La Perle/Dicts moraulx à mon filz

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Louis Janet (p. 7-11).
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DICTS MORAULX A MON FILZ.

Filz, je n’ay mie grant trésor
Pour t’enrichir ; mais, au lieu d’or.
Aulcuns[1] enseignemens monstrer
Te vueil[2], si les vueilles noter.

Aime Dieu de toute ta force,
Crains-le, et de servir t’efforce :
Là sont, se bien les as appris,
Les dix commandemens compris.

Dès ta jeunesse pure et munde[3],
Apprends à connoistre le monde,
Si[4] que tu puisses, par apprendre,
Garder en tous cas de mesprendre.


En quelque estât que soyes mis
Par fortune où tu es soubmis,
Gouverne-toy si en tel ordre
Que de vivre en sens ayes ordre.

Mauvais mestre ne sers pour rien,
Car bon fruict n’est de mal merrain[5]
En ses mœurs il convient le suivre ;
S’il te faudroit ses mœurs ensuivre.

Se as bon mestre, sers-le bien,
Di bien de luy, garde le sien,
Son secret cèles, quoiqu’il face ;
Soyes humble devant sa face.

Trop convoiteux ne soyes mie,
Car convoitise est ennemie
De chasteté et de sagesse :
Te gard’ aussi de foll’ largesse.

Se d’armes avoir renommée
Tu veux ; si poursuis mainte armée,
Gard’qu’en bataille ne barrière[6]
Jà ne soyes veu[7] derrière.


Se pays as à gouverner,
Et longuement tu veux régner,
Tiens justice, et cruel ne soyes,
Ne de grever gens ne quiers voyes[8].

Se tu as estât ou office.
Dont tu te niesles de justice,
Garde comment tu jugeras.
Car devant le grant juge iras.

Se tu viens en prospérité,
A grant’chevance et hérité[9],
Gardes qu’orgueil ne te surmonte,
Pense qu’à Dieu faut rendre compte.

Ayes pitié des povres gens
Que tu voys nudz et indigens,
Et leiu’ayde quant tu pourras ;
Souviengne-toy que tu mourras.

Aime qui te tient ami,
Et te gard’de ton ennemi :
Nul ne peust avoir trop d’amis ;
II n’est nulz petis ennemis.

Tiens ta promesse et très peu jure,

Gardes que sois trouvé parjure ;
Car le menteur est mécréu,
Et quant vray il dit, il n’est cru.

Ne soyes decepveur de femmes,
Honore-les, ne les diffames,
Suffise toy d’en aimer une.
Et ne prends coinlance[10] à chascune.

N’ayes en dédain nul chastoy :
Ne desprises moindre que toy ;
Car il est de tels mal-vestus,
Où plus qu’en toy a de vertus.

Ne rapporte parole aulcune,
De quoi il pust sourdre rancune ;
Ton ami rappaise en son ire[11],
Se tu peux par doulcement dire.

Se es par fortune desmis
D’office, et à povreté mis,
Pense qu’on se meurt en peu d’heure,
Et qu’au ciel est uostre demeure.

Se tu sais que l’on te diffame
Sans cause, et que tu ayes blasme.

Une heure ne dure cent ans,
Ne t’en courrouc’s ; fais tousjours bien,
Car droict vaincra, je te dis bien.

N’entreprends, sans conseil des sages,
Grans frais ne périlleux passages,
Ne chose où il chée[12] grant doubte,
Fol est qui péril ne redoubte.

Ne laisse pas que Dieu servir,
Pour au monde trop t’asservir ;
Car biens mondains vont à défin,
Et l’âme durera sans fin.

CHRISTINE DE PISAN.
  1. Quelques.
  2. Veux.
  3. Sans tache.
  4. En sorte.
  5. Mauvais arbre.
  6. Tournoi.
  7. Vu.
  8. Ne cherche les moyens.
  9. Richesse et héritage.
  10. Liaison.
  11. Colère.
  12. Tombe.