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La Peinture de portrait en France – François Gérard

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LA
PEINTURE DE PORTRAIT
EN FRANCE

FRANÇOIS GÉRARD
Œuvre du baron Gérard, Paris 1852-1856.


Il est une assertion qu’on rencontre assez fréquemment dans les écrits sur les beaux-arts. — Les œuvres de la peinture française, envisagées en général, trahissent, dit-on, une méthode versatile, une réaction perpétuelle du présent contre le passé. Les talens ne se succèdent en France qu’à la condition de s’isoler les uns des autres. Au lieu de reproduire les traits communs à toute une race, ils se distinguent chacun par une physionomie absolument personnelle ; au lieu de filiation directe et de progrès réguliers, ils n’accusent qu’un développement fortuit et comme des origines de hasard. — À ne considérer que les surfaces de l’art national, il y a du vrai dans ce jugement. Les allures du style, les formes de l’expression, tout ce qu’on pourrait appeler la syntaxe pittoresque a bien souvent changé dans notre pays. L’époque actuelle en particulier semble avoir sur ce point le goût des révisions radicales, et ce n’est pas l’école du XIXe siècle, avec ses brusques reviremens, ses mœurs anarchiques et ses caprices, qu’il conviendrait d’appeler en témoignage de l’homogénéité de l’art français. Cependant, si l’on cherche à démêler sous les diverses transformations qu’il a subies les lois fixes qui le régissent, l’unité ressort de tant de contrastes apparens, et certaines aptitudes héréditaires, certaines inclinations communes viennent relier entre eux des talens que l’on pouvait, à première vue, croire en désaccord. Comment s’expliquer, par exemple, l’habileté supérieure avec laquelle la peinture de portrait a été traitée de tout temps en France, si l’on refuse aux peintres de ce pays un fonds de qualités instinctives, des privilèges d’intelligence transmis avec le sang, et, jusqu’à un certain point, des doctrines permanentes ? À coup sûr, dans cet ordre de travaux comme ailleurs, bien des différences se font sentir, qui résultent de la mode et des influences régnantes ; bien des variations de goût, de style et de pratique donnent à chaque groupe d’œuvres sa signification particulière et sa date. Que l’on ne s’y méprenne pas toutefois, ces œuvres diffèrent sans se contredire. Les témoignages d’une pénétration singulière, une intelligence profonde de la physionomie et du caractère des modèles, l’expression en un mot de la vérité morale, voilà ce qui recommande les portraits de l’école française, à quelque époque qu’ils appartiennent ; voilà ce qu’il faut admirer plus encore que les qualités purement pittoresques dans les crayons de Dumonstier ou de Quesnel comme dans les pastels de Nanteuil et de Latour, dans les miniatures à l’huile du XVIe siècle comme dans les émaux du XVIIe, dans les toiles de Robert Tournières, de Largillière et de leurs contemporains, comme dans les toiles qu’ont signées leurs successeurs.

Pour réduire à sa juste valeur ce reproche de mobilité excessive que l’on a coutume d’adresser à notre école, il suffirait donc d’examiner comment elle a compris et pratiqué depuis plusieurs siècles l’art difficile du portrait. Peut-être de tous les genres de peinture est-ce en effet celui où elle met le mieux en lumière les caractères qui lui sont propres ; peut-être là plus qu’ailleurs se montre-t-elle fidèle à ses origines, à ses traditions, à cet esprit de fine exactitude et de mesure qui semble l’inspiration principale et comme la conscience de l’art français. En tout cas, elle ne fait preuve nulle part d’une fécondité aussi continue. Les peintres d’histoire, de paysage et de genre, j’entends les maîtres dans la stricte acception du mot, n’apparaissent qu’à certains momens, et quelquefois après ces momens privilégiés s’ouvre une longue période d’épuisement ou de déchéance. Un siècle sépare l’époque de Poussin et de Lesueur de l’époque où avait surgi Jean Cousin. Lebrun mort, il faut qu’un autre siècle s’écoule avant que David et ses élèves vengent les lois avilies de la peinture d’histoire. Entre Claude Lorrain et Joseph Vernet, quel paysagiste éminent vient à se révéler ? Watteau, Chardin, Granet, tous les peintres de genre véritablement dignes de figurer parmi les maîtres ne peuvent être cités côte à côte qu’au mépris de la chronologie ; l’intervalle des années les sépare les uns des autres aussi bien que la disparité du talent. Chez les peintres de portrait au contraire, point de ces divergences ni de ces phases stériles. Les progrès se relient par une sorte de déduction logique. Où trouver une lacune, où surprendre une défaillance dans cette longue série de talens qui se sont succédé en France depuis la fin du moyen âge jusqu’au siècle où nous sommes ? Dès le règne de Charles VII, — à une époque par conséquent où la peinture d’histoire se réduisait encore à l’ornementation tantôt symbolique, tantôt capricieuse des murailles et des verrières d’église, — Jean Fouquet traitait le portrait avec ce sentiment fin de la vérité et cette délicatesse de style dont la tradition, pieusement recueillie par plusieurs générations d’artistes, se retrouve et se perpétue dans les portraits appartenant à l’époque de la renaissance. Même à ce moment d’engouement général pour la manière italienne, nos portraitistes, on le sait, eurent le courage et le bon sens de ne pas abjurer leur vieille foi. Tandis que les autres peintres s’évertuaient à parodier dans leurs ouvrages les décevantes nouveautés qu’ils avaient vues à Fontainebleau, eux seuls protestaient, par la sobriété de leur méthode, contre les jactances de la pratique. Bien leur en prit, car les œuvres de ces humbles disciples de la vérité ont survécu aux œuvres ambitieuses, et si l’empressement des peintres d’histoire à accepter au XVIe siècle le joug italien nous apparaît aujourd’hui comme une sorte de félonie, la résistance obstinée de Clouet et des siens a presque le caractère d’un acte de patriotisme.

À partir du XVIIe siècle, les savans peintres de portrait ne se comptent plus dans notre école. C’est ce que l’on peut dire aussi des habiles graveurs chargés de reproduire leurs travaux, et de ces sculpteurs portraitistes dont la manière si expressément française achève de déterminer les conditions pressenties dès le moyen âge par les tailleurs d’images de nos cathédrales. Depuis Thomas de Leu, le graveur des portraits de Henri IV, jusqu’à Bervic, le graveur du portrait de Louis XVI, depuis le Richelieu de Girardon jusqu’au Voltaire de Houdon, que d’hommes et d’œuvres viennent illustrer le burin et le ciseau français ! À ne parler que de la peinture, trouverait-on aux mêmes époques, dans les autres écoles de l’Europe, une suite de portraits aussi bien faits pour renseigner l’art et l’histoire, une série de talens aussi invariablement ingénieux dans leur véracité ? Sauf Van-Dyck, Velasquez et Philippe de Champagne, — si tant est que l’origine flamande de celui-ci suffise pour l’exclure d’une école à laquelle il appartient d’ailleurs à tant de titres, — quel maître éminent parmi les peintres de portrait du XVIIe siècle notre pays a-t-il à envier aux autres pays ? Dans le siècle suivant, un homme de haut mérite, Reynolds, donne à l’art anglais une valeur considérable, une activité toute nouvelle. Pour la première fois à Londres on n’est plus obligé de recourir à des talens étrangers, lorsqu’il s’agit d’obtenir l’image du souverain ou celle de quelque personnage célèbre. Gainsborough, Opie, Hoppner et quelques autres secondent assez efficacement l’influence de Reynolds et préparent la venue de Lawrence ; mais, si incontestables que soient les progrès accomplis de l’autre côté de la Manche vers la fin du règne de George II et sous le règne de son successeur, l’école française n’en garde pas moins, même alors, sa prééminence accoutumée. Elle n’a pas, il est vrai, de rival à opposer à Reynolds au moment où il paraît ; en revanche, les meilleurs élèves qu’il a formés trouveraient ici mieux que des émules. Ajoutons que chez nous les, peintres de portrait appartenant au XVIIIe siècle joignent à cette supériorité du talent l’avantage de se montrer en nombre, et même en nombre si imposant, qu’on néglige presque de rechercher leurs noms. Excepté deux ou trois qu’une faveur spéciale a maintenus hors de la foule, tous ces artistes semblent trop uniformément habiles pour qu’il soit nécessaire de distinguer entre eux. Il y a là injustice sans doute, mais cette injustice même, cette indifférence pour le fait personnel et le détail prouvent l’abondance des faits généraux et la richesse de l’ensemble.

En face d’œuvres plus récentes, une méthode aussi synthétique ne serait pas de mise. L’histoire de la peinture de portrait en France, en tant qu’histoire d’une école, prend fin avec l’ancienne Académie de peinture, supprimée, comme on sait, par un décret de la convention. Désormais plus d’efforts simultanés, plus de doctrine universellement admise. C’est isolément qu’il faut envisager les rares talens qui se révèlent, ou plutôt un seul homme, à partir des dernières années du XVIIIe siècle, résume et personnifie l’art du portrait dans notre pays ; un seul nom vient s’ajouter aux noms qui, pendant trois cents ans, avaient grossi sans interruption la liste des maîtres français. François Gérard est jusqu’à présent le dernier rejeton de la race. Depuis Gérard, notre école, riche en talens d’un autre ordre, n’a vu aucun maître se produire dans le genre où il avait excellé. Comme peintre d’histoire, il a pu être égalé, surpassé même par quelques-uns de ses successeurs ; comme peintre de portrait, il n’a pas laissé d’héritiers.

D’où vient pourtant que cette gloire, devant laquelle tous s’inclinaient au commencement du siècle, ait aujourd’hui perdu en grande partie son prestige ? Le poste officiel qu’a occupé Gérard, ses relations publiques ou familières avec les hommes les plus considérables du temps, tout ce qui se rattache à la personne du peintre et à son existence brillante a plus de part dans les souvenirs de la foule que les toiles qu’il a signées. Qui sait même ? peut-être l’obscurité a-t-elle commencé à se faire autour d’un nom si illustre naguère ; peut-être Gérard ne survit-il plus déjà que dans la mémoire des témoins les plus rapprochés de ses succès. C’est au moins ce que semblait pressentir, Il y a quelques années, un écrivain bien placé pour juger en connaissance de cause chez Gérard l’homme et l’artiste. En publiant une notice d’ailleurs pleine de faits et d’aperçus[1], M. Charles Lenormant ne voulait, il le dit lui-même, que « rappeler pendant quelques instans à la foule oublieuse et ingrate le nom de l’un de ses plus chers favoris, » sauf à donner plus tard à ce qu’il nommait « une esquisse » les proportions et le fini d’un tableau. Il promettait un livre pour achever de venger cette gloire déjà compromise, bientôt peut-être méconnue : le livre n’a point paru, mais une publication d’un autre genre est venue récemment en quelque sorte en prendre la place. Tous les ouvrages de Gérard, rassemblés par des mains pieuses et reproduits par la gravure avec une exactitude sinon irréprochable, du moins presque toujours suffisante, permettent à chacun d’étudier la physionomie générale de ce talent et de le juger sur pièces à peu près authentiques. Au lieu de l’entrevoir ainsi à travers l’œuvre d’autrui, mieux vaudrait sans doute l’envisager directement, mieux vaudrait la réalité que l’image, le texte que, la traduction ; mais les occasions manquent le plus souvent pour cet examen face à face, surtout si on veut l’appliquer aux portraits qu’a laissés Gérard. Les meilleurs spécimens de son habileté en ce genre, — les portraits qu’il a peints vers la fin du XVIIIe siècle et au commencement du XIXe, — ne figurent pas dans les collections publiques. À l’exception du beau portrait de Jean-Baptiste Isabey, le musée du Louvre n’en possède aucun qui appartienne à cette époque. La plupart de ceux que l’on rencontre dans les galeries du palais de Versailles ne remontent pas au-delà des dernières années de l’empire, et ne sauraient justifier si bien l’ancienne renommée du maître qu’ils nous dispensent d’autres investigations. Quant aux vrais chefs-d’œuvre de Gérard, aux portraits qui résument le mieux sa première manière, ils sont conservés dans des sanctuaires de famille ouverts seulement à un petit nombre d’élus. À peine de loin en loin quelqu’un de ces chefs-d’œuvre traditionnellement célèbres parmi les artistes,) mais inconnus de fait à la plupart d’entre eux, vient-il, comme le portrait de Mlle Brongniart il y a environ dix ans, enrichir une exposition organisée en dehors des expositions annuelles. Le grand jour n’éclaire qu’un moment la toile soustraite ainsi à la vénération domestique ; elle rentre dans l’ombre sans que la justice ait eu le temps de se faire ou du moins de se généraliser autour d’elle, et, soit qu’ils restent sous le toit qui les a abrités dès l’origine, soit qu’ils se produisent passagèrement au dehors, les portraits de Gérard qui défendraient le mieux sa mémoire contre l’erreur ou l’oubli demeurent loin des regards de la foule et de l’examen familier des artistes. Bien de plus opportun par conséquent que de nous faire connaître ou de nous rappeler par voie de reproduction ces œuvres auxquelles manquait la lumière. Le recueil que l’on publie aujourd’hui suffira-t-il pour restituer au nom du maître son ancienne popularité ? On ne saurait le prétendre, mais il suffira sans doute pour raviver le souvenir d’un talent très digne d’étude, très digne d’être proposé en exemple, sauf les cas où il s’est démenti lui-même et en quelque sorte volontairement discrédité.

Il faut le dire en effet, tout n’est pas ingratitude dans la défaveur qui s’est attachée aux œuvres de ce talent, tout le mal ne vient pas de l’obscurité où sont reléguées les plus remarquables d’entre elles : Gérard lui-même a préparé en partie et presque justifié d’avance la réaction qui devait le déposséder du haut rang où il était parvenu. Dans la seconde moitié de sa carrière, n’a-t-il pas le premier trahi sa propre cause en n’exécutant ses ouvrages qu’en vue du succès immédiat ? Ce n’est pas seulement l’intervalle des années qui sépare la Psyché de Daphnis et Chloé, les figures allégoriques déroulant la Bataille d’Austerlitz du tableau de Corinne, les portraits peints au temps du consulat et de l’empire des portraits peints au temps de la restauration ; c’est encore et surtout la différence entre la grâce délicate du style et la mollesse, entre la grandeur et l’enflure, entre la forme étudiée de près et la forme surprise tant bien que mal. On a voulu expliquer cette transformation si regrettable de la manière de Gérard par un affaiblissement progressif dans les organes de la vue, et M. Lenormant lui-même n’hésite pas à mettre sur le compte d’une déchéance toute physique ce qu’il convient, selon nous, d’attribuer principalement à une sorte d’enivrement moral, à l’habitude prolongée du succès. Sans contester d’ailleurs l’influence que les infirmités ont pu exercer sur les formes matérielles de ce talent, il est permis de douter qu’elles aient suffi pour fausser à ce point ses tendances originelles. Que Gérard, en voyant moins bien, ait exprimé sa pensée avec moins de correction et de finesse, rien de plus naturel ; mais pourquoi cette pensée a-t-elle perdu sa distinction ? pourquoi ce goût de composition théâtral, ces exagérations de style ou ces banalités ? Tout cela s’explique-t-il par une fonction vicieuse du nerf optique ? Non, Gérard, qui avait mérité l’estime des délicats, en était venu, dans ses ouvrages, à courtiser la multitude. Les triomphes qu’il poursuivait alors, il les a obtenus et obtenus pleinement, sauf à porter plus tard la peine de ses préférences ; les applaudissemens qu’on lui a prodigués sont maintenant sans écho, comme les applaudissemens qu’emporte avec lui un acteur disparu de la scène. La scène, tel est le mot qui résume les caractères du talent de Gérard dans sa seconde phase et les préoccupations suprêmes d’un artiste animé d’une plus noble ambition au début. Il a eu ce qu’il voulait, la vogue et le bruit ; puis, de son vivant même, le silence s’est fait autour de ses tableaux les plus vantés à leur apparition. Amère leçon que Gérard, nous le verrons plus loin, comprit lorsqu’il n’était plus temps pour lui d’en profiter, et qui ne devait lui inspirer que des regrets honorables, mais stériles !

La vie de Gérard, comme l’ensemble de ses travaux, peut donc se diviser en deux parts : l’une signalée par des efforts sérieux, par des succès mémorables au point de vue de l’art ; l’autre importante surtout au point de vue de la notoriété personnelle, de cette notoriété que Gérard et ses contemporains avaient prise pour de la gloire, et qui, plus retentissante que solide, s’est brisée depuis au premier choc. Il y a dans l’histoire de ce talent à double face un double enseignement qu’il ne sera pas inutile de dégager. Le temps est venu de parler de Gérard sans passion comme sans réticence, de rechercher dans les engouemens passés la cause et presque l’excuse de l’indifférence actuelle, à la condition de rechercher aussi en quoi cette indifférence est injuste et de placer, en regard des faits qui jusqu’à un certain point l’expliquent, les faits qui d’un autre côté l’accusent formellement et la condamnent.


I


Lorsque Gérard vint en France, — il était ne à Rome, où son père avait un emploi dans la maison de l’ambassadeur de France près du saint-siège, — rien n’annonçait encore la prochaine révolution que David allait accomplir. On était en 1782, et le futur peintre des Horaces, qui devait acquérir trois nnées plus tard le rang et l’autorité d’un chef d’école, n’aspirait pour le moment qu’à l’honneur d’être admis parmi les membres de l’Académie royale de peinture. Le Bélisaire avait paru déjà, mais l’Andromaque pleurant la mort d’Hector était à peine ébauchée, et cette seconde toile, où les arrière-pensées radicales se cachent sous des dehors assez conformes encore au goût régnant, ne pouvait laisser pressentir qu’à quelques amis tout au plus l’influence du nouveau maître. Il était donc fort naturel que les parens de Gérard n’en sussent pas sur ce point plus que la foule ; au moment de mettre leur fils en apprentissage, ils se fièrent, sans y regarder de fort près, à certaines renommées qui passaient alors pour très légitimes. Le sculpteur Pajou et un peu plus tard le peintre Brenet, tels furent les artistes auxquels ils s’en remirent du soin de développer cette jeune intelligence. Comment de tels maîtres s’acquittèrent-ils de leur tâche ? C’est ce qu’il serait difficile de préciser. Pajou, statuaire non sans mérite assurément, pouvait au moins prêcher d’exemple à son élève et lui enseigner, à défaut de principes plus élevés, les conditions matérielles de l’art qu’il pratiquait d’une main habile. Quant à Brenet, si ses conseils furent vraiment utiles à Gérard comme celui-ci s’est plu souvent à le dire, c’est que chez le triste peintre du Maréchal de Tavannes à Renty et de la Mort de Du Guesclin la théorie apparemment l’emportait de beaucoup sur la pratique.

Quoi qu’il en soit, après que David eut exposé au salon de 1785 son tableau des Horaces et ruiné par ce brillant succès toutes les fausses gloires de l’école, toutes les routines académiques, Gérard, à l’exemple des autres artistes de son âge, quitta sans marchander une discipline surannée pour passer dans le camp du novateur. L’atelier de David, comme autrefois à Bologne celui des Carrache, devint le port de salut où se pressèrent d’abord les nombreux transfuges de la vieille cause, puis des disciples qui, n’ayant pas eu à se convertir, auraient pu, sans danger pour leur zèle, se dispenser d’être intolérans. L’intolérance cependant, l’injustice même pour tout ce qui ne se rattachait pas directement aux nouvelles doctrines semblait un pieux tribut dont nul n’avait le droit de s’exempter. Je me trompe : parmi ces disciples un peu plus fervens que de raison, il s’en trouvait un qui, sans méconnaître l’opportunité de la réforme, sentait déjà le besoin d’en limiter les conséquences, et refusait de pousser le zèle du purisme jusqu’au culte d’un inerte idéal. À ses yeux, la représentation de la vie gardait encore son importance et sa part légitimes dans les œuvres de l’art. La peinture après tout n’avait pas pour objet unique l’imitation absolue de l’antique ; en un mot, Gérard croyait à la possibilité de se montrer vrai sans bassesse et correct sans archaïsme. Le portrait en pied d’Isabey, peint en 1795, et le portrait de Mlle Brongniart, exposé au salon de cette même année, furent les premiers et éclatans témoignages de l’indépendance de ses opinions sur ce point.

Pour apprécier l’originalité relative de ces deux ouvrages, et en général des portraits peints par Gérard dans sa première manière, il ne suffit pas de se reporter à l’époque précise où ils parurent et de se les figurer côte à côte avec les statues coloriées qui tenaient alors lieu de tableaux ; il faut encore jeter un coup d’œil sur l’ensemble des portraits produits en France depuis le commencement du XVIIIe siècle. Durant cette période de décadence pour la peinture d’histoire, les peintres de portrait, nous l’avons dit, étaient restés dignes de leurs devanciers. Cependant, si chez eux le fond des intentions n’avait pas varié, une véritable intempérance dans le style était venue troubler la sérénité habituelle de leur manière. Dès les premières années du règne de Louis XV, une sorte d’emphase dans la composition des portraits tendait à exagérer les caractères de la grandeur ; l’excessive adresse du pinceau faisait une part trop large à la pratique. Ce goût pour les formes pompeuses, ces entraînemens de l’école vers l’affectation pittoresque, on peut les attribuer aux exemples et à l’influence d’un maître bien éminent d’ailleurs, bien justement célèbre, Hyacinthe Rigaud.

Tout le monde connaît, soit par les originaux mêmes, soit par les estampes qui les reproduisent, les beaux portraits ; de Bossuet, de Philippe V, de la Duchesse de Nemours, et tant d’autres de la même main, parmi lesquels on ne saurait omettre cet admirable portrait de Louis XV enfant en costume royal, le chef-d’œuvre du peintre, sinon le chef-d’œuvre de la peinture de portrait en France. Rien de plus vrai à certains égards que de tels ouvrages, rien de plus conforme aux mœurs et à l’esprit du temps ; mais aussi rien de moins simple comme mode d’exécution et de mise en scène. La méthode de Rigaud, différente en cela de la méthode de Philippe de Champagne ou de Nanteuil, ne consiste pas seulement dans une étude scrupuleuse du caractère moral tel que l’expriment les traits du visage. Pour compléter la ressemblance et accuser pleinement les habitudes de son modèle, le peintre entasse sans compter les objets propres à impliquer soit une idée de supériorité intellectuelle ou hiérarchique, soit une idée de pure magnificence. De là quelque chose de tourmenté dans l’ordonnance, quelque confusion dans les détails. En ornant un peu trop la vérité, Rigaud l’appesantit parfois et la surcharge ; mais ces exagérations mêmes proviennent chez lui d’un excès de calcul et du besoin de tout définir. Quelques-uns de ses successeurs au contraire arrivèrent à l’exagération en écoutant surtout leur fantaisie : ils introduisirent la morgue et le faste là où il avait exprimé la dignité ou la richesse, le désordre là où il s’était proposé, — assez à tort du reste, — de figurer le mouvement. Ainsi, pour rompre la monotonie des lignes, Rigaud avait essayé d’agiter les draperies servant de fond à ses portraits, intention malencontreuse, puisque le vent, auquel il supposait le pouvoir de soulever ces draperies, n’en laissait pas moins le reste parfaitement immobile. On ne manqua pas d’enchérir sur cette faute de goût. De véritables trombes vinrent ravager l’intérieur des appartemens où les peintres représentaient d’ailleurs leurs modèles dans l’attitude la plus calme, dans la toilette le mieux en ordre. Rigaud avait peint, avec plus ou moins d’à-propos, des princesses ou des femmes de la cour entourées d’attributs empruntés à l’Olympe ; il n’y eut si mince bourgeoise à qui l’on ne décernât les honneurs d’une semblable apothéose. Puis à cette manie de travestissement mythologique succédèrent des aspirations plus humbles en apparence, au fond tout aussi peu sensées Les déesses une fois hors de mode, ce fut le tour des pèlerines et des bergères. Enfin le besoin de dénaturer le fait, le goût de la débauche pittoresque et de la mascarade en vinrent à ce point qu’on imagina de peindre les femmes sous des habits d’hommes : témoin certain portrait de Mlle de Charolais exposé aujourd’hui dans le palais de Versailles, qui nous montre cette princesse en costume de moine franciscain portant virilement sa besace. De pareilles extravagances toutefois ne faisaient pas si bien loi dans notre école, qu’il n’y eût place à côté d’elles pour des œuvres plus raisonnablement inspirées. Bientôt même celles-ci n’apparurent plus sous forme de protestations isolées ; elles se multiplièrent à l’infini, et vers la seconde moitié du règne de Louis XV elles avaient acquis déjà une autorité au moins égale à l’influence qu’avaient exercée d’abord les étranges caprices que nous venons de rappeler.

Jamais peut-être l’art du portrait ne fut pratiqué en France par autant de gens habiles, jamais les talens n’apportèrent autant d’ensemble dans leurs efforts qu’au temps de Nattier, de Louis Tocqué, de Latour, de Duplessis et de vingt autres maîtres, dont les innombrables élèves allaient propager les doctrines non-seulement dans les écoles de province, mais encore dans tous les pays de l’Europe. Il faut le redire pourtant : si savans, si habituellement ingénieux que se montrent les portraitistes du règne de Louis XV, leur science n’est pas sans affectation, leur sagacité dégénère volontiers en ostentation de finesse. À force de prétendre tout expliquer, ils en viennent à mettre en relief tant d’intentions accessoires, que le sens principal de l’œuvre disparaît sous ce luxe de détails. Voyez par exemple le portrait en pied de Mme de Pompadour peint par Latour. Que l’artiste ait voulu faire pressentir les goûts studieux de son modèle en le représentant entouré de livres, d’estampes et de cahiers de musique, rien de mieux ; mais était-il opportun, pour l’harmonie pittoresque, de placer si fort en vue ces volumes dont on lit les titres, ces gravures dont on reconnaît les contours ? Sans doute la théorie des sacrifices en peinture a ses dangers. Aussi ne demandons-nous pas que l’on aille en ce sens aussi loin que Lawrence et quelques autres peintres anglais qui, pour attirer plus sûrement le regard sur le point jugé essentiel, avaient fini par supprimer à peu près dans un portrait le dessin du corps et des membres, laissant le masque lui-même à l’état d’ébauche et ne s’appliquant qu’à rendre aussi fidèlement que possible la forme et l’animation des yeux. Le difficile est de combiner dans une juste mesure l’art et la vérité, de montrer ce qu’il faut montrer et de voiler ce qui ne doit être qu’entrevu, sans effet de convention, sans parti-pris apparent. Pour déterminer cette mesure entre la sincérité et l’artifice, il n’existe pas de recettes. Les maîtres eux-mêmes, en obéissant sur ce point à un principe commun, ont tellement varié les modes d’application, que leurs exemples doivent être envisagés comme des recommandations générales ou des symptômes plutôt que comme des formules fixes. Ce que l’on peut dire seulement, c’est que, malgré la diversité des méthodes et des écoles, les portraits qu’ont laissés les maîtres témoignent tous d’une ferme volonté de subordonner au relief du visage humain l’éclat ou la précision des morceaux environnans. Les peintres du XVIIIe siècle, en procédant quelquefois suivant le système contraire, ont commis une méprise que ne saurait racheter la finesse de leurs intentions ; ils ont méconnu, non par ignorance, mais par entraînement d’esprit, une loi essentielle de l’art.

Sous le règne de Louis XVI, les peintres de portrait commencèrent à se départir de ce goût excessif pour les épisodes et de ces habitudes d’analyse subtile. Déjà Greuze avait mis en faveur une manière, sinon moins recherchée au fond, du moins plus simple dans la forme, puisqu’elle n’employait comme moyens d’expression que le choix de l’attitude et la ressemblance des traits du visage. Peu ou point d’accessoires autour du personnage représenté, des ajustemens de couleur incertaine et débarrassés de ces mille enjolivemens que le pinceau détaillait naguère avec tant de complaisance ; un faire assez mou, mais non sans charme ; la grâce flottante et inachevée d’une ébauche voilant l’aspect du tableau, et donnant aux contours une apparence presque effacée, — voilà ce qui caractérise la méthode adoptée par Greuze dans la composition et dans l’exécution de ses portraits : méthode bien française, en ce sens qu’elle se distingue surtout par le tour ingénieux et l’élégance du style, mais en désaccord d’autre part avec les précédens de l’école, puisqu’elle tendait à remplacer ce besoin de tout expliquer, poussé parfois jusqu’à la définition prolixe, par une facilité un peu superficielle et une exactitude d’à peu près.

La manière plus attrayante que sérieuse dont Greuze venait de donner l’exemple, un autre talent aimable, Mme Lebrun, se chargea de la continuer, ou tout au moins d’en reproduire l’esprit sous des formes moins systématiquement indécises. Le portrait de Marie-Antoinette et de ses enfans, celui de l’Auteur et de sa fille, maintenant au musée du Louvre, et surtout un autre portrait de l’auteur que l’on voit dans la galerie des Offices, à Florence, prouvent assez que ce talent, tout en sacrifiant beaucoup à la grâce, se préoccupait aussi de la correction. C’est ce mélange d’abandon et de netteté qui prête un charme singulier à des œuvres où rien d’ailleurs n’est en contradiction avec le sexe de l’artiste qui les a signées. De toutes les femmes dont les noms figurent dans l’histoire de l’art, Mme Lebrun en effet n’est pas seulement la plus habile, elle est encore celle qui, dans son rôle de peintre, garde le mieux l’attitude et la vraie physionomie de son sexe. Diana Ghisi, Claudine Stella, quelques autres encore, ont une âpreté de manière, une énergie virile qui déconcertent la sympathie et leur donnent je ne sais quel faux air de pythonisses. Angelica Kauffmann et Rosalba Carriera au contraire, à force de se tenir en garde contre tout soupçon de violence, n’expriment qu’une sorte de douceur fade, un sentiment plutôt efféminé que féminin. Seule, Mme Lebrun sait rester femme en faisant acte d’artiste. La grâce chez elle n’implique pas plus une idée de faiblesse que la fermeté de son pinceau ne dégénère en hardiesse malséante. Il semble qu’on sente partout une main délicate, guidée par une intelligence plus occupée du soin de plaire que de l’ambition de dominer. Jusqu’au jour où le talent de Gérard vint à se produire, Mme Lebrun (c’était justice) passait en France pour le meilleur peintre de portrait de l’époque. Quelques années plus tôt, peut-être eût-elle disputé au nouveau-venu non pas le premier rang, auquel il eut droit tout d’abord, mais une large part d’applaudissemens. Maintenant elle lui laissait le champ libre. Après s’être volontairement exilée au commencement de la révolution, elle devait attendre longtemps encore qu’il lui fût permis de rentrer dans son pays. Lorsqu’elle y revint, pour ne plus le quitter, vers 1810, elle n’essaya même pas d’engager la lutte, et sans amertume contre le présent elle se résigna, avec son bon goût habituel, à n’appartenir désormais qu’au passé[2].

Gérard, on le voit, entrait dans la carrière sous de favorables auspices. D’une part, les modifications successives qu’avait subies l’art du portrait depuis Rigaud jusqu’à Mme Lebrun l’autorisaient à pousser plus loin la réforme ; de l’autre, l’absence de tout rival dangereux l’encourageait à ses débuts, et lui promettait une pleine réussite. Ajoutons que des encouragemens d’autre sorte, délicatement offerts et noblement reçus, vinrent fort à propos en aide au jeune artiste, et lui fournirent, en même temps que des moyens d’existence, l’occasion de se révéler dans un ouvrage conforme à sa véritable vocation. Les faits auxquels on doit le portrait d’Isabey et peut-être, comme conséquence de ce premier succès, la série tout entière des portraits qu’a laissés Gérard, ces faits se relient à d’autres qu’il est nécessaire de résumer.

Depuis le jour où sa famille était venue se fixer en France, Gérard avait eu à lutter sans relâche contre des difficultés de tout genre. La mort de son père lui avait imposé le devoir d’accompagner sa mère à Rome, où elle allait essayer de recueillir quelques débris de sa chétive fortune, et ce voyage, inutile d’ailleurs au point de vue des intérêts matériels, l’avait forcé de renoncer au concours qui venait de s’ouvrir, par conséquent à l’espoir très fondé de remporter cette année le grand prix que son condisciple Girodet avait obtenu l’année précédente[3]. Puis, la convention ayant ordonné le départ de la première réquisition, Gérard, enrôlé dans le corps du génie militaire, s’était vu sur le point d’abandonner ses travaux, — seule ressource qui restât à sa famille contre la misère, — et sans la puissante intervention de David, il n’aurait pu se soustraire à la loi que ses vingt ans l’appelaient à subir. Hélas ! la cruelle bienveillance de son protecteur lui imposait un bien autre fardeau ; elle le condamnait à des épreuves cent fois plus terribles que les mâles fatigues et les nobles dangers des camps. David, pour exempter du service militaire un élève qu’il aimait, n’avait pas trouvé d’expédient plus sûr ni plus simple que de le faire inscrire parmi les jurés du tribunal révolutionnaire. Disons-le bien vite, Gérard fut épouvanté de cette odieuse faveur. Il n’osa pas la refuser, — le moyen qu’un refus en pareil cas et à pareille époque ne fît bientôt du juge réfractaire un accusé ! — mais il travailla de tout son pouvoir à en détourner les effets. Une lettre de sa main, écrite vingt ans plus tard, nous apprend à quelles ruses le malheureux jeune homme était forcé d’avoir recours pour échapper à l’horreur de ses fonctions et au terrible soupçon d’incivisme. « Je n’eus d’autre ressource, dit-il, que de feindre une maladie grave. On ne peut concevoir, et je frémis encore en me le rappelant, quelle était ma situation… Chaque jour on exigeait de nouveaux certificats de ma prétendue maladie, et souvent la peur les refusait à mes instances. Je n’avais pour me soutenir dans cette déchirante anxiété que les pleurs et les angoisses de la famille dont j’étais l’unique appui. Enfin l’époque du 22 prairial arriva, l’affreux tribunal reçut une nouvelle organisation, et j’en fus exclu. » Puis, répondant à des bruits calomnieux qui l’accusaient de complicité dans la condamnation de Marie-Antoinette : « Je déclare formellement, ajoutait-il, que je n’ai pris aucune part, soit directe, soit indirecte, à la mort de la reine ni à celle d’aucune personne de la famille royale, et j’invoque, à l’appui de ma déclaration, les témoignages irrécusables que peuvent produire les registres du temps et tous les actes judiciaires publiés lors de cette déplorable catastrophe. »

À cette déclaration péremptoire, qu’il n’était pas superflu de reproduire ici, parce que les calomnies d’alors ont porté leurs fruits et qu’aujourd’hui encore une tradition erronée attribue à Gérard le rôle que lui avait attribué autrefois la tactique de ses ennemis, à ce démenti sans réplique il convient d’en ajouter un autre au sujet d’un fait beaucoup moins grave, mais aussi étrangement défiguré. Nous voulons parler de ce célèbre et mystérieux dessin du Dix-Août, si vanté au moment de son apparition, soigneusement caché, — quelques-uns n’hésitaient pas à dire détruit, — par l’auteur au temps de la restauration, puis entrevu dans le cours des années suivantes par certaines personnes privilégiées, mais en définitive perdu pour le public et exclu même aujourd’hui du recueil où l’on a réuni toutes les œuvres de Gérard. Quel est donc ce prétendu témoignage d’exaltation révolutionnaire, et qu’a-t-il en soi de si compromettant ? Sans doute, par la disposition même de la scène et l’intention générale, le Dix-Août est plutôt un hommage à la révolution triomphante qu’une protestation contre ses excès ; mais il n’est pas vrai, comme on l’a dit et comme beaucoup de gens persistent à le croire sur parole, que le peintre ait lâchement déshonoré la victime royale pour mieux flatter les passions populaires. Il n’est pas vrai qu’il ait représenté Louis XVI assistant dans une attitude dégradante à la séance où s’agitent le sort de sa famille et les destinées de son trône. On peut regretter, par respect pour une grande infortune, que l’art ait célébré avec une sorte de complaisance la sanglante victoire du 10 août ; il faut distinguer cependant entre cette expression de sympathie indirecte pour d’assez tristes héros et ce qui est ailleurs la franche apologie du crime. Qui pourrait confondre dans une réprobation égale les entraînemens politiques de Gérard à ses débuts, entraînemens partagés par tous les artistes de son âge, et l’immorale erreur de David glorifiant avec componction les mânes d’un Marat et vouant, hélas ! à cette ignoble besogne un pinceau plus habile, plus savant que jamais ? Mais revenons aux faits, où le talent du peintre est seul en cause, et à l’histoire de ses progrès.

Une fois sûr de pouvoir se livrer tout entier à son art et de vivre dans son atelier sans avoir à faire acte de présence au tribunal révolutionnaire, Gérard n’eut plus d’autre désir que de se signaler au plus tôt par quelque œuvre importante. Les succès qu’avaient obtenus déjà Fabre et Girodet l’excitaient à entrer dans la voie où marchaient ses deux heureux condisciples[4] : pour prendre rang à son tour parmi les peintres d’histoire, il exécuta, non sans de grands efforts de volonté, non sans s’imposer les privations les plus dures, ce tableau de Bélisaire portant son jeune guide que le burin de M. Desnoyers devait plus tard populariser. Au premier moment toutefois, ni la gravure, ni même la faveur intelligente de quelque protecteur des arts ne songèrent à s’emparer de cette toile promise à la célébrité. Gérard attendait en vain que la vente de son tableau vînt lui procurer les moyens d’entreprendre un nouvel ouvrage. Trop fier pour se plaindre et portant courageusement sa misère, il s’était résigné en silence à s’occuper d’obscurs travaux. Ce fut alors qu’un artiste fort peu riche lui-même, mais cependant en meilleure situation de fortune à cette époque que la plupart de ses confrères, le peintre Isabey, s’entremit pour servir de son amitié et de sa bourse la cause de ce jeune talent. Il acheta aussi cher qu’il put le Bélisaire, le garda quelque temps à ses risques et périls ; puis, l’occasion de le céder à un prix plus élevé s’étant présentée, il n’en profita que pour faire accepter à Gérard la différence entre cette seconde somme et le prix d’acquisition première. Gérard de son côté ne voulut pas demeurer en reste de délicatesse : il fit le portrait en pied de l’artiste qui l’avait si généreusement secouru, et comme pour mieux exprimer sa reconnaissance, il mit dans ce simple portrait plus de talent encore, on dirait presque plus d’âme, qu’il n’en avait montré dans son tableau d’histoire.

Ce qui frappe en effet dès le premier coup d’œil lorsqu’on se trouve en face de ce beau portrait d’Isabey, c’est une expression de vérité sans excès, mais profondément ressentie, c’est l’accent du talent épris de sa tâche et la poursuivant jusqu’au bout avec le même entrain. À coup sûr, la science ne fait pas ici défaut au sentiment du peintre, on trouverait difficilement parmi les œuvres appartenant au même genre une œuvre plus correcte de tous points ; mais cette science est si discrète, elle tend si peu à prédominer, qu’on l’oublie en quelque sorte, et que même certains partis pris en vue de l’effet gardent le caractère de la simplicité et de la vraisemblance. Isabey, debout et tenant par la main sa fille, enfant de quatre à cinq ans, s’arrête à l’angle de deux escaliers, dont l’un, à gauche, va se perdre dans le haut de la toile, et l’autre, vu de face ou plutôt pressenti grâce aux lignes précipitées de la voûte qui le surmonte, aboutit à une porte ouverte sur un jardin. Ce fond, parfaitement disposé pour laisser aux deux figures l’importance et le relief nécessaires, n’est pas, ainsi qu’il arrive d’ordinaire dans les grands portraits, un fond de fantaisie. À l’époque où Gérard peignit Isabey, celui-ci, comme plusieurs autres artistes, avait un logement au Louvre, et les détails d’architecture reproduits par le peintre ne sont qu’un trait de ressemblance de plus dans cette véridique image. Ne sent-on pas d’ailleurs que le modèle est représenté chez lui, et le choix même du costume n’indique-t-il pas un homme surpris dans les habitudes familières de sa vie ? Une veste flottante en velours noir, une culotte de couleur verdâtre, des bottes à revers, et pour l’enfant une robe blanche sans ornemens d’aucune sorte, un bonnet d’où s’échappent des mèches de cheveux indociles, voilà certes des élémens d’ajustement bien différens de la magnificence pittoresque à laquelle on était depuis longtemps accoutumé. Avec de si humbles ressources, Gérard a su pourtant donner aux lignes générales de sa composition une véritable plénitude, et aux formes de détail une élégance sans affectation, qui, loin de mentir à la réalité, l’épure seulement et la confirme.

Le portrait de Mlle Brongniart accuse tout aussi peu la recherche, et le goût si simple dans lequel il est conçu et exécuté rappelle la bonhomie des vieux maîtres, cette sincérité en face de la nature qui les porte à retracer tout uniment ce qu’ils voient, sans attribuer à la volonté une part plus large qu’à l’impression. En pareil cas, tout dépend, il est vrai, de la façon dont on sera impressionné. Tel peintre qui aura fait preuve d’une extrême fidélité matérielle n’aura réussi qu’à prouver par cela même sa niaise clairvoyance ; tel autre au contraire, en étudiant le même modèle, l’aura envisagé sous un aspect tout différent, non moins vrai pourtant à l’extérieur, et de plus intimement expressif. Chacune des deux copies ressemblera également, si l’on veut, au type original ; mais la première n’aura avec lui qu’une conformité inerte ou vulgaire, la seconde le reproduira avec une exactitude contrôlée par le sentiment de l’artiste. Celle-ci enfin sera l’image du vrai, celle-là l’effigie du réel. Or cette distinction entre la transcription littérale et l’interprétation du fait, le portrait de Mlle Brongniart l’établit nettement et la consacre à la manière des plus beaux portraits de l’ancienne école. Rien de factice, mais rien aussi qui sente le hasard dans la composition et dans le style de cette œuvre charmante. Est-ce sans calcul par exemple que Gérard a entouré d’une double ceinture la taille de son modèle et rattaché une seconde fois à la hauteur des hanches la robe déjà serrée au-dessous de la poitrine, ajustement ingénieux qui satisfait en même temps aux exigences de la mode et aux lois du goût ? Et l’expression exquise du visage, la grâce de l’attitude, tout n’atteste-t-il pas chez le peintre une rare pénétration et une habileté singulière à choisir au moins la vérité ? Seulement, et c’est là ce qui caractérise le talent de Gérard à cette époque, le choix se fait sans hésitation ; la main est prompte et sûre, le pinceau soigneux, mais exempt de sécheresse. Nulle trace d’étude pénible, nul indice d’effort m de longues investigations. Le sentiment se traduit avec une aisance vraiment magistrale, et la délicatesse même des intentions semble résulter d’une inspiration spontanée.

Par quelle étrange anomalie les tableaux de Gérard, — j’entends ses meilleurs, ceux qu’il fit dans cette même période, — se ressentent-ils si peu des influences auxquelles il s’abandonnait en peignant ses portraits ? Comment, au lendemain du jour où il venait de tracer d’une main si libre le portrait de Mlle Brongniart, se raidissait-il dans un système tout contraire pour peindre, pour découper plutôt sur la toile sa Psyché recevant le premier baiser de l’Amour ? Loin de nous la pensée de dénigrer une œuvre justement célèbre. Un peu trop admirée d’abord, elle n’en reste pas moins au nombre des plus remarquables de l’école moderne, et le charme de l’idée poétique qui l’a inspirée suffirait pour que l’on ne dût parler d’elle qu’avec sympathie et respect. Ne faut-il pas reconnaître cependant que dans ce tableau la recherche de la délicatesse dégénère en curiosité subtile, que la grâce même l’est bien près de l’afféterie, et qu’il n’est pas jusqu’aux accessoires dont la forme et le l’on n’accusent des préoccupations plutôt métaphysiques que pittoresques ? Le sujet, je le sais, comportait une élégance, une pureté d’expression au-dessus du fait humain et de la vie réelle ; mais convenait pour cela de raffiner si bien le style qu’il perdît son animation, et que dans une scène destinée après tout à figurer l’éveil subit et les tendres surprises de l’âme, l’accent de la passion, de l’émotion tout au moins, disparût ? Perfectionner le vrai, soit par l’interprétation de la forme comme les statuaires grecs, comme Raphaël ou Léonard, soit par le coloris comme Corrège, tel est l’objet de l’art. Que de fois ne l’a-t-on pas dit ! En rêvant quelque chose de plus que cette conciliation entre ce qui est et ce que l’on pressent, en supprimant la vérité pour idéaliser en quelque sorte l’idéal même, le peintre de Psyché a enchéri sur une abstraction. Par l’élévation et la grâce de la pensée, il s’est montré poète. A-t-il fait aussi complètement œuvre de peintre, c’est-à-dire s’est-il servi du pinceau pour formuler cette pensée dans les termes que lui prescrivait son art, et n’a-t-il pas immobilisé la vie là où il s’agissait seulement de la revêtir d’une apparence et d’une beauté d’élite ?

S’il fallait au surplus montrer par des exemples contraires ce que la manière de Gérard a d’insuffisant dans la Psyché, c’est parmi les œuvres mêmes du peintre qu’on aurait à choisir, et l’on opposerait à cette insuffisance par excès de recherche la grâce si franche, le naturel exquis que respirent plusieurs de ses portraits de femme. Nous avons parlé du portrait de Mlle Brongniart : celui de Mme Regnaud de Saint-Jean d’Angely, qu’il peignit trois ans plus tard (1798), est peut-être un modèle encore plus accompli de finesse sans minutie et de précision sans sécheresse. D’autres toiles où revivent quelques-unes des femmes les plus distinguées de l’époque peuvent également être citées en témoignage de l’habileté supérieure avec laquelle Gérard gardait la mesure entre une élégance de convention et la servilité du style, entre l’imitation à outrance et l’infidélité. Ainsi le portrait en pied de Mme Récamier n’a-t-il pas tout le charme de la vraisemblance, mais d’une vraisemblance épurée par le goût ? Sans doute ici comme dans le portrait de Mme Regnaud de Saint-Jean d’Angely, la beauté du modèle se prêtait merveilleusement à une simple représentation de la réalité. Toutefois les conditions exceptionnelles de la composition entraînaient certaines difficultés qu’il n’était possible de surmonter qu’à force de tact et de délicatesse. La donnée choisie, ce simulacre du costume et des mœurs antiques, cette salle de bain où la jeune femme se repose dans une attitude pleine d’abandon, tout pouvait, sous un pinceau moins bien prémuni, prendre aisément un caractère équivoque ou même absolument contraire à l’idée de grâce modeste qu’il s’agissait d’exprimer. Assise sous un péristyle dont les colonnes s’espacent au bord d’un bassin entouré d’arbrisseaux en fleur, Mme Récamier semble se réfugier dans l’inaction et dans une rêverie sans objet. Ses traits, sur lesquels erre un demi-sourire, ses bras, qui glissent le long du corps et le long des coussins où elle s’appuie, indiquent la molle fatigue qu’a laissée le moment précédent, moment qu’achèvent d’ailleurs de rappeler les pieds encore nus et une corbeille remplie de linge placée à côté du lit de repos. Une longue robe blanche, dont les plis souples avoisinent les plis fermes et fins d’une draperie en cachemire jaune, revêt la forme sans l’étreindre, et dessine les contours avec une réserve que le goût conseillait, mais que les modes du temps étaient, on le sait, loin de prescrire. Tout enfin, dans l’intention générale comme dans l’ajustement des détails » est exempt de coquetterie aussi bien que d’aridité. Quant à l’exécution, on ne saurait davantage lui reprocher ni une sévérité hors de mise, ni un luxe de mauvais aloi. Le coloris même, sans être riche, ne manque pas de fraîcheur, et n’était le ton un peu lourd de la draperie rougeâtre sur laquelle se détache la tête, les diverses parties du tableau se relieraient heureusement entre elles. Le fait mérite d’être noté, car Gérard n’a pas en général un sentiment très juste de l’harmonie des tons. Il lui arrive souvent, dans ses portraits les meilleurs au point de vue de la ligne et de l’expression, d’introduire à côté de morceaux coloriés sobrement d’étranges violences de couleur qui faussent la gamme choisie et attirent mal à propos le regard. Dans le portrait en pied par exemple de Mme Laetitia Bonaparte, mère de l’empereur, l’ensemble de la figure respire le calme, la dignité sereine. Pose, dessin, ajustement et jusqu’à la couleur des vêtemens, tout a un aspect tranquille, et s’il était possible d’envisager isolément cette figure, on ne trouverait en elle que douceur et harmonie. Malheureusement l’impression est sinon détruite, au moins compromise par l’éclat inopportun des tons environnans. Le tapis rouge étendu sur le plancher, le buste en marbre blanc placé au second plan, d’autres accessoires encore usurpent sur les morceaux essentiels le droit de se mettre en vue. Rien de pareil dans le portrait de Mme Récamier. Chaque objet secondaire n’y a que l’importance qui convient, chaque intention partielle complète, au lieu de la troubler, l’intention générale du coloris, et ce qui ailleurs contredit ou divise l’effet ne sert ici qu’à en mieux préciser l’unité.

À l’époque où Gérard peignit ce beau portrait (1805), il était en pleine possession de son talent et de sa renommée. Les succès qu’il venait d’obtenir comme peintre d’histoire, succès plus brillans d’ailleurs que fructueux[5], ne l’avaient pas détourné de la carrière qu’il se sentait surtout appelé à parcourir, et, ses qualités d’homme du monde, le tour aimable de son esprit aidant, il était devenu bientôt le peintre de portrait en vogue. Tous les personnages que leur gloire, leur haute position ou leurs richesses classaient au premier rang avaient déjà posé devant lui ; beaucoup d’entre eux allaient encore recourir à ses pinceaux à mesure que grandiraient la réputation du peintre et la fortune des modèles. C’est ainsi que Gérard, après avoir peint le général Murat au commencement du siècle, faisait quatre ans plus tard le portrait du grand-duc de Clèves et de Berry, plus tard enfin le portrait du roi de Naples ; qu’il donnait pour pendant à son charmant portrait de madame Bonaparte le portrait de l’impératrice Joséphine, et que la même main qui avait reproduit une gracieuse scène de famille dans le portrait de madame Murat avec ses deux enfans traçait ensuite l’image officielle de la reine Caroline. Que de noms diversement célèbres ne faudrait-il pas citer, si l’on examinait tous les ouvrages sortis de l’atelier de Gérard depuis la fin du directoire jusqu’aux dernières années de l’empire ! Les portraits de La Révellière-Lépaux et du prince de Bénévent, du général Moreau et du duc de Montebello, de Mme Tallien et de Mme Visconti, bien d’autres encore, à ne parler que des portraits en pied, montreraient quel crédit on accordait alors au peintre ; ils montre raient aussi combien cette faveur était légitime, et combien les artistes qui essayaient de la disputer à Gérard demeuraient inférieurs à lui, quelque fût d’ailleurs leur mérite.

Si l’on rapproche en effet les portraits peints par Gérard des œuvres du même genre qu’ont signées ses plus célèbres rivaux dans la peinture d’histoire, nul doute que la comparaison ne tourne tout au désavantage de celles-ci. En dehors des sujets de mouvement, de ces compositions agitées, où l’excès même de la verve assure et fortifie l’impression, le talent de Gros a plus de luxe que de vraie puissance. Si grand que ce talent se montre dans quelques portraits héroïques, dans ceux, entre autres, de Bonaparte à Arcole, du général Lasalle et du général Fournier-Sarlovèse, il n’exprime pas cependant sans une sorte d’ostentation le caractère martial des modèles. Ailleurs il lui arrive de se montrer ouvertement emphatique, et le portrait équestre de Jérôme Bonaparte, roi de Westphalie, le portrait de M. Duroc celui de Duroc en costume de grand-maréchal du palais, sont traités dans un goût théâtral qui surcharge et travestit la vérité. Le style de Gros, — nous ne parlons, bien entendu, que du peintre de portraits et non du noble peintre de Jaffa et d’Aboukir, — le style de Gros a quelque chose d’excessif, de fastueux, d’empanaché, pour ainsi dire. En visant au grandiose, il ne rencontre le plus souvent que l’exagération et l’enflure, et, sous prétexte de donner à la réalité une apparence épique, il l’affuble d’ornemens qui ne réussissent guère qu’à l’épaissir.

La manière de Girodet au contraire aboutit à la mesquinerie en poursuivant une pureté idéale. Cette exécution précise jusqu’à l’inertie, cette expression de contrainte qui, dans les meilleurs tableaux du peintre d’Endymion et d’Atala, font tort à des intentions hautement poétiques, on les retrouve, mais ici sans compensation suffisante, dans les portraits qu’il a laissés. Quelques-uns même sont absolument dépourvus de mérite, et si l’on prenait pour spécimen de ce talent le triste portrait en pied de Charles Bonaparte, père de l’empereur, on ne serait que trop bien autorisé à porter un jugement sévère sur l’artiste coupable d’un pareil méfait. Girodet toutefois s’est montré ailleurs plus digne de lui. Le portrait du député nègre Jean-Baptiste Belley ou le portrait de M. de Chateaubriand donnerait assurément une idée meilleure de son habileté et de son goût ; mais ni ces œuvres, ni d’autres à peu près de même valeur qu’il produisit au temps du consulat et de l’empire[6], ne sauraient ajouter beaucoup à sa gloire, encore moins justifieraient-elles l’espèce de rivalité ouverte dans laquelle il avait voulu entrer. Les portraits de Gérard se recommandent, avant tout, par l’aisance et la souplesse de l’expression ; les portraits de Girodet ont une apparence raide et grêle, une expression uniforme, ou plutôt, si l’art les habite, la vie ne les anime pas. À force de révisions et de ratures, ce style est de venu si sec, qu’il ne formule plus que le squelette de la pensée ; à force d’être amendé par les parti-pris de l’artiste, le caractère personnel du modèle s’efface, et il ne reste de celui-ci qu’une image froidement correcte, une représentation toute factice qui peut encore mériter l’estime, mais qui ne saurait éveiller la sympathie.

En dehors des œuvres de Gros et de Girodet, qu’y avait-il ? Les rares portraits peints par David ne sont, à vrai dire, que de savantes études. L’art de la composition n’y a point de part, si ce n’est dans le Bonaparte franchissant le mont Saint-Bernard et dans les deux portraits en pied de l’empereur. Le célèbre Pie VII lui-même n’accuse chez David que la volonté de se soumettre pleinement à l’autorité de la nature. Guérin, dont le talent d’ailleurs n’avait rien de cette naïveté nécessaire dans une certaine mesure à tout peintre de portrait, Guérin ne s’essaya dans le genre que traitait Gérard qu’à la condition de déguiser la réalité contemporaine sous des formes empruntées à l’antique témoin certain portrait d’une dame en costume campanien et celui de Henri de la Rochejacquelein, véritable statue d’Apollon ou d’Antinoüs enserrée tant bien que mal dans les habits d’un Vendéen. Les portraits de Prud’hon, tout agréables qu’ils sont, se ressentent trop de l’esprit de système, et l’effet mystérieux que le peintre avait coutume d’introduire dans ses tableaux semble beaucoup moins de mise là où il s’agit de définir aussi nettement que possible la physionomie d’un individu. Quant aux portraitistes de profession, le seul qui jouît alors d’une assez grande réputation, M. Robert Lefèvre, ne saurait être sérieusement opposé à Gérard. Quelquefois, il est vrai, notamment dans le portrait de M. Carle Vernet, qui figura au salon de 1804, il a fait preuve d’habileté ; mais le plus souvent il se fie, pour la fermeté ou la grâce du style, aux hasards de son pinceau, et l’on ne s’explique guère aujourd’hui l’importance attribuée à ce pâle talent qu’en se rappelant son extrême fécondité.

Parmi les peintres les plus considérables de l’époque, on n’en trouverait donc pas un que Gérard n’ait dépassé de beaucoup dans la voie où il était entré dès sa jeunesse. Cette voie, une expérience déjà longue lui permettait de la parcourir désormais sans hésitation ; mais ici la confiance même avait son danger, et le plus sûr eût été encore de regarder de temps à autre derrière soi pour s’assurer qu’on ne faisait pas fausse route. Gérard par malheur manqua de cette prudence vulgaire. Une fois en chemin, il ne songea plus qu’à précipiter sa marche, et, les applaudissemens de la foule saluant chacun de ses écarts comme un progrès nouveau, il se laissa entraîner si loin, que le temps et les forces lui firent faute lorsqu’il voulut revenir sur ses pas. Il nous reste à suivre Gérard dans cette seconde moitié de sa carrière et à noter les erreurs successives de ce talent, comme nous avons essayé de produire ses titres et de rétablir ses droits.


II

La première œuvre où Gérard se soit montré infidèle à son passé et à ses propres instincts, celle qui contient en germe les défauts que l’on verra se développer ouvertement ensuite est le tableau célèbre, mais, à notre avis, beaucoup trop vanté, de la Bataille d’Austerlitz. On ne saurait refuser ni le don de l’invention, ni la majesté du style au peintre du Bélisaire du Napoléon en costume impérial et de tant de portraits composés avec une véritable grandeur, Les quatre figures allégoriques destinées à encadrer la toile où il a représenté la Bataille d’Austerlitz suffiraient d’ailleurs pour prouver qu’il savait à l’occasion élargir sa manière. Cependant, la même où cette manière a le plus d’ampleur, elle laisse voir encore les qualités qui la distinguèrent d’abord ; le goût, pour être plus sévère, n’en demeure pas moins son inspiration principale et son caractère essentiel. Point de fougue, mais une rare clairvoyance, point d’élans de génie, mais des intentions profondément judicieuses, telles sont les habitudes morales et comme la raison d’être de ce talent. En abordant un sujet où l’énergie et la verve devenaient des conditions indispensables, il courait donc grand risque de se four voyer et de s’user en vains efforts dans une entreprise contraire à ses dispositions naturelles. C’est à peu près ce qui arriva. À ne considérer que l’ordonnance des lignes et l’adresse des combinaisons pittoresques, la Bataille d’Austerlitz est une œuvre digne d’éloges. On t reconnaît partout l’esprit et la main d’un arrangeur habile : Est-ce assez toutefois, et une pareille scène n’exigeait-elle pas l’imagination inspirée, la main passionnée d’un maître ? Rien d’entraînant, rien de vigoureusement expressif dans cette mêlée, ou plutôt dans cette succession d’hommes et de chevaux. En dépit du mouvement qu’ils se donnent pour paraître animés, l’immobilité pèse sur tous ces groupes, et la lourdeur du ton général ajouté encore à l’impression produite par l’aspect consterné du tableau. Qui devinerait le soleil d’Austerlitz, ce radieux soleil de la victoire, dans cette pâle lueur éclairant timidement un coin du ciel, tandis que les héros de la journée restent comme enveloppés d’une brume verdâtre ? Quoi de plus froid, de plus lugubre même que l’image d’un si éclatant triomphe, et que la distance est grande entre cette morose épopée et celles où Gros célèbre avec tant d’ardeur et de puissance les combats du Mont-Thabor, de Nazareth et d’Aboukir !

En ne comparant au surplus le peintre de la Bataille d’Austerlitz qu’à lui-même, il est difficile de méconnaître chez l’auteur de cet ouvrage un commencement de décadence. Les personnages qu’il s’agissait de représenter offraient à Gérard ou des types déjà familiers à son pinceau ou des types conformes à ses études habituelles. Il va sans dire qu’ici la proportion des figures et l’éloignement où elles devaient apparaître lui faisaient un devoir d’apporter quelque modification à sa manière. Néanmoins la part du peintre de portrait restait grande encore dans la tâche imposée au peintre d’histoire ; tout en s’acquittant incomplètement de celle-ci, Gérard pouvait encore se retrouver sur son terrain et compenser, par les témoignages de l’habileté qui lui était propre, son insuffisance à d’autres égards. Qu’advint-il pourtant ? Au lieu de justifier une fois de plus sa réputation dans un genre spécial, Gérard sembla prendre à cœur de la démentir. Même envisagées comme portraits, les figures de l’empereur, de Rapp et des officiers-généraux qui les entourent l’un et l’autre sont véritablement défectueuses. On croirait qu’elles ont été taillées dans le bois, et le vide du modelé intérieur faisant d’autant plus ressortir la dureté des contours, il résulte de ce contraste une expression générale d’inertie bien différente de l’animation tempérée qui distinguait les œuvres précédentes. Jusque-là en effet Gérard avait su concilier, dans l’exécution de ses portraits, la fermeté du dessin avec la souplesse. À partir du moment où il eut peint la Bataille d’Austerlitz (1810), on eût dit que ce secret était perdu pour lui. Sous sa main tantôt trop lourde, tantôt négligente, la précision se convertit en sécheresse, ou ce qui n’était que souple devint mou. Presque tous les portraits qu’il produisit durant les dernières années de l’empire attestent cette méthode à la fois formelle et négative, et, pour ne citer qu’un exemple, le portrait de l’impératrice Marie-Louise avec le roi de Rome offre l’opposition bizarre d’un dessin extérieur positif jusqu’à l’aridité et d’un modelé à peu près nul dans les parties qu’enserrent les contours.

Quelque défectueuse pourtant que fût la nouvelle manière adoptée par Gérard, on pouvait n’y voir encore qu’une espèce de compromis entre les habitudes premières de son talent et ses entraînemens vers un art plus facile. Malheureusement elle avait le triste avantage de séduire à peu de frais la foule et de se prêter à une rapidité de production qui étendrait d’autant plus la renommée du maître. De là les fâcheux écarts auxquels il s’abandonna une fois que le succès eut consacré ses fautes. Afin de satisfaire des gens aux yeux de qui l’authenticité de l’œuvre suffisait pour en garantir le mérite, Gérard ne prit plus le temps de se satisfaire lui-même. Ce fut bien pis lorsque les événemens politiques eurent amené en France les souverains étrangers et les principaux chefs de leurs conseils ou de leurs armées. Chacun d’eux voulut avoir son portrait signé de ce nom qui promettait aux modèles un surcroît de gloire ou d’importance, et dès-lors Gérard ne songea plus qu’à proportionner l’activité de son pinceau au nombre des tâches qu’on exigeait de lui.. Encore fallut-il que, pour les accomplir toutes, il laissât à des aides le soin d’avancer la besogne que sa main étiquetait ensuite en hâte et tant bien que mal. En faisant ainsi de son talent un moyen purement industriel et de son atelier une sorte de manufacture, Gérard se donna un tort grave ; mais n’eut-il que celui-là, et n’est-il pas permis de s’étonner au moins de la facilité avec laquelle s’ouvrit à de nouveaux hôtes cet atelier qui pendant tant d’années avait abrité des hôtes plus dignes du peintre et en tout cas venus de moins loin ? Les arts, on l’a dit trop souvent, n’ont pas d’opinion ; soit, mais que cette indifférence politique n’aille pas jusqu’à laisser soupçonner une atteinte au sentiment de piété nationale ! En dépit d’exemples contraires et de quelques empressemens illustres, il est des cas où le talent a pour devoir de s’abstenir. Toute proportion gardée entre les deux maîtres, Callot refusant nettement à Richelieu de consacrer par l’art la chute de son souverain, le duc de Lorraine, nous semble beaucoup plus digne de sympathie que le grand Léonard lui-même, oubliant du jour au lendemain ses bienfaiteurs et se mettant de si bonne grâce au service des conquérans de son pays.

Quoi qu’il en soit, au lieu de se compromettre auprès du public par son imprudente fécondité, Gérard vit ses succès grandir en raison même de l’affaissement progressif de sa manière. Très habile d’ailleurs à administrer la situation qu’il s’était faite, il se maintenait au-dessus de ses confrères par la distinction de ses manières, par le soin qu’il apportait à concilier avec la dignité une modestie de bon goût, et les agrémens de son commerce achevant de donner le change sur la valeur réelle de ses ouvrages, il n’était pas de salon où l’on ne pensât en toute sincérité ce qui avait été dit de « ce peintre des rois, qui était aussi le roi des peintres. » Louis XVIII le crut comme tout le monde. En accordant à Gérard le titre de premier peintre, il ne fit que sanctionner une opinion accréditée, et si Gros et Girodet purent trouver en secret la faveur quelque peu excessive, personne, même parmi les artistes, ne refusa d’y applaudir.

Comment Gérard justifia-t-il cette haute faveur, et par quels travaux acheva-t-il de mériter la place qu’on lui assignait à la tête de l’école française ? À l’exception de l’Entrée de Henri IV, tableau préférable, selon nous, à la Bataille d’Austerlitz, parce qu’ici la science de l’arrangement, plus opportunément mise en œuvre, excuse du moins l’insuffisance de la verve et les lourdeurs de l’exécution, tout ce que Gérard produisit au temps de la restauration fait assez peu d’honneur à son talent et à la clairvoyance de ceux qui vantaient ses progrès. Quand on examine aujourd’hui Corinne au cap Misène ou sainte Thérèse, Louis XIV déclarant son petit-fils roi d’Espagne ou le Sacre de Charles X, il est difficile de s’expliquer les éloges prodigués à des compositions tantôt emphatiques et théâtrales, tantôt nulles de tous points. Il est difficile surtout d’oublier ce qu’avait été un pareil talent en face des erreurs où il était tombé. Une fois pourtant Gérard essaya de renouer la tradition de ses premiers succès. Il voulut, en peignant son tableau de Daphnis et Chloé, donner, à trente ans d’intervalle, un pendant à sa Psyché, et se prouver à lui-même qu’il était encore capable d’efforts sérieux et d’étude. On sait le résultat de la tentative. À force de se complaire dans les travaux faciles, son imagination avait perdu le sentiment de l’exquis, son pinceau s’était désaccoutumé de la correction, et là où il avait autrefois exprimé un peu laborieusement la grâce, il ne réussit plus qu’à formuler pédantesquement la fadeur.

Dans la peinture de portrait, la déchéance de ce talent n’est pas moins sensible ; même lorsqu’il lui arrive de rechercher encore la précision du style et cette élégance savante dont il avait su embellir la vérité sans la trahir, il laisse apparaître une impuissance radicale sous les dehors de la sobriété. Retrouve-t-on par exemple le peintre de mademoiselle Brongniart et de madame Regnaud de Saint-Jean-d’Angely dans le peintre de madame de Staël ? Si ingrat qu’ait pu être le caractère physique du modèle, était-ce une raison pour annuler à ce point la physionomie, pour lui ôter si bien sa signification et son accent, que l’auteur de Corinne nous apparût sous les traits d’une femme tout uniment laide ? D’autres portraits, parmi lesquels il est juste de mentionner ceux de Louis XVIII, de Charles X, surtout le portrait du comte d’Artois en uniforme de colonel-général des carabiniers, satisfont mieux, j’en conviens, aux conditions de l’art, et rappellent en partie les anciennes qualités de Gérard ; mais à côté de ces œuvres dignes à quelques égards de leurs aînées combien n’en citerait-on pas où le mérite de la composition ne rachète nullement les imperfections du dessin et du coloris ! Est-ce le portrait de la Duchesse de Berri avec ses enfans, l’une des productions capitales de Gérard à cette époque et aussi l’une des plus applaudies, qui autoriserait la moindre réserve contre les sévérités actuelles de l’opinion ? Il ne serait que juste au contraire de condamner franchement dans ce malencontreux ouvrage la pauvreté des intentions, la mollesse et la maigreur du dessin, et par-dessus tout une âpreté de coloris auprès de laquelle les fautes les plus graves contre l’harmonie commises ailleurs par le peintre semblent presque des peccadilles. Gérard, nous l’avons dit, ne put jamais acquérir, sur la valeur relative des tons et sur l’art de les associer les uns aux autres, des notions parfaitement saines. Coloriste assez fin dans l’exécution isolée des morceaux, il cesse de l’être lorsqu’il s’agit de déterminer entre les diverses parties de son travail la mesure des oppositions ou des rapports. Souvent le voisinage d’un ton mal choisi fausse ou dénature sous sa main l’effet des tons environnans. En signalant certaines anomalies de ce genre qui déparent le portrait de Mme Laetitia Bonaparte, nous avons indiqué un côté défectueux du talent de l’artiste ; dans le portrait de la duchesse de Berri, les erreurs sont bien autrement évidentes, et la crudité de l’aspect général, le ton bleu-clair de cette robe accolé au ton orange du siège, tout, jusqu’à la couleur plombée du paysage, prouve assez que ce qui n’était autrefois qu’un défaut avait pris chez Gérard les proportions d’un vice, ou tout au moins d’une véritable infirmité pittoresque.

Il faut donc reconnaître dans les travaux de Gérard, devenu le premier peintre du roi et le favori déclaré de la foule, un mérite infiniment moindre que dans les ouvrages auxquels il avait dû une renommée et des succès plus modestes. Hâtons-nous d’ajouter que, s’il ne justifia que très incomplètement son élévation par les productions de son pinceau, il la justifia pleinement par les habitudes honorables de sa vie et la dignité de son caractère. Combien d’autres, à la hauteur où il était placé, eussent été pris de vertige, ou n’eussent fait usage de leur autorité que pour écarter tout ce qui de près ou de loin pouvait la menacer ou la compromettre ! On ne saurait dire que chez lui le désintéressement fût poussé à ce point qu’il fît bon marché de lui-même et de sa supériorité personnelle. Peut-être même, malgré sa justesse d’esprit et sa clairvoyance ordinaires, avait-il fini par prendre un peu trop au sérieux l’engouement dont il était l’objet. En tout cas, jamais ce sentiment de sa propre valeur ne dégénéra en franche vanité, jamais la crainte de se susciter des rivalités dangereuses ne le retint lorsqu’il s’agit de servir la cause des jeunes talens qui venaient à se produire. Si Gérard n’eût consulté que les intérêts de sa situation, eût-il mis tant de zèle à attirer les encouragemens sur les artistes qui semblaient le mieux en mesure de lui porter quelque jour ombrage ? Ce ne pouvait être certes par calcul égoïste qu’il s’employait en faveur de M. Ingres à une époque où celui-ci ne trouvait pas même à vendre ses tableaux, qu’il dénonçait en quelque sorte à l’attention publique le futur peintre de l’Apothéose d’Homère, et que plus tard, lorsque vinrent avec les premiers succès les vives critiques, il lui écrivait à Rome pour raffermir son courage et stimuler son ambition. On sait l’éclat des débuts de Léopold Robert. Gérard, qui, six ans avant le jour où parut l’Improvisateur napolitain, présumait assez bien de l’avenir pour se porter auprès du ministre de l’intérieur garant du jeune artiste et déclarer par écrit qu’une décision favorable à son protégé a serait également honorable et avantageuse pour notre école, » — Gérard ne se contenta pas d’applaudir aussi hautement que personne à ces débuts qu’il avait préparés ; il voulut encore solliciter par son propre exemple la munificence de l’état, et, en commandant deux tableaux à Robert, ajouter au prix de son suffrage l’à-propos d’un utile encouragement. M. Delaroche, M. Schnetz, plusieurs autres encore parmi ceux qui s’acheminaient vers une célébrité prochaine, ne reçurent de Gérard que des témoignages de haute estime et des éloges sans arrière-pensée d’envie. Les chefs mêmes ou les soldats de ce qu’on appelait alors « la faction romantique, » bien loin d’être traités en ennemis, se virent accueillis par lui comme s’il n’eût eu rien à perdre dans le triomphe de la nouvelle cause. Tandis que Gros, le vrai précurseur pourtant de cette insurrection contre les doctrines académiques, s’évertuait à répudier toute complicité avec les novateurs et leur déclarait la guerre non sans une animosité un peu puérile, le peintre de Psyché rendait justice à ce que leurs intentions avaient de sain, suivait d’un œil attentif leurs efforts, sans partager pour cela toutes leurs espérances, et ne marchandait pas son intérêt à des talens qui pouvaient lui devenir hostiles. Dans le salon de Gérard, dans ce salon qui a laissé une si brillante tradition, et où s’empressaient les personnages les plus considérables de la France et des pays étrangers, il l’avait placé encore pour les hommes dont la position n’était pas faite, pour ceux que recommandaient seulement des promesses de talent ou un commencement de notoriété. Tout était-il pure bienveillance dans cet accueil fait aux représentons de chaque parti, et n’y avait-il pas, un peu de diplomatie au fond de cette urbanité, même ? Peut-être, mais le grand mal après tout ! Calculée ou non, l’affabilité de Gérard n’en tournait pas moins au profit de tout le monde. Si elle servait bien l’ambition du chef officiel de l’école, elle maintenait aussi entre les artistes groupés autour de lui une concorde extérieure et des habitudes de bonne compagnie qui disciplinaient les amours-propres ou réprimaient l’esprit d’agression. On peut dire sans exagération qu’à partir du moment où Gérard cessa d’exercer son empire, les mœurs de notre école perdirent de leur dignité, et que toutes les violences, toutes les ruses employées de nos jours pour arriver vite ou pour faire arriver les siens n’ont si bien réussi que faute d’une autorité assez habile pour régenter encore ces convoitises, assez forte pour faire prévaloir le respect de soi-même sur la soif du succès à tout prix.

Suit-il de là que Gérard n’ait donné aucun mauvais exemple, et son influence sur les peintres de son temps suffit-elle pour l’absoudre de ses fautes personnelles ? Nous sommes bien loin de le penser. Il faut au contraire soigneusement distinguer entre la conduite de l’homme, du fonctionnaire plutôt, et les œuvres de l’artiste. Si Gérard dans la seconde moitié de sa vie a eu le mérite de ne méconnaître aucun talent, de diriger et souvent de devancer l’opinion dans la voie de la justice, en revanche il a eu le tort bien grave de mésuser des dons reçus et de mettre sa propre habileté au service d’une popularité éphémère, lui qu’une ambition plus haute avait animé au début. À quoi bon répéter ce que nous avons dit déjà et insister sur la transformation de ce talent, qui, après avoir révélé un maître n’accuse plus que les entraînemens d’un esprit gâté par le succès ? Ne fut-il pas bien puni d’ailleurs au lendemain même de ses triomphes, et, sans parler de l’indifférence actuelle, ne lui a-t-on pas fait payer assez cher et ses succès légitimes et les succès qu’il avait surpris ? Tant que Gérard resta en vue, l’habitude du respect pour sa personne put faire illusion sur la faiblesse, fort peu douteuse pourtant, de ses ouvrages ; mais un jour vint où les événemens publics le précipitèrent du rang où il s’était jusque-là maintenu, et, par une singulière coïncidence, la cause des révolutionnaires dans l’art se trouva gagnée en même temps que la cause de la révolution politique. Un même coup renversa toutes les vieilles royautés. Dans la peinture comme ailleurs, ce qui survécut du passé dut se résigner à l’oubli et s’effacer devant les gloires ou les fortunes nouvelles. Gérard avait l’âme haute, il porta fièrement sa disgrâce. La perte de sa place, dont il s’était au reste volontairement démis après les journées de juillet 1830, le vide qui se faisait autour de lui à mesure que d’autres talens prenaient faveur, rien ne put lui arracher ces plaintes banales sur la rigueur du sort ou l’ingratitude des hommes qui soulagent les douleurs vulgaires et quelque fois endorment la conscience. Les regrets qu’il éprouvait étaient à la fois plus amers et plus nobles : il se sentait désarmé par sa faute et se repentait d’avoir consumé ses années de force et de puissance dans des travaux plus propres à lui procurer une vogue passagère qu’à lui assurer l’avenir. Un des maîtres de la jeune école qu’il avait pris en affection, et qui répondait à sa confiance par une vénération profonde, l’entendit plus d’une fois s’échapper en paroles émues sur ce sujet : « Ah ! si je pouvais recommencer ma vie, lui disait Gérard, s’il était temps encore de choisir mon chemin !… Que voulez-vous, j’ai fait fausse route. Une porte s’ouvre devant soi et laisse entre voir des murs dorés, de l’éclat. Cela vous séduit : on se précipite de ce côté, et l’on tourne le dos à une autre porte derrière laquelle était la gloire. » Gérard se calomniait en s’accusant ainsi. S’il n’entendait parler que de la part de gloire que dans la seconde moitié de sa carrière il avait sacrifiée au désir de paraître, il n’était que juste en se montrant sévère pour cette fraction du passé ; mais il lui appartenait aussi de se rappeler avec orgueil une autre époque : il pouvait, en se reportant aux jours de sa jeunesse, retrouver plus d’un témoignage de grand talent et de courage, plus d’un gage d’honneur sérieux pour son nom.

Cependant, en dépit de ces souvenirs ou plutôt à cause de ces souvenirs mêmes, le présent pesait sur Gérard de ce poids écrasant sous lequel Gros allait succomber, et ce que le peintre des Pestiférés de Jaffa disait quelques jours avant sa mort dans un dîner chez Mme Lebrun, le peintre de Psyché eût pu le dire aussi avec l’autorité d’une cruelle expérience. On parlait des arts et des consolations assurées qu’ils donnent au milieu des peines de la vie : « Il n’y a qu’un mal, répondit Gros, auquel ils ne sauraient porter remède, c’est la douleur de se survivre à soi-même. » On sait le refuge que choisit le malheureux maître pour échapper à cette insupportable douleur. Gérard eut plus de constance. Il soutint jusqu’au bout, et en apparence avec sérénité, le fardeau d’une vie rendue plus pénible encore par les infirmités ; mais la mélancolie qui le minait sourdement envahit de plus en plus son âme, et si la fin volontaire de Gros le trouva aguerri contre la contagion de l’exemple, elle fut pour lui comme un avertissement lugubre et une menace. Un de ses amis accourt chez lui au moment même où la fatale nouvelle venait de se répandre dans Paris. « Gros et moi, lui dit Gérard, nous avons été condisciples, nous avons été rivaux, nous avons été ennemis. Quels souvenirs ravive en moi la mort d’un pareil homme ! comme elle consacre cette gloire qui m’avait gênée une gloire véritable celle-là, et bien digne d’envie ! La mort, elle vient aussi pour moi, elle est là, elle frappe à ma porte… » Les pressentimens de Gérard ne le trompaient pas. Dix-huit mois s’étaient à peine écoulés que la tombe se fermait sur le seul maître qui représentât encore l’ancienne école, sur le dernier de cette noble génération de peintres à laquelle avaient appartenu Girodet, Gros et Guérin. Gérard mourut le 11 janvier 1837 à l’âge de soixante-sept ans.

En cherchant à analyser les caractères du talent de Gérard, nous avons dû choisir quelques œuvres principales et en omettre beaucoup d’autres qui expriment incomplètement ce talent, ou ne laissent voir que les défauts qu’il contracta dans sa seconde phase. À plus forte raison nous abstiendrons-nous de parler de certains travaux absolument faibles qui occupèrent les dernières années du maître. On les trouve cependant reproduits dans le recueil gravé qui se publie aujourd’hui ; mais un peu plus de réserve sur ce point eût été préférable. L’ébauche de l’Achille qui figure dans le musée de Caen, la Peste de Marseille, le duc d’Orléans proclamé lieutenant-général du royaume à l’Hôtel-de-Ville, quelques autres compositions non moins défectueuses ne devaient-elles pas rester hors de cause ? Toute proportion gardée d’ailleurs entre les deux artistes, elles sont à peu près aux bons ouvrages de Gérard ce qu’est à l’Assomption et au Martyre de saint Pierre dominicain — la Piètà peinte par Titien à un âge où il avait, lui aussi, le malheur de se survivre. La carrière de Gérard était donc, à vrai dire, terminée plusieurs années avant le jour où il mourut. Encore faut-il ajouter que tout ce qui honore son nom, tout ce qui reste digne d’étude, Il y a produit à une époque bien antérieure à celle où il allait avoir au moins la vieillesse et les infirmités pour excuse. Si cette carrière a été courte, c’est qu’il a plu à l’artiste de l’abréger en escomptant sa renommée durable au profit de son importance actuelle. Les titres de Gérard considéré comme peintre d’histoire se résument tout en tiers dans le Bélisaire, la Psyché, la Bataille d’Austerlitz, — surtout si l’on n’isole pas cette toile des figures allégoriques destinées primitivement à l’encadrer, — et enfin dans l’Entrée de Henri IV. Comme peintre de portrait, il a fait preuve d’une grande fécondité ; mais que l’on choisisse, parmi deux cents portraits qu’il a laissés, ceux qui mériteraient d’être admis dans un musée, à peine arrivera-t-on à en réserver une vingtaine. C’est peu sans doute eu égard au chiffre total, eu égard surtout à ce que l’on avait lieu d’attendre d’un pareil talent ; c’est assez pour assurer au peintre qui les a signés une place entre les plus habiles maîtres de notre école, car plusieurs de ces toiles sont de véritables chefs-d’œuvre, et pour peu qu’on les rapproche des ouvrages du même genre qui ont suivi, elles prouvent aussi clairement la supériorité de Gérard sur ses successeurs que son droit à marcher de pair avec ses devanciers.

Depuis Gérard en effet, quels talens ont soutenu, dans l’art du portrait, l’honneur de l’école française ? Nous ne croyons pas nécessaire de nous arrêter aux portraits peints par M. Hersent malgré le succès qu’ils obtinrent à un certain moment, ni même aux trois ou quatre portraits peints par Pagnest, quel qu’en soit le mérite. De ces deux artistes, le premier ne s’est guère attaché qu’à séduire le regard par l’adresse du pinceau, par une exécution matérielle plutôt soignée que savante ; le second, qui poussait la recherche de la précision jusqu’à la curiosité minutieuse, est mort trop jeune et a produit trop peu pour prendre rang parmi les peintres de ce siècle. Quant aux portraits de M. Kinson, l’oubli parfait où ils sont relégués aujourd’hui n’est qu’un bien juste châtiment de la faveur qui les avait accueillis Il y a quarante ans, et dont une erreur fâcheuse prolongea la durée jusqu’à la fin de la restauration.

Plus près de nous, qu’y a-t-il ? Quelques morceaux de la main de M. Ingres et par conséquent exécutés avec une puissance magistrale ; mais, si beaux que soient les portraits de M. Bertin, de Mme de Rothschild et plusieurs autres ouvrages du même peintre, les conditions ordinaires du genre y semblent en quelque façon dépassées. L’intraitable autorité du sentiment et du style ressort si bien de ces œuvres toutes personnelles, qu’on se désintéresse du caractère propre aux modèles pour tenir compte à peu près uniquement des volontés de l’interprète. En un mot, le sévère pinceau de M. Ingres ne saurait condescendre à cette sorte de bonhomie, à l’expression de familiarité que comporte la peinture de portrait. Le fait contemporain n’est pour lui qu’un texte sur lequel il disserte avec une éloquence souvent admirable : ce n’est pas, comme pour le pinceau de Gérard, un exemple qu’il importe d’accepter non sans choix, mais avec soumission.

Plusieurs artistes formés à l’école de M. Ingres ont montré une habileté remarquable dans la peinture de portrait. On doit au talent élégant et fin de M. Amaury-Duval un assez grand nombre d’œuvres exécutées avec une rare pureté de goût et une singulière délicatesse. Les portraits qu’ont produits MM. Flandrin, Henri Lehmann et Mottez se recommandent par la fermeté du style et cette science de la forme qu’on retrouve dans de plus vastes travaux signés des mêmes noms ; mais en général l’art de la composition ajoute peu à la valeur, d’ailleurs très réelle, de ces portraits. L’extrême sobriété de l’ordonnance, motivée, il est vrai, par les dimensions ordinairement assez restreintes de la toile, la simplicité des fonds, qu’accidentent tout au plus les plis d’un rideau ou les moulures d’un lambris, tout, jusqu’au choix du costume, exprime le goût de la modération et des vérités un peu austères. Nous ne prétendons pas accuser cette réserve, encore moins y voir un signe d’impuissance ; les peintres qui traitent ainsi le portrait ont fait ailleurs leurs preuves d’imagination, et l’on serait mal venu à l’oublier. Nous voulons seulement indiquer en quoi une pareille méthode diffère de la manière de Gérard, et aussi quel genre de supériorité gardent les œuvres de celui-ci sur les œuvres de notre temps qui méritent le mieux l’estime. Si dignes d’éloges que soient les portraits peints par MM. Flandrin, Lehmann et quelques autres, il est juste de les louer surtout à titre d’études sérieuses et savamment fidèles. Les portraits de Gérard sont de véritables tableaux, qui joignent au mérite de la fidélité le mérite de l’invention.

Est-il besoin de mesurer la distance, bien autrement grande, qui sépare les ouvrages du maître des portraits peints par cette fraction de l’école dont M. Winterhalter est le chef le plus accrédité ? L’art n’est intéressé que d’assez loin dans ces productions parfois agréables, en tout cas essentiellement futiles : elles relèvent plutôt de la mode, et le genre de succès qu’elles obtiennent semble bien en rapport avec les tendances qu’elles expriment. Les portraits de M. Couture peuvent être rapprochés de ceux de M. Winterhalter, non qu’il y ait analogie extérieure entre les deux manières, mais parce qu’elles procèdent au fond l’une et l’autre du même principe, — la prédominance attribuée au moyen matériel, sur l’étude et l’expression de la vérité morale. Enfin, depuis quelques années, bon nombre de peintres de portrait travaillent à parodier dans leurs ouvrages l’aspect, le style, le ton même des œuvres anciennes. Sous prétexte d’éluder les conditions imposées par la mode et d’obvier aux inconvéniens d’une représentation qui dans un court délai pourra paraître surannée, on ôte tout caractère de véracité à la composition d’un portrait. On contrefait Van-Dyck ou Titien, Velasquez ou Greuze, et l’on travestit l’art et les gens de son temps, faute de savoir tirer parti de ce que l’on a dans l’âme et sous les yeux. Gérard n’a ni cette impuissance de sentiment, ni ces caprices. Il reproduit, non sans discernement, non sans beaucoup de goût assurément, mais aussi avec sincérité, les mœurs, les costumes, la physionomie de l’âge où il a vécu. Il ne subit pas aveuglément les influences qui l’entourent, il ne s’y soustrait pas non plus de parti pris, et les personnages qu’il représente vivent de leur vraie vie, au lieu de dérober le caractère qui leur est propre sous une apparence factice. C’est par cette bonne foi intelligente, c’est par cette aptitude à combiner dans une juste mesure l’art et la naïveté que Gérard, à l’époque de sa première manière, se montre digne des maîtres qui l’avaient précédé dans notre pays. Il aurait pu conquérir dans l’histoire de l’école française une place plus élevée que la place qu’il occupe, il aurait pu laisser un plus grand nom, s’il avait voulu persévérer jusqu’au bout dans la voie de ses premiers succès. Tel qu’il est toutefois, ce nom mérite d’être inscrit parmi les noms des peintres qui ont le mieux continué dans notre siècle les traditions de l’art national : art tout de raison, de goût, de savoir sans ostentation, art sage par excellence, et dont on n’est tenté peut-être de méconnaître les caractères qu’en vertu même de sa retenue.


Henri Delaborde.
  1. François Gérard, peintre d’histoire, essai de biographie et de critique ; Paris 1846.
  2. A l’exception d’un portrait en pied de la reine Caroline Murat, qu’elle fit pendant un court séjour à Paris en 1807, et de quelques portraits exposés au salon de 1824, — ceux de la Duchesse de Berri et de la Duchesse de Guiche entre autres, — Mme Lebrun ne produisit rien en public pendant plus de trente années qui s’écoulèrent encore entre l’époque de son retour et celle de sa mort. Elle mourut en 1842, à l’âge de quatre-vingt-sept ans.
  3. Le tableau de Gérard dans le concours à la suite duquel Girodet fut couronné (1789) avait été récompensé d’un second prix, récompense insuffisante, si l’on s’en rapporte au témoignage même du vainqueur. À l’époque où les deux rivaux se retrouvèrent à Rome, l’un pauvre et obscur encore, l’autre presque riche et déjà en voie de succès, celui-ci écrivait à M. Trioson, son père adoptif : « Gérard, par son esprit et ses talens, ne peut manquer d’exciter votre attention. Sans l’injustice de l’Académie, nous serions partis ensemble, et lui le premier. »
  4. Fabre avait envoyé de Rome dès 1791 une figure d’Abel qu’un véritable enthousiasme accueillit à Paris ; l’Endymion de Girodet avait paru au salon de 1793.
  5. En dépit de l’enthousiasme qu’avait excité l’apparition de la Psyché au salon de 1798, cette toile n’avait pu trouver d’acquéreur. Quelque chose de ce qui s’était passé quelques années auparavant pour le Bélisaire se renouvela alors pour la Psyché. Deux amis de Gérard, — l’un des deux était l’architecte Fontaine, — se cotisèrent pour acheter le tableau, qui appartint ensuite au général Rapp.
  6. Quoique assez généralement oubliés aujourd’hui, les portraits peints par Girodet sont nombreux. À partir de 1804 seulement jusqu’en 1824, il en exposa successivement trente-deux, parmi lesquels Larrey, chirurgien en chef de l’armée d’Égypte, Bonchamps et Cathelineau. Plusieurs autres avaient figuré aux salons précédens, et dès 1799 Girodet prenait rang parmi les peintres de portrait en exposant le buste de mademoiselle Lange. On sait le sort de cette toile et la vengeance publique que l’artiste tira des critiques que le modèle lui-même en avait faites. Mlle Lange s’étant montrée peu satisfaite de l’ouvrage, Girodet le lui renvoya coupé en morceaux ; puis, au salon suivant, on vit paraître un second portrait de l’actrice, mais elle était représentée cette fois étendue sur un lit et recevant une pluie d’or, tandis qu’à ses côtés se pavanait un coq d’Inde dont la tête rappelait les traits d’un personnage fort connu par ses assiduités auprès de cette autre Danaé.