La Pastorale dans Théocrite (RDDM)/02

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II
Revue des Deux Mondes3e période, tome 51 (p. 157-176).
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II

LA
PASTORALE DANS THÉOCRITE

II.[1]
LES LÉGENDES.

Un des faits les plus intéressans à étudier dans l’histoire des littératures, c’est le travail de l’art s’appliquant à des élémens nés d’eux-mêmes et leur donnant une nouvelle et durable existence. En réalité, ce travail est une des principales formes de l’invention littéraire. Chez les Grecs, qui ont beaucoup inventé, il se présente plus d’une fois à notre observation ; nous le rencontrons à l’origine même de la poésie, car il est au fond de ce que l’on appelle la question homérique. Les grands poèmes de l’Iliade et de l’Odyssée sont les résultats d’une élaboration de ce genre. On s’accorde aujourd’hui à penser que de ce sol poétique de la Grèce est sortie d’abord comme une germination spontanée de petits chants sur les hommes et sur les dieux. Quelque opinion qu’on ait d’ailleurs sur la manière dont ils vinrent se fondre en partie dans ces vastes ensembles, l’épopée apparaît à sa naissance comme une production naturelle et anonyme de l’âge héroïque chez une race privilégiée. Elle sort des entrailles mêmes de la Grèce, offrant son immense et mobile matière à la féconde industrie de l’art, qui la façonne et la fixe en lui imposant des formes et un rythme déterminés. Sans faire de Théocrite un Homère, il est intéressant de voir comment, dans des proportions plus humbles, il accomplit une œuvre analogue, et comment l’invention poétique procède de même aux deux extrémités de la longue période de création qu’a pu remplir le génie grec. Nous avons essayé de montrer dans la pastorale de Théocrite une imitation savante et libre du bucoliasme des bergers siciliens. Outre certaines formes et certaines idées particulières, les montagnes et les vallées de la Sicile lui fournirent aussi des légendes locales, que des poètes sans nom y avaient conservées et transmises pendant des siècles.

La Grèce possédait ainsi un certain nombre de légendes, en rapport avec les impressions de la campagne et de la nature sauvage, dont, longtemps avant Théocrite, une poésie plus ou moins originale ou savante avait perpétué le souvenir. Laissons de côté les chants d’une origine exotique, comme le Bormos des Maryandiniens, qui avait pour sujet la disparition d’un beau jeune homme parti pour aller chercher de l’eau à ses moissonneurs altérés. Laissons même le Lityersès, d’origine phrygienne, mais qui, d’après le témoignage de Théocrite lui-même, s’était répandu jusqu’en Sicile, où il était devenu le nom général des chansons de moissonneurs. Rappelons de préférence un chant pastoral, — c’est ainsi qu’on le désignait, — que son caractère érotique et la légende romanesque qu’on y avait adaptée rattachent plus directement au genre qui lui avait donné son nom. « Les grands chênes, ô Ménalcas,… » s’écriait, dans une plainte amoureuse dont nous n’avons que ces mots, une jeune fille, Eriphanis, que la passion avait rendue poète. Éperdument éprise du chasseur Ménalcas, elle errait sans trêve à travers les bois et les montagnes, et les bêtes sauvages étaient touchées de sa douleur. Ménalcas lui-même, aimait avec passion la Cyrénéenne Évippé, et, ne pouvant survivre à ses dédains, il se précipitait du haut d’un rocher. Cette légende du chasseur Ménalcas, semble avoir été une version ou une répétition eubéenne de la légende sicilienne de Daphnis.

Avec elle on entre dans un ordre de sujets qui paraît s’être développé sous l’influence de Stésichore et qui fait ainsi remonter à une haute antiquité les premières origines du roman. Tel était celui qui servait de thème à un chant de jeunes filles appelé le chant d’Harpalycé. Amante désespérée d’Iphiclos, Harpalycé se tuait de douleur. Telle était aussi la mort de Calycé, racontée par Stésichore lui-même dans une œuvre inspirée par une pensée plus délicate et chantée de même par des femmes. Calycé était une jeune fille tendre et chaste qui, ne pouvant devenir l’épouse d’Évathlos, se jetait dans la mer du haut du rocher de Leucade. On se demanda ce que pouvaient être, traitées par ce puissant génie du lyrisme héroïque, ces délicatesses de fantaisie romanesque et amoureuse ; mais nous savons que chez lui la souplesse et la grâce égalaient l’expression pathétique et la force d’invention. Son poème de Rhadina en était encore une preuve. Du reste, s’il laissa en ce genre un héritage littéraire, ce ne fut pas à Théocrite, quoiqu’il eût avant lui emprunté une légende de Daphnis aux montagnes de leur patrie commune. Ses héritiers seraient plutôt les élégiaques de l’école d’Antimaque, les alexandrins comme Hermésianax et Callimaque, et, plus tard, les romanciers comme Héliodore ou Achille Tatius.

Théocrite, lui, traita les légendes siciliennes dans un tout autre esprit. Sans parler de la manière toute personnelle dont il y adapta les formes bucoliques, son mérite propre est d’en marquer avec une expressive netteté le caractère primitif et la poésie naturelle. Il a fait entrer dans ses idylles trois légendes : celles de Comatas, de Polyphême et de Daphnis. La légende du chevrier Comatas, nourri de miel par les muses dans le coffre où son maître l’avait enfermé pour le punir de leur sacrifier aux dépens du troupeau confié à ses soins, est une sorte de conte naïf dont le merveilleux prêtait peu au développement. Théocrite se contente de l’exposer sous forme indirecte dans quelques vers de la viie idylle, auxquels il s’étudie spirituellement à donner une saveur toute pastorale. Les légendes amoureuses de Polyphême et de Daphnis lui fournissaient une matière beaucoup plus riche. Il en a tiré trois de ses plus belles pièces, dont l’étude est pleine d’intérêt.


I.

Qu’était-ce au temps de Théocrite que la légende sicilienne de Polyphême, « le cyclope de chez nous, » comme il dit lui-même ? C’est ce qu’il faudrait savoir pour apprécier la manière dont il l’a traitée. Sans insister sur les obscures origines des croyances sur les cyclopes, dont assurément le poète ne s’était jamais inquiété, rappelons que les cyclopes siciliens appartenaient à la seconde des deux classes principales auxquelles on rapportait ces êtres monstrueux. La première se composait des trois cyclopes hésiodiques, puissances élémentaires du monde, divinités du ciel orageux, personnifications des phénomènes de la foudre : l’éclair (Stéropès), le grondement (Brontès), le coup éblouissant et rapide (Argès). Il semble que, par suite d’une assimilation fréquente entre les nuages du ciel et les vagues amoncelées de la mer, les cyclopes aient changé d’élément et que l’imagination des Grecs, qui avait vu parmi les sombres nuées se dessiner leur corps gigantesque et briller leur œil unique, ait cru reconnaître leurs formes au milieu des flots dans l’éblouissement de la tempête. Frères de tant de monstres enfantés par la mer, ils se dressaient près des écueils, dans le mouvement des vagues bondissantes, qui, selon une conception mythologique issue de la langue, formaient leurs immenses troupeaux de chèvres.

Ainsi est née la seconde classe de cyclopes, les cyclopes homériques, que le poète de l’Odyssée place aux extrémités du monde sur des rivages merveilleux. Polyphême, le premier d’entre eux et leur représentant, est fils de Poseidon et de Thoosa, la nymphe rapide, qui personnifie la course des vagues furieuses et, comme les Gorgones et les Grées, les vieilles dont la blanche chevelure apparaît dans les vagues écumantes, appartient à la monstrueuse et fantastique descendance de Phorcys, le frère et l’époux de Céto. Ce sont donc les flots furieux qui ont jeté ces êtres immenses au milieu des rochers de la côte avec lesquels ils se confondent. Mais la terre, en prenant possession d’eux, les dépouille de leur nature marine. La Sicile, où leur mythe se localise, le pays des pâturages et de la vie pastorale, les transforme en bergers, bergers sauvages et cruels, il est vrai. Conservant toute la brutalité des forces physiques, étrangers aux lois humaines et divines, à toute science et à toute industrie, ils errent solitaires dans les vallées et les montagnes, toujours en vue de la mer, leur élément primitif.

Voilà sur quelle conception le poète de l’Odyssée a marqué son empreinte, et son Polyphême s’est conservé pendant des siècles tel qu’il l’avait créé. C’est lui que nous reconnaissons encore dans le Cyclope d’Euripide. Mais vers le même temps la poésie dithyrambique s’empare d’un développement sicilien de la légende. Le caractère pastoral de Polyphême se complète ; il chante et il est amoureux ; l’objet de sa passion est la nymphe Galatée, et il cherche par ses chants à se consoler des dédains de sa maîtresse. Dès lors il appartient à la poésie bucolique, et il n’est pas surprenant que Théocrite l’ait pris pour sujet dans deux de ses plus belles idylles, la vie et la xie.

Comme il était naturel, c’est le côté pastoral et purement sicilien qui domine chez lui. Les dithyrambiques Timothée et Philoxène, en traitant le sujet de Polyphême, s’étaient beaucoup moins détachés d’Homère. Le Cyclope du second, où nous savons qu’il introduisait Galatée, donnait, semble-t-il, sous une nouvelle forme, la scène d’ivresse de l’Odyssée, que le drame satirique d’Euripide avait déjà adaptée au théâtre. Celui-ci faisait chanter Polyphême et chargeait Silène de le transformer en buveur élégant. Philoxène, dans son dithyrambe imitatif, fit danser cet être lourd et informe, et la danse de Polyphême devint un thème habituel de danse mimique. Théocrite en parle dans la viie idylle, et le témoignage d’Horace nous montre qu’il avait été adopté à Rome par les pantomimes. Le caractère comique y était encore marqué d’une autre manière, qui devait être plus piquante, s’il est vrai que le cyclope, avec sa lyre et son aspect inculte, était une image du tyran de Syracuse, Denys l’Ancien, également malheureux dans ses amours et dans ses tentatives poétiques. Y avait-il d’ailleurs dans le poème de Philoxène des pensées plus délicates, c’est ce dont on ne peut douter en retrouvant quelques expressions élégantes et passionnées dont Théocrite s’est souvenu. Sans doute cette composition singulière, dont les curieux doivent particulièrement regretter la perte, nous aurait beaucoup appris sur la variété de l’art grec et sur cette souplesse qui lui permettait d’unir les élémens les plus disparates. Ce dithyrambe obtint chez les anciens une célébrité dont une parodie d’Aristophane est un premier témoignage. C’est de cet ouvrage que paraît dater l’introduction des amours de Polyphême et de Galatée dans le monde de la poésie et de l’art. Ils y eurent désormais leur place. Aussi figuraient-ils dans les galeries amoureuses des auteurs alexandrins, qui les transmirent à Ovide et à Lucien parmi les sujets les plus favorables au merveilleux galant. Mais auparavant Théocrite y imprima sa marque particulière.

Ce qui me frappe d’abord en lui, c’est qu’il paraît seul avoir repris et traduit sous une forme gracieuse l’idée première de la légende sicilienne. Dans ce mythe marin, j’ai dit comment les cyclopes semblaient s’être séparés de leur élément originel pour se fixer parmi les rochers du rivage. La néréide Galatée est aussi une enfant et une personnification de la mer ; mais ce qu’elle représente, ce n’est point, comme les cyclopes, le trouble furieux, c’est, au contraire, ainsi que l’exprime son nom, le calme, la douce et lumineuse sérénité des flots ; et, loin de s’en séparer, elle y reste attachée comme un élément persistant de grâce et d’attrait. Lors donc que Polyphême se sent attiré vers Galatée, c’est la mer, la mer qu’il a quittée pour n’y plus revenir, qui l’invite sous son plus séduisant aspect, et il ne peut détacher d’elle ni ses yeux ni ses désirs impuissans. Elle irrite sa passion et ne la satisfait jamais. Ainsi sur le rivage les vagues douces et brillantes s’avancent et se retirent régulièrement ; et même, si je ne m’abuse, ce gracieux phénomène n’est point étranger à l’origine mythique des coquetteries de Galatée, qui s’approche de son amant et s’enfuit lorsqu’il veut la saisir.

Sans aucun doute, Théocrite ne songeait pas à ces interprétations physiques du mythe de Polyphême et de Galatée ; pas plus que les anciens poètes ou les artistes, il ne faisait d’exégèse mythologique. Voyez cependant comme à son insu il reproduit fidèlement ce qui fait le caractère primitif de ce mythe : « Tu viens aussitôt, chaque fois que me tient le doux sommeil ; tu t’enfuis indifférente, aussitôt que me quitte le doux sommeil. » Et la répétition des mêmes mots, avec le balancement symétrique des vers, rend l’effet encore plus sensible. Ce trait appartient à la xie idylle ; c’est surtout dans la vie, dont nous avons déjà remarqué l’ingénieuse et dramatique composition, qu’est rendue l’idée élémentaire. La mer est calme et limpide ; quand, le long du rivage caressé par le léger mouvement des flots, le chien du Cyclope court en aboyant, les yeux fixés sur la nymphe qui vient de lui lancer une pomme, l’eau réfléchit son image, et Galatée elle-même provoque son amant du sein des vagues transparentes.

Théocrite s’en est tenu à la peinture des coquetteries de Galatée. Déjà peut-être le mythe, déviant de la pensée première, s’était développé dans un sens romanesque. La passion partagée d’Acis, la jalousie et la vengeance de Polyphême formaient un thème de légende amoureuse tout à fait dans le goût des élégiaques, depuis Antimaque. Et d’ailleurs la légende d’Acis était celle d’un fleuve sicilien. Les sources du récit d’Ovide peuvent donc remonter au moins jusqu’au temps de Théocrite. Mais, que celui-ci connût ou non cette légende, il ne la fit pas entrer dans ses poèmes. De même, il laissa de côté ou fit à peine entrevoir dans le lointain, par un seul trait, la cécité du Cyclope, prédite, selon la tradition homérique, par Têlémos. Son sujet, c’est uniquement la peinture de l’amour de Polyphême pour Galatée, et la teinte dominante dont il la revêt n’a rien de commun avec ces tragiques aventures.

Son Cyclope, en effet, — et c’est sans doute une idée qui lui appartient, — est jeune et paré d’une certaine grâce pastorales. Il n’a pas seulement la confiante naïveté de la jeunesse, il en a l’éclat. On lui a dit qu’il n’était pas sans beauté, et il le croit ; car, un jour que la mer était calme et unie, il y a miré son image ; et sa barbe, ses dents blanches comme le marbre de Paros, même son unique prunelle, lui ont fait tant de plaisir à voir, que pour prévenir la fascination, il a, suivant le conseil de la vieille Cottytaris, craché trois fois dans sa poitrine. Ainsi, non-seulement le caractère monstrueux de la conception primitive, mais la rudesse même de cette figure se sont adoucis, pour entrer dans l’harmonie générale du tableau que le poète a voulu tracer. Les artistes grecs ont fait souvent de même, peut-être à l’imitation de Théocrite. La peinture de la maison de Livie, dont on peut voir une copie à l’École des beaux-arts, nous montre un jeune géant dont les traits n’ont rien de repoussant et ne forment pas un violent contraste avec la grâce des nymphes qui se jouent dans la mer, non plus qu’avec l’aspect du paysage, clair et doux, malgré les formes abruptes des rivages et des rochers. Le peintre, s’adressant directement aux yeux, ne pouvait comme le poète laisser à Polyphême dans toute la réalité son trait caractéristique, celui qui est la définition des cyclopes : il lui donne deux yeux, pareils à ceux des figures humaines, et l’œil unique est seulement indiqué au-dessus, tout près des cheveux, qui tombent sur le front. Sous la gracieuse influence de l’amour, Polyphême a perdu son aspect sauvage ; il garde seulement de la lourdeur et de la gaucherie. Théocrite, au contraire, qui ne parle qu’à l’imagination, peut insister sur le trait essentiel, l’œil unique. C’est ce qu’il fait, avec un juste sentiment de l’art : autrement, son Cyclope n’aurait été qu’un berger amoureux. Il en a tout le langage. Aux manèges de sa maîtresse il oppose ses propres malices : il feint d’aimer une autre femme ; il excite et fait aboyer contre elle son chien, qui naguère l’accueillait par de doux jappemens et des caresses. Si on l’en croit, la néréide ne se borne pas à le regarder de la mer, mais quelquefois elle en est sortie pour entrer dans sa grotte. Il se la figure consumée de jalousie et suppliante à cette porte qu’il brûle de lui ouvrir. Théocrite a donc cru nécessaire, pour ne pas rester sous l’impression de ces bergeries, qu’à la fin une image ingénieusement amenée fit voir nettement le Cyclope avec sa figure traditionnelle.

Telle est la nuance qu’il a imaginée et rendue dans la vie idylle. On peut se demander, en la lisant, si Galatée est complètement insensible à l’amour de Polyphême ; elle s’occupe tant de lui qu’on peut croire qu’il ne lui est pas indifférent. Dans la xie idylle, il n’y a pas lieu à une pareille question. Sans doute Théocrite y modifie aussi la légende dans le sens de la pastorale gracieuse. « Je t’aimai pour la première fois, ô jeune fille, quand tu vins avec ma mère cueillir des fleurs d’hyacinthe sur la montagne. Moi, je vous servais de guide. » Dans ces jolis vers, dont l’idée a été vulgarisée par l’imitation ide Virgile, qui reconnaîtrait la néréide, et la terrible Thoosa, et le farouche Cyclope des mythes primitifs ? Thoosa cueille des fleurs dans la montagne, et, si Polyphême se souvient de la nature de sa mère, c’est pour lui reprocher de ne pas plaider sa cause auprès de Galatée dans leur élément commun où elle peut l’approcher. C’est la cause pour laquelle, dans son dépit, il la menace de cette vengeance mignonne dont s’égaie Fontenelle, et se promet de lui dire, non pas qu’il a mal à la tête et aux pieds, comme traduit le critique français, mais que le sang lui bat à la tête et aux pieds, c’est-à-dire qu’il a la fièvre par tout le corps : ainsi il la fera souffrir comme il souffre lui-même. Ce trait, de quelque façon que le juge un goût sévère, achève de montrer quelles sont les conditions d’âge et, par suite, de complexion morale choisies par le poète : le Cyclope de la xie idylle sort à peine de l’enfance et en garde encore la naïveté. Cependant l’idée dominante, c’est le fond même de la légende sicilienne, l’amour malheureux de Polyphême pour Galatée.

Il y aurait, au point de vue de l’art, une curieuse étude de détail à faire. Nous avons dit que la xie idylle peut être considérée comme une répétition de la iiie ; répétition très modifiée, beaucoup plus riche que l’original, d’une inspiration plus puissante et plus haute, mais qui reproduit le même thème bucolique. Dans la première idée, il ne s’agit que d’un jeune chevrier qui vient chanter à la porte de sa maîtresse. C’est une charmante pièce de demi-caractère, qui offre le plus heureux mélange de vérité champêtre et d’élégance plus relevée. La jeune fille, que le berger s’efforce d’attendrir par la peinture de ses souffrances, se cache dans une grotte toute revêtue de lierre et de fougère ; et après avoir essayé de la toucher par ses plaintes, comme dernier moyen de séduction, il lui dit une chanson sur des légendes amoureuses. La grâce des mœurs pastorales, le ton de la jeunesse, la naïveté du sentiment, des mouvemens de passion tendres et à demi incohérens, de modestes élans d’imagination : voilà ce que Théocrite avait rassemblé dans un ensemble plein de vie. Il reprit la plupart de ces élémens dans son second poème. Rien de plus intéressant que de retrouver ce travail intime d’un artiste supérieur, occupé d’une même idée et la transformant sous l’impression différente d’un nouvel aspect. N’est-ce pas, sinon pénétrer dans les mystères de l’inspiration, du moins arriver jusqu’au seuil et soulever un bord du voile ?

Tout d’abord, avec la netteté et l’expressive simplicité d’un grand poète, Théocrite rend la pensée principale du sujet et nous l’imprime dans l’esprit et dans les yeux. En quelques vers, il nous montre toute la grandeur du paysage sicilien, le Cyclope dans son attitude consacrée, assis sur un rocher élevé et chantant, les yeux fixés sur la mer ; et en même temps il nous fait sentir la profondeur du sentiment qui possède tout entière l’âme tendre du gigantesque berger :

« Souvent ses brebis revinrent seules à l’étable, en quittant les verts pâturages ; et lui, chantant Galatée, là, près des algues du rivage, il se consumait depuis l’aurore, gardant au fond du cœur la cruelle blessure de la grande Cypris, qui avait enfoncé son trait jusqu’au foie. Mais il trouva un remède : assis sur un rocher élevé, regardant la mer, il chantait ainsi. »

Ce chant de Polyphême, plein de grâces pastorales et d’élans de brûlante passion, s’envole vers la mer en couplets irréguliers. Des éditeurs et des critiques modernes ont voulu les ramener à une série de strophes pareilles ou symétriques. C’est une erreur, qui fausse le caractère du poème en substituant la régularité à une suite d’effusions inégales dont le développement n’est jamais considérable, mais qui s’abandonnent ou se resserrent en traits plus rapides, suivant les mouvemens de l’âme et ses impulsions spontanées. L’ensemble, plein et varié, est un chef-d’œuvre de naturel. Il n’y a qu’un grand poète de l’antiquité pour produire avec cette aisance en peu de vers tant d’impressions nettes et diverses, et pour marquer avec autant de force dans cette diversité l’obsession constante de la passion : « Je joue de la syrinx comme pas un des Cyclopes, » dit-il pour se faire valoir ; et comme l’idée de son talent est pour lui inséparable du seul emploi qu’il en puisse faire, il ajoute : « Te chantant, ô ma douce pomme, et aussi moi-même bien souvent jusque dans la nuit. » Et, au milieu des peintures champêtres où il se plaît à étaler les douceurs de son bien-être pastoral, il multiplie les plaintes et les appels passionnés : « Oh ! viens avec moi… laisse la mer glauque se briser contre le rivage !… Puisses-tu sortir des flots, ô Galatée, et, une fois sortie, oublier comme j’oublie maintenant assis sur ce rocher, de retourner où tu habites ! Puisses-tu te plaire à paître avec moi les troupeaux !… »

La douleur amoureuse de Polyphême se soulage en s’exprimant, — c’est là ce bienfait des muses que Théocrite vante à son ami Nicias en lui envoyant son poème, — et les élans se calment en approchant de la fin. Il en vient à se dire à lui-même : « Ah ! Cyclope, Cyclope, où laisses-tu s’égarer ton esprit ! » Tous ces traits sont vrais et touchans. Sans prétendre analyser ce qu’il suffit de lire, terminons par une remarque. Théocrite n’est pas seulement un grand poète, il est aussi singulièrement ingénieux, et cette seconde qualité se confond souvent chez lui bien heureusement avec la première. En voici un seul exemple. Un Grec ne pouvait oublier, à propos de Polyphême, le trait principal de la légende homérique : la perte de cet œil qui est comme son attribut. La vie idylle contenait une mention très claire que nous avons relevée. Ici l’allusion, très indirecte, se tourne en un mouvement passionné où se retrouve le souvenir du moyen employé par Ulysse pour punir son ennemi :

« Si je te parais trop velu, j’ai chez moi du bois de chêne et du feu qui vit sous la cendre : je supporterais de me sentir brûler par ta main, même l’âme, même cet œil unique, mon bien le plus doux. »

Quelle intensité de passion dans ces derniers mots, pourtant d’une recherche si fine ! Voilà quelques-uns des traits par lesquels Théocrite invente de nouveau la figure du Cyclope et crée cette image définitive que toute l’antiquité a consacrée de son admiration.

Il faut avouer que le sujet prêtait beaucoup aux effets pittoresques. Le tableau principal était déjà dans Philoxène, qui, sans doute, ne l’avait pas inventé. Son Polyphême chantait sur la lyre au bord de la mer ; comme celui de Théocrite, il adressait à Galatée des apostrophes passionnées : « Galatée au beau visage, aux boucles d’or, à la voix pleine de grâce, ô toi, beauté des amours !… ô toi, toute blanche, toute de lait !… » Et il chargeait les dauphins d’aller dire à sa maîtresse que les muses le consolaient de ses mépris. Voilà le fond du sujet : le Cyclope chantant Galatée sur le rivage et demandant l’adoucissement de sa peine à la poésie et à la musique. Après Théocrite, on le retrouve encore chez Bion. Il est à remarquer que la laideur et le caractère sauvage de Polyphême n’étaient pas atténués dans le dithyrambe comme ils le furent dans l’idylle pastorale. C’est cette première conception, où le contraste était plus marqué, que paraissent avoir adoptée la plupart des nombreux artistes qui furent tentés par un sujet si riche pour la peinture décorative. Dans une description de Philostrate, et, ce qui est plus décisif, dans un certain nombre de peintures d’Herculanum et de Pompéi, on voit, d’un côté, au premier plan, assis sur son rocher, le Cyclope, gigantesque et affreux, couvert de la dépouille des bêtes sauvages, avec une houlette ou une lyre grossière, et, de l’autre, apparaît dans la mer, comme une brillante vision, la nymphe qui passe indifférente et superbe sur un dauphin. Un voile éclatant se gonfle avec grâce au-dessus de sa tête ou bien un Amour la protège avec une ombrelle. Quelquefois des Tritons avec leurs conques et d’autres habitans fantastiques de la mer viennent enrichir cette partie de la composition. Dans une peinture, c’est un Amour qui apparaît à Polyphême sur un dauphin lui montrant des tablettes écrites : c’est sans doute la réponse de Galatée au message que lui adressait le Cyclope de Philoxène. Ainsi l’œuvre des poètes se continuait dans les légères fantaisies des artistes, et la légende primitive qui rapprochait par des amours mythologiques les âpres rochers et la douce mer de la Sicile venait se résoudre en une foule d’idées gracieuses, pour fournir à la libre et radieuse élégance des habitations campaniennes.


II.

Daphnis est le héros de la vie et de la poésie pastorale. C’est surtout à lui que l’on attribuait l’invention du chant bucolique. Le nom d’un autre inventeur sicilien (le bouvier Diomos), bien que mentionné par Épicharme, n’a point laissé de trace ; et il n’y a pas de légende de Diomos. La légende de Daphnis, au contraire, née et conservée d’abord dans les montagnes de la Sicile, s’y était développée comme le principal sujet des chants pastoraux. Théocrite devait donc lui réserver une place d’honneur dans ses compositions. C’est ce qu’il a fait, en montrant plus encore que pour la légende de Polyphême cet art de choisir, ce tact poétique dans lequel réside une bonne part de sa force et de son originalité.

Le sujet, en effet, soit par l’extension naturelle de l’idée primitive, soit par les additions de l’imagination populaire, avait pris de bonne heure un développement assez complexe dont les traits principaux paraissent résumés par Diodore. Dans la plus charmante vallée des monts Héréens qui formaient la partie la plus douce et la plus fertile de l’Etna, au milieu des bois et des sources, était né, d’Hermès et d’une nymphe, Daphnis, ainsi nommé des lauriers (Daphné, en grec) qui remplissaient ces lieux de leurs fleurs odorantes et de leur fraîche végétation. Élevé par les nymphes auxquelles la vallée était consacrée, ou bien il y faisait paître ses riches troupeaux de bœufs, ou bien, dans les solitudes sauvages, il suivait les chasses d’Artémis, charmant la déesse par les sons de sa syrinx et par ses chants. Sa merveilleuse beauté lui gagna l’amour d’une nymphe, qui lui prédit que, s’il la trahissait, il perdrait la vue. Malgré la pureté de ses intentions, il ne put échapper à cette destinée. La fille d’un roi l’enivra et triompha de sa constance. Puni de cette faute involontaire, il errait aveugle et désolé dans la montagne. Une tradition, inconnue de Diodore ou négligée par lui, le fait même périr en tombant dans un précipice.

À première vue, cette légende paraît composée de deux élémens : elle contient d’abord une mythologie gracieuse et naturelle qui s’est formée d’elle-même d’après les impressions inhérentes à la conception primitive d’un héros de la vie pastorale dans les montagnes de la Sicile. À ce fond semble être venu s’adapter un conte romanesque. L’amour jaloux de la nymphe, la fille du roi et sa ruse, la punition et le désespoir de Daphnis paraissent des additions postérieures, inventées pour satisfaire des besoins d’imagination d’un ordre différent. Et si l’on songe que Diodore écrivait deux siècles après Théocrite, on est tenté d’assigner une date assez moderne à la seconde moitié du récit. Ce serait une erreur. Non-seulement il est très possible que la cécité de Daphnis, ses plaintes désespérées et même sa mort fassent partie des premiers développemens de la légende, mais on ne peut guère refuser une origine ancienne au petit roman d’amour qui amène ces malheurs, puisque d’un côté un témoignage le fait remonter jusqu’à Stésichore, et que, de l’autre, il était reproduit par un contemporain de Théocrite, l’historien sicilien Timée. Nous avons remarqué qu’un goût de romanesque amoureux avait paru dès le temps de Stésichore, c’est-à-dire vers la fin du viie siècle avant Jésus-Christ. C’est probablement alors que prit naissance pour les lettrés le roman de Daphnis, dont l’existence était ainsi depuis longtemps consacrée à la date de Théocrite.

Il s’était même développé dans des sens divers. Un autre contemporain de Théocrite, Sosithée de Syracuse, avait pris pour sujet d’un drame satirique une aventure qui mettait Daphnis en rapport avec le Phrygien Lityersès, le roi moissonneur qui contraignait ses hôtes à lutter avec lui d’habileté dans ses vastes champs et leur coupait la tête après les avoir vaincus. Le berger sicilien, cherchant par toute la terre sa bien-aimée, la nymphe Pimpléa, qui avait été enlevée par des pirates, la retrouvait enfin parmi les esclaves de Lityersès. Menacé du sort qui attendait tous les étrangers, il était sauvé par l’intervention d’Hercule, qui sortait vainqueur de la lutte imposée, tuait le cruel roi d’un coup de faux, et réunissait les deux amans. Le sauveur de Daphnis mettait même le comble à ses bienfaits en lui donnant encore le trône. C’était, on le voit, un mélange de mythologie et d’aventures analogues à celles qui défraieront plus tard les romanciers grecs. Il est assez difficile de dire si ce rapprochement quelque peu forcé d’une légende sicilienne et d’une légende phrygienne était une invention de Sosithée ou remontait plus haut. On admettrait plus volontiers l’ancienneté de certaines versions sur la mort de Daphnis, dont on ignore la date. Ou bien il mourait de chagrin après avoir perdu l’amour de sa maîtresse ; ou bien son amante, irritée, non contente de l’avoir privé de la vue, le changeait en rocher, légende née, disait-on, de l’existence d’un rocher à forme humaine dans le voisinage de la ville de Céphalœdis ; ou bien enfin son père Mercure, prenant pitié de lui, l’enlevait dans le ciel et, à la place où il avait disparu, faisait jaillir une source qui prenait son nom et près de laquelle se célébraient des sacrifices annuels[2].

Voilà donc une assez grande variété de légendes plus ou moins anciennes, d’une invention plus ou moins naturelle ou arbitraire, qui se forma au sujet du héros sicilien de la poésie pastorale. Théocrite avait à choisir et était libre lui-même d’inventer. Qu’a-t-il fait ? A-t-il adopté ou composé à son usage une histoire de Daphnis, arrêtée dans le détail comme dans les lignes générales, thème invariable et fixe, toujours présent à son esprit dans les divers ouvrages où il traite le sujet ? C’est ce que paraissent avoir pensé les commentateurs grecs, et plus d’un interprète moderne a suivi leur exemple. Ils se sont donc appliqués à établir une suite historique entre les différens passages et à les accorder entre eux. Il faut avouer que le résultat de ces efforts est plus singulier que satisfaisant. Il offre d’assez curieux exemples de la dépense d’esprit que peut faire en pure perte une érudition ingénieuse qui part d’un principe faux.

Dans une pièce, la viiie idylle, il est dit que Daphnis, dès sa première jeunesse, devint l’époux de la nymphe Naïs. C’est le nom qu’on retrouve comme celui de sa maîtresse dans l’Art d’aimer d’Ovide. Or des vers d’une autre idylle, la viie, représentent Daphnis se consumant d’amour pour une femme nommée Xénéa. Enfin, dans la ire, il est question d’une jeune fille qui l’aime et « le cherche auprès de toutes les fontaines et dans tous les bois. » Tels sont les trois passages qu’on veut concilier. Par une pensée naturelle, on se reporte, autant que possible, à la légende racontée par Timée et par Diodore de Sicile, celle qui paraît dominer depuis Stésichore, dont la patrie, Himère, était voisine de la région où elle s’était localisée. Au sujet de Naïs, il n’y a pas de difficulté : c’est la nymphe qui, en accordant son amour à Daphnis, lui a fait jurer fidélité. Mais qu’est-ce que Xénéa ? Ne serait-ce point cette princesse dont l’amour peu scrupuleux a causé la faute et la perte de Daphnis ? Cette explication semblerait très admissible, si Théocrite ne disait pas que c’est Daphnis qui aime Xénéa et qui erre éperdu dans la montagne. Et la jeune fille de la ire idylle, qui erre aussi dans les solitudes sauvages ? Un commentateur ancien l’identifie avec Xénéa ; mais c’est au prix d’un contresens. Aussi des modernes, Welcker, Dœderlein, M. Adert, préfèrent-ils reconnaître sous cette vague désignation Naïs, l’épouse trahie. Mais, comme le fait remarquer avec raison K.-Fr. Hermann, un des derniers qui aient traité ces questions, Vénus, dont la vengeance cause, dans la ire idylle, la mort de Daphnis, deviendrait ainsi la gardienne de la fidélité conjugale ; ce qui n’est nullement conforme à son caractère. Il en conclut donc qu’outre Naïs et Xénéa, il y a dans les amours de Daphnis de Théocrite une troisième femme. On est tenté de trouver que c’est beaucoup ; mais cette troisième femme est indispensable au savant critique pour résoudre à son gré, en s’aidant de ses connaissances mythologiques et grammaticales, les questions de psychologie et de physiologie amoureuse dans lesquelles la ire idylle a engagé ses interprètes.

La plupart avaient pensé que dans cette lutte que Daphnis soutient contre Vénus et où, malgré sa mort, il n’est qu’à demi vaincu, sa demi-victoire consistait en ce qu’il ne laissait fléchir ni sa volonté ni sa vertu : la passion le domptait, il mourait d’amour, mais Vénus ne pouvait rien sur sa résolution ni sur sa fidélité. Cette distinction paraît trop subtile à Hermann, et voici la simplification qu’il imagine. Vénus a inspiré à Daphnis une passion violente, sans issue, mortelle, pour Xénéa, et en même temps elle le fait aimer par cette jeune fille dont le nom n’est pas prononcé : que le chaste berger réponde à ce dernier sentiment qu’il ne partage pas, qu’il reconnaisse ainsi l’empire de Vénus, et la déesse de l’amour sera satisfaite ; elle le délivrera du mal qui l’obsède et qui le tue.

Qu’est-ce, en effet, que Xénéa ? C’est ici que la grammaire nous prête son concours. Xénéa n’est pas un nom propre ; c’est, comme d’autres critiques l’ont également admis, une forme d’un adjectif bien connu qui signifie étranger. Cette passion qui le possède tout entier, corps et âme, Daphnis la ressent pour une étrangère, pour un être qu’il ne peut atteindre, pour un fantôme. Et, en effet, parmi les différens noms qui nous ont été transmis sur la maîtresse de Daphnis, se rencontre celui de Chimæra, la Chimère. C’est donc une création fantastique, un être sans existence qui hante l’imagination de ce pauvre rêveur et trouble sa raison. Comme dit la langue française, qui ne s’attendait guère à figurer en ce débat, il est le jouet d’une chimère.

Ce n’est pas tout. La science étymologique et la mythologie réunies vont nous donner satisfaction au sujet de la première des trois femmes, l’épouse légitime, Naïs, qui paraît bien négligée dans ce conflit des passions. S’il n’est plus question d’elle, cela tient à sa nature, clairement indiquée par son nom. Naïs est le même mot que Naïade ; il s’agit donc de la nymphe d’une source. Or, l’exemple de Thétis et de Pélée l’a prouvé, les déesses des eaux, quand elles s’unissent à un mortel, restent toujours attachées à leur élément et ne font que de rares visites à la demeure de leurs époux humains. Ces sortes de ménage restent donc assez froids.

Ne soyons pas trop sévères pour l’érudit intelligent qui s’est laissé entraîner à ces bizarreries. La mythologie grecque est pleine de séductions et de mirages. C’est un composé de sensations naturelles, de rapports logiques, d’associations accidentelles, d’imaginations, qui provoque et déroute l’analyse ; et ceux-là seuls sont à l’abri des erreurs, qu’elle n’intéresse pas assez pour qu’ils éprouvent le besoin d’en pénétrer le sens. Mais évidemment il ne faut pas ajouter à la difficulté du travail par des complications arbitraires et en confondant ce qui est distinct. Tel est le cas pour le Daphnis de Théocrite. Si l’on a tant de peine à concilier entre eux les divers passages du poète, c’est que, dans sa pensée, ils ne se concilient pas. C’est ce qui a été très nettement vu par M. Kreussler et par l’excellent éditeur de Théocrite, M. Herm. Fritzsche. Les modernes ont été souvent dupes d’une illusion logique qui rattache à l’enchaînement exact et rigoureux d’une même légende les différentes œuvres d’un poète grec sur le même sujet. Ni pour les tragiques ni pour les lyriques comme Pindare, il n’en était ainsi. Telle était la liberté laissée par le complexe développement de la mythologie, que chacun pouvait choisir tantôt une version, tantôt une autre, ou même y introduire sa propre pensée. Ainsi chaque œuvre, composée sous l’impression exclusive d’une conception particulière, existait, pour ainsi dire, par elle-même ; elle avait son sujet, sa nature, sa couleur à elle. Le poète y était indépendant des autres et de lui-même. Voilà ce qu’il ne faut pas oublier. C’est là le premier point pour ne pas fausser l’interprétation de Théocrite. Le Daphnis de la viie idylle, malgré des rapports fondamentaux, n’est pas le même que le Daphnis de la ire. Il paraît dans deux versions différentes de sa légende, et, quelle que soit la valeur de ce nom de Xénéa qui a semblé suspect à plus d’un éditeur, la femme qu’il désigne ne doit pas être transportée d’une pièce dans l’autre. En second lieu, — et c’est ici le plus important, car nous entrons dans le fond même de la composition, — ce qu’il y a de remarquable chez Théocrite et ce qui montre bien la supériorité de son esprit, c’est qu’il puise aux vraies sources poétiques, c’est qu’il néglige le roman pour s’attacher à l’idée simple et touchante qui est un des élémens constitutifs de la légende. Dans l’une comme dans l’autre idylle, il peint la douleur de Daphnis partagée par la nature.

La viie idylle ne contient qu’une esquisse en quelques vers. Un chanteur bucolique, dans une fête dont l’imagination goûte les jouissances anticipées, doit dire « comment autrefois le bouvier Daphnis fut épris de Xénéa, et comme il errait agité dans la montagne, et comme les chênes qui croissent aux rives de l’Himère pleuraient sur lui, alors que son cœur se fondait ainsi que se fond la neige dans les vallées du grand Hémus ou de l’Athos ou du lointain Caucase. » Ce ne sont que quelques traits, ou, pour mieux dire, il n’y a, dans cette rapide peinture, que deux objets représentés : l’amant se consumant dans une poursuite vaine, et la sympathie de la nature sauvage. Qu’est-ce d’ailleurs que l’amante ? Elle appartient sans doute à une variante connue de la légende, mais cela importe peu. Daphnis amoureux souffre, et avec lui souffrent les chênes de l’Himère : voilà le thème pastoral. Il faut s’en tenir là et se garder de toute autre interprétation.

Au contraire, dans la ire idylle, on ne peut pas se dispenser d’interpréter. Ce n’est plus, en effet, une simple esquisse ; c’est une composition développée, c’est un tableau dont les traits sont déterminés par un choix d’idées que le poète n’exprime pas directement, qu’il ne révèle que par les effets visibles. Il faut donc essayer de discerner cette pensée intime dont tout dépend, détails et ensemble. On reconnaîtra, si je ne me trompe, que cette œuvre, d’un art ingénieux et savant, vaut surtout par la grandeur relative d’une conception qui remonte franchement à l’idée élémentaire de la légende.

Cette idée élémentaire, quelle est-elle ? Si l’on en croit les mythologues de l’école de M. Max Müller, qui à son exemple voient dans les différens mythes des idées aryennes les formes diverses dont l’imagination des peuples a revêtu un fonds commun, les phénomènes célestes de la lumière et les vives impressions qu’ils ont primitivement produites, Daphnis est d’origine solaire comme d’autres dieux ou héros pasteurs. C’est mythologiquement un frère de Daphné, aimée du dieu de la lumière. Il a de merveilleux troupeaux comme le soleil ; — on sait que les vaches du soleil sont les nuages. — Parmi les noms divers que les traditions donnent à sa maîtresse, on rencontre celui de Lyké (la lumineuse) : il aime donc passionnément la lumière et il meurt quand elle le quitte. « Daphnis, dit M. Decharme, adoptant en partie les idées de M. Cox, c’est sans doute le beau soleil, qui chaque jour fait paître ses brillans troupeaux, qui au matin de sa vie aime l’Aurore et en est aimé, qui plus tard s’éloigne d’elle, qui pour prix de son infidélité est aveuglé par la nuit et disparaît bientôt derrière les hautes cimes. » Voilà une très ingénieuse explication de la légende tout entière, y compris la mort du berger aveugle et sa chute dans un précipice. Sans oser aller jusque-là et sans prétendre nier plus qu’affirmer, car, en ces matières, l’un est presque aussi difficile que l’autre, remarquons que, dans cette interprétation, le moment pathétique, celui de la disparition de la lumière avec le sentiment de tristesse qu’elle amène, répond précisément au sujet choisi par Théocrite dans sa viie idylle : le désespoir de Daphnis cherchant sa bien-aimée. Seulement empressons-nous d’ajouter que cet ordre d’explications, antérieur à tout développement concret et vivant, peut donner le sens originaire des mythes, mais qu’il n’explique pas la pensée personnelle des poètes. Il est absolument étranger à Théocrite.

La même observation est également vraie d’une autre espèce d’exégèse mythologique, celle de K.-Fr. Hermann, qui, restant sur la terre, personnifie en Daphnis un phénomène tout différent, l’hiver et surtout la congélation de l’eau. Le poète nous dit que Daphnis se fond comme de la neige : ce sont les ardeurs de Vénus, déesse du printemps, qui fondent sa froideur. Il dit aussi que les chênes pleurent : ce sont des gouttes de neige fondue qui tombent de leurs feuilles. Un commentateur ancien raconte que Daphnis aveugle se précipite d’un rocher : n’est-ce pas une image évidente de la chute d’un torrent gonflé au printemps par la fonte des neiges ? Allons à la conclusion sans poursuivre l’énumération des preuves : la mort de Daphnis, c’est le passage de l’hiver au printemps, de même que la mort d’Adonis est le passage de l’été à l’hiver. Le savant professeur de Goettingue l’affirme en toute confiance, bien qu’il se déclare très hostile aux témérités des explications symboliques : que serait-ce s’il les aimait ?

Nous nous abstenons de rappeler d’autres interprétations qui s’autorisent de noms recommandables comme ceux de Welcker, de Klausen, d’Hartung. À tout prendre, elles valent bien certaines explications moins hardies d’autrefois, comme celle d’Hardion, pour qui l’aveuglement de Daphnis est un aveuglement métaphorique. Cela veut dire que, sous l’empire de Vénus, il est aveuglé par une passion furieuse. Et une fois engagé dans ce symbolisme moral, Hardion, qui reconstitue très sérieusement l’histoire du berger sicilien, découvre que, dans Théocrite, les paroles de Priape et la querelle de Vénus et de Daphnis signifient qu’en réalité, celui-ci, « après avoir tenu dans sa première jeunesse une conduite sage et réglée se serait abandonné dans la suite à la violence de son tempérament, à une débauche excessive. » Et voilà comment les bonnes mœurs trouvent une sanction de plus dans l’exemple de Daphnis. Revenons à la poésie grecque.

Ce qu’il faut dire, c’est que la mythologie de la nature est vraiment une de ses principales sources ; non-seulement au temps où, sous des influences orientales, la poésie contribue à la célébration de certaines fêtes comme celle d’Adonis, mais dès son origine, dans son expansion la plus libre et la plus purement hellénique : Homère est tout pénétré de cette mythologie de la nature. C’est le mérite de Théocrite de s’être mis, en composant le chant de Daphnis, sous les impressions de mythologie agreste d’où paraît être sortie la figure du beau berger sicilien, personnification délicate et idéale de la vie pastorale. Voilà ce qu’on peut affirmer, croyons-nous, sans subtilité et sans esprit de système.

On sait que les solitudes sauvages des montagnes de la Grèce, les bois, les rochers, les sources, ont été peuplés par l’imagination d’êtres divins, qui en représentaient la nature et les aspects. Ces créations d’une religion toute poétique se répartissaient entre deux classes, qui répondaient à deux ordres d’impressions. D’un côté, l’énergie capricieuse de la végétation, les irrégularités violentes et heurtées des rochers et des torrens, les allures et l’ardente bestialité des animaux qui les fréquentaient, étaient exprimées par les satyres, à moitié hommes et à moitié boucs, bondissans, farouches, luxurieux ; de l’autre, la grâce, la fraîcheur, la pureté des vallées ombragées et solitaires, des eaux limpides, de l’air vivifiant, se retrouvaient dans les élégantes figures des nymphes, dans celle d’Artémis, la chaste et noble chasseresse, dont les forêts étaient comme le sanctuaire. C’est à cette seconde sorte d’impressions physiques et morales que se rattache le mythe de Daphnis. Ce sont elles qui ont fourni les principaux traits de sa légende : sa naissance parmi les lauriers dans la plus gracieuse vallée de l’Etna, son éducation par les nymphes, sœurs de sa mère, sa beauté, son amour pour la nymphe Naïs ou la nymphe Pimpléa, deux noms qui signifient l’eau courante ou l’abondance d’une source, sa vie solitaire au milieu de ses troupeaux et de cette nature sauvage qui lui inspire l’invention de la musique pastorale et subit le charme de ses chants, enfin ses rapports avec Artémis, qu’il accompagne dans ses chasses. Ce dernier trait contient peut-être la première idée de l’Hippolyte d’Euripide, le pur et mystique amant de la déesse, à laquelle il offre, au lieu d’un grossier encens, les fleurs les plus fraîches, « écloses dans la sainte solitude de prairies où l’abeille seule ose pénétrer. » Bien entendu, il n’y a dans le mythe de Daphnis aucune trace de ce mysticisme ni de cette dévotion ; mais, comme Hippolyte, il meurt victime de Vénus.

Ces conceptions élémentaires, y compris la dernière idée à laquelle Théocrite donne toute sa valeur[3], sont ce qui domine dans le chant de Daphnis. Déjà, dans la viiie idylle, un trait d’une grâce toute bucolique indiquait la pudique beauté de Daphnis enfant :

« Hier, une jeune fille aux gracieux sourcils, me voyant de sa grotte passer avec mes génisses, dit et répéta que j’étais beau, et moi, je ne répondis rien, pour la punir, et, les yeux baissés, je continuai mon chemin. »

C’était comme l’apparition de ce type élégant et pur, vu dans la réalité des mœurs pastorales. Dans la ire idylle, une peinture complètement idéale et merveilleuse de la mort de Daphnis ramène le sujet à sa grandeur primitive et se rapproche en même temps du sens mythologique. Il suffit pour le prouver de rappeler les lignes principales de cette poétique complainte.

Daphnis meurt dans une vallée de l’Etna. À ses pieds sont couchés ses vaches, et ses taureaux, et ses génisses, qui pleurent sur sa mort, et à leurs lamentations se mêlent les hurlemens des chacals, des loups, des lions dans leurs fourrés, tant il est en étroite communion avec la nature animale et sauvage ! Les nymphes aussi devraient être près de lui : « Où étiez-vous, ô nymphes, où étiez-vous lorsque Daphnis languissait consumé ? Était-ce dans les belles vallées du Pénée ou dans le Pinde ?… » C’est le début même du chant. Et, en effet, à qui plus qu’aux nymphes appartiendrait-il de soulager son mal ou d’adoucir sa mort ? C’est leur absence qui la rend le plus douloureuse. Du moins viennent près de lui tous les bergers et des divinités pastorales, son père Hermès et Priape. Tous l’interrogent sur la nature de son funeste amour. Lui ne répond rien, noble et décidé à se laisser mourir. Il ne répond pas même à Priape, dont les attaques brutales voudraient l’atteindre jusqu’au fond de ses sentimens.

C’est Priape qui parle de cette jeune fille éprise de Daphnis qui a tant occupé la critique. Ce dieu de l’amour physique, grossière personnification de l’énergie fécondante de la nature et qui ne figure dans le monde pastoral que comme favorisant la reproduction des moutons et des chèvres, paraît ici pour faire ressortir par le contraste la nature délicate du héros sicilien. Quoi ! Daphnis est aimé passionnément d’une jeune fille et il se refuse à cette passion, lui qui de son côté meurt d’amour ! Quel est ce mal étrange ? Il faut qu’il soit la proie de quelque ardeur insensée.

Ce secret que Priape ne saurait deviner et que Daphnis, dans sa fierté, veut garder au fond de son cœur, il se révèle enfin dans le dernier effort d’un combat qu’on ne soupçonnait pas : Daphnis meurt de sa lutte contre Vénus et contre l’Amour :

« Vint Cypris, gracieuse et souriante, — un gracieux sourire sur les lèvres, mais la cruauté dans le cœur, — et elle dit : « Tu te vantais, Daphnis, de terrasser l’Amour : eh bien ! n’es-tu pas toi-même terrassé par l’Amour, le rude lutteur ? »

À elle Daphnis répond, mais pour la braver et pour nier sa défaite :

« Cruelle, indigne Cypris, Cypris odieuse aux mortels ! Désormais, penses-tu, nul soleil ne se lèvera pour nous ? Daphnis, même chez Hadès, sera pour l’Amour un pénible tourment. »

La victoire que Daphnis prétend remporter, c’est une victoire morale. L’Amour le tue, mais sans le faire céder, voilà quelle est l’idée principale. Quel est l’objet de cette passion assez violente pour briser sa vie ? Sans doute tout simplement la jeune fille qui elle-même s’est éprise éperdument de lui. Le poète s’en inquiète à peine ; il ne la désigne même pas par son nom. Ce qu’il montre et met au premier plan, en pleine lumière, c’est la mort de Daphnis et sa lutte contre Vénus. Daphnis se ranime un instant pour faire entendre à la déesse ses malédictions et ses railleries ; puis, après avoir adressé ses adieux aux hôtes farouches des forêts de sa montagne et légué à Pan sa flûte pastorale, il meurt en sentant que sa mort trouble toute la nature, en touchant de pitié même son ennemie, celle qui était venue chercher le cruel plaisir de le voir abattu sous sa puissance.

Ainsi Daphnis, arraché à la pure sérénité de sa vie sauvage, meurt de cette violence ; sa noble et délicate nature, envahie par un de ces amours indomptables dont l’antiquité a représenté plus d’une fois la force effrayante, se brise sans s’avilir. Tel est le sens du sujet traité par Théocrite. Il s’est appliqué à en conserver le caractère. Son talent discret et fort néglige ou laisse dans l’ombre ce qui n’appartient sans doute qu’à des développemens postérieurs de la légende, et marque en traits nets et expressifs ce qui en fait le charme particulier et le fond propre : les intimes rapports de ce héros de la vie pastorale dans l’Etna avec la nature qui l’entoure, et sa pureté, qui éclate même dans sa passion. Le chant de Daphnis, si hardiment idéal sous sa forme aisée et touchante, est une des œuvres les plus vraiment grecques que nous possédions.

Si vous passez de Théocrite à Virgile, déjà quelle différence ! Il est vrai que le poète latin nous donne une composition beaucoup plus complexe, qui comprend, avec la mort de Daphnis, son apothéose et une allégorie. Il a le mérite de réunir ces divers élémens par un art ingénieux et de réussir, sous l’inspiration du modèle grec renouvelé dans le détail, à y faire dominer la grâce pastorale. Mais Daphnis ne pouvait gagner à devenir un déguisement de Jules César. Quelque soin que l’on mette à conserver certains élémens de la légende primitive, quelques embellissemens qu’on y ajoute pour rendre le berger sicilien digne de sa nouvelle fortune, il intéresse moins que dans sa simplicité première. On a beau faire de lui presque un second Bacchus et le ranger, ou peu s’en faut, parmi ces héros conquérans et bienfaiteurs que l’adulation commençait à rapprocher de Jules César et de son fils adoptif ; on a beau faire acclamer sa divinité par l’allégresse de toute la nature avide de paix et de bonheur : l’image de cette brillante destinée, malgré la délicatesse ou l’éclat des traits qui la représentent ou l’indiquent, ne saurait effacer la touchante et profonde peinture du poète grec. Et c’est un sentiment qui se confirmera d’autant plus, que nous entrerons davantage dans l’étude des allusions de la ve églogue et de ce curieux travail qui paraît avoir assimilé Jules César à Daphnis à cause d’une certaine parenté mythologique de celui-ci avec Apollon, le dieu des Jules[4].

Pour conclure en quelques mots, Théocrite, ce poète étudié et délicat, est ici simple et grand auprès de Virgile. Que dire, après cela, de ses autres émules dans la pastorale ? Lui seul a cette sève naturelle et toute grecque qui soutient et anime un art très ingénieux ; et le mot de grand n’est point excessif appliqué à celui qui a chanté l’amour du Cyclope et la mort de Daphnis, car ces deux poèmes, sans s’élever au-dessus du ton bucolique, ont toute la grandeur que comportaient de pareils sujets.


Jules Girard.
  1. Voyez la Revue du 15 mars.
  2. Il n’y a aucun compte à tenir d’une légende inventée par Nonnus, le poète des Dionysiaques. Pour faire ressortir l’insensibilité de la nymphe Écho, il dit qu’elle résiste même à Daphnis ; elle se dérobe toujours, malgré la douceur des chants de son amant, qui l’appelle et la cherche en vain. C’est une traduction mythologique du phénomène de l’écho.
  3. Fr. Jacobs pense même que cette idée appartient à Théocrite et que c’est chez lui un souvenir de l’Hippolyte d’Euripide.
  4. Ceux qui auraient la curiosité de voir jusqu’à quel point la pénétration érudite peut s’allier avec la fausseté du jugement, pourraient lire sur cette question les pages de Klausen dans son livre sur Énée et les Pénates.