La Pension du Sphinx/1

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 1-15).

LA PENSION DU SPHINX


I

LA VILLA DU SPHINX

On la voyait du boulevard se dresser entre les arbres, toujours fraîchement repeinte, toujours blanche avec ses volets bruns et son toit en terrasse. Sur la porte, au-dessus du bouton de la sonnette, une petite inscription discrète portait son nom : « La villa du Sphinx », avec l’avis : « Pension pour jeunes filles étrangères ». C’était à l’endroit de la banlieue où le bruit de Paris ne vous arrive qu’en sourdine, et encore quand le vent porte ; d’où l’on ne voit même rien de la grande ville, sinon une lueur électrique, le soir, dans les ciels clairs ; mais c’était spacieux et gai, cela sentait le bon air et c’était engageant.

Quant à ce baptême singulièrement égyptien qui lui avait été donné, il ne fallait pas lui chercher d’autre cause qu’un gentil sphinx de marbre blanc, propret et nullement antique, qui trônait sur un socle au bord d’une allée de sable fin. Symbolisait-il les énigmatiques et ténébreuses petites âmes de jeunes filles qui, entre la seizième et la vingtième année, venaient s’engager dans le rieur régiment cosmopolite caserné là ? Peut-être. En tout cas, il donnait à la joyeuse villa un faux air de mystère. Grand comme un beau terre-neuve, l’échine arrondie, le front ceint, sa jolie figure d’Égyptienne bien équivoque, il lançait aux passants du boulevard un perpétuel point d’interrogation. Bien mieux que la petite enseigne « comme il faut » écrite au-dessus de la sonnette, il disait :

PENSION DE JEUNES FILLES.

Le sphinx à part, la maison n’était mystérieuse ni dans sa bâtisse ni dans son ameublement. Bourgeoisement carrée, percée de fenêtres régulières, elle était au dedans d’un confort excessif. Dans l’escalier, des tapis épais d’un pouce ; aux portes, des bourrelets de soie ; du côté du nord, de doubles vitrées aux fenêtres, des portières en Smyrne, un calfeutrage inouï de la cave au grenier, avec une profusion de bouches de chaleur, et tout cela laissant s’épandre dans les jolis appartements des jeunes étrangères une chaleur de serre tellement béatifique qu’on se demandait comment ces demoiselles pouvaient se promener à l’air piquant de l’hiver, du matin au soir, quand le nid était si douillet.

Un matin de février, très vif et très gai, comme le facteur, un paquet de lettres en main, mettait le doigt sur le bouton électrique de la grille, la porte du perron s’ouvrit là-bas, et un flot de jeunes filles en toilettes de sortie descendit les marches, précipitamment, les yeux anxieux fixés sur l’humble fonctionnaire français qui apportait peut-être des nouvelles du pays. En premier lieu venait miss Nelly Allen, enveloppée dans son collet de fourrure fauve d’où l’on ne distinguait pas sa chevelure, sa riche chevelure de la même couleur, exubérante sous son minime chapeau de toile cirée ; puis sa sœur aînée Frida, celle qui représentait la mélancolie dans la maison, une belle blonde aussi, au teint transparent, et qui devait être secrètement fiancée dans les Îles Britanniques, si l’on en pouvait juger à la façon dont elle parlait d’un certain mister Solomon, lequel n’avait rien de commun avec l’auteur célèbre du livre de la Sagesse. Derrière les deux sœurs s’avançait plus posément la superbe Norvégienne Ogoth Bjoertz, la doyenne de toutes ses jeunes compagnes, à laquelle ses grands bandeaux noirs, ses yeux cernés de bleu, sa longue cape de drap uni, donnaient une étrange sévérité, et qui, elle, dans ce milieu léger de jeunes filles, figurait l’intelligence grave, laborieuse, opiniâtre, presque masculine ; Ogoth Bjoertz enfin, l’étudiante en médecine qui préparait sa dernière épreuve du concours d’internat, et qui, dans une petite chambre d’en haut, nuit et jour, travaillait ferme. Ensuite venaient Vittoria, Maria et Giuseppa Ormicelli, dont la peau sombre, les yeux flamboyants et la tignasse brune opulente disaient assez l’origine ; les plus jeunes de la bande, celles-là, trois gamines fantasques, délurées ou silencieuses selon la couleur du temps, et dont le soleil pâle de France n’avait jamais éclairé le tréfonds obscur de l’âme. Enfin, Gertrude Laerk, une singulièrement jolie et poétique petite Belge de vingt ans, fermait la marche tranquillement, sans lever de sur le facteur son regard gris plein de rêves placides.

Quelques-unes n’eurent rien de la poste, entre autres Gertrude, qui supporta la déception sans rien dire, compensant son petit chagrin par le puéril honneur de rapporter à la directrice de la maison son courrier, une belle grande lettre timbrée aux Antilles, et sur laquelle s’étalait une maîtresse suscription. Nelly, Frida, Ogoth, Giuseppa, Maria et Vittoria continuèrent leur route sur le boulevard en jacassant ; elle, rebroussa chemin, gravit le perron, et là, au rez-de-chaussée, par le fond du vestibule, pénétra dans le luxueux cabinet de Mme de Bronchelles.

Quand on parlait de Mme de Bronchelles et qu’après on mentionnait son titre « Directrice de la pension du Sphinx », on évoquait aisément dans l’esprit de ceux qui ne la connaissaient pas la vision d’une femme majestueuse, grisonnante et triste ; une femme dont le grand nom, uni à la situation actuelle, disait l’histoire inconnue mais sûrement malheureuse. Or, bien qu’elle n’eût pas toujours été très heureuse, Mme de Bronchelles, comme les peuples heureux, n’avait pas d’histoire. De bonne noblesse, mais de petite fortune, après son veuvage elle avait fondé cette maison, ce qui était d’une extrême simplicité. Quant à sa personne elle-même, elle avait plus de prestesse que de majesté, plus de cheveux blonds que de gris, et plus d’esprit que de tristesse, grâce à quoi elle sympathisait merveilleusement avec ses jeunes brebis, comme elle les appelait en très aimable bergère. Seulement, la prestesse était atténuée par une distinction délicate qui assouplissait inconsciemment ses mouvements ; les cheveux étaient d’un blond faux, hésitant, un peu pâli par la quarantaine, tandis que l’esprit, fait de verve, de bon sens et de réflexion, débordait toujours plus vif, et caractérisait sa supériorité véritable. Son mari avait eu dans le temps des relations professionnelles avec la presse ; lui mort, on s’était aperçu que sa veuve avait eu le talent et lui la gloire, et on avait offert à Mme de Bronchelles de continuer. Elle avait refusé, préférant les joies demi-maternelles de l’éducation aux joies plus âpres et certes moins féminines de la polémique, mais elle avait continué de fréquenter chez les noms les plus littéraires, et ce n’était pas le moindre attrait de son intellectuel petit internat que cette clef des plus jolis salons parisiens, toujours ouverts pour elle et ses élèves.

Les jeunes filles l’adoraient avec cette solidarité un peu orgueilleuse qu’on sent, entre personnes du même sexe, avec un esprit supérieur ; mais Gertrude Laerk, une délicieuse petite âme sevrée de tendresse, loin de son pays, l’aimait avec une dévotion toute particulière, qu’elle n’avait jamais dite, mais qui transparaissait, et dont cet acte minime, lui apporter la joie d’une lettre, était l’une des ordinaires manifestations.

« Voilà mon petit facteur, dit Mme de Bronchelles en laissant tomber sur ses genoux le journal qu’elle lisait. A-t-on reçu des nouvelles du papa et de la maman, Gertrude ?

— Non, madame, il n’y a que cela pour vous, moi je n’ai rien.

— Pauvre petite ! Faites voir ma lettre… Belle écriture, mais inconnue ; cela n’est pas d’une main amie, nous la lirons plus tard. Et vous, Gertrude, n’allez-vous pas vous promener avec les autres ?

— Je suis lasse ! » dit la jeune fille, avec un sourire nonchalant qui découvrit ses belles dents un peu grandes mais ciselées à ravir.

Et elle s’assit sur un petit divan oriental, près du fauteuil de Mme de Bronchelles.

« Laissez-moi me reposer un peu, voulez-vous, madame ? un petit moment tout court où vous me lirez quelque chose de joli, ou bien où vous me raconterez une histoire ; je vous promets d’aller après retrouver les autres qui ont dû se rendre au bois de Boulogne.

— C’est déraisonnable, mon enfant, de ne pas profiter de ces derniers beaux jours… »

Mme de Bronchelles allait mettre en jeu son autorité, qui à certains moments était inflexible, puis, juste à l’instant, elle jeta sur la jeune fille un regard plus pénétrant, elle vit sur ses traits pâles, dans ses grandes prunelles languissantes, jusque dans ses membres posés sur le siège arabe en un geste de fatigue indicible, l’ennui, le mortel ennui, qui rongeait la pauvre petite exilée, et, prise de pitié, elle concéda mollement l’exemption de promenade.

« Je crois, en vérité, que vous avez tort de ne pas sortir », se contenta-t-elle de dire.

Et pendant que Gertrude, sans répondre, tressait de ses petites mains émaciées les franges et les pendeloques du divan, elle se mit à penser à toute cette jeunesse qu’on lui confiait, à ces filles de mères trop peu tendres, et trop disposées à la séparation, qui lui arrivaient de l’étranger, portant toutes au fond du cœur une tristesse plus ou moins cachée ; elle se disait que, si elle avait eu une fille pareille à cette exquise petite Belge, elle lui aurait laissé souffrir toute l’insuffisance du lieu natal, plutôt que de l’envoyer cultiver loin d’elle ; et pour toutes, qu’elle embrassa dans son esprit, depuis celle-ci — la plus aimante — jusqu’à la farouche Italienne Giuseppa, elle conçut un nouvel élan d’affection maternelle plus intime et plus doux.

« Ma pauvre petite Gertrude, quelle histoire voulez-vous que je vous raconte ?

— Oh ! n’importe, ce sera toujours amusant ; mais plutôt une histoire vraie. »

Mme de Bronchelles sourit tristement ; les histoires vraies ! comme il fallait être jeune, pensait-elle, pour s’imaginer que le réel est amusant ! Ce qu’on voit autour de soi, même au bout de quarante ans, comme c’est toujours la même chose !

Et, tout en suivant ce cours d’idées un peu amères, elle feuilletait, elle fouillait les papiers, les brochures, les lettres, accumulés sur sa table de travail, dans l’espoir de s’évoquer quelques souvenirs intéressants à raconter ; mais rien ne lui venait à l’esprit, d’autant moins que, pour remédier à cette crise de spleen qu’elle voyait la triste enfant traverser, elle voulait un conte à relief, quelque peinture vive, propre à renouveler les idées, et c’était, comme exprès, toujours l’enveloppe importune qui revenait se placer sous sa main avec sa large adresse qui forçait la vue, qui était presque indiscrète, qui réclamait la lecture.

À la fin, lassée de chercher l’histoire fuyante, agacée de ne pouvoir échapper à l’obsession de cette enveloppe, elle saisit l’ouvre-lettres et rompit le papier.

La lecture fut longue et deux fois renouvelée, pendant que la pauvre petite Belge poursuivait le travail de tresser ses franges machinalement, écrasée par le dégoût. Elle avait laissé chez elle deux petits frères jumeaux qu’elle adorait, puis son père et sa mère, et les chères figures la hantaient sans cesse.

Tout d’un coup, Mme de Bronchelles, l’air très impressionné, l’interpella doucement :

« Vous vouliez une histoire, Gertrude, une histoire vraie ; en voici une qui va vous agréer doublement, puisqu’elle est prise dans le vie réelle, selon votre désir, et qu’elle met en cause l’une de vos futures compagnes de demain. L’histoire m’est contée par la lettre, et la lettre est d’un de mes amis d’enfance, disparu pour moi depuis vingt-cinq ans. Je l’avais connu, petit garçon, aux bains de mer ; nous nous retrouvions chaque année sur la même plage, enfants d’abord, jeunes gens ensuite ; puis il entra dans la marine, on ne se vit plus ; à la longue on s’oublia, et je vous avoue que, tout à l’heure, j’ai dû lire deux fois sa signature pour me rappeler cette enfantine amitié et ce pauvre Joseph Maviel. Pensez donc, vingt-cinq ans ! Ces vingt-cinq années-là ont amené bien de l’imprévu dans nos deux destinées, mais c’est pour Maviel surtout qu’elles ont eu d’étranges complications. Il me raconte qu’étant en station à la Martinique, logé dans une mince habitation de bois, il fut une nuit réveillé par le feu.

« Le feu, m’écrit-il, le grand fléau de notre divin pays ; le feu qu’on dirait latent dans l’air torride et toujours prêt à jaillir, avait pris à notre petite maison de planches et j’allais brûler, ou plutôt, je me mourais à demi déjà dans la fumée, quand la porte s’ouvrit et qu’une petite mulâtresse, servante dans la maison, entra en m’appelant désespérément : « Monsieur Maviel ! Monsieur Maviel ! » Je n’eus garde de répondre, asphyxié plus qu’à moitié ; j’étais inerte ; je me sentis vaguement prendre dans ses petits bras nerveux, faits aux fardeaux : « Accrochez-vous, accrochez-vous », me disait-elle…

« Une heure après, je me rendis compte que je lui devais d’être sauf. Nous étions passablement brûlés tous les deux, elle surtout. Je l’ai épousée, madame, ce n’est pas vous qui en rirez. Seulement, ne pouvant plus être officier de marine, j’ai démissionné et je me suis fait planteur. Maintenant je suis très riche, je suis veuf, et j’ai une fille, une fille de dix-huit ans, qui a du sang noir dans les veines.

« Ah ! vous ne savez pas, vous autres, dans la mère patrie, le son qu’a cette phrase-là aux oreilles d’un colon : avoir du sang noir dans les veines ! Vous ne soupçonnez pas les drames qui se jouent ici pour une goutte de ce sang qui vient vous mourir au bout des doigts en pâlissant les ongles. Vous ne comprenez pas l’infamie qui s’attache à une peau trop mate, aux ailes trop relevées d’un nez de femme, à des lèvres trop épaisses. Vous ignorez l’inquisition qui s’attaque à chaque nouveau visage qu’on voit une première fois, pour y découvrir un vestige du type odieux. Vous ne pouvez concevoir rien de tout cela, et vous ne saurez jamais ce que ma pauvre petite Annette et moi, son père, nous avons souffert à cause de cet héritage maternel qu’a reçu l’enfant : son titre de quarteronne. Elle est vraiment fille de la bonne bourgeoisie française, délicate et raffinée, dont je suis né, mais elle a aussi des ancêtres dans cette vaillante et malheureuse race nègre opprimée, et toujours quand même si jeune et si vitale… Le vieux sang européen, miné par la civilisation, et le sang nouveau vivifiant des vigoureux noirs incultes, se sont unis en elle. Annette est une adorable fille, et je ne peux la condamner à languir ici dans le mépris absurde qu’on lui jette.

« Elle sera chez vous vers le temps où vous recevrez cette lettre, conduite par un ami, le même qui m’a parlé de vous et de votre maison. Je ne pouvais attendre votre réponse sans manquer l’occasion du retour de cet ami en France, j’ai confiance que vous servirez de mère à ma fille, et que vous la garderez jusqu’au mariage. »

« Eh bien ! Gertrude, demanda Mme de Bronchelles, la lettre finie, que dites-vous de cette nouvelle compagne ? »

Le bleu mobile des yeux de la Belge s’était assombri, ses prunelles mourantes ravivées, et sa tristesse langoureuse, soudain inquiétée, se changeait en chagrin.

« Je dis, madame, que son père a été bien avisé de vous l’envoyer ; vous la savez malheureuse victime de la méchanceté des gens, privée de sa mère, humiliée par sa naissance, exposée encore à bien des petites peines d’amour-propre ; tout cela c’est assez, pour que vous l’aimiez beaucoup. »

Mme de Bronchelles ne parut pas sentir l’amertume de cette réflexion jalouse, ni la vive perception de cette jalousie elle-même, si prompte à concevoir les dangers qu’elle courait. Elle connaissait à fond l’âme sensitive de Gertrude, elle la savait toute prête à compatir aux peines de la petite mulâtresse, pourvu que cette inconnue n’eût pas l’air de la supplanter dans ses ardentes amitiés. C’est pourquoi elle repartit :

« Je ferai tout mon possible pour lui rendre moins dure la séparation d’avec son père, Gertrude, mais ce n’est pas sans appréhension que j’accepte le mandat que Joseph Maviel me confie. Ce sont des natures si équivoques, si insaisissables, si ondoyantes, que ces félines mulâtresses qui n’ont ni race ni caractère. Puis le vaillant peuple nègre dont me parle Maviel et dont elle descend est aussi, il ne faut pas l’oublier, le peuple des esclaves ; et si nous autres, Français de France, nous acceptons la réhabilitation des noirs, il n’en est pas absolument de même des autres nations ; de sorte que je ne sais pas si le fait de recevoir cette jeune fille ne nous desservira pas près de Mme Allen par exemple, ou près de Mme Ormicelli. »

Ce mouvement de jalousie aiguë, qu’avait exprimé Gertrude, était tout ce que sa petite âme souverainement bonne pouvait exhaler d’un peu méchant. Elle le regretta d’ailleurs vite ; du moment où l’inconnue redevenait victime, sa sympathie lui allait de nouveau, une sympathie d’une extrême douceur qui fit venir sous ses grandes paupières de madone deux larmes de tendre pitié.

« Il faudra lui faire une large hospitalité quand même, n’est-ce pas, madame ? J’ai peur en effet que Frida et Nelly ne répugnent à frayer avec la pauvre petite ; puis Ogoth est si hautaine !

— Tout se juge par comparaison, ajouta intentionnellement Mme de Bronchelles ; elle souffrira infiniment moins ici que chez elle, et par conséquent elle se trouvera heureuse, n’en doutez pas. Maintenant, ma bonne Gertrude, je vous renvoie ; le temps passe et l’air se refroidit déjà. Voyez, que vous reste-t-il ? deux heures à peine de promenade.

— C’est trop tard, n’est-ce pas ? dit la jeune fille avec un sourire câlin ; je m’en vais plutôt écrire aux petits frères… »