La Perle/Un Enterrement grec

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Louis Janet (p. 168-171).


UN ENTERREMENT GREC.

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Une dame grecque, aussi distinguée par son état que par la beauté de son âme, et joignant à tous les agrémens de son sexe ceux de la belle éducation, vivait avec un frère cadet qui, par excès de vertu, avait renoncé aux honneurs et aux places auxquels son état et ses alliances lui donnaient droit d’espérer. Il avait pour sa sœur toute la tendresse d’un frère, toute l’amitié d’un ami vertueux. Ce frère chéri fut attaqué d’une fièvre maligne à Buyuk-Déré, et il mourut après quatre jours de maladie, malgré tous les soins que lui prodiguaient sa sœur et l’amitié. Sa sœur, suivant l’usage du pays, accompagna le convoi, précédée et suivie d’une partie de la noblesse grecque. Tout annonçait l’abattement de cette âme sensible : le désordre de son voile et de ses habits, la négligence de sa coiffure ajoutaient de nouveaux traits à toutes les marques de sa douleur. Le corps fut reçu à la porte de l’église par le patriarche de Constantinople. Après les prières d’usage, il fit la cérémonie que les Grecs ont conservée et qu’on nomme dernier adieu. Après que le patriarche eut embrassé le corps, les parens et ceux qui formaient le convoi en firent de même. Cette scène, que l’idée d’un éternel adieu ne rend que trop attendrissante, le devint encore plus quand cette sœur éplorée, qui n’écoutait que les mouvemens de sa douleur, déchira ses habits et arracha ses cheveux pour en couvrir le cercueil d’un frère qu’elle voit encore et qu’elle ne doit plus bientôt voir. On fit des efforts pour abréger cette scène lugubre et pour ramener la sœur affligée dans la maison : ses sens étaient moins affectés et sa douleur un peu plus calme.

Cette maison, située sur le bord du canal de la mer Noire, a son entrée par un jardin, d’où l’on découvre tout ce que le canal a de plus beau et de plus magnifique. Ce jardin était orné de belles fleurs et de quelques arbres fruitiers. Il y avait d’un côté une volière pleine d’oiseaux de toute espèce, et de l’autre un réservoir, rafraîchi par les eaux de la mer, renfermant toutes sortes de poissons. Ce jardin, ces oiseaux, ces poissons faisaient tout l’amusement du sage que la mort venait de ravir à sa sœur et à ses amis. Vous sentez combien le fond de ce tableau peut intéresser la scène. Où est mon frère ? disait cette sœur accablée en parcourant des yeux le jardin : il n’est plus, il a passé comme une ombre !… Vous, fleurs, qu’il cultivait avec tant de plaisir, vous n’avez déjà plus cette fraîcheur que vous deviez à ses soins ; périssez avec lui, courbez-vous, séchez jusqu’à la racine !… Vous, poissons, puisque vous n’avez plus de maître ni d’ami qui veille à votre conservation, retournez dans les grandes eaux, allez courir après une vie incertaine… Et vous, petits oiseaux, si vous survivez à votre tristesse, que ce ne soit que pour accompagner mes soupirs de vos chants funèbres… Mer tranquille, vos flots à présent sont agités ; seriez-vous aussi sensible à ma peine ? — Jugez de l’effet que produisait sur les spectateurs cette touchante apostrophe, faite avec cette tranquillité que la douleur ne permet qu’aux grandes âmes. Cette dame, se tournant ensuite vers ses esclaves : Pleurez, mes enfans, leur dit-elle ; vous n’avez plus de père ; mon frère n’est plus, la mort cruelle nous l’a ravi : il a disparu comme l’ombre, et nous ne le verrons plus. Ces lieux, que sa présence rendait agréables, ne doivent être pour nous qu’un séjour de deuil et d’affliction. — Il n’est pas possible de donner à la nature plus d’expression, plus de force, plus de naïveté dans ces momens de délire, où une imagination féconde peint si vivement tous les sentimens de l’âme.

Madame Chénier.