La Pensée religieuse de Joseph de Maistre/01

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La Pensée religieuse de Joseph de Maistre
Revue des Deux Mondes7e période, tome 2 (p. 137-173).
LA PENSÉE RELIGIEUSE
DE
JOSEPH DE MAISTRE
D’APRÈS DES DOCUMENTS INÉDITS

1774-1792

Cent ans ont passé depuis la mort de Joseph de Maistre, cent ans au cours desquels les aspirations de ce laïc, développées dans le livre du Pape, furent ratifiées, au concile du Vatican, par l’épiscopat de l’univers. Son action religieuse est connue ; sa personnalité religieuse demeure discutée. Aux alentours de 1860, Edmond Scherer disait de lui : « Il raisonne sur des prémisses posées par l’autorité... Jamais il n’a réellement cherché à pénétrer le dogme traditionnel, à se l’adapter, à se l’approprier, ne fut-ce que par l’intelligence... Comme il n’y a rien de sain, de calme, d’édifiant dans sa dévotion, il n’y a rien non plus de personnel, d’intérieur, de moral, dans ses convictions [1]. » Ce jugement laissa derrière lui toute une traînée de suspicions ; et peu à peu, au sujet de Maistre [2], les points d’interrogation se multiplièrent. L’auteur du Pape et des Soirées, qui prépara l’opinion chrétienne à l’acceptation d’une nouvelle définition dogmatique, avait-il mis à l’école du dogme sa propre pensée ? La vie intérieure de cet apologiste participait-elle à la vie même de l’Eglise ? Cet ultramontain, dans la pratique, observait-il les disciplines catholiques ? Maistre, en un mot, pensait-il, priait-il, agissait-il en fils de l’Eglise ? Ou bien ressemblait-il à l’un de ces contreforts qui soutiennent du dehors les murs des basiliques, à l’un de ces zouaves pontificaux qui, dans leur ardeur à faire le coup de feu pour le Pape, espaçaient parfois à l’excès leurs visites au confessionnal et même à l’autel ?

On fouillait cette édition Vitte qui, il y a trente-cinq ans, rassembla commodément en quatorze volumes les morceaux épars de la grande œuvre de Maistre, et qui seule fait autorité ; et lorsqu’on y auscultait les pulsations religieuses de l’écrivain, on croyait pouvoir, en sécurité, s’abandonner à cette jouissance, de se sentir en contact avec une âme, et non point seulement en présence d’une attitude. D’outre-tombe, Xavier, puis Constance surgissaient : dans des lettres que publiaient M. l’abbé Klein, M. Latreille, le P. Dudon [3], ils attestaient que leur frère, que leur père, avait été, bien effectivement, un catholique fervent. Mais voilà que s’entr’ouvraient les registres des vieilles loges savoyardes : un érudit collaborateur des Annales révolutionnaires, M. François Vermale, les compulsait avec une sévère méthode [4], et des textes précis permettaient de conclure que, de sa vingt-et-unième a sa trente-sixième année, Maistre avait été, non moins effectivement, un fervent franc-maçon. Et toutes ces données nouvelles projetaient des lueurs, mais ces lueurs s’offusquaient, se contrariaient entre elles.

En mettant à notre disposition, avec une libéralité digne d’une gratitude profonde, certains documents de ses archives familiales, conservées en son château de Saint-Martin-du Mesnil-Oury, M. le comte de Maistre, arrière-petit-fils de l’illustre écrivain, nous a permis de voir clair, et de faire voir clair qu’il en soit ici remercié, avec son frère, le P. Dominique de Maistre. Nous avons pu consulter, parmi les volumes où Maistre groupait ses notes de lecture et parfois les commentait, un gros in-folio qui porte au dos : Religion E, et deux massifs petits in-octavos, intitulés : Mélanges A et B, dans chacun desquels la rubrique Religion occupe un certain nombre de pages ; et nous avons eu sous les yeux la copie du journal manuscrit où Maistre, à partir de 1790, notait grands et petits événements de sa vie. Ces pages qu’il écrivait pour lui seul nous ont invité à la suivre jusqu’au pied de l’autel, à le voir s’agenouiller, communier. Mais une chemise nous était montrée, qui, sous le titre : Illuminés, rassemblait un certain nombre de documents, remontant pour la plupart à la période d’avant la Révolution : ils nous faisaient pénétrer dans le monde des loges ; à leur lumière, nous pouvions constater les rapports de Maistre avec cette souveraineté maçonnique qu’était le duc de Brunswick, étudier ses idées personnelles sur le rôle de la maçonnerie, et saisir, plus tard, dans un long Mémoire adressé à Vignet des Etoles, les souvenirs qu’il gardait de la « frérie » maçonnique. Par un paradoxe que Maistre aurait aimé, ce dossier d’illuminisme nous apportait la preuve décisive qu’en aucune période de sa vie l’attachement intime de Maistre à la révélation chrétienne ne s’était démenti. En toutes ses étapes et dans toutes ses nuances, la religion de Maistre nous devenait plus accessible : derrière l’auteur, nous touchions l’homme, et, dans l’homme, le croyant.


I. — AU LIT DE MORT D’UNE MÈRE : PLAIDOYER POUR LA PROVIDENCE. — LES HEURTS DE L’ESPRIT DU SIÈCLE CONTRE L’ESPRIT DE TRADITION.

C’est au lit de mort de sa mère, en juillet 1774, que, pour la première fois, nous entrevoyons, à l’épreuve, la religion de Maistre. On peut avoir foi dans les actes qui coïncident avec des heures de souffrance : l’âme alors, dénudée parce que déchirée, ne se ment point à elle-même, ni à autrui, ni à Dieu. Maistre, devant la dépouille maternelle, fit ses débuts comme avocat d’office de la Providence. Un ami, le chevalier Roze, nous a décrit l’émouvante turbulence de ce deuil de famille, en termes qui nous rappellent que nous sommes au siècle de Greuze. Voilà M. Maistre, le président, « couché en désordre sur un canapé, » et cinq de ses dix enfants, autour de lui, « poussant des cris perçants, » et Jozon, — c’est notre Maistre, — « se jetant sur le corps de son père, cherchant à le consoler. » Une des filles, Jeannette, faisait contre le Ciel des imprécations que Roze trouvait sublimes. Mais le Ciel rencontrait un vengeur : « Jamais conversation ne fut plus forte, plus énergique, que celle qu’il y eut entre Jeannette et son frère sur la Providence, dont il voulait justifier la sagesse qu’elle attaquait [5]. » Jeannette n’avait pas douze ans, Joseph en avait vingt et un. Toute sa carrière de penseur s’insère entre cette veillée funèbre et les Soirées de Saint-Pétersbourg ou Entretiens sur le gouvernement temporel de la Providence, que dès 1806 il déclarait rouler depuis longtemps dans sa tête [6], et que sa mort laissera inachevées.

Maistre croit, même parmi les affres du deuil, que ce que Dieu fait est bien fait. Il y a des douleurs qui se révoltent ; d’autres s’unissent mystiquement aux souffrances du Christ ou de la Madone, et trouvent, dans cette solidarité d’épreuves, la force d’accepter ; le plus grand nombre oscillent, lamentablement pantelantes, entre la révolte et l’acceptation. La première grande douleur de Maistre échappe à ces classifications. Celle-là s’agenouille devant Dieu, parce que Dieu est un souverain, et qui ne peut être que sage ; elle se considère comme un détail du gouvernement divin, et ne permet pas qu’on attaque ce gouvernement-là ; elle n’est encline ni à la rébellion, ni aux pieux élans d’abandon ; elle est loyaliste, elle est ce que doit être la douleur chez un sujet de Dieu. Ce jeune homme qui pleure, mais qui ne veut pas qu’on ose incriminer, pour ses pleurs, la responsabilité du Très-Haut, annonce déjà le futur apologiste des conseils divins et de l’obéissance humaine.

Il fut l’élève des Jésuites, que disperse et supprime, en cette même année, un ouragan venu de Rome. Il leur doit de bien connaître le catéchisme, dont plus tard il dira les richesses à ses « frères » des loges. Il leur doit son entrée dans la grande congrégation de Notre-Dame de l’Assomption, dite aussi congrégation des Nobles ou des Messieurs, édifiant groupement qui, tant que les Jésuites purent s’en occuper, ménageait à ses membres, périodiquement, des retraites spirituelles de neuf jours. Simultanément, depuis l’âge de quinze ans, il appartient, tout comme son père, à une autre confrérie, celle des Pénitents Noirs, qui, quatre fois l’an, par leurs processions humiliées et lugubres, rappellent à la cité savoyarde la proximité du trépas et le néant de la vie, et qui passent auprès des condamnes à mort la nuit précédant l’exécution. Voilà le cadre où s’insère et se conserve la vie religieuse de ce jeune homme, avec des intransigeances, des susceptibilités, dont sa sœur Jeannette, trop amère contre Dieu, sentit l’éloquente révolte.

Mais le XVIIIe siècle français cognait aux portes de la Savoie, il y entrait. Nous avons le catalogue d’une bibliothèque de sénateur savoyard : tout le philosophisme des bords de la Seine, à commencer par l’Encyclopédie, y bravait la poussière des rayons [7]. Lisons les conclusions juridiques du jeune substitut Maistre sur des questions de banalités ou de biens communaux ; elles trahissent un certain esprit antiféodal, qui s’épanche même, une fois, en une sortie virulente contre l’ « anarchie » du moyen âge, « la féroce indépendance des nobles, l’influence illimitée du clergé, l’ignorance des uns et des autres [8] : » c’est avec les yeux de son siècle que Maistre regarde ce passé. Asseyons-nous au Sénat de Savoie, pour applaudir aux harangues d’apparat dans lesquelles sa toilette oratoire se règle sur la mode du temps : Éloge de Victor-Amédée III (1775) ; Discours sur la Vertu (1777) ; Discours sur le caractère extérieur du magistrat (1784). Le voilà s’enthousiasmant pour le souverain qui, « amenant par la main la vraie philosophie, lui ordonne de souffler sur les vieilles formules ; » s’enthousiasmant pour ce peuple qui, là-bas en Amérique, se soulève [9]. On l’entend reéditer en quelques phrases le roman de Rousseau sur les origines du corps social, ce roman contre lequel plus tard il mobilisera ses sarcasmes, et souhaiter « que nos citoyens rassemblés fussent maîtres de nous demander compte de notre conduite [10] ; » et lorsque, devant un auditoire qu’il appelle » la nation, » il définit le devoir du magistrat, il prévient les sénateurs que le public les « compare au tableau » qu’il trace, et que le public « juge les justices [11]. » Eût-il aimé, plus tard, ces idées et ces expressions ? J’en doute fort, et je doute aussi que le Maistre des Considérations se fût volontiers reconnu dans certain mémoire de l’année 1788, où, s’appuyant sur « l’étincelant Mirabeau, » il dénonçait la « tendance malheureuse » de la puissance souveraine « à vouloir tout voir et tout faire, » le « crime » que l’on fait aux peuples de « croire qu’ils ont des droits, » leur « prodigieux abrutissement dans la plupart des monarchies [12]. » La langue du siècle le grisait, l’esprit du siècle le frôlait ; et Mme Swetchine, sa confidente de Saint-Pétersbourg, diagnostiquera plus tard qu’« il n’avait pu se soustraire entièrement au prestige de l’éloquence de Rousseau [13]. »

La postérité connaîtra, sur l’Inquisition espagnole, tout un livre signé Maistre : ce sera un plaidoyer, presque une apologie. Mais en 1775, au cours de son Éloge de Victor-Amédée, M. le substitut, tout d’un coup, prenait des réquisitions, et c’était contre les inquisiteurs, coupables de « certains sacrifices mille fois plus horribles que ceux que nos ancêtres offraient à l’affreux Teutatès [14]. » « Voltaire, écrira-t-il plus tard, n’a jamais été dans ma bibliothèque [15] ; » il parlait pourtant de l’Inquisition comme l’auteur du Traité sur la Tolérance. C’était l’usage, dans cette petite Savoie, de « faire venir ses opinions de France comme ses étoffes [16] : » les discours de Maistre s’en ressentaient un peu.

Mais tout au fond de son être, ces importations intellectuelles se heurtaient à un tuf de croyances religieuses et de traditions patriciennes. Telles ces couleurs voyantes qui rapidement pâlissent et s’éteignent, les empreintes du philosophisme sur la pensée de Maistre étaient superficielles et fragiles. Membre d’un patriciat qui n’était pas une simple parure de cour, et qui affectait de se sentir un rouage de l’Etat, Maistre, à ce titre, — ses écrits ultérieurs en font foi, — se réputait investi d’une sorte de « sacerdoce laïque, » et rigoureusement obligé à défendre l’esprit national et à veiller, spécialement, sur la religion, « la première et la plus sacrée des propriétés » du patricien [17]. L’Éloge de Victor-Amédée célébrait la religion, non seulement comme « l’hommage indispensable de la créature au Créateur, » comme « le lien sacré qui unit la terre au ciel, » comme « l’espoir de l’homme vertueux, » comme « le motif unique qui attache le malheureux à la vie, » mais aussi comme « le plus puissant des ressorts politiques et le vrai nerf des États ; » et le jeune orateur n’humiliait les rois dans la commune égalité chrétienne que pour attacher à leurs sceptres, immédiatement relevés, la prérogative de protéger la religion [18]. Sujet et fonctionnaire d’une monarchie qui, par-dessus tout, craignait « les secousses, les innovations, les mesures extrêmes, et les coups d’éclat ; » membre d’un « heureux » petit État qui, cinquante ans durant, fit peu parler de lui ; spectateur d’un système d’habitudes politiques qui consistait à ménager tous les partis pour éviter tous les heurts ; spectateur d’un système de temporisations diplomatiques dont le premier mot était toujours : De peur que, et qui ne permettait au cabinet de Turin d’avoir aucun « parti pris décidé <[19], » Maistre détestait, d’instinct, les propagandes orageuses et leurs pétulantes exigences.

Or, le siècle semait l’impiété, et le siècle semait la tempête. Et Maistre déclarait, en son discours de 1784 : « Ce siècle, qui a fait et préparé de si grandes choses trop souvent par de mauvais moyens, se distingue de tous les âges passés par un esprit destructeur qui n’a rien épargné. Lois, coutumes, systèmes reçus, institutions antiques, il a tout attaqué, tout ébranlé, et le ravage s’étendra jusqu’à des bornes qu’on n’aperçoit point encore [20]. » Même épris des « grandes choses » dont le siècle était l’ouvrier, il détestait les méthodes, la manière : c’était trop brutal à son gré. Le sens de sa responsabilité de caste, l’instinct de la continuité sociale et de la perpétuité des institutions, l’attachement à ces assises sur lesquelles reposaient la complexité même de son devoir et la dignité même de sa vie : tout cela faisait barrière entre l’âme de Maistre et les assauts de cette terrible contemporaine, libertine et subversive, qui fièrement se dénommait la Raison.


II. — EN LOGE : LA CARRIÈRE MAÇONNIQUE DE MAISTRE

Le dernier quart du XVIIIe siècle fut pour le catholicisme une ingrate période : le prestige du dogme, assailli par les philosophes, le prestige de la Papauté, offensée par les Bourbons dans la personne de Clément XIV et par Joseph II dans la personne de Pie VI, subissaient alors une sorte d’éclipsé : l’Église respirait mal. Son contact avec les intelligences était médiocrement favorisé par un tel essoufflement ; et pour essayer d’escalader l’inaccessible ou de nommer l’ineffable, elles empruntaient des voies qui n’étaient plus celles de l’Eglise, alors même que, dans la ferveur des réunions de confréries, les genoux continuaient de fléchir.

Maistre allait en loge, malgré les prohibitions des papes et malgré la « mauvaise opinion » qu’avait de l’ordre maçonnique l’évêque de Chambéry [21]. Les documents pontificaux, à cette époque, étaient à demi déchus de cette influence qu’à la voix même de l’auteur du Pape, le XIXe siècle leur restituera : se heurtant aux frontières, au lieu de planer au-dessus d’elles, ils étaient comme humiliés par la dure nécessité de cogner à la porte des Parlements pour se faire enregistrer, et l’on s’habituait facilement à ne voir en eux que des opinions de la puissance spirituelle, livrées aux disputes des hommes. Il ne semble pas qu’à aucun moment de sa vie les bulles de Clément XII et de Benoit XIV contre les sociétés secrètes aient inquiété Maistre. En 1810, à Pétersbourg, invité à se rendre en loge, pourquoi refusera-t-il ? Parce que l’empereur Alexandre ne permet ces assemblées « qu’à regret, » et parce que « plusieurs personnes de mérite » les regardent comme une « machine révolutionnaire [22]. » Mais en 1811, dans son quatrième Chapitre sur la Russie, tout en déclarant qu’en temps de fermentation il vaut mieux prohiber toutes réunions secrètes, Maistre maintiendra que la « franc-maçonnerie pure et simple, telle qu’elle existe encore en Angleterre, n’a rien de mauvais en soi, et qu’elle ne saurait alarmer ni la religion, ni l’Etat... L’auteur de cet écrit, insistera-t-il, l’a suivie très exactement et longtemps ; il a joint à son expérience celle de ses amis ; jamais il n’a rien vu de mauvais dans cette association [23]. »

Il ne crut donc pas pécher ni avoir péché contre l’Eglise en s’affiliant, jeune substitut, à la loge Saint-Jean des Trois Mortiers, grande maîtresse loge des États du roi de Sardaigne, fille spirituelle du Grand-Orient d’Angleterre. La signature Maistre, avec le titre pompeux de « grand orateur, » s’étale au bas d’un long placet du 13 octobre 1774, dans lequel les Frères des Trois Mortiers se plaignent à leurs supérieurs de Londres qu’on ait émancipé de leur propre obédience la loge de Turin. « C’est nous, protestent-ils, qui sommes votre première conquête dans ces contrées ; c’est un de nos cytoïens (sic) qui reçut vos pouvoirs à Londres. L’Italie, l’Allemagne, la France nous tendaient les bras ; mais nous voulûmes tenir la maçonnerie de vos mains. » Et les voilà qui s’indignent que la loge turinoise ait eu le droit d’élire un grand-maître provincial : « Le bonheur, gémissent-ils, s’obstine à nous fuir [24]. » Les Frères des Trois Mortiers ne veulent pas être consolés.

Maistre, dans le mémoire sur la franc-maçonnerie que, le 30 avril 1793, il remettra au baron Vignet des Étoles, définira les Trois Mortiers « une société de plaisir dont le gouvernement n’avait absolument rien à craindre [25] ; » et en décembre de la même année, s’irritant un peu dans une lettre au même Vignet, il lui dira : « L’unique chose qui me fâche, c’est de vous voir parler sérieusement de cette niaiserie de franc-maçonnerie, enfantillage universel en deçà des Alpes, dont vous auriez été si vous aviez vécu parmi nous, et dont je me mêlais si peu depuis que j’étais enfoncé dans les affaires, que j’ai reçu un jour une députation pour savoir si je voulais être rayé de la liste [26].

J’inclinerais à placer entre les années 1774 et 1778 ce demi-sommeil maçonnique de Maistre : la fin de non-recevoir opposée par Londres à la plainte des Trois Mortiers avait certainement suscité des amertumes, qui se traduisaient en bouderies. Mais un Allemand du nom de Schubart survint dans ce petit monde des loges savoyardes, porteur d’un message nouveau. Ancien commissaire des guerres au service de l’Angleterre, ce Schubart, « sachant que l’aimant le plus sûr d’attirer les hommes est l’intérêt, » apporta dès 1774 de beaux projets de tontines, qui permettraient aux Frères des loges d’avoir tour à tour, leur vie durant, de lucratives pensions [27]. Le rite qu’il proposait était le rite écossais, détaché vers 1735 de la maçonnerie anglaise, et qui, enrichi et remanié dans les loges allemandes, avait acquis un surcroît de mystère par la création de nouveaux grades secrets, un renouveau d’éclat par l’amusante prétention de se rattacher aux Templiers, et des séductions imprévues, grâce aux combinaisons financières de Schubart [28]. En 1771, un autre Allemand, le baron de Weiler, avait inauguré en France, en faveur de ce rite, une vigoureuse propagande : le Directoire écossais ou Réforme du Nord s’organisait en provinces de Bourgogne, d’Occitanie, d’Auvergne, avec Strasbourg, Bordeaux, Lyon, comme capitales. Et Maistre va nous dire, dans son Mémoire à Vignet, comment Chambéry fût conquis :


Les francs-maçons de Lyon projetèrent d’établir une loge semblable à Chambéry ; ils entrèrent donc en négociation au moyen d’une personne de confiance qui connaissait les deux villes. On fit des propositions. Et, enfin, sept personnes seulement, dont trois gentilshommes, furent choisies pour être les chefs et les fondateurs de la Réforme. De même, quatre seulement, dont trois gentilshommes, eurent la confiance pleine et indéfinie de Lyon. Ces quatre personnes firent successivement le voyage de Lyon pour s’instruire à la source. Deux d’entre elles y sont même retournées d’autres fois [29].


Les documents publiés par M. Vermale confirment ce texte et l’illustrent, car ils témoignent que, le 30 avril 1778, s’ouvrit à Chambéry la loge écossaise de la Sincérité, et que seize Frères des Trois Mortiers, parmi lesquels Maistre, prirent congé de la maçonnerie anglaise pour pratiquer le rite nouveau. Ce fut vers Lyon qu’ils s’orientèrent, comme vers une métropole spirituelle. L’activité merveilleuse d’un simple mercier, Willermoz, faisait alors de Lyon le chef-lieu suprême du rite écossais pour la France tout entière : chef-lieu vraiment rayonnant, et qui même allait étendre au delà des frontières son influence illuminatrice. Car à Lyon siégeait le « collège métropolitain de France, » formé de « chevaliers grands profès ; » et des liens étroits rattachaient à cette cime une sorte de « classe secrète, de grade suprême, » fonctionnant à Chambéry sous le nom de « collège particulier, » et comprenant quatre « grands profès, chevaliers maçons de l’ordre bienfaisant de la cité sainte, » — quatre, pas un de plus, dont la mystérieuse dignité demeurait ignorée des profanes et dont les mystérieuses lumières étaient refusées à la commune plèbe maçonnique. Or l’un de ces quatre, qu’affublait le nom gracieux de Josephus a Floribus, n’était autre que Maistre. « La Sincérité, écrira-t-il plus tard à Vignet, était une loge aristocrate, tout ce qu’il y avait de mieux à Chambéry dans toutes les classes ; » et il notera que les généreuses aumônes de cette loge faisaient « grande impression, » et que la « sobriété des repas » la distinguait.

Dépités d’une telle concurrence, les maçons demeurés fidèles aux Trois mortiers décidèrent qu’aucun d’entre eux ne rendrait visite aux transfuges qui peuplaient la Sincérité. Mais ces transfuges ne demeurèrent pas des isolés ; car un troisième pouvoir maçonnique s’installait, avec lequel ils allaient fraterniser. Le Grand Orient de France, qui avait en 1769 fondé à Chambéry une loge bientôt sommeillante, fut en 1785 invité à la ranimer : « sept particuliers de Chambéry » se déclaraient tout prêts à se grouper maçonniquement, sous le vocable des Sept amis [30]. De Paris, on demanda des renseignements aux membres de la Sincérité.


Ceux-ci furent d’avis, — nous reprenons le récit ultérieur de Maistre à Vignet, — que si on livrait l’institution aux classes trop peu relevées de la société, il arriverait infailliblement qu’elle finirait par tomber dans les classes infimes, et que ses sociétaires ne manqueraient pas de se faire connaître un beau jour par quelque insigne polissonnerie.


Dans le libellé de leur réponse, cependant, les patriciens de la Sincérité se montrèrent prudents ; ils déclarèrent simplement « qu’aucun des frères de la Sincérité ne pouvant connaître aucun des Sept amis, ils n’étaient pas dans le cas de donner aucune instruction sur leur compte. » A quoi Maistre observe, dans son Mémoire à Vignet, que « si les Français avaient eu du bon sens, il y en avait assez pour faire rejeter la demande. » Mais le Grand Orient de France accepta de constituer les Sept amis, lesquels distribuèrent la lumière à deux autres loges, en deux autres coins de Savoie ; et la Sincérité, faisant contre mauvaise fortune bon visage, daigna se montrer cordiale. Les registres des Sept amis, aux dates du 3 décembre 1787, du 24 avril 1788, du 3 mars 1789, du 24 avril 1789, mentionnent la visite de Maistre, délégué par la Sincérité avec quelques-uns de ses « frères, » qui se trouvent être, parfois, des intimes de la famille Maistre, comme Roze ou comme Salteur.

La Sincérité prenant ses ébats maçonniques parmi les plâtres fraîchement essuyés des Sept amis, c’était la noblesse savoyarde faisant des politesses à la roture. « L’égalité, explique cependant Maistre à Vignet, n’était que dans les mots : toute cette Frérie n’influait exactement point sur la distinction des états dans la société. »

La Révolution troublera ces superficielles cordialités. Victor-Amédée III, quoique franc-maçon lui-même, et bien qu’il tint en haute estime les noms qu’il trouvait sur les registres de la Sincérité, signifiera, « au commencement de la Révolution, » à un membre de cette loge, — peut-être était-ce Maistre, — qu’« au moment où toute réunion est suspecte simplement comme réunion, on ne doit point s’assembler ; » et la loge, docile, enverra son vénérable, le comte Frédéric de Bellegarde, donner à Sa Majesté « la parole d’honneur de tous les membres, qu’ils ne s’assembleront plus sans son congé [31] : » ainsi capitulera l’activité maçonnique de Maistre devant les alarmes de son roi. Les organisations révolutionnaires de Chambéry qui, d’accord avec la maçonnerie de l’Isère et de l’Ain, prépareront le déracinement de la noblesse savoyarde, seront les prolongements authentiques, occultes, de cette loge des Sept amis, où, dans les années qui précédèrent la Révolution, cette noblesse venait affirmer son amour de l’humanité.

Mais le mémoire que reçut en 1793 Vignet des Etoles atteste que Maistre n’admettait qu’avec beaucoup de réserves et beaucoup de nuances les origines maçonniques de certains épisodes révolutionnaires.


« Il est infiniment probable, notait-il, que la franc-maçonnerie a servi à la Révolution, non point, à ce que je pense, comme franc-maçonnerie, mais comme association de clubs.

De savoir si les deux loges bourgeoises ont été tâtées par celle de France pour entrer dans la Révolution, c’est une question très délicate, sur laquelle il n’est guère possible de répondre quelque chose de plausible. Je crois cependant pouvoir vous assurer que la masse, le corps des loges, n’ont jamais été tentés : cette démarche aurait été trop imprudente. Quant aux individus, la loge des Sept amis, surtout, en comptait plusieurs de très mauvais [32]. Il est possible que les Français se soient adressés à eux, mais je ne vois pas ce que tout cela aurait de commun avec la franc-maçonnerie en général, qui date de plusieurs siècles, et qui n’a certainement, dans son principe, rien de commun avec la Révolution française. »


III. — EN QUÊTE DE L’AU-DELA : LE VOYAGE DE MAISTRE A LYON

On accusait la maçonnerie de saper les puissances terrestres ; pendant longtemps, Maistre allait le nier, lui qui, dans les loges, n’avait jamais aspiré qu’à mieux connaître les puissances célestes. Parler de cloison étanche entre l’élève des Jésuites et l’adepte de l’association maçonnique, entre le confrère de l’Assomption et le frère de la Sincérité, entre le catholique et le franc-maçon, serait ne point comprendre la conscience de Maistre.

Dans le gros volume de Mélanges B, commencé à Turin le 23 mai 1797, nous ne trouvons pas moins de vingt-cinq pages de citations, parfois accompagnées de brefs commentaires, du traité d’Origène contre Celse ; Maistre conclut, de ce traité, qu’« Origène croyait à la magie en général, c’est-à-dire à la réalité d’une science qui peut mettre l’homme en communication avec des intelligences d’un ordre supérieur, » et qu’Origène « croyait à une magie blanche, en sorte que cette science était bonne ou mauvaise, suivant le genre des esprits qu’on invoquait. » Maistre considère comme prouvé, par un passage d’Origène, que « le christianisme, dans les premiers temps, était une vraie initiation où l’on dévoilait une véritable magie divine ; » et parmi les objets de cette initiation, il cite en particulier l’âme des astres et la division des nations.

Recherches et polémiques s’agitaient, depuis deux cents ans, dans les deux confessions chrétiennes, autour de cette vieille discipline de l’Arcane, qui, du troisième siècle au milieu du cinquième, avait savamment gradué pour les catéchumènes la révélation progressive des mystères chrétiens et ajourné jusqu’au moment du baptême l’instant décisif de la pleine « illumination » [33] ; et des écrits comme ceux d’Origène, où se mêlaient tant bien que mal l’Evangile chrétien et certaines imaginations gnostiques, suggéraient la trompeuse idée d’une chrétienté primitive dans laquelle une élite d’initiés aurait entrevu certaines vérités, supérieures au commun catéchisme. Maistre devait s’engouer d’une telle hypothèse : n’était-ce pas une nouvelle chiquenaude à ce philosophisme qui niait que Dieu eût jamais parlé au monde ? Aux antipodes de Voltaire et des encyclopédistes, il se plaisait à penser, lui, que Dieu, dans un lointain passé, avait peut-être parlé plus précisément encore, et plus généreusement encore, que ne le croyait et que ne se le rappelait la foule humaine ; et il se faisait chercheur, en loge, pour surprendre ces autres échos de Dieu, épars et comme perdus.

Nous avons eu entre les mains de longues lettres maçonniques adressées de Lyon à Maistre, en 1779 et 1780, par un Frère qui signe Ab Eremo (c’est Willermoz en personne) ; par un Frère qui signe Gaspard a Solibus (il s’agit de Savaron, visiteur général de la province d’Auvergne) ; et par un correspondant dont la signature a disparu, la fin de la lettre manquant. Ces messages sont des sortes de dissertations philosophico-théologiques : de loin, on éclaire le Frère de Chambéry ; on lui annonce, le 9 juillet 1779, que Savaron va lui porter deux instructions : « par leur secours, lui dit-on, dès que vous admettez du fond du cœur les dogmes de l’existence de Dieu, de la spiritualité et immortalité de l’âme, vos doutes sur les autres points s’effaceront. » Maistre, en juin 1780, voudrait bien causer avec Willermoz ; et Savaron répond que celui-ci peut difficilement faire une absence, mais que Maistre, lui, pourrait venir passer une semaine. Nous devinons que, dans sa correspondance avec les Frères de Lyon, Maistre, parfois, dut se montrer sarcastique : un jour, parait-il, mal persuadé de ce que ces Frères lui avaient confié sur Dieu, il s’égayait par « la comparaison d’un imbécile d’amiral qui, au lieu d’aller foudroyer ses ennemis avec son gros vaisseau, leur enverrait cent petits bateaux pour les amuser et se faire battre. » Ces plaisanteries choquaient son correspondant lyonnais, qui le sermonnait un peu : « Suspendez du moins, mon bien cher Frère, votre jugement là-dessus ; et ne vous permettez jamais de vous égayer sur ce que vous ne comprenez pas encore. Ce sera prévenir des regrets et peut-être des remords. » Et Maistre était invité à « méditer et approfondir les droits positifs de l’immense puissance de la volonté de tout être libre. »

« Je consacrai jadis beaucoup de temps à connaître ces Messieurs, écrira-t-il en 1816 ; je fréquentai leurs assemblées ; j’allai à Lyon les voir de plus près. » [34] Un jour de 1780 ou de 1781, Maistre prit en effet la route de Lyon. Les mystères de théurgie qu’avait élaborés Martinez Pasqualis [35] lui furent évidemment révélés. L’entreprenant Willermoz était en effet très épris de ces mystères : il allait bientôt, quittant sa boutique, batailler pour eux, dans le couvent maçonnique de Wilhelmsbad, avec l’appui fraternel du duc Ferdinand de Brunswick et du landgrave Charles de Hesse. Maistre se convainquit à Lyon que les martinistes, — ainsi s’appelaient ces disciples de Martinez Pasqualis, — « avaient des grades supérieurs, inconnus même des initiés admis à leurs assemblées ordinaires ; qu’ils avaient un culte, et de hauts initiés ou espèce de prêtres, qu’ils appelaient du nom hébreu cohen. » [36] Rien de plus exact : Willermoz avait ajouté deux grades secrets aux six hauts grades du rite primitif, et les « élus coens, » dépositaires de la doctrine de Martinez Pasqualis, prétendaient, par certaines cérémonies, assujettir les « puissances et vertus de la région astrale, » agents et intermédiaires de Dieu, et susciter les manifestations, les communications sensibles, qui amèneraient l’âme à percevoir physiquement le Rédempteur, le Réparateur, la Cause active et intelligente [37].

Maistre dut écouter, étudier : il y avait en lui un fouilleur de l’au-delà, tout prêt à prendre élan pour certaines spéculations, et d’autre part un flaireur des ridicules, capable de surveiller et de ralentir certains élans. « Si cet excellent homme n’avait pas été si bon chrétien, écrira de lui, au lendemain de sa mort. Le Pappe de Trevern, futur évêque de Strasbourg, s’il avait été incrédule, il aurait fait presque autant de mal que Voltaire, par les sarcasmes, l’ironie et le tour piquant dont ses ouvrages sont remplis. [38] » Ce « Voltaire retourné » qu’il y avait en Maistre devait être un dangereux spectateur pour certaines cérémonies martinistes ; mais ce « Voltaire retourné, » c’était en même temps un anti-Voltair, que devaient réjouir et passionner les défis jetés au scepticisme des philosophes par tout cet étalage de « mystère, » par toutes ces parades de « prêter-naturel. »


IV. — MAISTRE AU DUC DE BRUNSWICK (1781) : CE QU’EST LA MAÇONNERIE, CE QU’ELLE DOIT ÊTRE

Un Maistre ne pouvait longtemps demeurer un écolier : il eut bientôt une conception très personnelle du but de la maçonnerie, de son organisation, de ses devoirs. Un mémoire de soixante-quatre pages, qu’il rédigeait en 1781 pour le duc Ferdinand de Brunswick-Luneburg, grand-maître de toutes les loges écossaises unies [39], nous révèle cette conception. L’idée, la forme, tout dans ce mémoire porte la griffe de Maistre. Brunswick voulait « porter l’ordre et la sagesse dans l’anarchie maçonnique : » en vue du prochain convent de Wilhelmsbad, il avait, par circulaire, questionné les loges. Maistre remerciait le duc, l’encourageait : il lui paraissait beau qu’on proposât « à des hommes divisés par l’intérêt, par la jalousie nationale, par les systèmes politiques, religieux et philosophiques, de se réunir, de s’entendre, de signer un traité éternel au nom du ciel et de l’humanité. » Une à une, il allait passer en revue les questions qui devaient être soumises au futur convent : « Qu’étions-nous ? que sommes-nous ? Avons-nous des maîtres ? Devons-nous subsister ? sous quelle forme ? »

L’opinion d’un auteur anglais rattachant les francs-maçons aux architectes des anciennes cathédrales était exposée par Maistre avec quelque complaisance. Quant à l’autre thèse, qui les faisait descendre des Templiers, et qui avait abouti à la création d’une « multitude de grades faux, ou même dangereux, inventés par la fraude ou le caprice, » il estimait qu’» on ne devrait pas en être flatté. » Et sa plume, soudainement, laissait entrevoir, en dépit de sa réaction contre le philosophisme, qu’ayant lu les philosophes, il les avait parfois retenus :


Le fanatisme créa les Templiers [40], et l’avarice les abolit... L’idée d’un moine soldat ne pouvait germer que dans une tête du XIIe siècle. Tous ces chrétiens auraient mieux fait de prier Dieu dans leurs paroisses ; c’est bien à eux qu’il fallait dire :


Estne Dei sedes, nisi terra, et pontus, et aer,
Et cœlum et virtus ? Numen quid quærilur ultra ? (Lucain).


Le discours préliminaire du livre du Pape, et le chapitre de ce même livre qui s’intitule : Autres considérations particulières sur l’empire d’Orient, nous offriront, plus tard, de tout autres jugements sur les croisades. Mais dans ce long mémoire maçonnique, c’est là le seul passage où nous discernions encore l’influence du siècle sur la pensée de Maistre.

Il observait que « L’In… » (l’Initiation) « était plus ancienne que les Templiers ; » et très nettement il concluait que, de ces Templiers, il fallait ne « rien laisser subsister, » et même « proscrire tout ce qui peut tenir à la chevalerie... Qu’est-ce qu’un chevalier créé aux bougies dans le fond d’un appartement, et dont la dignité s’évapore dès qu’on ouvre la porte ? » Avant d’aborder l’étude de « ce que nous devons être, » Maistre énonçait deux « propositions préliminaires : »


1° Les Frères les plus savants pensent qu’il y a de fortes raisons de croire que la vraie maçonnerie n’est que la science de l’homme par excellence, c’est-à-dire la connaissance de son origine et de sa destination. Quelques-uns ajoutent que cette science ne diffère pas essentiellement de l’ancienne initiation grecque ou égyptienne.

2° Quel que soit le succès de nos recherches sur l’origine de la maçonnerie, on n’est pas moins décidé à s’occuper fortement des vérités sublimes, connues de Votre Altesse Sérénissime, à les fixer et à les propager dans l’ordre, pour le bonheur de l’humanité.


Les efforts pour établir l’identité des anciennes initiations païennes avec la maçonnerie ne pouvaient, d’après Maistre, « avoir aucun succès. » Que les mythes antiques rappelassent « l’immortalité de l’âme, le néant des dieux du peuple, et quelques vérités physiques et morales, » il l’avouait sans peine, mais il observait, par ailleurs, qu’aux textes sur la spiritualité de l’âme s’opposaient, dans les écrits des philosophes grecs et latins, certains textes contraires, et que l’immortalité de l’âme n’était, pour beaucoup d’entre eux, que « la résolution dans le grand Tout. » Maistre, éloquemment, rappelait à son correspondant l’excellence du christianisme :


« En général, nous tenons compte à l’antiquité de tous les efforts qu’elle a faits pour s’approcher du vrai, et en cela nous sommes justes, mais il ne fallait pas se laisser aveugler au point de méconnaître la supériorité que nous a donnée l’Évangile. Lorsque nous éprouvons un mouvement de respect en lisant le discours que l’hiérophante tenait aux initiés et l’hymne plus admirable encore du philosophe Cléanthe, peut-être en serions-nous un peu moins frappés, si nous voulions réfléchir que le mérite intrinsèque de ces deux morceaux se réduit à exprimer en beaux vers grecs la première leçon de nos catéchismes...

Faisons-nous une généalogie claire et digne de nous. Attachons-nous enfin à l’Évangile, et laissons là les folies de Memphis. Remontons aux premiers siècles de la loi sainte, fouillons l’antiquité ecclésiastique, interrogeons les Pères l’un après l’autre ; réunissons, confrontons les passages, prouvons que nous sommes chrétiens. Allons même plus loin, la vraie religion a bien plus de dix-huit siècles.

Elle naquit le jour que naquirent les jours.

Remontons à l’origine des choses, et montrons par une filiation incontestable que notre système réunit au dépôt primitif les nouveaux dons du Grand Réparateur.


J’ose dire qu’à l’avenir ces lignes devront faire vedette dans toute étude sur la pensée religieuse de Maistre. Il a alors vingt-neuf ans ; il se laisse aller, dans cet écrit ésotérique, à penser tout haut, et ce qu’il propose à la franc-maçonnerie, c’est de se mettre à l’école du christianisme. On a parfois argué de certains textes de Maistre pour lui prêter je ne sais quelle nuance de conservatisme religieux, respectueux, sous toutes les latitudes, de tous les dogmes nationaux, et sous lequel se serait caché un demi-scepticisme. On se déclarait troublé, par exemple, par certaine page de l’Étude sur la souveraineté, écrite en 1794. Maistre y parle des « hommes rares, véritables élus, » auxquels Dieu ce confie ses pouvoirs. » « C’est une idée véritablement enfantine que de transformer ces grands hommes en charlatans, et d’attribuer leur succès à je ne sais quels tours inventés pour en imposer à la multitude. On cite le pigeon de Mahomet, la nymphe Egérie, etc. ; mais si les fondateurs des nations, qui furent tous des hommes prodigieux, se présentaient devant nous, si nous connaissions leur génie et leurs moyens, au lieu de parler sottement d’usurpation, de fraude, de fanatisme, nous tomberions à leurs genoux, et notre nullité s’abîmerait devant le caractère sacré qui brillait sur leur front [41]. » A genoux devant Mahomet, à genoux devant Numa ! Qu’était-ce à dire ? Tous les dogmes nationaux, même ceux du paganisme, même ceux de l’Islam, étaient-ils donc aussi respectables pour le Romain de jadis ou l’Arabe d’aujourd’hui, que le catholicisme pour le Savoyard ou le Français ? Il faut en finir avec cette légende d’un Maistre à moitié sceptique : le mémoire au duc de Brunswick la réfute avec éclat.

En fait, le polémiste qu’était Maistre, voyant que Voltaire et les Encyclopédistes jetaient sur tous les prêtres de toutes les religions une suspicion d’imposture, inclinait en quelque mesure à les défendre toutes : c’était sa jouissance de s’inscrire en faux contre les philosophes, et sa vengeance, à l’issue d’un siècle qui avait voulu abolir le mystère des origines, prenait goût à les montrer mystérieuses, sous le voile même du mythe. Déclarer, comme il le fît dans les Considérations, qu’« il n’est point de système religieux entièrement faux [42], » ce n’était nullement faire acte de scepticisme ; mais c’était considérer le mythe comme une déformation de la révélation primitive, comme la survivance d’un apport divin contaminée par la dégradation humaine, et comme un témoignage de l’enseignement universel de Dieu et du péché universel de la famille humaine ; et si « folles » que fussent les opinions des païens, si « monstrueuses » que fussent leurs pratiques, Maistre jugeait possible de les « délivrer du mal, » pour « montrer ensuite le résidu vrai, qui est divin [43]. » Les industries d’une telle exégèse, favorisées par certains Pères de l’Eglise, lui permettaient de concilier très correctement avec sa foi catholique un demi-respect pour des faits religieux étrangers au christianisme. Un demi-respect seulement, rien de plus. Et gardons-nous de croire qu’il eût accepté d’assimiler le fait chrétien aux autres faits religieux. Brunswick, en lisant sa prose, put se rendre compte du contraire.


V. — UN APPEL DE MAISTRE À LA MAÇONNERIE POUR LA RÉUNION DES ÉGLISES ; UN PROGRAMME D’ORGANISATION MAÇONNIQUE

Descendant de ces cimes, Maistre entretenait le duc de ce que devaient faire les trois grades maçonniques. Pour l’accès au premier grade, — le grade inférieur, — il voulait qu’on ne choisît que des gens dont on connaissait les mœurs, « la Société regorgeant de caractères douteux ; » et cela lui paraissait une imprudence, une impardonnable légèreté, de faire jurer aux candidats qu’ils croyaient à l’Evangile de saint Jean.


Voilà un jeune homme qui n’a pas la moindre idée du vrai but de la maçonnerie, et qui peut-être ne croit pas en Dieu (car quelle supposition ne peut-on pas faire dans ce siècle ?). Et vous allez lui demander brusquement, au milieu de quarante personnes, s’il croit à l’Évangile... Sa réponse est souvent un crime.

Et Maistre proposait, pour entrer en loge, une formule de serment qui n’impliquait que la croyance à la religion naturelle.

Le premier grade maçonnique, conquis moyennant cette formule, devait avoir pour but « les actes de bienfaisance en général, l’étude de la morale, et celle de la politique générale en particulier. » Maistre rêvait que dans chaque loge se créât un comité de bienfaisance, que la loge fût informée des traits de vertu et de patriotisme, qu’on les récompensât ; cette récompense, disait-il, « aurait quelque chose de républicain, qui pourrait intéresser. » Il voulait qu’on se mit à la piste du malheur, que tous les frères, successivement, fussent chargés d’une bonne œuvre :


Portez l’aumône vous-mêmes, c’est un bienfait. D’ailleurs ces sortes d’actes contribuent puissamment à notre perfection morale. L’homme n’est pas créé pour spéculer dans un fauteuil, et c’est en faisant le bien qu’on en prend le goût.


Les études sérieuses sur « la patrie, » ses détresses, ses moyens de régénération, devaient occuper, aussi, les maçons du premier grade ; et le Maistre des Considérations et de l’Essai sur le principe générateur, pour qui la politique est une science expérimentale, se laisse pressentir, déjà, lorsqu’il dit à Brunswick :


Sur la politique, on ne se perdra jamais en vains systèmes. Car la métaphysique de cette science, et en général tout ce qui n’est pas clair et pratique, n’est bon que pour amuser les écoles et le café.


Pour passer du premier grade au second, Maistre exigeait un acte de foi. A ce stade, il convenait que le maçon fût mis en présence de la divinité du Christ et de « la vérité de la révélation, qui en est la suite, » et qu’il fût mis en demeure de les « avouer hautement. » Car dans ce second grade, qu’ils n’atteindraient pas avant l’âge de trente ans, les frères n’auraient pas seulement à s’occuper d’« instruire les gouvernements » au sujet du bien public, mais ils devraient aviser à la « réunion de toutes les sectes chrétiennes » et à « tout ce qui peut contribuer à l’avancement de la religion, à l’extirpation des opinions dangereuses, en un mot, à élever le trône de la vérité sur les ruines de la superstition et du pyrrhonisme. »

Superstition, pyrrhonisme : voilà les deux fléaux dont en 1781 Maistre poursuit la ruine ; il ne s’acharnera, plus tard, que contre le second. Et la fameuse page des Soirées de Saint-Pétersbourg sur la superstition s’éclaire, nous semble-t-il, par quelques lignes inédites des Mélanges B, dans lesquelles Maistre commentait un ouvrage de l’Anglais Robertson :


Il est facile de prouver qu’un système quelconque de superstitions est plus réprimant et contient plus de vérités qu’un système quelconque de philosophie qui n’a nulle prise sur l’homme. Quant à la vérité, je ne sais de quel côté est l’avantage. Un poète me dit que Sisyphe route sa pierre, etc. Cela est faux, d’accord ; mais d’abord il n’y a pas de mal que je le croie ; en second lieu, ce fait particulier couvre une vérité très grande et très importante. Mais quand un philosophe ramasse toutes les forces de son esprit pour me dire magistralement ; Post mortem nihil est, ipsaque mors nihil (Sénèque), c’est bien lui qui est dans l’erreur, et le poète est le véritable docteur.


Le Maistre ultérieur, en définitive, stigmatisera dans le pyrrhonisme une insurrection humaine et cherchera dans la superstition un résidu divin ; le Maistre de 1781 ne voit encore là que deux erreurs humaines, auxquelles les maçons du second grade doivent s’attaquer.

Comme dénouement de leur travail, Maistre n’escomptait rien de moins que l’unification de la chrétienté. Bossuet, un siècle plus tôt, avait tenté de s’y acheminer par des ébauches de colloques ou de correspondances théologiques ; Maistre voulait qu’on sollicitât, pour ce but auguste, les études des loges maçonniques. Ecoutons-le confier à Brunswick, avec une ardente éloquence, ses angoisses de chrétien.


Il serait bien temps, Monseigneur, d’effacer la honte de l’Europe et de l’esprit humain. A quoi nous sert de posséder une religion divine, puisque nous avons déchiré la robe sans couture, et que les adorateurs du Christ, divisés par l’interprétation de son Livre Saint, se sont portés à des excès qui feraient rougir l’Asie ? Après nous être égorgés pour nos dogmes, nous sommes tombés, sur tout ce qui concerne la religion, dans une indifférence stupide que nous appelons tolérance. Le genre humain est avili ; la terre a fait divorce avec le ciel. Nos prétendus sages, ridiculement fiers de quelques découvertes enfantines, dissertent sur l’air fixe, volatilisent le diamant, apprennent aux planètes combien elles doivent durer, se pâment sur une petite pétrification ou sur la trompe d’un insecte, etc. Mais ils se gardent bien de déroger jusqu’à se demander une fois dans leur vie ce qu’ils font, et quelle est leur place dans l’univers. O curvæ ad terras animæ, et cœlestium inanes ! (Perse.)

Tout est important pour eux, excepté la seule chose importante... Ils ne savent attaquer la superstition que par le scepticisme. Imprudents qui se croient appelés à sarcler le champ des opinions humaines, et qui arrachent le froment, de peur que l’ivraie ne leur échappe. Ils ont guéri nos préjugés, disent-ils. Oui, comme la gangrène guérit la douleur.

Dans cet état de choses, ne serait-il pas digne de nous, de nous proposer l’avancement du christianisme comme un des buts de notre ordre ? Ce projet aurait deux parties, car il faut que chaque communion travaille par elle-même et travaille à se rapprocher des autres. Sans doute cette entreprise paraîtra chimérique à bien des Frères ; mais pourquoi ne tenterions-nous pas ce que deux théologiens, Bossuet et Molanus, tentèrent dans le siècle passé, avec quelque espérance de succès ? Le moment est encore plus favorable, car les systèmes empoisonnés de notre siècle ont au moins produit cela de bon, que les esprits à peu près indifférents sur les controverses peuvent se rapprocher sans se heurter : il faut être de nos jours versé dans l’histoire pour savoir ce que c’est que l’Antéchrist et la prostituée de Babylone. Les théologiens ne dissertent plus sur les cornes de la Bête ; toutes ces injures apocalyptiques seraient mal reçues aujourd’hui. Chaque chose porte son nom : Rome même s’appelle Rome, et le Pape, Pie VI.

Jamais cette réunion n’aura lieu tant qu’elle se traitera publiquement. La religion ne doit plus être considérée de nos jours que comme une pièce de la politique de chaque État, et cette politique est d’un tempérament si irritable ! Dès qu’on la touche du bout du doigt, elle entre en convulsion. L’orgueil théologique fera naître de nouveaux obstacles, en sorte que cette grande entreprise ne peut se préparer que sourdement. Il faut établir des comités de correspondance, composés partout des prêtres des différentes communions que nous aurons agrégés et initiés. Nous travaillerons lentement, mais sûrement... Comme, suivant l’expression énergique d’un ancien Père, l’univers fut autrefois surpris de se trouver arien, il faudrait que les chrétiens modernes se trouvassent surpris de se voir réunis.

Il n’est pas douteux que l’ouvrage devrait commencer par les catholiques et les luthériens d’Augsbourg, dont les symboles ne diffèrent pas prodigieusement. Quant aux calvinistes, s’ils sont de bonne foi, ils doivent convenir qu’ils ont étrangement défiguré le christianisme ; ainsi c’est à eux de nous faire des sacrifices.


Voilà dans quels termes précis et avertis Maistre développait à Brunswick cet étrange songe : tous les maçons du second grade, dans le monde entier, travaillant à réaliser, sur des assises authentiquement chrétiennes, l’imprescriptible programme du Christ : que tous soient un !

Tout en même temps, Maistre voulait que les Frères de ce grade s’occupassent de « l’instruction des gouvernements. » Et déjà le futur apologiste de « l’instinct royal » et de la bonne volonté des souverains expliquait à Brunswick :


Nul prince ne veut le mal, et s’il l’ordonne, il est trompé. En détestant les agents secondaires de l’injustice, on se contente presque toujours de plaindre la cause première.


Il apparaissait à Maistre que les maçons du second grade pourraient exercer je ne sais quelle influence pédagogique pour que cette souveraineté politique, qui naturellement tend vers le bien, s’y acheminât. Mais il pressentait un péril, et pour y couper court, il écrivait sommairement : « Cabaler n’est pas faire le bien ; jamais la Société n’accordera sa protection à l’ambition d’un Frère. » Maistre se refusait à concevoir une loge comme un essai de République des camarades.

Il augurait que la plupart des Frères que leurs lumières et leurs talents auraient rendus propres au second grade, passeraient infailliblement au troisième, parce que « tout homme entraîné vers les croyances chrétiennes sera nécessairement ravi de trouver la solution de plusieurs difficultés pénibles dans les connaissances que nous possédons. » Or, cette solution, c’est au maçon du troisième grade qu’elle était promise. La révélation de la révélation, le christianisme transcendant, tel était le but de ce grade. Et Maistre voulait que, parvenus à ces altitudes, les maçons demandassent à l’antiquité des deux Testaments comment elle entendait les allégories sacrées. Saint Anastase le Sinaïte et Moïse Bar Cepha, Josèphe et Maïmonide, étaient cités à Brunswick comme d’incontestables témoins de cet antique allégorisme, pour lequel « tenaient, » d’après Maistre, « tous les premiers chrétiens, » et que d’ailleurs, ajoutait-il, ils « poussaient trop loin. » [44] Il lui semblait que dans un renouveau de ce sens allégorique on trouverait des armes victorieuses contre les écrivains modernes qui s’obstinaient à ne voir dans l’Écriture que le sens littéral. On dirait que Maistre, ici, vise Voltaire, et qu’il demande aux maçons du troisième grade de meubler un arsenal pour riposter aux audaces de la Bible enfin expliquée. Et déjà, il les entrevoyait tous à l’œuvre, les uns s’enfonçant courageusement dans les études d’érudition, d’autres dans la contemplation métaphysique ; et puis il ajoutait : « Que d’autres encore, et plaise à Dieu qu’il en existe beaucoup, nous disent ce qu’ils ont appris de cet Esprit qui souffle où il veut, comme il veut, et quand il veut. » Évidemment il espérait que par une gracieuse condescendance envers certaines spéculations conquérantes, l’Esprit dirait à certains privilégiés des choses nouvelles, ou leur redirait des choses anciennes.

Maistre traitait une dernière série de questions : la forme de gouvernement à adopter dans les loges, leur code, leurs règlements intérieurs. Il ne voulait pas d’absolutisme, mais pas de démocratie non plus, car « elle n’a pu s’établir et subsister que dans les petits États. » Il rêvait d’« un centre où tous les rayons aillent aboutir ; » et ce centre, il le définissait ainsi : « le gouvernement d’un seul, modifié par d’autres pouvoirs. » Il continuait :


Si l’on voulait un excellent modèle d’un régime de cette espèce, on le trouverait dans l’autorité que le Pape exerce sur les Églises catholiques ; on ne croit pas qu’il soit possible d’imaginer rien de mieux. Bien entendu qu’on n’entend parler que des pays où cette puissance est resserrée dans de justes bornes, tels que la France, l’Autriche depuis peu de temps, et le pays où ceci est écrit.


Nous savions déjà, par certaines lettres de Maistre, que le Sénat de Savoie, — ce Sénat qui s’était montré d’une malveillance notoire pour la bulle Unigenitus et pour les droits de la papauté sur la nomination des évêques[45], — avait été pour le jeune magistrat une école de gallicanisme. J’ai été « membre pendant vingt ans d’un Sénat gallican, » dira-t-il plus tard au comte de Marcellus[46] ; et lorsqu’il voudra remontrer à Blacas que, pour être attaché à l’Église catholique, il n’est pas moins attaché à la « souveraineté européenne, » c’est en toute sincérité qu’il déclarera avoir « connu, étudié et fait exécuter les libertés de l’Eglise gallicane, » avoir « tenu la balance ferme et fort bien su faire rentrer les prêtres dans leur cercle lorsqu’ils voulaient en sortir, » et pouvoir dès lors passer, en l’espèce, pour un esprit « tempéré [47]. » Encadré dans un organisme d’État, Maistre substitut, Maistre sénateur, envisageait tout naturellement les choses d’Église du point de vue de l’État ; et ce n’est assurément pas auprès de Willermoz que ses idées avaient pu s’amender, car les documents relatifs à cet illuminé lyonnais nous le font connaître comme « un pseudo-janséniste mélangé de gallican, » qui « croit à la divinité du Christ et à la Rédemption, mais n’admet pas l’autorité du Pape [48]. »

Il faudra les bourrasques révolutionnaires qui feront du magistrat savoyard un Européen, pour que ce légiste devienne un canoniste, expert désormais à envisager, du point de vue même de l’Église, le fonctionnement de l’Église. « Anciennement vous étiez des nôtres, » lui diront à la fin de sa vie, en le voyant « papiste, » ses anciens confrères du Sénat de Savoie ; et Maistre répondra : « Hélas ! mais on ne vient dans le monde que pour reconnaître ses erreurs et s’en amender » [49]. Malgré ce qui subsistait de gallicanisme dans son mémoire à Brunswick, n’était-il pas déjà, dès 1781, sur la voie de l’amendement, puis- qu’il ne pouvait « imaginer rien de mieux, » comme type de gouvernement, que l’autorité pontificale ?

Maistre, avant de clore ce long message, étudiait la question du serment maçonnique. Il ne lui échappait pas que Benoit XIV avait « attaqué la place par le côté faible » en niant qu’on put licitement jurer de cacher quelque chose à la puissance civile, si l’on était interrogé légalement par cette puissance. Un peu gêné lui-même, semble-t-il, par son propre respect pour la souveraineté, Maistre essayait d’un peu de casuistique :


On peut soutenir que, dès que nous sommes sûrs dans notre conscience que le secret maçonnique ne contient rien de contraire à la religion et à la patrie, il ne concerne plus que le droit naturel, et que nous ne sommes pas mieux obligés de le révéler au gouvernement que le secret de nos amis, que nous pouvons refuser aux tribunaux suivant des moralistes philosophes.


Et puis, comme s’il sentait chanceler ses pas sur ce terrain très mouvant, il ajoutait : « Au surplus, on désirerait voir cette question traitée par les Frères réunis avec plus d’étendue qu’on ne peut le faire ici. »

Là-dessus, Frère J.-M. A Floribus prenait congé de Son Altesse Sérénissime en s’excusant d’avoir été si long : « Le zèle est parleur, quand la bonté l’interroge. » Douze ans plus tard, mentionnant dans sa lettre à Vignet des Étoles le convent de Wilhelmsbad, en vue duquel ce mémoire avait été rédigé, et où la loge de Chambéry avait été représentée par un Lyonnais, Maistre dira cavalièrement : « Toute assemblée d’hommes dont le Saint-Esprit ne se mêle pas ne fait rien de bon. Chacun s’en retourna avec ses préjugés. » On pourra toujours écrire l’histoire du convent de Wilhelmsbad sans s’occuper beaucoup du programme qu’avait tracé Maistre et que Brunswick ne remarqua peut-être point ; mais on ne pourra plus écrire l’histoire de Maistre sans retenir le portrait même que ce document nous présente. C’est le portrait d’une intelligence aventureuse au service d’une conscience catholique.


VI. — MAISTRE ET LE « PHILOSOPHE INCONNU »

Vers cette même époque, passant des loges aux salons et des salons aux loges, Claude de Saint-Martin, le « philosophe inconnu, » se flattait de ramener l’esprit de l’homme, par une voie naturelle, aux choses surnaturelles. Si familières que lui fussent les rêveries de Martinez Pasqualis, c’est à l’écart de cette théurgie que se déroulaient ses spéculations. Saint-Martin considérait que le monde n’était pas du même âge que lui, mais que Dieu lui avait donné dispense pour l’habiter ; heureux de souligner l’anachronisme qui, en logeant son âme dans un pareil siècle, l’avait contrainte d’être une esseulée, il se qualifiait « le Robinson de la spiritualité. » Mais ce Robinson courait l’Europe, il se mêlait à la société humaine, en quête de « petits poulets qui vinssent de temps à autre lui demander la becquée ; » il lui advenait de s’intituler, avec une conquérante emphase, « le Jérémie de l’universalité. » Un des « petits poulets » de Saint-Martin s’appela Maistre.

Saint-Martin avait à Lyon beaucoup d’attaches : Willermoz entretenait avec lui des rapports suivis [50], et c’est à Lyon que s’était imprimé, en 1777, son livre : Des Erreurs et de la Vérité, manifeste enflammé contre le matérialisme de l’époque. Les longues familiarités de Maistre avec la pensée de Saint-Martin s’inaugurèrent probablement durant sa pérégrination lyonnaise. Un peu plus tard, — en 1787, semble-t-il, — il le vit en personne, au moment où celui-ci traversait la Savoie pour se rendre en Italie : ils passèrent ensemble une journée. Il le trouva « de mœurs fort douces et infiniment aimable, » sans « rien d’extraordinaire dans ses manières et dans sa conversation » [51]. Quant à Saint-Martin, il disait de son interlocuteur : « C’est une excellente terre, mais qui n’a pas reçu le premier coup de bêche. » Maistre, qui connut ce propos, le racontera en 1816 à l’un de ses correspondants, et ajoutera : « Le bon Saint-Martin a eu la pensée de se souvenir de moi et de m’envoyer des compliments de loin [52]. »

Que voulait dire Saint-Martin, lorsqu’il parlait de ce chevalier profès comme d’une friche mal bêchée ? J’imaginerais volontiers que dans cette « excellente terre » il avait senti les fortes racines catholiques et regretté qu’un coup de bêche ne les eût pas dispersées. Car Saint-Martin, qui, lorsqu’il voulait être respectueux, définissait le catholicisme « la voie d’épreuves et de travail pour arriver au christianisme, » instituait volontiers des réquisitoires contre cette Église coupable d’avoir inoculé des vices au corps social, contre ce clergé qui avait prétendu remplacer la Providence, et pressentait avec joie l’heure prochaine où» « les docteurs purement traditionnels perdraient leur crédit, » et où la religion « ne serait plus susceptible d’être infectée par le trafic du prêtre et par l’haleine de l’imposture. » Il y avait chez ce mystique autant de virulence contre l’institution cléricale, que chez ces philosophes auxquels il jetait le défi ; et cette virulence s’exacerbera lorsque après 1788 il sera devenu le traducteur de Jacob Boehme, le mystique allemand du XVIIe siècle, ennemi passionné du sacerdoce catholique.

Maistre, plus tard, à plusieurs reprises, notera l’« antipathie naturelle » des disciples de Martinez Pasqualis et de Saint-Martin « contre l’ordre sacerdotal et contre toute hiérarchie. A cet égard, insistera-t-il, je n’ai jamais vu d’exceptions ; tous regardent les prêtres, sans distinction, comme des officiers au moins inutiles, qui ont oublié le mot d’ordre [53]. » Mais sans qu’il adhérât aux passions anticléricales des martinistes ou de Saint-Martin, le charme qu’exerçaient sur lui leurs spéculations religieuses devait survivre, et longuement survivre, aux « travaux » maçonniques de la Sincérité.

Une lettre à sa sœur Thérèse, du 12 juillet 1790, est significative. Saint-Martin venait de publier l’Homme de désir. Qu’est l’homme ? demandait-il ; et que doit être l’homme ? Il répondait, lyriquement éloquent : L’homme est un désir de Dieu, qui veut infiltrer en lui une sève merveilleuse, et l’homme doit être un homme de désir, par son assiduité même à développer en soi les propriétés divines. Ainsi devaient tomber les obstacles suprêmes entre deux natures semblables, entre deux existences aspirant à l’union, entre l’homme et Dieu ; ainsi devait se pacifier cette soif de vie supérieure qui devait sortir, pour l’homme, du sein de la mort.

Thérèse de Maistre, un peu déconcertée, trouvait ce prophète « tantôt sublime, tantôt hérétique, tantôt absurde ; » mais Joseph n’accordait que le premier point. « Ce point-là ne souffre point de difficulté. Je te nie formellement le second, et je m’engage à soutenir son orthodoxie sur tous les chefs, même sur celui de l’Assemblée nationale, qu’il condamne clairement. Sur le troisième point, je n’ai rien à te dire, ou, si tu veux, je te dirai qu’il est très certain qu’avec une règle de trois on ne peut pas faire un ange, pas même une huître, ou un savant du café de Blanc ; ainsi le prophète est fou s’il a voulu dire ce que tu as cru ; mais s’il a voulu dire autre chose, ma foi ! qu’il s’explique, c’est son affaire. En attendant, ma très chère, tu peux sans inconvénient entreprendre une seconde lecture [54]. » Bref, Maistre, en 1790, délivrait quittance à l’orthodoxie de Saint-Martin, faisait crédit à son prophétisme, et proclamait sa sublimité. En 1797, copiant dans les Mélanges A certaines accusations de l’eudiste Le Franc contre Saint-Martin, il ajoutera : « Rien n’est plus digne du fou rire inextinguible ; » et transcrivant dans les Mélanges B une citation du philosophe, il la fera suivre de ces mots : « Morceau écrit avec beaucoup de mesure et d’intelligence. »

Les loges dites martinistes et les écrits de Saint-Martin furent pour Maistre, à certains égards, une école. Une école qui avait su conquérir son imagination, et dont sa conscience même, d’ailleurs, demeurait libérée. Qu’on songe au rationalisme assez froid, assez terne, dépourvu de toutes vues sur l’au-delà, dont essayaient de se satisfaire les adeptes du philosophisme. Même enchaînés encore à quelques pratiques religieuses par des liens de famille ou de tradition, le christianisme leur faisait désormais l’effet de quelque chose de mortel ; sur ses ruines, l’Homme enfin régnait, s’assurant lui-même, avec une fatuité souveraine, de la marche indéfinie du progrès. Le Dieu qui depuis la Genèse jusqu’à saint Augustin et depuis saint Augustin jusqu’à Bossuet avait régné sur l’histoire universelle, était secoué de son trône séculaire, traduit en jugement par la souffrance humaine, et d’avance condamné ; et ceux mêmes qui ne contestaient pas la réalité de son être contestaient la valeur de son gouvernement. Voilà les idées qu’offrait au Chambéry de l’époque le philosophisme immigré de Paris.

Mais dans les loges martinistes, Maistre entendait parler, — nous le savons par lui-même, — d’un « christianisme réel, ascendant, » qui était « une véritable initiation, » qui avait été « connu des chrétiens primitifs, » qui était « accessible, encore, aux adeptes de bonne volonté, » et qui « révélait et pouvait révéler encore de grandes merveilles, et non seulement nous dévoiler les secrets de la nature, mais nous mettre même en communication avec les esprits, » et qui peut-être, — c’était l’opinion de certains piétistes, — unifierait bientôt les diverses communions sous un chef qui résiderait à Jérusalem. Maistre entendait Saint-Martin et ses disciples « envisager comme plus ou moins prochaine une troisième explosion de la toute-puissante bonté en faveur du genre humain [55]. »

Les philosophes sonnaient le glas du christianisme, et les martinistes auguraient certains renouveaux ; ceux-là niaient le surnaturel, et ceux-ci cherchaient au contraire les « connaissances surnaturelles » comme le « grand but de leurs travaux et de leurs espérances ; » les premiers incriminaient la Providence, et les seconds, avec un enthousiasme fervent, se faisaient les fourriers et les annonciateurs de son prochain coup d’Etat ; les uns « expliquaient » la Bible à la façon de Voltaire, et les autres se flattaient de la « trouver en nature dans eux-mêmes » et la respectaient comme l’expression même de « l’état où se sentait leur âme quand elle cédait aux inspirations du sens moral ; « les philosophes se gaussaient, avec leur aïeul Bayle, des incurables contradictions entre les religions diverses ; et les martinistes préféraient saluer, de loin, « je ne sais quelle grande unité vers laquelle on marchait à grands pas. »

Les martinistes maintenaient Dieu sur son trône, non comme un roi fainéant, mais comme le conducteur de l’histoire. Ils s’évadaient de cette geôle, la dialectique, dans laquelle le raisonnement emprisonnait la raison ; vivant dans une « grande attente » et voyant, dans la révélation même, « des raisons de prévoir une révélation de la révélation, » ils comptaient sur l’enthousiasme inspiré, sur l’intuition prophétique, pour atteindre, par l’élan spirituel, jusqu’à certains mystères redoutables. Et voilà qu’en cinglant ainsi vers l’invisible, la rêverie de Saint-Martin découvrait des doctrines où le catholicisme retrouvait quelques vestiges de sa propre foi ; il saisissait, dans chacune de nos facultés, des traces de déchéance ; il présentait le mal physique comme une conséquence du mal moral ; il expliquait les sacrifices et le plus auguste de tous, la Rédemption, en considérant le sang comme une sorte de réactif à l’aide duquel la matière était précipitée dans les bas-fonds, et l’esprit rendu à la liberté ; il glorifiait enfin les mécanismes de réversibilité, en vertu desquels l’innocent souffre pour le coupable.

Adolphe Franck, plus tard, confrontant ces thèses de Saint- Martin avec les Soirées de Saint-Pétersbourg, fera de Maistre un débiteur du « philosophe inconnu [56]. » Comme si, pour croire à la Providence et au péché originel, à l’efficace du sang rédempteur et à la solidarité des hommes devant Dieu, Maistre avait eu besoin d’un autre Credo que de celui de ses maîtres jésuites ! Mais les convergences mêmes entre l’illuminisme et ce Credo devaient intéresser Maistre. Il les montrait du doigt, parfois, à ses interlocuteurs martinistes. Se moquant de leur phraséologie bizarre, qui désignait, sous le nom de pâtiments, les épreuves infligées aux coupables, il écrira en 1810 : « Souvent je les ai tenus moi-même en pâtiment, lorsqu’il m’arrivait de leur soutenir que tout ce qu’ils disaient de vrai n’était que le catéchisme couvert de mots étranges [57]. »

Et tandis que les martinistes, au point d’arrivée de leurs spéculations, rencontraient ainsi certains aspects du catéchisme catholique, ils avaient en Allemagne des cousins germains, les piétistes, qui rencontraient le catholicisme, eux, dès le point de départ de leurs élans, puisqu’ils prenaient pour guides et pour oracles, tout protestants qu’ils fussent, sainte Thérèse, saint François de Sales, Fénelon [58].


C’est une chose fort extraordinaire, signalait Maistre dès 1793 à Vignet des Étoles, que dans l’Allemagne protestante une foule de spéculateurs illuminés penchent au catholicisme ; » et il lui citait avec allégresse un propos du duc de Brunswick disant en plein convent de Wilhelmsbad : « Il faut laisser aller à la messe les frères catholiques, parce qu’il y a dans leur culte quelque chose de plus substantiel que dans le nôtre, qui ne leur permet pas comme à nous de se dispenser du service divin [59].


Maistre notait tous ces faits : il les fallait noter avec lui, pour expliquer le long et patient et durable intérêt qu’il prit aux spéculations de l’illuminisme. Il conserva, nous le savons par une lettre de 1846, une correspondance avec quelques-uns des principaux personnages martinistes [60], et parmi les durs soucis que devait lui apporter la turbulente année 1797, il est curieux de le voir, à Turin, prendre le temps de copier de sa main trois discours anonymes, tenus avant 1790 dans les loges lyonnaises. Il les copiait, sans même savoir qu’ils étaient de Saint-Martin et qu’il devait les retrouver, plus tard, dans les œuvres posthumes du « philosophe inconnu. » Et il passait à cette besogne, ainsi qu’il prenait la peine de le noter dans son Journal, trente-huit heures treize minutes [61] ! A cette date de 1797, Maistre n’allait plus en loge ; mais les morceaux religieux d’origine maçonnique le captivaient toujours ; et sans ombre de jactance, il pourra, en 1816, se rendre ce témoignage : « Je suis si fort pénétré des livres et des discours de ces hommes-là, qu’il ne leur est pas possible de placer dans un écrit quelconque une syllabe ; que je ne reconnaisse [62]. »

Distinguer expressément la religion de l’Evangile de toutes les autres élaborations religieuses ; rêver, en vue de la réunion des Eglises issues de l’Evangile, une mystérieuse conjuration des bonnes volontés ; imposer la croyance à la divinité du Christ comme une condition nécessaire d’accès aux plus hautes spéculations ; s’éprendre, en pleine atmosphère gallicane, de ce fait religieux qu’est la primauté pontificale ; et, d’autre part, demander aux loges, en même temps qu’à l’Eglise, l’intelligence du christianisme ; dire parfois aux Frères, d’ailleurs, avec un sourire, que ce qu’ils viennent de découvrir se trouvait déjà dans le catéchisme ; mais continuer, cependant, d’aller avec eux à la découverte, comme dignitaire d’un organisme d’études religieuses dénommé le rite écossais : c’était assurément une attitude originale, et cette attitude exprimait, par ses complexités mêmes, la fiévreuse ardeur d’une curiosité intellectuelle, le bouillonnement d’un esprit assoiffé de comprendre l’homme, assoiffé de comprendre Dieu. Nous la verrons plus tard, sous certaines influences, se corriger et s’assagir ; mais qu’elle eût été complètement inféconde, c’est ce que Maistre n’admettra jamais ; et les pages mêmes où il se montrera le plus détaché de l’illuminisme avoueront encore quelque dette de sa pensée, et laisseront transparaître, presque malgré lui, ces soubresauts d’attachement tenace que suscitent les souvenirs d’une lointaine jeunesse.


VII. — RENCONTRE ENTRE LE « FATALISME » DE MAISTRE ET LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

Lorsque les regards du jeune magistrat savoyard retombaient sur son « cercle étroit » de Chambéry, il ne voyait « que de petits hommes, de petites choses. » « Suis-je donc condamné, songeait-il, à vivre et mourir à Chambéry, comme une huitre attachée à son rocher ? » Et, « souffrant beaucoup, » il se sentait « la tête chargée, fatiguée, aplatie, par l’énorme poids du rien. » C’est en ces termes que, vingt ans plus tard, dans une lettre à son frère Nicolas, il évoquera ces mélancolies du temps passé [63]. Mais les voici qui devant nous ressuscitent, toutes frémissantes d’une impatiente fébrilité, dans ces lignes qu’en 1785, sous l’assaut même d’une vague de tristesse, il griffonnait pour le marquis de Barol. « Le besoin de produire, gémissait-il, le besoin de produire, sans aucune explosion possible ! Il y a de quoi crever. Jugez de la fermentation. C’est tout juste la machine de Papin. »

Il voulait donc produire. Lire encore, lire toujours, entasser notes sur notes, ne suffisait pas à sa fièvre. En lui des idées s’accumulaient, qui voulaient exploser, rayonner. « Quelquefois, continuait-il, pour me tranquilliser, je pense « sincèrement, sur mon honneur) que ces espèces d’inspirations qui m’agitent comme une pythonisse ne sont que des illusions, de sottes bouffées du pauvre orgueil humain, et que si j’avais toute ma liberté, il n’en résulterait à ma honte qu’un ridiculus mus. D’autres fois, j’ai beau m’exhorter aussi bien que je puis à la raison, à la modestie, à la tranquillité : une certaine force, un certain gaz indéfinissable, m’enlève malgré moi comme un ballon. Je me perds dans les nues avec Monsieur de l’empyrée, je voudrais faire : je voudrais, — je ne sais ma foi pas trop ce que je voudrais [64]. »

Xavier de Maistre, un demi-siècle après, parlant de son frère au comte de Marcellus, lui dira : « Il fallait à Joseph le tumulte des capitales et le choc des esprits, quand il me suffisait à moi d’un brin d’herbe. Le génie de Joseph s’élançait vers les espaces célérités pour planer d’en haut sur la pauvre humanité, tandis que je demeurais terre à terre auprès d’elle [65]. Mais Joseph, en cette année 1785 où il confiait à Barol ses malaises, était condamné à « demeurer terre à terre » auprès de la pauvre humanité savoyarde, cadre restreint dont il se sentait écrasé ; et tant bien que mal il se consolait en disant à son ami : « Tiraillé d’un côté par la philosophie et de l’autre par les lois, je crois que je m’échapperai par la diagonale. » Il ne pressentait pas, certes, ce que serait cette diagonale, et qu’elle lui serait tracée, coûte que coûte, par un événement qui s’appellerait la Révolution française.

La Révolution française, ce fut la destruction de sa vie, mais aussi la fécondation. Son âme fut mise à l’épreuve par toute une série de catastrophes : le plaidoyer pour la Providence, asséné jadis à sa petite sœur Jeannette, garantissait que sa religion saurait y faire face. Déraciné de ce point de l’espace où sa naissance et sa profession l’avaient fixé, Maistre, par une magnifique maîtrise sur lui-même, conquerra cette grâce, de ne plus même se sentir attaché à un point du temps ; par un nouveau geste d’émigré, il brisera cette dernière attache. Plus il souffrira personnellement de cette prodigieuse succession d’événements dont il sera la victime, plus il faudra, pour réussir à les comprendre un peu, planer au-dessus d’eux et au-dessus de ses propres déchirements, se détacher tout à la fois du temps et de soi-même, laisser à Dieu le soin du lendemain en disant philosophiquement : « L’homme ne vit jamais demain, il ne vit qu’aujourd’hui [66], » et puis prendre élan, tout allégé, vers des cimes d’éternité, qui lui paraîtront éclairer de quelques lueurs tant d’obscures nouveautés.

Ces lueurs ne valaient-elles pas la peine d’être achetées par des malheurs personnels ? Maistre était le Pococurante [67] qui ne voulait pas gagner des fluxions de poitrine en courant après la fortune, cette gueuse [68] ; qui, dès 1796, « tout paraissant perdu » pour lui, fera graver autour de ses armoiries, portant des fleurs de soucis, la devise : Hormis l’honneur, nul souci [69] ; et qui, confiant en la Providence, écrivait un jour : « Si je vous faisais sentir la main cachée qui me conduit visiblement, sans que je m’en mêle, vous approuveriez l’espèce de fatalisme raisonnable que j’ai adopté [70]. » Et ce fatalisme même l’agenouillait devant le devoir, sans qu’il cherchât à savoir ce qui en adviendrait. « Dans les révolutions, professait-il, chacun doit prendre le chemin tracé par la conscience, sans jamais examiner où il aboutit [71]. » Aussi fiévreusement curieux de l’avenir de l’Europe que volontairement incurieux de son propre avenir, il interrogeait Dieu sur tout, sauf sur ses propres destinées, remises une fois pour toutes aux mains de Dieu.

Un révolté, occupé de ressasser ses amertumes, n’eût jamais eu la lucidité d’esprit nécessaire pour deviner dès 1794 qu’avec ce désagrément personnel qui s’appelait la Révolution, une époque universelle commençait. Il fallait être, d’ores et déjà, le philosophe des futures Soirées de Saint-Pétersbourg, pour atteindre dès 1797 aux intuitions historiques des Considérations, et ces intuitions sanctionnaient l’attitude religieuse d’une âme toujours sur la brèche, qu’elle pleurât une mère ou qu’elle pleurât une patrie, pour justifier la sagesse de Dieu.

Magnifique et fécond « fatalisme, » qui soustrayait à l’oppression des amertumes la liberté d’un grand esprit, et qui savait balayer, d’un beau souffle de résignation, les nuages accumulés, et voir au delà de ces nuages, et voir au-dessus d’eux ! Cette doctrine de résignation, par ailleurs, était tout le contraire d’une maîtresse d’inaction. Car elle laissait à l’homme quelque chose à faire, et beaucoup. On n’a rien écrit de si décisif, sur l’action immense de la puissance morale à la guerre, que le septième entretien des Soirées : Maistre explique qu’une bataille ne se perd pas matériellement, et qu’une bataille perdue est une bataille qu’on croit perdue <ref> Foch, Principes de la guerre, 6e édit., p. 269 (Paris, Berger-Levrault, 1919). — Vermale, Le Savoyard de Paris, 14 et 28 août 1920. M. Vermale fait aussi observer que le maréchal Foch, dans une interview donnée en septembre 1918 à l’Illustration, définissait la victoire, tout comme Maistre, un « plan incliné. » < :ref> ; l’importance du facteur moral ne fut jamais magnifiée avec une aussi éloquente précision. M. Vermale signalait dernièrement que ces pages de Maistre trouvèrent en 1900, à notre Ecole supérieure de guerre, un commentateur, qui n’était autre que le futur maréchal Foch. « Une bataille gagnée, poursuivait celui-ci, c’est une bataille dans laquelle on ne veut pas s’avouer vaincu. »

Pour défendre la doctrine de Maistre sur la Providence contre le reproche d’être une discipline de passivité, il n’y aura qu’à se souvenir, le livre de Foch en main, que c’est avec les conceptions maistriennes sur le gain des batailles que la Grande Guerre a été gagnée. Le Dieu de Maistre, si absolu qu’il soit dans sa souveraineté, n’est pas un Dieu qui paralyse la spontanéité des énergies, et qui marchande aux hommes la gloire.

À l’origine de l’illustration littéraire de Maistre, il y eut la Révolution, cette Révolution que subissait son « fatalisme » et qu’interpellait son génie, cette œuvre de Satan, peut-être, mais d’un Satan devenu, pour des plans divins insoupçonnés, un auxiliaire inconscient, involontaire. C’est parce que dépaysé, parce que désorbité par cette Révolution, que Maistre trouva, pour s’épanouir, un terrain qu’en des époques plus calmes sa petite patrie savoyarde lui refusait. Bienfaisantes furent pour lui, malgré leur apparente cruauté, les rigueurs de sa destinée : elles furent les ouvrières de sa vocation d’apologiste. À distance, il semble qu’elles commentent elles-mêmes son œuvre de penseur et qu’elles plaident, elles aussi, elles surtout, pour le « gouvernement temporel de la Providence, » qui sut les faire tourner à la commune gloire de Dieu et de son serviteur Maistre.

Comment au cours même de ces rigueurs se paracheva, d’abord à Lausanne auprès des prêtres émigrés, puis en Russie auprès des Jésuites, la formation religieuse de Maistre ; comment s’amendèrent ses conclusions au sujet de l’illuminisme ; par quels coups de pouce, — coups de pouce de la « Providence, » — se laissa modeler et guider, au nom même de ses conceptions religieuses, cette vie qui se consolait d’être errante en se sentant mystérieusement gouvernée ; et par quelles étapes, enfin, l’ancien Frère de la Sincérité fut conduit à devenir l’auteur du Pape : un prochain article l’apprendra.


GEORGES GOYAU.

  1. Mélanges de critique religieuse, p. 283, 287, 293.
  2. Respectant comme un testament le désir qu’exprimait Joseph de Maistre dans une lettre à M. de Syon « Œuvres, XIV, p. 243), nous dirons : Maistre, non De Maistre.
  3. Correspondant, 10 décembre 1902 ; Quinzaine, 16 juillet 1905 ; Études, 20 novembre 1910.
  4. François Vermale, La franc-maçonnerie savoisienne à l’époque révolutionnaire d’après ses registres secrets (Paris, Leroux, 1912).
  5. Descostes, Joseph de Maistre avant la Révolution, I, p. 127-128 « Moutiers, 1894).
  6. Œuvres, X, p. 112 (lettre à Mgr de La Fare).
  7. Descostes, op. cit., I, p. 149.
  8. Descostes, op. cit., II, p. 29.
  9. Descostes, op. cit., I, p. 298 et 307. (Éloge de Victor-Amédée III.)
  10. Descostes, Joseph de Maistre, orateur, p. 14 et 19 (Chambéry, 1896). (Discours Inédit sur la Vertu.)
  11. Œuvres, VII, p. 11 (Discours sur le caractère extérieur du magistrat).
  12. Mémoire sur la vénalité des charges, publié par Clément de Paillette, Livres d’hier et d’autrefois, p. 269-271 (Paris, Poussielgue, 1896).
  13. Falloux, Mme Swelchine, sa vie et ses œuvres, I, p. 399 (Paris, Perrin).
  14. Descostes, Joseph de Maistre avant la Révolution, I, p. 305.
  15. Maistre à De Place, 7 sept. 1818 « Latreille, Revue Bleue, (mars 1912, p. 294).
  16. Œuvres, VII, p. 141.
  17. Œuvres, VIII, p. 115, et II, p. 439, n. 1.
  18. Descostes, op. cit., I, p. 295 et 304.
  19. Œuvres, VII, p. 160 ; IX, p. 160-161 ; XII, p. 373-377.
  20. Œuvres, VII, p. 30.
  21. Vermale, op. cit., p. 6, n. 3.
  22. Œuvres, XI, p. 472.
  23. Œuvres, VIII, p. 325-326. Sur les interprétations différentes auxquelles ont donné lieu les constitutions maçonniques anglaises de 1723 et 1738, voir Dudon. Études, 20 décembre 1917, p, 681-707.
  24. Descostes, op. cit., I, pp. 225-229.
  25. Mémoire inédit, dont nous savons la date par le Journal inédit.
  26. Œuvres, IX, p. 59.
  27. Vermale, op. cit., p. 9. Les documents des Trois Mortiers nomment ce personnage Scuback ; M. Vermale, dans un travail dont il a bien voulu nous donner la primeur, établit son identité avec Schubart.
  28. Le Forestier, les Illuminés de Bavière et la franc-maçonnerie allemande, pp. 156-166 (Paris, Hachette, 1915).
  29. C’est au milieu des bourrasques de 1793 que Maistre feuilletait ainsi ses souvenirs ; ils étaient assez incertains quant aux dates. « Il y a douze ans plus ou moins, » dit-il à propos du voyage en France du baron de Weiler, qu’il appelle « Wehler, » et de l’introduction du rite écossais à Chambéry ; sa mémoire lui présentait ces faits comme plus récents qu’ils ne l’étaient en réalité.
  30. Dans le mémoire à Vignet, Maistre, toujours incertain des dates, dit : « En 1788, à peu près. » Mais la date de 1785 est établie par M. Vermale.
  31. Albert Blanc, Mémoires politiques et correspondance diplomatique de Joseph de Maistre, p. 18 (Paris, 1858). Le comte Rodolphe de Maistre. dans sa notice biographique (Œuvres, I, p. VIII), croit que la parole d’honneur fut portée par Maistre ; mais la lettre de Maistre, citée par Blanc, est formelle au sujet de l’envoi . de Bellegarde. Voir Vermale, op. cit., p. 20-21. Dans le Mémoire à Vignet, Maistre, essayant de préciser le moment où la Sincérité cessa de s’assembler, écrit : « Si je ne me trompe, dans l’été de 1791. »
  32. Maistre cite nommément, en un autre endroit du mémoire, « un certain Debri, orfèvre, homme fort connu par sa démocratie. « Les recherches de M. Vermale, op. cit., p. 39-41, nous familiarisent avec ce personnage, qui fut, sous le régime jacobin, l’organisateur des fêtes civiques de Chambéry.
  33. Sur le vrai sens de la discipline de l’arcane, voir Batiffol, Études d’histoire et de théologie positive, p. 3 à 41 (Paris, Lecoffre, 1902).
  34. Margerie, Le comte Joseph de Maistre, p. 431 (Paris, Soc. bibliographique, 1882).
  35. Sur cet énigmatique personnage, qui ne fut sans doute ni Juif, ni Portugais, mais d’origine catholique et probablement dauphinoise, voir Gustave Bord : La franc-maçonnerie en France des origines à 1815, I, p. 244-248. (Paris, Nouvelle librairie nationale, 1908.)
  36. Œuvres, VIII, p. 329 ; V, p. 249.
  37. Le Forestier, op. cit., p. 357 et 362.
  38. Bulletin diocésain d’histoire et d’archéologie de Quimper, 1916, p. 217.
  39. Sur ce personnage, qu’il ne faut pas confondre avec le vaincu de Valmy, voir Le Forestier, op. cit., p. 175, n. 1. Maistre a mis à son mémoire un titre latin ainsi libellé : Celsissimo principi Ferdinando de Brunswick, in ordine dilectissimo fratri A Victoria, viro qui tanti mensuram nominis implens, pacis artibus et belli juxta insignis, Europam, quam tenuit armis, virtutibus illustrat, hoc de reformanda liberorum latomorum societate tentamen, summi obsequii leve monumentum D.D.D. fratris titulo superbus addictissimus servus, cornes Josephus Maria M..., in ord. Fr. J. M. A Floribus. Camberii, A. R. S. M. 1781. En-dessous, figurent en exergue trois vers de la troisième satire de Perse :
    Disciteque, o miseri ! Et rerum cognoscite causas !
    Quid sumus ? Et quidnam victuri gignimur ? Ordo
    Quis datus ? Humana qua parte locatus es in re ?
  40. Que ce verdict du « philosophisme » est aujourd’hui révisé par l’histoire, c’est ce que prouvent les pages consacrées aux origines des Templiers par M. Victor Carrière dans son Historique et cartulaire des Templiers de Provins (Paris, Champion, 1919).
  41. Œuvres, I, p. 344-345.
  42. Œuvres, I, p. 125.
  43. Œuvres, V, p. 310-311.
  44. Ces lignes de Maistre sur l’allégorisme marquent un sens très exact des nuances. Comment les indications mêmes du Nouveau Testament sur les allégories de l’Ancien devaient induire les premiers chrétiens, sans préjudice pour le sens littéral et historique, à la recherche des sens allégoriques, et comment l’Ecole d’Alexandrie poussa trop loin cette recherche, c’est de quoi l’on peut se rendre compte dans l’article de M. Mangenot sur les allégories bibliques (Dictionnaire de théologie catholique, t. I, p. 833-836).
  45. Burnier, Histoire du Sénat de Savoie, II, p. 116 et 169 (Chambéry, 1865).
  46. Œuvres, XIV, p. 208.
  47. Daudet, Joseph de Malstre et Blacas, p. 242 (Pion, 1908) ; et Œuvres, XII, p. 429.
  48. Bord. op. cit., l, p. 38.
  49. Lettre de la duchesse de Montinorency-Laval « Constance de Maistre), publiée par le P. Dudon, Études, 20 novembre 1910, p. 504.
  50. La notice historique accompagnera la publication de Franz von Baader, Les enseignements secrets de Martinès de Pasqually (Paris, Chacornac, 1900), est riche de détails sur les rapports de Saint-Martin avec la maçonnerie lyonnaise, sur ses suspicions à l’endroit de la théurgie de Willermoz, sur les impressions de « repoussement spirituel » qui, vers 1190, aboutirent à une rupture entre Saint-Martin et la maçonnerie lyonnaise.
  51. Mémoire inédit à Vignet des Étoles.
  52. Œuvres, XIII, p. 331.
  53. Œuvres. VIII, p. 329 ; V, p. 249.
  54. Œuvres, IX, p. 8-9. Le café de Blanc était un grand café de Chambéry.
  55. Œuvres, VIII, p. 327-328, et V, p. 241.
  56. Journal des Savants, 1880, p. 246-256 et 269-276. — Amédée de Margerie, op. cit., p. 429-442, soumit à une critique très serrée cette thèse de Franck, et rappela que le chapitre III des Considérations, où s’esquissent déjà les idées fondamentales des Soirées, est antérieur de six ans au Ministère de l’Homme-Esprit, de Saint-Martin.
  57. Clément de Paillette, op. cit., p. 285, — Œuvres, V, p. 248-249.
  58. Œuvres, VIII, p. 328.
  59. Mémoire inédit à Vignet des Étoles.
  60. Margerie, op. cit., p. 431.
  61. Clément de Paillette, op. cit., p. 284-287. — Journal, 4 décembre 1797.
  62. Œuvres, XIII, p. 220.
  63. Œuvres, IX, p. 331.
  64. Maistre à Barol « lettre publiée par Clément de Paillette, op. cit., p. 223).
  65. Préface de Réaume aux Œuvres inédites de Xavier de Maistre, p. LXVI (Paris, Lemerre, 1877).
  66. Œuvres, X, p. 374.
  67. Œuvres, X, p. 206.
  68. Descostes. J. de Maistre pendant la Révolution, p. 436 « Tours, Mame, 1895).
  69. Journal inédit (p. 103 de la copie).
  70. Œuvres, IX, p. 400.
  71. Œuvres, X, p. 89.