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La Perception des impôts dans la Ruhr

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Robert Lacour-Gayet
La Perception des impôts dans la Ruhr
Revue des Deux Mondes7e période, tome 14 (p. 921-933).
LA PERCEPTION DES IMPÔTS
DANS LA RUHR

L’occupation de la Ruhr, qui a été décidée au mois de janvier, par les Gouvernements français et belge, d’accord avec le Gouvernement italien, procède de deux idées bien distinctes, dont chacune suffirait à justifier cette mesure. La Commission des réparations avait constaté et signalé aux Puissances alliées les manquements successifs de l’Allemagne. La carence de nos débiteurs a fait envisager l’occupation comme le procédé le plus efficace pour les contraindre à s’acquitter de leurs obligations, telles qu’ils les ont reconnues, en signant le traité de Versailles. En même temps, puisque le Reich se déclarait incapable désormais d’effectuer des versements, il était normal de saisir des gages et de chercher à les exploiter : c’était le moyen de remplacer, au moins en partie, les recettes auxquelles nous avions droit et dont nous étions privés.

La politique suivie par nous avait donc pour objet de concilier ces deux tendances différentes. Jusqu’à ces derniers temps, devant la résistance de l’administration allemande et de la majeure partie de la population, les autorités d’occupation ont dû surtout se préoccuper d’édicter une série de mesures, capables d’entrainer la soumission de nos adversaires : la plus efficace et la plus significative a été la prohibition générale de sortie des marchandises, instituée dans le courant de février. On ne saurait, toutefois, négliger l’effort qui a été accompli pour donner, dès maintenant, un caractère productif à notre occupation. Il parait intéressant de mettre en lumière cet aspect de la lutte engagée dans la Ruhr, et de montrer notamment comment a été organisée, malgré de multiples difficultés, la perception des impôts dont les Gouvernements alliés ont décidé le recouvrement à leur profit.


La légitimité de ces perceptions n’est pas discutable : elle a été reconnue récemment par le Gouvernement américain lui-même, qui a rappelé que, dans des circonstances semblables, lors de l’occupation de la Vera-Cruz par les Etats-Unis, les autorités occupantes n’avaient pas hésité à saisir un certain nombre de taxes. Une attitude analogue avait, d’ailleurs, été adoptée, en 1922, par l’ensemble des Puissances alliées, lorsqu’elles avaient décidé d’occuper de nouvelles têtes de ponts, sur la rive droite du Rhin, et d’instituer une barrière douanière entre l’Allemagne occupée et l’Allemagne non occupée. Ce n’était donc pas une innovation que de joindre à notre programme d’exploitation de la Ruhr un programme fiscal ; ajoutons qu’il était des plus modérés et ne comprenait que le recouvrement de trois impôts : les droits de douane, les droits de licence d’exportation, et l’impôt sur le charbon (Kohlensteuer). Il ne s’agissait pas, en effet, de percevoir la totalité des taxes existantes, politique qui aurait pu nous amener à assumer directement les charges de l’administration du pays, mais de choisir seulement quelques impôts, d’un contrôle facile et d’un rendement certain.

D’autre part, l’intention primitive des Alliés n’était pas de substituer leurs fonctionnaires aux fonctionnaires allemands ; ceux-ci n’avaient pas refusé leur collaboration lors de l’application des sanctions de 1921, et on pouvait espérer qu’ils suivraient en 1923 la même conduite. Il n’en a rien été : sur les ordres venus de Berlin, les employés du Reich se sont refusés à nous communiquer le moindre renseignement, et se sont efforcés par tous les moyens de contrecarrer notre action. De même, la plupart des contribuables n’ont pas accepté d’acquitter leurs impôts dans les caisses soumises à notre contrôle, et de déposer entre nos mains les déclarations prévues par les lois existantes.

Le système fiscal qui a été conçu et appliqué dans la Ruhr a subi l’influence de cette situation de fait. Dans les circonstances exceptionnelles en face desquelles nous nous trouvions, il ne pouvait être question de laisser subsister les facilités que le fisc, en période normale, accorde généralement aux contribuables ; au contraire, il était nécessaire de rendre à la notion d’impôt toute sa force et sa rigueur primitives. Aussi, dans les procédés d’assiette comme dans les modes de recouvrement qui ont été institués, on a cherché, avant tout, à éviter une collaboration qui paraissait impossible, et à convaincre les Allemands de l’inutilité de leur résistance. La perception des impôts n’avait donc pas seulement pour but de procurer des recettes aux Alliés ; elle devait encore être organisée de manière à concourir au développement méthodique de la coercition, qui assurera seule le succès de l’œuvre que nous avons entreprise.


L’IMPÔT SUR LE CHARBON

L’impôt sur le charbon fournissait au Trésor allemand des ressources importantes ; son tarif est élevé, — 40 pour 100 de la valeur des charbons extraits, — et le petit nombre de personnes soumises à cet impôt en facilite la perception. Les débiteurs sont, en effet, les propriétaires ou les exploitants de mines, groupés en de puissants syndicats, qui peuvent donner à l’administration toutes les garanties désirables. Toutefois, l’arrivée au pouvoir du ministère Cuno, qui représente en Allemagne la grande industrie, avait coïncidé avec un relâchement de l’action du fisc. D’après certains renseignements, le Gouvernement français était en droit de penser que, depuis quelque temps, le Reich s’était abstenu de percevoir l’impôt ; des documents saisis à notre arrivée dans la Ruhr ont transformé cette présomption en certitude, et ont permis de constater que le Kohlensteuer n’avait pas été recouvré depuis le mois d’octobre 1922. Des nouvelles de Berlin donnaient même à penser que le Reich en envisageait la suppression. Nous nous trouvions, par conséquent, dans la nécessité de le rétablir. Les modalités d’assiette et de perception devaient toutefois être mises en harmonie avec les circonstances présentes, c’est-à-dire en tenant compte de la résistance des contribuables et de l’administration. Tel est l’objet d’un arrêté du général Dégoutte, en date du 27 février : il offre ce caractère de maintenir sur quelques points la législation en vigueur et de s’en écarter à d’autres égards, assez sensiblement.

L’assiette de l’impôt était assurée, sous le régime allemand, par les déclarations des exploitants de mines : il ne pouvait être question de laisser subsister purement et simplement ce procédé, qui suppose une collaboration du fisc et des contribuables. Il était facile de prévoir que ceux-ci se refuseraient à nous fournir volontairement les éléments nécessaires au calcul des droits ; il a donc fallu instituer un système de taxation forfaitaire. En cas de non déclaration, les exploitants de mines seront imposés d’office. On aura recours aux données officielles de la statistique allemande de 1921, qui sont connues de la mission des ingénieurs alliés et auxquelles on apportera les modifications indispensables ; car il faut tenir compte des majorations de production qui ont été constatées depuis lors. De cette manière, l’administration alliée pourra se passer des renseignements que les industriels n’accepteront probablement pas de lui communiquer. D’autre part, pour éviter des taxations qui seraient supérieures à la réalité, les Allemands seront amenés à nous soumettre leurs livres et leurs registres de comptabilité. Il serait très important pour les Alliés d’obtenir ce résultat ; ce serait une preuve qu’une fissure se produit dans le bloc de la résistance.

On a prévu, dès maintenant, l’institution d’une commission contentieuse, pour statuer sur les réclamations qui pourraient se produire : elle comprendra le chef de la mission interalliée du contrôle des mines et des usines, comme président, un ingénieur allié et un Allemand choisi par les contribuables sur une liste de dix experts désignés par la mission interalliée. Créer cet organisme, c’est manifester, d’une manière évidente, notre désir de ne pas transformer les impositions d’office en impositions arbitraires ; nous montrons ainsi à quel point, malgré la mauvaise volonté des contribuables, nous cherchons à concilier le souci de la justice et les procédés de contrainte, auxquels les Allemands nous ont forcés de recourir.

Le paiement de l’impôt soulevait en outre un problème assez délicat. Il y avait lieu d’empêcher les contribuables de tirer avantage de la dépréciation que le mark pourrait subir entre la date d’exigibilité de l’impôt et celle du paiement ; on sait que le Gouvernement allemand avait volontairement favorisé cette spéculation, en multipliant les délais et les sursis. Pour faire cesser cette véritable fraude, il a été décidé que l’impôt primitivement évalué en marks serait converti en dollars au jour du paiement. De plus, il fallait éviter que, par suite de cette méthode, les encaissements alliés ne fussent diminués, ce qui serait arrivé en cas de hausse de la devise allemande, car le dollar subirait alors une dépréciation. Aussi a-t-on. stipulé que, de toutes manières, la somme à verser ne pourrait être inférieure à celle dont l’industriel était redevable depuis le jour où son imposition avait été calculée en marks. Ce procédé parait à la fois juste et logique ; il a pour objet de maintenir à des « droits constatés, » c’est-à-dire à des droits qui ne sont pas recouvrés au moment où ils sont établis, le caractère de « droits au comptant, » seul mode de perception rigoureusement exact dans les périodes de dépréciation de la monnaie.

Le Kohlensteuer, tel qu’il fonctionnait sous le régime allemand, n’aurait pu nous procurer que des marks ; il a paru préférable d’en exiger, au moins pour les trois quarts du tarif (30 pour 100 sur 40 pour 100), le paiement en devises étrangères. Les contribuables assujettis à cet impôt disposent, en effet, d’une organisation financière suffisamment puissante pour se procurer les monnaies appréciées, que nous nous réservons le droit d’exiger. Cette disposition est en harmonie avec le régime des licences d’exportation, comme on le verra plus loin. En outre, la Trésorerie alliée n’aura pas ainsi à écouler sur le marché la somme considérable de marks qu’elle aurait été amenée à percevoir le jour où la soumission des contribuables permettra le recouvrement normal de l’impôt.

Obtenir cette soumission est l’objet de nombreuses sanctions qui ont été édictées. La voie d’exécution normale en matière fiscale, la saisie, ne pouvait être considérée comme suffisante ; elle est, en effet, subordonnée, dans la Ruhr, au problème du chargement et de l’expédition du charbon, qui soulève de nombreuses difficultés. Il a donc été nécessaire de donner un caractère personnel aux mesures de répression : à côté des sanctions pécuniaires, prévues par la loi allemande, on a institué la contrainte par corps, et la solidarité entre les administrateurs des sociétés minières ; les propriétaires, ainsi que les membres des conseils d’administration, pourront être emprisonnés aussi longtemps que l’impôt n’aura pas été acquitté.

De plus, — et c’est là le moyen de pression le plus efficace, — aucune licence d’exportation et aucune dérogation aux prohibitions de sortie ne seront accordées aux mines qui n’auraient pas versé aux Alliés le montant du Kohlensteuer. Cette interdiction s’étendra même aux industries filiales de la mine débitrice ; ainsi la notion de leur propre intérêt doit leur conseiller d’agir directement sur les exploitants de mines, pour faire cesser une résistance nuisible à l’activité générale des territoires occupés. Cette conséquence est facile à comprendre, si l’on considère ls nombre des usines métallurgiques ou autres qui sont associées directement aux exploitations minières.

En ne tenant compte que des stricts principes du droit fiscal, nous aurions pu, dès maintenant, arrêter toutes les expéditions à destination de l’étranger et suspendre notamment les exportations vers la Suisse et la Hollande, aussi longtemps que les mines chargées de ces fournitures n’auraient pas acquitté entre nos mains le Kohlensteuer arriéré, c’est-à-dire le montant total de l’impôt exigible depuis le 1er octobre 1922. Cette attitude, bien que tout à fait justifiée, aurait sans doute suscité des réclamations internationales ; et ceux des étrangers qui voient avec malveillance notre action dans la Ruhr auraient profité de cette occasion pour nous accuser de troubler la prospérité économique des pays limitrophes de l’Allemagne : reproche que l’administration franco-belge n’a pas voulu encourir. Aussi s’est-elle ralliée à une disposition des plus tolérantes, qui respecte les droits acquis, sans toutefois préjuger de l’avenir. Les Suisses et les Hollandais avaient passé avec l’Allemagne des contrats leur assurant des livraisons régulières de charbon, suivant un programme mensuel. Il a été décidé que le service des douanes laisserait sortir les trains destinés à ravitailler ces pays, dans la limite des contingents autorisés. Cette solution, très libérale, offre l’avantage de faire apparaître à tout observateur de bonne foi la modération des Puissances alliées. Il va de soi, d’ailleurs, que cette concession est exceptionnelle ; l’autorité d’occupation se réserve expressément le droit de réclamer le paiement du Kohlensteuer sur toutes les quantités de charbon qui seraient expédiées vers les pays étrangers, en vertu de nouveaux contrats.


LES DROITS DE LICENCE

Grâce à l’institution d’un cordon douanier qui isole à l’heure actuelle l’Allemagne occupée de l’Allemagne non occupée, les Alliés ont la possibilité d’exercer un contrôle étroit sur les échanges de marchandises, à destination ou en provenance des territoires de la Ruhr.

Cette surveillance leur permet de saisir directement les droits de licence, prévus par la législation du Reich. Aux termes de l’état de paiements du 5 mai 1921, qui a déterminé les obligations de l’Allemagne, celle-ci devait verser aux Alliés, outre une annuité fixe, une annuité variable, constituée par un prélèvement de 26 pour 100 sur les exportations. Pour se procurer les devises qui lui étaient nécessaires, le Gouvernement allemand obligeait les commerçants à lui remettre les monnaies étrangères qu’ils recevaient en paiement des marchandises exportées, et leur donnait en échange des marks. Les licences ne constituaient donc pas une taxe à l’exportation, et leur mécanisme n’avait d’autre objet que de permettre au Reich d’acheter à ses nationaux les devises dont il avait besoin. Il a paru inutile de laisser subsister intégralement ce régime, dont le maintien nous aurait contraints à accroître nos achats de marks. On l’a remplacé par un système qui fait du droit de licence un véritable impôt. Pour obtenir l’autorisation d’envoyer leurs marchandises à l’étranger, les industriels et les commerçants allemands seront tenus de verser aux Alliés, en devises étrangères, 10 pour 100 de la valeur des produits exportés ; condition à laquelle sera subordonnée la délivrance de la licence. En outre, ils souscriront l’engagement de nous remettre ultérieurement un certain pourcentage de devises étrangères ; cette quotité seule leur donnera droit à un remboursement en marks. Grâce à cette règle, le nouveau régime adapte, d’une manière avantageuse, le régime allemand aux nécessités de notre Trésorerie.

Les Alliés percevront encore un autre droit à la sortie de la Ruhr. A l’heure actuelle, toutes les communications sont, en principe, coupées entre la Ruhr et le reste de l’Allemagne : un des buts de notre politique est, en effet, de provoquer l’engorgement des produits dans les territoires nouvellement saisis. Il a été prévu toutefois que, pour certaines marchandises, et dans des circonstances exceptionnelles, il pourra être accordé des dérogations à cette prohibition d’ordre général. Dans ce cas, un impôt de 10 pour 100 ad valorem devra être versé aux Alliés. A la différence du droit de licence, ce droit sera payable, non en devises étrangères, mais en marks : il ne concerne, en effet, que des échanges intérieurs, pour lesquels les contrats sont passés en monnaie allemande.


LES DROITS DE DOUANE

Il semble permis d’espérer qu’en percevant les droits de licence et les droits de dérogation on augmentera d’une manière sensible les ressources fournies par les droits de douane ; ces recettes, à l’heure actuelle, se développent déjà avec régularité. L’administration franco-belge a eu, cependant, à lutter contre la résistance acharnée de l’administration allemande ; celle-ci s’est efforcée non seulement de nous susciter tous les obstacles qu’elle pouvait imaginer, mais encore de prendre la direction officielle d’une fraude, dont des exemples fréquents révèlent l’ampleur et l’ingéniosité. Ainsi l’on a découvert qu’à Dusseldorf même les fonctionnaires du Reich tentaient de percevoir, pour le compte de l’Allemagne, les impôts que les Alliés avaient décidé de saisir. Pour décourager ces tentatives, il a été nécessaire de multiplier les arrestations et les expulsions. Les agents supérieurs des douanes allemandes prêtaient de plus un appui direct à l’organisation de la contrebande, et toute l’intelligente activité de notre service de renseignements n’a pas été inutile pour déjouer leurs manœuvres frauduleuses. Un exemple assez typique a été fourni par la fraude sur les colis postaux. L’administration alliée refusait, à juste titre, d’en permettre la remise ou l’expédition, tant que les droits de douane n’auraient pas été acquittés. Les Allemands ont alors imaginé de créer un véritable service clandestin ; il a été constaté notamment qu’un train de douze wagons garés dans une usine de la banlieue de Dusseldorf servait de bureau de poste, à la place des bureaux dont l’autorité militaire avait ordonné l’occupation. Un fait de cette nature est significatif : il révèle avec quel souci des détails et avec quelle méthode le Gouvernement de Berlin a organisé une résistance, par laquelle il avait le secret espoir de lasser notre volonté. Les résultats obtenus par la douane alliée n’en sont que plus encourageants, et méritent particulièrement d’être signalés.

Il a fallu, d’abord, faire venir de l’intérieur de la France un assez grand nombre d’agents, qu’on s’est efforcé, autant que possible, de recruter parmi les Alsaciens et les Lorrains. Occuper les bureaux de perception allemands, instruire le nouveau personnel de la législation qu’il allait être chargé d’appliquer, organiser la ligne de surveillance autour de la Ruhr : telles sont les différentes étapes qu’on a dû ensuite parcourir. L’établissement du cordon douanier était particulièrement compliqué. Il importait, en effet, de ne laisser en dehors de notre contrôle aucun des centres importants du trafic ; aussi a-t-on été contraint, dès le milieu de février, d’occuper les ports d’Emmerich et de Wesel, situés sur la rive droite du Rhin, entre Dusseldorf et la frontière hollandaise. Cette extension de notre occupation était indispensable ; car les agents allemands, installés dans ces villes, émettaient la prétention de percevoir à notre place les droits institués sur la sortie des marchandises. Pour le même motif, le commandement, au mois de mars, a pris des dispositions analogues, dans la région d’Elberfeld, qui se trouve au Sud de la Ruhr et au Nord de la tête de pont de Cologne. L’installation de nos postes de douane a provoqué quelques protestations de la part de la presse anglaise, qui s’est plainte qu’en agissant ainsi nous isolions les troupes britanniques : reproche qui parait sans fondement. Il ne s’agit, en effet, que de mesures de contrôle, qui ont pour but d’empêcher les autorités allemandes de réclamer au commerce le paiement de droits déjà acquittés dans les caisses alliées.

L’action de la douane ne s’est pas bornée à opérer des perceptions à la périphérie de la zone occupée. Actuellement, en effet, le mouvement commercial y est assez restreint, du fait du blocus, et les échanges portent principalement sur les denrées alimentaires, exemptes de droits. On a donc été amené, partout où cela a été possible, à saisir les entrepôts qui contenaient des stocks importants de marchandises. La chose s’est faite notamment à Dusseldorf, Duisbourg et Ruhrort, où l’occupation militaire suffisamment forte permet le fonctionnement normal d’une administration civile. Une difficulté particulière s’est toutefois présentée à ce sujet. Dans la législation allemande, comme dans la législation française, on admet en entrepôt des marchandises étrangères qui n’acquittent pas les droits de douane au passage de la frontière, mais simplement au moment où elles sont livrées à la consommation intérieure. Certaines marchandises, ainsi importées provisoirement en franchise, peuvent être conservées par les commerçants dans des magasins qui leur appartiennent en propre ; elles ne sont soumises qu’à des recensements intermittents de la part du fisc. Ce régime, qu’on appelle « l’entrepôt fictif » fournit au commerce des facilités exceptionnelles ; il est particulièrement développé en Allemagne, et a contribué à la prospérité du commerce extérieur du Reich. Il ne pouvait être question de le laisser subsister dans la Ruhr : son fonctionnement suppose, en effet, la présence de nombreux agents et un contrôle minutieux des livres des commerçants. Aussi, en principe, les Alliés ont-ils supprimé la faculté d’entreposer les marchandises dans un local non contrôlé ; ils ont décidé que les droits seraient acquittés, dès le passage de la frontière, sur toutes les marchandises étrangères, à moins d’être dirigées vers un entrepôt surveillé par la douane. Cette mesure, qui s’explique par une nécessité de fait, constitue, en outre, un excellent moyen de pression vis à vis des commerçants des territoires occupés. Comme tous les procédés de coercition, elle ne peut que hâter le moment où le mécontentement des habitants de la Ruhr aura une action efficace sur le Gouvernement de Berlin.

En même temps que les douanes opéraient des perceptions, elles procédaient à de nombreuses saisies de marchandises frauduleuses. En certains cas, l’administration alliée n’a fait que se substituer à l’administration allemande, qui avait déjà ordonné la confiscation ; dans d’autres circonstances, elle a saisi directement tous les produits qui étaient expédiés sans acquittement préalable des droits. La vente de ces marchandises est susceptible de procurer aux Alliés des recettes appréciables ; un mois après l’institution du nouveau régime douanier, la valeur des confiscations s’élevait déjà à plus d’une dizaine de millions de francs.

L’armée collabore avec la douane pour la répression de la fraude. En vue de faciliter le contrôle, on a classé toutes les routes se dirigeant de la Ruhr vers l’Allemagne non occupée en deux catégories, les routes « interdites » et les routes « légales. » Sur les premières, aucune circulation n’est autorisée et des postes uniquement militaires surveillent l’application de cette règle. Toutes les marchandises à destination de l’Allemagne doivent être expédiées par les autres routes ; des postes douaniers y sont installés, comme à une frontière ordinaire ; ils procèdent à la visite des convois et assurent la perception de l’impôt.

L’organisation générale du régime douanier, tel qu’il a été conçu et appliqué dans la Ruhr, peut être considéré, semble-t-il. comme une des mesures les plus efficaces pour contraindre l’Allemagne à exécuter les clauses du traité de paix, A l’heure actuelle, les industriels de la Ruhr s’efforcent de diminuer l’efficacité de notre action, en ralentissant l’activité de leurs usines et en conservant sur place leurs produits. Persister dans cette altitude, ce serait pour eux se condamner, dans un délai plus ou moins bref, à une sorte de suicide commercial. Il est peu probable qu’ils veuillent reconnaître ainsi la puissance de notre emprise. On peut croire, au contraire, qu’ils s’efforceront de maintenir aux échanges commerciaux leur intensité normale, Alors, la perception des droits de douane se développera avec rapidité. Dans les deux cas, la conduite des Allemands consacrera ainsi le succès de notre politique.


LES IMPÔTS INDIRECTS

Primitivement, les Alliés ne songeaient pas à percevoir d’autres taxes que celles dont il vient d’être question ; la mauvaise volonté allemande nous a amenés à étendre notre action fiscale. La chose peut paraître aisée, si l’on ignore que les Allemands ne paient que des impôts dérisoires. Le Reich a fait une grande publicité au sujet du relèvement de certains tarifs et de la création de taxes nouvelles ; en réalité, la situation n’a pas changé. La mollesse avec laquelle les recouvrements sont poursuivis et la multiplicité des délais de paiement ont pour effet de soustraire, d’une manière à peu près complète, les classes riches à la charge des impôts directs. Quant aux classes pauvres, elles bénéficient, en fait, d’une exemption totale, car les taux de la plupart des impôts indirects n’ont nullement suivi la dépréciation du mark. Rien ne serait plus facile que de multiplier à ce sujet les exemples. Ainsi 100 kilos de sel sont frappés en France d’un impôt de 10 francs ; l’impôt allemand correspondant est d’environ un demi-centime. Pour le sucre, on peut constater une différence de même grandeur : le tarif français est de 50 francs les 100 kilos, le tarif allemand est de 2 centimes.

Pour recouvrer, avec des résultats appréciables, les impôts indirects, il aurait été nécessaire d’en relever les tarifs de notre propre autorité. La mesure était délicate ; car la politique actuelle des Alliés ne consiste pas à substituer, dans le bassin de la Ruhr, leur souveraineté à celle du Reich. Pour le moment, il a paru préférable de limiter notre intervention nouvelle à deux impôts : l’impôt sur le vin et l’impôt sur le tabac. En agissant ainsi, nous n’atteignons, en effet, que des produits de luxe, que la législation allemande, contrairement à ses règles habituelles, frappe de tarifs assez élevés. Il est à remarquer de plus que ces tarifs, réglés d’après la valeur des marchandises, conservent toute leur efficacité, malgré la dépréciation du mark ; en effet, un droit de 20 pour 100, par exemple, est toujours indépendant de la valeur de la monnaie.

En signant l’arrêté qui a ordonné ces perceptions nouvelles, le général Dégoutte a pris soin de faire connaitre aux habitants de la Ruhr que notre intervention était une réponse aux procédés de l’administration allemande. Il était apparu d’autre part qu’un assez grand nombre de contribuables allemands accepteraient d’acquitter leurs impôts entre nos mains, soit par intérêt, soit par lassitude, s’ils ne craignaient pas d’être les victimes de représailles ordonnées par Berlin. Déjà, un arrêté de l’autorité d’occupation avait mis sous la sauvegarde des Alliés les individus qui obéiraient à ses instructions. On a jugé utile, à cette occasion, de souligner la valeur de cette promesse. « Il est rappelé, dit la proclamation du général commandant en chef, que les fonctionnaires, employés et particuliers, qui se conforment aux ordres de l’autorité d’occupation, et notamment les contribuables qui acquittent leurs impôts aux caisses désignées par elle, sont formellement placés sous la protection des Gouvernements alliés, dans le présent et à l’avenir ; ceux-ci s’engagent à les garantir contre toutes représailles de la part du Gouvernement allemand, et à ne pas négocier avec lui tant qu’il n’aura pas donné à cet égard des assurances formelles. »

On conçoit toute la portée de cette déclaration. Elle est d’accord avec notre politique générale, qui tend à soustraire les habitants des territoires occupés à l’action malfaisante du Gouvernement de Berlin. Ce serait mal connaitre les Allemands que d’attribuer à des initiatives individuelles la résistance passive que nous rencontrons. Beaucoup d’entre eux s’abstiendraient de contrarier notre action, s’ils n’étaient dominés par la peur de désobéir aux ordres de leur Gouvernement. En se sentant sous notre protection et en constatant que la force est de notre côté, ils ne tarderont sans doute pas à voir s’évanouir en eux les scrupules qu’ils nous opposent. C’est peut-être moins, en effet, leur conscience patriotique qui les inspire que leur obéissance habituelle à tout ce que Berlin commande.


A quoi l’occupation de la Ruhr peut-elle aboutir au point de vue financier ? La question est souvent posée. Les pages qui précèdent y fournissent, croyons-nous, une réponse. Le Kohlensteuer, tel qu’il a été établi, peut être considéré, sans exagération, comme un impôt à grand rendement. Là, comme partout, le temps est nécessaire pour que cette taxe donne les résultats qu’on est en droit d’en espérer ; mais il n’y a pas à douter que ces résultats seront atteints. Les sanctions, qui ont été prévues, feront réfléchir les grands industriels allemands ; elles les aideront à comprendre que leurs intérêts immédiats leur commandent de se soumettre aux décisions prises par les Alliés. On a vu aussi comment ont été organisées les licences, comment fonctionne le système douanier, comment il a été complété par les impôts intérieurs sur le vin et sur le tabac. Les revenus de ces divers impôts, s’ajoutant à ceux du Kohlensteuer, paraissent loin d’être négligeables. On a constitué ainsi tout un système fiscal, auquel les esprits les plus critiques ne peuvent refuser un double mérite : celui d’une conception opportune et celui d’une réalisation dont on commence à sentir les effets.

Certes, personne n’ignore les obstacles auxquels se heurteront toujours les autorités d’occupation ; elles ont à faire à une population de plus de quatre millions d’habitants, que Berlin, même de loin, tient toujours sous sa dépendance. Dans ces conditions, le succès de notre action fiscale n’est pas seulement lié à la nature des taxes qui ont été choisies, et aux règles d’assiette et de perception ; il est subordonné avant tout à l’énergie et à la ténacité avec laquelle nous poursuivrons le recouvrement des impôts. Il n’y a pas de doute à avoir sur la conduite que les Alliés ont adoptée dès la première heure et à laquelle ils resteront fidèles ; on est donc en droit d’affirmer que les gages saisis par eux leur assureront des revenus certains. Ainsi se trouve pleinement justifiée une attitude que la mauvaise foi de l’Allemagne a rendue nécessaire.


ROBERT LACOUR-GAYET.