élégance concise de la langue, la vérité du sentiment et de la couleur, un doux mouvement d’imagination, qui, sans prétendre à l’expression puissante de la vie, anime de légères esquisses toutes pénétrées des impressions de la nature, y rappellent bien des côtés de l’idylle grecque ; et l’on y sent, de plus, cette nuance d’émotion personnelle qui reste la marque des œuvres modernes les plus distinguées.

On ne se propose pas ici de retracer ce vaste développement de la pastorale. On voudrait seulement remonter jusqu’à la première source de cet intarissable courant et essayer de définir, avec plus de netteté qu’il n’a été fait jusqu’à présent, ces modèles offerts par l’idylle grecque, et si souvent défigurés par l’infidélité des imitations.


I.

La pastorale grecque est dominée par le nom de Théocrite ; c’est lui qui l’a créée et en a laissé les modèles. Le premier point pour juger son œuvre et en déterminer le caractère, c’est de se représenter ce que pouvait être une création littéraire au iiie siècle avant Jésus-Christ et sous l’influence de la cour de Ptolémée Philadelphe ou de celle d’Hiéron II. Ne nous hâtons pas d’en conclure que Théocrite, comme tous les alexandrins, appartienne à la décadence ; pour ma part, je serais plutôt disposé à voir en lui le dernier des classiques ; mais il est évident que le genre qu’il a inventé est d’un ordre secondaire et qu’il fut, dès l’origine, destiné à satisfaire un besoin particulier de l’imagination, né d’un état de civilisation avancé.

Ce second fait a été plus d’une fois mis en lumière. Souvent on a remarqué cette contradiction naturelle, qui, aux âges de trouble et de fatigue morale, ramène volontiers les esprits vers des images idéales d’innocence et de simplicité rustique, ou du moins vers les calmes et fraîches beautés de la nature champêtre. Il faut ajouter qu’alors cette simplicité de la nature ou de la vie naturelle n’est pas conçue simplement. On sait trop ce que l’on sent et ce que l’on veut sentir ; au sentiment on mêle des élémens conventionnels, une recherche d’élégance, souvent de l’affectation, quelquefois une nuance de passion enthousiaste ou rêveuse. Comme tout cela ressemble peu à ce qu’éprouvent aujourd’hui les vrais paysans et à ce que pouvaient éprouver les hommes qui, aux âges primitifs, vivaient d’une vie réelle au milieu de la nature, sous son impression directe et exclusive ! Une partie de ces délicatesses et de ces raffinemens ne pouvait manquer de se trouver chez Théocrite ; son temps et la société pour laquelle il écrivait les lui imposaient nécessairement. Pour les mêmes causes, le succès dans les grandes compositions lui était interdit.

Veut-on saisir sur le fait les mœurs au milieu desquelles il lui faut vivre, il suffit de lire les pièces qu’il adresse aux souverains d’Alexandrie et de Syracuse ; on ne reconnaît que trop, à l’encens qu’il leur prodigue, sa condition de poète de cour. On est en plein dans les apothéoses et dans la mythologie galante. Ptolémée est un demi-dieu dont la naissance a réjoui et honoré l’île de Cos, comme Délos fut sanctifiée par celle d’Apollon ; son mariage avec sa sœur Arsinoé est une répétition de l’Hiérogamie, l’union sainte des enfans de Rhéa, Zeus et Héré ; son père, Ptolémée Soter, habite maintenant un palais d’or dans la demeure de Zeus ; sa mère, Bérénice, comblée des dons d’Aphrodite, a reçu, comme dernier présent, un temple avec le partage des honneurs de la déesse. Et, en effet, que peut dire le poète, lorsqu’en réalité le roi fait rendre les honneurs divins à ses parens, dont les statues en or et en ivoire reçoivent les hommages des fidèles ? Le petit poème adressé à Hiéron laisse une impression plus satisfaisante de délicatesse ingénieuse et spirituelle ; mais c’est une requête dans le genre de celles que Marot adressera à François Ier. Les Grâces, ses compagnes et ses messagères, craignent d’échouer dans leur mission ; auquel cas il se représente leur mine assez piteuse, quand elles reviendront en grondant s’asseoir au fond du coffre vide qui leur sert de demeure. Sans doute, Simonide, dont il a soin de rappeler le souvenir, avait été l’hôte bien rétribué des Aleuades et des tyrans de la Sicile ; et Pindare lui-même, tout en regrettant le temps « où la muse n’était pas mercenaire, » loue la générosité des vainqueurs opulens pour lesquels il « cueille des fleurs dans le jardin des Grâces ; » mais quelle différence de ton et de situation, et comme la poésie est descendue depuis deux siècles !

C’est qu’aussi elle a beaucoup produit et que la force lui manque en même temps que la hauteur de l’inspiration. En lisant Callimaque et Apollonius, on s’aperçoit bien que depuis longtemps l’âge de la grande épopée, celui du drame et du lyrisme, sont passés. Un pareil épuisement n’a rien qui doive surprendre ; on peut s’étonner, au contraire, qu’il soit si tardif et qu’il laisse encore assez de sève pour tant d’œuvres intéressantes qui remplissent la période alexandrine, et d’abord pour les idylles de Théocrite. Reconnaissons comme le premier mérite de cet aimable poète, comme celui qui le tire absolument de pair dans cette période de médiocrité féconde, d’avoir eu le sens de lui-même et de son temps, d’avoir proportionné son ambition aux ressources de l’âge auquel il appartenait, comme à celles de son heureuse nature. Sans cela ses qualités originales auraient avorté.

Ce soin volontaire de se limiter est nettement marqué chez lui. Non-seulement il restreint le champ de la poésie et la réduit à un ton plus modeste, mais il s’enferme dans des formes très déterminées. Il est vrai qu’on peut dire en un sens que les grands lyriques n’avaient pas fait autre chose : quoi de plus déterminé que les lois du rythme et du mètre qui régissent leurs strophes ? Mais les formes rythmiques et métriques, variées presque à l’infini par la richesse de leur invention, étaient pour eux des moyens de rendre la pensée ; elles donnaient à l’expression sa variété, sa souplesse, sa puissance ; elles ne s’appliquaient pas à l’idée poétique comme des soutiens ou des entraves, elles faisaient corps avec elle ; c’étaient la poésie même. Dans les pièces bucoliques de Théocrite, les formes extérieures sont des moules et des cadres étroits, dont l’uniformité n’est nullement favorable à son expansion. C’est précisément pour cela que le poète les choisit ; il ne veut pas se répandre ; il ne vise au grand ni par le sujet ni par les aspects qu’il présente de préférence. Ce qu’il recherche, c’est une élégance et une grâce d’un genre particulier, c’est une certaine unité, ou du moins une certaine gamme de teinte et d’harmonie musicale où il veut se maintenir.

Voilà pourquoi il parle un dorien plus voisin en général de la langue familière que de la langue poétique, dont la saveur naturelle a quelque chose de plus pénétrant et de plus caractérisé. C’est pour ce motif que, sauf une légère exception, il n’use que d’une seule sorte de vers, l’hexamètre dactylique, et que, dans ses mains, le puissant et riche instrument de l’épopée réduit ses effets à celui d’une césure, qui a pris le nom de bucolique parce que chez lui elle se reproduit presque constamment, et dont l’abus suffira pour déprécier l’épopée d’Apollonius, tant elle appartient en propre à l’œuvre de Théocrite ! C’est enfin pour cette raison que, dans ses petites compositions, les procédés de développement et ce qui fait en général l’élégance du style rentrent dans un même système de répétition symétrique. Reproductions ou concordances exactes de rythmes, d’harmonies, de tours et d’expressions ; dans les couplets alternés, correspondances ou oppositions d’idées et d’images ; dans les séries de périodes égales, retours réguliers des mêmes refrains : tels sont les moyens de cet art nouveau qu’inaugure le poète de Syracuse. Ils ne sont pas sans quelque rapport avec les formes de notre ballade du xvie siècle ou de la chanson moderne.

Théocrite en est l’inventeur ; c’est-à-dire, comme il arrive dans les inventions de cette sorte, c’est lui qui leur a donné l’existence littéraire. Il en a trouvé le principe dans les mœurs naturellement poétiques des bergers grecs et siciliens ; c’est là qu’il a pris ces grâces naïves et ces procédés, nés sans doute de l’improvisation, qui, entre ses mains habiles, sont devenus les caractères propres d’un genre vraiment constitué, en pleine possession de ses ressources et de ses effets. N’oublions pas d’ajouter qu’en achevant de façonner à son usage ces formes convenues, cet excellent artiste les assouplit et reste libre en s’y enfermant. S’il a moins de richesse et de science que les lyriques, auxquels il se rattache par certains côtés, il a plus d’abandon. Son travail ressemble à celui des habiles ciseleurs dont la main, en traçant avec netteté les lignes régulières de simples volutes ou même de figures symétriques, communique au bois ou au métal un principe de souplesse et de liberté. L’enveloppe poétique s’adapte donc bien aux formes particulières de son esprit ; et dans ces œuvres à contours étroits, il se montre lui-même tout entier. C’est dire qu’il déploie des mérites de premier ordre. Presque constamment la justesse du trait, la force pénétrante de l’expression, qui en un instant charme, émeut ou peint, la vivacité du tour et la puissante franchise de l’effet captivent le lecteur. Ce sont, dans un genre inférieur, les grandes qualités de la poésie antique ; et c’est pour cela que, si Théocrite, par son temps et la nature de ses œuvres, se placé à la fin de la période classique, on ne peut cependant lui faire franchir le seuil de la décadence. C’est encore un maître ; il vient le dernier, si l’on veut, dans la phalange sacrée des maîtres de l’art grec, mais il y est admis et marche avec elle.

Telle est croyons-nous, l’idée générale que nous devons nous faire de la pastorale de Théocrite. Si, avant de la définir avec plus de précision, nous voulons d’abord indiquer quelle région dans le monde de l’art, toujours plus ou moins fictif, occupe cette poésie qui demande à la nature et à la vie des champs de nouvelles sources d’inspiration, le mieux est peut-être de reprendre le mot de Sainte-Beuve : « Théocrite, dit-il, était, par rapport aux choses qu’il représentait, dans une condition de demi-vérité. » Ce mot était déjà dans Fontenelle, qui, dans son Discours sur la nature de l’églogue, soutient que l’imagination se contente souvent d’un demi-vrai. Seulement celui-ci, tout en critiquant avec esprit les affectations de la plupart des pastorales modernes, restreint le demi-vrai à une si faible mesure que, dans l’intérêt de la galanterie, il exclurait volontiers de l’églogue les brebis et les chèvres. Son disciple Lamotte ne fera que suivre la même voie en réduisant les bergers eux-mêmes à n’être plus, suivant son expression, qu’une idée, à laquelle il accordera tout au plus quelque lointaine ressemblance avec la nature. Sainte-Beuve entend la demi-vérité dans un sens très différent. Ce qui fait, à ses yeux, la supériorité de Théocrite, c’est que, pendant qu’il se joue librement avec la légèreté de l’art grec, il s’appuie sur le fond solide de la réalité. Il faut aller un peu plus loin ; il faut marquer davantage et nettement distinguer, pour bien déterminer le caractère de cette poésie, d’un côté le goût de la réalité avec sa saveur ou même avec sa crudité ; de l’autre, un goût de recherche élégante et ingénieuse, admettant une part de convention ou d’idéal, dont la proportion varie selon le sujet.

Les poèmes de Théocrite, si l’on néglige quelques pièces érotiques et les épigrammes, qui n’offrent rien de particulier à notre attention, sont de trois espèces : il a fait des pièces épiques, ce que les Grecs appelaient des mimes, et des chants bucoliques. Les pièces épiques justifient ce nom par le sujet plus que par la manière dont elles sont traitées. À la fin de l’une d’elles, les Dioscures, le poète indique lui-même à mots couverts quelle est la mesure de ses prétentions. De même qu’Homère, par ses chants, a donné la gloire à Hélène et aux destructeurs de Troie, de même, lui aussi, il apporte, dit-il, comme offrandes aux deux héros, « les douceurs des muses harmonieuses, ce qu’elles veulent bien donner elles-mêmes et ce que peut fournir sa maison. » Les ressources de sa maison, il le sait, sont bornées ; et l’épopée ou même l’hymne épique se réduisent chez lui aux proportions des narrations familières, des récits de veillée, où la grandeur et la passion sont remplacées par le goût de l’extraordinaire et la recherche curieuse du détail. C’est dans les deux autres genres de composition que Théocrite marque le plus son originalité et se montre supérieur.

Ses mimes, imitations poétiques des petites pièces en prose écrites un siècle et demi auparavant par les Syracusains Sophron et Xénarque, sont, comme elles, des scènes de mœurs qu’anime un sentiment spirituel de la vie. Ils prennent des personnages de condition modeste et donnent, avec leur tour d’esprit et leur langage, une expression naïve de leurs habitudes, de leurs idées et de leurs passions. Pour rappeler ce que Théocrite peut y mettre de verve et d’émotion passionnée, il suffit de citer les Syracusaines et les Magiciennes. Dans ce genre, une jolie pièce que Saint-Marc Girardin a pris plaisir à étudier et qui est bien de l’école de Théocrite, sinon de la main du maître, met en scène un berger dédaigné par une courtisane de la ville. On pourrait la prendre pour une transition des mimes aux poèmes champêtres, si nous ne savions, au moins par des titres, que les mimes de Sophron admettaient déjà des personnages de la campagne.

En fait, les poèmes champêtres, les seuls dont nous voulions nous occuper ici et ceux sur lesquels s’est principalement fondée la gloire de leur auteur, ont un rapport marqué avec les mimes, parce qu’ils sont, dans une certaine mesure, dramatiques. C’est même ce caractère qui a le plus contribué à les constituer comme un genre à part ; c’est surtout ce qui les distingue des peintures de la nature et de la vie rustique auxquelles la poésie grecque s’est complu avant et après lui.

Dès Hésiode, elle aimait à fixer dans de petits tableaux les aspects de la nature champêtre et les impressions douces et violentes qu’éprouvent ceux qui vivent au milieu d’elle. Lisez dans les Travaux et les Jours la description de l’âpre mois lénæon, ou plutôt le joli tableau qui succède au petit développement sur les ardeurs de l’été, la saison où le chardon fleurit, où Sirius rend la tête brûlante, épuise la force des genoux, dessèche la peau :

« Puissé-je alors avoir l’ombre d’un rocher, du vin de Biblos, un pain au lait nouvellement trait, du lait de chèvres qui ne nourrissent plus, de la chair d’une génisse qui n’a pas encore été mère et des chevreaux nés les premiers ! Puissé-je boire du vin noir, assis à l’ombre, le cœur bien rassasié de nourriture, le visage tourné vers le souffle vif de Zéphyre, en face du courant intarissable d’une source limpide !… »

Que dites-vous de ces recherches de sensualité rustique dans ce joli coin de paysage ? C’est déjà presque l’idylle grecque ; c’est ce mélange de peinture et de sensations qui en formera le fond, et ce premier modèle ne sera pas perdu pour Théocrite, qui l’imitera dans un riche développement des Thalysies. Mais laissons cette imitation, et afin de mieux montrer ce qui manque à ces tableaux hésiodiques pour être de vraies idylles, c’est-à-dire un cadre dramatique avec des personnages et certaines formes symétriques d’exposition, renvoyons plutôt à un des fragmens dont est composée la ixe idylle ; ces deux thèmes de l’été et de l’hiver y sont repris dans de légères esquisses d’un caractère très marqué. Daphnis et Ménalcas, dans deux petits couplets égaux, qui se répondent par la nature des idées et l’exact rapport des deux terminaisons, célèbrent tour à tour les simples jouissances d’un bien-être tout pastoral, pendant que sévissent les deux saisons extrêmes. On y sent tout de suite ces conventions particulières et en même temps ce goût de réalité intime et cette recherche de couleur qui sont propres au genre bucolique. Lisez après cela, si vous voulez, quelque description analogue de la poésie alexandrine, par exemple cette petite pièce de Méléagre sur le printemps qui charmait Sainte-Beuve et dont il a essayé de rendre[1] les grâces fleuries par une traduction littérale. C’est un fort joli morceau de poésie légère, bien grec encore par la délicatesse et par l’esprit. La conclusion surtout, — cette reprise de tous les effets du printemps aboutissant au poète lui-même, — est charmante par le tour comme par l’idée : « Si les chevelures des plantes s’épanouissent heureuses, si la terre fleurit, si le berger joue du chalumeau,… comment ne faut-il pas que le poète aussi chante un beau chant au printemps ? » Mais il n’y a plus rien ici de l’idylle de Théocrite, ni sève, ni couleur, ni forme.

La même conclusion est vraie des beaux vers de Virgile et d’Horace sur la campagne, quelque profondeur de sentiment qui les inspire. Qui a mieux senti et mieux rendu qu’Horace la langueur de tous les êtres et l’accablement muet de la nature au milieu du jour dans les contrées méridionales ?

Jam pastor umbras cum grege languido
Rivumque fessas quærit,…
.....caretque
Ripa vagis taciturna ventis.

Et c’est un pâtre, tel qu’il en voit dans la Sabine ou qu’il en voyait enfant sur les penchans des montagnes de la Lucanie, c’est un des personnages de Théocrite qu’il nous met sous les yeux. N’est-ce pas lui aussi qui s’écrie : O rus, quando te aspiciam ! exprimant ainsi le sentiment qui est comme le sous-entendu perpétuel de l’idylle grecque, la fatigue de la ville et de ses mœurs ? Il est clair cependant que cette poésie puisée à des sources si voisines de celles de l’idylle n’est pas de la poésie bucolique.

Il est toujours intéressant pour notre goût de rapprocher entre eux de beaux vers écrits sur des sujets analogues ; mais ce qui est le plus utile pour l’intelligence de Théocrite, c’est de chercher d’abord dans le passé la matière et les origines de ses compositions bucoliques, afin d’en bien déterminer l’esprit et d’en marquer plus sûrement l’originalité. C’est ce que nous avons commencé avec Hésiode ; continuons et complétons cette recherche.


II.

C’est Homère qu’il faut d’abord citer. Le premier modèle de la grande poésie, le maître souverain de l’épopée et du drame tragique, donne aussi les premiers et les plus remarquables exemples de l’idylle, entendue dans le sens que les modernes attachent généralement à ce mot. Une bonne partie du vie chant de l’Odyssée, la rencontre d’Ulysse et de Nausicaa, si admirée de Goethe, est la plus belle idylle qui existe ; c’est celle qui a tout à la fois le plus de charme, de pureté et de grandeur. La grâce sévère de ces lieux sauvages, les bords de ce fleuve qui verse ses belles eaux dans la mer au milieu des bois et des rochers ; la naïve simplicité des mœurs, ces filles des princes phéaciens venant aider la fille du roi à laver les vêtemens de ses frères, leur arrivée avec leur chariot traîné par des mules, leur ardeur au travail et leurs jeux : quel paysage et quels tableaux ! Et cette rencontre des deux principaux personnages qui avait tenté le pinceau du grand peintre Polygnote, l’apparition d’Ulysse, sortant nu et souillé par la mer du fourré où il a cherché un asile, et la belle Nausicaa restant seule dans sa chaste dignité au milieu de la fuite de ses compagnes, quelle hardie et heureuse opposition ! Et leurs admirables entretiens : d’un côté, cette musique caressante qui sort des lèvres d’Ulysse, le charmeur de l’âge épique ; de l’autre, toutes ces nuances délicates, l’amour naissant dans cette élégante et fière nature, la coquetterie ingénue et la pureté, la grâce spirituelle et la suprême noblesse : comment se détacher de tant de charmans détails ? Et dans tout cela, au milieu des séductions naturelles des lieux et des êtres humains, circule comme le souffle des divinités les plus pures du monde sauvage, des nymphes, d’Artémis, dont les gracieuses et nobles images y sont associées par le poète. N’est-ce pas l’idéal même de tout cet ordre de beautés que l’idylle s’étudiera à saisir pour en faire son domaine particulier ? Les voilà dans leur première et naïve expansion ; elles s’échappent fraîches et radieuses d’un des moindres courans où s’épanchent les flots de l’épopée homérique, et leur libre élan dépasse du premier coup les limites qui s’imposeront à une poésie plus artificielle.

Il y a dans Homère d’autres peintures, d’un style moins élevé et d’un art moins délicat, où paraît ce qui formera le fond primitif de l’idylle bucolique, ce qu’elle empruntera directement à la nature : la vie rustique avec les sensations qui lui sont propres, rendues simplement et dans leur plénitude. Même dans les peintures du bouclier d’Achille, où le poète décrit une œuvre d’art et ne reproduit pas immédiatement la réalité, certains traits saisissent l’imagination. Ainsi, après le tableau de l’activité des moissonneurs et des botteleurs, cette image du roi qui, sur la ligne des javelles, le sceptre à la main, se tient muet et le cœur pénétré de joie, c’est la jouissance que procure l’abondance des biens de la terre personnifiée sous la forme expressive de cette sorte de royauté patriarcale. « À l’écart, sous un chêne, ajoute Homère, des hérauts préparaient pour le repas un grand bœuf qu’ils avaient sacrifié, tandis que les femmes, pour la nourriture des travailleurs, le saupoudraient abondamment de blanche farine. » C’est bien cet idéal primitif qui plus tard reparaîtra si souvent dans les rêves de l’humanité fatiguée : la vie renfermée dans la satisfaction facile des besoins les plus simples, après le travail matériel qui sollicite la nature à pourvoir à la subsistance de ses enfans.

Si l’Iliade, le poème guerrier, admet pour le contraste ces tableaux paisibles de la vie des champs, ils s’étalent pour ainsi dire de plein droit dans l’Odyssée, qui est en grande partie une épopée domestique. Aux aventures merveilleuses, à la peinture des monstres qui épouvantaient la facile imagination des Grecs de l’âge épique, s’y mêlaient, sans que leur foi établît aucune différence, les détails réels des mœurs champêtres, principalement des mœurs pastorales. La vérité du tout n’en était que mieux acceptée par eux. Il suffisait au poète de tracer des peintures exactes ou de présenter l’image de l’abondance, pour que ces simples intelligences, ravies de retrouver leurs impressions familières et de rencontrer comme la réalisation idéale de leurs rêves habituels de fortune, éprouvassent un plaisir égal à celui que leur procuraient les prodiges et les scènes pathétiques. Polyphême, avec sa stature gigantesque et son œil unique, est d’ailleurs un berger très réel ; quand il s’en va vers la montagne, il dirige en sifflant les beaux troupeaux que nourrissent les gras pâturages de la Sicile. Sa caverne, cette sanglante prison où il enferme Ulysse et ses compagnons, est en même temps une bergerie modèle. L’aménagement du parc construit par le divin porcher Eumée pour ses six cents laies était fait pour plaire aux habitans de ces îles rocheuses comme Ithaque, où la richesse pastorale se composait de porcs et de chèvres. Pour nous, le plus intéressant, ce sont ces sentimens qui paraissent à la fois si appropriés au milieu où ils naissent et à la fable du poème. Quelle merveille, au point de vue de cette double convenance, que le discours du cyclope à son bélier favori !

« Ô cher bélier, pourquoi sors-tu ainsi le dernier de la caverne ? Jusqu’ici, tu ne restais jamais en arrière. Toujours, le premier de beaucoup, tu vas brouter les molles fleurs de la prairie, marchant à grands pas ; le premier, tu arrives au courant des fleuves ; le premier, tu t’empresses de revenir le soir à l’étable : maintenant tu marches le dernier de tous ! Est-ce donc que tu t’affliges au sujet de l’œil de ton maître, qu’a pu aveugler, après avoir dompté ses esprits par le vin, un misérable aidé par d’odieux compagnons, Personne ? Je dis qu’il n’a pas encore échappé à la mort. Ah ! si tu partageais mes sentimens et si tu pouvais prendre une voix pour me dire où il évite ma colère, brisé contre le sol, son cerveau jaillirait de toutes parts dans la caverne !… »

Ulysse est là, sous la main du géant qui caresse le dos du noble animal ; suspendu au ventre du bélier, il entend ces menaces : un seul mouvement, et elles peuvent s’accomplir ; c’en est fait du succès de cette ruse qui, en ce moment même, trompe si complètement le cyclope. Mais qu’est-il besoin de commenter ce qui est si nettement expressif ? Chacun saisit sans aucune peine cet heureux mélange d’un comique naïf et spirituel et d’une émotion qui se partage entre les deux personnages : entre les deux, car nous sommes tout surpris de la sympathie que nous éprouvons pour le monstrueux berger, en découvrant dans ce cœur fermé à tous les sentimens humains ces liens naturels d’affection qui l’unissent au compagnon de sa vie sauvage.

Les longues scènes qui se passent dans la cabane d’Eumée offriraient de même plus d’une expression des sentimens propres aux mœurs pastorales, plus d’un tableau dans le genre de l’idylle champêtre. Il en est un qui m’a toujours particulièrement charmé par son caractère de vérité intime. Il nous peint les jouissances de l’hospitalité pastorale sur l’âpre rocher d’Ithaque et dans la dure vie qu’y mènent les bergers. Pendant une longue et froide nuit d’hiver, Ulysse et son hôte prolongent la veillée, tandis que les porchers en sous-ordre dorment ; ils mangent et boivent en écoutant tour à tour le récit de leurs aventures feintes ou vraies : « Nous deux dans la cabane, buvant et mangeant, charmons-nous l’un l’autre par le souvenir de nos souffrances ; car les douleurs aussi sont plus tard une source de plaisir pour l’homme. » Réflexion touchante, née de l’expérience de ces temps antiques où la vie est une lutte constante contre la violence des hommes ou celle des éléments ! bien digne d’un Grec, nullement abattu dans sa mélancolie et n’en sentant pas moins vivement qu’il est bon parfois de vivre, même de la plus humble existence, si le mouvement de l’imagination et la magie du souvenir en relèvent les joies modestes. Théocrite, dans des vers auxquels nous avons déjà fait allusion, exprimera de même la sensation de bien-être du berger, chaudement à l’abri dans sa grotte pendant les rigueurs de l’hiver, auprès du feu où cuisent ses faînes et sa crème de miel et de lait. Mais, dans le poème d’Homère, ce n’est qu’un des mille détails qu’embrasse dans ses vastes contours le drame merveilleux du retour d’Ulysse.

Parmi toutes ces impressions que l’épopée homérique recueille en passant et entraîne dans sa marche puissante, il en est qui sont pour nous d’un intérêt particulier, parce que la vie pastorale nous y montre à sa source même, sous l’inspiration directe de la nature, terrible ou majestueuse, la poésie la plus élevée. Ou bien on voit le berger écoutant dans la montagne le bruit lointain de deux torrens qui précipitent dans le même gouffre leurs eaux impétueuses ; ou bien il contemple les astres en jouissant de la calme beauté d’une des magnifiques nuits du ciel oriental. Il faut citer ce second tableau d’une si expressive brièveté :

« Dans le ciel, autour de la lune brillante, resplendissent les astres ; l’air est sans un souffle ; toutes les étoiles sont visibles : le cœur du berger se réjouit. »

Cette joie intime du berger, c’est le sentiment poétique à sa naissance ; c’est du même coup le dernier terme de la poésie. La sérénité atteinte par une douce et profonde émotion, un contentement désintéressé produit dans l’âme humaine par une secrète communion avec la grandeur et la beauté, n’est-ce pas, pour les esthéticiens de l’école de Platon, le suprême effet de l’art ? Mais ce que nous essayons d’expliquer par l’analyse et l’abstraction, deux mots du vieux poète suffisent pour nous en faire sentir l’éloquente et simple réalité.

Les Grecs considéraient Homère, non sans raison, comme le foyer commun de toute leur poésie. Et, en effet, lorsque sous des influences particulières chaque genre naît et se forme, c’est une partie de l’épopée homérique qui s’en détache pour se développer ou se façonner dans des conditions nouvelles. Il y a une raison particulière pour remonter jusqu’à Homère à propos de l’idylle bucolique, c’est que Théocrite se rattache à lui par certains caractères du style. Il vise à la même naïveté ; comme lui, il détache chaque détail et semble s’y arrêter avec curiosité et avec admiration ; il paraît revenir à l’âge de l’épopée naissante, où la pensée s’éveillait, où tout était nouveau et digne d’intérêt. Mais la principale cause littéraire qui détermina la naissance de la poésie pastorale doit être cherchée dans cette pente naturelle qui entraîne en général la poésie vieillissante vers la description. On ne peut guère se dissimuler que c’est là un effet de la décadence. On décrit, nous ne le voyons que trop aujourd’hui, quand on n’a plus la force d’inventer ni de composer ; on remplace l’inspiration par l’analyse ; on suit servilement la réalité au lieu de la plier à sa pensée propre, et on lui demande ce qu’on ne trouve plus en soi-même.

Il est très vraisemblable que l’épopée est devenue de bonne heure en grande partie descriptive ; elle l’est déjà dans le grand fragment hésiodique connu sous le nom de Bouclier d’Hercule, où la recherche du détail et de l’extraordinaire sépare profondément cette curieuse imitation d’Homère du modèle qu’elle prétendait suivre et peut-être dépasser. L’école d’Hésiode, par la nature des sujets qu’elle affectionnait, et les poèmes généalogiques ou ethnographiques qui se rattachent à cette école, tendaient naturellement à remplacer l’intérêt dramatique par un intérêt de curiosité. Au lieu de se fondre dans un grand ensemble, il paraît probable que les tableaux et les descriptions y étaient plutôt traités isolément. Si nous avions les épopées cycliques, sans doute, au milieu d’incontestables beautés qui n’ont été perdues ni pour la tragédie grecque ni pour l’épopée latine, nous y relèverions aussi cette même cause d’infériorité par rapport aux poèmes homériques. Les jugemens d’Aristote et l’indifférence relative de la postérité semblent autoriser cette supposition, inégalement applicable, bien entendu, à des œuvres très différentes d’âge et de valeur. À mesure que l’on descend vers les temps historiques, le caractère descriptif se marque avec plus de certitude. L’Héracléide, de Pisandre, formée nécessairement d’une succession d’aventures, se distinguait, nous dit-on, par le goût du pittoresque. Panyasis, soit en traitant à son tour le même sujet, soit dans le poème où il racontait les migrations des Ioniens en Asie-Mineure, ne pouvait donner de même que des séries de narrations et de tableaux : il s’agissait pour lui de renouveler ou de soutenir l’intérêt par le détail. D’après les critiques de Plutarque et de Quintilien, nous voyons que c’était encore le détail qui, dans la Thébaïde d’Antimaque, suppléait, pour des juges trop indulgens, à l’absence de composition, de passion et de naturel. Il semble, il est vrai, que ce détail consistait surtout dans les recherches d’une élocution tendue et redondante ; mais, chez ces natures plus laborieuses qu’inspirées, un excès ne va guère sans l’autre. Avec les Argonautiques d’Apollonius, dont le nom va bientôt après celui de Théocrite illustrer la période alexandrine, il n’y a plus matière à aucun doute : l’abus du détail descriptif y règne souverainement.

Bornons-nous à rappeler pour la poésie lyrique, qu’au même temps où ces beaux ensembles musicaux, créés à la fois par l’inspiration et par la science, s’énervent et se décomposent, le dithyrambe athénien, qui représente dans le lyrisme le dernier effort d’invention, devient imitatif, c’est-à-dire qu’il cherche ses effets, moins dans la force propre de la poésie que dans l’emploi de procédés musicaux et orchestiques qui parlent aux sens. C’était aux yeux et aux oreilles que s’adressaient surtout Philoxène et Timothée, quand ils représentaient, nous ne saurions deviner pour le second par quels artifices hardis, la danse du cyclope Polyphême et l’enfantement de Bacchus. « Quels cris elle pousserait, disait un des auditeurs, si elle accouchait d’un manœuvre au lieu d’enfanter un dieu ! » C’est dans la tragédie qu’on pourrait le mieux apprécier cette tendance à la description et voir comment elle se lie à la décadence de l’art. Grâce à Euripide, cette étude serait aussi facile qu’intéressante. Même dans les plus belles de ces nombreuses narrations où le talent de frapper l’imagination et de toucher atteint parfois ses dernières limites, peut-être une critique rigoureuse relèverait-elle l’abus des effets plastiques. Mais il faudrait surtout signaler certains efforts pour renouveler l’intérêt des vieilles légendes héroïques par la copie étudiée des détails de la vie vulgaire. Rien de plus curieux à ce point de vue, dans son Électre, que les peintures détaillées du pauvre ménage de la fille d’Agamemnon, devenue l’épouse nominale du vertueux paysan qui lui a été imposé par la politique d’Égisthe et de Clytemnestre. Et notez que c’est la vie rustique dans un site champêtre qui est mise sous les yeux du spectateur, et qu’ainsi une véritable idylle, au sens moderne, se mêlait aux horreurs du parricide[2].

Tel était le mouvement général qui avait entraîné la poésie vers la description et lui avait fait chercher de nouvelles sources d’intérêt dans la représentation de la réalité matérielle. Théocrite y entra naturellement. Ses dispositions propres, dont ses vers sont l’évident témoignage, son amour pour la campagne, le portaient à reproduire de préférence la nature agreste et la vie champêtre. C’est ce qu’on voit bien dans ses pièces épiques, qui appartiennent probablement au commencement de sa carrière. La plus étendue, et peut-être la première de toutes, Hercule tueur du lion, est en grande partie comme un épanouissement de poésie pastorale.

« Le soleil tourna ses chevaux vers le couchant, amenant le soir : les gras troupeaux de moutons revinrent du pâturage vers les parcs et les bergeries. Puis s’avancèrent les vaches par milliers, se succédant comme les nuées chargées d’eau qui se pressent dans le ciel, chassées en avant par la force du Notus et du Thrace Borée : elles vont à travers les airs et l’on ne peut les compter, elles sont sans fin, tant le vent les roule en quantité les unes après les autres dans leur inépuisable succession. Ainsi se succédaient en masses infinies les vaches allant aux étables. Toute la plaine, toutes les routes se remplirent de la marche des troupeaux, et leurs mugissemens ébranlaient les grasses campagnes… »

C’est la rentrée des merveilleux troupeaux d’Augias. Dans tout ce tableau et d’autres qui l’entourent respire une abondance facile et calme que l’harmonie du grec fait bien mieux sentir qu’aucune traduction. Cet idéal de richesse et de félicité champêtres, n’est-ce pas une des idées élémentaires de la pastorale ? La forme bucolique n’y est nullement ; l’ampleur du développement et le dialecte rattachent plus particulièrement ce petit poème à l’épopée, et il est plus imité d’Homère qu’aucun autre.

D’autres pièces, écrites en dorien, par cela seul se rapprochent davantage des allures de l’idylle. La poésie champêtre s’y introduit aussitôt que le sujet s’y prête. Ainsi, dans l’hymne en l’honneur des Dioscures, voyez avec quelle complaisance Théocrite s’arrête à peindre le lieu où Castor et Pollux rencontrent le monstrueux Amycus, la source limpide au pied d’un rocher poli, et les cailloux qui brillent au fond comme du cristal ou de l’argent à travers la transparence de l’eau, et les grands arbres qui ombragent ses bords fleuris. C’est la jolie composition intitulée Hylas, qui, par le ton, le rythme, l’expressive brièveté du style, la grâce des détails et même la nature du sentiment chanté par le poète, l’amour d’Hercule pour le bel Hylas à la chevelure bouclée, présente le plus d’analogie avec l’idylle bucolique. Du reste, ici comme dans tout Théocrite, les nuances sont délicates à saisir. Toutes ces pièces épiques, par le style et les procédés d’exposition, ont un air de famille ; toutes aussi, sauf peut-être le poème d’Hercule enfant, vrai chant de veillée comme ceux qu’y annonce Tirésias, ont un défaut plus ou moins manqué, qui s’exagérera bientôt dans la grande composition d’Apollonius de Rhodes : c’est que le caractère en est indécis ; ce sont des formes bâtardes de l’épopée, voisines, tantôt des chants héroïques, tantôt des hymnes homériques, tantôt de ce qui va devenir l’idylle bucolique. Si Théocrite est devenu un poète supérieur, c’est qu’il s’en est dégagé ; c’est qu’il en a séparé cet élément champêtre, qu’il y introduisait volontiers, pour le traiter à part en le revêtant de formes particulières. Comme il arrive dans les créations littéraires de quelque importance, ce travail original eut pour point de départ et pour première matière de grossières ébauches et d’anciennes traditions conservées dans les mœurs. De même, ses mimes, son second titre de gloire, n’ont cette netteté et cette franchise d’effet, que parce qu’en les écrivant il savait au juste ce qu’il voulait faire, et parce qu’il adapta le vêtement poétique à un objet bien déterminé, qui avait en soi un principe naturel d’existence, avant tout effort d’un art savant. Mais ne parlons ici que de la pastorale, notre sujet.


III.

Théocrite est trop souple et trop varié dans la pastorale pour s’enfermer dans les limites d’une classification rigoureuse. Cependant on peut répartir les dix pièces dont se compose la partie bucolique de son œuvre entre deux divisions générales, en rangeant d’un côté celles qui se tiennent plus près de la réalité champêtre, et de l’autre les poèmes où sont développées des légendes locales. Sans attribuer à cette distinction une valeur absolue, adoptons-la comme assez naturelle et comme offrant un ordre commode. Mais d’abord remarquons que toutes ces pièces bucoliques ont emprunté à la Sicile les légendes qu’elles ont chantées, comme les mœurs dont elles sont de poétiques imitations. La pastorale est tout à fait d’origine sicilienne. Si plus tard, dans la littérature moderne, l’Arcadie a presque supplanté la Sicile, c’est sans doute par suite d’une tradition à la fois mythologique et littéraire, qui a rattaché le chant pastoral au dieu arcadien de la syrinx et des troupeaux, à Pan, particulièrement honoré sur le Ménale. Cette tradition était établie dès le temps de Virgile ; elle le fut peut-être par lui. Dans une de ses églogues, il met en scène deux enfans arcadiens et il appelle le chant bucolique Mænalios versus. En tout cas, elle ne paraît pas remonter jusqu’à Théocrite.

« La Sicile aux nombreux troupeaux, » dit Pindare. Sa richesse en ce genre était aussi célèbre chez les anciens que la fertilité de ses plaines. En outre, de fraîches et poétiques vallées s’ouvraient dans les contreforts de la grande montagne de l’Etna. On conçoit donc qu’elle ait réalisé mieux que tout autre pays cet idéal de vie pastorale que l’antiquité s’est figuré avant nous, celui dont Lucrèce nous présente la charmante image. On se rappelle ces jolis traits : les bergers, élèves des oiseaux et des zéphyrs, qui sifflent dans les tiges des roseaux, inventant les douces plaintes de la flûte dans les forêts profondes, au milieu des gorges des montagnes, dans des solitudes aimées et des loisirs divins,

Per loca pastorum deserta atque otia dia.

Ce vers ravissant remplace presque la gracieuse mythologie dont le poète philosophe ne veut plus. On l’a souvent cité, et c’est peut-être le souvenir plus ou moins net du trait si expressif otia dia qui a inspiré à Fontenelle la moitié vraie de cette théorie qui fait consister l’églogue dans « la conciliation des deux passions les plus fortes de l’homme, la paresse et l’amour. » Il n’a pas tort de dire, dans son langage peu poétique, que la vie pastorale, la plus paresseuse de toutes, convient le mieux à l’églogue. Les bergers, dans le calme de la nature, avaient le loisir d’en sentir la pénétrante influence ; ils étaient sollicités à la rêverie et à un certain mouvement d’imagination ; leurs mains libres pouvaient tenir la flûte, et elles le firent de très bonne heure, car Homère nous montre déjà deux bergers se charmant eux-mêmes avec leurs syrinx, pendant qu’ils suivent leurs troupeaux de bœufs et de moutons. C’est en Sicile que cette habitude naturelle prit la forme la plus déterminée, en même temps que naquirent et se formèrent des légendes pastorales d’un admirable caractère.

On raconte que dans les villes de Tyndaris et de Syracuse se développa une coutume liée au culte dorien, peut-être d’origine lacédémonienne, d’Artémis Fakélitis. Pendant la fête de la déesse, les bergers, venus de la plaine ou de la montagne, engageaient sous son patronage des luttes poétiques. On ajoute qu’ils se formaient en troupes, sous le nom de bucolistes, et qu’ils s’en allaient par la Sicile, et même l’Italie méridionale, répandre leurs chansons pour gagner renom et profit. Voilà l’origine populaire du chant bucolique, du bucoliasme, qui emprunte son nom aux bouviers, les plus riches et les premiers parmi les pasteurs. Diodore nous dit que de son temps cet usage existait encore et qu’il était toujours en faveur. En quoi consistaient ces chansons de bergers ? qu’était-ce que le talent des artistes, musiciens, chanteurs ou poètes ? quel était le rôle de la mémoire et celui de l’improvisation ? Il n’y a guère à chercher de réponses précises. Tout ce qu’on peut dire, c’est que sans doute la science naïve des pasteurs siciliens, tout en se perfectionnant par une longue pratique et tout en admettant une certaine variété, resta fidèle à des procédés et à des habitudes qui lui servaient comme de soutiens et la dispensaient de grands efforts d’invention. Un rythme facile fournissait aux idées, simples et courtes, un moule commode ; le vers intercalaire, d’origine sicilienne, nous dit-on, et né de la poésie populaire, ménageait des repos et, par le refrain qu’il formait, coupait le chant en petites strophes ; dans les couplets alternés eux-mêmes, où un chanteur était tenu d’imiter l’autre par l’analogie des idées, des images, du tour et du rythme, cette loi de correspondance ne constituait pas seulement une difficulté à vaincre : les improvisateurs rivaux trouvaient aussi un secours dans ces répétitions qui leur étaient imposées, mais qui présentaient à leur imagination excitée par la lutte des formes toutes prêtes à recevoir l’idée nouvelle.

Ces inductions se tirent de Théocrite lui-même. Nous n’avons point d’autres sources d’information : de copies très perfectionnées et très personnelles, il faut remonter aux originaux perdus. Et le fait est qu’on croit saisir chez le poète bien des élémens naturels qu’il a transformés et plies à ses combinaisons. Il ne les emprunte pas seulement au bucoliasme ; il les prend en général dans la vie champêtre et les fait tous entrer dans des compositions tout entières de lui. Lisez, par exemple, la chanson de moissonneurs qui termine la xe idylle :

Déméter, déesse des fruits abondans, des nombreux épis, puisse ce travail être facile et la moisson productive !
Serrez vos gerbes, botteleurs, de peur qu’un passant ne dise : « Les lâches ! voilà bien de l’argent perdu ! »
Tournez la coupure des chaumes vers Borée ou vers Zéphyre : ainsi l’épi s’engraisse.
En battant le blé sur l’aire, fuyez le sommeil de midi : c’est l’heure où la paille se fait le mieux.
Commencez la moisson quand s’éveille l’alouette, cessez quand elle s’endort, reposez-vous pendant la chaleur.
Heureuse, mes enfans, la vie de la grenouille ! elle ne s’inquiète pas de celui qui verse à boire ; elle a de quoi boire en abondance.
Tu ferais mieux de nous cuire des lentilles, surveillant cupide, au lieu de te couper les doigts en sciant des grains de cumin.

Ce chant de Lityersès, comme l’appelle le moissonneur qui le chante, n’a rien de mythologique ; c’est à peine de la poésie. Ces apophtegmes et ces moralités, ces malices rustiques, sans le plus humble élan d’imagination ni la moindre intention de grâce, c’est la vie même de l’ouvrier de la campagne ; ce sont ses idées courtes, ses sensations renfermées dans le travail mercenaire qui le courbe sous le soleil ardent. C’est là précisément ce qu’a voulu rendre Théocrite ; il a voulu d’abord nous donner en quelques vers l’impression directe de la réalité champêtre. Il a voulu encore autre chose, et puisque nous sommes amené en premier lieu à cette idylle, indiquons tout de suite quelles oppositions, quelles nuances, quel art d’arrangement donnent son caractère et sa valeur à une des plus simples compositions du poète. Il met en scène deux personnages de nature très différentes, qui se font ressortir naturellement : l’un, celui que nous venons d’entendre, est défini par sa chanson autant que par son langage ; c’est un rude ouvrier, tout à sa tâche ; l’autre, de la même condition, est un poète amoureux. Depuis onze jours qu’il aime, il n’a plus le cœur au travail ; en ce moment même, quoique au matin, sa faucille paresseuse abat le blé en lignes irrégulières et il reste en arrière de son compagnon, qui le gourmande ; mais l’amour pénètre cet esprit naïf d’un souffle délicat et le remplit de passion. Écoutez la chanson qu’il a faite pour l’objet de sa tendresse :

Muses piérides, chantez avec moi la svelte jeune fille ; car tout ce que vous touchez, ô déesses, vous le rendez beau.
Charmante Bombyca, tous t’appellent noire Syrienne, maigre, brûlée par le soleil ; pour moi seule tu es dorée comme le miel.
Noire aussi est la violette, noire l’hyacinthe où se dessinent des lettres ; et pourtant dans les couronnes on les préfère à toutes.
Le cityse attire la chèvre ; la chèvre, le loup ; la charrue, la grue ; et moi, c’est vers toi que mon amour m’entraîne.
Que n’ai-je tout ce que, dit-on, possédait Crésus ! Tous deux, représentés en or, nous serions consacrés à Aphrodite ;
Toi, tenant à la main tes flûtes, ou une rose, ou une pomme ; moi, avec un vêtement neuf et des chaussures neuves d’Amyclées à mes deux pieds.
Charmante Bombyca, tes pieds sont des osselets[3], ta voix une morelle[4] ; ce qu’est la grâce de ta tournure, je ne puis le dire.

Comme tout, dans cette heureuse recherche de naïveté, est spirituellement expressif ! Auprès de son camarade, le jeune moissonneur est un savant : il connaît Crésus ; c’est un rêveur : il a des visions où il contemple sa statue d’or et celle de sa maîtresse ; mais comme il reste bien dans sa condition ! Il représente la poésie pénétrant dans la grossièreté des mœurs de la campagne. Ses amours ne paraissent pas bien relevées. Cette Bombyca, dont le nom sonore semble annoncer la profession, c’est une joueuse de flûte qui va dans les fermes jouer pour les moissonneurs ; maigre et noire, elle n’est belle qu’aux yeux de celui qu’elle a charmé et qui brave pour elle les railleries. Tout cela vit, tout cela se voit et se sent, soit dans le dialogue des deux hommes, soit dans leurs chansons, par des traits naturels et par des contrastes d’une remarquable netteté. Sans les chansons, nous aurions un mime rustique ; ce sont elles qui constituent l’idylle bucolique par les correspondances symétriques qu’elles renferment. Elles commencent toutes deux par une invocation à des déesses en rapport avec chacun des deux sujets, Déméter et les muses ; et surtout chacune se compose de sept distiques, sortes de strophes bien courtes, mais suffisantes pour l’haleine des chanteurs. Cette petite pièce est d’une rare perfection. Ce qui en fait peut-être le charme principal, c’est ce qui se saisit le moins par l’analyse, c’est la vive impression de l’été dans la nature méridionale, qui circule partout et donne à la plupart des traits comme un parfum particulier.

Théocrite se prête mieux à l’analyse de détail qu’à un examen général. Chacune de ses idylles forme une pièce à part, qui a sa couleur et son style, diffère des autres par le dessein et la composition, réclame, par la multiplicité des intentions et le fini du travail, une étude particulière. Tout au plus peut-on rapprocher entre eux quelques-uns des dix poèmes bucoliques d’après certaines analogies de ton et de sujet. Il n’y a pas d’ailleurs à se préoccuper de l’ordre suivi dans le recueil. On lit dans l’argument de la première idylle qu’elle est placée en tête comme la plus agréable et comme faite avec le plus d’art, suivant le précepte de Pindare, qui recommande de « mettre à l’entrée d’une œuvre une façade qui brille au loin. » Il est possible en effet que l’éditeur inconnu l’ait choisie pour la première place à cause de sa valeur ; j’ajouterai qu’étant consacrée à Daphnis, le héros légendaire de la poésie bucolique, elle convenait comme pièce d’inauguration ; mais je doute fort, malgré l’opinion de Sainte-Beuve, qu’une pensée particulière de rapprochement ou d’opposition ait déterminé avec certitude la place des autres poèmes. Pourquoi, si l’on s’est réglé sur les ressemblances de ton, ne pas avoir mis la xe idylle à côté de la ive et de la ve ? Si l’on a cherché les contrastes, pourquoi séparer de la ve la viiie, si différente dans un cadre analogue ? Si l’on s’est inquiété du rapport des matières traitées, pourquoi la iiie ne précède-t-elle pas immédiatement la xie, qui est le développement mythologique du même thème, les plaintes d’un jeune amant rebuté ? Pourquoi enfin cette dernière n’est-elle pas plus voisine de la vie, qui a de même pour sujet les amours de Polyphême et de Galatée ? Ces questions, en prouvant que le hasard ou tout au plus un simple souci de variété a décidé de la succession des idylles dans le recueil, ont peut-être surtout le mérite d’indiquer un ordre pour les étudier. Il semble en effet assez naturel de commencer par les pièces les plus simples, en tenant compte de l’analogie et du rapport des sujets, et de terminer par celles où se reconnaissent un art plus savant et une délicatesse supérieure.

Il faudrait donc, dans cette étude minutieuse du détail que réclame un pareil poète, prendre d’abord la ive et la ve idylles. La ive, si vide au jugement de Fontenelle, si pleine auprès des siennes, et surtout si vraie et si colorée dans sa simplicité rustique, n’a qu’un petit nombre de vers. Ce n’est qu’une conversation qui marche au hasard entre un bouvier et un chevrier mercenaires des environs de Crotone, de caractères différens, l’un naïf et doux, l’autre assez malveillant et agressif. L’état du troupeau du premier, des médisances sur ses maîtres, un athlète et le vieux père qu’il a laissé chez lui en partant pour les jeux Olympiques, font les principaux frais de l’entretien ; ces médisances s’interrompent un instant pendant qu’un berger retire à son compagnon, le querelleur, une épine que celui-ci s’est enfoncée dans le pied en courant après une vache ; « et voilà toute l’idylle, » comme dit Fontenelle. Ce n’est plus aujourd’hui que l’on s’aviserait de contester l’intérêt d’une pièce qui, sans richesse d’invention ni distinction dans les sentimens, se soutient par la justesse et par le relief du détail.

La simplicité ou, si l’on veut, la vulgarité n’est pas moindre dans la ve idylle ; certains traits, dont l’un a été adouci par Virgile, effaroucheraient à bon droit la délicatesse moderne. Ce qu’elle offre de plus intéressant pour une étude de l’art, c’est une image assez directe de la forme que paraît avoir revêtue primitivement le bucoliasme. Du moins Théocrite a-t-il voulu, dans une composition d’un artifice tout personnel, le montrer comme naturellement mêlé aux mœurs grossières des pâtres de l’Italie méridionale. Non-seulement ces deux mercenaires, très vulgaires interprètes de la mutuelle antipathie des Sybarites et des Thuriens, s’injurient et s’apostrophent en groupes symétriques de vers, où se glissent parfois les grâces de la poésie descriptive, — ce qui est une fiction tout artificielle ; — mais leur querelle aboutit à une joute poétique. Elle s’engage aussitôt qu’ils ont trouvé un juge, le bûcheron Morson, qui ramassait des bruyères dans le voisinage. C’est cette joute poétique qui rappelle plus directement la forme première du bucoliasme. Les deux adversaires luttent, pour ainsi dire, à coups de distiques, dont chacun est un petit développement sur une seule idée. Voici quelle paraît être la loi de ces sortes de combat. Un des deux chanteurs, désigné par le sort ou par une convention, commence, et cet ordre reste établi pour toute la lutte. Il débite des vers (ici il n’y en a que deux) sur le sujet qu’il lui plaît de choisir ; l’autre est tenu de répliquer aussitôt par le même nombre de vers du même tour et dans le même ordre d’idées, et de rendre au moins l’équivalent de ce qu’il vient d’entendre par les analogies, les correspondances et les contrastes. Ils continuent jusqu’à ce que l’un d’eux renonce ou que le juge, suffisamment éclairé, lui impose silence. Tantôt celui qui conduit la lutte reste dans des sujets voisins, tantôt il change brusquement de sujet et de ton. Le mieux est d’y mettre une grande variété. Ainsi, dans la ve idylle, la mention d’amours rustiques, ou réels ou de fantaisie, des échanges d’invectives et de proverbes caustiques, des souhaits de l’âge d’or appliqués aux fleuves du pays, le Crathis et le Sybaris, des admonestations aux moutons et aux chèvres, la peinture de leur félicité dans leurs pâturages s’entremêlent dans une capricieuse incohérence. Cette rapide mobilité des thèmes forme comme les détours et les surprises d’une fuite où le coureur cherche à mettre en défaut une poursuite obligée de repasser sur toutes ses traces. C’est donc une lutte de souplesse et d’agilité entre deux improvisateurs qui s’efforcent, l’un de déconcerter son rival par l’imprévu de ses évolutions, l’autre de ne jamais rester à court. La difficulté d’invention est égale pour tous deux ; si l’un doit renouveler à chaque instant les motifs du chant bucolique, il faut que l’autre en fournisse sur-le-champ des reproductions originales.

Les imitations, même celles de Virgile, ne donnent qu’une idée incomplète de Théocrite. Ce mouvement, cet imprévu, ce caprice, très sensibles dans la ve idylle, ne sont qu’imparfaitement reproduits dans la iiie églogue du poète latin ; de même qu’il s’en faut que le charme de la viiie idylle, plus faite pour tenter la grâce élégante de son génie, ait passé tout entier dans sa viie églogue ! Le vers admiré de Fénelon

Aret ager, vitio moriens sitit aeris herba,

est bien heureusement expressif, et il semble qu’on ne puisse rendre avec une concision plus pénétrante la souffrance de la nature, qui apparaît, aux yeux d’un amant, désolée par l’absence de sa maîtresse ; mais comparez au grec : comme tout, dans ce passage et ailleurs, est d’une poésie plus pleine, plus mollement abandonnée, plus vivante ! Il y a des traits que le poète latin, qui pourtant choisit et prend partout la fleur, n’essaie même pas de rendre ; par exemple, celui-ci :

« Non, ni les domaines de Pélops, ni l’or de Crésus, ni une vitesse qui devance les vents ne me tenteraient ; mais sous ce rocher, te tenant serré dans mes bras, regardant mes moutons paître tranquilles, je lancerai mes chants vers la mer de Sicile. »

Quel tableau bien grec de volupté pastorale ! Mais laissons le détail, qui nous entraînerait à citer indéfiniment, et continuons à marquer d’une manière générale les formes et les progrès du chant alterné ou, suivant l’expression grecque, amœbée.

Dans la viiie idylle, cette perle du recueil de Théocrite, la lutte à la fois ardente et aimable des deux beaux enfans se compose de deux parties. La seconde rappelle par la disposition les deux chants qui terminent la xe idylle et que nous avons cités plus haut. Chacun des chanteurs récite tout à tour et de suite quatre couplets de vers dactyliques. Tous deux s’y renferment dans la réalité de leur vie pastorale ; mais le second, Daphnis, le futur héros des bergers siciliens, s’y présente dans la fleur pudique de sa beauté adolescente, inspirant l’amour et relevant la simplicité des mœurs champêtres par une nuance plus délicate de sensibilité. C’est la première partie qui nous donne un développement intéressant du chant amœbée. Ici les couplets s’entre-croisent, et chacun se compose de deux distiques élégiaques. Ils offrent donc une forme déjà plus ample et un rythme qui a quelque chose de lyrique. C’est que l’idée elle-même a un caractère nouveau. Ce n’est plus, comme dans la ve idylle, un trait capricieusement lancé dans une succession incohérente : c’est, dans chaque strophe, comme une phrase d’un même thème musical ; un seul sujet remplit tout le chant, lui donne le ton et la couleur. De plus, ce sujet est idéal ; les amours que chantent les deux enfans ne conviennent point à leur âge, et d’ailleurs le style ne laisse aucun doute sur la pensée de Théocrite. Sa poésie, pleine de sève et brillante d’une saine limpidité, reste bien loin de la galanterie moderne ; mais c’est une fiction, qu’il place dans un cadre d’une grâce toute vivante.

Chez lui la fiction ira plus loin, et à mesure qu’elle se développera plus librement, par un mouvement naturel elle élargira et brisera plus qu’à demi les formes étroites et pauvres du bucoliasme à deux parties. Ainsi la vie idylle est une sorte de drame improvisé. Daphnis, qui pose le thème, dépeint les agaceries de la nymphe Galatée se jouant de l’amour de Polyphême ; et déjà sa peinture prend un caractère dramatique, car elle s’adresse au cyclope, que le peintre interpelle indirectement et encourage en entrant lui-même dans ses sentimens. Le rival de Daphnis, Damœtas, dépasse cette hardiesse : il revêt aussitôt le personnage de Polyphême, et c’est l’amant de Galatée que l’on entend exprimer naïvement sa passion. Voilà donc, peu s’en faut, une scène à deux rôles, où l’on trouve successivement l’expression plastique et l’analyse morale. Pour obtenir cette valeur d’effet et cette richesse relative de développement, Théocrite se dégage du moule bucolique. Déjà, dans le fragment dont l’éditeur ancien a formé le corps de l’idylle ixe, nous trouvons deux couplets assez étendus, dans lesquels les bergers rivaux opposent l’un à l’autre deux tableaux, celui des jouissances de l’été et celui des jouissances de l’hiver dans la vie pastorale. Mais les correspondances y sont sensibles, sinon aussi marquées que dans le dialogue bucolique. Chacun remplit exactement sept vers, dont les derniers sont analogues par les idées et par le tour. Ici, au contraire, les répétitions symétriques ou parallèles de pensées et de formes ont complètement disparu. Le chant de Daphnis a quatorze vers et celui de Damœtas dix-neuf, et chacun conserve toute sa liberté d’allure. Ce qui établit entre eux un caractère commun et les rattache au genre bucolique, c’est la nature des idées, la langue et le rythme.

S’il semble que le bucoliasme ait dû son origine à des dialogues improvisés pendant la célébration d’une fête d’Artémis en Sicile et en Italie, il était dans la nature des choses que ces bergers chanteurs exerçassent leur talent ailleurs que dans ces occasions solennelles. Une fois retournés dans leurs montagnes, non-seulement ils pouvaient se préparer entre eux à ces assauts poétiques et les renouveler dans ces encadremens pittoresques que Théocrite et ses imitateurs se sont plu à nous retracer ; mais, sans nul doute, en dehors de ces luttes d’improvisation, ils composaient à loisir dans les solitudes où ils gardaient leurs troupeaux. Théocrite dit lui-même par fiction dans l’idylle viie : « Vois si tu aimerais ce petit chant que j’ai composé naguère dans la montagne. » De là des chansons apprises et répétées, humbles monumens de la muse pastorale, transmis de génération en génération comme les nobles rhapsodies de l’épopée. C’est ainsi que durent se conserver les vieilles légendes siciliennes de Daphnis et de Comatas. Un berger renommé pour son talent de poète ou de chanteur disait, à la joie de son public champêtre, la chanson de Comatas ou la chanson de Daphnis, son œuvre ou celle d’un autre berger. Sans doute aussi, celui chez qui s’était éveillé l’instinct poétique et qui se sentait en possession des ressources d’un art bien simple, était tenté par les sujets qui s’offraient d’eux-mêmes à lui : la nature environnante, ses troupeaux, sa vie, ses amours vraies ou supposées. Telle devait être aussi la matière des chants amœbées. Qui prétendrait définir et limiter avec précision le mouvement poétique dans ces âmes naïves, quand elles reçurent le souffle de la muse dans la libre simplicité des mœurs pastorales de la Sicile ? Ce qui manqua, ce fut moins la variété des sujets que l’ampleur du développement et la perfection de l’art.

Qu’étaient-ce, en effet, que ces accens qui, avec le son du chalumeau, s’échappaient des vallées ombragées de la Sicile, comme la voix douce et sauvage de cette gracieuse nature ? Quelle était la forme, quel était le rythme de ces chansons ? Il est probable qu’elles conservaient une ressemblance extérieure avec les chants alternés. Des couplets très courts, comme l’inspiration du poète, quelquefois séparés par des refrains, des répétitions de coupes, d’expressions, d’idées, dont le balancement régulier berçait agréablement son oreille et entretenait dans son esprit une excitation modérée qui suffisait à sa force d’invention : tels furent, semble-t-il, les caractères de la seconde forme du bucoliasme. C’est, du moins, ce que l’on peut induire de certaines pièces ou de certains morceaux de Théocrite, qui, en recueillant ces élémens primitifs, ne les a certainement pas dénaturés : il a dû, au contraire, s’étudier à les conserver, comme ce qui constituait le style propre du genre qu’il introduisait dans le monde littéraire.

À cette seconde espèce de bucoliasme appartiennent les petits morceaux non dialogues qui se trouvent dans la xe et la viiie idylles. On peut y rattacher toute la troisième, cette charmante plainte amoureuse qu’un jeune chevrier vient chanter au seuil de la demeure d’Amaryllis, une grotte toute revêtue de lierre et de fougère ; sorte d’élégie pastorale où une passion naïve s’épanche en petites phrases de deux ou trois vers, proportionnées aux courts élans de l’imagination ; première idée de la belle composition du Cyclope, qui reprend le même thème, mais avec la liberté de rythme et la largeur de développement que demande une conception plus puissante. L’œuvre à la fois la plus caractérisée et la plus artistement construite à l’image du bucoliasme non dialogué, c’est le chant de Daphnis dans la première idylle. D’après la distribution la plus vraisemblable, cette poétique complainte sur la mort du héros pastoral se compose d’une série de couplets de quatre vers, séparés par un vers intercalaire ou refrain, par lequel le poète semble s’encourager lui-même à l’effort nécessaire pour chaque nouveau développement : « Commencez encore, ô muses, commencez un chant bucolique. » Une légère modification annonce aux derniers couplets que la narration touche à sa fin : « Cessez, ô muses, allons, cessez le chant bucolique. »

Enfin Théocrite tire un admirable parti de ce genre de composition dans le mime des Magiciennes. Les strophes de quatre vers, où est décrite, ou plutôt mise sous les yeux, la scène d’incantation, celles de cinq, où l’amante de Delphis raconte l’origine et les phases de son amour, se succèdent faciles et variées, sans que l’expression, nette et profonde, ardente et douloureuse, soit un instant refroidie, sans que l’on cesse d’y sentir comme circuler le mal qui dévore la femme délaissée, malgré le retour périodique du vers intercalaire : « Oiseau magique, attire mon amant vers ma demeure. » — « Connais d’où vint mon amour, ô divine Séléné. » Ces invocations, dont la première accompagne les rites magiques, et la seconde le récit, soutiennent de leur note passionnée l’excitation de cette magicienne par amour, jusqu’au moment où, ayant tout accompli, s’étant rassasiée du triste plaisir de se retracer à elle-même ses émotions et ses souffrances, elle retombe dans la réalité présente. Est-ce seulement à une espèce de chant bucolique que Théocrite emprunta cet usage du refrain, ou bien l’avait-il trouvé aussi dans d’autres formes de chanson populaire en Sicile, où l’on nous dit que ces refrains étaient une habitude locale ? C’est ce que nous ignorons. Toujours est-il qu’il établit un rapport entre l’idylle des Magiciennes et l’idylle franchement bucolique qui renferme le chant de Daphnis.


IV.

C’est ainsi que Théocrite recueille, pour leur communiquer la vie de l’art, la vie durable, les formes particulières de chant que lui offre la Sicile. En ayant soin de leur conserver leur caractère, il crée une poésie nouvelle, capable de réveiller la sensibilité littéraire de ses contemporains. Nous avons déjà dit qu’il ne s’enferme pas étroitement dans ces formes ; il s’y meut avec liberté, les assouplit à son usage ou même s’en affranchit, suivant le ton qu’il veut prendre et la nature des effets qu’il veut produire. Il ne se borne donc pas à une ingénieuse appropriation ; en vrai poète, il domine la forme et la plie à exprimer ce qu’il veut et ce qu’il sent. Parmi ces pièces si variées, il en est une tout à fait à part et que beaucoup considèrent comme le chef-d’œuvre de la pastorale grecque, c’est l’idylle des Thalysies, la septième dans le recueil. Heinsius l’appelait divine, toute de lait (lactea), plus douce que le plus doux miel, la reine des églogues. Sainte-Beuve, dont j’ai déjà rappelé l’intelligente admiration pour Théocrite, s’est plu à l’analyser en détail et à en traduire des morceaux. Les anciens en ont imité une foule de vers ; Virgile surtout y a beaucoup puisé. Or ce qui frappe, quand on essaie de rattacher la pastorale de Théocrite à son origine, c’est que par la forme ce poème ne se rapporte à aucune des deux espèces du bucoliasme sicilien : on n’y trouve ni dialogue régulièrement alterné avec des effets de symétrie et d’antithèse, ni couplets à refrain. Faut-il voir dans ce fait une confirmation d’une opinion émise par des critiques, et en particulier par Fritzsche, d’après laquelle les Thalysies seraient une œuvre de la jeunesse du poète, antérieure à son séjour en Sicile et à une action directe des influences locales qu’il y subit ? Théocrite, en effet, s’y représente comme jeune, place la scène à Cos, où une tradition le fait naître et où il fut très probablement élevé, et y mentionne avec complaisance des lieux et des habitans de cette île. Mais, d’un autre côté, les élémens siciliens y tiennent aussi une grande place, et il nous paraît, pour le moins, aussi vraisemblable que, dans cette composition, où la fiction a beaucoup de part, il ait pris plaisir à retracer et à présenter comme récens des souvenirs de sa jeunesse. Ne nous attachons donc pas à cette question de date, et, sans prétendre savoir ce qui ne nous est attesté par aucun témoignage certain ni déterminer au juste à quel moment de la carrière poétique de Théocrite appartient cette idylle, essayons d’indiquer ce qui en a fait le succès.

Nous venons de dire que les Thalysies ne sont une imitation d’aucune des deux formes du bucoliasme. Ce n’est donc pas le mérite d’une habile appropriation qui séduisit les connaisseurs. Non ; mais ils y trouvèrent, ainsi que tous ceux qui aimaient la pastorale, ce qui fait surtout le charme de ce genre de poème, une plénitude champêtre de vie facile et douce, une impression de calme et d’abondance dans la simplicité rustique, un idéal de mœurs pastorales qui, sans s’élever ni se raffiner, ni se passionner trop, s’embellit par le sentiment des beautés de la nature agreste, par la poésie et par l’amour. En parlant des origines de la poésie champêtre, nous rappelions naturellement les jolis vers d’Hésiode sur les plaisirs de l’été, et nous montrions comment le tableau du vieux poète se rétrécissait pour entrer dans le moule gracieux d’un couplet bucolique. Veut-on le voir, au contraire, s’amplifier et s’animer dans un développement plus riche : qu’on lise la fin des Thalysies, cette peinture d’un repas de sacrifice, où les invités, étendus sur des lits de joncs et de pampres fraîchement coupés, à l’ombre des peupliers et des ormes doucement balancés par le vent, parmi les poiriers et les pommiers qui versent leurs fruits autour d’eux, respirant toutes les senteurs de l’été à son déclin, en entendant tous les bruits, le chant voisin des cigales, le gémissement lointain des tourterelles, le bourdonnement des abeilles, et aussi le murmure tout proche d’une fontaine qui s’échappe d’une grotte et dont les nymphes mêlent au vin leur pur nectar, s’abandonnent à la sensation délicieuse de cette fête de la nature, à laquelle préside la déesse des biens de la terre, Déméter Aloas, souriante sur son piédestal, les deux mains chargées d’épis et de pavots. Le ton, le cours abondant et facile des vers, le charme pénétrant des expressions et des tours, l’art d’une composition qui se dérobe, font de cette description un morceau de maître, et personne ne l’a lue sans l’admirer.

Il y a, dans l’idylle des Thalysies, un autre genre de mérite très différent que le poète a eu le talent de concilier avec le premier, et par lequel, assurément, il s’attira les suffrages de ses contemporains, dont il flattait les goûts raffinés en même temps qu’il reposait leur imagination par ces tableaux de la campagne. Je veux parler des personnalités, non déguisées ou allégoriques, qui tiennent au fond réel du sujet ou qui s’y adaptent ingénieusement. La scène, avons-nous dit, se passe dans l’île de Cos, et tout porte à croire que Théocrite assista réellement à cette fête domestique de Cérès, dont il célèbre le souvenir. Il nomme les hôtes qui le reçoivent à leur campagne, Phrasidamos et Antigène, deux frères issus d’une des premières familles du pays. Il nomme aussi leur compatriote, Philétas, l’élégiaque illustre, son maître, et le poète Aratus, son ami. Avec ces noms s’en rencontrent un certain nombre d’autres dont on ne sait s’ils sont altérés ou fidèlement reproduits, mais qui désignent des personnages véritables, Enfin, deux bergers, les principaux acteurs du petit drame, ceux qui conversent ensemble et font assaut de talent poétique, sont Théocrite lui-même, qui se cache à demi sous le nom de Simichidas, reconnaissant ainsi, nous disent des témoignages anciens, l’affection et les soins de son beau-père Simichos, et un autre poète, qu’il appelle Lycidas et dont on ignore le vrai nom. Nous voilà donc dans un monde réel, avec des personnages dont chacun était bien connu des lecteurs contemporains, et dont ils prenaient plaisir à retrouver la physionomie et les allures sous ces vêtemens et ces dénominations de fantaisie. De là, tout un ordre d’effets obtenus par un art délicat et spirituel. À la distance où nous sommes, beaucoup nous échappent sans doute ; mais il en est que nous pouvons encore reconnaître. Ainsi nous voyons sans peine comment Théocrite s’est plu à se mettre lui-même en scène sous les traits d’un jeune berger naïf, plein de confiance dans son talent naissant de poète et pressé de le produire. Et, à ce propos, remarquons que cette observation pourrait bien décider d’une manière générale la question de date. En effet, ce plaisir que Théocrite prend à marquer ces traits de jeunesse, cette ironie avec laquelle il les dessine pour en faire un portrait dont on ne saurait garantir la ressemblance, autorisent à supposer un assez grand intervalle entre la date de cette composition et le temps qu’elle dépeint : ce n’est pas sur ce ton qu’un jeune homme fait les honneurs de sa personne. Ajoutons qu’un passage satirique contre les émules impuissans d’Homère semblerait indiquer qu’alors Théocrite avait lui-même renoncé à toute velléité épique, et choisi décidément sa voie.

Il y a une chose incontestable, c’est que ces allégories pastorales, dans la nuance saisie par le poète, ont le plus souvent une saveur fort piquante. Voyez la chanson de Lycidas, ces vers d’une grâce alexandrine et d’une si douce élégance, aboutissant au tableau de la fête champêtre par laquelle il se promet de célébrer le retour de son bien-aimé, parti pour Mitylène. Quel ingénieux mélange de recherche délicate et de simplicité pastorale ! Ce sont les légendes bucoliques de Daphnis et de Comatas que chantera pendant le repas le pâtre sicilien chargé d’embellir par la poésie la réunion des deux amans (il faut se résigner à rencontrer chez Théocrite comme chez Virgile ce trait des mœurs antiques) ; et Lycidas, sans doute en réalité un poète très civilisé, subit d’avance si complètement le charme de ces légendes de bergers tant de fois redites, il s’éprend d’un tel enthousiasme pour le chevrier Comatas merveilleusement sauvé par les muses, qu’il s’écrie lui-même : « Ô bienheureux Comatas,… que n’es-tu de nos jours au nombre des vivans ! Je ferais paître mes chèvres dans les montagnes en écoutant ta voix… » Le même mélange existe dans la chanson de Simichidas ou Théocrite. Avec une élégance toute anacréontique, il appelle les Amours, « pareils à des pommes rougissantes, » pour qu’ils percent de leurs flèches l’insensible objet de la passion du poète Aratus ; mais il confie aussi les intérêts de son ami à une divinité pastorale, à Pan, qu’il menace, pour stimuler son zèle, de la flagellation superstitieuse que les Arcadiens infligeaient à sa statue, et il termine en conseillant à l’amant malheureux d’user d’un remède tout populaire, de s’adresser à quelque vieille qui, en crachant, le délivre de ses maux.

Cette incomplète analyse suffit pour faire voir la diversité des élémens que Théocrite a voulu rapprocher ; mais ce qu’elle ne fait nullement saisir, ce sont les intentions et les effets ; c’est l’impression d’une naïveté, parfois presque puérile, s’intéressant à chaque détail, avide de toutes les notions vraies ou merveilleuses qui peuvent parvenir jusqu’à des oreilles rustiques, s’abandonnant à de courts élans de sensibilité et de poésie pour retomber aussitôt dans la réalité familière ; c’est la grâce, naturelle ou étudiée, qui est répandue sur tout ; c’est enfin le ton bucolique, qui consiste dans le rythme des vers autant que dans la mesure et le caractère des sentimens.

Je m’étonne que Saint-Marc Girardin, habitué à suivre les idées littéraires dans leurs évolutions à travers les peuples et les siècles, n’ait pas, quand il a touché à la pastorale, cédé à la tentation de caractériser les différentes formes qu’y revêt l’allégorie, suivant les temps et suivant les mœurs. Sans doute sa critique ingénieuse et spirituelle nous aurait offert plus d’une comparaison piquante entre le Lycidas de Théocrite et les bergers italiens ou français. Mais je crois qu’il se serait surtout arrêté sur l’inventeur du genre et sur le premier et le meilleur de ses imitateurs latins, sur Théocrite et sur Virgile. C’est chez eux qu’existe réellement une lutte pour introduire la nature et la vérité champêtre dans une donnée artificielle. Et encore quelle différence entre l’original grec et son élégant émule ! Virgile se suppose assis au milieu de ses chèvres et tressant une corbeille avec des tiges grêles d’hibiscus, pendant qu’il chante la douleur amoureuse de Gallus et cherche ainsi à lui ramener sa maîtresse infidèle : où y a-t-il là même un semblant d’illusion ? Le chevrier des Thalysies est bien autrement réel, malgré l’intention ironique d’un portrait qu’un peintre n’aurait qu’à transporter sur la toile :

« C’était un chevrier, et nul à sa vue ne s’y serait trompé, car il avait toute l’apparence d’un chevrier. Sur ses épaules il portait la peau velue d’un bouc fauve qui sentait la présure fraîche (il venait de s’y essuyer les mains en faisant des fromages, nous explique le commentateur ancien) ; sur sa poitrine un vieux manteau était serré par une ceinture tressée, et il tenait de la main droite un bâton recourbé d’olivier sauvage. »

J’imagine que l’original de Lycidas était un élégant, qui s’amusa fort de cette transformation, et que le seul trait exact du portrait de fantaisie tracé par Théocrite, c’est ce sourire tranquille qui distend ses lèvres entr’ouvertes et qui fait briller ses yeux, quand, avec une bienveillance légèrement railleuse, il adresse la parole à son jeune compagnon. Mais ces nuances de spirituelle ironie, ainsi que toutes les autres allusions, sont comme enveloppées par l’atmosphère vraiment champêtre où se meut toute la pièce. Virgile, cet amant si fin et si passionné de la nature, ne conserve qu’une faible part de vraisemblance pastorale dans ses églogues allégoriques, et il n’a pas d’esprit : ce n’est pas en se jouant à la surface, c’est en pénétrant au fond des âmes touchées par la douleur ou par la passion que son génie se révélera. Et déjà qu’y a-t-il de plus gracieusement tendre que cette même idylle de Gallus ? De quelle abondance de traits touchans n’a-t-il pas enrichi ses imitations, et comme son art délicat soutient sa fiction par la valeur poétique du détail ! Le détail, en effet, veut être étudié de très près chez lui comme chez Théocrite, et c’est pour cela qu’on ne peut les comparer sérieusement l’un à l’autre que le livre en main. Leurs ouvrages sont comme des pièces précieuses d’orfèvrerie, qui frappent tous les yeux par l’élégance de la forme et du dessin général, mais dont chaque ciselure réclame l’attention des connaisseurs.

À la fin de cette revue rapide des idylles bucoliques de Théocrite, nous voici ramenés à notre premier point de vue : l’inévitable influence qu’une civilisation avancée exerça sur cette idée d’un retour littéraire vers les mœurs pastorales de la Sicile. Nous avons essayé d’indiquer de quelle façon le poète emprunta à ces humbles trésors populaires que gardaient les montagnes et les vallées de cette belle île certaines formes, certaines sensations et certaines peintures. Il nous reste à parler des légendes qu’il y trouva et de l’usage qu’il en fit.

Jules Girard.
  1. Dans son article sur Méléagre.
  2. M. Egger, se plaçant à un autre point de vue dans son morceau intitulé de la Poésie pastorale avant les poètes bucoliques, relève, particulièrement chez Euripide et chez les comiques, de nombreux passages d’un caractère pastoral ou champêtre.
  3. C’est-à-dire sont de forme élégante et pure comme les osselets.
  4. La plante dont il est ici question passait pour causer le délire.