La Peinture de paysage en Suisse - Alexandre Calame

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LA
PEINTURE DE PAYSAGE
EN SUISSE

ALEXANDRE CALAME.

On s’étonne quelquefois que les sites de la Suisse n’inspirent pas plus habituellement les paysagistes. — D’où vient, dit-on, qu’un pays aussi digne d’admiration, aussi fécond pour les voyageurs en émotions et en surprises, demeure le plus souvent auprès des artistes dans un état apparent de disgrâce et d’abandon? — Rien de plus facile à s’expliquer pourtant, rien de plus judicieux au fond que ces réserves ou ces abstentions du pinceau. La nature en Suisse est une nature toute d’exception et d’accident, une nature sans mesure dans ses audaces, sans vraisemblance pour ainsi dire; or l’art ne saurait se proposer d’autres thèmes que ceux qui expriment, même sous des formes imprévues, une idée d’ordre, d’harmonie, une certaine vérité à la fois limitée et générale. Il ne lui appartient pas plus de reproduire la chute du Rhin à Schaffouse que la cataracte du Niagara; il prétendrait aussi vainement figurer les glaciers des Alpes que les steppes sans horizon de la Russie, parce qu’ici l’énormité du spectacle écrase ou déconcerte le sentiment de la proportion pittoresque, parce qu’en face de pareils modèles, toute volonté personnelle se paralyse, tout désir d’invention s’anéantit, parce qu’enfin le fait à représenter exclut également le droit d’en modifier les termes et le pouvoir de le rendre au vrai sans aboutir à la difformité. Les phénomènes naturels les plus propres sur place à étonner le regard sont donc, par cela même, les moins favorables à l’œuvre du peintre et à la fonction de la peinture. En s’aventurant dans le domaine des pures curiosités géologiques, l’artiste court le risque de perdre la notion pittoresque du beau pour n’acquérir que l’intelligence scientifique des choses, pour n’en savoir plus découvrir et nous révéler que les côtés bizarres, la signification exceptionnelle. A ne considérer que la difficulté des informations et, la tâche une fois donnée, les efforts d’attention qu’elle exige, cela peut être jusqu’à un certain point méritoire. Si l’on tient compte au contraire de l’art proprement dit, des lois qui le régissent, de l’influence qu’il lui appartient d’exercer, cela est inutile et même foncièrement défectueux, car l’impression produite ne saurait ni équivaloir à l’émotion causée par le simple aspect de la réalité, ni se substituer si bien au souvenir de celle-ci qu’elle s’explique par la seule vertu des moyens d’exécution employés. A quoi bon dès lors se vouer à une besogne en dehors des conditions du portrait par l’étrangeté même et les caractères intraduisibles des types, en dehors aussi de l’interprétation idéale, puisque la physionomie de ces modèles n’a plus de sens et disparaît, si l’on essaie de la réviser?

De notre temps néanmoins, l’épreuve a été tentée, et quelquefois avec un remarquable talent, par deux peintres suisses, MM. Diday et Alexandre Calame. En se faisant, il y a plus de trente ans, le chef de ce que l’on appelle un peu ambitieusement aujourd’hui « l’école du paysage alpestre, » et qu’il suffirait de nommer un groupe d’hommes en quête d’un certain progrès, le premier avait le mérite de donner à l’art du paysage en Suisse une allure propre, un caractère national, et de lui inspirer le dégoût des contrefaçons ou des emprunts dont il avait si humblement vécu jusqu’alors. Le second, en poursuivant l’entreprise avec une habileté plus sûre et plus audacieuse en même temps, réussit à devenir le représentant principal des doctrines nouvelles et à les accréditer auprès de la foule, sinon à les justifier complètement. Calame, mort il y a quelques mois, a joui de son vivant d’une grande réputation; même en dehors de la Suisse, il a obtenu des succès qui n’accueillent d’ordinaire que les talens tout à fait supérieurs. Reste à savoir quelle part revient dans les causes de cette popularité au milieu d’où l’artiste était issu, quel surcroît d’importance ses œuvres ont pu emprunter du contraste avec la faiblesse des essais antérieurs, quelle place enfin il convient de leur assigner non-seulement dans l’histoire de l’art local, mais dans l’histoire de la peinture contemporaine. Ce qu’il faut reconnaître tout de suite, c’est que si les tableaux qu’a laissés Calame permettent à la critique de faire ses réserves, de distinguer entre la célébrité acquise et la valeur intrinsèque des travaux qu’elle a récompensés, les souvenirs qui se rattachent à la vie et au caractère de l’homme n’autorisent rien d’autre que le respect. Dans cette vie laborieuse et digne, consacrée tout entière à l’étude, aux graves devoirs, à la pratique des vertus sévères, nulle incertitude, nul démenti. Peut-être, au premier aspect, ne paraît-elle pas exempte de quelque raideur; mais cette inflexibilité, après tout, est celle de la ligne droite, et l’on aurait mauvaise grâce, en face du chemin parcouru, à y relever, comme une singularité regrettable, l’absence d’une interruption ou d’un détour.

Parler des premières années et des premiers essais d’un artiste, c’est le plus souvent se condamner à redire l’histoire bien connue d’une vocation contrariée, d’efforts entravés par les résistances d’autrui ou par la pauvreté de celui qui les tente; c’est rappeler, après tant d’exemples de même sorte, les obstacles qu’opposent à l’essor d’un jeune talent les exigences de la famille ou les difficultés de la vie. Les débuts de Calame ne feraient que remettre une fois de plus sous nos yeux ce spectacle prévu d’une enfance riche en promesses et bientôt inquiétée dans ses espérances, d’une volonté qui ne se manifeste de bonne heure que pour entrer en lutte avec l’adversité. C’est d’abord l’expression naïve d’un goût inné, d’une aptitude qui se traduit, aussitôt que la mémoire et la main peuvent agir, dans des essais à tout propos de représentation pittoresque; puis viennent, avec les progrès de l’âge, les déceptions et les épreuves, les nécessités matérielles auxquelles il faut s’efforcer de pourvoir, les malheurs qu’il faut bien accepter. Né près de Vevey en 1810 et fils d’un entrepreneur de maçonnerie, Calame avait à peine quatorze ans lorsqu’il vit son père, ruiné du jour au lendemain par la mauvaise foi, dit-on, d’un associé, tomber malade de chagrin et perdre peu à peu ce qui lui restait de courage et de forces. Deux ans plus tard, il était l’unique soutien de sa mère devenue veuve. Adieu donc, au moins pour le moment, aux rêves de talent et de gloire, adieu à la liberté de continuer de chères études et de travailler en vue des succès futurs! Ce qu’il s’agit de se procurer, ce n’est plus dans l’avenir une place parmi les artistes, c’est maintenant, aujourd’hui même, les moyens de vivre et de faire vivre celle dont la maladie du chef de la famille a épuisé les dernières ressources; ce qu’il faut conquérir, ce n’est plus la renommée, c’est du pain. Le pauvre jeune homme se mit résolument à l’œuvre. Admis, comme employé, dans les bureaux d’un agent de change à Genève, il y passa quatre années et réussit, avec les chétifs appointemens qui rétribuaient son travail, à préserver à peu près sa mère de la détresse, sauf, bien entendu, à faire bon marché de ses propres besoins et à se réduire souvent à quelque chose de moins que le nécessaire pour alléger d’autant des souffrances qui auraient eu raison de son courage par cela même qu’elles n’étaient pas les siennes.

Le moyen cependant de se renfermer absolument dans des occupations si contraires aux espérances premières, de ne rien donner à la passion secrète, à l’instinct! Calame essaya de tout concilier. Ses journées ne lui appartenaient pas, aussi n’eut-il garde d’en distraire une minute au préjudice de la besogne que lui imposaient ses humbles fonctions de commis; mais, le soir venu, ne lui était-il pas permis de substituer sans scrupule un crayon ou un pinceau à la plume dont il s’était pendant tant d’heures consciencieusement servi pour aligner des chiffres? Qui sait d’ailleurs s’il ne trouvera pas dans ces travaux de son choix un surcroît de ressources pour secourir sa mère, et, — désir qui n’était chez lui ni moins ardent ni moins habituel, — pour éteindre les dettes que son père avait laissées en mourant? Des notes écrites par Calame lui-même nous apprennent quels furent alors ses efforts en ce sens et les arrière-pensées de son amour-propre, ou plutôt de son amour opiniâtre de l’art. « Je songeai, dit-il, à tirer parti de mon goût passionné pour le dessin, qui, depuis mon enfance, occupait tous mes loisirs. J’avais fait quelques progrès, sans avoir jamais reçu ni conseils ni direction. Mon excellent patron, qui était mon tuteur[1], m’encouragea et me recommanda à quelques marchands d’estampes. Je m’essayai à colorier de petites vues de la Suisse qui se vendaient assez bien, et me donnaient l’espoir de gagner par ce moyen, plus dans mes goûts que le commerce, de quoi subsister, ma mère et moi. » Et plus loin : «Ayant réussi à faire quelques aquarelles et quelques sépias que je vendais un peu mieux que les coloriages de mes vues suisses, je voyais avec espoir un tout petit pécule augmenter de semaine en semaine. J’entrevoyais la possibilité d’acquitter dans un temps peu éloigné les dernières dettes de mon père. J’étais aussi, il faut le dire, poussé par mon désir d’être artiste un jour moi-même. Tous ces motifs m’engageaient à prendre la palette, pour essayer ce qu’il me serait possible de faire. »

Prendre une palette, travailler non plus à l’enluminure de petites vues gravées ou dessinées tant bien que mal, mais à la représentation directe de la nature, s’informer sans détours des secrets de l’art, telle est donc l’ambition qui croît au fond du cœur de Calame à mesure que l’essai du métier lui réussit. Ces vœux se trouvèrent en partie exaucés lorsque le chef de la maison où le futur paysagiste faisait depuis quatre ans son apprentissage commercial lui eut permis de prélever, pour les passer dans l’atelier de M. Diday, deux heures par jour sur le temps dû aux affaires. En s’enrôlant parmi les élèves d’un artiste de profession, Calame néanmoins hésitait encore à se confesser à lui-même son intention de sacrifier bientôt tout le reste de son temps à la peinture, son espoir de devenir un peintre à son tour. «Bien que j’eusse, écrivait-il en remontant à cette époque de sa jeunesse, bien que j’eusse le pressentiment que là était ma véritable vocation, je n’osais aborder cette pensée, et la seule ambition que j’avouasse était de faire mieux que mes confrères les colorieurs les petites images de glaciers destinées aux étrangers. Au bout de trois mois, c’est-à-dire de quatre-vingt-dix heures chez mon maître, j’avais fait assez de progrès dans le dessin pour espérer une meilleure position que celle d’employé dans un bureau. Avec le consentement de M. Diodati et avec son appui, je quittai le doit et avoir... pour vivre désormais, non point en artiste, mais en ardent travailleur. J’étais levé au point du jour, et mes veilles se prolongeaient souvent après minuit, afin de regagner les quelques heures que j’employais à l’étude sérieuse chez M. Diday, qui m’encouragea à fréquenter son atelier au-delà des trois mois dont M. Diodati avait fait les frais. » Calame, est-il besoin de le dire? n’hésita pas à s’imposer de nouvelles privations pour mettre à profit les exhortations et le bon vouloir de son maître. Il abandonna de grand cœur les outils de l’enlumineur, ne songea plus à manier que les crayons et les pinceaux du paysagiste, et le voilà, il est vrai, encore plus pauvre qu’auparavant, mais du moins libre de se donner tout entier à des études qu’il n’avait pu tenter jusqu’alors qu’à la dérobée. Bientôt il en savait assez, il avait fait assez de progrès pour intéresser utilement à sa cause quelques protecteurs, quelques artistes, le père de Rodolphe Töpffer en particulier, et pour retirer à peu près de ses esquisses peintes d’après nature ou dans l’atelier de M. Diday le gain que lui procurait naguère la vente de ses petites vues coloriées.

Tandis que Calame s’efforçait ainsi d’obtenir d’un travail acharné un commencement de talent et la promesse d’un avenir, un autre apprenti de l’art, qui l’avait à peine précédé dans la vie, et qui devait le suivre dans la mort à quelques jours seulement d’intervalle, Hippolyte Flandrin, engageait obscurément à Paris une lutte semblable, et aussi vaillamment soutenue. Certes, au point de vue du talent et de l’importance relative des œuvres accomplies, les noms des deux peintres ne sauraient être rapprochés l’un de l’autre. Autant vaudrait confondre dans une admiration égale Lesueur et le peintre hollandais Everdingen, ou attribuer aux poèmes bretons de Brizeux la même valeur qu’aux Nuits d’Alfred de Musset ou aux Méditations de Lamartine[2]; mais, à ne considérer que les rudes épreuves et les courageuses vertus de la jeunesse, les habitudes recueillies de l’âge mûr, la dignité de la vie tout entière, la distance cesse, à beaucoup près, d’être aussi grande. Comme le maître français, le peintre genevois ne connut, en dehors de l’art, que deux passions : l’amour pieux du devoir et l’amour de la famille. Une fois en possession du succès, il sut comme lui résister aux séductions de tout genre qui environnent les artistes devenus célèbres, dérober sa personne aux applaudissemens qui accueillaient chacun de ses travaux, et se confirmer de plus en plus, se continuer, pour ainsi dire, dans le respect de son passé, dans ses affections, dans sa foi.

Lorsque, vers la fin de sa vie, Calame interrogeait les années écoulées, il y retrouvait bien moins la mémoire et l’orgueil de ses conquêtes personnelles que les occasions de saluer et de bénir les influences bienfaisantes qui s’étaient exercées sur lui. Se rappelle-t-il par exemple ce qui advint du premier tableau qu’il exposa, — un paysage envoyé à Zurich et acquis par la Société des Arts de cette ville pour la modique somme de 140 francs, — il se souvient surtout de la joie que cet humble succès avait donnée alors à sa mère, et c’est à la tendresse, à la sainte protection de celle-ci, qu’il attribuera, plutôt qu’à son propre mérite, tous les avantages, tous les biens qui ont suivi. « Quelles actions de grâces, écrit-il dans ces notes dont nous avons déjà transcrit quelques lignes, quelles prières elle adressa à Dieu pour son enfant bien-aimé ! chère et excellente mère, tes prières sont montées au ciel, elles sont redescendues sur moi en bénédictions multipliées ! Ton souvenir, tes bénédictions, m’ont suivi, m’ont protégé; elles ont attiré sur moi les grâces d’en haut, et m’ont conduit comme par la main dans tout le cours de ma vie. » Enfin que Calame, chef de famille à son tour, heureux du bonheur qu’il reçoit des siens et qu’il leur donne, sous le toit qu’il s’est acquis par son travail et que le respect de tous environne, que cet homme, à qui la fortune a depuis longtemps souri, voie s’approcher le moment où il lui faudra quitter tout ce qu’il aime, il se préparera, sans plainte comme sans forfanterie, à cette séparation suprême; il l’envisagera en face, et, peu de jours avant de mourir, il écrira à l’un de ses amis ces paroles stoïques, mais d’un stoïcisme chrétien : « Je ne reçois plus d’autres visites que celles du pasteur et du médecin. Pour être limités à ces deux hommes, le médecin de l’âme et celui du corps, mes rapports, en dehors de la famille, suffisent parfaitement à un homme dans ma position. A moins que Dieu n’y mette la main, il ne s’agit plus pour moi de caresser de chimériques projets d’avenir ici-bas, mais bien de mettre le peu de forces qui me restent à la recherche de la seule chose nécessaire, et d’en faire l’unique objet de mes pensées. Je ne voudrais pourtant pas vous laisser croire que je me tiens pour définitivement condamné. Non, j’espère toujours. Malgré mes souffrances, j’aime la vie, je demande à Dieu de me la conserver; mais je puise dans la ferme assurance de sa miséricordieuse sagesse la certitude entière qu’il disposera de moi pour le plus grand bien de mon âme, de ma chère compagne et des enfans qu’il m’a donnés. Celui qui mesure le vent aux petits agneaux mesurera l’épreuve à la force de mes bien-aimés. Cette pensée me console de tout. » On connaît maintenant la trempe morale et le caractère de l’homme. Jusqu’à quel point les œuvres de l’artiste reflètent-elles ces inclinations ou ces coutumes? Quels sont les mérites et la physionomie de son talent? en quoi diffère-t-il des talens que nous avons vus se développer ailleurs, et surtout de ceux qui l’ont précédé dans le pays où il s’est produit? C’est ce qu’il reste à examiner.

Avant notre siècle, l’école suisse de peinture, à vrai dire, n’existait pas. Aujourd’hui même, si l’on peut, à la suite des noms de Léopold Robert et de M. Charles Gleyre, citer les noms de plusieurs peintres distingués nés en Suisse, — ceux entre autres de M. Lugardon, des frères Girardet, de M. van Muyden, — ce petit groupe d’artistes en communauté d’origine, mais isolés les uns des autres par la diversité des doctrines qu’ils professent ou des enseignemens qu’ils ont reçus, est plutôt un ensemble de talens individuels qu’une école. M. Lugardon, de Genève, un des rares peintres d’histoire de son pays, a étudié à Paris dans l’atelier de Gros, et plus tard dans l’atelier de M. Ingres. Sa manière correcte, mais un peu froide, sa pensée habituellement élevée, mais souvent aussi dépourvue dans l’expression de précision et de finesse, n’ont rien de commun assurément avec les intentions et le faire, délicats parfois jusqu’à la subtilité, qui caractérisent les petites scènes italiennes dues au pinceau de M. van Muyden. On croirait que celui-ci, peintre éminemment spirituel, mais trop préoccupé du désir de se montrer tel, se défie de ce qui est simple autant que de ce qui est vulgaire. Comme son compatriote Rodolphe Töpffer dans l’ordre littéraire, il ne consent à exprimer le vrai qu’à la condition d’en aiguiser à tout propos le sens et les termes, de raffiner sur toutes choses, de choisir, pour persuader notre intelligence, ou les voies détournées d’une allusion, ou les formes sommaires et ambiguës d’une énigme. M. van Muyden d’ailleurs, ancien élève du peintre allemand Kaulbach et depuis longtemps fixé à Rome, n’appartient guère à la Suisse que par le lieu de sa naissance. C’est ce qu’on peut dire aussi de M. Girardet, du sculpteur Pradier, de M. Forster le graveur, de quelques autres artistes diversement habiles dont la France a vu se succéder tous les progrès, tous les travaux, et qui, après être venus se former à l’école de nos maîtres, ont continué d’en appliquer les principes, d’en respecter les traditions, tout en s’y créant une place brillante et distincte.

Seul parmi les peintres suisses qui depuis le commencement du siècle ont étudié et pratiqué l’art loin de leur pays, Léopold Robert a conservé dans les habitudes de son talent quelque chose d’obstinément caractéristique, de foncièrement conforme au goût, au tempérament national. Certes on serait mal venu, — en face des Moissonneurs, des Pêcheurs ou de l’Enterrement, — à contester le profond sentiment du beau et la science de composition admirable qu’attestent de pareils ouvrages; mais ne saurait-on, sans manquer à la vénération qu’ils commandent, relever dans l’exécution les traces de plus d’un effort laborieux, d’une correction souvent pesante, d’une fermeté qui semble résulter de l’exactitude intraitable d’un instrument mécanique autant que de la précision spontanée de la main? Quelle que soit la distance qui sépare les belles toiles de Robert des tableaux à la fois emphatiques et précieux de M. Hornung ou de tel autre artiste suisse invariablement établi dans son pays, ces chefs-d’œuvre eux-mêmes se ressentent à quelques égards du milieu d’où était sorti celui qui les a faits. Jusque dans l’art du peintre, et du grand peintre, certains témoignages subsistent qui ne laissent pas d’accuser les arrière-pensées dogmatiques et, qu’on nous permette de le dire, la méthode un peu gourmée du docteur sous les procédés patiens de l’horloger.

A l’exception de Léopold Robert, les peintres de figures nés en Suisse qui, de notre temps, sont allés au dehors chercher des inspirations ou des leçons, peuvent donc être considérés sans injustice comme les descendans directs de chaque race étrangère à laquelle ils se sont alliés. Il n’en va pas ainsi des paysagistes appartenant à l’école que le nom de Calame résume et personnifie. Beaucoup plus casaniers d’ailleurs que leurs confrères les peintres d’histoire ou de genre, ils se sont contentés d’exploiter leurs talens sur place, de prendre pour modèle la nature même de leur pays, ou, s’il leur est arrivé parfois de visiter d’autres régions, ils n’ont rapporté de leurs voyages qu’un amour plus vif de la contrée natale et une volonté plus ferme d’en reproduire tous les aspects. N’est-ce pas pendant un court séjour à Paris, en 1838, et à la vue d’un diorama représentant un Eboulement de rochers dans les Alpes, que Calame, par exemple, conçut le projet, réalisé l’année suivante, de peindre une scène semblable? En parcourant un peu plus tard les galeries de la Hollande, de l’Allemagne et de l’Angleterre, il ne songeait, — ses lettres l’attestent, — qu’au parti que les maîtres auraient pu tirer de cette nature de la Suisse dont le souvenir le suivait partout et à la gloire de laquelle il devait vouer sa vie. « Si les grands artistes des temps passés, écrivait-il, eussent vécu dans nos Alpes, la peinture alpestre serait créée; elle aurait ses adeptes... Tout ce qui est grand, noble, poétique, est compris par des artistes d’élite pour lesquels les difficultés de l’entreprise ne sont qu’un appât de plus. » — Soit : à cela pourtant il serait aisé de répondre que les maîtres, en recherchant ici a le grand et le noble, » eussent couru le risque de rencontrer surtout le colossal et l’extraordinaire, que, dans la représentation des objets naturels, ils entendaient bien plutôt dégager de leur propre pensée le beau et la poésie que laisser ces objets figurer comme signes d’eux-mêmes et nécessairement envisagés comme beaux, qu’enfin, s’ils comprenaient tout, ils n’avaient garde de tout rendre. En reculant sagement devant des difficultés que l’art n’a ni le devoir d’aborder, ni le pouvoir de vaincre, ils eussent prouvé une fois de plus la sûreté de leur goût, la légitimité de leurs préférences. Toujours est-il qu’après s’être imposé une tâche au moins périlleuse, Calame eut le mérite de la poursuivre avec un succès relatif, avec un zèle dont il convient d’honorer l’énergie patriotique et la constance.

Il semble au surplus que l’entreprise tentée par Calame ait eu en Suisse, et particulièrement à Genève, le caractère d’une révélation, si l’on compare à l’enthousiasme qu’elle excita de nos jours l’indifférence des époques précédentes pour les principes qui devaient l’inspirer. Au XVIe siècle, sous la sombre influence de Calvin, le silence des lettres et des arts en face de la nature, le désintéressement, l’oubli même chez tout le monde des grands spectacles qu’elle donne, sont des faits aisément explicables. Le temps n’était alors ni aux contemplations paisibles ni à l’amour des belles réalités. De bien autres passions possédaient les cœurs dans ces jours sinistres où Genève voyait se dresser l’échafaud de Jacques Gruet ou le bûcher de Michel Servet. D’où vient pourtant qu’à des époques moins tourmentées, au XVIIe siècle et dans la première moitié du siècle suivant, les plus admirables paysages de la Suisse paraissent tout aussi étrangers aux inspirations des écrivains et des savans, tout aussi muets pour l’imagination de ceux dont ils frappent les yeux chaque jour? Qui sait même si les regards ne sont pas alors plutôt fatigués que distraits? On a remarqué que la plupart des maisons de plaisance bâties autrefois sur les bords du lac de Genève, c’est-à-dire dans un des lieux du monde où la vue est le plus inévitablement étendue et belle, sont comme emprisonnées au fond de quelque pli de terrain ou situées de telle sorte qu’elles se dérobent à elles-mêmes le spectacle dont on jouit à quelques pas de là. Ce qui manque aussi aux lettrés et aux érudits contemporains ou successeurs des Casaubon et des Leclerc, c’est le goût des vastes échappées, de l’espace, des horizons baignés de lumière. Il ne fallut pas moins que le génie de Rousseau pour avoir raison des coutumes générales ou des préjugés sur ce point. La renommée des paysages qui encadrent le lac de Genève date du jour où les pages de la Nouvelle Héloïse et des Confessions vinrent pour ainsi dire les dénoncer à l’admiration publique et introduire dans les mœurs, comme dans le champ de l’imagination, le progrès que l’ample méthode et les découvertes de Saussure allaient bientôt déterminer aussi dans le domaine des sciences naturelles.

Quant à la peinture de paysage, elle ne reçut qu’un contre-coup assez faible de ce mouvement naturaliste imprimé aux idées de l’époque. Si, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, les paysagistes de profession devinrent plus nombreux en Suisse ou s’ils se montrèrent plus féconds que par le passé, les œuvres qu’ils produisirent n’exprimèrent pour cela ni des intentions plus sincères, ni des habitudes moins conventionnelles. La grâce doucereuse ou la fausse majesté de leurs compositions renouvelées des pires traditions académiques, l’archaïsme prétentieux de leur style, dont les efforts tendent constamment à transformer le plus humble site en vallée de Tempé, tout, jusqu’à la molle facilité de la pratique, exclut assurément l’idée d’une bien forte influence exercée sur de pareils artistes par l’aspect même des lieux où ils vivaient. Ils pouvaient croire de la meilleure foi du monde qu’ils réalisaient dans leurs fades idylles les inventions poétiques de Théocrite ou de Virgile : on ne saurait en tout cas supposer qu’ils songeassent à peindre les choses comme Rousseau les avait décrites, c’est-à-dire avec la volonté d’être vrais, de rendre ce que leurs yeux avaient vu, ce que leur cœur avait senti. S’il fallait donc trouver dans la littérature contemporaine des œuvres analogues à ces menues contrefaçons pittoresques, à ces prétendues églogues inspirées par l’art d’une autre époque et par les livres bien plutôt que par la contemplation de la nature, les pastorales de Salomon Gessner fourniraient les témoignages d’une doctrine semblable, et, quant à l’exécution, des procédés à peu près équivalens.

Le souvenir de Gessner mériterait à plus d’un titre d’être évoqué ici. On sait en effet que l’auteur de Daphnis et de la Mort d’Abel ne se contenta pas de la plume pour retracer les scènes qu’il avait imaginées. A partir de sa trentième année, — c’est lui-même qui nous donne la date, — il entreprit de confirmer le sens de ses poèmes champêtres, d’en compléter l’expression avec le pinceau. De là cette série de gouaches pour la plupart reproduites par la gravure, et représentant, sous les titres modestes de solitude, de pont rustique ou de fontaine, force bocages peuplés de sylvains et de dryades, force ruisseaux au bord desquels Apollon poursuit Daphné; de là aussi ces Lettres sur le Paysage écrites par Gessner en manière de profession de foi, et pour résumer, avec les principes qui l’avaient guidé, les enseignemens les plus profitables aux jeunes artistes. Or quels exemples conseille-t-il à ceux-ci d’interroger? quels modèles leur propose-t-il? Les tableaux des maîtres, il est vrai, mais surtout les descriptions des poètes. « Que je plains, s’écrie-t-il, que je plains le paysagiste insensible que les chants de Thompson ne peuvent inspirer! On pourrait transporter sur la toile et réaliser ce qu’il décrit dans ses scènes variées. » Et, en parlant d’un autre poète, l’Allemand Brockes, dont il recommande aussi à la peinture de traduire littéralement les vers, il ajoute : « Une plante couverte de rosée et vivement éclairée par le soleil, un oiseau inquiet du sort de ses petits, excitaient dans son âme l’enthousiasme ou la pitié. » A merveille! mais le paysagiste « sensible » ne recevra-t-il pas de meilleures leçons encore, s’il les demande directement à la nature, si, au lieu de s’enquérir d’abord des émotions d’autrui à propos d’une plante que le soleil illumine ou d’un oiseau qui passe, il commence par se demander à lui-même ce qu’il éprouve en face d’un pareil spectacle? L’art de peindre, tel que l’entendait Gessner, tel qu’il le pratiquait ou qu’on le pratiquait autour de lui, n’était donc en réalité qu’une des formes de l’érudition littéraire. Rien de moins naïf que ces dehors apprêtés de la naïveté, de moins simple que cette simplicité d’emprunt, que ces images d’autres images et ces traductions de seconde main ; rien non plus qui satisfasse moins aux strictes exigences pittoresques et qui, sous le prétexte d’épurer la vérité, n’arrive plus complètement à en fausser le sens, à en farder les termes et l’aspect.

Cependant, vers la fin du XVIIIe siècle, un peintre genevois, de La Rive, essayait de restituer à l’art du paysage quelque chose de ses conditions nécessaires, de représenter avec une certaine sincérité les apparences naturelles d’un bois ou d’une prairie. De La Rive toutefois avait séjourné longtemps en Italie; il y avait cherché les moyens de développer son talent en consultant les tableaux des musées plus assidûment encore que la campagne. Aussi, lorsque après son retour dans son pays il voulut rendre les scènes rustiques ou les sites qui l’environnaient, demeura-t-il, malgré lui, un peu trop préoccupé de ses souvenirs et des règles de composition qu’il s’était faites ailleurs. Il osa bien peindre des clairières sans les meubler, suivant l’usage, de termes et d’autels antiques, il ne craignit pas de remplacer sur les bords d’un étang le cygne de Léda par des canards, et Léda elle-même par une vachère; mais il n’aurait eu garde, dans l’ordonnance des lignes et des plans, d’admettre un accident franchement imprévu, une forme, si vraie qu’elle fût, sans consécration classique, sans un précédent quelconque dans les œuvres qu’il avait étudiées. N’importe : de La Rive avait eu le mérite de débarrasser en partie le paysage de l’attirail pédantesque et des ornemens mensongers sous lesquels l’ait en Suisse disparaissait pour ne laisser de place et de rôle qu’à l’artificiel. Encore un effort dans le même sens, encore un pas pour s’éloigner d’un purisme aussi suranné que factice, et la voie que Calame devait parcourir était, sinon ouverte, au moins assez sûrement pressentie pour qu’on en pût reconnaître déjà les entours et les abords.

Il était réservé à Töpffer, le père de l’auteur si connu des Nouvelles genevoises et des Menus Propos, de préparer, d’assurer même ce progrès décisif. Plus ingénument inspiré que de La Rive, de qui il avait été l’élève, plus hardi aussi et plus spirituellement habile dans le choix comme dans l’interprétation de ses modèles, Töpffer est de tous les peintres suisses antérieurs à notre époque celui qui a le moins sacrifié à l’esprit de système, le moins servilement accepté le joug des traditions et des écoles. Il y a de l’originalité, un mélange particulier de bon sens et de verve, comme un parfum du terroir, dans ces nombreuses scènes familières où le peintre nous montre une Noce de village, une Sortie de l’église un groupe de Paysans se rendant au marché, d’autres épisodes encore, tantôt joyeux, tantôt à demi satiriques ou délicatement attendrissans, de la vie des hameaux et des montagnes. Avec moins de science, il est vrai, avec moins de précision dans le faire, les tableaux de Töpffer ont quelque chose des intentions fines que, de nos jours, M. Knaus a si bien réussi à exprimer, sauf cette différence pourtant qu’à force de prétendre intéresser l’intelligence, le peintre de Wiesbaden ne laisse pas d’e lui imposer trop souvent une certaine fatigue, tandis que le peintre de Genève la séduit tout d’abord par le franc exposé des faits, par le caractère simplement vraisemblable des choses.

A ne considérer les œuvres de Töpffer qu’à titre de paysages, et sans le surcroît de valeur qu’elles empruntent au rôle qu’y jouent les figures, elles méritent, il faut le redire, d’occuper une place en dehors et au-dessus des ouvrages du même genre produits en Suisse vers la fin du dernier siècle ou au commencement de celui-ci. Sans doute on serait mal venu à y chercher l’accent de la grandeur, l’empreinte d’un sentiment puissant qui d’ailleurs n’eût guère été de mise dans l’ordre de sujets choisi et devant les modèles qu’il s’agissait de reproduire. En revanche, on y reconnaîtra facilement les témoignages d’un goût à la fois ingénieux et naïf, la volonté et le pouvoir chez le peintre d’étudier de près la nature, d’en rendre les aspects familiers sans ostentation de véracité comme sans fausse honte, la faculté enfin de garder exactement la mesure entre les élégances de convention qui avaient prévalu jusqu’alors et les brutalités tout aussi niaises de ce qu’on appelle aujourd’hui le réalisme.

Tandis que Töpffer faisait ainsi acte d’artiste et de réformateur dans ce domaine de l’idylle, paré de grâces captieuses et de coquetteries puériles par Gessner et par les siens, tandis qu’il se confinait pour ainsi dire dans la contemplation des réalités aimables et dans les vallées, l’industrie, une industrie banale, s’emparait des hautes cimes pour en reproduire, non l’image, mais l’effigie, pour spéculer sur l’abstention de l’art et sur la curiosité accommodante des voyageurs. Déjà les fabricans de gravures et les enlumineurs travaillaient activement à multiplier ces vues de glaciers, de pics, de cascades, tous ces vulgaires fac-simile qui aujourd’hui encore suffisent pour contenter la mémoire des touristes revenus chez eux, comme les gouaches représentant les éruptions du Vésuve répondent, dans les magasins de Naples, aux exigences du goût ou aux besoins d’autres voyageurs. Parfois cependant le talent, sans s’aventurer encore ni très hardiment ni très loin, s’était laissé séduire par l’espoir d’un certain succès et par la nouveauté même de la tâche. Deux graveurs établis à Genève, Aberli et le Prussien Charles Hackert, un peintre de Neufchâtel, Maximilien de Meuron, avaient essayé de soustraire les régions supérieures des Alpes à la domination exclusive des ouvriers graveurs et des marchands; mais en général l’art était demeuré absent de ces entreprises topographiques. Importé en pareil lieu par M. Diday et par Calame, il allait donc s’implanter dans un sol vierge, le féconder, si tant est que la chose fût possible, et en tout cas donner à la tentative un caractère assez sérieux pour exciter légitimement l’intérêt.

On a vu qu’avant de devenir l’élève de M. Diday, Calame s’était condamné pendant quelque temps à la besogne d’enlumineur, et que ses désirs mêmes n’allaient pas d’abord au-delà du succès que cet humble métier procurait à ses confrères. Est-ce alors, qu’il prit le goût des modèles promis un peu plus tard à son pinceau? Est-ce, comme on l’a dit, l’influence de Rodolphe Töpffer qui le détermina dans son choix, ou bien les premières courses qu’il fit vers les âpres sommets lui révélèrent-elles sa véritable vocation? Les notes et les lettres que Calame a laissées sont muettes à ce sujet: mais elles témoignent en toute occasion d’une passion si vive pour ce que l’artiste appelle quelque part « des trésors de sauvagerie, des motifs de pages admirables, » que de ces trois suppositions la dernière paraît la mieux fondée. Il y a tout lieu de croire qu’en adoptant le genre de peinture auquel il a su attacher son nom, Calame se créait bien moins un système qu’il n’obéissait à des suggestions spontanées et à la voix de l’instinct. Que les exemples de son maître aient contribué à lui épargner les recherches ou les incertitudes, cela est probable. Ces secours toutefois furent promptement mis à profit, ces exemples bien vite dépassés. Dès ses débuts publics, Calame avait réussi à s’élever au premier rang, à définir nettement son programme, à faire pressentir en un mot l’objet et les mérites de ses travaux futurs par les caractères mêmes de ses travaux actuels.

Une toile conservée aujourd’hui dans le musée de Genève et autrefois exposée à Paris (Salon de 1839), l’Orage à la Handeck, montre assez quelles franches intentions de réforme animaient le jeune peintre il y a près de trente ans, avec quel zèle il entreprenait de démentir le passé et d’installer la foi nouvelle sur les ruines du vieux dogme pittoresque. Que subsiste-t-il ici des mièvreries pastorales de l’autre siècle? Qu’y a-t-il de commun entre l’aspect de cette nature en désordre, de cette végétation tourmentée et comme éperdue sous la tempête, et la régularité compassée, la symétrie placide des plans et des horizons dans les paysages peints en Suisse, même depuis de La Rive? Qu’on ne s’exagère pas pourtant l’audace des innovations introduites par Calame. Si, par le caractère du site et le choix de l’effet, l’Orage à la Handeck atteste chez celui qui l’a représenté la volonté formelle de ne reculer ni devant le mouvement convulsif des lignes, ni devant les proportions immenses d’objets plus propres peut-être à défrayer l’habileté d’un peintre de panoramas que l’art d’un peintre de tableaux, les moyens d’exécution employés pour rendre cette scène de violence expriment l’assiduité bien plutôt que la verve, l’étude et le soin des parties accessoires au moins autant que la préoccupation de l’ensemble.

En ce qui concerne le dessin et le modelé, la touche, les particularités même du faire, la manière de Calame ne rappelle rien, tant s’en faut, des entraînemens pittoresques et de la pratique impétueuse d’un Salvator Rosa. Elle ne se ressent pas davantage de certains progrès accomplis par nos paysagistes modernes dans le sens de la souplesse et de l’ampleur. Aussi ne saurait-on, sans préjudice pour cette manière un peu grêle, en rapprocher les spécimens des œuvres que nous avons vues se succéder depuis les paysages d’Orient si largement peints par Marilhat jusqu’aux toiles où le pinceau de M. Français se montre si délicat, mais d’une délicatesse sans minutie. Contraste singulier : pour traiter des sujets majestueux jusqu’à l’apparat, pour rendre la grandeur à outrance, Calame, a recours à des procédés que justifieraient à peine des thèmes d’une portée restreinte et d’un caractère inhérent à la précision des détails. C’est par ces habitudes de fidélité rigoureuse dans la pratique, par cette patience de l’outil et de la main, qu’il se rattache aux inclinations et aux coutumes de l’esprit national; c’est ainsi qu’en dépit de son rôle de novateur il continue à quelques égards des traditions invétérées, et que, comme Léopold Robert, mais avec moins de retenue encore, il laisse percer l’instinct et le goût de la mécanique jusque dans les témoignages de l’art et d’un art poétiquement inspiré.

Lorsque les premiers tableaux de Calame parurent à Genève et dans quelques autres villes de la Suisse, de pareilles imperfections, rachetées d’ailleurs par les preuves d’un talent incontestable, risquaient assez peu de compromettre le succès du peintre auprès de gens naturellement enclins à l’indulgence. Aussi, ni parmi les artistes, ni dans le public, personne ne songea-t-il à lui reprocher des torts de détails que chacun se fut involontairement donnés à sa place. On ne vit pas ce qui, dans l’exécution, pouvait en partie démentir les conditions implicites et les caractères généraux des sujets; on se contenta d’admirer que ces sujets eussent été traités et qu’un artiste se fût rencontré pour dire tout haut ce que M. Diday n’avait encore qu’assez timidement murmuré, pour regarder en face et pour rendre sans hésitation des vérités que celui-ci avait entrevues et pressenties plutôt qu’affirmées. Bref, aux yeux de tout le monde, le paysage alpestre avait trouvé son peintre : il eut bientôt son théoricien.

Dès l’année 1843, Rodolphe Töpffer publiait dans la Bibliothèque universelle de Genève un véritable manifeste où, après avoir fulminé contre «les doctrines conventionnelles du feuilleton et les traditions d’école ou d’atelier, » il proclamait l’avènement du nouveau dogme, en définissait les principes, en célébrait un peu emphatiquement les vertus, sauf à condamner sans marchander les obstinés ou les incrédules à se morfondre en dehors de « cette enceinte nouvelle où, s’écriait-il, l’art pressent des moissons à faire et des palmes à cueillir. » Et il ajoutait : « Artistes, mes compatriotes, ne le perdez pas de vue, ce domaine; faites-en la garde, profitez des beaux jours pour vous y introduire un à un, guettant, regardant, observant, étudiant; puis, le moment venu, jetez-vous-y en foule sur la trace du plus habile, et que la gloire de votre conquête illustre la patrie ! »

La foule ne se précipita point dans le champ de l’art, comme Töpffer le lui recommandait avec quelque excès de confiance peut-être dans les aptitudes du génie national; mais elle avait reconnu déjà, elle continua de saluer dans Calame « le plus habile, » et les plaidoyers, on dirait presque les prédications esthétiques de l’écrivain aidant, la cause du paysage alpestre se trouva à peu près gagnée, même au-delà des frontières de la Suisse. Il y eut bien çà et là quelques résistances. En France, par exemple, la critique, tout en louant unanimement le talent du paysagiste genevois à mesure que les preuves de ce talent se succédaient au Salon, la critique ne laissa pas d’hésiter quelquefois sur l’excellence de la doctrine et même d’en signaler en passant les côtés défectueux ou les dangers; mais on tint moins de compte, en général, des principes que Calame entendait faire prévaloir que de la manière dont il savait les mettre en œuvre. Quelques années s’étaient écoulées à peine depuis les débuts du peintre que celui-ci avait déjà conquis une renommée universelle, et que les commandes de tableaux pour les palais de la France, de la Russie ou de l’Allemagne, aussi bien que pour les collections particulières dans plusieurs autres pays, les distinctions honorifiques, les récompenses et les succès de toute sorte lui étaient venus pour se renouveler ensuite et se multiplier de plus en plus.

A aucune époque néanmoins, l’importance attachée aux œuvres qu’il avait signées n’inspira à Calame la pensée, la tentation même de spéculer sur sa réputation et d’exploiter le passé au profit de l’heure présente. Avide de progrès, passionnément épris de son art, jamais il ne se reposa dans la situation qu’il s’était faite; jamais il ne prit conseil de la célébrité acquise pour s’épargner de nouveaux efforts, s’accommoder de travaux faciles ou s’abaisser jusqu’à vendre son nom. A la fin de sa vie comme au commencement de sa carrière, il abordait chaque tâche avec un tel emportement de zèle, il la poursuivait avec une si opiniâtre application, qu’il en perdait même le sentiment du besoin ou de la fatigue, et que bien souvent, le soir venu, le repas du matin se retrouvait intact dans l’atelier, sur la table où il était déposé depuis bien des heures. Peut-être les mœurs simples et invariablement laborieuses de Calame ne réussirent-elles pas toujours à écarter de lui les accusations de hauteur et d’orgueil; peut-être cette existence partagée tout entière entre l’étude et les joies tranquilles du foyer domestique servit-elle quelquefois de prétexte à des allégations malignes que le monde porte d’ordinaire contre les gens qui se passent trop volontiers de lui. Certains bruits parvenus jusqu’en France donneraient du moins à penser que ces petites tracasseries, assez communes dans la société genevoise, ne furent pas épargnées à Calame, et que, même parmi ceux qui avaient fait profession d’abord d’être ses admirateurs ou ses amis, quelques-uns essayèrent, en dénigrant le peintre, de se venger de l’homme, de ses apparentes froideurs, de sa célébrité grandissante, et aussi de l’accroissement de sa fortune.

S’agissait-il d’autres ennuis à subir, d’autres fatigues à braver; fallait-il entreprendre de pénibles courses dans ces montagnes tant de fois visitées, mais qui pouvaient révéler à l’artiste quelque secret encore, fournir l’occasion de quelque progrès : nous voyons dans les lettres de Calame avec quelle ardeur il court, malgré l’extrême délicatesse de sa santé, à la recherche de ces beautés nouvelles, avec quel enthousiasme il les rencontre et les décrit, ou bien quels pieux efforts il lui faut faire pour se résigner, le cas échéant, à l’inaction. « Pendant l’orage, écrivait-il dans une de ses courses à la Handeck, ces montagnes sont d’une sauvagerie effrayante, laissant apercevoir par momens des abîmes sans fond, des sapins suspendus sur le vide, les uns déracinés par la tempête, les autres pleins de vie encore et de vigueur, mais frappés de la foudre et déjà inclinés au-dessus de ces profondeurs que l’œil ne peut sonder. Ce spectacle m’émeut, il me transporte; la passion me vient de m’approprier toutes ces belles choses, mais, après avoir tenté un travail fiévreux, je me trouve n’avoir exprimé qu’une pâle image de cette sublime et saisissante nature. La faiblesse de l’homme me surprend, et je me demande s’il lui est donc impossible de scruter ces mystérieuses beautés. » Une autre fois, ce n’est pas la difficulté même du travail qui préoccupe et tourmente l’artiste, c’est l’impossibilité absolue de travailler, c’est l’oisiveté à laquelle le condamnent le mauvais temps et la maladie. — « Toujours la pluie! Je sens le dépit m’arriver au galop, et, malgré toute ma philosophie, je ne parviens à le maîtriser qu’imparfaitement... Depuis trois jours, le soleil avait reparu, mais j’ai dû gémir dans un mauvais lit; l’air âpre de la montagne m’oblige à descendre dans la plaine. Ah ! n’oublions pas que nous sommes sous la main de Dieu et qu’il dispose de nous selon sa sainte volonté ! » Que le ciel vienne à s’éclaircir toutefois, et que les souffrances physiques diminuent un peu, Calame oubliera bien vite ses mécomptes de la veille, et il écrira, à la fin d’une journée consacrée à un « voyage de reconnaissance » au Mont-Pilate : « Ici la nature est merveilleusement belle, depuis ces pics gigantesques perdus dans les nues, dont on aperçoit de tous côtés une étendue immense, jusqu’à ces riches pâturages tout mouchetés de vaches, de moutons, qui ressemblent, dans les bas-fonds où ils circulent, à des grains de sable doués de mouvement... Je suis amoureux de cette scène magnifique; mon cœur déborde d’admiration. L’air est si léger que je sens ma tête se dégager; je suis à une hauteur de deux mille six cents pieds, je me sens de l’appétit, le baromètre monte, et je suis tout plein d’espoir. »

Au retour de chacun de ces voyages à la vérité, il fallait que le courageux artiste expiât par quelques semaines de repos forcé ses excès récens de travail et de fatigue ; il fallait qu’il allât demander à des eaux thermales la vigueur nécessaire pour mettre en œuvre les documens recueillis. Qu’importe? Il possédait maintenant ces documens, il s’était approvisionné d’études, de souvenirs, il avait enfin le plus précieux et le plus difficile : avec la volonté, avec la ferme résolution d’obtenir le reste, ce qui manquait encore ne ferait pas longtemps défaut. Un moment vint pourtant où la volonté ne suffit plus. Privé d’un œil dès sa jeunesse et à la suite d’un accident, Calame avait pu lutter victorieusement contre les obstacles insurmontables en apparence qu’une pareille infirmité oppose au développement du talent, sinon même aux travaux d’un peintre; il avait, au mépris des fatigues ou de la maladie, réussi à produire plusieurs centaines d’œuvres dans un espace de temps qu’un artiste valide eût jugé trop court pour en accomplir la moitié. Tout ce que l’énergie morale peut soumettre des résistances de la complexion, il l’avait combattu sans relâche et à peu près réduit pendant quelques années; mais la nature finit par se venger de cette contrainte, de cette domination à outrance. Une maladie de poitrine étant venue achever la ruine de forces presque complètement épuisées déjà, Calame, âgé de cinquante-quatre ans, expirait le 17 mars 1864 à Menton, où sa famille l’avait conduit dans l’espoir d’une guérison à laquelle lui-même ne croyait plus bien avant le jour où il quittait pour jamais son pays[3].

Dans les dernières années, Calame avait cessé d’envoyer ses tableaux aux expositions publiques, non pas que son talent eût faibli ou que l’activité de son pinceau se fût ralentie, mais parce que l’amère douleur qu’il éprouvait de la perte de trois enfans lui avait inspiré le besoin d’une retraite absolue en même temps que celui d’une vie plus studieuse que jamais. Peut-être aussi l’injustice ou la vivacité de certaines attaques ne fut-elle pas sans influence sur la détermination qu’il prit de dérober désormais ses œuvres à la publicité. Très sensible de tout temps aux éloges ou au blâme, Calame en effet était devenu, en matière de critique, d’une extrême susceptibilité, bien que, de son côté, il ne se fît pas faute de malmener quelque peu les adversaires de ses opinions, témoin ce passage d’une lettre, écrite en 1856 et depuis lors imprimée, à l’adresse de ceux qui ne travaillaient, selon lui, qu’à « propager des théories de l’autre monde, imaginées par des esprits d’une autre planète, théories que l’on publie à son de trompe, ni plus ni moins que les édits des empereurs. » Quoi qu’il en soit, si Calame ne rechercha plus les occasions de succès publics, si le bruit ne se fit plus autour de ses tableaux, comme à l’époque où il exposait cette Vue du Mont-Rose, conservée aujourd’hui au musée de Neufchâtel, et qu’il dut répéter jusqu’à quatre fois en réponse à des sollicitations qu’on lui adressait de toutes parts[4], les toiles qui sortaient de son atelier pour aller directement prendre place dans des collections privées ne rencontraient ni une admiration moins fidèle ni des suffrages moins empressés.

La Vue du Mont-Rose que nous venons de rappeler mérite d’être citée parmi les œuvres les plus remarquables de Calame tant à cause de l’importance de la donnée primitive qu’en raison des modifications apportées à celle-ci dans les divers exemplaires qui la reproduisent. Bien que les cinq Vues du Mont-Rose présentent à peu près la même ordonnance générale, et que la chaîne de montagnes occupant l’horizon se dessine dans chacun de ces tableaux sans variantes considérables, les différences sont essentielles entre les détails qui garnissent les premiers plans, entre les élémens de composition successivement choisis pour mettre en relief par le contraste les formes rudes ou tourmentées qui se dressent au fond de la scène. Afin d’accuser d’autant mieux les lignes aiguës de ces pics s’élançant à perte de vue vers le ciel, afin d’accentuer l’aspect sinistre de ces masses travaillées par des forces mystérieuses, Calame s’est attaché, avec un surcroît d’application, à définir dans le sens de la grâce les intentions épisodiques, à mesure que les répétitions du tableau de Neufchâtel se multipliaient sous son pinceau. Tantôt des pentes couvertes de gentianes en fleur s’arrondissent sur les devans, où s’épanouissent d’autres richesses, d’autres témoignages de la vie faits pour consoler le regard des images d’aridité et de mort qui s’étagent jusqu’aux glaciers et aux cimes neigeuses; tantôt de vertes prairies s’étendent au pied des roches d’où la terre végétale a glissé comme pour venger sa fécondité inutile et pour porter les germes qu’elle recèle dans des lieux dignes de les voir éclore. Il y a dans la fermeté et la délicatesse avec lesquelles ces oppositions sont ménagées et rendues les preuves d’une vive intelligence des conditions poétiques inhérentes au sujet. Quant à la peinture proprement dite, si elle offre encore ici quelque chose de cette exiguïté dans la pratique qu’on doit reprocher à l’Orage à la Handeck, elle atteste du moins une expérience plus sûre, un sentiment plus souple du coloris, et malgré l’insuffisance de l’art, même le plus habile, en face de pareils thèmes, les diverses compositions que le Mont-Rose a inspirées à Calame justifient la renommée de celui qui les a conçues.

Parmi les ouvrages successivement envoyés à Paris par Calame, depuis la Vue de la vallée d’Anzasca, achetée pour la maison du roi en 1841, jusqu’au Lac des Quatre-Cantons, acquis par l’empereur à la suite de l’exposition universelle de 1855, — la dernière à laquelle le peintre genevois ait pris part dans notre pays, — plusieurs ornent aujourd’hui des habitations particulières. Nous citerons, entre autres, un Paysage appartenant à Mme Jameson, morceau d’une facture un peu pesante, mais d’une belle ordonnance, — une jolie Vue du lac de Lucerne, à M. Théodore Vernes, — et surtout une toile (peinte aussi pour un des membres de la famille Vernes) représentant une Vue du Mont-Blanc, prise des hauteurs entre Genève et Lausanne. Dans les premiers plans de ce tableau, il est vrai, quelque chose se retrouve des défauts ordinaires de Calame. Un groupe d’arbres à droite est traité avec une certaine dureté dans le ton, avec une certaine mesquinerie de pinceau; les terrains enveloppés d’ombre qui s’étendent parallèlement à la base du tableau ne sont exempts ni de sécheresse au point de vue de l’exécution, ni de lourdeur sous le rapport du coloris. En revanche, toute la partie qui apparaît de l’autre côté du lac de Genève, c’est-à-dire la chaîne des montagnes entourant le Mont-Blanc, et éclairées par les rayons du soleil couchant, est modelée avec une ampleur et coloriée avec une souplesse dont on trouverait difficilement dans les autres travaux du peintre des témoignages aussi concluans. Si l’Orage à la Handeck du musée de Genève et le Mont-Rose du musée de Neufchâtel peuvent être regardés comme les spécimens principaux du talent de Calame dans l’ordre des sujets terribles ou des scènes compliquées, la Vue du Mont-Blanc mérite d’être proposée comme le meilleur exemple des inspirations sereines qu’il est arrivé parfois à ce talent de rencontrer.

Un autre tableau également à Paris[5] et très propre aussi à donner la mesure des aptitudes et de l’habileté de Calame est celui où il a représenté le Wetterhorn, une des plus hautes montagnes de la chaîne des alpes bernoises. Dans cette œuvre peinte en 1863, et la dernière que l’artiste ait signée, l’exécution matérielle a une aisance et une fermeté qui, loin de faire pressentir la décadence, attestent plutôt les progrès du talent. L’effet, triste suivant la coutume, le coloris, plombé comme dans la plupart des tableaux précédens, sont du moins en exacte harmonie avec les caractères de la scène, avec la poésie lugubre que respirent ces montagnes dénudées, ces lieux où rien ne vit que quelques arbres rabougris et quelques mousses malingres. Au fond s’élève le Wetterhorn, dont les aiguilles semblent sortir d’un océan de neige pour aller déchirer les sombres nuages que l’orage est venu amonceler autour d’elles et en arracher un pâle rayon reflété au premier plan dans les eaux bouillonnantes d’un torrent. Sauf cette sinistre éclaircie, pas un jeu, pas un écho de lumière. Le groupe de sapins placé au centre de la composition, les deux masses de rochers qui la limitent à droite et à gauche, tout est envahi par l’ombre, tout, excepté le torrent qui se précipite avec fureur, est immobile, inerte, et comme oppressé sous le poids des lourdes nuées d’où va s’échapper la foudre. Il est difficile de mieux rendre ce recueillement inquiet, ces angoisses silencieuses de la nature au moment qui précède le déchaînement de la tempête; il est difficile aussi de se jouer plus hardiment des obstacles qu’opposent à l’exécution d’un tableau l’extrême aridité des élémens pittoresques, la monotonie d’un site sans végétation, d’un ciel sans lumière, d’un sol partout dépouillé. Si, comme le pensait Calame, en matière de paysage, toute vérité est bonne à dire, nul doute qu’en formulant celle-ci il n’ait fait preuve d’une éloquente franchise et d’une rare force d’expression.

On ne saurait mentionner ici ni analyser une à une toutes les œuvres produites par Calame avec le pinceau, la pointe ou le crayon; ce serait retomber dans des redites et multiplier à l’excès les témoignages supplémentaires là où quelques exemples principaux suffisent. Quelles que soient ces œuvres en effet, tableaux ou dessins, lithographies ou eaux-fortes, elles procèdent de principes invariables, d’une constante unité de sentiment et de doctrine. Objectera-t-on comme des infidélités à la manière habituelle du peintre certains tableaux exécutés par lui lorsqu’il eut visité l’Italie, — les Ruines de Pœstum entre autres, et, dans la série qui représente les quatre saisons de l’année, ce Printemps, aux apparences un peu surchargées d’ailleurs, où toutes les magnificences d’une villa des environs de Rome s’étalent à côté des richesses renaissantes de la végétation? Même en traitant de pareils sujets, Calame garde le goût et le souvenir des paysages de sa patrie. En face des lignes austères, du calme majestueux des plaines de la Grande-Grèce, comme en face de la beauté radieuse des montagnes et des bois de la Sabine, il se préoccupe encore des lignes saccadées et des effets tumultueux que ses regards étaient accoutumés à étudier. S’agit-il par exemple, dans le recueil de lithographies publié en 1847 sous ce titre : Sites variés de paysages, de donner place à une étude de la Campagne de Rome, Calame s’empressera d’appeler un orage à son aide pour transformer les élémens de la scène, en quereller la simplicité, en bouleverser l’effet. Une autre fois, la donnée choisie est-elle une Vue du lac d’Albano, c’est-à-dire d’un lieu dont le charme principal consiste dans la franchise, dans la limpidité de l’aspect, — un voile de brume viendra envelopper les seconds plans, et dérober sous une physionomie d’emprunt les traits les plus significatifs de cette nature méridionale. Partout et toujours la recherche et l’amour des faits en dehors de l’ordinaire, le besoin de la vérité, mais d’une vérité insolite, presque indiscrète; partout l’expression d’une émotion vive, mais un peu systématiquement ressentie, et par cela même uniforme, malgré l’étrangeté des types et la diversité des sites reproduits.

Nous le disions en commençant, l’entreprise tentée par Calame n’est pas de celles qui marquent dans l’histoire de l’art un progrès absolu, l’ère d’une découverte féconde, parce que, si brillamment qu’elle ait été menée, cette entreprise n’en demeure pas moins erronée dans son principe. Elle ne nous semble avoir abouti à rien de plus qu’à des preuves, une fois données, de volonté et de talent personnels. Même parmi les élèves du maître, bon nombre n’ont pas tardé à se détourner de la voie où ils étaient entrés à sa suite, pour se réfugier, comme le plus habile d’entre eux, M. Castan, dans l’étude de la nature paisible et de la vérité sans bizarrerie. Le mérite de Calame est d’avoir travaillé avec une énergique bonne foi à se créer une méthode neuve, de n’avoir pas spéculé, pour arriver au succès, sur des combinaisons d’idées anciennes, de s’être proposé enfin un idéal particulier, et d’en avoir poursuivi la réalisation sans s’effrayer des obstacles ni des périls. Son tort est de n’avoir pas assez compris que le courage pouvait ici dégénérer facilement en imprudence, que beaucoup de ces difficultés ne devaient pas même être abordées, et qu’en voulant s’approprier les plus rares curiosités de la nature, l’art courait le risque de forcer ses ressources, de compromettre ou d’exagérer sa fonction.

« Telle scène des Alpes, a écrit Calame, peut, aussi bien que la mer et les lointains les plus fuyans d’un pays plat, donner l’idée de l’infini. Ce n’est donc pas dans la configuration des Alpes qu’il faut chercher la cause du peu d’attrait, de la froideur qu’on remarque dans les reproductions qu’on en fait; ce n’est pas non plus dans la couleur qui leur est propre, et qui, aussi bien que dans tout autre pays, a ses splendeurs et ses harmonies. Il faut la voir dans le peu de sérieux et de persévérance qu’on met à les étudier, dans les partis-pris et les systèmes d’école qui s’accommodent mieux d’une nature où ils trouvent leur application que de celle qui rejette tout préjugé, tout système, et devant laquelle un grand maître en plaine n’est qu’un enfant, s’il ne l’aborde avec l’attention qu’elle réclame.» Est-ce bien en effet à des préjugés, à l’irréflexion ou à la paresse qu’il convient d’attribuer l’impuissance ou l’abstention formelle des artistes en pareil cas? Nous croyons au contraire que, là où il y a eu tentative, l’insuccès tient aux conditions mêmes de la tâche, et qu’ailleurs, en récusant les modèles que devait se proposer Calame, le talent obéissait à de sages défiances, à un sentiment judicieux de ses propres forces. Sans doute, comme tout autre genre de peinture, la peinture de paysage a le droit de se prendre même à ce qui est irrégulier pour nous faire pressentir le beau et l’infini, sans doute il lui appartient de traduire autre chose que des réalités en bon ordre et de nous dénoncer la main de Dieu jusque dans les témoignages apparens de ses caprices; mais il ne faut pas qu’en prétendant relever l’empreinte de cette main divine, elle s’arroge le privilège d’en contrefaire toutes les œuvres; il ne faut pas qu’à force d’humilier notre imagination devant les inconcevables prodiges, elle la désintéresse de la beauté simple, des phénomènes à notre taille, du vrai dans ses rapports avec nous. Au point de vue de l’art, les objets naturels ne sauraient comporter seulement la signification qui résulte du fait même de leur existence, si éloquent d’ailleurs que soit ce fait: ils recèlent encore une vie indépendante en quelque sorte de leurs apparences. C’est à l’artiste d’accepter celles-ci, non pas comme les manifestations d’un beau formel et une fois exprimé, mais comme les élémens et les signes d’un autre beau correspondant aux besoins de la pensée humaine, à ses facultés, à ses habitudes même, et permettant au sentiment personnel d’intervenir dans l’imitation de la réalité. Or comment des types sans proportion d’aucune sorte avec les moyens d’analyse et d’assimilation pittoresques autoriseraient-ils cette intervention ? Pourquoi essayer de développer un thème déjà trop vaste en soi ou d’en corriger la lettre au point d’en anéantir l’esprit? De deux choses l’une, ou les glaciers et les rochers énormes de la Suisse devront être transportés sur la toile à l’état de pures effigies, et alors le rôle du peintre se réduira à celui d’un appareil photographique, ou bien les modèles donnés serviront de prétexte à je ne sais quelles fantaisies où l’imagination pittoresque se compromettra par ses licences et ne laissera rien subsister du vrai. Il faudra opter entre l’abandon et l’abus de l’art, entre la véracité niaise du daguerréotype ou de l’imagerie et ces mensonges fantasmagoriques dont les compositions de l’Anglais Martin ont popularisé l’emploi. Dans un cas comme dans l’autre, les résultats demeureront en dehors des exactes conditions de la peinture. Le mieux eût donc été de ne pas s’attaquer à des scènes qu’on ne peut ni rendre littéralement sans rester en-deçà du but, ni essayer de réviser ou d’embellir sans s’aventurer fort au-delà.

Faut-il conclure de ces observations que Calame mérite les reproches de la critique pour avoir préféré aux lointains exemples les modèles fournis par la contrée natale? Une pareille conclusion serait une injustice et une erreur. Qu’un artiste suisse étudie et reproduise la nature de la Suisse, comme les Carrache et le Dominiquin se sont, dans leurs paysages, inspirés de la nature italienne, comme Ruysdaël a représenté les environs d’Amsterdam et de Harlem ou Bakluysen les eaux du Zuyderzée, — rien de mieux. C’est par une contemplation familière des objets qu’on arrivera sûrement à en faire revivre la physionomie et à en dégager le sens; mais il n’est pas nécessaire pour cela de se réfugier dans des lieux ignorés du vulgaire, de se faire l’hôte des déserts ou des sommets. Il suffit de savoir choisir et de bien voir là même où les yeux d’autrui sont le plus accoutumés à regarder. Les motifs qui ont défrayé tous les paysages de Poussin et de Claude le Lorrain se retrouvent dans un rayon de quelques milles autour de Rome. Plus récemment, parmi les maîtres paysagistes français qui se sont fixés en Italie depuis Didier Boguet jusqu’à Chauvin, aucun ne s’est avisé d’aller à grand’peine demander aux pentes bouleversées de l’Etna ou au cratère du Vésuve les secrets d’un beau qui se révélait de lui-même dans les campagnes du Latium et sur les coteaux de Tivoli. Si, à l’époque où Poussin habitait l’Italie, la merveilleuse grotte d’azur à Capri eût été découverte, il est au moins probable qu’il se fût bien gardé d’en faire le sujet d’un de ses tableaux, comme, s’il eût vécu en Savoie ou en Suisse, il eût admiré sans les peindre la Mer de Glace ou la Jung-frau pour s’emparer des sites plus restreints, mais plus dignes de l’art, qui s’échelonnent à la base.

Dira-t-on que Poussin lui-même n’a pas refusé toujours d’entrer en lutte avec les scènes de désolation et de violence, qu’il a entrepris par exemple de représenter le déluge, et que la peinture d’un pareil drame ne laisse pas apparemment d’autoriser ses successeurs à traiter des sujets moins vastes et à tous égards moins terribles? Qu’on ne s’y méprenne pas toutefois. Pour exprimer l’immensité du désastre ou plutôt pour nous la faire pressentir, le sage maître s’est contenté de réduire à des formes épisodiques, mais significatives, le spectacle des ravages universels. Ce qu’il montre à nos yeux n’est pour lui qu’un moyen de stimuler l’essor de notre imagination, d’associer si bien celle-ci à sa propre pensée et à ses intentions secrètes, qu’elle en complète l’expression au-delà du cadre tracé, et qu’elle devine avec certitude les caractères d’un ensemble absent sur la foi que lui inspire l’énergique vraisemblance de quelques détails. C’est à l’aide de semblables réticences qu’un peintre de batailles satisfera aux conditions épiques de sa tâche. Une poignée d’hommes aux prises, dans toute la fureur du combat, comme les Cavaliers de Léonard ou comme les soldats que Gros a groupés sur le rivage d’Aboukir, nous donnera mieux l’idée d’une action générale que si le peintre, à l’exemple de Carle Vernet dans la Bataille de Marengo, en avait signalé les divers mouvemens stratégiques et retracé tous les aspects. En nous représentant telle scène grandiose de la nature, un paysagiste à son tour produira sur nous une impression d’autant plus sûre qu’il aura plus scrupuleusement évité d’en délayer les élémens et plus sobrement résumé en quelques traits caractéristiques la physionomie compliquée ou les apparences démesurées de son sujet.

Le paysage, tel que l’a compris et pratiqué Calame, a ce défaut de prétendre tout embrasser et tout dire, même l’incommensurable, même l’indicible, au lieu de s’appliquer seulement à la représentation de certaines vérités saillantes et strictement conformes aux ressources de la langue pittoresque. Il a aussi ce danger d’exposer le talent à se dépenser dans des entreprises dont les résultats seront plus propres à étonner le regard qu’à l’intéresser au beau et à lui en révéler les secrets. Voilà pourquoi, malgré les aspirations élevées et l’habileté considérable qu’ils attestent, les tableaux du peintre genevois n’ont le plus souvent qu’une valeur relative et des mérites insuffisans. N’insistons pas au surplus sur les imperfections ou les périls des théories qui avaient séduit Calame, sur certaines difficultés insurmontables de la tâche qu’il s’était imposée. Le moment ne nous semble pas bon pour cela. Maintenant qu’une étrange esthétique travaille à expliquer le beau par l’expression éhontée de la foi matérialiste et le talent par la perception irréfléchie du fait, ce serait favoriser malgré soi les progrès de ces tristes erreurs, ce serait presque s’en faire le complice que d’accuser trop sévèrement la doctrine et la méthode contraires, même dans ce qu’elles peuvent avoir d’excessif. Si les ambitions de Calame ont, quant à l’application, dépassé quelque peu la limite des audaces permises, si le peintre des gigantesques solitudes de la Handeck et du Mont-Blanc s’est laissé aller à confondre parfois avec les scènes faites pour encourager le pinceau les merveilles qui le déconcertent par l’immensité des proportions, ces efforts imprudens ou ces méprises n’en avaient pas moins pour point de départ une croyance noble en soi, un ardent amour de la nature et de l’art dans leur signification idéale. Il n’y a donc que justice à saluer d’aussi respectables convictions, lors même qu’elles ne réussissent pas complètement à rencontrer leur exacte formule, lors même qu’elles se laissent deviner, comme ici, sous des apparences tantôt incomplètes, tantôt confuses, à force de confiance du peintre dans son art et dans les beautés mêmes qu’il n’a pas le pouvoir d’exprimer. C’est principalement en pareil cas qu’il convient d’apprécier le caractère des intentions, et, pour un artiste après tout, l’honneur est plus sérieux d’avoir entrevu et décrit quelque chose de la majesté infinie que d’avoir su rendre en perfection, mais avec une perfection servile, les détails de la vérité palpable et les muettes apparences de la réalité.


HENRI DELABORDE.

  1. M. Diodati de Morsier.
  2. Hippolyte Flandrin d’ailleurs professait une grande estime pour le talent de Calame. Dans une lettre adressée à son frère à propos du Salon de 1842, il mentionne parmi les morceaux les plus remarquables de l’exposition « un beau Calame. » Le tableau que Flandrin n’hésitait pas à qualifier ainsi représente un Site des environs du lac des Waldsletten, canton de Schwitz.
  3. Calame pressentait sa fin dès l’été de 1863, à l’époque où il faisait dans la haute région des Alpes un voyage qui devait être en effet le dernier. Une des études qu’il peignit alors porte inscrits sur le dos de la toile quelques vers touchans dans lesquels l’artiste adresse ses adieux à la nature qu’il est venu revoir, à ces chers modèles qui l’avaient si souvent inspiré.
  4. La première idée de ce tableau avait été suggérée à Calame par son ami Rodolphe Töpffer. Il exécuta d’abord en petit, pour M. le professeur Auguste de La Rive, la scène qu’il développa ensuite sur la toile que possède le musée de Neufchâtel. Deux répétitions du Mont-Rose appartiennent, l’une à M. Schletter à Leipzig, l’autre à M. Kunkler du Vallon. Une autre répétition du même paysage se trouve aujourd’hui en Hollande.
  5. Cette toile a été envoyée de Genève pour figurer dans la vente prochaine des tableaux et des études qu’a laissés Calame et appartenant à sa famille.