La Perle de Candelair/Texte entier

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E. Dentu, éditeur (p. front-tdm).

LA


PERLE DE CANDELAIR


LA PERLE
DE
CANDELAIR
PAR
MIE D’AGHONNE
PARIS
E. DENTU, ÉDITEUR,
LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES
PALAIS-ROYAL, 17 ET 19, GALERIE d’ORLÉANS.

1874
Tous droits réservés.



À DOURA

la meilleure et la plus belle chienne qui soit jamais née dans les montagnes des Pyrénées



Ma vieille amie, lorsque j’écrivais la Perle de Candelair, j’en faisais hommage, dans mon esprit et sur le papier, à un homme dont, pour crime d’ingratitude, je ne mets pas le nom en tête d’un ouvrage que je signe.

En échange d’une amitié sincère et désintéressée il m’a rendu la monnaie de toutes les petites lâchetés que le monde tolère, parce qu’il fait mine de n’y pas croire.

Il avait déjà un peu commencé à cette époque à me payer avec cette monnaie-là ; mais je faisais comme le monde : je ne croyais qu’à une défaillance momentanée de son cœur. Aussi je l’excusais de toute la force de mon affection pour lui, et ma dédicace était ainsi faite :

À un ami que je n’ai plus, l’ombre d’un futur portefeuille lui ayant, momentanément, changé l’esprit et le cœur.

Autrefois, alors que le soleil ne luisait plus pour vous, il n’y avait pas bien longtemps de cela, j’écrivais cet ouvrage en songeant combien d’entraves matérielles, composées de misères énervantes, peuvent se dresser en face d’un homme jeune, bon, etc… ; car dans mon amitié je vous donnais toutes les qualités.

J’avais vu, en vous regardant marcher dans la vie, toutes les pierres du chemin qui peuvent blesser les gens de quelque valeur : les épines qui les déchirent, les ronces qui les arrêtent.

Mon cœur avait épousé les secrètes douleurs d’une âme forte qui se sent isolée de toute aide, de toute bienveillance même, et qui plus d’une fois s’est désaltérée à la coupe enfiellée de la trahison, sans y puiser, hélas, de clairvoyance pour l’avenir.

Et j’avais écrit la Perle de Candelair, qui devait vous être dédiée. Qu’elle vous le soit encore, je ne change pas, car je n’en veux jamais entièrement à ceux que j’ai une fois aimés, je respecte en eux l’amitié que je leur avais vouée, quels que soient leurs torts ; c’est une part de moi qui leur restera toujours, et qui les protégera vis-à-vis de mes justes ressentiments.

En réponse au mal qu’ils m’ont fait : je les plains et j’attends.

Tous les soleils ont leur coucher. Si celui qui vous éclaire momentanément venait à pâlir, je sais que vous reviendriez à moi, parce que le chagrin nous ramène vers ceux qui nous aimaient. Ne craignez rien, les jours qui passent n’amassent point de reproche pour l’accueil qui vous sera fait ; l’amitié est le seul sentiment qui en vieillissant ne prenne point de rides, et quand viendra le soir vous trouverez mon affection ce qu’elle était au temps passé, et vous pourrez vous appuyer avec la même confiance à la main qui vous sera tendue.

 
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Je mets ton nom en tête de cet ouvrage, ma brave et vaillante Doura, et gardes-en la dédicace jusqu’à ce que l’oublieux ami la vienne redemander.


MIE D’AGHONNE.
LA
PERLE DE CANDELAIR


première partie

L’ONCLE ISIDORE


Il y avait une fois !…

Ceci commence absolument comme devrait le faire un conte bien appris, et pourtant, c’est de l’histoire.

Il y avait une fois, dans une toute petite ville de province, une maison d’apparence fort modeste qui abritait une famille aussi honnête que bourgeoise.

Nous ne nommerons pas la ville, et pour cause : M. le maire n’aurait qu’à se fâcher ; mais nous dirons, en donnant à ce chef-lieu de préfecture un nom de notre invention, que Candelair est une cité pittoresque au possible.

Pour rester véridique et tenir compte de toutes les opinions, nous devons ajouter que les gens qui ne font que la traverser, les commis-voyageurs, voire même les fonctionnaires et les militaires que le gouvernement y envoie en résidence, la flétrissent brutalement, à première vue, de cette épithète aussi expressive que mal sonnante : « Un trou. »

Peut-être n’ont-ils pas tout à fait tort, mais cela tient à la topographie du pays ainsi qu’à des circonstances de lieux et de climat qui demandent quelques explications.

Cachée dans un pli de terrain, étouffée au milieu de trois hautes montagnes qui semblent vouloir en dérober la vue au reste de la terre, Candelair est une ville du Midi dans toute l’acception du mot, c’est-à-dire assez généralement mal bâtie, très-régulièrement sale et ne lavant ses ruisseaux et ses rues que lorsque la pluie du ciel veut bien faire les frais de cet excès de nettoyage.

Aux jours de grandes fêtes, aux jours de processions, par exemple, Candelair dissimule les laides murailles de ses maisons irrégulières sous des draps de toile blancs comme de la neige.

On attache aux draps, par des épingles, des bouquets aux couleurs vives et fraîches, et cela fait une étrange mais brillante tenture.

Candelair fait en même temps disparaître sa boue ou ses amas de poussière sous une épaisse jonchée de fleurs ; plus c’est sale plus on met de fleurs, voilà tout.

La campagne au milieu de laquelle Candelair est perdue est d’une richesse et d’une splendeur magiques.

Sur les montagnes qui l’enceignent, ainsi que dans les étroits et plantureux défilés qui entourent la rivière et les nombreux ruisseaux qui l’arrosent, les tons les plus ardents de la nature se heurtent brusquement ou se détachent en gammes éclatantes.

Dans la plaine, se trouve le tabac aux immenses feuilles veloutées, aux fleurs pourpres ou roses ; à mi-côte des moissons de ce blé que ne connaissent point les riches plaines du nord dans lesquelles les froments sont grands, drus, charnus pour ainsi dire, et font la fortune du pays. Là-bas, au contraire, le blé est délié, court, maigre, vivace ; il semble lutter de couleur avec le soleil, et s’être bruni à son contact comme une feuille d’or passée au feu.

Plus haut, aux endroits où la terre commence à devenir rare, apparaît la vigne qui fait une ceinture d’émeraude et de pourpre à la montagne.

Plus haut, plus haut encore, en des endroits où la végétation ressemble à un défi, presque sur le roc, poussent des bois admirables, d’un vert épais et sombre, qui forment une royale couronne et semblent verser le silence et la fraîcheur au front de ces montagnes en mal éternel de végétation.

L’hiver ces montagnes paraissent nues, inaccessibles et semblables à des blocs de granit entassés par les géants lors de leur orgueilleuse tentative. Mais dès les premiers beaux jours elles se couvrent de fleurs et de fruits comme pour rendre au soleil les sourires qu’elles en reçoivent.

Quant aux naturels de l’endroit, tout à fait impropres à comprendre les beautés d’un pareil cadre, ils jacassent de Paris qu’ils n’ont jamais réellement vu ; ils attendent les modes de la capitale, et s’en affublent, Dieu sait comment, dès qu’ils les ont reçues ; ils parlent des auteurs en renom et ne sauront jamais les lire ; ils sont ignares, sales, envieux comme les gens sans valeur, en un mot ce sont de laides ombres au charmant tableau que ferait Candelair si un juste nettoyage permettait d’en chasser tous les habitants pour cause de salubrité publique.

Candelair est divisé en deux parties : la basse ville et la ville proprement dite.

La première est habitée par toute une population de jardiniers encore vêtus de l’ancien costume du pays, ce qui ne manque pas de lui donner un certain cachet, et l’autre par tout ce qui porte une redingote, et croit avoir quelque droit à se faire appeler monsieur.

La maison d’apparence fort modeste dont nous avons parlé au commencement de notre histoire, semblait servir de trait-d’union aux deux moitiés de Candelair et donner, par son jardin florissant de légumes ou de fruits, la main à la basse ville, pendant que ses pierres de taille, ses façades régulières, sa serre, son écurie, les parquets de son premier étage et ses cheminées modernes en faisaient bel et bien une habitation qui pouvait tirer quelque vanité de son apparence, qui lui donnait droit de cité dans la ville bourgeoise.

Le jardin et la maison faisaient autrefois partie des biens d’une communauté de religieuses, et quoiqu’ils aient vu bien des hôtes dissemblables, ils n’ont pas perdu le nom qu’ils doivent à leur origine. Le tout s’appelle encore : « La Chartreuse. »

La Chartreuse a pour propriétaire M. Isidore Letourneur, ancien chef de division à la préfecture de Candelair, jouissant de sa retraite, de ses six mille livres de rente, du plaisir d’habiter seul sa propre maison, et, grâce à son état de fortune, de l’estime de tous ses voisins.

C’est un si brave homme que ce M. Isidore Letourneur !

À l’époque où commence notre récit, il peut avoir soixante-huit ans. Il est grand, mince et maigre, de cette maigreur flasque sous laquelle on ne sent ni les nerfs ni la vigueur. Quelques méchantes langues affirment l’avoir de tout temps connu tel qu’on le voit aujourd’hui, et presque aussi vieux d’allure et de visage.

Ses nombreux amis prétendent de leur côté qu’il ne paraît pas avoir plus de quarante ans. « C’est à la pureté de vos mœurs, lui disent-ils, à la moralité de votre vie, à la sévérité de votre conscience que vous devez cette belle vieillesse. »

M. Letourneur a troqué ses cheveux contre la fortune.

Depuis longtemps, en effet, l’oncle Isidore n’a plus de cheveux ; mais son crâne chauve est loin de montrer cette belle teinte d’ivoire jauni, qui prête quelque chose de vivant, comme un reflet de la pensée active, aux têtes dénudées par le travail et la fièvre de l’esprit. Tout au contraire, chez lui le cuir chevelu, qui, sans pudeur, offense l’œil, est décoloré, gras, terne ; il a l’aspect malsain de certains corps gélatineux, et prévient tout d’abord contre l’individu qui en est affligé.

Le visage est bien en rapport avec le dessus de la tête : pas une teinte vive ne saute à l’œil, pas une arête n’accroche le regard, pas une ligne énergique ne fait saillie. Pourtant, le nez est proéminent et la bouche est meublée de dents longues et jaunes assez semblables à des touches de piano souvent maniées par des mains peu soigneuses et peu soignées.

Les lèvres, un peu épaisses, dénoteraient la bonté si leur teinte blafarde et les coins qui vont en s’affaissant ne marquaient l’absence complète d’intelligence, ainsi qu’une de ces indifférences profondes et invétérées comme une maladie héréditaire.

Seul, un petit œil gris donne quelque chose de vivant à son visage. Cet œil est sans cesse affairé, toujours en quête, et peu de choses lui échappent dans le voisinage. C’est l’œil d’une commère sous le front d’un idiot.

M. Isidore Letourneur a la passion du cancan : voir et raconter sont les deux grandes occupations de son existence, qui n’a jamais été plus active que depuis qu’il est à la retraite. Personne aussi bien que lui ne peut dire les saints échangés et les rencontres commentées, là est le réel triomphe de M. Letourneur ; et soyez assuré que l’explication n’est charitable que lorsqu’il n’y a pas moyen de faire autrement, et encore ! car il n’y a pas si sot qui ne soit intelligent pour le mal.

Avec cela, méticuleux comme une vieille fille. Notre homme ne supporte autour de lui ni chats, ni chiens, ni enfants ; les oiseaux même du jardin le gênent. Il a la campagne en horreur ; aussi, non-seulement il n’y va pas, mais encore il n’a jamais pu comprendre ceux qui vont y passer des mois entiers.

Isidore Letourneur n’est à l’aise et réellement dans son milieu que lorsque son pied heurte les pavés inégaux de la Grande-Rue ou de la place de la Comédie.

Méthodique à mettre en défaut la plus exacte horloge, il se lève régulièrement à la même minute, ne souffre pas un instant de retard dans l’heure ; marquée pour ses repas ; il sort s’il fait beau, pour aller, après son déjeuner, faire ce qu’il appelle son tour par la ville ; rentre pour se mettre à table à cinq heures ; à six, se rend à son cercle et, pour rien au monde, ne dérangerait quoi que ce fût à cet ordre de choses, qu’il trouve parfait de tout point.

La sœur de cet ancien chef de division, de cinq ans moins âgée que lui, est, depuis quarante ans, la première servante dans la maison de son frère. Cela n’empêche pas la pauvre femme d’être pénétrée, pour le chef de la famille, d’une reconnaissance et d’une vénération qui furent les bases premières de la réputation de bienfaisance, de moralité et de vertu, dont jouit l’être égoïste et personnel par excellence qu’on appelle Isidore Letourneur.

Voici, en le prenant à l’origine, comment cet état de choses s’est établi.

Mlle Adèle Letourneur avait épousé, avec la modeste dot indispensable, de vingt-quatre mille francs, un officier en garnison à Candelair, lequel, après quelques années de mariage, était mort dans son lit de la plus prosaïque de toutes les fièvres typhoïdes. Il laissait sa veuve plus riche d’une petite fille de cinq ans et de quelques mille francs de dettes.

À cette époque, Isidore Letourneur avait déjà acheté et payé en partie la Chartreuse. Il venait de faire par lui-même la triste expérience de ce que peut perdre une maison lorsqu’elle reste livrée à une servante, ne fût-ce que pendant les heures qu’il passait, de la plus exemplaire façon, à son bureau de la préfecture.

Connaissant l’activité et l’économie de sa sœur, il se dit qu’il ferait une excellente affaire en lui donnant la haute main dans son intérieur.

Donc, sous prétexte de venir en aide à la jeune femme dont le présent était assez difficile, et dont l’avenir n’avait rien de brillant, il offrit un asile à la veuve, ce qui lui valut l’approbation de tout le monde.

Puis, comme il n’aimait pas les enfants, il prétendit que la petite était chétive, qu’elle avait besoin de l’air des champs ; bref il la fit mettre à la campagne. Cela fut pris pour de la sollicitude de sa part et lui mérita la sympathie des cœurs affectueux.

Adèle Letourneur devenue Mme Daubrée, puis Mme veuve Daubrée, était, au moment où son frère l’installa dans sa maison, une toute jeune femme très-douce, très-pieuse, très-modeste ; trop douce, trop pieuse, trop modeste, devrions-nous dire, car ces qualités deviennent des défauts, quand elles amènent une trop complète défiance de soi et une trop entière abnégation.

C’était le cas de Mme Daubrée, qui exagérait dans son cœur ce qu’elle devait à son frère, et ne savait point mettre en ligne de compte les services qu’elle lui rendait.

La pauvre femme ne se doutait même pas qu’elle put être utile ; elle n’avait qu’une crainte, celle de ne pouvoir jamais faire assez pour s’acquitter de l’hospitalité reçue.

M. Letourneur la confirma davantage encore dans ces dispositions par un long discours sur les vertus et les devoirs d’une femme, dans la position où elle se trouvait, ainsi que sur les sacrifices qu’il s’imposait pour elle. Il savait bien que la chose n’était pas très nécessaire, mais il ne voulait avoir rien à se reprocher, vis-à-vis de son égoïsme, et tenait à donner aux choses et aux gens, dès les premiers jours, le pli qu’il leur souhaitait pour l’avenir.

Ramasser de l’argent était le grand but de cet être incomplet par l’esprit, par le cœur et l’opiniâtreté de son vouloir, qui lui tenait, à cet endroit, lieu de tout autre finesse et le guidait à coup sûr.

L’économie la mieux entendue fut donc établie dans le ménage. Avec l’aide d’une seule servante, propre uniquement à frotter et à laver, la Chartreuse fut tenue comme une maison d’évêque, et Isidore Letourneur soigné comme un prélat en tournée dans son diocèse.

Mme Daubrée faisait la cuisine elle-même et s’occupait du linge tout en surveillant la fille qui fourbissait, frottait les parquets et les meubles du matin au soir, quand elle n’allait pas laver la lessive à la rivière.

Sous l’active direction de la veuve, le jardin, dont presque tous les produits furent envoyés au marché, devint une mine de gros sous ; si bien que, malgré la somme fort exiguë que son frère lui donnait pour subvenir aux frais du ménage, Mme Daubrée put encore faire des économies.

Sa conscience ne lui permettait pas de se les approprier, elle les remettait religieusement à Isidore Letourneur, à chaque fin de mois, en lui soumettant son livre de dépenses, ce à quoi l’employé tenait énormément.

Quand la chose se fut répétée plusieurs mois de suite, le propriétaire de la Chartreuse annonça solennellement à sa sœur qu’il ne se marierait jamais ; que, par conséquent, ses économies, ou, pour mieux parler, les économies faites sur les fonds et les revenus de M. Letourneur, reviendrait, après lui, à la fille d’Adèle.

La veuve eut les yeux pleins de larmes de reconnaissance. Elle s’empressa, dès le lendemain, de raconter la future bonne action de son frère avec tout l’attendrissement dont son âme droite et son cœur simple étaient capables.

La chose se répandit dans le milieu religieux que fréquentait Mme Daubrée, et vint au bout de quelques jours aux oreilles de M. le préfet. Ce fonctionnaire ne crut pas devoir moins faire que de complimenter son employé et de lui promettre de l’avancement, trouvant qu’il était juste et bien de l’aider dans la noble tâche qu’il avait entreprise.

Isidore Letourneur ne tarda pas, en effet, à être nommé chef de bureau, sans que personne songeât à blâmer cette nomination, tant Mme veuve Daubrée avait prôné partout le désintéressement de son frère.

Le nouveau chef de bureau lui-même, à force de s’entendre dire, sur tous les tons, et par tout le monde, qu’il était le meilleur en même temps que le plus dévoué de tous les hommes, était arrivé à le croire plus fermement que pas un article de foi. La bienveillance des uns, l’admiration des autres, lui semblèrent, dès lors, la chose la plus naturelle, et des hommages qui étaient parfaitement dus à ses vertus privées.

Tous les jours se ressemblaient si exactement, à la Chartreuse, que le temps s’écoulait sans que Mme veuve Daubrée, ni son frère s’en aperçussent. La petite fille avait été retirée de la campagne à l’âge où il avait été possible de la mettre en pension, et, pendant les dix années qu’elle y resta, elle ne sortit que bien juste aux jours réglementairement fixés par l’ordre de la communauté.

L’oncle Isidore ne pouvait supporter le bruit, et vraiment on n’aurait su entourer de trop d’attention un si digne frère, un si bon parent ! Puis, la petite se plaisait énormément chez les dignes sœurs ; elle y était si bien !

Vers cette époque, M. Letourneur, ayant trouvé à marier sa nièce, à un négociant presque riche, s’empressa d’assurer l’avenir de la jeune fille, en la donnant, avec les restes de la dot de sa sœur, au mari qui voulait bien s’en charger.

Mme veuve Daubrée, qui n’avait pas même été consultée, se trouva par suite de cet arrangement, ne plus rien posséder en propre.

Elle resta entièrement à la charge de son frère, et, sentant croître sa dette, elle redoubla de soins et d’économie pour lui prouver sa reconnaissance.

La chance contraire voulut que le mari de sa fille fît de mauvaises affaires, qu’il ébréchât la dot de sa femme, et qu’après avoir complètement perdu ce qui lui appartenait, il allât chercher à reconstruire, en Amérique, une fortune que ni le travail, ni l’économie n’avaient pu lui conserver en son pays natal.

M. Letourneur recueillit de nouveau sa nièce, ainsi qu’un gros garçon de quatre ans, malheureux fruit de ce triste mariage !

La jeune mère étant morte de chagrin au bout de quelques mois, le frère de Mme Daubrée se retrouva encore avec un orphelin sur les bras.

L’histoire de tous ces malheurs fit grand bruit dans la ville. Le vieux garçon, recueillant et élevant son petit-neveu, après avoir déjà recueilli la mère et la grand’mère, devint presque un objet d’admiration pour ses concitoyens. Le préfet ne crut pas devoir faire moins que n’avait fait son prédécesseur en une circonstance analogue, et le mot « avancement » fut prononcé au milieu d’un éloge qui ressemblait fort à un témoignage de satisfaction.

Le propriétaire de la Chartreuse ne fut donc que très-peu surpris lorsqu’il fut nommé chef de division. Il considérait la chose comme lui revenant de droit depuis trop longtemps pour en éprouver la joie qu’un autre en eût ressenti à sa place. Ce fade garçon était blasé sur la reconnaissance et sur la protection dont il était redevable à la vivacité et à l’exagération des sentiments de sa sœur, laquelle, s’amoindrissant de plus en plus et se réduisant à rien, exaltait, hors de toutes proportions, ce frère bien-aimé et généreux, auquel elle croyait tout devoir.

Ses appointements et sa petite fortune ayant fait chacun de leur côté de sensibles progrès, Isidore Letourneur voulut que son neveu reçût ce qu’il appelait une brillante éducation.

Il sollicita une demi-bourse au lycée de Candelair et l’obtint tout entière si facilement qu’il fut pénétré une fois de plus de sa propre valeur.

Vers l’âge de huit ans « le neveu Letourneur » ainsi qu’on appelait Étienne Jussieux, faisait son entrée au collège au milieu d’autres enfants qui dès le premier jour le nommèrent : le petit boursier. Il y fit ses études comme tout le monde, ni mieux ni plus mal, mais il y souffrit plus que les autres du manque de caresses et du défaut de famille.

Nous n’entendons pas dire que Mme Daubrée n’était pas une excellente grand’mère, qu’elle n’aimait pas Étienne, qu’elle ne l’embrassait jamais. Loin de là, elle l’embrassait beaucoup, plutôt deux fois qu’une. Seulement la bonne femme embrassait comme embrasse quelqu’un de pressé, quelqu’un dont toutes les heures sont marquées d’avance et dont chacune a son emploi.

Puis chaque caresse ne semblait être destinée qu’à faire passer un bout de sermon, qu’à recouvrir des exhortations de sagesse, de travail, de reconnaissance, de reconnaissance surtout ! Si bien que lorsque la veuve appuyait ses lèvres sur le front d’Étienne, Étienne répondait machinalement à un encouragement qu’il voyait poindre :

« Oui, grand’mère, je vous le promets, je n’y manquerai pas. »

La vieille dame ne semblait pas s’apercevoir que les protestations avaient précédé les recommandations qu’elle débitait alors de sa voix douce, calme, insinuante, timide même : car Mme veuve Daubrée était la timidité et l’humilité en personne.

Si elle adressait si souvent et de si nombreuses admonestations à l’enfant, c’était pour se mettre en paix avec sa conscience, qui était littéralement bourrelée de sa reconnaissance envers Isidore Letourneur.

Chez elle, toutes les facultés étant tournées vers l’adoration qui résultait du bienfait reçu, elle avait essayé de pétrir l’âme de son petit-fils à l’image de la sienne.

Mais à force de lui montrer les devoirs que sa reconnaissance contractait chaque jour, à force de lui répéter que c’était son oncle qui le faisait élever, son oncle qui lui donnait des habits, du pain ; son oncle qui le faisait vivre, en un mot, depuis qu’il était au monde, la bonne Mme Daubrée avait dépassé le but.

Étienne ne put arriver qu’à une indifférence sourdement hostile.

Il se sentait mal à l’aise chez cet oncle.

Mme Daubrée lui avait redit si souvent, pour le mieux pénétrer de ses devoirs envers leur bienfaiteur, qu’il n’avait pas de chez lui, qu’il s’était pris à détester la Chartreuse.

Les jours de sortie, ces jours que les enfants attendent avec tant d’impatience et savourent avec de si bruyantes joies, étaient pour lui de longues heures de contrainte morne et de véritable souffrance. Il préférait encore le collège, cette maison de tous, où chacun avait, dans la cour, son petit jardin.

Hélas ! cette illusoire propriété n’était pas même accordée à Étienne dans le grand jardin de son oncle. Il s’y était toujours senti comme en visite.

Quelquefois il se prenait à soupirer quand un de ses camarades disait avec cette audace des enfants entièrement aimés : « Je vais chez moi, puisque chez maman c’est chez moi. J’y ai ma chambre, j’y ai mes livres, j’y ai ma petite bourse. »

Posséder est le premier désir impérieux de l’homme ; ne point posséder est aussi son premier chagrin réel.

Étienne eut toute son enfance dévorée par cette plaie du désir sans cesse excité et jamais assouvi.

L’enfant n’eut pas un jouet, le jeune homme aucune de ces superfluités qui apprennent à l’homme à avoir, le premier, souvent le plus difficile et le plus sérieux de tous les apprentissages.

À cette époque déjà le besoin de caresses, l’horreur de cette solitude d’âme qui pousse les enfants à se réunir pour jouer ensemble, à s’embrasser tout à coup, parce que cette manifestation affectueuse répond à un élan intérieur qu’ils ne songent ni à comprendre, ni à expliquer, firent, à plusieurs reprises, chercher à Étienne un camarade, un ami.

Chaque fois la fierté de son caractère, la nature timide qu’il tenait de sa grand’mère, le firent hésiter, puis reculer, dans la crainte d’être mal accueilli.

Le hasard se chargea toutefois de lui donner, sinon l’ami qu’il désirait, du moins un compagnon pour ses jours de sortie : c’était déjà quelque chose.

Tout près de la Chartreuse, mais donnant directement sur la rue, se trouvait une auberge appartenant à un gros homme haut en couleur, ayant la main leste avec les domestiques lambins, le pied traînant pour avoir souvent trop bien dîné, et le nez fleuri par la religieuse façon dont il prouvait que le vin pouvait se boire sans soif.

C’était ce qu’on appelle à Candelair un gaillard, et quoi qu’il fût, à peu de chose près, le contemporain de l’oncle Isidore, des parents soucieux de la réputation de leurs filles, ne les eussent pas laissé entrer en service au Soleil-d’Or.

Au Soleil-d’Or, chez maître Thomas, ou logeait à pied et à cheval. La grande cour aux pavés disjoints avait encore la prétention, malgré le fumier qui l’encombrait, de remiser les charrettes, les voitures, les véhicules de toutes sortes qui réclamaient une hospitalité rendue souvent nécessaire par les chemins mauvais et difficiles de ce pays de montagnes.

Maître Thomas ne faisait pas ce qu’on appelle de brillantes affaires, mais il vivait bien, je vous jure. D’un homme si gros, si rebondi, si pansu, on n’eût jamais osé dire qu’il vivotait.

Quoiqu’il eût toujours bonne table, peut-être même parce qu’il avait trop bonne table, son escarcelle ne logeait pas des masses d’écus. En revanche, il possédait un couple de chiens de garde, tout comme s’il eût eu les trésors de la Banque de France à défendre.

Ces chiens-là n’avaient aucune prétention à une race quelconque. Certain soir, cependant, quelques pratiques quotidiennes de maître Thomas ayant voulu fixer ce point douteux de leur histoire, la question fut ainsi tranchée.

— Ils ont du griffon, dit un premier buveur.

— Point, ce sont de francs barbets, ajoutait un second.

— Pas du tout, reprit un troisième, ils ont l’allure des chiens-moutons.

— Ignorants ! leur cria Thomas en mettant un nouveau broc sur la table, ne voyez-vous pas que ce sont des chiens-loups puisqu’ils ne se sont pas encore mangés entre eux.

— Ce n’est pourtant pas ce que tu leur donnes qui les en empêche, ajouta un nouveau venu.

La raison et la réflexion ayant toutes deux paru convaincantes, on se mit à rire, on choqua les verres, on but et les gardiens du Soleil-d’Or ne furent plus appelés dans la ville que les loups de Thomas.

Ce couple mal appris, mal soigné, mal traité, mal nourri, et n’appartenant qu’à la tribu des meurt-de-faim, mettait au monde une nombreuse progéniture, qu’on jetait régulièrement à plein panier dans la rivière, tout en laissant provisoirement à la mère un petit, non par commisération, mais par mesure hygiénique.

Il arriva, je ne sais comment, un beau jour, qu’on oublia de noyer ce dernier quand le moment fut venu où on reconnut son ministère inutile. On ne daigna point non plus baptiser la bête ; seulement, comme c’était la moins grosse des trois, on l’appela tout naturellement « Lou-Pitiou » — le petit, — et le nom lui resta.

Ce petit être n’avait aucune raison pour être moins laid que son père et sa mère ; aussi leur fut-il parfaitement semblable.

Lorsqu’il fut tout-à-fait élevé, maître Thomas espéra en tirer un petit profit. La chose n’était pas facile et il fit pour cela nombre de tentatives qui restèrent infructueuses. En attendant, il continua généreusement à lui donner… le couvert. Quant à la nourriture, l’animal était arrivé à l’âge de raison et devait y pourvoir lui-même. Cela en fit un vagabond de premier ordre, en même temps que la plus intelligente de toutes les vilaines bêtes.

Ce point suffit pour donner aux gens qui ont étudié cet ordre de choses une haute idée de ses facultés intellectuelles.

Au moment où Étienne était inquiet d’affection, Lou-Pitiou était en quête d’un maître.

L’enfant, appuyé contre la porte du jardin de son oncle, réfléchissait à sa solitude, ou plutôt était accablé sous le poids de cette solitude. Le chien appuya ses deux pattes contre les genoux du bambin et se mit à lui lécher le visage et les mains avec des démonstrations de tendresse qui touchèrent Étienne.

Ils n’avaient été jusque-là guère plus caressés l’un que l’autre.

Pour Étienne, du moins, entre les caresses folles, abondantes, sans raisons apparentes ou tout au moins justifiées que les mères heureuses et jeunes donnent à leurs enfants et celles qu’il recevait de Mme Daubrée, il y avait tout un monde ; et l’enfant était bien en droit d’avoir au cœur la nostalgie des baisers.

Et puis, Lou-Pitiou ne faisait pas de remontrances !

Dans les élans de sa tendresse, il semblait même avoir tout à fait oublié que son jeune ami portait une tunique neuve et son pantalon des dimanches, tandis que, de mémoire de chien, jamais une brosse n’avait approché de son poil.

Au reste, Lou-Pitiou était plein de philosophie à cet endroit, et cela lui était si parfaitement indifférent, qu’il crottait son ami avec le laisser-aller et l’indépendance que vous pouvez lui supposer, d’après l’éducation qu’il avait reçue.

Étienne, tout aussi absorbé que Lou-Pitiou, s’était d’ailleurs assis sur le pas de la porte, sans nul souci pour le fond de sa culotte.

Après avoir joué longtemps avec le chien, après avoir été beaucoup et bruyamment caressé, après avoir rendu les caresses avec cette générosité que seuls les enfants et les femmes savent mettre dans les témoignages de leur affection, ils étaient tombés dans cette contemplation qui semble être une causerie d’âme à âme.

Le regard fixé au regard, les deux amis étaient immobiles depuis fort longtemps déjà, lorsqu’un vigoureux coup de canne, appliqué par l’oncle Isidore, qui, après avoir fait « son tour » rentrait, juste à l’heure, pour se mettre à table, vint s’abattre sur l’échine du Pitiou.

Lou-Pitiou s’étant reculé d’un bond, pour se mettre à l’abri d’une nouvelle accolade, s’occupa tranquillement à se lécher. Le peu de surprise qu’il témoignait du mauvais procédé dont il venait d’être victime démontrait, et de reste, la longue connaissance qu’il avait des interpellations de ce genre.

La triste bête tout en se tenant à l’écart, ce qui prouvait qu’elle n’avait point oublié, semblait néanmoins ne pas vouloir se souvenir.

— Ah ! mon oncle, s’écria, l’âme opprimée, le pauvre Étienne qui avait plus vivement ressenti le coup de canne que Lou-Pitiou lui-même.

Mais Étienne n’eut pas le temps d’achever. L’oncle Isidore prit son neveu par l’oreille et le mena, dans cette humiliante et douloureuse position, jusqu’à la cuisine, où Mme Daubrée surveillait les derniers apprêts du dîner.

— Voilà, madame ma sœur, dit le vieillard, l’usage que votre petit-fils fait de mes bontés, le soin qu’il prend des habits que je paye, sans compter qu’il se donne en spectacle, sur la porte de mon jardin, en compagnie du chien de l’aubergiste !

Mme Daubrée leva les mains et les yeux au ciel, elle s’excusa même, au nom de l’ingrat enfant ; si bien qu’après avoir mis Étienne au pain sec, quoique ce fut un jour de sortie, et avoir fait brosser ses habits par la servante, tout rentra dans l’ordre.

À cette époque Étienne avait près de quinze ans. Il n’oublia jamais ni le coup reçu par Lou-Pitiou, ni sa punition, ni surtout l’excessive timidité de sa grand-mère.

Le soir, en rentrant au lycée, lorsqu’il eut fait quelques pas dans la rue, après que la porte eut affirmé, en battant fort contre la muraille, qu’elle était bien fermée, une ombre aussi joyeuse que muette s’échappa de l’angle du mur pour bondir dans les jambes d’Étienne.

Lou-Pitiou — car c’était bien lui — l’accompagna jusqu’à la grille du collège.

Le jeune homme, à partir de ce moment, ne passa plus une minute de ses jours de sorties dans la maison de son oncle. Aussitôt qu’il avait fait acte de présence à la Chartreuse, il gagnait la montagne, bien sûr que là, du moins, Isidore Letourneur ne viendrait pas le troubler.

De son côté, le chien, que son estomac n’attachait à aucun logis, allait l’attendre à leur rendez-vous habituel, hors de la portée de cet homme qu’ils fuyaient tous les deux comme leur trouble-fête.

Dire ce que les pauvres abandonnés trouvèrent de jouissances à vivre ainsi serait peut-être difficile ; mais, si quelqu’un de ceux qui nous lisent ont goûté les bonheurs de ces interminables promenades sans but, en compagnie d’un chien, qui ne vient jamais interrompre, d’une façon banale, nos rêves et nos contemplations, qu’il songe combien durent être douces ces longues heures de liberté pour les tributaires de la gêne.

Car, si Lou-Pitiou ne dînait que par hasard, et quand sa bonne fortune lui faisait rencontrer quelque chose à mettre sous la dent, Étienne, quoiqu’il avançât en âge, était toujours traité comme un bambin ; son gousset, éternellement vierge de la moindre pièce de monnaie, ne contribuait pas peu à l’éloigner, les jours de congé surtout, des endroits où il aurait pu rencontrer ses camarades.

Cette conformité de dénuement unit plus étroitement encore l’enfant et le chien.

Le gros Thomas, qui n’avait guère autre chose à faire, et ne faisait guère autre chose non plus, que rôder sur le pas de sa porte, causant un peu avec tous ceux qui passaient dans la rue, ne fut pas longtemps sans s’apercevoir de l’intimité des deux amis.

— Hé ! donc, M. Étienne, dit-il un jour en voyant le jeune homme rentrer en ville suivi du Pitiou, s’il vous fait plaisir, cet animal, faut pas vous gêner, pécaïré ! je vous en ferai bien cadeau tout de même et de grand cœur.

Étienne eut dans l’œil un vif éclair de joie aussitôt éteint qu’allumé.

— Mon oncle ne voudrait pas me permettre d’avoir un chien, répondit-il en remerciant Thomas.

— Oh ! rassurez-le, ce brave M. Letourneur, continua Thomas ; Lou-Pitiou n’est pas un chien de dépense ; il ne demande qu’une porte ouverte, chez le voisin, pour y prendre son dîner.

Et le bonhomme de rire de sa saillie.

Étienne salua l’aubergiste ; mais quoi qu’il fît, une fois rentré à la Chartreuse, cette idée d’avoir Lou-Pitiou entièrement à lui, trotta si bien par sa cervelle, qu’il y puisa le courage d’adresser une prière à son oncle.

Aux premiers mots qu’il en disait en balbutiant, Mme Daubrée, voulant sauver à son petit-fils une verte semonce, l’arrêta d’un geste et d’un regard suppliants. Ce fut en vain : l’oncle Isidore avait compris.

— C’est cela, dit-il, un chien maintenant, un chien qui viendrait tout détruire dans le jardin, tout salir dans la maison, sans compter le surcroit de dépense que cela me ferait, car je pense qu’à votre âge vous n’êtes pas sans avoir entendu dire qu’un chien mange autant qu’un homme.

Que vous faudra-t-il encore : un cheval, un domestique, une voiture, une maison montée comme celle de M. le Préfet ?

Ah ! ma sœur, continua-t-il en se tournant vers Mme veuve Daubrée, qui regardait le fond de son assiette, pour se donner une contenance, de quelle étrange façon élève-t-on les jeunes gens de cette époque ? De notre temps, jamais nous n’aurions osé demander plus que nos parents n’avaient eux-mêmes. Un chien, maintenant que l’on paye un impôt pour eux ! En ai-je, moi, un chien ?

Comme il avait fini de dîner, Isidore Letourneur jeta sur la table sa serviette, que sa sœur se mit à plier avec soin ; puis il sortit pour aller à son cercle en levant les épaules.

Prêt à franchir la porte, il jeta ces mots terribles :

— Morigénez votre petit-fils, ma sœur ; sans cela je me verrais forcé de l’abandonner à lui-même. C’est jeter son temps et son argent par la fenêtre que de les employer pour ce monsieur.

Qu’on se figure, en connaissant Étienne et Mme Daubrée, la scène douloureuse qui suivit le départ de M. Letourneur.

La pauvre femme pleura en faisant au jeune homme la peinture de son avenir si le bienfaiteur se lassait. L’enfant, malgré lui, logique comme le sont tous les enfants, ne pouvait comprendre comment une demande si simple, à laquelle on pouvait aussi tout simplement répondre non, avait amené un pareil état de choses.

Cela, on le comprend bien, ne diminua pas l’attachement d’Étienne pour Lou-Pitiou ; au contraire, l’amitié des deux pauvres délaissés ne fit que croître, et plus tard l’un des plus grands chagrins d’Étienne, lorsqu’il se trouva à Paris, seul en face du travail, fut d’être privé de son chien, que les générosités de son oncle ne lui avaient pas permis d’emmener.

L’oncle Isidore avait en effet pensé qu’un avocat serait admirablement bien placé à la Chartreuse, et dès que son petit-neveu avait été reçu bachelier, il s’était hâté de l’envoyer faire son droit à Paris.

Auparavant, il avait eu soin d’établir le budget du jeune homme en calculant ce que lui, Isidore Letourneur, dépensait à la Chartreuse, dans cette bonne petite ville de Candelair, où la vie est presque pour rien.

Il n’avait pas manqué de retrancher encore du total une certaine somme, sous prétexte que plusieurs superfluités, qu’un homme de son âge et de sa position peut se donner, ne seraient que de mauvaises habitudes à prendre pour un enfant comme son neveu. Aussi l’embarqua-t-il pour Paris avec une bourse d’une légèreté fabuleuse.

Par exemple, l’oncle s’était engagé, devant sa sœur, qui en avait l’âme tout émue, à faire parvenir au jeune homme une pareille somme à chaque trimestre.

Étienne, de même que presque tous les jeunes hommes au sortir du lycée, ne savait rien de la vie pratique, pas plus que de la valeur réelle de l’argent. Il écouta donc ce qui lui fut dit, prit ce qu’on lui donna, et songea sérieusement à devenir avocat, comme il s’était appliqué à se faire recevoir bachelier.

À peine eut-il passé deux fois vingt-quatre heures à Paris que son esprit analysa le passé dont il avait si souvent souffert sans en avoir jusque-là recherché les causes immédiates. Il arriva qu’au lieu de se sentir seul et de regretter ce que presque tous regrettent, ne fut-ce qu’un moment : le logis et la famille, il respira entièrement, à fond, sans entrave et sans crainte, peut-être pour la première fois de sa vie.

Il comprit bien vite que les générosités de son oncle lui assuraient la misère. Cela ne le fit pas reculer, mais il chercha, avec toute la timidité d’un enfant de son âge, de quoi subvenir aux premiers besoins de la vie.

Quelques jeunes gens habitant le même hôtel que lui comprirent heureusement son extrême gêne ; ils devinèrent les démarches, toutes restées infructueuses, qu’avait dû tenter Étienne pour se procurer quelques leçons à donner, ou quelques écritures à faire ; ils l’aidèrent si franchement et de si bon cœur, dans cette chasse au travail, que bientôt il eut, à peu de chose près, le nécessaire, c’est-à-dire de quoi manger, se vêtir et payer son logement ; tout cela de la plus stricte façon.

La première année se passa ainsi : laborieuse et solitaire. De l’enfant elle fit un homme, car la solitude et le travail mûrissent vite.

Dès les premiers temps de son séjour il avait réfléchi sur la part qui lui était échue dans ce qu’on appelle la famille : cette part lui parut dérisoire :

Son enfance n’avait jamais eu de caresses, sa jeunesse n’avait jamais vu ni cette union affectueuse, amicalement protectrice, ni ces adorables faiblesses qui attachent les uns aux autres les membres d’une même famille ; ou ne lui avait jamais montré que les devoirs que sa reconnaissance contractait chaque jour.

Il essaya néanmoins de réagir contre ce passé qui lui pesait, et s’absorba davantage encore dans son travail. Mais au bout de trente mois de séjour à Paris, surmené par son double labeur, épuisé par les privations de tout genre que lui imposait la modestie de ses ressources, il tomba tout-à-fait malade.

Lorsqu’il commença un peu à revenir à la santé, sa bourse était vide déjà depuis longtemps, et même il avait des dettes !

Dans l’impossibilité de rattraper jamais cet arriéré, il se décida, après de longues hésitations, à écrire à sa grand’mère.

Mme Daubrée lut et relut cette malheureuse lettre, et quoiqu’elle eût le cœur plein de larmes, à la pensée de son enfant malade, la grande agitation, la profonde émotion venaient de cette phrase qui lui semblait écrite en lettres de feu sur le papier blanc :

« Chargez-vous, par affection pour moi, de demander de l’argent à mon oncle. De quelque temps je ne puis travailler à autre chose qu’à mon droit, pour regagner le temps perdu, et j’ai, d’un autre côté, contracté pendant ma maladie, quelques dettes que je suis dans l’impossibilité d’éteindre sans votre aide. »

Tant que dura le jour Mme Daubrée invoqua tous les saints du paradis ; mais le soir venu, une fois le dessert sur la table, elle tendit à son frère le mot qu’elle avait reçu d’Étienne, y joignit une prière basse et tremblante, puis attendit, le cœur serré, qu’Isidore Letourneur en eut fini la lecture.

Épargner de l’argent, ayant été l’unique but de toute sa vie, en demander, et pour payer des dettes encore, lui semblait une si subversive énormité qu’elle en était atterrée, elle-même, en face de ce frère dont elle savait par cœur les deux vertus dominantes : l’ordre et l’économie.

M. Letourneur n’était pas un vieillard colère, loin de là. Aussi, ne s’emporta-t-il pas. Il lut la lettre d’Étienne jusqu’au bout avec attention, la relut pour s’assurer que rien ne lui avait échappé, puis il la plia avec soin et la rendit à Mme Daubrée qui attendait anxieusement une réponse. Mais son frère se taisait toujours.

— Eh bien ! demanda-t-elle en portant son regard d’Isidore à la lettre, de la lettre à Isidore.

— Vous avez gâté cet enfant ; aussi votre petit-fils ne fera qu’un mauvais sujet, dit-il d’une voix calme. Avoir des dettes à son âge, quand on reçoit comme lui, de ses parents, de quoi subvenir honorablement aux nécessités de son existence !

Je sais bien, car je m’en suis aperçu en maintes circonstances, poursuivit l’oncle Isidore, qu’il a beaucoup de ressemblance avec son père ; s’il avait de la fortune il se ruinerait comme lui ; il n’en a pas, il fait des dettes.

Tout cela est un peu votre faute, ma sœur ; je ne vous en fais pas un reproche, je sais bien que les grand’mères sont faibles, vous l’avez beaucoup gâté. Ainsi, au lieu de le faire travailler ici pendant ses jours de sorties, légèrement, seulement pour qu’il n’en perdît pas l’habitude, vous le laissiez user ses vêtements et sa chaussure à courir sur les montagnes. C’est là qu’il a pris l’habitude de la paresse et de la dilapidation : vous voyez aujourd’hui les fruits que cela porte.

Mme Daubrée avoua qu’en effet elle aimait beaucoup l’enfant, et qu’elle pouvait bien avoir à se reprocher un peu de faiblesse à son égard.

— Enfin, ajouta l’oncle Isidore, chacun entend ses devoirs à sa manière. Mon devoir n’est pas de payer les dettes d’un mauvais sujet, qui ne récompense ni vous ni moi des soins que nous lui avons donnés ; mon devoir a été de vous empêcher tous de tomber dans la misère ; je l’ai accompli de mon mieux. À présent que vous et moi nous sommes vieux, que d’un jour à l’autre nous pouvons devenir infirmes, je dois conserver notre asile et de quoi y vivre. Seriez-vous bien aise que nous fussions dans nos vieux jours, réduits à la charité publique.

Mme Daubrée était retombée sur sa chaise en tenant d’une main le chapeau de son frère, de l’autre sa canne, pendant qu’il mettait méthodiquement ses gants avant de se rendre à son cercle.

— Écoutez, ma sœur, ajouta-t-il comme s’il eût eu pitié de l’abattement où il voyait la pauvre femme ; tout ce que je puis faire pour lui, c’est de lui permettre de rentrer à la Chartreuse. Puisqu’il faut le nourrir à rien faire, mieux vaut le nourrir ici qu’à Paris. Au moins nous l’aurons sous les yeux et nous pourrons veiller à ce qu’il ne fasse pas de nouvelles folies.

Il prit sa canne, ajusta son chapeau sur son crâne chauve, et s’empressa de courir au cercle, où depuis la veille il avait une revanche à prendre au piquet.

Mme Daubrée, une fois seule, se trouva encore heureuse de pouvoir faire revenir au logis l’enfant prodigue. Elle s’empressa de lui faire part de la bonne nouvelle.

« Mon cher fils, écrivait-elle, ton oncle a été bien mécontent de ta conduite, il m’a dit à propos de cela, sur ton compte, des choses toujours pénibles à entendre pour le cœur d’une mère. Comment as-tu fait pour mécontenter un si bon parent, un homme dont toute la vie s’est usée à travailler pour sa famille ?

« Malgré qu’il ait beaucoup à se plaindre de toi, il veut bien que tu reviennes à la Chartreuse ; mais il ne veut ni payer des emprunts que tu as contractés sans son autorisation, ni te continuer la pension qu’il te faisait chaque trimestre. Il est bien triste, à mon âge, de penser que tu ne termineras pas tes études. Je m’étais fait une grande joie de te voir revenir ici avocat ; ton oncle en eût été heureux aussi, puisque l’idée était de lui, et qu’il s’était mis en frais pour te faire arriver là. »

Cependant une fuis la lettre finie, Mme Daubrée songea qu’il serait difficile à son fils de faire le voyage de Paris à Candelair s’il n’avait pas du tout d’argent, ainsi qu’il le disait. Elle se rendit au bureau de la diligence — on allait encore à cette époque de Candelair à Paris en diligence — ; après s’être renseignée sur le prix de la place, elle vendit en cachette quelques menus bijoux, derniers et intimes souvenirs qui lui étaient restés du temps de son mariage, elle y joignit quelques objets venant de la mère d’Étienne, prit un bon sur la poste, expédia le tout au jeune homme, en ajoutant, sous forme de post-scriptum :

« Viens tout de suite pour ne pas mécontenter ton oncle davantage. »

Ces informations à prendre, cette vente, quelque petite qu’elle fût et malgré que la veuve en eût demandé le secret, furent bientôt le bruit de la ville ; chacun de s’apitoyer sur ce pauvre oncle Isidore, qui était si mal récompensé de ses peines.

On lui en parla au cercle. Il ne crut pas devoir taire les motifs de son mécontentement, et bientôt le mot : « dette » fut prononcé d’une façon sérieuse par des gens graves.

En se rendant à l’église ou au marché, Mme veuve Daubrée fut aussi arrêtée par ses intimes, qui, après tous les compliments de condoléance qui ont cours en pareille occasion, lui demandaient :

— Mais est-ce bien vrai tout ce qu’on dit ?

— Hélas ! reprenait la brave femme, qui, tout en étant une excellente grand’mère, n’était certes pas de cette race de lionnes qui défendent leurs petits envers et contre tous. Hélas ! Ah ! l’on a bien raison de dire : Petits enfants, petites peines : grands enfants, grands chagrins.

Plusieurs disaient : Cela ne m’étonne pas de ce garçon ; lorsqu’il était ici, c’était déjà un flâneur. Il ne passait jamais ses jours de sortie comme le faisaient nos enfants, dans la maison, avec la famille ; il était toujours hors du logis.

Les moins malveillants, sans appuyer leurs convictions sur d’anciens souvenirs, murmuraient à l’oreille les uns des autres :

— Si la grand’mère en dit long comme cela, c’est qu’il y en a cent fois autant ; la tendresse et l’aveuglement des parents ne sont-ils pas proverbiaux !

Grâce aux plaintes, aux soupirs, aux réticences, aux regards de mater dolorosa de la brave femme, qui aimait son petit-fils de tout son cœur, le pauvre enfant eut, dans sa ville natale, la plus triste de toutes les réputations ; une de ces réputations fausses du tout au tout, et qui n’en pèsent pas moins sur la vie entière d’un homme.

En recevant la lettre de sa grand’mère, Étienne ne fut pas surpris ; il s’y attendait. Quand on a été longtemps et injustement opprimé, on ne croit plus qu’aux mauvaises nouvelles. Il en fut néanmoins douloureusement affecté.

Depuis deux ans et demi, il avait soutenu une lutte au-dessus de ses forces. Un moment, il était tombé brisé, anéanti sous le fardeau ; il avait appelé à son aide avec cette voix déchirante de la jeunesse, qui sent tout un avenir lui échapper, faute d’une main tendue vers elle à l’heure de ses défaillances ; et au lieu d’un secours, à la place d’un encouragement, il recevait une nouvelle douleur ; on mettait une barrière de plus en travers du chemin où il trouvait déjà des difficultés sans nombre.

Il fit néanmoins sa malle avec la fiévreuse ardeur qu’on apporte à un coup de tête. Il arrêta sa place et monta dans la diligence en homme qui n’ose pas trop s’appesantir sur ce qu’il fait, dans la crainte d’arriver à faire tout le contraire.

Étienne avait vingt ans ; c’était un beau garçon à l’allure un peu fière, que tempérait une douceur admirable.

D’où venait, au milieu de cette famille tout-à-fait terre à terre, cet enfant dont l’esprit était d’une ampleur virile, et en même temps d’une délicatesse vraiment féminine ?

Ces anomalies se rencontrent quelquefois, sans que les plus habiles psychologistes en aient pu donner l’explication. Nous ne le tenterons pas davantage ; nous nous bornerons à constater le fait, qui se reproduit, au reste, dans tous les ordres de la nature.

Une plante vient-elle à naître, sans qu’il y ait de raison apparente, au milieu de plantes qui lui sont tout à fait étrangères, et dans un terrain qui ne lui convient en aucune façon, on s’inquiète, on cherche, on questionne, on discute beaucoup ; puis, après s’être longtemps frappé le front pour en faire sortir une idée lumineuse, un savant dira : — C’est le vent !

Mettons que le vent était pour quelque chose dans le cas d’Étienne, et disons qu’Étienne était grand et mince comme les jeunes gens dont l’esprit, sans cesse en travail, prend au corps la plus riche part de sa sève. Ses mains et ses pieds étaient d’une délicatesse extrême ; mais le pied était un vrai pied de montagnard, cambré, nerveux, sec, fait pour les longues courses, les ascensions périlleuses et ne connaissant pas la fatigue.

La main, brune et maigre, avait sous son apparence élégante une force réelle. Elle était agile et solide comme une main de fer.

Étienne avait la tête vraiment belle — en ce sens du moins qu’elle avait un caractère très-marqué — car il était fort loin d’être ce qu’on appelle un joli garçon. Son front large, très-bombé, était couronné par une véritable forêt de cheveux noirs, coupés courts, un peu rebelles et quelque peu crépus, d’aucuns auraient dit très-frisés.

Ses yeux grands et doux, abrités sous de longs cils et d’épais sourcils noirs, étaient de ce bleu profond qui donne un si grand charme au regard.

Le blanc de cet œil était légèrement azuré, et nageait dans un fluide transparent.

La bouche était grande, les lèvres épaisses, fermes, vigoureusement accentuées. Un sourire grave, quelque peu triste, jetait comme un voile sur cette physionomie si vivante, et en adoucissait les arêtes par trop vives. L’ensemble dénotait une volonté énergique.

Le petit-fils de Mme Daubrée avait beaucoup vécu par la pensée. Son esprit avait voulu un peu goûter à chaque chose ; il avait fouillé, avec l’ardeur des êtres solitaires, au fond de toutes les passions, de toutes les douleurs, de toutes les joies.

Ce travail du cerveau lui avait fait une expérience à laquelle il devait d’apporter aux choses de la vie, une indifférence de meilleur aloi que la satiété de ceux qui ont en réalité et matériellement beaucoup vécu. La pensée ne va-t-elle pas toujours plus loin que la matière !

Son esprit n’avait été faussé ni par l’admiration des étrangers ni par la flatterie des siens ; son jugement était exempt de tout entraînement, de toute passion, de toute envie. Patient en face d’un travail, comme le sauvage pour lequel le temps est une chose sans valeur, il n’avait jamais compris des phrases de ce genre : « Dépêchez-vous de jouir pendant que vous êtes jeune. »

Pour lui le bonheur était de tout temps : il n’avait pas les désirs emportés des enfants de son âge. La solitude, le travail, la pensée, la pauvreté surtout, l’avaient fait assez fort pour que sa volonté ne s’usât point en caprice ; il voulait et ne désirait pas.

Quand il était venu à Paris pour y faire ses études de droit, il n’avait reculé ni devant le labeur ni devant la misère, parce qu’il avait entrevu l’indépendance au bout de tout cela et qu’il voulait être indépendant.

La lettre de sa grand’mère renversa toutes ses espérances comme fait un enfant d’un château de cartes. « Reviens tout de suite, » disait-elle. — Quitter ses études, quitter Paris, n’était-ce pas perdre le fruit de ces trente mois si péniblement passés ? N’était-ce pas rompre avec cet avenir de liberté en vue duquel il avait déjà tant souffert, pour lequel il se sentait encore capable de souffrir beaucoup ?

En proie à un profond découragement, il s’abandonna lui-même après avoir détourné les yeux de son avenir. Il savait quel intérieur l’attendait à Candelair, et il frémissait en pensant à la vie qui allait lui être faite.

L’indifférence de son oncle et la tendresse prêcheuse de sa grand’mère ne lui laisseraient plus une heure de liberté, une de ces heures précieuses que la misère même ne refuse pas et pendant lesquelles notre esprit nous emporte loin de toutes les choses pénibles de la vie.

Il fallait en rentrant à Candelair qu’il fît un abandon complet de tout son être, pour ne plus être que le neveu de l’oncle Isidore, l’enfant élevé par les charités réunies de M. Letourneur et du gouvernement ; non que la reconnaissance lui pesât, mais le reproche permanent le blessait.

Puis, les travailleurs ont besoin de vivre seuls et libres.

Sans se rendre compte de ce qui l’effrayait dans la perpétuelle dépendance qui menaçait son avenir, il tressaillait par moments comme un cheval de race qui se sent tout à coup une entrave qu’il ne peut briser, une attache qu’il ne peut rompre.

Enfin, trois jours après, il descendait de voiture sur ce qu’on appelle « les fossés » de la patrie de M. Letourneur.

C’était dans les derniers jours du mois de mars ; il faisait encore mauvais : dix heures venaient de sonner à la paroisse et se répétaient à la tour de Saint-Bourthoumiou. Sauf quelques rares passants qui allaient presque en courant d’un point à un autre, vu que le brouillard était épais et froid, Étienne était seul sur les fossés.

En entendant ses pas résonner sur les pavés boueux, le jeune homme se sentit plus attristé qu’il ne l’était encore, quoique la chose pût paraître difficile ; ce bruit cadencé, monotone, n’allait éveiller aucune tendresse, animer aucune joie.

Il est des moments, des dispositions du cœur et de l’esprit qui nous font désirer des baisers à l’accueil, des caresses pour le retour. L’âme a besoin qu’on lui souhaite la bienvenue, et quand on sait qu’aucune main amie ne nous attend pour presser la nôtre, on retarde comme à dessein le moment où la déception se touchera du doigt.

Aussi Étienne marchait-il lentement, s’abandonnant à l’atmosphère humide, laissant son esprit nager en pleine tristesse.

Il descendit les fossés, longea la grande rue et gagna le pont. Tout le long de sa route des réverbères huileux, gras, aux vitres empâtées, indiquaient, comme à regret, la route à suivre, au milieu de l’ombre épaisse.

Quand il fut sur le pont, ses yeux habitués à ce manque de lumières, commencèrent à distinguer les objets dans la nuit. Il s’accouda sur le parapet et regarda vers les jardins qui s’étendent des deux côtés de la rivière.

Il eut bientôt reconnu la Chartreuse dont les murailles blanches perçaient la brume opaque. Une petite lumière éclairait faiblement une des fenêtres et sa lueur tremblotante arrêta longtemps ses regards.

On n’a jamais vingt ans impunément : dans un coin de la cervelle la plus sage, il se loge toujours une espérance ou un regret, et la femme, même sans y avoir passé, y laisse toujours son ombre.

En face de ce grand carré noir qui faisait le jardin, en face de cette masse blanche qui faisait la maison, Étienne se rappela le froid silence du logis, le calme et l’ombre des grandes allées. Il songea à ces belles fleurs de pommiers toutes rosées, à ces amandiers neigeux, et se dit à demi-voix :

— Quel doux nid cela ferait pour y être aimé, pour y être heureux !

La réalité ne fut pas longue à revenir, et il ne resta plus dans son esprit que les choses tristement vraies qui allaient l’accueillir à la Chartreuse.

Étienne sentait la force d’inertie contre laquelle il allait non-seulement se heurter mais se briser. Il savait que pour une âme comme la sienne, tout était fini par son contact journalier avec l’oncle Isidore.

Comme ces malheureux qui sont décidés à rejeter le fardeau de la vie trop lourd pour leurs épaules ; comme ces malheureux que rien n’arrête, ni l’aspect de l’eau qui roule noire et profonde, ni l’idée de la vase au fond de la rivière, ni la perspective des dalles humides de la Morgue, il ferma les yeux faisant en lui-même le sacrifice de ses espérances et l’abandon de sa part de joie.

Ce fut avec un gros soupir qu’il reprit sa route vers la Chartreuse…

Aux premiers pas il se sentit arrêter par quelque chose de boueux, de mouillé qui se frôlait à lui en sautant dans ses jambes. Il secoua un coin de son manteau pour chasser cette chose importune ; mais à peine eut-il fait ce mouvement que des aboiements joyeux éclatèrent pendant que les caresses redoublaient.

Lou-Pitiou se flattait d’avoir été reconnu par Étienne comme lui, le pauvre chien, l’avait deviné malgré l’obscurité, malgré une absence assez longue pour avoir effacé tout souvenir d’une mémoire d’homme.

— Cher compagnon de mes mauvais jours, dit alors le jeune homme en se penchant vers le chien, qu’il embrassa tendrement, me voilà encore, me voilà plus malheureux qu’autrefois.

Tu as senti cela avec la petite âme amie que Dieu t’a donnée pour me comprendre et m’aimer, et tu es venu me dire : « Je suis là, près de toi, ne te plains pas trop. »

Il reprit plus tranquille, sinon plus heureux, le chemin de la maison de son oncle, pendant que Lou-Pitiou le suivait pas à pas, le nez dans ses talons, comme aux jours lointains de leurs promenades sur la montagne.

La porte de la Chartreuse n’était pas fermée. La grand’mère, qui veillait en attendant l’enfant prodigue, avait laissé les choses disposées de la sorte, afin qu’en arrivant Étienne n’eût pas à frapper, ce qui eût pu réveiller l’oncle Isidore, toujours couché à cette heure indue.

Étienne n’eut donc qu’à appuyer légèrement et la porte roula sans bruit sur ses gonds discrets.

— Est-ce toi, mon enfant ? demanda une voix douce qui se croyait calme, quoique au fond il fût impossible de ne pas sentir qu’une profonde émotion l’agitait. — Est-ce bien toi, mon Étienne ?

Et la brave grand’mère se laissa aller, malgré le ressentiment qu’elle devait avoir, malgré tous les projets de sermons qu’elle avait élaborés, pendant ses heures d’attente, à embrasser le jeune homme tout comme si elle n’avait pas cru avoir à se plaindre de lui.

— Ah ! méchant enfant, dit-elle, faut-il te tant aimer encore, malgré tout le chagrin que tu me donnes ! Me faut-il, vis-à-vis de moi, comme vis-à-vis des autres, n’avoir jamais à constater que ma faiblesse pour toi !

Étienne allait répondre ; elle ne lui en laissa pas le temps : l’arrêtant d’un geste affectueux et craintif à la fois, elle reprit d’une voix plus basse encore :

— Fais bien doucement, mon Étienne. Ton oncle s’est couché il y a quelque temps seulement ; tu sais combien il faut peu de chose pour le réveiller ! Il est si bon, ce pauvre Isidore, qu’on ne saurait prendre trop de soins pour ne pas lui déplaire.

Puis, continua-t-elle, je suis bien aise de pouvoir retarder jusqu’à demain la verte réprimande qu’il ne peut manquer de t’adresser. J’espère d’ici là t’avoir préparé à l’écouter avec la respectueuse reconnaissance que tu lui dois.

Viens, mon enfant, que je te fasse souper avant de te conduire à ta chambre.

Étienne soupa, en effet, mais lestement, comme pour se dérober aux reproches de sa grand’mère, dont la voix douce et bonne, dont l’attitude craintive et peinée lui faisaient éprouver comme un remords, alors que son esprit et son cœur lui disaient, dans leur franchise, que non seulement on n’avait rien à lui reprocher, mais qu’au contraire si quelqu’un devait se plaindre, personne autre que lui n’en avait le droit.

Mme veuve Daubrée continuait toujours de cette voix dolente et compassée des vieilles gens qui sont en plein dans leur idée fixe :

— Pourquoi donc, mon pauvre Etienne, as-tu fait des dettes au lieu de vivre de ce que ton oncle te donnait, modestement, tranquillement, comme nous le faisons ici ? Pourquoi l’as-tu mécontenté en perdant ton temps au lieu de te faire recevoir avocat, comme nous le désirions ?

Il faut, vois-tu, que tu aies fait quelque mauvaise connaissance ; que tu te sois mis à fréquenter des gens dépensiers de leur temps et de celui des autres, de leur bourse en même temps que des deniers de leur prochain ! Sans cela, toi qui sais que tu n’as d’autre avenir que celui qui te viendra des bontés de ton oncle, tu ne l’aurais pas ainsi indisposé contre toi. Au reste, M. l’abbé nous a dit, en venant nous voir ces jours passés, qu’il ne pouvait en être autrement ; que Paris était pernicieux aux jeunes gens, parce que c’était un lieu propice aux entraînements vers le mal.

Étienne avait écouté jusque-là Mme Daubrée sans faire un mouvement, sans dire un mot qui pût laisser deviner ce qui se passait en lui et toute l’indignation qui soulevait son cœur.

Par nature et surtout par la nature de son éducation, Étienne était un peu sauvage. Il ne permettrait guère aux étrangers de se mêler de ce qui le touchait de près ; il avait vécu très-seul, et par cela même n’était pas démonstratif. Il savait supporter une douleur sans éprouver le besoin d’en faire confidence, et lorsque par hasard il lui venait une joie, il ne cherchait non plus personne à qui la raconter.

La souffrance enseigne la dignité ; sous ce rapport Étienne avait été à bonne école ; — mais sa patience se trouva à bout quand sa grand’mère lui fit connaître — « l’opinion de M. l’abbé. »

Ce fut la goutte d’eau qui fait déborder le vase.

Quand Mme Daubrée s’arrêta pour reprendre haleine, le jeune homme allongea sa main sur celles de sa grand’mère qu’elle avait jointes sur ses genoux comme si elle se fût momentanément abandonnée à une prière mentale ; il s’y appuya légèrement avec une certaine autorité affectueuse, et d’une voix douce, quoique grave et décidée, il répondit :

— Vous en avez assez dit, ma mère ; n’allez pas plus loin, je repars.

— Comment ! tu repars ! interrompit Mme Daubrée en arrêtant sur le jeune homme ses regards étonnés.

— Que voulez-vous que je fasse ici ? continua Étienne en s’animant peu à peu, tandis que ses yeux bleus lançaient des éclairs. Vous et mon oncle avez des idées que je ne tâcherai même pas de modifier : je sais trop qu’à cet endroit toute tentative serait inutile. Je ne suis pour vous qu’un paresseux, un garçon sans conduite, sans intelligence et sans cœur, un membre inutile que l’on nourrit parce qu’il semble plus facile de lui donner quelques aliments que de le retrancher brusquement du corps qu’il épuise !

Il n’est d’ailleurs ni dans votre caractère ni dans celui de mon oncle de prendre une décision énergique. Vous consentez à me souffrir sous votre toit, à votre table, plutôt que de me dire ouvertement : « Va-t’en ! »

— Oh ! Étienne, soupira doucement la grand’mère, qui ne comprenait rien aux plaintes âcres et douloureuses que la dignité et l’âme blessée du jeune homme faisaient entendre.

— Laissez-moi achever, ma mère. Aussi bien il y a trop longtemps que toutes ces choses m’étouffent : l’heure est venue de les dire. Je vous ai écoutée jusqu’au bout ; laissez-moi dire à mon tour, non pas ce dont j’ai le droit de me plaindre — je sais que je n’ai de droit d’aucune espèce quoiqu’on ait amoncelé les devoirs sur ma tête — mais ce que j’ai souffert, ce que je souffre maintenant, et ce que je crains d’être appelé à souffrir longtemps encore.

— Mais que t’a-t-il manqué, malheureux enfant ? ne put s’empêcher de dire encore Mme Daubrée, dont l’étonnement n’avait plus de bornes.

— Tout, reprit Étienne. Tout, répéta-t-il d’une voix si grave et si convaincue, que cela fit ouvrir de grands yeux à la bonne dame.

— Je ne vous parlerai que des choses matérielles ; les autres sont du nombre des plaies secrètes : tant pis pour ceux qui en sont affligés. Les solitudes du cœur, les besoins de l’esprit, cela ne doit pas compter parmi les souffrances. Les gens raisonnables, les êtres sensés, comme mon oncle Isidore par exemple, lèveraient les épaules à les entendre énumérer.

Passons donc c’était affaire à moi de ne pas laisser mon esprit acquérir des appétits au-dessus de ses ressources et de régenter un cœur assez malappris pour se plaindre de ses solitudes, quand il ne manque pourtant pas de monde autour de lui.

— Je ne te comprends pas, dit tout doucement Mme Daubrée.

— Et c’est là votre excuse, ma pauvre mère, reprit le jeune homme ; aussi vais-je vous entretenir de mes douleurs réelles celles-là, vous pourrez les toucher du doigt, et m’écouter sans étonnement. Ce sont des plaies d’argent : vous serez compétente en cette matière !

Mme Daubrée leva sur son fils un regard affectueux et triste au fond duquel il y avait comme un reste de reproche. Étienne découvrit facilement cette nuance quelque légère qu’elle fût. Il continua néanmoins sans rien perdre de l’amertume qu’il y avait dans sa voix.

— À Paris, où vous me reprochez d’avoir fait des folies, d’avoir perdu mon temps et mon argent, j’ai vécu de misère, car la misère ne tue pas la jeunesse, elle ne brise que son corps. Les privations de toutes sortes m’accompagnaient pas à pas : chaque heure de ma vie avait la sienne.

Mon oncle, dites-vous, m’envoyait de l’argent ! Juste de quoi mourir de faim régulièrement trois semaines par mois, et de quoi vivre fort juste le reste du temps. — Paris et Candelair, voyez-vous, il y a quelque différence, dit encore le jeune homme, en réponse à un autre mouvement de Mme Daubrée.

Mais, continua-t-il après un moment de silence, je voulais être avocat, parce que, pour moi, entrer dans le barreau, c’était non-seulement une carrière noble et belle qui m’attirait par sa grandeur et sa poésie de tous les âges ; défendre l’opprimé, ou implorer la miséricorde de ce grand justicier qui s’appelle le monde, sont deux missions aussi belles l’une que l’autre et qui m’enthousiasmaient d’une égale façon : mais et surtout j’y voyais encore mon indépendance et ma liberté conquises par mon travail.

J’ai donc travaillé le jour, moi, le paresseux ; j’ai travaillé comme un mercenaire, comme un ouvrier à la tâche, pour gagner de quoi manger, de quoi me vêtir, afin de pouvoir travailler la nuit à ce droit, qu’on m’envoyait étudier sans m’en donner les moyens.

J’ai vécu seul, moi, l’homme entraîné par des relations dangereuses, parce que je n’avais que bien rarement, et encore en courant, le temps de serrer la main à quelques hommes de mon âge ! Mes heures étaient si bien comptées, qu’un jour sans travail était aussi un jour sans nourriture, à moins de rompre l’équilibre que j’avais eu tant de peine à établir entre les ressources que je m’étais créées et mes besoins quotidiens.

J’arrive maintenant à la grosse question : J’ai fait des dettes ! c’est vrai, puisque j’ai pris moi-même la peine de vous en instruire.

Mais après deux ans et demi de réclusion, de travail forcé, de nourriture insuffisante ou mauvaise, quand ce n’était pas l’un et l’autre à la fois, je suis tombé à bout de forces, non d’énergie ; de volonté, non de courage. Moi qui étais habitué à respirer notre air vivifiant et pur, à passer toutes mes heures de liberté sur la montagne, à faire usage de mes bras et de mes jambes, je me suis étonné lorsque la maladie m’a fait impuissant à tout travail ; mais je me suis étonné que cela ne me fût pas arrivé plus tôt.

— Pauvre enfant ! dit Mme Daubrée, pourquoi n’étais-tu pas ici ? J’aurais pu te soigner, au moins ! Crois bien que ton oncle ne t’aurait, certes, laissé manquer de rien, ajouta-t-elle, tant l’éloge de son frère était le corollaire obligé de toute phrase, tant l’habitude est une seconde nature.

Toute la secrète colère d’Étienne tomba et s’évanouit devant cette excellente, mais aveugle créature, qui, en effet, comme elle venait de le dire, ne comprenait pas le jeune homme.

— Il est vrai, poursuivit-il, pourquoi n’étais-je pas ici ! — Il prit en même temps dans ses deux mains la tête de la vieille femme, l’embrassa tendrement sur ses cheveux blancs en lui disant d’une voix affectueuse, mais dont la gravité triste n’eût certes pas échappé à une intelligence plus développée ou à un esprit moins prévenu :

— Allez vous coucher, ma mère. Discuter n’éclaircit rien : les explications ne peuvent amener entre nous aucune lumière. Reposez-vous donc, et soyez, quoi qu’il arrive, bien persuadée de ma tendresse pour vous.

— Tu ne partiras pas au moins, pria Mme Daubrée en joignant les mains devant le jeune homme. Et comme celui-ci hésitait, elle ajouta : Je t’en prie.

Puisque tu ne peux rien faire à Paris sans avoir la santé, reprends au moins la santé ici. Hélas ! je ne puis te donner autre chose, ajouta-t-elle avec un triste soupir de regret ; laisse-moi te donner cela.

Le cœur, en ce moment, avait pris chez la grand❜mère une telle avance sur l’intelligence, que le jeune homme en vint à se demander si cette pauvre femme, dont toute la vie n’avait été qu’une longue et sublime abnégation, n’était pas plus méritante encore qu’il ne l’avait supposé jusque-là. Peut-être avait-elle conscience de la valeur en même temps que de l’étendue de son sacrifice.

Embrassant tout le passé d’un coup d’œil, la vie de sa grand’mère lui parut si sublime, qu’il ne permit ni à son jugement, ni à l’esprit d’analyse qu’il portait en lui, largement développé, d’aller trop au fond des choses. Il préféra, tant il voulait encore croire à quelque chose dans ce lieu où tout lui avait semblé hostile, il préféra en rester sur son illusion, sur ce beau rêve de la jeunesse toujours heureuse de prêter les grandes et muettes vertus à ceux qui les entourent.

— Allons, mère, je resterai, puisque cela vous rend heureuse ! dit-il bien vite en embrassant de nouveau la vieille femme qui l’avait accompagné jusqu’à la porte de la chambre qu’il allait occuper à la Chartreuse.

Mme Daubrée redescendit lestement les quelques marches qui séparaient sa chambre de celle du jeune homme. Elle murmurait tout bas :

— Mon Dieu, qu’on a de mal à faire entrer une demi-raison dans ces jeunes têtes folles ! Il est déjà bien tard ; je ne suis pas capable de me lever assez matin pour entendre la première messe, sans compter que demain j’ai l’ouvrière pour les chemises d’Isidore. Oh ! j’aurai grand mal à être là, dès cinq heures, pour la mettre à l’ouvrage. Quel dérangement tout cela occasionne ! Pourvu que mon frère ne s’aperçoive de rien : il aime tant l’ordre et la régularité !

Sérieusement inquiète des suites de sa veille un peu forcée, Mme Daubrée gagna son lit en maugréant tout doucement, dans son âme béate, contre la jeunesse qui entraîne toujours le désordre à la suite.

La pauvre femme était presque en droit de se plaindre ! Elle avait été si peu jeune elle-même, elle avait toujours été si parfaitement raisonnable, soit par le fait du devoir, soit par le fait de la nécessité, que son manque de charité à cet endroit était bien excusable.

Tandis qu’elle faisait sa prière, en toute hâte, Étienne s’était déshabillé, puis mis au lit promptement.

Il est par moments de grands bonheurs construits de petites choses, de choses de si peu de prix aux yeux du plus grand nombre, que peu de gens sans doute nous comprendront. Toutefois, nous devons constater, en historien fidèle, que ce fut avec une certaine satisfaction matérielle, qui n’était pas exempte de sensualité, qu’Étienne s’étendit tout de son long : Il n’avait pas à se préoccuper du lendemain.

Savoir tout à coup qu’on n’a plus qu’à dormir pour laisser reposer tous ses membres, qu’on peut laisser se distendre son esprit et ses nerfs, sans la moindre inquiétude, sans songer même à l’heure du réveil, les vieux souvenirs rappelant, à votre esprit apaisé, que la servante du logis viendra frapper à votre porte assez à temps pour que vous puissiez arriver à table au moment où l’on sert la soupe ! Grosse question ! surtout pour un homme que les incertitudes de la vie de chaque jour ont tenu anxieux si longtemps.

Ce bonheur relatif, purement matériel, mordit de tout son pouvoir sur le pauvre enfant, qui venait de traverser de si rudes épreuves. S’abandonnant tout entier pour un moment, à cet ordre de sensations si nouvelles pour lui, il avait fermé les yeux, en s’étendant sur son lit de la Chartreuse, et avait livré son corps aux jouissances du moment.

Quant à son esprit… il ne pensait pas.

Il lui sembla, au bout d’un moment, que la main qui pendait le long de la couverture, recevait une caresse timide. S’étant un peu soulevé pour voir ce que ce pouvait être, il reconnut le chien.

Lou-Pitiou, car c’était bien lui, se mit à passer sa langue rose et fraîche sur la main, puis sur le bras ; et bientôt, encouragé par la voix du jeune homme, il se dressa au bord de la couchette, et son museau humide vint chercher jusque sur l’oreiller le visage d’Étienne.

Au milieu des manifestations affectueuses dont il entourait son ami, pas un cri, pas un aboiement ne trouvait place. Lui, si bruyant d’habitude, avait des caresses muettes. Ses mouvements étaient, semblait-il, mesurés de façon à ne toucher aucun meuble, à ne rien heurter autour de lui. De temps à autre, son regard tourné vers la porte par laquelle Mme Daubrée venait de sortir, indiquait une certaine crainte de la voir apparaître de nouveau.

Cette allure inquiète au milieu même de la joie, n’échappa point à Étienne ; elle le rappela à la vérité de sa situation dans la maison de l’oncle Isidore.

Son jugement avait pu s’endormir un moment, bercé par l’affection douce et calme de la grand’mère, et par sa rentrée dans ce logis dont la misère ne s’était jamais approchée ; mais rien n’avait effacé de la mémoire du chien les coups de canne dont on l’accueillait à la Chartreuse, lorsqu’il tentait d’y rejoindre son ami. Il n’avait pas oublié non plus l’impuissance d’Étienne à le protéger.

Dans sa sagesse de bête, il mettait sa vieille expérience à profit, substituait sa finesse à la place de la foi dans les autres, se servait de ses yeux, de ses oreilles, de son nez, pour se mettre en garde contre une arrivée ennemie et soudaine ; il était prêt à se cacher encore sous le lit, plutôt que d’affronter de nouveau des cris ou des coups : car il avait, dans sa philosophie, fait abandon de ce qu’on appelle « la dignité, » et pensait que le bonheur doit se payer de beaucoup de choses. Au demeurant, tâchant d’être le plus habile puisqu’il savait, pour l’avoir tristement éprouvé, qu’il n’était pas le plus fort. Lou-Pitiou s’en donnait à cœur joie, mais silencieusement, de caresser son ami.

Quant à Étienne il avait de nouveau ouvert son esprit aux craintes du lendemain. L’image de son oncle, le bruit de ses raisons révoltantes, les sermons impossibles de sa grand’mère, firent comme une ombre à son sommeil.

Il rêva qu’on lui faisait servir la messe de M. l’abbé ; qu’il buvait du vin tourné dans les burettes de la sacristie, que l’oncle Isidore, l’habillant de son immense redingote, lui mettait aux mains ses gants de filoselle et l’emmenait au cercle pour faire sa partie. Puis c’était Mme Daubrée qui ayant vu de nombreuses taches de boue sur les parquets de la maison, l’obligeait à se traîner sur les genoux pour ne plus salir le logis.

C’était enfin un tel concours de petites misères, qu’Étienne au réveil resta longtemps à démêler ce qu’il y avait de vrai dans tout cela.

Lorsque ses yeux furent tout grands ouverts, lorsqu’il eut fait la part du rêve et celle de la réalité, il sourit tristement, se disant à part lui :

— Tout n’est pas mensonge dans les songes, et, certes, beaucoup de petites douleurs m’attendent ici. Seulement, puisque je peux espérer y recouvrer la santé, qui est pour les pauvres la première des richesses, prenons-la, et armons-nous de patience, voire même d’un peu d’indifférence : c’est une cuirasse sans défaut.

Ce fut dans ces dispositions d’esprit qu’il vint se mettre à table lorsque la vieille servante l’eut appelé.

— Le petit est arrivé, dit Mme Daubrée en abordant son frère le matin.

— Ah ! répondit l’oncle Isidore d’une voix indifférente.

— Il a bien mauvaise mine, continua la vieille dame, pensant apitoyer son frère en faveur de son petit-fils. Il est pâle, amaigri, et ses yeux ont des éclairs qui certainement lui viennent de la fièvre.

— C’est là, dit sentencieusement M. Letourneur, le fruit ordinaire de l’inconduite, le résultat d’une vie désordonnée.

Mme Daubrée n’osa plus rien ajouter tant elle craignait d’aggraver la position d’Étienne. Elle se contenta de faire mentalement une prière pour le pauvre enfant, le recommandant à son patron et à tous les saints du paradis, puis elle se dirigea vers la salle à manger pour regarder un peu l’ouvrage fait depuis le matin, par la couturière qu’elle avait mise à l’œuvre avant de partir pour la messe.

Cette jeune fille, — c’était une jeune fille, — était tout à fait une enfant du peuple. Son père était portefaix, sa mère vendait des oranges ou des fruits, selon la saison, dans une petite boutique sur le marché, et ce n’était certainement ni dans la société de l’un, ni dans celle de l’autre, qu’elle avait puisé la timidité et la retenue dont elle avait la réputation de faire preuve dans les maisons où elle travaillait à la journée.

Toute mince, d’une extrême délicatesse, elle avait été jugée trop faible par ses robustes parents pour faire autre chose que tirer l’aiguille. Mise en apprentissage chez les dames de la Miséricorde, communauté où s’exécutaient les travaux de fées de la ville, elle était vite devenue une des plus habiles parmi les plus habiles, et toutes les ménagères soigneuses de leur linge se l’arrachaient pour raccommoder, mettre en ordre et repasser leurs lessives,

Mme Daubrée, sa vue baissant avec l’âge, n’avait pas été une des dernières à rechercher l’ouvrière ; mais elle était si courue, que l’influence même de M. l’abbé, qui avait en grande estime les habitants de la Chartreuse, dut être mise en réquisition pour obtenir cinq ou six journées par mois, pendant lesquelles Mme Daubrée, aussi fière qu’heureuse de ce résultat, mettait de cinq heures du matin à huit heures du soir, le temps de Mariette à profit.

Mariette était petite, brune, vêtue tout à fait comme les grisettes du Midi avant l’invasion des toilettes parisiennes. Elle portait une robe d’indienne de couleur sombre, avec un large tablier de cotonnade à mille petits carreaux d’un bleu gris très-foncé. Un mouchoir de cou dans lequel le rouge dominait, se croisait sur sa poitrine, les deux pointes en étaient maintenues par la ceinture et les cordons du tablier.

Elle était coiffée d’un mouchoir à grands carreaux de couleurs éclatantes qui ne laissait passer sur ses tempes qu’une partie de ses bandeaux bien lissés et le bout d’une petite oreille ornée de ces larges pendants qu’on appelle des « roues », parce que ce sont de grands cercles d’or relevés par une boule de même métal juste à l’endroit du fermoir.

La façon dont on traite ce petit monde d’ouvrières dans Candelair et dans les environs, n’est pas tout à fait la même que celle dont on en use à Paris et dans maintes grandes villes.

À Candelair, la couturière ne dîne généralement pas à la cuisine ; elle a dans presque toutes les maisons bourgeoises son couvert mis à la table des maîtres, seulement celles qui tiennent à être bien vues, ainsi qu’à conserver leurs pratiques, n’ouvrent la bouche que pour manger et dire « merci » quand on les sert. Elles se lèvent ensuite sans bruit, quand on apporte le dessert, pour retourner à leur ouvrage, qui est assez généralement installé sur deux chaises, dans l’embrasure d’une des fenêtres de la salle à manger.

Mariette était une couturière accomplie, se taisant modestement, se levant à point ; aussi avait-elle sa place à la table de M. Letourneur, et son ouvrage dans l’angle d’une fenêtre.

Ma petite, dit Mme Daubrée en arrivant près d’elle, encore tout émue des terribles paroles prononcées par son frère, faites une prière à la sainte vierge en vous joignant à moi d’intention.

Elle s’assit à côté de Mariette et murmura une oraison tout en prenant la couture de la jeune fille et en l’examinant avec soin.

— De tout mon cœur, madame, dit Mariette qui fit avec un grand recueillement le signe de la croix et la prière demandée.

Mme Daubrée et Mariette finissaient leur prière à la Vierge au moment où la servante mettait la soupe sur la table, au moment où l’oncle Isidore et Étienne entraient chacun par une porte différente.

— Bonjour, mon oncle, dit le jeune homme fort tranquillement, quoi qu’il vît le vieux garçon déplier sa serviette avec certains petits mouvements qui dénotaient chez lui une grande préoccupation.

Après avoir étalé le linge blanc sur ses genoux, M. Letourneur crut devoir enfin répondre au bonjour de son neveu. Levant sur lui ses yeux sévères qu’il avait jusque-là tenus attachés sur la table, il dit d’une voix brusque :

— Ah ! c’est vous, monsieur le mauvais sujet ! c’est bien ; vous voilà de nouveau sous notre aile. Espérons que vous n’y continuerez pas les dettes si bien commencées à Paris.

— Il est sûr, mon oncle, reprit le jeune homme, que si la Providence m’avait donné chaque jour une soupe aussi bonne que celle-là — il prenait avec sa cuiller le potage qu’on venait de lui servir — à l’heure qu’il est je ne devrais rien à personne, et je ne vous mettrais pas dans la dure nécessité de me faire de la morale.

Étienne, là-dessus, se mit à déjeuner avec un calme parfait, au moins en apparence, tandis que son oncle, trouvant l’occasion bonne, entamait le discours qu’il avait préparé de longue main. Mais le jeune homme s’était si bien promis de rester calme et indifférent, que n’eût été son attitude respectueuse, on eût juré qu’il n’entendait pas un mot de ce qu’on lui disait.

La grand’mère écoutait avec l’attention religieuse qu’elle prêtait aux sermons de son curé. Elle pensait, à part elle, qu’il fallait qu’Isidore eût cent fois raison pour qu’Étienne reçût ainsi, en toute humilité, les reproches que lui adressait son oncle. Toutefois, en se reportant à son anxiété du matin, elle était fort soulagée de voir les choses prendre un chemin si parfaitement uni.

Le déjeuner et la morale touchaient à leur fin sans autre encombre, lorsque deux personnes firent à la fois irruption dans la salle à manger. D’un côté Lou-Pitiou dont la retraite avait été découverte, de l’autre la vieille bonne qui en mettant en ordre la chambre d’Étienne, avait fait sortir le chien de dessous le lit et avait allongé sur sa maigre échine un maître coup.

La douleur fut si vive que la mémoire du pauvre animal en fut troublée. Pour fuir en quelque endroit que ce fût, le manche redoutable dont la servante était armée, il se jeta tête baissée — ne se souvenant plus des êtres du logis — au travers de la première porte demi-ouverte qu’il rencontra sur son chemin.

— Qu’est-ce à dire ? demanda l’oncle Isidore, en se retournant vers la vieille fille qui, d’un air menaçant, tenait son balai au port d’armes. Depuis quand fait-on pareil tapage autour de moi !

— C’est cette vilaine bête, répondit la servante en poursuivant le chien jusqu’entre les jambes de ses maîtres, où il avait été se réfugier.

L’oncle Isidore eut vite compris de quoi il s’agissait, en suivant sur le parquet, d’habitude si brillant, des traces de pattes peu soignées, et en lisant de l’inquiétude sur le visage de son neveu.

— Passe-moi ma canne, dit-il à sa servante, qui s’empressa de lui obéir, pendant qu’Étienne, à bout de patience, s’écriait :

— Ne le battez pas, mon oncle : je vais le faire sortir, moi.

— Je n’ai besoin de personne pour être maître en mon logis, monsieur, tâchez de vous en souvenir, répondit fièrement M. Letourneur.

La grand’mère prit sous la table le coin du vêtement de son petit-fils et le força à se rasseoir. L’oncle s’était baissé, déjà armé de la canne qu’on venait de lui remettre ; mais, ne découvrant rien, il se leva pour interroger chacun du regard.

Revenue à sa place avant tout ce trouble, Mariette n’avait pas levé la tête de dessus son ouvrage. Elle tirait l’aiguille avec une régularité fort exemplaire, vu l’orage qui grondait autour d’elle.

Ses pieds systématiquement appuyés sur un petit banc de bois étaient recouverts du bas de sa robe de toile, et la pièce dans laquelle elle taillait les chemises de l’oncle Isidore, aux trois quarts déployée dans la partie qui restait libre entre elle et la fenêtre, montait en plis nombreux et confus jusqu’à la hauteur de ses genoux.

Quand le pauvre Étienne, en faisant de ses yeux inquiets le tour de la salle à manger, arriva jusqu’à Mariette, elle échangea avec lui, sans faire un seul mouvement de tête, un regard si clair, quelque chose de si audacieux, que le jeune homme en fut surpris ; mais il se remit tranquillement à sa place à côté de Mme Daubrée.

Lou-Pitiou venait de trouver un protecteur autrement puissant que lui.

L’oncle Isidore reprit avec satisfaction son discours au point où il l’avait interrompu, après que sa sœur, dont la bonne foi, en donnant cette explication, était complète, lui eut dit que fort probablement le chien était sorti par où il était entré, puisque la porte se trouvait encore ouverte. Letourneur interrompit la mercuriale qu’il adressait à son neveu pour prendre son café avec tout le recueillement qu’il apportait à cette importante occupation.

On était encore dans ce demi-silence qui suit les repas heureux, lorsque la domestique vint dire à Mariette que la femme de chambre de Mme Malsauge désirait lui parler.

Mme Daubrée relevait déjà la tête, comme pour calculer le temps que tout ce dérangement pourrait bien faire perdre à son ouvrière : mais celle-ci répondit, sans faire mine de se déranger :

— Je sais ce que me veut Mme Malsauge. Dites, je vous prie, à sa bonne, que je passerai chez elle ce soir, après ma journée. Le plus souvent, ajouta-t-elle à demi-voix, que je vais lâcher comme cela une piqûre au beau milieu pour que mon linge n’ait pas bonne grâce ! On a besoin de gagner sa vie, c’est vrai ; mais cela n’empêche pas de tenir à la réputation de son aiguille.

— Pauvre bon cœur ! pensa Étienne, en jetant malgré lui un coup d’œil vers la jeune fille.

— C’est là une ouvrière ! murmura Mme Daubrée à l’oreille de l’oncle Isidore qui, après avoir joui de la béatitude que procure un bon dessert suivi d’un fin moka lentement savouré, demanda ses gants, son chapeau et se mit en devoir d’aller faire son tour par la ville.

Quelque affection qu’eût Mme Daubrée pour son frère, elle ne voyait jamais arriver ce moment sans une certaine satisfaction. Letourneur étant là, il n’était guère possible de se mettre à causer soit avec la domestique, soit avec l’ouvrière, les jours où elle était à la maison, ou du moins de causer d’une façon suivie. Il fallait à tout instant, à tout propos s’occuper du maître : les mille petits soins qu’on lui rendait absorbaient tout le monde.

Ce n’était pas que lui-même fût indifférent à ce que pouvait apprendre la bonne en allant au marché, la couturière dans les maisons où elle travaillait ; mais il était despote, le cher homme, même dans les petites choses. Aussi, pour être plus à l’aise, Mme Daubrée attendait-elle toujours qu’il fût allé faire son tour de ville avant d’entamer une conversation un peu suivie sur ses voisins ou ses voisines.

— Vous travaillez donc chez Mme Malsauge ? demanda Mme Daubrée à la jeune fille, aussitôt qu’elle se trouva seule avec elle, car Étienne, qui avait pris un livre et s’était assis dans un coin, ne comptait pas.

— Oui, madame, répondit laconiquement Mariette.

La jeune fille, connaissant l’humeur de la dame, ne voyait pas sans une certaine crainte s’ouvrir le chapitre des causettes.

— Alors, vous devez savoir si tout ce qu’on dit sur son luxe et sa façon de vivre est vrai ?

— Je ne sais rien du tout, madame, répondit-elle du même ton indifférent.

— Je ne vous ai jamais vue si muette que cela, reprit Mme Daubrée en faisant un geste de profond étonnement.

Mariette rougit jusqu’à la racine de ses cheveux. En un instant son visage était devenu presque aussi éclatant que les fleurs de son mouchoir de cou. Le reproche, quoique fait amicalement, la touchait, car elle passait et à juste titre pour la gazette la mieux informée de toute la ville.

C’était peut-être la première fois qu’elle répondait d’une façon aussi laconique, et l’étonnement de Mme Daubrée était parfaitement justifié.

— Mon Dieu ! s’écria l’ouvrière en brisant son fil, cela n’arrive qu’à moi. J’ai une boutonnière à finir et chaque fois que je parle dans ces moments-là je ne fais que des maladresses.

Puis reprenant l’aiguille, elle s’appliqua avec un acharnement qui ne laissait de place à aucune question, à aucune réponse.

Mme Daubrée avait toujours beaucoup à faire dans la maison voyant qu’il n’y avait pas moyen, pour le moment, d’entamer sa chère causerie, elle se leva pour donner à la servante ses derniers ordres à propos du dîner de « Monsieur. »

À peine Mariette entendit-elle que Mme Daubrée était en plein dans les recherches minutieuses dont elle entourait le menu destiné à l’oncle Isidore, qu’elle arracha Étienne à sa lecture.

— Sautez vite au jardin, dit-elle ; regardez s’il n’y a personne et conduisez Lou-Pitiou jusqu’à la porte, afin qu’il ne fasse pas quelqu’autre méchante rencontre.

La salle à manger était au rez-de-chaussée ; la fenêtre donnait sur les couches où le jardinier faisait ses semis : Étienne eut vite enjambé.

Mariette, pendant ce temps, ayant lestement relevé cet amas de percale qui obstruait l’embrasure de la fenêtre dans laquelle elle était assise, Lou-Pitiou apparut, tout poilu, tout bourru, tout hérissé, sa langue rose pendante, au milieu du linge blanc. La jeune fille le prit dans ses bras et le fit passer à Étienne qui, sans nul respect pour les laitues naissantes et les choux qui apparaissaient à fleur de terreau, marchait sous la fenêtre comme au beau milieu d’une allée.

Quand il eut rendu son ami aux pavés de la rue, demeure habituelle du Pitiou, il revint en toute hâte trouver Mariette. Il sentait qu’il lui devait des remercîments pour son bon cœur, son adresse et son action courageuse.

Il n’est jamais pénible de rendre des actions de grâces à une jolie fille, fût-elle couturière. Aussi le jeune homme mit-il une très-grande vivacité à accomplir ce devoir.

— Il ne faut pas si fort me remercier, répondit Mariette. Ce n’est pas tant pour vous que pour lui que je me suis exposée à me mettre mal avec Mme Daubrée.

— Vous aimez donc Lou-Pitiou ? demanda Étienne, curieux de savoir si en son absence Lou-Pitiou s’était donné à une autre affection.

— Pas plus qu’un autre chien, reprit Mariette ; mais je n’aime voir battre ni les bêtes ni les gens.

— Hé ! vous causez donc maintenant, s’écria Mme Daubrée, en mettant sa chaise à côté de celle de l’ouvrière.

— Ma boutonnière est finie, répondit Mariette avec un grand sérieux.

— Eh bien et la belle étrangère, la belle Mme Malsauge ! Est-il vrai qu’elle ne se lève jamais avant onze heures ou midi, et qu’elle n’est quelquefois pas couchée à une heure du matin ?

— Tout cela est vrai, madame. Elle se lève fort tard ; et le soir, quand je veille pour finir quelque ouvrage, qu’elle veut pour le lendemain, je l’entends chanter et faire de la musique. Toutes les nuits ressemblent à des jours de fête chez elle. Quand je m’en vais, fût-il même bien tard, quelquefois minuit, quelquefois plus, on n’a pas dans la maison l’air disposé à aller se mettre au lit.

— Ah ! Seigneur ! comment ces gens-là peuvent-ils tenir à la vie qu’ils mènent, dit Mme Daubrée en levant les mains et les yeux vers le ciel, comme si elle avait assisté au renversement de toutes les choses établies.

— Mais, fort bien, je vous assure, reprit Mariette. Dans cette maison on se porte à merveille ; on est toujours d’une humeur charmante. Monsieur est fort sérieux ; madame est comme un papillon en mouvement ; les choses n’en vont pas plus mal pour cela. Au reste, si monsieur est sérieux, cela tient sans doute à sa position plus encore qu’à son âge ; car être receveur général n’est pas la moindre des choses.

— Je le crois bien, reprit Mme Daubrée, c’est une des grosses positions de Candelair.

— Nous n’avons pourtant pas encore eu un receveur général menant ce train-là, reprit Mariette.

— Le fait est, ajouta Mme Daubrée, que tout le monde en parle. On dit que c’est un luxe dans cette maison !

— On ne dit rien qui ne soit, continua Mariette. Mais ce qu’il y a d’étonnant, c’est la générosité de madame et l’habitude qu’elle a d’avoir toujours les mains ouvertes.

— C’est bien ce qu’on m’avait raconté, murmura Mme Daubrée ; pas la moindre économie !

— On dit, madame, qu’ils n’en ont pas besoin, reprit Mariette de ce ton simple, qui donne une si grande force aux choses dites.

L’idée que faisait naître cette réflexion tomba comme un fait étrange devant l’esprit de Mme Daubrée : — n’avoir nul souci de l’économie ! — elle dont l’existence tout entière s’était usée à épargner quelques pièces de cent sous. Ce seul point suffisait à placer Mme Malsauge et M. le receveur général dans un monde qu’elle ne pouvait se figurer et dans lequel son imagination ne pouvait la transporter, quelque effort qu’elle fit.

— Quand il s’est agi de me payer mes journées, la femme de chambre de madame n’a jamais voulu me donner douze sous ; sa maîtresse, m’a-t-elle dit, n’entendant pas qu’on travaillât pour elle sans recevoir de salaire. Elle m’a donné deux francs, ainsi que sa maîtresse le lui avait ordonné. Si madame a un caprice, s’il lui prend fantaisie d’avoir un chiffon pour le lendemain, on me fait passer la nuit et on me paye en conséquence.

Je mange avec la femme de chambre, et c’est d’elle que je tiens le grand secret de leur passage à Candelair.

— Comment, leur passage ? demanda curieusement Mme Daubrée.

— Oui ; je me suis laissé raconter qu’on n’avait envoyé monsieur ici que pour pouvoir le faire arriver plus tard à un autre endroit.

— Cela ne me paraît pas bien clair, ce que vous me dites-là, ma petite, reprit Mme Daubrée.

— Je n’y ai pas non plus compris grand chose, continua la jeune fille ; mais j’avais pensé que vous, madame, qui savez par M. Letourneur les choses qui concernent tous les employés, vous me donneriez l’explication de ces paroles qui m’ont été dites en grand mystère et que je vous rapporte très-fidèlement.

— Ah ! si la chose est ainsi, nous demanderons ce soir des éclaircissements à mon frère, car il sait toutes ces choses-là, à coup sûr.

— Il n’est pas nécessaire d’attendre jusqu’à ce soir, interrompit Étienne, qui, tout en ayant l’air fort absorbé par sa lecture, ne perdait pas un mot de la causerie des deux femmes ; je puis vous aider à percer ce mystère, qui est la chose la plus simple du monde.

Ce fut au milieu de l’attention générale qu’il continua :

M. Malsauge est sans doute un homme riche, tenant, par lui ou par sa femme, à des familles influentes ; et, comme pour arriver à être général il faut quelque peu passer par les grades inférieurs, on l’a envoyé faire ses premières armes à Candelair.

D’un homme qui n’est rien, qu’un homme riche ou allié à de grandes familles, on ne peut décemment et sans aucune raison apparente faire un des hauts dignitaires de l’État. Tandis qu’il n’est que justice de nommer à une grande position M. le receveur général pour le récompenser des services qu’il aurait pu rendre dans son département ; quand on ne lui devrait un dédommagement que pour lui avoir fait habiter Candelair !

Étienne était du nombre de ces jeunes esprits inquiets et ardents pour lesquels la vie s’est montrée sévère et aride sous tous ses aspects, mais qui sentent avec cette avidité du bonheur rêvé, qu’il est d’autres mondes et d’autres horizons que ceux auxquels ils se sont heurtés.

Capables de comprendre toutes les joies, faits pour traduire toutes les jouissances, ils portent en eux cette douloureuse et immense faculté d’être à la hauteur de toutes les positions, tandis qu’ils ne sont que les esclaves de la nécessité et les mercenaires du pain quotidien.

Toutes ces pensées se heurtant plutôt comme un sentiment que comme un raisonnement dans ces jeunes esprits fatigués de travail et de rêves inassouvis, y laissent une certaine aigreur qui leur fait juger peut-être un peu sévèrement les heureux de ce monde.

— Et voilà pourquoi M. Malsauge est de passage à Candelair, continua Étienne après quelques secondes de silence.

Je n’assurerais pas que Mme Daubrée comprit parfaitement l’explication de son petit-fils ; mais elle parut s’en contenter.

Mariette, la fille du peuple, la méridionale, dont l’esprit n’avait été plié à aucun joug, ni amoindri par aucune contrainte, Mariette eut vite, je ne dirai pas compris, mais deviné.

Aussi répondit-elle au jeune homme, charmé de trouver quelqu’un avec qui causer :

— Ma foi, monsieur Étienne, que ce soit par droit ou par faveur que M. Malsauge soit ici ou aille à un autre endroit, la bonne fortune n’a point si mauvaise vue qu’on le dit, car ce sont de bonnes âmes que le mari et la femme ; ils font beaucoup de bien, et le font si gracieusement, qu’on n’est point honteux d’être leur obligé. Nous pouvions avoir à leur place des avaricieux, des méchants ! Il n’en manque pas déjà à Candelair de ces gens qui coupent un sou en liards pour faire la charité à quatre personnes à la fois.

Quand on est autour de ceux qui sont doux à servir, je dis qu’on n’a pas à se plaindre, que ce serait être ingrat envers la Providence et envers eux, que de chercher de quel droit ils sont heureux… — Il est vrai que Mme Hélène Malsauge aime la toilette ; mais cela fait travailler les ouvrières. Elle s’amuse beaucoup ; elle chante, fait danser chez elle le plus qu’elle peut ; on donne souvent à dîner aussi ; mais elle est si peu ennemie du plaisir des autres, qu’on ne saurait sans méchanceté lui faire un crime de celui qu’elle prend.

— Vous allez mieux aimer cette nouvelle venue, à elle seule, que vos anciennes pratiques toutes ensembles, reprit Mme Daubrée, qui, sans le faire paraître, était un peu jalouse de se voir éclipsée par cette étrangère jusque dans l’esprit de son ouvrière.

Mme Hélène Malsauge était en effet une femme du monde, qui l’aimait beaucoup, et ne savait y renoncer tout-à-fait, même à Candelair, où il n’y avait pas moyen de réunir ce qu’on appelle à Paris une brillante et nombreuse société.

Le préfet, le général, quelques magistrats auxquels elle joignait ce qu’on appelle des fils de famille, quelques jeunes gens danseurs de bonne volonté, et parmi cette population flottante qui tient les places données par le gouvernement, un choix des plus mondains et des plus, acceptables, tels étaient les éléments dont se composaient les réunions de Mme Malsauge.

Les dîneurs se recrutaient parmi les gens sérieux : le conseil municipal, le conseil général, les gens les plus en fortune, en nom et en position de la ville.

M. le receveur était, dans Candelair, un homme d’importance, et Mme Malsauge, l’élégante, la lionne par excellence.

Jugez, si l’on parlait d’eux et de l’impression qu’ils faisaient dans la ville !

Étienne qui venait de Paris, qui avait laissé courir ses rêves au travers de toutes les merveilles interdites aux pauvres et aux travailleurs, Étienne reconnut une femme du monde, hanté par son esprit aux heures des folles espérances, dans cette étrangère dont le luxe, la beauté et la générosité faisaient tant de bruit dans Landerneau.

Cette imagination de vingt ans, rendue inactive par l’ineptie de son entourage, se jeta dans les interminables entretiens que les hommes jeunes ont, dans le secret de leur âme, avec les femmes dont leur esprit s’occupe. Ainsi sans avoir jamais vu Mme Malsauge, il en parlait souvent à Mariette, qui répondait volontiers ; il y pensait bien plus souvent encore.

Étienne et l’ouvrière étaient rapprochés par cette grande cause de sympathie qu’ils étaient jeunes tous les deux, et que malgré ce que l’on pourrait appeler la dissemblance de leurs positions dans le monde, il y avait entre eux de grands points de rapport.

Du côté d’Étienne, la dépendance et la gêne perpétuelles dans lesquelles il avait été élevé, le besoin de travailler pour vivre où se trouvait Mariette, ainsi que la nécessité de ne froisser personne, afin d’avoir de l’ouvrage du plus de monde possible, les avaient classés dans les êtres soumis au bon ou au mauvais vouloir des autres.

Cette similitude de dépendance en avait fait des alliés qui, sans s’être rien promis ni rien juré ; sans être convenus d’aucun point, se tenaient la main en toutes circonstances et chaque fois que l’occasion s’en présentait.

Cette union avait commencé du premier jour, et Lou-Pitiou en avait été le prétexte.

Étienne, qui s'était remis à aller sur la montagne au lieu de rester au logis, faisait, les jours où venait l’ouvrière, trêve à ses habitudes, et Mme Malsauge faisait presque toujours aussi les frais de la conversation.

La jeune fille s’en aperçut à la fin et s’en montra un peu contrariée.

Si elle s’était un moment écoutée, si d’après les préceptes de sagesse qui lui avaient été donnés au couvent, elle eût tourné sept fois sa langue avant de parler, il est fort probable qu’elle n’aurait rien dit. Mais le dépit aidant elle oublia la mesuré et s’écria en faisant la moue d’impatience :

— Franchement, ce que je vois et entends chez Mme Malsauge ressemble au chapelet ; vous me le faites réciter sur tous les tons et vous ne vous en lassez jamais. Allez-y voir vous-même, cela vaudra mieux.

Étienne, sans trop s’en rendre compte, trouvait dans ses causeries avec Mariette, de longs sujets de rêverie pour ses promenades solitaires. Il fut vivement contrarié du tour que prenaient les choses, mais sentant bien qu’il n’y avait aucune protestation à faire, il se leva, prit son chapeau de feutre, et dit à la jeune fille en se retirant :

— Puisque cela vous ennuie de causer avec moi, je ne reviendrai plus. Adieu, Mariette !

Il resta dehors jusqu’au dîner, revint pour se mettre à table, juste en même temps que l’oncle Isidore et que sa grand’mère, se retira aussitôt après le dessert pour monter dans sa chambre, car il pleuvait.

La jeune fille l’entendit aller et venir au-dessus de sa tête tout le temps que dura la fin de sa journée, qu’elle n’avait du reste jamais trouvée ni si longue, ni si triste.

Elle aurait voulu, après avoir témoigné sa mauvaise humeur au jeune homme, le voir rester près d’elle. Elle eût été bien aise qu’il tentât de lui prouver que Mme Malsauge n’était pas le seul intérêt qu’il trouvait à causer avec elle.

Quelle est la femme qui n’aime pas à être écoutée un peu pour elle-même ?

Mariette passa du dépit à la tristesse et presque au chagrin, quand elle vit avec quelle facilité Étienne l’oubliait, surtout lorsque, par sa brusque retraite après dîner, il lui eût montré le peu de cas qu’il faisait d’elle, quand la veille encore, il restait dans la salle à manger jusqu’au moment où elle quittait son ouvrage.

En s’en allant elle avait des larmes dans les yeux ; sa vanité avait été blessée, et l’on sait combien chez les femmes cette partie susceptible est près du cœur. Aussi elle en était arrivée, tant son dépit était douloureux, à se demander si elle n’aimait point un peu ce beau garçon avec lequel elle se plaisait tant à causer.

Elle ne fit pas, ce soir-là de réponse à la question, mais elle songea on se couchant, et un peu, une fois qu’elle fut au lit, avant de s’endormir, qu’il y avait des femmes bien heureuses de pouvoir ne penser à rien autre chose qu’à leurs toilettes ou à leurs plaisirs ; que celles-là, tous les jeunes gens les regardaient, s’en occupaient, sans doute ; les aimaient ; que la richesse était un beau cadre pour une femme et que son mouchoir de cou, quelqu’éclatant qu’il fût, ne lui donnait pas l’allure que lui aurait donnée, sans nul doute, une dentelle ou une riche broderie.

Il en advint dans son esprit un secret levain de jalousie contre les femmes riches, contre toutes les dames en général et quelque chose de plus particulier touchant Mme Hélène Malsauge.

Quoique rien ne l’aveuglât sur la beauté pas plus que sur le mérite de la jeune femme, elle lui en voulait de son premier dépit. Elle ne pouvait la considérer dans ses toilettes élégantes, dans sa joie de chaque jour, sans envier de toutes ses forces ce que sa raison lui démontrait ne devoir jamais lui appartenir.

Les choses allèrent ainsi quelque temps. Étienne, tout en ayant fini par comprendre que c’était une véritable cruauté d’entretenir constamment une jeune femme d’une autre femme qu’elle, tout en n’ayant pas cessé de dire fort gracieusement « bonjour » ou « bonsoir » à Mariette chaque fois qu’il la rencontrait, ne s’était pas autrement remis à causer avec elle

Un beau jour que Mme Malsauge était sortie pour aller elle-même choisir quelques chiffons et qu’elle s’était fait suivre de Mariette, qui devait emporter les étoffes chez elle, les deux femmes, en traversant la promenade assez déserte à cette heure, furent croisées par Étienne, qui, suivi du Pitiou, commençant une de ses promenades quotidiennes que les temps les plus affreux n’interrompaient pas toujours.

En passant à côté d’elles, le jeune homme salua, et Mariette ne put se le dissimuler, le salut était bien pour elle.

Étienne ne connaissait pas Mme Malsauge. S’il l’avait rencontrée seule, il n’eût point osé la saluer, quelqu’envie qu’il en eût eu.

Mme Hélène ne s’y trompa pas davantage.

— Quel est-ce beau garçon qui vous salue, Mariette ? demanda-t-elle, sans en montrer aucun étonnement à la jeune fille, ce dont l’ouvrière lui sut un gré infini.

— C’est M. Étienne Jussieux, le neveu de M. Isidore Letourneur. Je travaille chez sa grand’mère, où il est revenu depuis quelque temps. Il étudiait le droit à Paris, mais il y a été malade.

Ceci ne fut pas dit sans intention. La jeune fille était très-flattée de la politesse qu’elle avait reçue ; mais elle tenait à bien montrer à cette femme, si souvent enviée dans le secret de son cœur, que ce beau garçon qui faisait attention à elle, la fille du peuple, qui la saluait en pleine promenade de Candelair, était un fils de bonne maison.

En nommant la grand’mère d’Étienne, elle voulait faire bien comprendre qu’il n’y avait rien de léger dans ses rapports avec son petit-fils.

— Ce garçon doit être intelligent, continua Mme Malsauge. Il a une belle tête, et n’a point l’allure de tout le monde.

— Je sais qu’il est très-bon et n’a pas la moindre vanité, répondit Mariette, mais je suis trop ignorante pour porter un autre jugement sur lui, et pour parler de choses que je ne connais pas.

— Il ne va donc pas dans le monde, M. Étienne, continua Mme Malsauge : je ne l’ai rencontré nulle part ? Si je l’avais vu, je l’aurais remarqué, très-certainement.

— Je crois qu’il est fort sauvage, répondit Mariette.

— Ah ! dit Mme Malsauge, comme si la chose l’eût étonnée.

— Du moins son oncle le dit. Mais je crois plutôt que, comme ses parents ne reçoivent à peu près personne, il ne connaît pas grand monde. Il sera pourtant riche quelque jour, car M. Letourneur a une belle maison qu’on appelle « la Chartreuse. » Mes parents disent qu’il a pas mal d’argent placé et qu’il en place encore tous les ans. Ce sera quelque jour l’héritage de M. Étienne, etc.

Tout cela avait été arraché à la jeune fille par des « ha ! — comment ? — bien vrai ! » par ces mille petites interjections qui se posent comme autant de questions ; et Mariette s’aperçut enfin que comme Étienne la faisait autrefois parler de Mme Malsauge, Mme Malsauge la questionnait aujourd’hui sur Étienne.

La chose lui déplut autant d’un côté que de l’autre ; la jeune femme cependant avait l’air si parfaitement indifférent, que l’ouvrière ne put se figurer, malgré sa méfiance, qu’un intérêt quelconque ou une arrière-pensée eussent dicté ses questions.

Étienne avait enfin vu cette belle Mme Malsauge dont il avait si souvent parlé et de laquelle il avait fait une des préoccupations de son esprit. Il l’avait trouvée d’autant plus belle, qu’à prendre le mot de « jolie » dans son habituelle et complète signification, elle n’était pas jolie du tout.

Seulement la grâce, chez elle, semblait innée ; elle avait l’allure d’une finesse et d’une distinction exquises, et sa physionomie qui était spirituelle et douce tout à la fois, — ce qui est tout simplement la difficulté vaincue pour un visage de femme, — devait rester profondément gravée dans l’esprit d’un homme habitué comme Étienne à vivre par la pensée.

Les grands yeux bleus, un peu fiers, de la jeune femme, le suivirent donc après qu’il se fût éloigné. Les bandeaux de ses cheveux châtains et sa bouche légèrement pâle, restèrent dans son souvenir comme deux choses charmantes à voir. Il ne se rappelait pas avoir jamais rencontré rien de si parfaitement harmonieux.

En un mot, il était amoureux !

Pour faire bien comprendre comment cet amour était venu, comment, même, il était impossible qu’il, ne vînt pas, il nous faut revenir un peu en arrière, et parler de la vie, de la vie intellectuelle surtout, qu’avait menée Étienne après avoir quitté Paris.

En arrivant à Candelair, il avait le cœur et l’esprit entièrement vides et libres, ce qui est presque toujours une espèce de souffrance et dans tous les cas ne vaut jamais rien pour les hommes de son âge. La solitude dans laquelle il vivait à la Chartreuse venant aggraver encore cet état de choses, il s’était jeté tout entier dans une voie où l’imagination seule est active, où les entraves de la vie matérielle et réelle ne peuvent pins être un frein, toute l’action se passant dans le secret de la pensée.

Rien ne brise et n’use une âme jeune et active comme ce travail incessant dons lequel elle est à la fois la meule et le grain.

Étienne ne tarda pas à faire fi de tout ce qui lui avait semblé autrefois d’énormes jouissances, pour s’absorber complètement dans ce royaume de la féerie que se créent les esprits ardents qui ont constamment été sevrés de tous les plaisirs, de tous les bonheurs et qu’on a brusquement arrachés à toute occupation.

Il n’avait plus ni le désir d’aspirer à son indépendance, ni la force de s’y acheminer par le travail, cette émancipation, souvent lente, mais toujours sûre.

Lui qui avait été si courageux pendant la lutte journalière contre la misère, il ne tentait plus aucun effort : cela eût dérangé sa pensée dans son vol vers les chimères. Il se grisait à ces plaisirs de l’esprit, à ces courses intellectuelles à travers les mondes impossibles, et comme les fumeurs d’opium, il ne voulait point s’arracher à sa contemplation ni à son immobilité, y trouvant un bonheur qui l’avait fui jusque-là.

Malgré le grand air, malgré le bien-être matériel au milieu duquel il vivait, et quoiqu’il eût rompu avec toute espèce de travail, sa santé ne revenait pas ce qu’elle avait été autrefois. La tête usait le corps.

Il avait beau sentir qu’il s’anéantissait dans ces jouissances excessives, il avait pris un tel dégoût de la vie, qu’il ne voulait rien tenter pour se rattacher à ce qui lui plaisait si peu.

Ce n’était pas qu’il fût blasé ; ce n’était pas qu’il dédaignait les plaisirs et les distractions de son âge ; ce n’était pas non plus qu’il fît peu de cas des femmes, de l’amour des jeunes hommes et des jeunes sympathies. Il ne portait pas un esprit fort sous un front de vingt ans, loin de là.

Le pauvre enfant ressemblait plutôt à ces indigents qui contemplent de loin les sébiles pleines d’or étalées derrière le grillage des changeurs et qui, le gousset parfaitement vide, baissant leurs paupières sur leurs yeux éblouis, s’en vont emportant du sable d’or plein leur cerveau, sable précieux que rien n’éparpille, ni les besoins de la vie, ni les désirs, ni les dépenses folles qu’en peut faire l’esprit ; fortune stable, trésor sans fond que l’on brasse, et dans lequel on puise à pleines mains.

Mais que la paupière se relève, que l’œil s’ouvre et regarde de nouveau, l’or revient aux sébiles et la grille se dresse encore, comme une insurmontable barrière, au devant de ces mains vides et avides qui, tout à l’heure, prenaient et donnaient sans compter.

Qui pourrait s’étonner maintenant que l’enfant voulût rester les yeux clos ; et comment ne pas trouver tout naturel aussi qu’Étienne se fût empressé d’ouvrir son cœur et son esprit au premier joli rêve qu’il avait rencontré, non sans le chercher un peu, il est vrai ! Mais tout ne lui avait-il pas été complice, depuis l’oncle Isidore et la grand’mère, jusqu’à cette jolie Mariette qui aurait peut-être bien voulu détourner un peu de cette grande admiration à son profit !

Mme Malsauge elle-même aida au développement de l’amour que sans s’en douter elle avait inspiré.

La jeune femme, quoi qu’elle fît, ne réussissant qu’à moitié à se créer des occupations selon son goût, continuait à étonner chaque jour cette bonne ville de Candelair par son coupé à deux chevaux, par ses toilettes, sa musique et par mille autres choses tout aussi inoffensives, qui, racontées ici, paraîtraient des plus simples, mais qui, là-bas, étaient classées dans les étrangetés.

Par moments — ces moments-là n’étaient pas rares — elle se trouvait fort désœuvrée et eût donné beaucoup pour avoir avec qui causer, ou pour se trouver une occupation digne d’elle.

Elle était dans une de ces mauvaises passes le jour où, courant après un colifichet, elle rencontra Étienne.

Comme Mariette, qui pouvait être crue sur parole en cette occurrence, lui avait dit qu’il était un fils de bonne maison ; comme ses yeux lui avaient rendu du jeune homme un témoignage satisfaisant, et que sa mise fort simple, peut-être un peu négligée, n’avait rien qui sentît l’étudiant ni qui dénotât le fantaisiste, elle pensa qu’il ne lui serait peut-être pas impossible d’apprivoiser ce sauvage ; qu’au reste, il avait l’air beaucoup trop intelligent pour qu’elle négligeât de l’attirer dans sa maison ; enfin Étienne, n’allant chez personne, ce lui serait un succès de vanité de le recevoir chez elle.

Elle s’était bien aperçue qu’il avait avec lui un chien d’une laideur remarquable, quelque chose comme un hideux barbet d’aveugle ; mais cette dissonance, la seule d’ailleurs qu’elle eût remarquée, n’avait pas nui à notre héros. Au contraire, Lou-Pitiou avait quelque chose de si particulier et de si caractéristique, que son image revint souvent à l’esprit de la jeune femme et l’obligea, malgré elle, à penser à son maître.

Celui-ci, d’ailleurs, n’avait point une trop mauvaise position : Du premier coup d’œil on l’avait classé parmi les Parisiens nés, transplantés ou égarés en province.

Mme Malsauge songea bientôt au moyen d’apprivoiser ce nouveau paysan du Danube, et se trouva fort embarrassée quand elle eût appris, par des jeunes gens qui connaissaient Étienne, pour avoir été au collège avec lui, que déjà, à cette époque, il n’avait pas de camarade ; que, depuis, il n’avait eu des relations avec personne, et ne se trouvait, par conséquent, avoir aucun ami qui pût lui faire savoir qu’il serait accueilli gracieusement chez M. le receveur général.

— La chose est par trop drôle, en vérité ! dit la jeune femme entre deux éclats de rire. Et, quoiqu’elle n’eût plus l’air d’y penser, elle poursuivait son idée première avec cette ténacité féminine, qui est une des grandes forces des êtres faibles.

À quelques jours de là on dansait dans le salon de Mme Malsauge, malgré la saison qui était déjà chaude ; mais c’était tout-à-fait en petit comité, presque entre intimes. La conversation était à peu près générale, le nombre des invités étant très-restreint.

Le préfet, homme spirituel et pour le moins aussi ambitieux, avait deviné, avec l’instinct particulier des gens destinés à arriver, que l’influence en même temps que l’alliance sympathique de la jeune femme ne devaient pas être à dédaigner.

En tout bien, tout honneur, il lui rendait donc des devoirs assidus, se pliant de la meilleure grâce du monde aux désirs, aux caprices journaliers de Mme Hélène, ce qui n’étonnait personne dans ce salon parfaitement civilisé : M. le préfet étant du meilleur monde et M. Malsauge sachant qu’il serait du dernier mauvais goût, en même temps que de la plus grande des cruautés, d’empêcher une femme de jouir de tous les avantages attachés à sa jeunesse, à sa position et à sa fortune.

D’ailleurs, il était trop du monde lui-même pour ne pas savoir que le désir de se faire appuyer, si l’occasion s’en présentait, faisait beaucoup plus que l’amour agir les hommes de son âge et de celui de M. le préfet ; puis M. Malsauge avait classé sa femme dans les vertus aimables, c’est-à-dire parmi celles de toutes les vertus qui savent le mieux se garder elles-mêmes.

— Cela n’a pas de nom, monsieur le préfet, que dans un département qui vous est confié, on puisse en plein dix-neuvième siècle, vivre comme un héros de Cooper. On ne sera plus en sûreté à Candelair, si vous laissez la sauvagerie s’y implanter, et, tout en souriant, en jouant de l’éventail, Mme Malsauge considérait son adorateur fort empêché de répondre, ne sachant trop de quel sauvage, non plus que de quel héros on lui voulait parler.

— Et la saison devenant dure aux danseurs, ou n’en saurait trop avoir, continua la jeune femme sans s’inquiéter si ce qu’elle disait était une énigme ou non pour celui qui l’écoutait.

— Je demande humblement quelques explications, dit le préfet.

— Demandez tout de suite un rapport pendant que vous y êtes, répondit Mme Malsauge de sa voix douce quoique toujours un peu mordante, une voix de Parisienne pur sang. Demandez-moi plutôt… tout ce que vous voudrez ; mais des explications ! juste ciel ! n’est-ce pas le plus droit chemin pour arriver à ne jamais s’entendre !

— Non, pas d’explications, puisque cela vous semble une énormité ; mais alors, demandez-moi à votre tour tout de suite ce que vous voulez, dit finement le préfet, et si faire se peut…, lors même que faire ne se pourrait pas, ajouta-t-il plus bas, considérez la chose comme accomplie.

— Moi, demander quelque chose ! se récria Mme Hélène en levant doucement ses deux belles mains presque à la hauteur de son front, comme si elle eût été effrayée par ce qu’elle venait d’entendre. Ne savons-nous pas que moins on demande plus on obtient ! Vous voulez me faire prendre un chemin dangereux, monsieur le préfet ; je ne vous écouterai certainement pas ; mais, ajouta-t-elle en se tournant à demi vers un groupe de causeurs qui était tout près d’elle, je promets une contredanse, peut-être même deux à celui qui me présentera M. Étienne Jussieux, quelque chose comme un habitant de cette montagne-là ; et du bout de son doigt, par la fenêtre ouverte, elle désigna la masse noire de la montagne qui se détachait sur le ciel bleu.

Il est bon de répéter, quoique nous l’ayons déjà dit, qu’il n’y a pas une contrée en France dont le ciel soit plus bleu et plus constamment beau que celui de Candelair.

— Vous me faites la part belle, dit M. Malsauge en s’approchant de la jeune femme ; dès demain j’envoie une invitation à votre sauvage pour votre prochaine réunion. Soyez assurée, ma chère amie, que je réclamerai mes deux contredanses, si, comme je n’en doute pas, je suis assez heureux pour vous le présenter.

Étienne reçut, en effet, une invitation de M. le receveur général, comme en avaient reçu avant lui plusieurs jeunes gens de la ville.

Il fut quelque peu étonné de cette marque de bienveillance et se demanda ce qui avait pu la lui mériter. Mais il n’était pas fat, et quoiqu’il sentît d’instinct que Mme Hélène ne pouvait être tout-à-fait étrangère à ce qui arrivait, il n’en conçut ni vanité, ni espérance, ces deux plantes qui poussent si vite dans l’esprit des hommes de son âge.

Cette invitation lui donna des sensations et des frissons de plaisir analogues à ceux que doivent éprouver les jeunes filles quand elles se voient revêtues de leur première robe de bal.

Ces quelques mots à son adresse, c’était la porte ouverte sur ce monde où ses désirs l’avaient si souvent porté ; c’était le plaisir, la joie, la causerie avec des femmes jeunes, belles — toutes les femmes sont belles quand on a vingt ans — parées. La parure ! quel autre charme pour des yeux avides de couleurs chatoyantes, de lumières, d’épaules et de bras nus !

Quel est l’homme à l’âge d’Étienne, surtout avec la vie monacale qu’il avait menée, qui n’a pas eu des songes tout remplis de ces visions, dignes du paradis de Mahomet ?

S’il en est un, qu’il n’aille pas plus loin : il ne comprendrait pas la douleur du jeune homme quand sa raison lui démontra l’impossibilité de passer par cette porte qui venait de s’ouvrir devant lui, et de pénétrer dans ce salon lumineux, duquel il était forcé de s’exiler lui-même.

— Hélas ! je n’ai pas le droit d’être jeune, d’agir comme ceux de mon âge, se dit Étienne, quand il songea que, pour aller dans le monde, il faut remplir certaines conditions de fortune et d’indépendance personnelle.

Les mêmes raisons qui m’ont empêché de finir mon droit et me retiennent ici, me font solitaire à tout jamais !

Étienne avait une élégance native ; d’instinct, il savait se mettre, ou, pour parler d’une façon plus claire, il aurait su se mettre s’il avait eu l’argent indispensable pour cela. Mais la parcimonie de son oncle, et, avant tout, sa dignité qui l’empêchait de demander quoi que ce soit à M. Letourneur, le réduisaient aux vêtements qu’il avait apportés de Paris.

On sait de quelle façon il vivait dans ce Paris qu’on lui avait si brusquement fait quitter. On ne s’étonnera donc pas quand nous dirons qu’un vêtement de soirée lui ayant paru un luxe fort dispendieux et parfaitement inutile, il n’avait pas d’habit noir, pas plus que de gilet ni de cravate blanche. N’ayant jamais été dans le monde, il n’avait rien de ce qui était nécessaire pour y aller.

Bientôt il comprit que la privation du plaisir qu’il s’était promis n’était ni le seul, ni le plus pénible des sacrifices qui lui restaient à faire.

Quelque bonne qu’elle fût, sa raison de ne point accepter l’invitation qu’il avait reçue, n’étant pas de celles qu’il est permis de faire connaître, il allait se voir forcé de commettre une impolitesse vis-à-vis de M. et de Mme Malsauge, car il n’avait pas plus d’habit pour faire une visite d’excuse que pour se rendre à leur soirée.

Cette position à la fois ridicule et pénible, amena jusqu’au bord de sa paupière une larme de dépit.

Le premier moment de faiblesse passé, Étienne tâcha d’oublier qu’il aurait pu voir de près cette femme dont l’image remplissait tous ses rêves et vivre, ne fût-ce que quelques heures, de la vie joyeuse des heureux de ce monde.

Mais la date du jour marqué pour la soirée de Mme Malsauge semblait s’être gravée dans sa mémoire malgré lui ; elle venait l’absorber quoi qu’il fît.

— C’est aujourd’hui, dit-il enfin, en allant, suivi du fidèle Pitiou s’asseoir dans une ravine de la montagne d’où il apercevait toute la ville à ses pieds, comme d’une bonne loge on voit la scène.

Ce jour-là il était plus préoccupé que d’habitude et resta bien plus tard, malgré l’énergie qu’apporta son compagnon à remplir fidèlement son devoir d’horloge.

Lou-Pitiou, une fois qu’il eût mis sa conscience en repos, s’arrangea le moins mal possible au pied de son ami, où il attendit, sans plus de souci, le bon plaisir d’Étienne.

La nuit était peu à peu descendue sur la ville, et l’ombre gagnait à son tour la montagne. Les maisons de Candelair s’éclairaient les unes après les autres ; ces points lumineux, au milieu desquels il s’en trouvait quelques-uns de mobiles, ressemblant à des étoiles filantes, le firent longtemps rêver.

La maison occupée par Mme Malsauge devint en peu de temps la plus rayonnante de toutes. Le regard du jeune homme resta longtemps fixé sur les grandes fenêtres ouvertes qui laissaient voir des ombres allant et venant dans les salons.

Comme il les envia ces ombres, qui avaient le droit de vivre !

Tout à coup il se leva brusquement : un éclair de raison venait de traverser son cerveau.

— Allons, dit-il, je suis fou ! Arrêtons-nous là ; ne touchons pas au ridicule : n’est-ce pas assez d’être déjà hors la loi commune sans attirer sur moi la pitié de tous ces gens, qui riraient bien en dessous, tout en ayant l’air de me plaindre, s’ils savaient que, faute d’un habit, je suis à regarder de loin mon paradis perdu et à pleurer sur lui.

Il se secoua un peu brusquement puis rentra en toute hâte.

― Qu’est-ce qui a pu te retenir si tard ? s’écria Mme Daubrée, du plus loin qu’elle le vit. Je pense bien que tu ne vas pas nous faire faux bond comme cela à tous les dîners ?

Ton oncle ne serait pas content ! Tu sais qu’il tient à ce qu’on ne manque pas aux heures des repas.

La bonne dame aurait continué longtemps de la sorte si Étienne, peu disposé ce soir-là à écouter l’éternelle litanie, ne l’eût interrompue en la priant de le faire souper et en prenant le dé de la conversation pour l’empêcher de le tenir.

— J’avais très-mal de tête, tantôt, dit-il, et pour tâcher de le perdre j’ai été si loin dans la campagne que je n’ai pu, quelque diligence que j’aie faite au retour, arriver plus vite. La course m’a réussi, car je vous reviens affamé, quoique à moitié endormi.

― Tu feras bien d’aller te coucher vite, alors, dit Mme Daubrée, afin que j’en puisse faire autant. — Oh ! les enfants, comme cela dérange dans une maison, murmurait à part elle la grand❜mère qui moins que jamais pouvait s’habituer aux façons de vivre de son petit-fils.

Étienne ne s’endormit pas aussi vite que ses paroles l’auraient pu faire croire ; il se tourna, se retourna longtemps dans son lit avant de fermer les yeux. Sa grande préoccupation était pour le moment de sortir à son honneur de la fausse position où il était vis-à-vis de M. Malsauge.

Le lendemain, il fut levé avant tout le monde, et gagna les champs afin de résoudre en paix le gros problème qui le tourmentait depuis si longtemps.

À peine se trouva-t-il seul, qu’il prit le chemin des jardins, se dirigeant vers la ville basse, où il n’allait guère d’habitude ; mais, quand on part sans but, on ne songe guère à la route que l’on suit.

— Bonjour, monsieur Étienne, dit tout à coup une voix fraiche à quelques pas derrière lui.

Il se retourna et vit Mariette, dont le teint animé disait assez qu’elle avait marché très vite.

Ayant, en effet, aperçu le jeune homme loin devant elle, sans beaucoup réfléchir, elle avait hâté le pas, peut-être bien même un peu couru. Tout cela pour dire « bonjour à ce beau dédaigneux qui ne venait plus causer avec elle depuis si longtemps.

— Eh ! où allez-vous donc comme cela, Mariette ? lui demanda Étienne, qui ne put s’empêcher de sourire en voyant la jeune fille le considérer curieusement, comme si elle le voyait pour la première fois.

— Mais, en journée : voilà cinq heures qui s’approchent.

— Vous faites bonne mesure de votre temps, poursuivit Étienne, car il s’en faut au moins d’une grosse demi-heure.

Mariette ne répondit pas. Elle baissa sa main jusqu’à la tête du Pitiou et se mit à lui rendre une caresse pour toutes celles qu’il lui faisait depuis qu’elle était là.

— Pécaïre ! tu me reconnais toujours, toi, dit-elle d’une voix au fond de laquelle il semblait y avoir un reproche à l’adresse d’Etienne. Tu n’es pas fier, toi, Lou-Pitiou !

Un soupir fut le commentaire de ce discours avec le chien.

— Dites donc, Mariette, est-ce que vous me trouvez fier, moi, par hasard ? demanda le jeune homme en prenant la main de la jeune fille et en la forçant amicalement à le regarder en face.

— Je ne sais pas, reprit-elle toute confuse. C’est peut-être que je vous déplais beaucoup, voilà tout : alors vous n’êtes pas fier. C’est moi qui suis désagréable.

— Hé ! pourquoi ? s’il vous plaît, poursuivit Étienne qui ne tenait pas impunément dans ses mains les mains de la jeune fille, et sentait qu’on n’a pas, non plus, impunément vingt ans.

Ses yeux disaient sans doute quelque chose de tout cela, car la rougeur de Mariette et son embarras augmentaient à qui mieux mieux.

Mariette toutefois était une fille du peuple. Sa timidité n’allait pas jusqu’à la rendre muette, ni plus gauche qu’il ne convenait à la perle des grisettes de Candelair. Aussi reprit-elle en levant les yeux sur le jeune homme :

— C’est que vous me fuyez maintenant. Les jours où je travaille à la Chartreuse, on ne vous voit plus une minute.

— N’est-ce pas vous qui m’avez interdit de vous causer ? demanda un peu malicieusement Étienne.

— Ah ! c’est vrai ; j’oubliais que vous ne savez causer que d’elle, et que je ne suis bonne qu’à vous en entretenir.

Les cils de Mariette eurent grand peine à retenir une larme, moitié dépit, moitié chagrin. Elle fit un mouvement pour retirer ses mains, qu’Étienne tenait toujours, et murmura un mot d’adieu. Elle se repentait déjà d’avoir rejoint le jeune homme et de ce « bonjour « qu’elle avait dit la première.

Mais Étienne ne voulut pas la laisser partir.

— Ma pauvre Mariette, lui dit-il alors, vous êtes trop jolie pour qu’on n’ait pas plaisir à causer avec vous pour le seul plaisir de vous regarder et de vous entendre. Tout ce que vous pourriez dire d’une autre, quelle qu’elle fût, ne vous ferait pas écouter une minute de plus. Vous n’êtes pas à l’âge où l’on prend les confidentes. Rassurez-vous donc, et n’ayez de dépit contre personne, pas même contre moi.

— Cela n’y fait rien, répliqua la jeune fille, qui n’abandonnait pas comme cela son idée ; vous m’avez bien fait parler de Mme Malsauge.

— D’elle comme d’une autre, reprit Étienne avec un peu d’impatience. Que diable me parlez-vous de Mme Malsauge ! Est-ce que je la connais ? Est-ce qu’elle me connaît ? Parlez-moi de vous plutôt. Quel jour venez-vous à la Chartreuse ?

— Qu’est-ce que cela vous fait ? demanda Mariette.

— Vous êtes bien curieuse, dit Étienne, que la brusque question avait amené à réfléchir sur ce qui se passait en lui, et qui s’était avoué qu’en effet cela lui faisait peu de chose. Non qu’il eût été indifférent à la jeunesse et à la beauté de Mariette — la façon dont il regardait la jeune fille prouvait largement qu’il n’en était rien, — mais cette sensation, toute matérielle, toute de jeunesse, si on peut s’exprimer ainsi, n’avait rien remué dans son esprit ; elle n’avait pas été jusqu’à son cœur.

Il sentait bien que lorsqu’il ne tiendrait plus entre ses mains les mains de la fillette, qu’une fois qu’elle se serait éloignée et qu’il ne serait plus sous le charme de son regard caressant, ému, plus rien ne resterait de la sensation qui l’agitait momentanément.

Aussi, dans sa conscience, n’osa-t-il pas lui répondre ce que tant d’autres eussent répondu à sa place : « Cela me fera plaisir, » ni lui dire ce qu’elle semblait chercher : « Je vous aime ! »

L’embarras et la difficulté de la réponse lui furent épargnés par une horloge qui, à ce moment, vint à sonner cinq heures.

Mariette ayant fait un léger mouvement, comme si elle eût voulu se remettre à marcher, les deux mains d’Étienne s’ouvrirent, rendant la liberté à la jeune fille.

Elle n’en profita point.

Secouant d’un geste impatient sa tête brune et mutine, en fille décidée tout à coup à chasser une idée qui l’importune, elle demanda, en s’adressant à Étienne :

— Où allez-vous par là ?

— Est-ce que je sais jamais où je vais quand je sors, répondit-il un peu tristement, ramené par la question de Mariette à cette idée qui n’avait rien de fort gai en elle-même : qu’il ne sortait que pour fuir la maison de son oncle, et qu’il n’avait pourtant au monde d’autre intérieur que celui-là.

— Eh bien ! allons sans savoir où, reprit l’ouvrière, arrêtant ses yeux mutins sur Étienne. Je puis bien me donner une heure de congé ; je prends assez de courbatures à rester assise depuis le premier janvier jusqu’à la Saint-Sylvestre… à moins que je ne vous gêne, en me promenant avec vous, monsieur Étienne, reprit-elle avec timidité, hésitant, ne sachant pas si elle devait suivre ou quitter le jeune homme.

— Ma foi non, Mariette, vous ne me gênez pas, dit Étienne, qui mit gaiement la main de la jeune fille sur son bras. La surprise que vous me faites m’est d’autant plus agréable que je ne m’attendais pas à passer une matinée en si jolie compagnie.

Les deux jeunes gens ne tardèrent pas à rire, à causer, à plaisanter. Mariette donnait joyeusement la réplique pendant les premiers instants du moins, car peu à peu elle devint sérieuse, puis grave, puis triste.

— Qu’avez-vous ? lui demanda le jeune homme, qui crut l’avoir affligée, et s’en voulait déjà d’avoir fait cesser ce joli rire et toute cette joie, premiers éclairs de sa première partie de plaisir.

— Je songe, répondit la jeune fille.

— Ah ! ma foi ! vous n’avez pas la réflexion gaie, reprit Étienne, qui n’avait pas vu sans un certain déplaisir les choses prendre ce tour sérieux.

Mariette le regarda. La contrariété qui se lisait dans ses yeux ne lui échappa point.

— C’est vrai, dit-elle, je vous ennuie. Adieu, monsieur Étienne, promenez-vous seul, je suis de trop sotte compagnie.

Elle fit quelques pas, bien résolue cette fois à retourner en arrière. Mais Étienne l’arrêta en passant un bras autour de sa taille et en l’attirant un peu vers lui.

— Ah ! dit-il, est-ce ainsi que vous m’avez compris ?

Vous êtes méchante, Mariette ; vous semblez me reprocher le plaisir que j’avais. Croyez-vous qu’il m’arrive souvent d’être gai, comme je l’étais tout à l’heure ? M’avez-vous souvent vu rire comme je le faisais ? Non, n’est-ce pas ? Eh bien, ne m’en veuillez pas trop si j’ai eu regret de voir cette joie finir si vite, s’éteindre tout à coup, semblable à un de ces beaux feux de paille que les enfants font à la Saint-Jean.

— Ma foi, dit la jeune fille avec cette finesse un peu narquoise des gens du peuple, nous faisons là tous les deux ce que nous ne faisons pas souvent : moi, des réflexions, vous des éclats de rire. C’est sans doute le peu d’habitude que nous en avons qui l’a fait finir si vite.

― À quoi songiez-vous ? demanda Étienne.

— À ceci, que voilà bientôt six heures ; il est temps que j’aille à l’ouvrage, quel que soit le plaisir que j’aurais à rester encore, tandis qu’il y a tant de femmes qui ont à elles leurs journées entières pour ne faire que ce qui les amuse.

Mariette se prit à soupirer.

— Vous ne m’avez toujours pas dit quel jour vous viendrez à la Chartreuse ? demanda encore le jeune homme.

— Le jour où vous serez décidé à ne pas m’y laisser du matin au soir sans m’y dire un mot, riposta vivement Mariette, dont la gaieté était subitement revenue.

— Tout de suite alors, dit Étienne, qui trouvait grand plaisir à causer en toute liberté avec elle.

Les jeunes filles du peuple ne sont généralement pas prudes outre mesure, ou plutôt elles ne placent pas leur vertu dans les mêmes allures et gestes de convention que les jeunes filles de la bourgeoisie. En un mot, elles sont plus naturelles et plus vraies.

Habituées à voir les personnes de leur classe joindre souvent le geste à la parole dans leurs jeux et leurs plaisanteries, elles s’effrayent d’autant moins de se voir prendre la taille ou la main qu’elles se savent le courage et la force de se faire respecter, s’il arrivait qu’on dépassât la mesure.

Mariette surtout s’effrayait peu à côté d’Étienne qui avait dans les manières la grâce d’un homme bien élevé, avec le charme un peu timide des enfants de son âge.

Cette main du jeune homme autour de sa taille n’était pas une audace. Étienne n’avait pas l’allure entreprenante. C’était tout simplement une caresse, une marque d’affection aussi peu préméditée d’un côté que de l’autre, par conséquent d’autant plus charmante et dangereuse, qu’ils étaient de bonne foi tous les deux dans le plaisir qu’ils éprouvaient.

— Au fait, dit Étienne sans retirer sa main, en regardant Mariette qui ne songeait pas davantage à reprendre sa liberté, pourquoi ne voulez-vous pas que je vous parle de Mme Malsauge ? Quelle contrariété avez-vous à m’en parler vous-même ?

Cette question avait été faite par l’esprit d’Étienne et non par son cœur, qui n’y était pour rien. Mais la rougeur de Mariette, son babil, ses hésitations, ses petits mouvements de tête, lui ouvraient un ordre de sensations tout nouveau auquel il mordait avec toute l’ardeur de sa jeunesse et tout le plaisir que l’on prend à la première émotion de ce genre, laquelle est plutôt une étude, un étonnement, une révélation nouvelle que tout autre chose.

Mariette, sans être plus timide qu’une autre jeune fille dans sa position, se sentit néanmoins fort mal à l’aise en entendant la question si carrément posée par Étienne. Elle ne trouva, dès le premier moment, pas grand’chose à répondre ; elle avait d’autant moins envie de dire la vérité, qu’Étienne la regardait fort curieusement, et que la raison qu’elle eût pu alléguer pour expliquer son déplaisir à parler de Mme Malsauge n’était pas de celles que les jeunes filles aiment à dire en face, à moins d’y être très-fort encouragées et quelque peu aidées.

— Eh bien ? vous ne me répondez pas, reprit Étienne, toujours de cette voix jeune et fraîche qui commandait à Mariette, quoiqu’elle s’en défendît intérieurement.

— Est-ce que je sais, moi, dit-elle, cela me déplaisait ; je vous l’ai dit sans en chercher plus long. Mais, si vous voulez que je vous en parle, pour peu que cela vous fasse autant de plaisir qu’autrefois, reprit-elle d’un air un peu piqué, et comme si elle mettait une certaine satisfaction mordante à prouver au jeune homme qu’elle n’oubliait pas, je me sens assez de charité pour vous en entretenir encore.

Je vous répéterai dix fois plutôt qu’une ce qui se dit chez elle, depuis la cuisine jusqu’au salon. Je vous dirai aussi ce qui s’y fait ; je vous raconterai en détail ses toilettes et ses déshabillés :

Elle avait hier une robe de mousseline blanche, avec des nœuds roses dans les cheveux et dans les garnitures de sa robe. Sa femme de chambre lui avait attaché au cou, aux oreilles et aux bras toute une parure de corail de la même nuance. M. le préfet avait fait remettre chez elle, dans la journée, un bouquet des plus belles roses du jardin de la préfecture. Sa robe était fort décolletée ; mais comme elle est un peu mièvre — je me sers de ce mot parce que c’est elle-même qui l’emploie pour parler de ce que nous autres, gens de rien, nous appellerions bel et bien de la maigreur — elle avait jeté, chiffonnée autour de ses épaules nues, une grande dentelle blanche qui ne laissait plus voir sa… mièvrerie qu’à travers un nuage. Elle avait un éventail rose et blanc.

Quand elle marchait, elle était ravissante. J’ai entendu M. Malsauge lui faire compliment, et lui dire que rien ne lui seyait comme sa toilette de vapeur.

Tout cela avait été débité d’un ton qui ne manquait pas de mordant. La charité de Mariette n’allait pas jusqu’à ôter ce qu’il pouvait y avoir dans sa voix de sec et de cassant, qui faisait penser à un emporte-pièce.

Sans s’être brusquement arrachée du bras que le jeune homme avait passé autour de sa taille, elle ne s’y abandonnait plus avec le même laisser-aller. Dans sa façon de se raidir, comme dans ses paroles, on sentait une sérieuse hostilité. Il était facile de voir néanmoins que la colère n’était pas la seule passion qui grondait en elle : ses yeux, humides malgré leurs éclairs, en disaient plus long qu’elle n’aurait peut-être voulu.

Étienne, cependant, bien que la taille de la jeune fille ne fût plus abandonnée ni souple, la tenait un peu plus étroitement encore.

Sans la laisser achever, ce qui eût pu se faire attendre longtemps, à en juger seulement par la passion et l’action qui allaient chez elle toujours croissant, il prit la parole à son tour, approchant son visage auprès du sien, si bien que comme il avait fallu qu’il se baissât vers elle, elle sentait l’haleine douce et tiède du jeune homme sur ses yeux, sur son front, presque sur ses lèvres.

Il la considérait en même temps fort curieusement, et toute sa physionomie respirait une de ces admirables indulgences, comme la jeunesse seule est capable d’en ressentir une de ces indulgences dont le pardon est toujours prêt à se traduire par une caresse, par un baiser.

Mariette considérait la lèvre rose et humide d’Étienne, qui l’attirait et parlait de si près, qu’il lui semblait respirer ses paroles. Elle se sentait aussi toute prête à pardonner, pourvu toutefois qu’il fît le premier pas.

— Ah ! Mariette, disait Étienne, que vous seriez jalouse si vous aimiez d’amour ; car, moi, que vous n’aimez point ainsi, vous ne pouvez supporter que je parle, par simple curiosité, d’une femme dont chacun s’occupe dans Candelair.

Mariette tremblait, légèrement un peu de dépit, beaucoup d’émotion ; car enfin, pensait-elle sans pourtant se le dire aussi clairement que nous le disons, on ne parle pas de si près aux gens quand ce n’est que pour leur dire de pareilles choses.

— Si vous m’aimiez, que serait-ce donc ? continuait Étienne, qui n’analysait très-certainement pas ce qui se passait chez l’ouvrière, mais qui éprouvait une certaine sensation de bien-être en face de son émotion.

Comme tous les hommes jeunes, qui mordent pour la première fois à cette jouissance : parler en toute liberté, sur l’amour, à une femme qui les écoute, il ne retirait ni n’avançait les dents ; il savourait en entier la première bouchée de ce festin désiré et encore inconnu jusque-là.

— Oui, que serait-ce donc si vous m’aimiez ?

— Il n’en serait ni plus ni moins, monsieur, répondit vivement Mariette en faisant un léger effort pour se dégager ; car je suis tout aussi jalouse dans mes amitiés que je le pourrais être dans mes amours.

— Bien vrai ? demanda Étienne.

— Qui est-ce qui me forcerait à vous mentir ? répondit-elle en levant légèrement les épaules…

— Eh bien ! Mariette, ne soyez pas jalouse et ne tourmentez pas l’amitié que vous me portez. Je ne m’occupe de personne ; je n’aime personne, pas plus Mme Malsauge qu’une autre ; au reste, en ai-je le droit ?

— Est-ce qu’on demande la permission pour cela ! riposta Mariette avec la vivacité qui lui était propre.

— Sans en demander la permission, faut-il au moins espérer ne pas être trop mal reçu. Mais, comme je vous l’ai dit, je n’aime personne.

— Bien vrai ? demanda Mariette à son tour en levant sur le jeune homme un regard radieux.

— Aussi vrai que voilà le premier baiser que je donne, et la première bonne matinée que je passe.

Ce disant, Étienne appuya ses lèvres sur les yeux de la jeune fille ; il les y laissa si longtemps qu’ils n’y voyaient plus clair ni l’un ni l’autre quand il se releva. Quand Mariette, s’arrachant de ses bras, lui dit en courant vers le bout de la rue :

— Voilà sept heures. Je ne puis rester davantage. Au revoir, monsieur Étienne, au revoir !

Étienne ne fit pas un pas pour la suivre, ne tenta pas de la retenir, ne fit rien pour la rappeler. Mais Lou-Pitiou en la voyant marcher si vite, courut après elle et bondit jusqu’à ses mains.

Mariette s’étant arrêtée, se baissa et embrassa le chien entre les yeux, lui rendant ainsi le baiser qu’elle avait reçu d’Étienne, toujours immobile au milieu du chemin, et sur lequel elle attachait, tout en caressant Lou-Pitiou, un regard d’une ardente affection et d’une fierté sans pareille.

Il semblait à Mariette qu’elle venait de remporter une grande victoire sur la belle cliente dont l’attention d’Étienne l’avait rendue si fort jalouse. D’instinct, elle sentait qu’un homme n’oublie jamais ni le premier baiser qu’il donne, ni le premier baiser qu’il reçoit, et cet empire qu’elle voyait bien autrement puissant qu’il n’était en réalité, elle était tout heureuse de l’avoir conquis.

Elle courut presque tout d’une haleine jusqu’à la maison où elle devait travailler, et se mit, comme une brave fille qu’elle était, en devoir de rattraper le temps perdu.

Ses doigts allaient comme le vent ; mais son esprit allait bien encore d’un autre train ! Aussi de subites rougeurs envahissaient de temps à autre son visage et lui faisaient voir double ces points qu’elle dépêchait de son mieux.

Du côté de la basse-ville où elle s’était dirigée, elle ne pouvait aller en journée que chez quelque jardinière. La personne chez laquelle elle travaillait étant, en effet, du peuple comme elle, elle se sentait moins gênée qu’elle ne l’aurait été partout ailleurs, et ne craignait pas de laisser ses pensées aller follement où bon leur semblait.

Dieu seul, au reste, sait tous les sentiers qu’elles parcourent ce jour-là.

À peine l’ombre de Mariette eut-elle disparu après elle au bout du chemin, qu’Étienne soupira tristement. Il sentait que sa solitude lui était pénible à reprendre ainsi brusquement, puis il murmura à demi-voix, comme si son idée habituelle rentrait en possession de sa personne :

— Que j’aurais voulu la voir dans sa toilette de vapeur, avec son bouquet de roses à la main !

Le voilà reprenant, sans y songer beaucoup, le chemin de la montagne, emportant un nouvel aliment à son rêve de chaque jour : Cette parure rose jouant dans cette mousseline blanche le faisait songer.

Quoi qu’il fît, Mme Malsauge passait et repassait devant ses yeux, laissant, bien loin derrière elle, l’image de Mariette, quelque charmante, quelque pleine d’attraits qu’elle pût être.

Rendu à son rêve, Étienne rentra aussitôt en plein dans sa préoccupation. La causerie du matin, son bras autour de la taille de l’ouvrière, tout, jusqu’au baiser mis sur ses yeux, tout fut impuissant à le distraire.

Étienne était jeune, mais il avait déjà souffert. Sa pensée sans cesse concentrée ou comprimée l’avait peu disposé à cette belle et insoucieuse gaieté de la jeunesse qui demande à peine un prétexte pour partir en folles démonstrations.

Il avait l’allure calme, étant de ce petit nombre destiné à faire des hommes sérieux, non d’apparence mais en réalité, et sur la vie tout entière desquels les premières années doivent toujours laisser leurs lourdes influences.

Il grimpa, car son ascension ne pouvait se rendre par le mot monter, jusqu’aux endroits les moins accessibles de sa chère montagne, qu’il connaissait un peu dans tous les coins et dont la flore était pour lui un livre ouvert.

Arrivé où personne autre que lui ne se serait aventuré, il coupa et mit en gerbe ces belles fleurs des hauts sommets qui poussent loin de tous les yeux, à l’abri de la main de l’homme, que Dieu semble avoir faites d’autant plus belles, plus délicates, qu’elles fleurissent et croissent sous son œil, pour lui seul, et paraissent sortir de la montagne comme une action de grâce, une prière embaumée.

Sa moisson terminée, il avait un faisceau de fleurs dignes d’être placées dans une jardinière royale, tant était rare et superbe l’assemblage des couleurs, tant étaient diverses les formes de toute cette famille sauvage.

Lorsqu’il fut redescendu, en compagnie de son fidèle Pitiou, des hauteurs de la montagne, lorsqu’il eut parcouru une fois encore ces sentiers que nul autre que lui ne s’était frayé, lorsqu’il se vit en possession de cette collection que sa rareté rendait vraiment originale et, qu’à bon droit, il pouvait dire sienne, car personne autre que lui n’était assez hardi pour aller la chercher, il eut un mouvement d’orgueil.

Il lui plaisait, à lui qui n’avait ni position ni fortune, d’être ainsi le seul maître d’un jardin gardé par l’impossible, dont seul aussi il pouvait franchir les hautes murailles.

— Voilà ma carte, se dit-il, quand il se trouva dans les chemins frayés ; je mets au défi qui que ce soit d’en envoyer une pareille, ajouta-t-il, en secouant ses cheveux bouclés pour en faire tomber les mousses et les feuilles sèches qui s’y étaient nichées pendant son excursion.

Laissant la nuit envahir doucement la ville, afin de se dérober aux regards des habitants de Candelair dont il savait la langue si prompte à tirer des conséquences des choses qui en ont le moins, il gagna l’auberge de Thomas, en longeant les murailles, pour se mieux dissimuler dans leur ombre, ce qui était un luxe de précautions tout à fait inutile, les rues étant complétement sombres, grâce aux économies d’éclairage que l’on faisait dans cette bonne ville.

Le personnel des hôtels et des auberges de Candelair, comme presque dans toutes les petites villes de province, a toujours dans son sein quelque Figaro en herbe, quelque finot qui comprend à demi-mot et sait, moyennant finances, garder le secret sur les commissions dont on le charge.

L’auberge de Thomas ne manquait point à la tradition ; elle possédait même un valet dont on vantait l’habileté. Ce garçon, plus spécialement attaché à l’écurie, ne fut pas difficile à trouver, pour Étienne surtout, qui savait cette partie de l’auberge sur le bout du doigt pour y être allé souvent chercher Lou-Pitiou.

Il remit aux mains de ce commissionnaire improvisé son bouquet et sa carte, envoyant le tout à M. Malsauge en homme qui sait vivre et qui n’a pas besoin qu’on lui explique qu’il faut pour se permettre d’envoyer des fleurs à une femme, ou en avoir reçu une permission toute spéciale, ou qu’une longue intimité vous en ait donné le droit.

Étienne n’avait parlé à personne de l’invitation qu’il avait reçue. Il ne dit mot de son envoi ; mais son cœur battait à l’idée de savoir ses fleurs dans le sanctuaire habité par la femme de ses rêves.

Ah ! qu’il eût aimé Mariette, si elle eût consenti à lui parler de Mme Hélène, sans colère, sans emportement, sans jalousie ; si elle eût eu surtout le tact de ne pas croire qu’il pouvait aimer Mme Malsauge et de ne pas dire un mot d’amour allant de lui à elle.

Rien ne le blessait autant que de penser qu’on matérialisait son rêve, cela lui était un déplaisir et une souffrance extrêmes. Lui-même, dans ses songes les plus hardis n’avait jamais prononcé, ni songé à prononcer ce mot d’amour qui permet aux fervents de lever les yeux sur l’adorée, de tendre les bras à l’idole, de baiser le bas de son vêtement à défaut de sa main.

Son esprit seul s’était épris de Mme Malsauge, et il y avait bien autrement d’admiration que de tendresse dans le sentiment qu’il avait pour elle.

Qu’on embrassât Mariette, qu’on l’enfermât dans un de ses bras en la serrant contre sa poitrine, qu’on tînt longtemps les mains de la jeune fille enfermés dans les siennes, jusqu’à ce que le regard en vînt à se voiler, tout cela lui paraissait parfaitement simple. Mais que Mme Hélène ne fût pas enveloppée de son charme pénétrant comme d’un manteau de dignité, cela lui semblait aussi tout à fait impossible ; et quoique le souvenir de Mariette, quand il se présentait à son esprit, amenât un frais sourire sur ses belles lèvres un peu épaisses, il n’en conservait pas moins, malgré lui peut-être, une légère rancune à l’ouvrière pour la façon dont elle avait parlé de la jeune femme.

L’oncle Isidore, malgré le peu de place que tenait son neveu dans cette Chartreuse qui lui devait appartenir quelque jour, ne s’était point départi de sa sévérité à l’endroit du Pitiou ; et quoique Étienne surmontant, par amour pour son chien, ce qu’il y avait de pénible pour lui à adresser une demande à M. Letourneur, eût à plusieurs reprises supplié l’inexorable vieillard de lui laisser son ami, il n’avait pu rien obtenir.

L’économie de Mme veuve Daubrée, doublant dignement la sévérité de son frère, il n’y avait pas dans toute la maison une lampée pour le chien. Étienne souffrait de cet état de choses, et chaque soir ce lui était un crève-cœur de voir Lou-Pitiou, après la fidèle compagnie qu’il lui avait tenue tout le jour, s’en aller demander son souper au hasard des rues.

Mais ce qui l’étonnait outre mesure, et lui semblait un mystère difficile à comprendre, c’est que Lou-Pitiou, de maigre et chétif qu’il était à l’époque de son retour de Paris, était à l’heure présente dans un état parfait son poil avait gagné en brillant et en souplesse ce que son estomac semblait avoir perdu en anxiété ; de telle sorte que si Lou-Pitiou était toujours un chien fort laid, c’était au moins une bête bien portante, ne paraissant plus attendre ses repas beaucoup plus de son adresse que de la charité de Thomas, chez lequel il continuait à trouver place au feu et à la chandelle sans que sa générosité se fût jamais étendue plus loin.

Il tenta vainement de percer ce mystère.

Comme tous les mystères, celui-là était entouré de difficultés devant lesquels il courba le front, se contentant d’en admirer les effets sans chercher davantage à en pénétrer les causes.

Mariette, le lendemain de sa rencontre avec Étienne, devait travailler chez Mme Malsauge. Elle s’y rendit donc de bonne heure, selon son habitude.

Les maîtres dormaient encore les domestiques en train de faire les appartements, laissaient les portes et les fenêtres ouvertes, si bien que de la pièce où la jeune fille était assise, elle vit dans le boudoir de Mme Hélène, les fleurs cueillies par Étienne.

Elle qui savait à peu près tout dans la ville, elle ne fut pas longtemps à se dire que chez aucune fleuriste, que dans aucune serre, on ne ferait un pareil bouquet.

À plusieurs reprises, lorsqu’Étienne revenait de la montagne, elle lui avait vu à la main une de ces fleurs étranges ou splendides. Elle savait en outre que dans ce pays de montagnes, nul garçon n’avait le pied aussi sûr que M. Étienne, parce que tout enfant il s’était attaqué aux difficultés de ce grand roc, cherchant comme un aigle, dans les trous les plus inaccessibles, sur les plus hauts sommets, un nid pour abriter sa sauvagerie et ses rêves.

Ce bouquet, c’était donc lui qui l’avait cueilli, fleur à fleur, brin à brin, cueilli pour celle qu’il disait ne pas aimer !

C’était peut-être lui qui l’avait apporté !

Tant que dura le jour, malgré ce qui bouillait et s’agitait en elle, l’ouvrière ne fut rien autre chose que l’ouvrière. Elle ne fit aucune remarque, ne hasarda pas, auprès de la bavarde femme de chambre, une question touchant les fleurs dont la vue et le parfum lui avaient si vivement porté à la tête et au cœur, qu’elle en pleurait en dedans des larmes de rage.

Mais elle se promit d’aller passer la journée du lendemain à la Chartreuse, où elle savait être toujours bien accueillie par Mme Daubrée, lorsque par hasard elle avait à lui donner une journée d’extra, ce qui était considéré par la bonne dame comme une faveur toujours utile au bon état de son linge.

Que la nuit lui parut longue ! que les fleurs de Mme Malsauge lui firent un sommeil lourd, tout chargé de mauvais songes !

Un peu avant cinq heures, le lendemain, elle frappait à la porte de la Chartreuse, afin que Mme Daubrée eût le temps de lui donner son ouvrage, avant qu’on ne sonnât sa messe de chaque jour, à laquelle elle ne voulait pas l’empêcher de se rendre, espérant bien qu’elle aurait le temps de voir Etienne, et qu’elle saurait à quoi s’en tenir sur ce qui l’avait si fort affligé depuis la veille.

Ainsi qu’elle l’avait pensé, le jeune homme ne tarda pas à descendre.

Quand la cloche appela Mme Daubrée à l’église, elle laissa les deux jeunes gens ensemble, ne se doutant pas, la brave dame, de tout l’orage auquel elle laissait le champ libre.

— Bonjour, Mariette, dit le jeune homme en s’asseyant en face d’elle et en tirant légèrement l’ouvrage qu’elle tenait sur ses genoux. Vous êtes bien gentille d’être venue aujourd’hui.

— Vous trouvez ? dit Mariette en levant la tête pour regarder Étienne dont le doux et franc regard eût désarmé toute autre chose qu’une vanité blessée.

— Aussi nous allons joliment causer toute la journée.

— Vous avez bien trop affaire sur la montagne, monsieur, reprit la jeune fille d’une voix émue, pendant que ses yeux lançaient des éclairs, pour que je vous retienne à la maison.

— Moi, à faire sur la montagne, demanda Étienne ne comprenant rien à la colère qu’il sentait couver sous les paroles de la jeune fille, à moins que ce ne soit à m’y rompre les os, ou à y casser le cou de mon pauvre chien, je ne vois guère autre chose qui puisse m’y attirer.

— Vraiment ! dit Mariette. On m’avait pourtant parlé d’une toute autre occupation.

— Et de laquelle ? mon Dieu ! s’écria le jeune homme de la meilleure foi du monde.

— Je me garderai bien d’en raconter davantage, monsieur Étienne, continua Mariette ; vous seriez en droit de me dire que je me mêle de choses qui ne me regardent pas, et je suis trop fière pour me faire remettre à ma place. J’aime mieux y rester de ma propre volonté.

― Ah ! ma chère Mariette ! ne put s’empêcher de dire le jeune homme, que vous étiez plus gentille avant-hier, dans le chemin des Jardins ; que je regrette de n’y pas être encore !

— Vous êtes bien bon de vous en souvenir jusqu’à aujourd’hui, reprit Mariette, qui ne put s’empêcher de rougir en se rappelant cette jolie matinée dont elle avait été si heureuse, si fière tout un jour ; mais, comme nous ne devons pas nous rencontrer par là de sitôt, je pense qu’il est sage que je me mette à l’oublier au plus vite.

— Ah ! ça, Mariette, demanda Étienne, sur quelle herbe avez-vous marché ce matin ?

— Peut-être sur celle que vous rapportez de la montagne… riposta vivement l’ouvrière.

— Du diable si je comprends un mot à tout ce que vous dites, répondit Étienne.

— Demandez à Mme Malsauge de vous aider un peu, vous y serez tout de suite, continua Mariette du même ton sec.

À ce dernier mot, le jeune homme n’eut pas de peine à deviner de quoi lui parlait la jeune fille. Mais blessé de nouveau dans ce que son adoration pour Mme Hélène avait et voulait conserver de mystérieux, il fut quelque temps sans répondre ; puis il demanda doucement, même un peu tristement :

— Qui donc vous a parlé de cela ?

— Croyez-vous qu’il soit besoin que l’on m’épelle les mots pour que je les puisse lire ? dit-elle vivement. Point, croyez-moi, je ne suis pas encore aussi niaise que vous me faites l’honneur de le croire. Au reste vous êtes bien libre d’envoyer des bouquets ; Mme Hélène n’est point empêchée de les recevoir ; cela ne me regarde en rien.

Je travaille là-bas comme ici, ici comme ailleurs, et ma journée finie tout est dit.

Seulement, si l’on se moque de moi, je ne veux pas laisser croire que je n’en vois rien. Je suis bien aise, au contraire, de montrer que j’ai de bons yeux tout aussi bien que de fines oreilles.

— Là ! Mariette, que je vous aimais mieux l’autre matin dit encore Étienne en soupirant.

— Parce que j’étais bête, n’est-ce pas ?

La jeune fille souleva d’un mouvement dédaigneux ses belles épaules, sous son éclatant mouchoir de cou.

— Non, Mariette, mais parce que vous étiez bonne et que j’étais heureux.

— Ta ! ta ! ta ! faites des bouquets pour Mme Malsauge et laissez-moi la paix. Je ne suis pas une demoiselle, moi, pour qu’un monsieur comme vous me parle de bonne amitié. Il y a toujours un peu de moquerie au fond de tout ce que vous me dites. Et je suis sûre que vous vous êtes bien amusé de moi l’autre jour, aussitôt que j’ai eu le dos tourné.

— Mon Dieu, ma pauvre enfant, que vous devez souffrir pour être aussi méchante et déchirer à belles dents tout mon joli bonheur de l’autre matin !

Étienne avait dit cela doucement, de cette voix charmante, irrésistible, qui avait comme son regard un attrait tout particulier. Quoi qu’elle fît, Mariette se sentait gagner à ces paroles affectueuses.

Elle ne répondit pas cependant, dans la crainte que sa voix ne vînt à trahir son émotion. Le jeune homme continua :

— Il me semble que lorsqu’on a de l’amitié pour quelqu’un, — vous m’avez laissé croire que vous en aviez un peu pour moi, — on ne va pas au-devant de toutes les occasions qui se présentent de lui faire de la peine, on ne l’incrimine pas pour le simple plaisir de lui dire des choses désagréables, on ne cherche pas à le blesser en interprétant à faux ses actions et ses pensées.

La jeune fille était fort émue et le dissimulait fort mal, quelque soin pourtant qu’elle y apportât.

— Mais vous n’avez pas d’amitié pour moi, continua-t-il.

— Ah ! pouvez-vous bien dire une pareille chose ! s’écria Mariette en laissant tomber son ouvrage sur ses genoux, pour regarder le jeune homme d’un beau regard humide. Moi qui me ferais couper en quatre pour vous ! moi qui sauterais à pieds joints dans le feu, pour vous faire plaisir !

— Je ne vous en demande pas autant, continua Étienne. Sans être fat, il ne pouvait se dissimuler que la jeune fille avait en effet plus d’affection pour lui qu’il ne voulait avoir l’air de le croire. — Je voudrais seulement que vous me laissiez le plaisir de causer avec vous sans y mêler toujours des mots aigres et méchants, sans être, dès le début, au paroxysme de la colère. Laissez donc à mon oncle, à ma grand’mère, concurremment avec M. l’abbé, le monopole des sermons. Vous êtes trop jolie, ma chère enfant, pour qu’on vous évite ainsi qu’on le fait d’eux, sans en être chagriné.

— Pardonnez-moi, monsieur Étienne, dit la jeune fille en sentant que les larmes allaient couvrir sa voix ; pardonnez-moi ce que je vous ai dit. Ce n’est pas méchamment, au moins ; je ne voudrais pour rien au monde vous voir un chagrin ; mais je serais bien autrement malheureuse, si je savais que j’aie été assez sotte pour vous faire de la peine. Il ne faut pas m’en vouloir : je ne suis pas savante ; je ne suis pas même une fille bien élevée. On ne m’a guère appris autre chose qu’à travailler, et je sais bien que, malgré moi, j’ai quelquefois la façon de parler de ma mère ou de mon père, ce qui n’est guère le moyen de me faire comprendre de vous.

Mariette, tout à l’heure si emportée, si superbe, était tout à coup devenue d’une humilité pleine de charme. Elle levait à la dérobée et presque timidement ses yeux vers le jeune homme, dont le sourire affectueux ne disait pas grande colère.

— Je ne vous en veux certes pas, Mariette, reprit Étienne.

— Voulez-vous m’embrasser pour faire la paix, continua-t-elle, de sa voix timide, presque suppliante, en penchant vers le jeune homme son joli visage tout empourpré et en lui présentant ses yeux, à demi-clos, sous ses paupières roses.

— Vous embrasser !… de tout cœur, Mariette, répondit Étienne en joignant l’action à la parole ; mais faire la paix, ce serait difficile : nous n’avons, je pense, jamais été brouillés.

— C’est pourtant vrai, dit Mariette, qu’on est en colère et qu’on n’est pas brouillé pour cela. Elle se mit à sourire, en montrant toutes ses belles dents.

La pauvre fille s’était offerte de si bonne grâce au baiser de réconciliation qu’Étienne ne pouvait faire moins que de recommencer ; c’est ce qu’il fit aussitôt, pour lui prouver qu’il ne lui en voulait pas du tout, et pour démontrer qu’une double signature n’est jamais de trop au bas d’un traité de bonne alliance.

— C’est donc vous qui avez envoyé le bouquet à Mme Malsauge ? demanda timidement Mariette, pensant qu’une fois la paix faite, il lui était permis d’éclairer cette épineuse question.

— Oui, Mariette, si vous me l’aviez ainsi demandé tout de suite, vous l’auriez su depuis longtemps. Je ne songeais pas à m’en cacher.

― Vous la connaissez donc ? reprit la jeune fille, dont les sourcils se froncèrent légèrement, bien contre son gré au reste.

— Pas du tout, répondit Étienne, mais cela n’est pas une raison.

Ces mots parurent à l’ouvrière comme une énormité. Elle revint à se demander si Étienne ne se riait pas d’elle.

— Ma foi ajouta-t-elle après quelques moments de réflexion qui n’amenèrent aucune lumière à son esprit, je ne comprends rien à toutes ces choses, et je n’avais jamais entendu dire que l’on envoyât des fleurs aux gens que l’on ne connaissait pas.

Tout à coup Mariette crut avoir découvert le lien secret et mystérieux qu’elle sentait exister entre Étienne et la jeune femme.

― Ils se sont connus à Paris, se dit-elle. Aussi, quand Mme Malsauge a été tout à fait fixée à Candelair, M. Étienne a fait le malade là-bas, pour qu’on le fasse revenir. S’il me fait un peu la cour — Mariette voulait être persuadée qu’Étienne lui faisait la cour ; elle ne se fût jamais avoué, même dans le secret de son cœur, que c’était tout le contraire qui existait — c’est sans doute pour que personne ne s’aperçoive de ce que j’ai si bien découvert.

Les idées mauvaises vont vite dans le cerveau des jeunes filles ; elles s’arrêtent difficilement et rarement en face des positions les plus scabreuses, même de celles qui paraîtraient des barrières infranchissables aux plus mauvais.

— Vous vous moquez de moi, monsieur Étienne, dit Mariette d’une voix ferme quoique basse.

— Vous avez le caractère bien quinteux, ma chère enfant, ne put s’empêcher de dire le jeune homme, qu’une tendresse sans bornes n’aveuglait pas sur les défauts de Mariette.

La naissante sympathie qu’il éprouvait pour cette enfant qui, toute jeune, toute charmante, venait au devant de lui ne l’empêchait pas de voir très clair au milieu de ses plus légères imperfections.

— Et puis quel intérêt aurais-je à me moquer de vous ? reprit Étienne qui croyait faire tomber cet autre orage naissant par ces paroles pleines de vérité.

— Quand ce ne serait que la nécessité d’avoir un manteau pour cacher vos amours avec d’autres !

— Mais, ma chère enfant, vous perdez la tête, dit Étienne, qui, au fond, ne laissait pas que de s’amuser un peu de ces colères qui montaient et descendaient comme le lait sur le feu. Vous me faites là une scène de jalousie dans les règles, tout comme si j’étais votre amoureux.

— Ce serait trop d’honneur, en vérité, reprit la jolie fille ; mais, rassurez-vous, nous savons que vous vous réservez pour les belles dames.

— Allons ! fillette, dit Étienne en attrapant au vol le petit doigt de cette main vaillante qui n’avait pas cessé de travailler, quoique Mariette n’eût guère discontinué de parler avec beaucoup d’animation ; allons, faisons encore la paix, j’aime mieux cela.

— Là ! là ! là ! s’il vous plaît, monsieur ! que dirait Mme Malsauge, si elle apprenait que son ouvrière se laisse ainsi embrasser par son amant ?

Ceci avait été dit méchamment et lancé de cette voix stridente, quoique basse, que seules la colère et la douleur réunies savent trouver.

— Mariette ! s’écria le jeune homme subitement métamorphosé, les yeux brillants de colère, la bouche serrée, pendant qu’il avait brusquement arrêté la main de la jeune fille et la forçait ainsi à le regarder en face, Mariette, reprit-il, vous êtes une méchante fille qui ne méritez pas l’amitié d’un brave garçon. Vous êtes une vipère et vous mordez pour le plaisir de mordre. Vous ne blessez pas pour vous défendre, mais pour la seule satisfaction de mal faire.

— Comme vous l’aimez, répétait à demi-voix Mariette, sans même essayer de retirer sa main que le jeune homme serrait outre mesure, oubliant qu’il tenait dans les siennes la main d’un enfant, — comme vous l’aimez !

— Mais, malheureuse fille, je ne la connais seulement pas, cette femme dont vous me faites l’amant.

— Alors, pourquoi vous emporter ainsi ? reprit Mariette.

— Mais d’indignation contre vous, qui êtes jeune, qui me paraissiez être bonne, que j’aimais déjà et que je vois haineuse, envieuse. C’est contre votre esprit vicieux, c’est contre votre âme si facilement ouverte aux mauvaises pensées, contre votre bouche si prompte aux méchantes paroles, aux accusations hideuses, que je m’emporte, que je m’emporterai toujours, je crois.

Il y a si longtemps que je me heurte à toutes les vilaines choses, à toutes les méchantes gens de ce monde, que ma patience est à bout. Vous ignorez encore tout cela, vous ; mais, moi, je suis las de ce que je vois chaque jour ; et, s’il me faut aussi me méfier de ceux de mon âge, alors que j’ai cru, après tant d’autres, que la jeunesse était comme le tabernacle où se conservaient tous les sentiments nobles et bons, chassés d’ailleurs par les passions mauvaises, s’il me faut encore désespérer de l’avenir, après avoir eu un si douloureux passé, la vie ne vaut pas la peine que l’on prend de la défendre.

Hélas ! si les jeunes femmes même ont le cœur vicié, de quel côté nous faudra-t-il donc tourner nos rêves et nos espérances ?

Étienne lâcha tout à coup la main de Mariette, comme s’il eût un moment oublié sa présence. Il se laissa aller sur sa chaise, prit sa tête entre ses deux mains et resta entièrement absorbé dans sa douleur.

Mariette le regardait sans rien dire, désolée du mal qu’elle venait de faire, et s’avouant qu’elle n’avait jamais trouvé Étienne aussi beau que dans sa colère.

Les filles du peuple ne craignent pas les hommes énergiques ; elles ont même une certaine admiration pour leur force, pour leur caractère, et les côtés saillants de la virilité ne les désenchantent point.

Elle se dit tout bas qu’elle n’avait jamais autant aimé Étienne que depuis qu’il lui avait meurtri la main ; et quoique cela fût triste à reconnaître, plus elle le trouvait beau, moins elle voulait partager, par contre, plus elle était acerbe, prête aux répliques violentes, dût-il même en souffrir encore, quelque douleur qu’elle dût au reste en éprouver elle-même.

— Écoutez, Mariette, dit tout à coup le jeune homme en relevant la tête. Il n’est pas juste que vous ayez pris tant de mal et que vous ayez mis votre esprit à la torture pour ne rien savoir de la vérité, au sujet des rapports que je puis avoir avec Mme Malsauge, ni de la raison qui m’a fait envoyer un bouquet chez elle.

— Qui vous demande vos confidences, répondit brusquement Mariette, qui avait repris son ouvrage aussitôt qu’elle avait vu le jeune homme relever la tête.

— Ces choses-là ne se demandent jamais, mais on est toujours bien aise de les savoir, continua Étienne d’une voix dure, en arrêtant sur la jeune fille un regard railleur, méprisant et courroucé tout à la fois.

Mariette, ne voulant pas être en reste, leva les épaules à plusieurs reprises ; mais Étienne continua :

— Puis il faut bien que vous sachiez l’histoire au complet pour en amuser votre clientèle.

Un amer sourire plissa les lèvres du jeune homme, dont le visage pâle et crispé, par une contraction nerveuse, semblait mille fois plus terrible à Mariette, même avec son sourire, qu’il ne le lui avait paru tout à l’heure, alors qu’il ne respirait qu’une terrible, mais franche colère.

— Écoutez donc, ma fille, dit Étienne, et retenez bien les choses, afin de pouvoir les raconter telles qu’elles sont.

Étienne, absorbé tout à l’heure dans son émotion douloureuse, s’était dit qu’il fallait à tout prix arracher son rêve des mains de Mariette. Non-seulement c’était une douleur pour lui de voir cette jeune femme fine, aristocratique, élégante, et mièvre, ainsi qu’elle le disait elle-même, à la merci de cette fille dont il avait jusqu’à présent tout lieu de suspecter la délicatesse d’âme ; mais c’était encore une horrible profanation des jouissances de son esprit.

Aussi, pour éloigner tout contact sacrilége, il était capable de tout souffrir, dût son sacrifice aller jusqu’à sa propre immolation.

Puis il ne pouvait, quoi qu’il fît, entièrement effacer de son esprit, la foi qu’il avait en la jeunesse, surtout en la jeunesse du peuple. Il pensait qu’il y a toujours un coin par lequel on peut saisir le plus mauvais, un sentier par où on peut le conduire au bien.

Au ton méprisant et amer dont le jeune homme avait prononcé ses dernières paroles, Mariette avait de nouveau relevé la tête. Elle le considérait d’un regard superbe, mais de cette superbe qui, chez le peuple, frise presque toujours l’insolence, croyant toucher par là à la dignité.

— J’ai reçu l’autre jour, reprit Étienne, une invitation pour la dernière réunion de Mme Malsauge. La voilà, dit-il, en la sortant de la poche de son vêtement pour en donner lecture à Mariette.

Cette invitation était au reste comme toutes celles de ce genre ; et l’ouvrière qui en avait vu maintes et maintes fois chez Mme Malsauge ne lui trouva rien de particulier.

— Ah ! je savais bien, moi, qu’elle s’occupait de vous, murmura la jeune fille.

Étienne poursuivit comme s’il n’avait rien entendu.

— Je serais certainement allé chez Mme Malsauge, j’avais même grande envie de me rendre à cette soirée qui aurait été pour moi une véritable fête ; mais comme je n’ai absolument aucune fortune personnelle, qu’à Paris je travaillais pour vivre, je ne m’étais pas mis en frais de toilettes inutiles ; je n’ai donc rien des vêtements nécessaires à un homme qui veut aller dans le monde.

Vous connaissez assez M. Letourneur pour savoir que ce n’est pas lui qui viendra jamais au secours d’une fantaisie, prît-elle les proportions d’une douleur.

Racontez donc bien, à tous, ce qui s’est passé en moi, quand, faute d’un habit, je me suis vu forcé de rester dans mon isolement, qui me pèse parfois étrangement.

Dites à tout le monde que j’ai pleuré sur la montagne, à l’idée d’être toujours seul ; que j’ai pleuré encore en regardant les fenêtres qui s’éclairaient, en songeant qu’à cette heure je pouvais être au milieu de gens heureux, gais, qui m’eussent fait oublier un moment que je ne l’avais jamais été, et de la gaieté desquels j’aurais peut-être remporté quelque chose. Ceci, toutefois, n’était rien ; ce n’était qu’une douleur de plus.

Étienne s’était levé ; accoudé au dossier de la chaise sur laquelle Mariette appuyait ses pieds, il lui parlait de près, d’une voix vibrante, saccadée, Mariette l’écoutait en pleurant silencieusement. Le linge étalé sur ses genoux buvait ses larmes, qu’Étienne ne voyait même pas.

— Mais ce qui était terrible, mais ce qui me torturait, continuait le jeune homme, c’est qu’il me fallait être un grossier personnage, un malappris ; me voir au ban de l’opinion de tous les gens bien élevés, ou rendre une visite pour cette invitation qui m’avait été si bienveillamment adressée par un homme plus âgé que moi et occupant une position éminente, tandis que je ne suis presque qu’un enfant par mon âge, et que je suis en outre le plus mince sire de toute la contrée.

Dites donc, Mariette, vous qui vous connaissez en toilettes, que dites-vous de ma veste de velours, faisant irruption chez Mme Malsauge ? Eût-on assez ri de moi ! Le sauvage de Candelair eût-il été assez ridicule ! Qu’en pensez-vous, Mariette ?

Le jeune homme s’arrêta quelques instants pour attendre une réponse qui ne vint pas.

— Vous comprendrez peut-être difficilement ce qui me reste à vous dire, continua-t-il d’une voix encore plus basse ; mais j’aurais préféré me briser la tête contre les rochers que de prêter à rire. La misère a sa dignité, Mariette, et sur ce chapitre-là, je suis orgueilleux comme pas un. Je me suis fait sauvage pour que nul ne me sût pauvre. C’est alors que j’ai pensé à chercher, assez haut pour que personne autre que moi n’y puisse aller à l’avenir, un bouquet unique en son genre.

J’ai fait porter mes fleurs avec ma carte. N’était-ce pas traiter de puissance à puissance ? Si M. Malsauge est riche, ne suis-je pas jeune, alerte, fort, audacieux, et ma sauvagerie même dont rien n’est vrai que l’apparence, n’est-elle pas une excuse à cette apparente impolitesse que j’ai tournée à mon honneur ?

Maintenant, ma fille, que vous savez les choses, n’oubliez pas de les dire telles qu’elles sont. Ce vous serait une honte vraiment d’être mal informée.

Étienne se releva. Il en voulait sérieusement et pour longtemps à Mariette, de l’aveu qu’elle venait de lui faire faire.

— Ah ! monsieur Étienne ! s’écria l’ouvrière en joignant les mains devant lui, je vous demande bien pardon !

— Pardon ! et de quoi ? reprit le jeune homme sans se départir de son allure pleine de froideur et de fierté. Vous ne m’avez point offensé, ma chère, continua-t-il, en se mettant en devoir de gagner la porte.

— Monsieur Étienne ! reprit-elle d’une voix suppliante.

Le jeune homme leva légèrement les épaules et fit quelques pas encore.

— Étienne ! s’écria Mariette quand elle le vit prêt à franchir la porte, Étienne ! Ah ! si vous saviez ce que je souffre, vous ne me quitteriez pas ainsi !

— Vous savez que je ne vous demande pas le secret, lui jeta-t-il en guise d’adieu, en se retournant et en laissant voir à la jeune fille ses yeux plus irrités que jamais.

Mariette, qui s’était levée à demi, retomba sur sa chaise, anéantie, sans force : la froideur et le mépris dont l’accablait le jeune homme ne l’en détachaient pas.

Étienne appela Lou-Pitiou et s’en fut sur la montagne se distendre les nerfs au grand air, prendre un bain de calme et de silence dont il avait grand besoin.

Quand il fut seul depuis quelque temps, il réfléchit, et ne se trouva pas tout à fait exempt de tort envers cette pauvre Mariette, qu’il avait si maltraitée.

Habitué à fouiller ses sentiments, à ne guère épargner davantage ceux des autres, il comprit bien qu’elle l’aimait. Quelque détaché que l’on puisse être des choses de ce monde, on ne reste jamais tout à fait indifférent à l’amour que nous porte une jolie fille.

Il ne puisa pourtant que de l’indulgence dans cette certitude acquise, et s’en voulut d’avoir été dur, brutal même pour cette pauvre enfant. Il se fit un crime d’avoir fait pleurer ces yeux qu’il avait pris un si grand plaisir à embrasser. Il eût encore néanmoins recommencé si la chose eût été nécessaire, parce qu’avant tout, il ne voulait pas laisser toucher à son rêve, et que tout moyen lui semblait excusable pour en arriver à ses fins.

Il fut forcé de s’avouer que, quoique cruel, le parti qu’il avait pris était le seul qui dut empêcher Mariette, brusquement et très-certainement pour toujours, de pousser plus loin ses recherches et ses investigations à propos de ce qui le rattachait à Mme Malsauge.

Aussi, tout en regrettant de l’avoir fait pleurer, s’applaudissait-il de la barrière qu’il avait élevée entre elle et un ordre de sensations qu’il ne la croyait jamais appelée à comprendre, et au milieu desquelles à coup sûr, elle eût apporté de grandes perturbations, s’il n’y eût mis bon ordre.

N’ayant rencontré qu’un plaisir mêlé d’épines dans son intimité avec l’ouvrière, après n’avoir pas été heureux dans sa famille, Étienne se jeta plus que jamais dans la solitude : il vivait aussi heureux dans ses songes qu’il l’avait été peu dans la réalité.

La sauvagerie, qui, dès le principe, n’avait été qu’un masque, menaçait de devenir son visage pour tout de bon, lorsque Mme Malsauge, capricieuse comme le sont assez généralement toutes les femmes adulées et assez riches pour n’être guère arrêtées dans aucune de leurs fantaisies que par les choses reconnues matériellement impossibles, se piqua de ce qu’elle croyait être un jeu de la part du neveu de M. Letourneur, qu’elle ne pouvait amener dans son cercle, ni par une invitation, ni par des connaissances communes.

Elle se promit d’être, s’il le fallait, plus romanesque que le héros lui-même ; mais de le conduire dompté, jusqu’à ses pieds, sur le tapis de son salon, où elle le trouvait fort à dire, par le seul fait de l’obstination qu’il mettait à n’y point venir.

— Faisons comme Mahomet, dit un jour la jeune femme à un de ses vieux parents venu, quoiqu’elle fût à Candelair, pour passer quelques jours auprès d’elle. Puisque la montagne ne veut pas venir à nous, allons à la montagne.

Ayant fait une toilette de circonstance, elle entreprit, en vraie parisienne qui ne doute de rien, l’ascension du domaine d’Étienne par des chemins ardus et pierreux qui, dès les premiers pas, lui firent jeter de grands cris sur le pittoresque, l’étonnant, l’imprévu.

Des difficultés, elle se garda bien de dire un mot ; elle n’eut pas même l’air de les apercevoir : tout chemin lui semblait bon pour aller à Rome.

Prétendre que, dès la première promenade, Mme Malsauge rencontra M. Jussieux, par un de ces hasards bienveillants qui ne sont pas aussi rares dans la vie réelle qu’on se plaît à le dire, ce serait offenser la vérité. Aussi raconterons-nous simplement les faits tels qu’ils se sont passés.

Mme Malsauge fit une course longue et fatigante au milieu des plus affreux sentiers qui se puissent rencontrer pour un pied citadin.

Mais cela la mit en bel appétit, à son grand étonnement ; elle dormit de ce sommeil parfait des enfants, après une journée de promenade et de folles courses à travers champs. En se réveillant, le lendemain, tout à fait remise de la fatigue de la veille, elle s’avoua que la montagne avait du bon.

Cette rêverie ne lui fit pas perdre de vue son premier désir, son but. Elle voulait rencontrer Étienne, lui parler, le charmer.

On lui avait si souvent dit qu’elle était irrésistible, qu’elle était bien excusable d’avoir fini par se rendre à l’opinion de la majorité. Il s’agissait de trouver le sauvage : l’apprivoiser serait la moindre des choses.

Mais Étienne n’était point facile à rencontrer pour une foule de raisons, dont la première serait suffisante. Mme Hélène suivait les sentiers, tandis que le jeune homme s’en était fait d’assez périlleux pour être sûr de n’y rencontrer jamais personne.

D’un autre côté, Mme Malsauge, quoiqu’elle poussât chaque jour sa promenade plus avant, ne se serait très-certainement jamais hasardée jusqu’aux cimes hantées par le jeune homme ; puis enfin, Étienne partant de grand matin, avait depuis longtemps gagné sa retraite aérienne, lorsque Mme Hélène n’en était encore qu’à sa toilette de touriste. Et le soir, la jeune femme était déjà en toilette de soirée ou de gala, les pieds sur ses tapis, qu’Étienne songeait à peine à redescendre.

Les choses auraient pu durer longtemps ainsi, si les femmes volontaires et capricieuses, n’avaient pas à leur service, je ne sais quelle puissance immatérielle qui leur porte secours quand tout semble les abandonner, et fait tourner leurs entreprises à leur plus grande satisfaction.

Un matin donc — car pour Mme Hélène, qui se levait généralement entre onze heures et midi, trois heures étaient la matinée un matin donc la jeune femme et son vieux parent, après avoir fait une partie de leur ascension, presque quotidienne, s’étaient assis au bord du sentier sur une partie du roc moussu qui, se creusant en voûte en arrière d’un ressaut, formait un banc naturel qui semblait être là tout juste à point pour offrir au promeneur un siége et de l’ombre.

Le sentier qui conduit aux bois qui couronnent la montagne s’arrête aux premiers arbres, s’enroule aux flancs de l’énorme bloc dans lequel il a été creusé, si bien que d’un côté les terres qui le bordent, vignes ou prairies ou terres couvertes seulement de genêts, de bruyères et de hautes fougères, s’en vont brusquement vers la plaine en pentes tantôt rapides à donner le vertige, tantôt accidentées de rochers à fleur de terre ou d’arbres énormes qui ressemblent à des repos au milieu de cette ligne perpendiculaire.

En certains endroits, mais de l’autre côté du sentier, la montagne monte, monte, laissant pendre sur le chemin des branches, des racines, parfois des arbres tout entiers. Les eaux ont mis à nu le sommet des rocs qui s’avancent au-dessus de la voie si difficilement frayée et semblent la menacer éternellement de leur chute.

Dans certaines parties, on croirait le sentier creusé tout entier dans la montagne qui surplombe au moins sur une grande moitié de son étendue, si bien que pour regarder en haut, il faut se rejeter en arrière. Il arrive même un point où l’œil s’arrête comme lorsqu’on est trop près d’un mur très haut, il est impossible d’en voir le faite.

Mme Malsauge avait choisi pour se reposer un de ces coins charmants par leur étrangeté qui les fait ressembler à des grottes. Elle regardait le ciel en face d’elle, la montagne de l’autre côté du sentier se dérobait brusquement.

Mme Hélène s’appuyait comme à un gigantesque fauteuil au rocher moussu qui, arrivé à une hauteur énorme, s’avançait au-dessus de sa tête en dais frangé de folles vignes, de lianes et de lierres.

Il faut rendre cette justice à la jeune femme qu’elle admirait très sincèrement la nature dans ses manifestations splendides.

Dire de quoi les deux promeneurs causaient ne serait pas difficile. De quoi pouvait parler en effet Mme Malsauge avec son vieux parent, si ce n’est fortune, relations, positions, alliances.

— On aurait pu choisir plus mal notre lieu d’exil, dit la jeune femme tout en continuant à examiner le pays superbe qu’elle avait devant les yeux ; le ministre a été, comme toujours, un homme charmant de nous envoyer ici, puisqu’il était dit que nous irions en province pour quelques mois.

Le vieux monsieur n’eut pas le temps de parfaire une réponse qui, très certainement, n’eût fait que corroborer le dire de Mme Hélène. La jeune femme venait de jeter un grand cri, de se lever brusquement, sortant de sa retraite mystérieuse en toute hâte et fort épouvantée.

Quelque chose de noir qu’elle avait vu tomber devant elle à l’autre extrémité du sentier, lui avait inspiré une terreur folle. N’avait-elle pas cru voir rouler une partie du rocher à l’ombre duquel elle était assise, et ne pensait-elle pas que le reste allait se détacher de la montagne et l’écraser.

La frayeur ne raisonne pas ; elle agit.

Mme Malsauge courut éperdue jusqu’à ce qu’elle fût plus loin de ce dais superbe, qui ne songeait pas le moins du monde à changer de position. Elle s’arrêta pourtant, tourna les yeux vers le roc tranquille, et, quelque peu honteuse, revint vers son parent, qui, tâchant de la rassurer, la suivait, mais de loin, n’ayant plus, depuis longues années, ses jambes de quinze ans.

Ce petit incident s’était passé en bien moins de temps qu’il ne nous en faut pour le raconter. Mme Hélène était encore toute tremblante, lorsqu’à quelques pas de cette chose noire tombée tout à l’heure si malencontreusement, elle vit un homme franchir le chemin, après avoir descendu, comme une pierre détachée de la cime, la pente effrayante de la montagne.

— N’ayez donc pas peur, Hélène, dit enfin le vieux monsieur, qui venait d’être rejoint par la jeune femme, ce n’est qu’un chien qui aura perdu pied par là-haut, et sera venu se tuer fort sottement devant vous.

— Dans le seul but de m’effrayer, n’en doutez pas, ajouta la jeune femme en souriant.

À ce moment, Étienne, par un dernier élan, arrivait à la hauteur du Pitiou et courait jusqu’au chien qui, brisé par sa chute, restait étendu sur le chemin.

Mme Hélène ne souriait plus. Elle avait eu le cœur brisé par une anxiété terrible ; car, à force de s’occuper du jeune homme, elle s’était attachée à lui par cette espèce d’intérêt qui nous lie aux gens dont notre esprit est inquiet.

— Ah ! Seigneur, s’écria à son tour le vieux monsieur, mais d’une voix fort tranquille, la montagne ne me paraît pas sûre aujourd’hui. Il y pleut des bêtes et des gens d’une manière tout à fait insolite. :

Mme Malsauge s’approcha du jeune homme, mue par ce sentiment de commisération, inné chez la femme, qui la porte toujours vers ceux qui souffrent.

Étienne avait la physionomie inquiète, mais nulle autre trace d’émotion ne s’y lisait. Lorsqu’il leva les yeux sur la jeune femme, elle ne comprit pas qu’après une course pareille et un pareil saut périlleux, il eut le visage si tranquille.

— Que diable alliez-vous faire par là, monsieur ? demanda le vieux parent. Les sentiers sont déjà fort mauvais ici ; le reste doit être tout à fait impraticable ; c’est une grosse imprudence…

Et le vieux monsieur eût continué longtemps ainsi, si Étienne, impatienté de trouver quelqu’un au moment où il pensait être le plus seul, ne lui eût répondu un peu froidement quoique très poliment :

— Rien n’est impraticable ici pour moi, monsieur, je suis du pays et je connais ma montagne.

— Votre chien ne paraît pas alors être du même pays que vous, continua le vieillard, plus intrépide à la causerie qu’à la marche.

— Pardon, monsieur, mais il y a une mauvaise heure pour tout le monde : les chiens ont la leur aussi bien que nous.

Tout en parlant, Étienne avait soulevé la pauvre bête, qu’il frictionnait énergiquement. Lou-Pitiou, qui n’était qu’étourdi de sa chute, après avoir respiré à plusieurs reprises et assez longuement, se leva, se secoua, s’étira, et, se plantant devant le jeune homme, il eut l’air de lui dire qu’il était prêt à se remettre en route.

— C’est pour une aussi vilaine bête que cela que vous avez manqué vous rompre le cou ? reprit le vieux monsieur qui tenait Étienne et ne paraissait pas disposé à le lâcher avant d’en avoir obtenu tous les éclaircissements possibles à l’endroit de cette aventure.

— Mon Dieu ! oui, reprit le jeune homme en rougissant de se trouver ainsi tout à coup en face de Mme Malsauge. Une fois rassuré sur l’accident arrivé au Pitiou, il ne songeait plus qu’à se dérober aux regards curieux qu’elle attachait sur lui.

— Mais comment cela est-il arrivé ? demanda encore le vieillard.

— Tout simplement, ou tout maladroitement, si vous aimez mieux : mon chien est, comme moi, habitué à tous les chemins, frayés ou non ; aussi apporte-t-il une grande insouciance dans nos excursions. Il s’est permis, tout à l’heure, là-haut, une suite de bonds dont le dernier lui a fait rencontrer une partie mouvante avec laquelle il a roulé jusqu’ici.

— Pour lui, la chose se comprend ; mais pour vous, monsieur ? continua le vieux parent, sans se lasser de questionner.

― La chose n’est pas plus difficile à comprendre en ce qui me concerne qu’en ce qui touche mon chien. Je l’ai vu tomber, j’ai couru après lui pour le rattraper si cela était possible ou pour le soigner s’il en avait besoin.

— Mais cela dépasse toutes les bornes de la témérité, dit le vieillard en jetant les yeux sur le chemin que le jeune homme et le chien venaient de parcourir. Je ne comprends pas qu’on aille se promener là-haut.

— Ah ! mon ami, dit enfin la jeune femme en s’adressant à son parent, quoiqu’elle regardât Étienne, si vous saviez les belles fleurs qui poussent là-haut, vous comprendriez la chose assurément, quelque téméraire qu’elle vous paraisse.

Étienne, qui s’était un peu remis, se reprit à rougir de nouveau, à ces mots de Mme Hélène, dits évidemment pour lui prouver qu’on l’avait reconnu.

Reconnaître quelqu’un sans lui avoir jamais parlé est, de la part d’une femme, une marque de bienveillance si prononcée, que le jeune homme en fut tout ému, si ému, qu’il ne trouva rien à répondre.

Mais, avec le vieux monsieur, la parole ne restait pas longtemps sur le tapis, et ce fut de ce ton particulier aux vieillards de l’aristocratie qu’il s’écria :

— Je ne crois pas qu’il soit au monde de fleurs capables de me faire grimper dans cette patrie des aigles ; le plus sage serait que tout le monde fît et pensât comme moi.

— Avez-vous toujours été aussi prudent ? demanda Mme Malsauge.

— Je pense que oui, à peu de chose près. Mais, au reste, le « toujours » dont vous me parlez date de si loin que je ne m’en souviens guère ; je serais même presque en droit de vous dire que je ne m’en souviens pas du tout.

Pendant que la causerie allait ainsi, Mme Malsauge qui emportait toujours quelques gâteaux dans sa promenade, s’était assise tranquillement sur le banc qu’elle avait quitté il n’y avait qu’un instant d’une façon si prompte. Elle s’était emparée du bout de l’oreille du chien dont elle roulait les poils rudes et frisés entre ses doigts mignons, tout en lui faisant manger sa collation.

Lou-Pitiou s’acquittait de son nouvel emploi en véritable chien savant jamais carlin de marquise n’avait avalé de gimblettes avec plus de dextérité ni de grâce.

Lou-Pitiou regardait la jeune femme de son grand œil noir, intelligent et clair ; comme chez toutes les bêtes douées d’une rare finesse, cet œil avait parfois des éclairs magnétiques qui finirent par gagner, à la vilaine bête, la sympathie de Mme Hélène.

M. Jussieux, dit-elle en arrachant ainsi le jeune homme à l’interminable causerie de son parent, je retire pour la part mentale que j’y avais prise, la réputation de laideur que M. de Ferrettes faisait à votre chien. Depuis un moment que nous sommes là, tous les deux, il m’a fait changer d’opinion ; si cela dure, je crois que je vais le trouver tout à fait joli.

Le vieux monsieur ennuyait très-fort Étienne, mais Mme Malsauge le troublait tellement, que je ne sais pas s’il n’eût point préféré être tout seul avec le vieillard.

— C’est bien la meilleure comme la plus intelligente de toutes les créatures, dit-il enfin en se rapprochant de Mme Hélène. Mon affection pour lui m’aveugle sans doute ; mais quoique je me sois entendu dire, je ne sais combien de fois, qu’il était affreux, je n’ai jamais pu en convenir même vis-à-vis de moi.

Le vieux monsieur que Mme Malsauge venait d’appeler : le marquis de Ferrettes, avait été d’abord fort surpris d’entendre la jeune femme parler à ce monsieur, qui tombait des nues, en l’appelant par son nom ; mais comme depuis les quelques jours qu’il était à Candelair il avait à plusieurs reprises entendu prononcer le nom du sauvage — le préfet même ayant parlé des fleurs splendides qui avaient occupé, pendant toute une semaine, les jardinières à la place de ses roses, il fut de suite au courant et aida, de toute la familiarité permise aux vieillards, sa jeune parente dans son entreprise, dont il devina facilement quelque chose.

— Ah ! jeune homme, reprit-il en souriant, que ne disiez-vous tout de suite que vous étiez dans vos jardins de Sémiramis quand vous avez fait irruption dans le pacifique sentier où nous nous promenions sans défiance ! Nous vous aurions demandé pardon d’entrer ainsi sur la lisière de vos domaines ; car vous êtes ici chez vous. Nous savons cela ; nous savons aussi que vous y avez des merveilles…

— Difficiles à atteindre, interrompit Mme Malsauge ; car voilà au moins une grande semaine que, chaque jour, le marquis et moi nous poussons nos excursions de plus en plus loin, dans l’espoir de prendre sur le fait quelques fleurs comme celles que vous m’aviez envoyées, sans avoir été heureux une seule fois dans nos recherches.

Elles se cachent de nous peut-être, ajouta-t-elle en regardant le jeune homme de cet œil doux et caressant qu’elle faisait, il faut lui rendre cette justice, aussi charmant que possible.

Ce qui eût dû pousser le malaise et la gêne d’Étienne à ses dernières limites, lui produisit l’effet tout contraire.

Le regard sympathique, presque affectueux de la jeune femme le rassura ; son nom qui avait été prononcé, ne le laissait plus un étranger pour les deux promeneurs ; tout, jusqu’à la nouvelle allure qu’avait prise M. de Ferrettes quand il sut à n’en pouvoir douter qu’il avait en face de lui ce qu’on appelle « un fils de bonne maison, » contribua à lui rendre son calme habituel et sa grâce native.

― Des fleurs ! madame, dit-il ; vous avez fait à peu près le tiers du chemin qu’il faut entreprendre pour arriver à leur logis.

― Je doute fort que nous fassions jamais le reste, soupira M. de Ferrettes en jetant un regard vers le haut de la montagne.

— Mon Dieu ! êtes-vous prudent, dit. Mme Malsauge entre deux jolis sourires.

— C’est une des vertus de mon âge, répliqua le vieillard, et je la mets très-fort en pratique.

— Il vous faudra pourtant y renoncer quelque peu pour moi, dit la jeune femme, car j’ai formé le téméraire projet de visiter la montagne, de pénétrer tous ses secrets, d’aller jusque dans ses cachettes aériennes, me cueillir moi-même un bouquet.

— Oh ! oh ! oh ! projet bien téméraire, en effet, murmura M. de Ferrettes en mesurant de nouveau d’un coup d’œil la hauteur et les difficultés de l’ascension.

— Monsieur Jussieux voudra bien, je l’espère, me faire les honneurs de ses jardins, dit Mme Malsauge en arrêtant sur le jeune homme un de ses plus charmants, un de ses plus irrésistibles regards.

— Je ne demanderais pas mieux, madame, répondit Étienne fort ému de la demande de la jeune femme, mais pour vous faire les honneurs de cette promenade, il faudrait que vous y puissiez venir, et je crains bien…

— La chose est impossible, n’est-ce pas, s’écria M. de Ferrettes qui n’avait pas l’air enthousiasmé de l’idée de Mme Hélène, impossible, tout à fait impossible !

— Impossible ! Non, monsieur, répondit Étienne en souriant de l’ardeur que mettait le marquis à assurer ses promenades futures contre les menaces d’une pareille entreprise, non pas impossible puisque j’y vais tous les jours, mais au moins difficile surtout pour madame qui n’est sans doute pas habituée comme moi à suivre des sentiers, bons tout au plus pour des chèvres.

— J’en avais pourtant bien envie, dit Mme Hélène de ce ton demi chagrin, demi résigné, dont les femmes parlent d’un caprice qui n’a pas été satisfait.

Étienne sourit d’admiration. Pour lui, pauvre enfant dont l’esprit seul avait vécu, c’était une joie des yeux immenses que cette femme gracieuse et attrayante qui déployait pour lui seul toutes les adorables coquetteries du regard, de la voix et du geste.

Ah ! c’était avec raison qu’elle était appelée « l’irrésistible, » la belle Mme Malsauge ! Car Étienne était bien réellement devant elle sans autre volonté que celle qu’elle pouvait avoir.

— Oui, j’en avais bien envie, dit-elle encore en jetant ་ vers le côté de la montagne qui élevait ses flancs abrupts vers le ciel, un regard tout attristé.

— Sans aller tout à fait jusqu’au dessus des bois, vous pouvez monter encore, madame, dit Étienne, dont le cœur battait à l’idée de voir passer cette femme par les sentiers où son esprit avait si souvent évoqué son image.

— Ce ne serait pas sans danger, Hélène ; n’y allons pas, s’écria M. de Ferrettes, en vieux parent fort peu rassuré sur la prudence de la jeune femme.

— Pas aujourd’hui, il est trop tard ; mais je ne m’engage pas pour l’avenir. En attendant l’heure de cette ascension, qui paraît une chose grave à M. de Ferrettes, reprit Mme Hélène en s’adressant à Étienne, j’espère que monsieur Jussieux voudra bien se départir en notre faveur d’un peu de son orgueilleuse sauvagerie ?

Le jeune homme, fort embarrassé, ne répondait pas. Mme Malsauge reprit :

— Nous faisons de la musique presque tous les soirs, monsieur Étienne ; nous causons autant que possible de Paris, que l’on regrette toujours beaucoup quelque peu qu’on l’ait habité ; venez causer et faire de la musique avec nous ; cela nous fera plaisir. J’espère, dit-elle encore, que mon invitation, quoique moins dans les règles que celle de M. Malsauge, aura plus de poids auprès de vous.

Étienne arrêta sur Mme Hélène son beau regard noyé, qui prêtait à sa physionomie un charme extrême, et lui dit doucement, d’une voix que l’émotion rendait tremblante et basse :

— Je vous remercie mille fois, et de tout cœur, madame, non-seulement de ce que vous voulez bien m’autoriser à aller prendre ma part d’un vrai plaisir, ce qui serait une bonne fortune pour moi, mais surtout de la grâce que vous savez mettre à m’adresser vous-même une invitation à laquelle je vais si mal répondre.

— Comment ! comment ! exclama le vieillard ; est-ce qu’on peut refuser quelque chose à Mme Hélène ?

— C’est à moi que je refuse, monsieur, continua le jeune homme en s’adressant au vieillard. N’est-ce pas moi qui aurais tout à gagner et qui suis assez maladroit pour tout perdre ! Depuis longtemps, depuis presque toujours, reprit Étienne pendant qu’un sourire un peu triste courait à son insu sur ses lèvres rouges, j’ai vécu fort seul, et je dois vous avouer, en toute humilité, que je n’ai pas le courage de rompre avec cette mauvaise habitude.

L’embarras, la tristesse d’Étienne n’avaient point échappé à Mme Malsauge. Aussi le considérait-elle de cet œil curieusement charmant d’une femme du monde qui, croyant avoir flairé un secret, vent s’en emparer. Elle se sentait prise de l’ardeur aveugle, irraisonnée, qui, poussa notre mère Ève à écouter les confidences du serpent.

— Vous avez tort, mon jeune ami, reprenait paternellement M. de Ferrettes, un peu à voix basse, — en se rapprochant d’Étienne comme pour n’être entendu que de lui seul les bonnes relations sont la fortune, mieux parfois, l’avenir tout entier des jeunes gens ; ne pas les accepter lorsqu’elles viennent au-devant de vous, c’est un grand tort : croyez-en ma trop mûre expérience.

Étienne s’inclina, avec une grâce pleine de respect, devant le vieillard, pour le remercier du sage conseil qu’il venait de lui donner, puis il continua en s’adressant à Mme Hélène, dont le regard ne l’avait pas un instant quitté.

— Puis-je espérer, madame, que vous ne m’en voudrez pas trop de si mal répondre à la bienveillance que vous daignez accorder à un sauvage de mon espèce ?

— Je ne vous en veux pas, M. Jussieux, cela me fait de la peine, voilà tout.

Ce peu de mots avaient été dits d’une voix franche et simple qui toucha le jeune homme et le troubla jusqu’au fond du cœur. Il reprit néanmoins, tout en s’efforçant de sourire :

— Je me connais, voyez-vous, madame. J’accepterais d’aller écouter de bonne musique, parce que j’adore la musique ; l’idée d’entendre causer de Paris, de sa littérature, de sa vie, de sa politique et de ses théâtres, qui sont uniques au monde, est pour mon esprit une attraction immense. Aussi, si je n’écoutais que mon désir actuel, je vous dirais : — Mille fois merci, madame, et je m’empresserais de profiter de la permission que vous m’octroyez si gracieusement.

Mais, entre le désir et la mise à exécution de ce désir, il y a une habitude quotidienne, invétérée, qui serait une insurmontable entrave : chaque matin, je me promettrais très sincèrement à moi-même d’aller chez vous ; mais je sens que, tout en rêvant musique, causerie, je prendrais le chemin de la montagne.

À la longue, j’aurais tant rêvé causerie et musique, que je me figurerais n’être pas un grossier personnage, et n’avoir pas omis de me rendre à une invitation que vous auriez été assez bonne pour m’avoir adressée.

— Vous avez tort, monsieur Étienne, répondit Mme Malsauge à demi-voix. Il n’est pas bon, à votre âge, de vivre toujours seul.

Le regard de la jeune femme après avoir été tour à tour gracieux, caressant, plein de charme et de coquetterie était devenu sérieux, presque grave.

Elle avait l’esprit trop fin, en même temps que ce coup d’œil toujours sûr des femmes du monde, pour ne pas sentir qu’il y avait, sous les paroles du jeune homme, autre chose que ce qu’il disait.

— Il y a autre chose là-dessous, pensait-elle, et elle voulait savoir quelle était cette autre chose ?

Avant d’avoir rencontré Étienne, le désir seul de s’occuper l’avait entraînée à songer à lui ; à cette heure ce n’était plus une simple curiosité, ou tout au moins il y avait un certain intérêt qui se mêlait au désir d’apprendre.

— Allons, dit la jeune femme, qui n’abandonnait pas son projet, c’est déjà beaucoup que vous ayez consenti à nous guider dans la montagne. Je trouve même qu’il y a comme un parfum de flatterie à notre endroit ; c’est presque nous dire que vous ne nous fuyez pas comme le reste du monde.

La physionomie de Mme Hélène en prononçant ces dernières paroles avait perdu sa gravité pour reprendre un air d’enjouement.

— Entendez-moi mieux, madame, je vous prie, dit le jeune homme en souriant aussi, afin de suivre la jeune femme sur le terrain où elle se plaçait, je ne fuis personne et n’ai surtout nulle prétention à la misanthropie, pas plus qu’à la sauvagerie.

J’ai tout simplement un manque d’habitude de vivre en société et beaucoup de paresse devant un apprentissage à faire.

L’excellent M. de Ferrettes qui avait remarqué que Mme Hélène ne voulait pas abandonner le chemin fait vers son sauvage, vint au secours de la jeune femme.

— Je me hasarde, dit-il avec un geste charmant comme en trouvent les vieillards dont l’humeur sait être jeune à propos. Je serai de la partie que vous projetez, Hélène. Seulement, continua-t-il en s’adressant à Étienne, il faut se hâter de profiter de mes dispositions valeureuses. Si vous me laissez trop de temps pour réfléchir, je suis capable de ne plus oser seulement regarder la montagne, en face, d’ici à quelques jours.

— Nous n’attendrons pas quelques jours, si madame le veut bien, répliqua Étienne vivement en regardant la jeune femme, pour obtenir son assentiment.

— Mais si demain le temps est comme aujourd’hui, je suis d’avis qu’il ne faudra pas remettre à plus loin. La réflexion n’aurait qu’à venir souffler sur mes projets, en même temps que sur votre valeur, mon ami, répondit Mme Malsauge en se retournant vers M. de Ferrettes. — Cela ne vous dérange-t-il pas que ce soit pour demain ? demanda-t-elle à Étienne.

— À demain donc, dit M. de Ferrettes sans laisser au jeune homme le temps de répondre.

— Voulez-vous que nous nous retrouvions ici ?

— Je suis à vos ordres, madame.

— Vous ne direz pas, j’espère, qu’on ne fait pas toutes les concessions à votre amour de la solitude, ajouta le vieillard. Nous viendrons seuls jusqu’ici ; vous oublieriez peut-être de venir nous prendre chez madame, si nous convenions de cela aujourd’hui.

M. de Ferrettes attacha sur le jeune homme un regard d’une indulgente finesse, pendant que son sourire adoucissait l’expression maligne de sa physionomie.

Étienne eut peur un moment d’avoir été deviné : mais à la manière dont le vieillard lui dit : « À demain donc ! » il comprit que son secret lui appartenait encore tout entier.

— À demain, répondit-il en prenant la main que lui tendait le parent de Mme Malsauge, et en saluant Mme Hélène, qui lui rendit son salut avec un de ces gracieux mouvements de tête qui disent clairement à ceux auxquels une femme les adresse : « J’aurai plaisir à vous revoir. »

Pendant que Mme Malsauge et M. de Ferrettes regagnaient Candelair, Étienne fit quelques pas en sens inverse, pour laisser croire qu’il retournait vers le haut de la montagne. Mais à peine se fut-il assuré qu’il était bien seul, qu’il revint en toute hâte à la place où tout à l’heure il avait vu la jeune femme.

Lou-Pitiou, qui ne comprenait pas grand’chose à ces évolutions sans suite, n’en marchait pas moins dans les pas d’Étienne avec cette admirable confiance de ceux qui ont la foi.

Le jeune homme s’assit sur la pierre, à côté de la place occupée par Mme Malsauge. Il ferma les yeux pour laisser à son esprit sa vie tout entière, sans l’entraver, dans son vol, par la réalité, qui ne se prête jamais que malgré elle, et dans une mesure restreinte, aux exigences du rêve.

Il l’avait vue ! Il l’avait entendue parler ! Il avait respiré ce parfum suave et pénétrant de la femme du monde, belle et jeune ; il s’en était enivré !

Il s’abandonnait complaisamment à ce souvenir, qui lui semblait, au milieu de ses rêves splendides, le plus splendide de tous les rêves.

Mais il arrive un moment où la jouissance acquiert une telle intensité que les forces humaines, même spirituelles, n’y peuvent plus suffire.

Etienne fut bientôt obligé de rouvrir les yeux pour chasser la vision.

Lou-Pitiou le considérait d’un regard calme et rêveur à la fois.

Étienne attira le chien vers lui, l’embrassa sur les yeux, sur la tête, avec une ardeur passionnée qui ravit la pauvre bête.

Les manifestations du bonheur rentrent parfois dans les conditions absolues de notre existence. Étienne embrassait Lou-Pitiou, parce que les caresses et les baisers s’étaient amoncelés sur son cœur et menaçaient de l’étouffer.

L’âme, cette chose immatérielle, a de matériels besoins, et il faut que le corps lui vienne en aide pour leur donner satisfaction.

Quand les derniers rayons du soleil furent éteints, Étienne redescendit lentement ; il lui semblait être enveloppé d’une atmosphère tout autre que celle des jours précédents. Il marchait comme au milieu d’une fête mystérieuse, environné d’un parfum subtil, qui n’était perceptible que pour lui seul.

Sa main droite penchait nonchalamment le long de son corps, et Lou-Pitiou, tout en le suivant pas à pas, levait de temps à autre son museau humide et frais, la caressait d’un coup de langue rose, puis aspirait l’air avec une satisfaction marquée, comme un gourmet qui déguste une chose succulente. Il se remettait ensuite à marcher avec recueillement pour relever, l’instant d’après, sa tête intelligente vers la main de son maître.

Qui oserait soutenir que le jeune homme et le chien n’étaient pas en parfaite communion d’idées ?

Ils firent ainsi le chemin jusqu’aux portes de la ville, où Étienne changea d’allures. Après avoir secoué ses cheveux au vent, comme pour chasser de son front des pensées qu’il ne voulait pas conduire à la Chartreuse, il hâta le pas, laissant au pied de la montagne son air songeur et sa pose un peu abandonnée.

Lou-Pitiou le suivit encore quelques pas ; puis, au lieu de prendre la rue qui aboutissait à l’auberge de maître Thomas, il se jeta brusquement dans un autre passage, au grand étonnement du jeune homme. Étienne, en effet, ayant laissé ses préoccupations personnelles, en même temps que ses songes, en dehors de sa bonne ville, regardait assez en observateur ce qui se passait autour de lui.

— Où va donc Lou-Pitiou ? se demanda-t-il, non sans une certaine curiosité. Il court comme s’il se savait attendu.

Ce disant, le jeune homme se mit à suivre de loin son chien, qui marchait en chien qui sent la table mise, et qui pense, avec raison, que son dîner se refroidit.

Lou-Pitiou n’allait point quêtant le long des murs, semblable à un chien sans aveu, fort en peine de sa pitance. Il marchait droit devant lui sans bondir, mais d’un pas hâté, comme une honnête bête dont le repas est assuré, et qui par cela même a conscience de sa valeur, tout aussi bien qu’un bon bourgeois ayant pignon sur rue et payant patente.

Ah ! la quiétude sur les besoins de l’estomac, quelle dose de dignité et de calme cela donne !

Après pas mal de détours, Étienne, toujours suivant son chien, arriva près du marché. Il s’arrêta devant une maison de mince apparence. C’était là que logeait Mariette avec son père et sa mère.

Il faisait chaud ; les fenêtres étaient ouvertes. Le portefaix, pas plus que la marchande de fruits, n’avaient la prétention de parler bas. Aussi ne fut-il pas difficile à Étienne d’entendre ce qui se disait chez la jeune fille.

La porte de la rue d’ailleurs était entr’ouverte, comme si on attendait encore quelqu’un. Lou-Pitiou entra bravement, absolument comme chez lui, et donna deux ou trois coups de voix pour signaler son arrivée.

— Tiens, fillette, voilà ton pensionnaire, dit la grosse voix du portefaix ; pousse la porte ; la compagnie est au complet.

— Bonsoir le chien, dit la voix franche et forte de la mère. Voilà ta part : mange.

Un bruit de vaisselle frôlant le carreau vint jusqu’à l’oreille d’Étienne, qui s’était mis dans l’ombre et écoutait tout ému.

— Pecaïré, dit Mariette, tu as encore faim ? Attends, je vais te redonner de la soupe.

— Dis donc, la fillette, reprit le portefaix, c’est tout de même drôle qu’un homme riche comme M. Letourneur n’ait pas le courage de souffrir le chien de M. Étienne. Car enfin ce garçon-là, c’est quasiment son fils. Quand il partira pour le royaume des taupes, il faudra bien qu’il lui laisse tout son avoir, puisqu’il n’a pas, sous la calotte du ciel, un autre héritier.

— C’est son goût, à l’oncle Isidore, répondit Mariette.

Il n’aime pas les chiens : il trouve que ça salit les maisons.

— Des idées, quoi ! reprit brusquement la marchande. Que ça salisse ou non, ce n’est pas là une affaire, puisque ce chien fait plaisir au jeune homme. Si j’avais été à la place de la grand’mère, moi, il aurait bien fallu que l’oncle Isidore en passât par là ou par la porte.

Un gros éclat de rire fut le corollaire de cette profession de foi.

— Ah ! pardienne, avec toi, madame J’ordonne, on sait bien que le plus court est d’obéir tout de suite.

Eh bien ! après ? reprit la matrone d’un son de voix qui ne manquait pas d’une certaine philosophie ; pourquoi faire qu’on se martyriserait à plaisir. La vie de ce monde n’est déjà pas si longue pour qu’on la passe en se rechignant les uns aux autres. Laisse donc, mon homme, M. Letourneur, vois-tu, ça m’a l’air d’un tatillon, et la grand’mère d’une menette qui mange la messe tous les matins.

— Pour peu qu’elle jeûne le soir pour faire pénitence, dis donc, la mère, répondit le portefaix entre deux éclats de rire, à l’heure de sa mort elle sera assez légère pour aller en paradis sans faire d’étapes.

— C’est de bien bonnes gens, dit Mariette de sa voix douce, laquelle ne manquait pas d’autorité sur les auteurs de ses jours. Chacun dans ce monde a sa manie : la leur, c’est la propreté ; on mettrait son bonnet droit en se mirant dans les parquets ou dans les portes des armoires de chez eux.

— Oh ! tu sais bien, répondit la mère, la fille tient à cette maison-là presque autant qu’au Pitiou.

— Ma foi ! ma mère, dit vivement Mariette, à la Chartreuse on ne m’a jamais fait manger à la cuisine ! Moi, je suis sensible à cela. Ce n’est pas par vanité, mais enfin cela fait plaisir. Puis, M. Letourneur, tout comme M. Étienne, me tirent leur chapeau dans la rue quand ils me rencontrent ; c’est toujours pas par vanité, ce que j’en dis, mais ça flatte, d’autant que tout le monde n’en fait pas autant. Voilà pourquoi je les aime.

— Elle a raison la fille, dit le portefaix qui se sentait réellement flatté aussi.

— D’un autre côté, quand je rentre le soir Lou-Pitiou m’amuse, il nous tient compagnie. J’aime les bêtes, moi. Après ! comme dit ma mère, on est maître de ses goûts, et ma foi on n’est pas dans ce monde pour se refuser tous les plaisirs.

— Tu as raison, mignonne, fais-en à ta guise, dit la marchande. Ce n’est pas ta mère qui te contrariera. Au reste, ce serait dommage de ne pas lui donner la soupe à cette bête, car ça lui profite joliment : elle brille comme un satin depuis quelque temps.

Étienne en avait assez entendu. Il se retira doucement et rentra tout songeur à la Chartreuse.

Lui, le futur héritier de l’oncle Isidore, il enviait à l’ouvrière le droit d’agir à sa guise, le droit de donner une écuelle de soupe au Pitiou ! Il était reconnaissant en même temps que honteux, car il ne se trompait pas à cet amour des bêtes dont s’accusait Mariette. C’était pour lui, rien que pour lui, que la jeune fille nourrissait et soignait son chien.

Il se sentait en face d’elle sous le coup d’une charité reçue. Dans leurs positions réciproques, il en éprouvait un certain malaise.

Le chien meurt de faim ne blessait en rien la vanité du maître, aussi pauvre qu’orgueilleux, tandis qu’à cette heure, il était mal à l’aise, monsieur Étienne.

Ce qui pourrait être une preuve de plus à l’appui de cette vérité, qui a tout l’air de friser le paradoxe, que si le nombre de ceux qui savent donner est bien petit, bien plus petit encore est le nombre de ceux qui savent recevoir.

La pacifique Chartreuse était, ce soir-là, fort en émoi contre son habitude.

L’oncle Isidore n’avait point été au cercle ; il avait tiré d’un vieux secrétaire un gros paquet de paperasses, au milieu desquelles il fouillait, avec une impatience peu commune, tout en marmottant je ne sais quelles imprécations entre ses grandes dents jaunes.

Mme Daubrée, qui savait sans doute la cause de toute cette colère, la partageait dans la mesure de ses forces. Pour témoigner de son inquiétude, de son irritation, la béate créature levait fréquemment les yeux au ciel, soupirait en poussant des exclamations dévotieuses, d’une voix si basse, qu’elle s’entendait à peine elle-même, mais elle n’en continuait pas moins consciencieusement ses : « Jésus ! Seigneur ! Bonne vierge ! Mon Dieu ! » tout cela en tricotant avec une attention bien méritoire, vu l’état d’inquiétude où elle semblait se trouver.

La servante dressait de son mieux la table pour le souper, en faisant le moins de bruit possible, lorsque Étienne rentra dans ce milieu, si peu semblable au milieu de la veille.

— Que se passe-t-il ? demanda d’un coup d’œil le jeune homme à sa grand’mère.

Celle-ci lui répondit dans le même langage en jetant sur son frère un regard navré, qu’elle reporta vers le ciel, comme s’il ne se fût pas trouvé ailleurs de remède à leurs peines.

Il est assez probable que la brave dame eût été en peine de donner une explication raisonnable de la cause de tous ses soupirs.

Ce qu’il y avait de plus clair pour elle, c’est que son frère était furieux, c’est qu’il s’était laissé aller, lui, si calme toujours, à une colère qui n’avait pas de précédent ; qu’il avait, à peu de chose près, mis son voisin Thomas à la porte, lui qui jusqu’alors avait vécu en si parfaite intelligence avec tout le monde.

Vu cet état de choses tout à fait insolite, il lui semblait qu’elle ne pouvait faire autrement que de partager son irritation. De là à la traduire ou à en déduire les causes, il y avait loin.

Au bruit des pas du jeune homme, M. Letourneur releva la tête. Son mauvais regard s’arrêta sur Étienne, le toisant de la tête aux pieds d’un air méprisant, il lui dit d’une voix aussi désespérée que colère :

— Vous êtes un paresseux, un vagabond ; dire même que vous ne serez jamais avocat !

De sa grande main sèche il frappa sur le tas de papiers d’où il fit voler un nuage de poussière.

— Ma foi ! mon oncle, vous me permettrez de vous dire qu’il n’y a pas de ma faute, répondit Étienne.

Le vieillard n’avait point fait tous ces reproches à la fois pour entamer une discussion ; aussi continua-t-il :

— Moi qui aurais à l’heure présente si grand besoin d’un bon conseil !

Et de nouveau l’œil de l’oncle Isidore s’attacha, aussi indécis que désespéré, sur le jeune homme.

Mme Daubrée crut avoir trouvé une idée lumineuse pour tirer son frère d’embarras. Rompant en visière avec sa timidité habituelle, elle s’empressa de lui dire :

― Pourquoi n’iriez-vous pas consulter M. Gaillardin ? J’ai entendu dire que c’était le meilleur avocat de tout Candelair.

— Pour qu’il s’entende avec Thomas, n’est-ce pas ? s’écria le méfiant vieillard en jetant à sa sœur un regard courroucé, ce qui la rendit tout à coup muette.

Étienne comprit qu’il était temps d’intervenir. Il prit une chaise, s’assit en face de M. Letourneur, de l’autre côté de la table, et lui dit d’une voix calme et ferme que le vieillard ne lui connaissait pas.

— Ne vous emportez pas, mon oncle ; ma mère a cru bien faire. Dites— moi ce dont il s’agit.

— Quand je pense qu’il n’a pas voulu être avocat ! reprit l’oncle Isidore, qui subissait malgré lui l’ascendant de son neveu.

— Ne récriminons pas, mon oncle. Dites-moi plutôt ce qui vous met si fort en colère ?

— C’est ce gueux de Thomas, soupira le vieillard.

— Mais encore à quel propos ?

— Sous prétexte que son auberge prend de l’extension, il veut faire bâtir une écurie en se servant du mur qui sépare sa cour de mon jardin. Qu’est-ce que cela me fait à moi qu’il vienne chez lui plus de rouliers qu’il n’en peut loger ? Je ne veux pas de son voisinage de bêtes ; je ne veux pas que, pour faire des greniers au-dessus de ses écuries, il monte une bâtisse qui m’ôtera du jour et fera de l’ombre dans mon jardin.

— Avez-vous votre acte d’achat, mon oncle, demanda Étienne.

— Certainement. À quoi cela te servira-t-il ?

― Donnez-le moi, je vous prie. Sans être avocat, j’en sais assez pour vous dire quel est votre droit.

Essayer de décrire l’étonnement de l’oncle Isidore, ce serait entreprendre beaucoup ; mais ne voulant pas avouer le secret contentement que lui faisaient éprouver les paroles de son neveu, il reprit tout en lui tendant l’acte :

— C’est une grave question, sais-tu bien, Étienne. Dans les choses qui touchent à la fortune, à la propriété, rien ne doit être apprécié légèrement, et…

Étienne, cependant, avait pris l’acte et le lisait avec attention.

— Vous pouvez être tranquille, mon oncle, dit-il au bout d’un instant ; vous êtes le seul maître du mur qui a été bâti en entier, par votre vendeur, et à une distance même beaucoup plus grande de la cour de Thomas que la loi ne le demande. Il y a plus même. Cet espace laissé entre Thomas et vous devait être employé à faire une ruelle pour le service des jardins. La chose n’a jamais été réalisée, que je sache ; mais il n’en acquiert pas pour cela, le droit de bâtir sur votre mur, s’appropriant une part de terrain qui devait faire un sentier commun à vous, à lui, et aux jardiniers qui vous touchent tous les deux du côté de la basse ville.

— Mais où as-tu trouvé tout cela ? demanda M. Letourneur.

— Dans les actes de propriété que vous venez de me remettre.

— Ç’a n’y fait rien, à présent que je sais à quoi m’en tenir, j’irai tout de même voir M. Gaillardin, reprit M. Letourneur. S’il voulait me tromper, je lui montrerais que j’en sais plus long qu’il ne pense.

Étienne eut beau dire à son oncle qu’un avocat était incapable de l’induire en erreur, appeler à son aide les meilleures raisons, les raisonnements les plus convaincants, et en dernier lieu mettre en avant l’honorabilité de M. Gaillardin en particulier, le vieillard répéta plusieurs fois qu’il croyait à l’intérêt des gens bien plus qu’à leur honneur, et resta convaincu qu’il était plus fort que son neveu.

Toutefois, l’avis d’Étienne sur les prétentions de Thomas l’avait rassuré et il se mit à table l’esprit presque en repos.

Le lendemain, de grand matin, l’oncle Isidore était sur le pas de sa porte attendant la visite dont l’aubergiste l’avait menacé la veille.

Du plus loin qu’il le vit venir, il prit l’air fort occupé d’autre chose, pour laisser à son voisin tout le déplaisir de l’entrée en matière.

— Eh bien ! voisin ? dit Thomas.

— Eh bien ? reprit l’oncle Isidore, comme s’il ne se fût pas douté de ce qui amenait l’aubergiste.

— Que pensez-vous de mon idée de bâtisse ?

— Est-ce que vos affaires me regardent, mon cher Thomas ? Cela m’est bien égal que vous donniez, oui ou non, de l’ouvrage aux maçons.

— Mais c’est à propos de ce mur, vous savez bien ?

― Ah ? fit M. Letourneur qui n’était pas insolent à demi quand il s’y mettait. Ah ! vraiment ! vous pensez encore à cela !

— Si j’y pense, je le crois bien, et quelqu’un que j’ai consulté là-dessus, m’a assuré qu’en vous en payant une part, je pouvais en avoir la mitoyenneté pour y bâtir mon écurie.

— Eh bien ! mon brave homme, celui qui vous a dit cela n’en sait pas long. Je vous conseille de vous renseigner ailleurs. Sans cela vous pourriez vous mettre dans de mauvais draps.

Thomas, comme beaucoup de ses pareils, était fort capable d’humilité, de calme, pendant quelques instants ; mais il ne fallait pas que cela durât trop ; d’un autre côté, si l’on recevait mal ses avances, ainsi que le faisait M. Letourneur, il lâchait facilement la bride à son humeur colère, et se servait volontiers de mots plus énergiques que polis pour donner l’essor à sa pensée.

C’est ce qui arriva.

— Dites donc, monsieur l’écrivassier, vous faites bien le fier, aujourd’hui. Dans les temps, il n’en était pas ainsi, ce me semble. Vous ne faisiez pas tant le grand monsieur, quand vous vouliez faire élever votre neveu par charité.

— Ce qu’on a fait pour ma famille n’a été que la récompense de mes services, reprit M. Letourneur fièrement, de services que vous êtes incapable de comprendre, brave homme. Aussi votre insulte ne me touche-t-elle pas.

— Vous me faites suer avec vos grands airs. Quoi ! reprit l’aubergiste, quelle pitié de voir toute une maisonnée faire ventre de paille pour étaler habits de velours. Jetant vers la Chartreuse et son propriétaire un regard de profond mépris, il ajouta en étalant avec complaisance son énorme personne : — Ce n’est pas comme chez moi bonne table, bon feu et bonne humeur d’un bout de l’année à l’autre bout. Pourtant nous ne faisons pas les fiers comme vous, tas de crève de faim que vous êtes !

— Vous mourrez d’une attaque, mon brave homme, répondit l’oncle Isidore en fermant la porte de son jardin au nez de l’aubergiste qui continua encore quelques moments ses invectives d’une voix de stentor, mais qui, de guerre lasse, rentra chez lui, emportant contre son voisin une haine profonde, une de ces haines aveugles, terribles comme les gens du peuple, entêtés, grossiers, sans intelligence, sont seuls capables d’en nourrir, une véritable haine de sauvage.

Lou-Pitiou était depuis le matin rentré à la niche, qu’il partageait avec les auteurs de ses jours. Entendant la voix grondeuse du maître du logis, qui s’en prenait de sa mésaventure un peu à tout le monde, un peu à chaque chose, il jugea prudent de filer de sa retraite sans attirer sur lui une attention qui se manifestait assez généralement par quelques horions à son adresse.

Le voilà rasant le mur, se glissant du côté de la porte, sans faire crier un brin de paille, sans faire le moindre bruit, dans la crainte d’attirer l’attention sur sa chétive personne.

Son travail allait être couronné d’un succès bien mérité, lorsque l’irascible Thomas jeta les yeux de son côté.

— Ah ! te voilà, maudite bête ! s’écria-t-il, serpent qui va lécher la main de mes ennemis. Attends ! attends ! je vais t’apprendre à vivre, moi !

Quoi qu’en eût dit l’aubergiste, Lou-Pitiou ne l’attendit pas. Bien au contraire, il détalait de son mieux, lorsqu’une fourche, lancée de main de maître, vint rebondir sur le pavé de la rue, à quelques lignes de sa tête, et lui donner, dans les jambes, une nouvelle élasticité.

Il bondit deux ou trois fois ; puis trouvant une rue qui tournait à angle droit, il s’empressa de la prendre, ayant déjà fait maintes fois cette expérience, qu’une bonne cause, fût-elle même bien plaidée, ne met point son homme à l’abri ; tandis que se recommander à Notre-Dame-des-Jambes, pour se retirer de la main du plus fort, pour se garer d’un mauvais coup ou d’une méchante pensée, quitte à s’arranger ensuite, était un acte de profonde sagesse.

Lou-Pitiou était un sage.

Il en fit preuve en cette circonstance, car il ne s’arrêta que lorsqu’il eut dépassé les portes de la ville.

Une fois là, il reprit haleine, s’assit de façon à voir de loin dans le chemin, et attendit Étienne qui ne tarda pas à le rejoindre. Tous deux alors gagnèrent la partie de la montagne où l’on s’était donné rendez-vous la veille.

Le souvenir de ce qu’il avait entendu chez Mariette préoccupait encore le jeune homme.

Il en voulait un peu à Lou-Pitiou de son manque absolu de dignité, et lui fit du regard et de la parole d’affectueux reproches.

Il faut rendre cette justice au Pitiou, qu’il n’était pas assez civilisé pour comprendre son ami, et qu’il ne fut pas du tout sensible à son admonestation. Mais en se voyant caressé, il manifesta une joie et une reconnaissance d’autant plus grandes, que le souvenir de maître Thomas, orné de sa fourche, était encore présent à son esprit.

— Tiens, dit enfin Étienne, vaincu par les témoignages d’affection que lui donnait le pauvre chien, et en passant sa main sur ses soies noires, devenues souples et brillantes à force de soins et de bien-être, c’est moi qui suis un égoïste, un mauvais cœur. Pauvre bête ! Je ne puis rien pour toi, hélas ! puisque je ne puis rien pour moi-même, et je suis fâché du bonheur qui te vient d’un autre côté.

Tu m’es bien supérieur, mon vieil ami.

Mme Malsauge et M. de Ferrettes arrivèrent près d’Étienne sur ces entrefaites. M. de Ferrettes paraissait avoir parfaitement pris son parti de l’ascension ; il marchait allégrement malgré son âge.

La jeune femme était plus charmante encore que la veille. Sa toilette était d’une simplicité pleine d’élégance ; elle était savante, sans prétention, ce qui est un grand art dans l’art des chiffons. Ses joues étaient légèrement colorées par la marche ; l’air vif avait donné à ses lèvres toujours un peu pâles une teinte presque rouge, qui prêtait un éclat tout particulier à son visage doux et plein de finesse tout à la fois.

Étienne eut comme un éblouissement : il ne s’attendait pas à la voir si belle. Chaque jour, l’image de son rêve lui apparaissait plus splendide encore qu’il ne l’avait rêvée.

Mme Hélène, comme si ce n’eût pas été assez d’être charmante, se fit avenante, gracieuse au possible. La promenade commença sous les auspices de cette gaieté de bonne compagnie qui donne accès à une presque intimité.

On monta causant un peu de tout, excepté de la montagne, dont Etienne faisait pourtant les honneurs avec cette grâce adorable des jeunes gens qui n’ont aucune prétention, qui savent être de leur âge, et ne dissimulent leurs joies qu’autant que les bienséances le commandent.

À plusieurs reprises, M. de Ferrettes s’arrêta, sous le prétexte assez plausible de reprendre haleine, mais en réalité pour considérer ce jeune garçon qui lui semblait une merveille au milieu du cadre splendide où il se trouvait, et qui paraissait avoir été fait tout exprès pour lui, tant il y avait d’homogénéité entre eux.

Étienne avait son éternel habit de velours anglais à grosses côtes. Ce vêtement, — qu’il eût échangé si volontiers contre un habit noir, lorsqu’il s’était agi d’aller à la soirée de Mme Malsauge, — lui allait admirablement.

La couleur marron foncé, la coupe aisée qui rappelait les vêtements de chasse, les larges boutons d’acier bruni lui donnaient une allure toute particulière, qu’il n’aurait certainement pas eue en toilette de ville, de quelque bon goût qu’eût été cette toilette.

Une cravate de soie marron fort étroite, passait négligemment sous le col de sa chemise de toile tout unie, mais d’une finesse et d’une blancheur qui dénotaient l’amour de la grand’mère pour le beau linge. Il tenait à la main un large chapeau de paille, de cette forme primitive, la seule vraie, que l’on ne trouve que dans la campagne, et autour de laquelle le monde cherche depuis des siècles, sans l’avoir jamais rencontrée.

Enfin, sa tête nettement dessinée et fièrement posée s’enlevait gracieusement au milieu de son abondante chevelure noire.

— Voilà certes un superbe sauvage, pensait M. de Ferrettes, dont la parole parfois verbeuse cachait une grande finesse, et qui déguisait sous un air bonhomme une profonde connaissance du monde, une certaine expérience des choses du cœur humain. Je sais plus d’un salon où il ferait tout aussi bien son chemin que sur la montagne. Avec une paire d’yeux de cette trempe-là il n’y a, en effet, point de pics inaccessibles.

Quand on eut ainsi marché assez longtemps, admirant les points de vue qui changeaient d’aspect presque à chaque pas, on arriva à une certaine hauteur que l’on regarda à l’unanimité comme ne pouvant être dépassée ; M. de Ferrettes s’assit au bord du chemin, tout fier d’avoir fait si bonne contenance jusque-là.

Mme Hélène elle-même fut forcée de convenir que le chemin devenait tout à fait impraticable pour elle, quel que fût son désir de monter plus haut. Elle se laissa aller sur la mousse, en jetant un regard chargé de regret vers les bois, qui n’étaient qu’à une légère distance, et dit en soupirant :

— C’est donc bien loin que se trouvent les fleurs, Monsieur Étienne ?

— Encore un peu, oui, madame. Tenez, là bas, dans cet angle que forme le rocher après les bois.

— Si loin que cela, dit encore la jeune femme du même ton.

— Reposez-vous là, reprit vivement Étienne. Je vous demande la permission d’aller vous chercher un bouquet, madame.

Cela fut dit si spontanément, le jeune homme avait l’air si heureux de pouvoir faire quelque chose pour Mme Hélène, qu’elle en fut tout émue.

Il n’est pas, en effet, de flatterie pareille à celle de laisser voir à une femme tout l’empire qu’elle a sur nous, quand cet aveu se fait non-seulement sans calcul, mais encore sans la moindre réflexion, quand c’est presque à notre insu que nous laissons deviner notre esclavage.

Comme toutes les divinités, la femme est très-sensible à l’admiration : les actes d’amour et d’humilité qu’on lui adresse ne s’effacent jamais entièrement de son esprit.

Mme Malsauge n’était pas femme à demi. Aussi répondit-elle au jeune homme qui partait sans en avoir obtenu la permission, quoiqu’il l’eût demandée :

— Restez donc, Monsieur Étienne. Si vous me portiez un bouquet, je n’aurais plus, vis-à-vis de moi, de prétexte pour revenir d’ici à quelques jours, et toute souriante elle tendit au jeune homme le bout de ses doigts blancs.

Étienne revint vivement appuyer ses lèvres fraîches sur la main qu’on lui tendait, comme une promesse de retour.

— Je n’irai pas, madame, dit-il ; ah ! bien sûr, madame, je n’irai pas.

— Ah ! le naïf savant, pensait le vieillard en regardant le jeune homme avec une profonde admiration. Et dire que fort probablement dans quelques années, plus rien ne restera de tout ce charme de jeunesse et de vérité.

C’est dommage ! soupira dans le secret de sa pensée l’expérience du vieux monsieur. Bah ! ajouta-t-il philosophiquement, quoi qu’en disent les sages et les érudits, l’expérience avec les années ne vaut pas ce qu’elles détruisent. Je préférerais à toute science acquise mes dents et mes illusions.

Profitant du moment de repos imposé par la fatigue, Mme Malsauge, tout en causant, posait une foule de questions avec cette adorable indiscrétion qu’une femme du monde sait envelopper de tant de charme qu’on ne peut lui en vouloir.

Étienne avec sa droiture n’était pas de force à lutter avec le savoir-faire de Mme Malsauge, qui, en cela, fut fort intelligemment secondée par M. de Ferrettes, dont Étienne avait gagné toute la sympathie et qui, sachant que pour aider les gens à propos il faut les connaître à fond, étudiait le jeune homme de tout son cœur.

Il sut bientôt que M. Jussieux était à peu près à moitié chemin de son diplôme de docteur en droit ; malgré la réserve du jeune homme, il devina à peu de chose près sa position.

Dès ce moment et sans qu’il s’en doutât, Étienne eut dans le parent de Mme Malsauge un ami et un protecteur, qui n’étaient ni l’un ni l’autre à dédaigner.

Mme Malsauge, de son côté, ne pouvant s’expliquer autrement que par son amour de la protection, l’attrait qu’Étienne avait pour elle, se disait qu’il était fort beau de dompter les sauvages, sans doute, mais qu’il serait bien autrement flatteur encore de les civiliser. Elle ne songeait à rien moins, la Parisienne influente, qu’à parler chaudement de son montagnard à son cousin le ministre.

Quant à Étienne, il ne se doutait de rien, et jouissait de tout son cœur de cette belle journée qui devait rester longtemps dans son souvenir.

Cette promenade se renouvela souvent, agrandissant chaque jour chez Étienne l’admiration naïvement passionnée qu’il avait pour Mme Hélène. Il ne s’attristait plus en rentrant à la Chartreuse. À force de bonheur intime, il en était arrivé à une entière et superbe indifférence pour tout ce qui n’était pas la jeune femme.

Ses rêves d’avenir ne dépassaient plus maintenant l’espérance d’une rencontre prochaine.

Après avoir peu à peu traité les sujets faciles et légers, on en vint aux graves questions de l’art.

Étienne était le plus jeune non-seulement par l’âge, ce qui est quelquefois très-peu de chose, mais surtout par la droiture de son esprit, par la vigueur de tout son être moral, qui n’avait été faussé par rien des choses d’un monde dont son extrême pauvreté l’avait toujours tenu éloigné.

Ce fut lui, tout naturellement, qui se mit le plus bravement à découvert. Il avait, dans un corps sain, l’âme la plus saine qui fût au monde ; aussi ce fut une admirable chose que sa profession de foi.

M. de Ferrettes était toujours d’une extrême franchise quand la chose se passait, dans son for intérieur, vis-à-vis de lui-même. Il se demanda s’il avait jamais eu, même à vingt ans, cette valeur et cette force. Quoique la chose ne fût pas flatteuse, il s’avoua tout bas qu’il était resté fort loin en arrière de cette beauté morale.

Pour se consoler, il ajouta très philosophiquement : « Cela tient probablement à l’air des montagnes que respire ce garçon depuis qu’il est au monde. »

Mme Malsauge était, à son tour, sous le charme ; toute fière d’avoir deviné cette nature droite, elle s’absolvait, en toute conscience, d’avoir fait les premiers pas vers le jeune homme. La sympathie d’Étienne lui devenait d’autant plus précieuse, qu’elle avait plus d’orgueil de la lui avoir inspirée.

Étienne, en voyant son chien le quitter, chaque soir, en face du même passage, éprouvait comme un remords de sa dureté vis-à-vis de Mariette. Il sentait qu’il contractait une dette de cœur envers la pauvre enfant qui, malgré les marques constantes de son indifférence, soignait, avec une affectueuse persévérance, la bête qu’il aimait.

Bientôt même, l’orage allant grandissant à l’auberge, Lou Pitiou après avoir reçu la table, avait bravement pris, et de lui-même, le logement chez le portefaix, ce qui ne l’empêchait pas, tant l’habitude est difficile à rompre entièrement, d’aller, de temps à autre, s’assurer de l’état des choses, mais de loin, prudemment, en chien dont l’échine a payé l’expérience.

Quand il avait flairé l’air de malveillance qui régnait par là, il détalait bravement, fidèle à son principe, et allait attendre son ami sur la route.

L’aubergiste, après maintes et maintes consultations, sut à quoi s’en tenir sur le peu de valeur de ses prétendus droits. Aussi n’en parla-t-il plus, à son grand regret. Abordant la chose d’un autre côté, il proposa à M. Letourneur un marché duquel il eût retiré, moyennant finances, le droit de bâtir cette fameuse écurie, qui, lui trottant en tête, tournait chez lui à la monomanie furieuse.

L’oncle Isidore, dont la vertu dominante était un entêtement de la plus belle venue, ne voulut rien écouter. Il avait entendu confirmer le dire de son neveu par tous les avocats de Candelair, chez lesquels il avait été à tour de rôle : ce qui, par parenthèse, n’avait pas peu contribué à assurer leur honorabilité dans son opinion.

Il aimait beaucoup l’argent, mais il tenait aussi à son soleil, qui donnait une grande valeur à son jardin, et il ne voulait rien en vendre.

Non-seulement les deux voisins ne se saluaient plus, ce qui avait été pour ainsi dire le début des hostilités ; mais Thomas se rencontrait presque chaque jour avec la vénérable Mme Daubrée, sans retirer sa casquette. Quand la servante passait devant lui, allant soit en course, soit à l’église, il l’appelait : « mangeuse de sardines, buveuse d’eau », ce qui était pour un viveur de son espèce, la plus sanglante insulte qu’il pût adresser à cette malheureuse, dont la mine piteuse avait le tort de ne point lui donner un démenti.

On faisait pourtant bonne chère à la Chartreuse ; mais, Étienne excepté, la mine des autres n’en témoignait rien du tout.

Au reste, il est à remarquer que le moral a une influence énorme et directe sur le corps, que les pénitences, les abstinences, les jeûnes sont impuissants à donner ces mines ternes, macérées, ascétiques, malheureuses et souffreteuses à la fois, que les humeurs chagrines et avaricieuses, que les pensées mesquines et étroites enfantent si rapidement et d’une manière si générale.

Il est avéré, pour les gens quelque peu observateurs, que chaque homme a plutôt la physionomie de son esprit que l’aspect que devrait lui donner sa façon de se nourrir.

Les gens de la Chartreuse avaient l’air bien autrement bilieux et résigné que plantureusement nourris. Ce fut là le succès de la mauvaise plaisanterie de Thomas.

Pour la forme, et seulement parce qu’il croyait de sa dignité d’en agir ainsi, l’oncle Isidore avait l’air de ne prêter aucune attention à ce qui se disait à l’auberge ; mais il en était profondément atteint dans sa vanité. Malgré sa parcimonie, s’il eût pu acheter pour lui, pour sa sœur et même pour sa servante, une mine fleurie, aucun sacrifice ne l’eût arrêté.

Sans changer d’allure vis-à-vis d’Étienne, dans le secret de son cœur il sentait son indifférence et sa sévérité se fondre au contentement journalier que lui donnait son neveu ; car il ne se dissimulait pas que le petit-fils de sa sœur était le seul dont l’allure fière, jeune et forte faisait honneur à la maison.

Il n’en disait pas moins de temps à autre à sa sœur :

— Si pourtant votre petit-fils s’était fait recevoir avocat, comme cela irait bien à ma Chartreuse !

Sur ce, la vieille dame baissait la tête d’un air contrit, comme si elle avait été personnellement la cause première de tout ce mal ; puis les choses en restaient là pour quelque temps.

Étienne, ayant vu sa grand’mère préparer du linge à raccommoder, pensa que l’ouvrière viendrait sans doute le lendemain.

Dans la justice de son âme, il se promit de faire amende honorable de ses méchantes paroles, en songeant au bon cœur de la jeune fille.

Le lendemain donc, pendant que la grand’mère était en courses, il vint pour un moment reprendre en face de Mariette cette place si complètement abandonnée depuis longtemps.

La jeune fille fut toute surprise : mais elle se garda bien de manifester son étonnement. Elle comprit que cela aurait été accuser Étienne.

Elle répondit à son bonjour comme si elle ne se fût souvenue de rien, ce dont le jeune homme lui fut très-reconnaissant, car quel que soit le désir que l’on ait de réparer une faute, on aime autant rencontrer un sentier facile que de se trouver en face de récriminations acerbes et de regards courroucés.

— Ne trouvez-vous pas, dit-il après quelques moments de causerie, que Lou-Pitiou devient brillant et superbe depuis quelque temps ?

La jeune fille rougit beaucoup, mais elle répondit simplement :

— Je trouve comme vous, monsieur Étienne, que Lou-Pitiou devient très-beau.

— Vous le voyez, je crois, presque aussi souvent que moi, continua Étienne, qui s’apercevait que l’embarras de Mariette augmentait à mesure qu’il parlait.

— Je le vois souvent. C’est assez naturel, continua Mariette, comme si elle eût pensé que son intimité avec Lou-Pitiou avait besoin d’une explication. La pauvre bête se tourne plus volontiers vers ceux qui le flattent que vers ceux qui lui donnent des coups.

— Il va de préférence vers ceux qui lui donnent aussi la soupe, n’est-ce pas, Mariette ? reprit Étienne pendant que la pauvre petite baissait la tête sur son ouvrage, aussi honteuse que si sa charité eût été une mauvaise action.

Vous êtes un brave cœur, je vous remercie, lui dit alors le jeune homme de sa voix douce et affectueuse, en tendant vers elle sa bonne main tout ouverte. Voulez-vous me pardonner mes méchantes paroles de l’autre jour ? continua-t-il doucement. Je ne vous connaissais pas, Mariette : je m’en repens aujourd’hui.

Il y avait dans la voix, dans le geste d’Étienne, une grandeur pleine de noble simplicité, qui fut droit au cœur de la jeune fille. Elle sentit une larme d’attendrissement rouler sous sa paupière.

— Quand on souffre, on ne dit pas toujours ce qu’on voudrait dire, monsieur Étienne. Je ne le sais que trop, moi dont les paroles ne disent jamais bien ce que je ressens là.

Au lieu de mettre sa main dans celle que lui tendait Étienne, elle l’appuya sur son cœur.

La paix était faite.

En allant sur la montagne où il était à peu près sûr de rencontrer Mme Hélène, son bonheur presque quotidien, Étienne avait la conscience en paix et toute légère : il avait à se reprocher une ingratitude de moins.

— Nous apportons dans notre désert des nouvelles de la ville, dirent Mme Malsauge et le marquis de Ferrettes, en abordant Étienne.

La jeune femme en était arrivée à dire : « notre désert. » Mais quand elle parlait d’Étienne dans son salon, ce qui arrivait encore assez fréquemment, elle ne disait plus « mon sauvage », mais bien : « M. Jussieux ».

Quel pas cet enfant avait fait dans l’esprit de cette Parisienne.

— Vraiment dit assez indifféremment Étienne.

— De grosses nouvelles encore : Nous allons avoir de la comédie. Il nous est arrivé une troupe que l’on assure même n’être pas trop mauvaise.

— Ma foi, cela m’est bien égal ! dit Étienne dans toute la sincérité de son âme.

— Pas tant que vous pourriez croire, reprit Mme Hélène.

— Je vous assure… commença Étienne.

— N’assurez rien du tout, reprit sur le même ton Mme Malsauge, car je vais au théâtre demain. Mon mari a pris une loge pour moi, et je vous autorise à venir m’y porter un bouquet. Vous voyez bien, continua la jeune femme en souriant, que cela ne vous est pas tout à fait aussi égal que vous le pensiez tout d’abord.

Je vous ai fait assez de concessions, je pense, dit-elle tout bas au jeune homme, d’une voix pleine de reproches affectueux ; vous ne pouvez pas me refuser ce léger sacrifice, à moins que vous ne teniez pas du tout à m’être agréable.

Étienne se sentit vaincu : la belle Hélène avait dompté son sauvage.

Le soir, il rentra de meilleure heure que d’habitude, et Mariette, en le voyant arriver, ne douta pas que ce ne fût pour causer avec elle. Dans sa joie, elle leva un regard tout reconnaissant sur le jeune homme. Mais il ne lui fallut pas longtemps pour reconnaître combien il était préoccupé.

La paix était faite depuis le matin ; aussi n’hésita-t-elle pas à dire :

— Qu’avez-vous, monsieur Étienne ? Vous avez l’air tout triste.

Le jeune homme eut beau s’en défendre, elle secoua la tête d’un air de doute et lui dit, au moment de s’en aller, en pliant avec soin son ouvrage qu’elle devait reprendre le lendemain :

— Je ne suis pas aussi méchante que sotte, monsieur Étienne, quoique jusqu’à présent je vous aie à peu près prouvé le contraire, chaque fois que j’en ai trouvé l’occasion.

J’ai pour vous assez de bonne amitié pour vouloir de tout mon cœur être votre confidente.

Ce n’est pas par curiosité, ce que je vous en dis, continua-t-elle en levant son beau regard ému sur le jeune homme, mais bien par affection. Quand on a du chagrin, rien ne soulage autant que de pouvoir le dire à quelqu’un qui sera pour le moins aussi peiné que nous de notre peine.

Étienne eût bien pleuré s’il eût osé, mais à vingt ans, un homme a toujours un peu de vanité à l’endroit de ses larmes. Il ne les cache jamais si bien qu’à l’âge où elles sont adorables. Aussi ne pleura-t-il pas.

L’ouvrière avait veillé ce jour-là plus tard que d’habitude, tant le chagrin d’Étienne la préoccupait, tant elle voulait en savoir la cause, pour pouvoir y porter remède.

Mme Daubrée, dont l’économie trouvait aussi son compte à ce surcroît de travail, dit à la jeune fille quand elle la vit se lever :

— Attendez un peu, Mariette, je vais appeler la bonne, qui vous accompagnera au moins jusqu’aux fossés. Notre rue est trop déserte pour que vous vous en alliez seule à cette heure.

— Merci, madame, répondit l’ouvrière, fort touchée de cette attention de la vieille dame, je m’en irai bien toute seule. Je craindrais de vous déranger en acceptant.

― Je vais vous accompagner, moi, cela ne dérangera personne, dit Étienne en prenant son chapeau.

— Je vous remercie bien, monsieur Étienne, dit la jeune fille, aussi émue qu’heureuse du prétexte qui s’offrait à elle et l’autorisait, pour ainsi dire, à essayer encore la puissance de son amitié sur la tristesse d’Étienne.

À peine les deux jeunes gens se trouvèrent-ils seuls dans la rue sombre et fort déserte à cette heure, que le jeune homme ne put retenir un gros soupir qui l’étouffait depuis longtemps.

— Là ! dit Mariette, vous me soutiendrez encore que vous n’avez pas de peine ? Dites-moi plutôt que vous ne me trouvez pas digne de vous écouter, que je vous ai donné de moi une mauvaise opinion ; que vous vous méfiez de mes sentiments pour vous, mais ne dites pas que vous ne souffrez point.

Je me connais trop bien aux soupirs, pour qu’il soit possible de me donner le change.

— Je m’ennuie, Mariette, dit le jeune homme, voilà tout.

Ce gros soupir, qui vous a tant affectée, n’a pas d’autre cause.

— Monsieur Étienne, vous êtes cruel, continua la jeune fille. Je croyais pourtant que nous avions fait la paix ce matin ; mais je vois ce soir que si vous pardonnez, vous n’oubliez pas.

— Mariette, dit le jeune homme à demi voix, vous me poussez jusque dans mes derniers retranchements. Vous allez me forcer à vous faire une confidence qui vous attristera.

— Rien ne m’attristera autant que de vous voir chagrin tout seul, répondit Mariette.

— Eh bien ! reprit Étienne en faisant comme un effort sur lui-même. Demain soir j’ai besoin d’être très-beau et je suis fort en peine des moyens à prendre.

— Demain au soir, il y a spectacle, pensa Mariette ; Mme Malsauge y sera. C’est pour être vu par elle qu’il veut se mettre en toilette.

L’esprit de la jeune fille faisait un travail bien douloureux pour son pauvre cœur. Elle voulait faire plaisir à Étienne, lui faire plaisir avant tout. Elle avait trop souffert depuis le temps qu’il passait près d’elle sans lui dire un mot, et, à quelque prix que ce fût, elle voulait se faire son amie, sa confidente même, s’il le fallait, plutôt que de ne lui être rien du tout, qu’une étrangère indifférente.

Avec cet instinct merveilleux qui trompe si rarement les femmes, elle se dit que c’était de Mme Malsauge que lui venait son inquiétude, et que c’était de ce côté-là qu’il fallait le rassurer. Elle reprit donc d’une voix douce, qu’elle tâchait de faire le moins triste possible :

— Pour être bien beau, monsieur Étienne, vous n’avez qu’à rester tel que vous êtes.

— Hélas ! ma chère Mariette, je crains bien que votre affection pour moi ne vous aveugle, répondit le jeune homme qui pensait à part lui : « La pauvre enfant ne sait rien du monde, et juge les choses d’après le milieu dans lequel elle a été élevée. »

En cela Étienne se trompait : la jeune fille avait une grande finesse d’esprit, beaucoup de tact, de jugement, et, son cœur aidant, personne ne pouvait mieux qu’elle être bon juge en cette occasion.

Elle comprit le doute qui se cachait sous les paroles du jeune homme, et au lieu de répondre directement à ce qu’il venait de dire, elle continua :

— Je ne suis qu’une fille du peuple : mon opinion pourrait vous paraître sans valeur. Mais puisque je suis une gazette, comme m’appelle Mme Daubrée, je puis vous répéter ce que j’entendais l’autre jour chez Mme Malsauge à propos de vous ; car on s’occupe souvent de vous, par la ville, quoique on ne vous y voie guère, ajouta-t-elle en essayant de sourire.

Il y a là un vieux monsieur, venu de Paris pour passer la belle saison avec Mme Hélène, qui soutenait que ce serait un crime de vous voir cravaté de blanc, comme un sous-préfet, harnaché dans un habit noir comme un solliciteur, aux portes d’un ministre. Il me semble qu’il avait raison, le vieux monsieur, et je crois que tout le monde était un peu de mon avis.

Les deux jeunes gens étaient arrivés en face de la porte de Mariette.

— Embrassez Lou-Pitiou pour moi, dit Étienne tout bas en prenant congé de la jeune fille. Si vous le permettez, je vous le rendrai demain.

— Avant d’aller au théâtre ? demanda simplement mais tristement Mariette.

— Non, en revenant, lui répondit Étienne.

Cette jeune fille est une bonne créature, pensait le jeune homme en regagnant la Chartreuse. Pourquoi ce qui suffirait à mes yeux ne suffit-il pas à mon esprit ? Tant d’autres seraient heureux à ma place de la sympathie de cette enfant !

Eh bien ! non : parce que, comme un curieux des choses de l’esprit, j’ai aperçu, par la porte des rêves, un coin du paradis qui n’est pas pour moi, me voilà dégoûté des bonheurs de la terre.

Étienne était de mauvaise humeur ; il en voulait aux autres, il en voulait à lui-même.

Il rentra directement chez lui et se coucha. Personne à cette heure n’étant là, pour constater sa faiblesse, il pleura à sanglots, enfonçant sa tête dans son oreiller.

Il eut toute la nuit une fièvre terrible, que traversait le doux et charmant visage de Mme Hélène. Il lui semblait tenir dans ses mains brûlantes les mains souples et fraîches de la jeune femme. Il l’entraînait tout au haut de la montagne, à travers des difficultés sans nombre qui, dans le rêve, se dressaient au-devant de leurs pas, tout aussi terribles et menaçantes que dans la réalité. Quand il l’eut conduite dans la partie la plus inaccessible, il lui faisait un bouquet, il la couronnait de fleurs ; mais un souffle brûlant passait sur leurs têtes, les fleurs tombaient en cendres autour de la robe blanche de Mme Hélène, qui pâlissait à son tour, penchait la tête sur son épaule, comme si la vie l’abandonnait.

Une sueur froide perlait à la racine de ses cheveux. Il voulait enlever la jeune femme dans ses bras, redescendre avec elle vers la plaine, loin de ces fleurs mortes, loin de cet air brûlant ; et ce corps léger, souple, mignon, qui n’eût pas pesé plus qu’un souffle à son bras nerveux, restait inerte, malgré tous les efforts qu’il faisait pour l’emporter.

L’extrême douleur qu’il ressentait le tirait alors de cette torpeur pleine de souffrances aiguës. Il ouvrait les yeux et se trouvait seul dans sa chambre. Mais l’hallucination, chassée pour un moment, revenait bientôt, prenant une autre forme, un autre aspect, toujours pénible et douloureux.

Le jour apporta le calme à ce cerveau bouillant. Il se leva, sortit de Candelair, alors que tout le monde dormait encore, et se mit en chemin pour aller voir le théâtre de ses rêves étranges et fous.

Il gravit la montagne tout seul pour la première fois depuis bien longtemps : le pauvre chien, camarade fidèle de ces dangereuses promenades, dormait chez Mariette, ne se doutant pas plus que la jeune fille de ce qui se passait à cette heure.

Aux premiers rayons du soleil, Étienne atteignit cet angle terrible, presque suspendu sur l’abîme, où son esprit avait en songe transporté la jeune femme. La pierre était là : il s’y assit.

Tout autour de lui il vit les fleurs fraîches, humides de rosée ; l’air arrivait à son front presque glacial et non brûlant comme pendant la nuit. Les lichens qui couvraient le rocher faisaient une nappe humide sous ses pieds.

Il trempa ses mains dans toute cette eau du ciel, il s’en rafraîchit le visage, avec une joie d’enfant, puis il enfonça son front dans ses deux mains réunies et se prit à penser longuement.

— J’irai, dit-il tout à coup en relevant son beau visage rasséréné, quoique pâli par la fièvre et l’insomnie. Que me fait la forme, à moi ! Et puis, la forme, que me pourrait-elle faire, sinon me rendre semblable à tous les autres, alors que je ne veux ressembler à personne !

Ai-je, jusqu’à présent, marché dans les sentiers battus ? Non. On m’a fait une vie à part ; je l’accepte telle qu’on me l’a faite. Je ne lutterai plus avec ces misères qui, se renouvelant sans cesse, à toute heure, renaissant de leurs cendres, comme le phénix, composent une armée redoutable par le nombre ; chaque mirmidon de cette cohorte immense me faisait dépenser un fétu de ma force, je me trouverai à la fin épuisé, anéanti, brisé, et par quoi ? par des misères !

Non, non, je ne lutte plus avec ces épines microscopiques. Je saute à pieds joints sur le monstrueux fagot ; je suis moi, je reste moi. Je ne veux pas, avec ma force et mes vingt ans, me briser moi-même.

Je vis, je veux vivre.

Allons, Étienne, faites un bouquet pour votre beau rêve, et portez-le-lui au milieu du feu, puisque votre rêve le veut.

Ah ! mes chères amours, mes premières, mes belles amours ! murmura-t-il d’une voix d’une douceur ineffable, en cueillant une à une les fleurs délicates de la montagne. Comme je l’aime ! pensa le jeune homme, tout haut, sur cette cime où personne ne pouvait l’entendre, comme je l’aime !

À quoi te mènera cet amour ? dit tout bas, au cœur d’Étienne, cette partie désenchantante et mauvaise, que toute créature porte en elle.

Et que m’importe ! mon bonheur n’est pas un chemin que je suis pour arriver ailleurs. C’est un état heureux dont je demande à ne jamais sortir.

Le but ? Et que me fait le but ! Sais-je même s’il y en a un. Je suis heureux.

Mon Dieu conservez-moi mon bonheur !

Étienne fit un bouquet ; mais il serait difficile de dire les baisers que ses lèvres envoyèrent aux fleurs. Compte-t-on les baisers quand on aime, à vingt ans, avec une nature comme la sienne ?

Le soleil, qui montait, fit l’air plus chaud ; peu à peu il pompait la rosée ruisselant sur les plantes, rares à cet endroit. Étienne choisit dans le roc une anfractuosité profonde ; il y mit son bouquet à l’abri de la chaleur, en l’entourant de mousses humides.

Brisé par toutes les émotions qui l’avaient agité la veille, il s’étendit sur le roc, se couvrit le visage de son grand chapeau de paille, et s’endormit de ce sommeil de plomb qui suit généralement les insomnies prolongées, les fiévreuses émotions des hommes jeunes.

Quand il se réveilla, il faisait presque nuit.

S’emparer du bouquet, descendre comme une avalanche des hauteurs de la montagne jusqu’à Candelair, fut pour Étienne aussitôt fait que pensé.

En arrivant aux portes de la ville, il fut rejoint puis suivi par Lou-Pitiou qui, fidèle à son itinéraire journalier, attendait son ami, depuis le matin, sur la route, à sa place accoutumée.

Rien n’arrêta le jeune homme, ni les aboiements joyeux de la pauvre bête, ni les manifestations bruyantes. du bonheur qu’elle éprouvait à le retrouver, après l’avoir attendu si longtemps. Il marcha, toujours vivement, jusqu’à la Chartreuse, où il arriva avant que son oncle ne fût rentré de sa promenade par la ville.

— Ma mère, dit Etienne à Mme Daubrée, il me faut de l’argent ; voulez-vous m’en donner, je vous prie ?

— De l’argent ! malheureux enfant ! s’écria la brave dame en levant les yeux et les mains vers la voûte céleste, qu’elle accablait en toute occasion de regards désespérés ou suppliants, selon les circonstances. Te manque-t-il quelque chose ici ? De l’argent ! qu’en veux-tu faire ?

— Payer mon entrée au théâtre, répondit Étienne d’une voix ferme, assurée, comme s’il disait une chose toute naturelle.

— Ah ! le malheureux enfant, il perd la tête, dit Mme Daubrée. Dépenser de l’argent, et pourquoi faire encore, grand Dieu ! pour damner son âme.

— Ma mère — dit Étienne, d’un ton respectueux, mais tellement décidé que la digne femme se demanda à plusieurs reprises si c’était bien cet enfant toujours si soumis et si taciturne qu’elle entendait — ma mère, écoutez-moi bien, il me faut 10 francs ; 10 francs, reprit Étienne en souriant amèrement ; donnez-les moi, je vous prie, tout de suite, à moins que vous ne préfériez que j’aille trouver mon oncle à son cercle pour les lui demander.

— Tu n’oserais pas, je pense, s’écria la brave dame, effrayée de l’audace de cet enfant.

— Pardon, ma mère, j’oserai. Je monte chez moi donner un coup de brosse à mes habits, à mes cheveux, puis je redescends. Si d’ici là vous ne vous êtes pas décidée à bien accueillir une prière que je vous adresse au reste pour la première fois, je vais trouver mon oncle.

Sans écouter sa grand’mère, qui, dans sa frayeur de lui voir porter une requête de ce genre jusqu’à l’oncle Isidore, murmurait d’une façon presque inintelligible :

— N’y vas pas ! n’y vas pas ! je ferai ce que tu demandes ; mais ne le dis à personne au moins. Ah ! mon enfant, ne le dis pas !

Étienne avait enjambé les quelques marches qui le séparaient de sa chambre ; en un tour de main il eut changé de linge, de chaussure, et après s’être passé le visage et les mains dans de l’eau fraîche, il redescendit.

Pendant ce temps, Mariette, qui travaillait dans la salle à manger, avait deviné ce qu’elle n’avait pas entendu de la conversation de Mme Daubrée et de son petit-fils. Elle vint à pas légers tirer la brave dame par la manche, et connaissant son endroit sensible, lui dit à voix basse :

— Donnez-lui ce qu’il vous demande, madame, et pour ce qui est du péché, nous ferons une neuvaine à son intention, afin que le bon Dieu lui pardonne.

— Ah ! oui, nous ferons une neuvaine, dit Mme Daubrée en joignant les mains ; une neuvaine pour obtenir le pardon de son péché, puis nous en ferons une seconde pour que mon frère ne sache jamais rien de cette grosse dépense.

Ce disant, la digne femme sortit du fond de ses poches deux belles pièces de cinq francs, sur le sort desquelles elle soupira profondément.

Mariette reprit sa place aussi vite qu’elle l’avait quittée. Quand Étienne redescendit, les yeux brillants, la lèvre humide et rouge, la joue pâle, son bouquet à la main, il se trouva en face de sa grand’mère, qui n’avait pas changé de place.

Elle tenait dans sa main ridée, toute ouverte, les dix francs qu’il lui avait demandés.

Étienne prit les deux pièces blanches, appuya religieusement ses lèvres en feu sur les mains de la vieille. femme et sortit sans dire un mot. Quelques moments après, pendant qu’il prenait son billet au contrôle, dans la salle à manger, auprès de la modeste lampe recouverte d’un abat-jour vert, qui éclairait les soirées de la Chartreuse, Mariette et Mme Daubrée récitaient à haute voix, avec componction, toutes les deux, les prières de leur neuvaine.

Mme Hélène, qui ne doutait pas de son sauvage, était venue sans bouquet. Il ne fallait rien moins que la foi robuste qu’elle avait en son pouvoir pour que son espérance se soutînt encore, car la toile venait de se baisser sur le second acte sans qu’Étienne fût arrivé.

Le préfet, le marquis de Ferrettes et M. Malsauge étaient à causer avec la jeune femme, quand l’ouvreuse poussant la porte de la loge, livra passage à M. Jussieux, que sa belle fièvre n’avait pas quitté.

Le marquis, jugeant à la subite rougeur d’Étienne, qu’il était grand temps de lui venir en aide, se fit un peu son parrain. Il le présenta à M. Malsauge, puis au préfet.

Étienne s’était incliné devant la jeune femme en lui disant d’une voix rendue basse par l’émotion :

— Vous l’avez voulu, madame, que votre volonté soit faite.

Il resta quelques secondes à peine, remercia le marquis de Ferrettes d’un de ces beaux regards pleins de gratitude qui sont une immense action de reconnaissance, eut le talent de gagner les bonnes grâces de M. Malsauge, qui fut frappé de sa beauté, de sa jeunesse, et surtout de la distinction de sa fière allure.

Il eut le rare talent de se faire pardonner par M. le préfet tout ce qu’il avait gagné dans le cœur de Mme Malsauge, en même temps que la bienveillance avec laquelle Mme Hélène l’avait accueilli.

À peine fut-il loin de tous les regards, loin de l’œil bleu de la jeune femme surtout, qu’il se sentit défaillir. Après la fièvre venait l’abattement. Il fut forcé de s’appuyer à la muraille en traversant un des sombres corridors du théâtre : ses jambes se dérobaient sous lui.

— Je veux bien, disait-il en lui-même, qu’elle sache que je ne suis venu ici que pour elle et parce qu’elle m’a dit : « Je veux vous y voir. »

Sans retourner la tête il sortit et gagna les rues à peu près désertes à cette heure.

Mme Hélène chercha longtemps des yeux son sauvage au milieu de toutes les jeunes têtes qui se trouvaient là. M. Malsauge, qui voulait le revoir aussi, afin de savoir si le second regard lui serait aussi favorable que le premier, se pencha vers la salle.

— Vous cherchez M. Jussieux ? demanda le marquis, qui s’était mis au fond, dans un coin, sous prétexte de s’abriter de la lumière trop vive, mais en réalité pour prendre un à-compte sur le sommeil qu’on lui faisait perdre. C’est inutile, il n’est plus dans la salle.

— Ah ! vous croyez, dit M. Malsauge en continuant ses infructueuses recherches.

— J’en suis sûr.

— Ma foi ! Hélène, c’est affaire à vous d’avoir conduit jusqu’ici un garçon de cette trempe, dit M. Malsauge. J’aime la jeunesse ainsi faite, moi ; cela donne presque de la fierté d’avoir été jeune autrefois.

La jeune femme tendit à la dérobée la main à son mari qu’elle aimait, avec un profond attachement, pour la grandeur de son caractère et la noblesse de son cœur.

— C’est en effet un étrange jeune homme, ajouta M. le Préfet ; il a ma foi fort bonne grâce au milieu de sa sauvagerie.

Mme Hélène était toute fière, quoiqu’elle n’en laissât rien voir, de l’admiration qu’avait éveillé Étienne chez des hommes du monde aussi experts que son mari et « la première autorité du département » eût dit l’oncle Isidore.

Le lendemain elle reprit ses pérégrinations au travers de la montagne, mais à son grand étonnement elle n’y rencontra pas Étienne, qui, dès le petit jour, s’était rendu dans un coin de son domaine où il était bien sûr que nul ne viendrait troubler sa solitude.

Il avait voulu, le pauvre enfant, donner à son esprit et à son corps brisé, une trêve de vingt-quatre heures.

Vers le soir, l’idée de Mariette se présenta à son esprit, il se souvint qu’en sortant du théâtre la veille, il avait oublié le baiser promis. Il eut presque un remords de cette ingrate omission. Il fallait qu’il eût l’esprit bien généreux pour se souvenir de quelqu’autre que de Mme Hélène, dont tout son être était pleinement occupé depuis longtemps. Mais peu à peu, à proportion qu’il descendait vers Candelair, Mariette l’occupait davantage.

Il la voyait toute rougissante, tout heureuse, comme le jour où ils avaient causé de si bonne amitié dans le chemin des jardins.

Le sourire évoqué par ce charmant souvenir erra longtemps sur ses lèvres ; il prenait même à ces pensées un plaisir tout particulier. Pour rester tout-à-fait en paix avec lui-même, ne point laisser d’ombre à ce riant tableau, il se promit d’accompagner Mariette le soir même, et de s’acquitter de sa dette du meilleur de son cœur, la chose n’ayant en elle-même rien de désagréable.

En rentrant et en attendant l’heure du dîner, le jeune homme vint prendre sa place près de l’ouvrière, qui l’accueillit par un doux regard affectueux mais triste.

Mme Daubrée s’était un peu remise de son effroi de l’avant-veille ; sa neuvaine, d’ailleurs, la calmait légèrement. Elle ne put résister au désir de faire causer son petit-fils sur ce lieu de perdition. Mais la bonne dame avait compté sans l’humeur sauvage d’Étienne, qui, aux premiers mots de sa grand’mère, se dit fatigué et se retira dans l’embrasure de la fenêtre la plus éloignée.

Étienne, qui savait sa grand’mère par cœur, sentit bien qu’il n’aurait pas écouté les deux premiers mots de ce qu’elle allait lui dire sans en avoir été blessé mille fois. Il craignait, plus que sa propre souffrance, le mouvement de mauvaise humeur qu’il n’aurait pu s’empêcher d’éprouver contre elle, et il s’était hâté de fuir.

On se demande pourquoi l’intimité manque à certaines familles !

Mariette, qui avait le cœur gros de l’éloignement momentané d’Étienne, ne se sentit pas non plus le courage de continuer à donner la réplique à Mme Daubrée, qui s’entretenait avec une ardeur de vieille femme, de dévote et d’esprit oisif, des mille choses lilliputiennes de l’existence matérielle des autres.

La brave dame désappointée, se mit à ranger, tout en faisant elle-même les demandes et les réponses, le linge que Mariette avait raccommodé depuis le matin.

Quand la soirée fut assez avancée, et que le long silence des deux jeunes gens eût pu à la fin paraître étrange, Mariette, ayant vu à la physionomie d’Étienne qu’il n’était pas décidé à le rompre, se mit à chanter doucement, à demi-voix, une vieille chanson dont le rhythme primitif avait quelque chose d’une suave naïveté.

C’était une mélodie toute pleine de sentiment, que la jeune fille chantait avec des paroles dans le dialecte du pays, ce qui donnait quelque chose de tout particulier à son chant en lui ôtant la banalité des romances que les couturières ont la réputation de savoir en grand nombre, et de chanter avec beaucoup trop de bonne volonté.

Étienne fut heureux de cette diversion. Il se laissa bercer par la voix harmonieuse de la jeune fille. Dire comment, en écoutant Mariette, Étienne en vint à songer à Mme Hélène, nous ne l’expliquerons pas : ce sont des sautes d’esprit pour lesquelles, malgré les progrès de la science, il n’y a pas de boussole.

Toujours bercé par la voix douce et fraîche de Mariette, il murmurait intérieurement :

— Que je voudrais l’entendre chanter aussi, que sa voix doit être plus douce et plus fraîche encore !

Absorbé par ses pensées intimes, il avait abandonné le livre qu’il faisait tout à l’heure semblant de lire.

Mariette, qui avait jeté vers lui un regard aussi timide qu’affectueux, éprouva une joie immense à le voir ainsi calmé, reposé, l’âme endormie pour ainsi dire.

Ce fut avec un orgueil du cœur plein de tendresse qu’elle reprit la vieille chanson sur le même ton doux et presque effacé, pour continuer au jeune homme l’état de bien-être dans lequel elle le voyait.

L’amour des filles du peuple se compose d’autres éléments que l’amour des femmes du monde. Cela se comprend et s’explique au reste par l’avenir différent qui leur est réservé. La fille du peuple, plus libre d’allure et de pensée, est elle avant toute chose. Elle porte en elle, comme tous les êtres créés, l’instinct de sa conservation, en même temps que le pouvoir de se protéger elle-même.

Ce premier besoin de protection ôté, les relations morales ne se trouvent nécessairement plus dans les mêmes conditions. Les femmes ont toutes à l’encontre de l’homme, chez les gens du peuple, une force intellectuelle qui les rend presque toujours de bons guides pour leurs maris ou leurs frères, vivant beaucoup par la raison, peu par l’esprit, et laissant assez volontiers aller leur cœur comme un enfant, pour lequel il n’est pas juste d’être trop sévère, puisque toutes les joies doivent venir de lui.

Les filles du peuple gagnent à cela une certaine naïveté brutale, dans leur tendresse, je ne sais quoi de maternel, de protecteur, dont elles entourent, sans en avoir conscience peut-être, l’homme qu’elles aiment.

C’était donc cette part maternelle du cœur de Mariette qui berçait Étienne avec amour ; car il ne faut pas croire que l’humilité soit incompatible avec l’instinct de la protection.

— Il est bien tard, Mariette, dit Mme Daubrée, qui n’osait, dans la pureté de sa conscience, quoiqu’en murmurât son économie, laisser veiller chaque soir la jeune fille au-delà de l’heure due.

— Je vais encore finir la pièce que je tiens, répondit l’ouvrière, dont le regard alla, à son insu peut-être, chercher celui d’Étienne.

— Je vous accompagnerai, Mariette, dit le jeune homme, en réponse à la muette question de la jeune fille.

L’ouvrière enfin, plia le linge qu’elle tenait, secoua les brins de fil qui s’étaient attachés à son tablier de cotonnade, et attendit le bon vouloir du jeune homme.

Elle n’osait pas, tant elle était émue à l’approche de cette heure souhaitée, prendre l’initiative et la hâter de quelques secondes.

— Quand vous serez prête, Mariette, dit Étienne, qui s’était levé en même temps qu’elle, nous partirons.

Elle prit congé de Mme Daubrée, dit bonsoir en passant devant la porte de la cuisine, à la pauvre servante, sur le sort de laquelle, dans sa joie, son bon cœur s’apitoyait, et gagna la porte du jardin, où Étienne l’avait déjà précédée.

— Ouf ! dit Étienne quand il eut fait quelques pas dans la rue et respiré à pleins poumons l’air frais et pur de la nuit autour des champs. Qu’il fait bon dehors ; ne croyez-vous pas, Mariette ?

― Je crois que vous trouvez en effet l’air de dehors bien bon, dit la jeune fille, sans répondre à ce que venait de lui dire Étienne, car vous n’êtes pas souvent à la maison.

Étienne ne comprit pas le reproche, ou n’eut pas l’air de comprendre ; il ajouta :

— Si je ne craignais pas un refus, Mariette, je vous ferais bien une proposition.

— Avez-vous peur que je vous refuse quelque chose ? dit-elle d’un ton qui semblait assurer qu’elle ne lui pouvait en effet rien refuser.

— Non, dit Étienne ; mais vous penseriez que je suis fou, que je vous sacrifie à mes caprices.

— Que cela ne vous arrête pas, monsieur Étienne, reprit Mariette d’une voix sérieuse et basse qui enhardit Étienne.

— J’allais vous demander de venir faire avec moi le tour de la ville.

— Allons, interrompit Mariette sans le laisser achever.

— Mais que dira-t-on ? continua Étienne qui trouvait toujours un grand charme à faire causer Mariette.

Il savourait avec une joie quelque peu égoïste, toutes les sensations et les émotions que la jeune fille dissimulait fort mal.

— À propos de quoi ? demanda-t-elle.

— À propos de notre promenade, en tête-à-tête, à l’heure qu’il est, si quelqu’un nous rencontre.

Mariette leva légèrement les épaules.

— Qu’est-ce que cela me fait ? dit-elle.

— Mais si vous avez un amoureux, il sera jaloux, poursuivit Étienne.

La jeune fille, un peu tremblante, dit d’une voix assez assurée qui avait quelque chose de ferme, comme après une résolution prise depuis longtemps et à laquelle on a mûrement réfléchi :

— Je n’ai pas d’amoureux, monsieur Étienne, et je n’en veux pas.

— Là, voyez-vous la dédaigneuse ! reprit Étienne en serrant contre lui la main de la jeune fille, qu’il avait lui-même appuyée sur son bras.

Mariette continua comme si elle n’avait pas entendu :

— Quant à ce qu’on pourrait dire, pour ou contre ma réputation et ma personne, je m’en inquiète comme de cela ; et du bout de son ongle elle toucha l’une de ses dents blanches.

Je ne vous savais pas si complétement esprit fort, dit Étienne en souriant.

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, répondit-elle ; mais si je me suis mal fait comprendre, je puis m’expliquer plus clairement. — Et d’une voix au fond de laquelle tremblaient quelques larmes qu’elle étouffait de son mieux, elle continua : « Je n’ai pas d’amoureux, parce que personne ne m’aime. Je n’en aurai jamais, parce que je ne veux aimer personne.

» Maintenant, que l’on me rencontre me promenant avec vous, qui êtes un monsieur, pendant que je ne suis qu’une ouvrière, je sais très-bien que l’on rira de moi, que l’on dira tout bas en me voyant passer : « Encore une qui s’est laissé prendre à de belles paroles. » Les plus mal élevés diront tout simplement : « La petite Mariette est la maîtresse de M. Étienne. »

» De tout cela je me moque. Je ne tiens pas à me mettre sous cloche, pour être bonne à épouser un ouvrier mal appris et à élever des marmots.

» Je ne vous fais donc nul sacrifice, monsieur Étienne, en méprisant tout ce que l’on peut dire. Je suis heureuse de vous faire plaisir en me faisant plaisir à moi-même. Promenons-nous donc de bon cœur, à moins pourtant, ajouta timidement Mariette, à laquelle revenait tout à coup le souvenir de Mme Hélène, à moins que vous n’ayez à aller au spectacle ou en soirée. »

La meilleure âme féminine reste, à son insu, toujours un peu femme ; aussi Mariette, malgré l’entier renoncement qu’elle croyait avoir fait de sa personnalité, en même temps que de sa jalousie, en conservait encore quelque chose.

Étienne ne voulait pas plus avec Mariette qu’avec sa grand’mère entamer ce chapitre-là ; il ne trouva rien de mieux que d’embrasser la jeune fille, pour changer le cours de ses idées.

Prenant vivement sa tête mignonne dans ses deux mains, il mit ses lèvres sur les yeux de Mariette ; mais ses lèvres rencontrèrent une larme qui lui gâta son plaisir.

— Vous pleurez ? dit Étienne. Je vous ai fait de la peine, Mariette ?

— Non, répondit-elle ; et comme pour protester, elle se pressa contre le jeune homme, qui passa alors un bras autour de sa taille.

Ils continuèrent ainsi leur promenade par les chemins déserts qui font le tour de la ville.

― Je ne suis pourtant pas méchant, disait Étienne. Je vous assure que je ne voudrais pas vous affliger.

En même temps, il entourait plus étroitement encore la taille fine et souple de Mariette.

Quoique la jeune fille ne résistât pas à cette caresse du jeune homme, elle n’y apportait plus cet abandon du cœur qui met comme une souplesse idéale au corps. Ce fluide impérieux qui enivre, commande, et qu’on appelle l’entraînement, semblait faire défaut à Mariette.

Étienne le sentit, et, ne pouvant se rendre compte de ce qui s’élevait ainsi entre elle et lui, il en éprouva un secret dépit qui imprima un tressaillement nerveux à son bras.

— Vous souffrez ? demanda Mariette vivement.

— Non, répondit Étienne ; mais vous n’êtes plus comme l’autre matin, dans le sentier des jardins ; aussi, sans savoir pourquoi, je suis mal à l’aise à mon tour.

— Vous avez tort, répliqua Mariette ; je serai toujours la même pour vous. Maintenant, quoi que ce soit qui arrive, je ne changerai jamais.

La pauvre enfant avait raison : le sacrifice de son orgueil une fois fait, dès qu’elle était décidée à accepter, sous quelle forme et à quelles conditions que ce fût, l’amitié que lui témoignait Étienne, plus rien désormais ne pouvait la changer à son égard.

Étienne marcha longtemps ainsi, caressant un peu machinalement et d’une main distraite la main de la jeune fille, qui n’eût néanmoins changé sa place pour rien au monde.

— Je serai ce qu’il voudra, s’était-elle dit, pourvu qu’il veuille bien que je lui sois quelque chose.

Elle savourait donc le bonheur de lui être quelque chose, sons savoir au juste quelle chose elle lui était.

Pendant ce temps, Étienne se disait à part lui :

— Cette enfant m’aime d’un amour adorable et dévoué. Je le sens. Je voudrais l’aimer aussi de la même manière, et je ne puis ! Mon affection pour elle est pleine d’égoïsme : j’y cherche un plaisir de l’esprit et des lèvres auquel le cœur ne participe en rien.

Elle donne, je reçois ; je ne puis me le dissimuler.

Malgré lui Étienne en vint à se dire : Elle est peut-être plus heureuse de ce qu’elle me donne que je ne le suis de ce que je reçois. Ne suis-je pas, moi aussi, plus ravi de ce que je donne que de ce qu’on me rend ?

Mme Malsauge traversa sa pensée comme une image lumineuse qui éclaira la nuit au milieu de laquelle il se promenait avec Mariette.

― Mon enfant, dit-il en appuyant ses lèvres sur les cheveux brillants et fins de la jeune fille, votre ami Étienne est un méchant esprit, inquiet et triste, qui fait envoler tous vos jolis sourires. Il vous rend songeuse comme lui.

— Point du tout, reprit vivement Mariette, que les paroles du jeune homme rendaient toute fière, je ne suis pas songeuse, mais heureuse, ce qui est, je crois, bien autre chose. Si je ne vous parlais pas, c’est que je vous écoutais penser, poursuivit-elle.

— Pourquoi n’est-ce pas elle que j’aime ! se demandait Étienne. Pourquoi vais-je chercher mon bonheur dans les nuages ! ajouta-t-il un peu tristement — car il s’attristait parfois de cette lutte constante qu’il portait au dedans de lui. Par la raison toute simple, se répondit-il, que mon bonheur est dans les nuages et pas ailleurs.

La raison ne valait pas grand’chose ; il le sentait bien, et il se hâta d’ajouter : Le plaisir qui est sur la terre n’en est pas moins une jolie chose. Sachons le prendre quand il vient.

Il ne tarda pas, en effet, à prêter une oreille attentive à Mariette, qui recommençait à babiller de son mieux pour prouver à son ami Étienne que toute sa gaieté lui était revenue.

La gaieté est communicative, surtout entre deux enfants de leur âge. Bientôt le jeune homme en vint à plaisanter Mariette, à lui prendre, entre deux éclats de rire, un baiser par ci, un baiser par là, qu’elle ne refusait guère, au reste, mais qui, néanmoins, la rendaient un peu songeuse, si peu toutefois et pour si peu d’instants, qu’Étienne ne s’en aperçut même pas.

— C’est, lui disait Étienne, le baiser que vous avez donné pour moi au Pitiou, que je vous rends.

— Mais je ne lui en ai donné qu’un, disait la jeune fille.

— Je ne vous crois pas, répliquait le jeune homme ; vous l’aimez bien trop pour ne l’embrasser qu’une fois.

— Je vous assure pourtant, continuait Mariette…

— Alors ce sont les intérêts, disait Étienne.

— Mais je ne suis pas usurière à ce point, monsieur Étienne, et de ses petites mains brunes, elle essayait de cacher son visage.

— Oh ! la méchante fille ! reprenait Étienne en embrassant les mains à défaut de la figure.

Étienne avait raison : ce n’était pour lui qu’un plaisir des lèvres et de l’esprit, le cœur seul de Mariette y était pour quelque chose.

À la fin, il se trouva que le jeune homme était joyeux et gai tout seul ; ses lèvres n’avaient pas en vain pressé le front de sa compagne. Mariette avait la tête brûlante ; sa main n’osait ni quitter ni retenir celle d’Étienne, et de gros soupirs qu’elle essayait d’étouffer venaient par moment se mêler à la joie bruyante du petit-fils de Mme Daubrée.

— Vous voyez bien, je vous ennuie, lui dit-il enfin.

Mariette était trop émue pour répondre vite.

— Vous savez bien que non, dit-elle cependant.

— Hélas ! reprit Étienne en soupirant à son tour, je suis quinteux ; tantôt triste, l’instant d’après plus fou qu’il ne vous convient peut — être.

Ils entraient dans la ville : d’instinct ils se mirent à parler bas tous les deux.

— Non, dit-elle, vous savez bien que je vous aime toujours de quelque façon que vous soyez.

— Que vous êtes bonne, Mariette, dit Étienne en quittant la jeune fille, qui était arrivée à quelques pas de sa porte. Oh ! quelle bonne nuit je vais passer ! Pensez un peu à moi, chantez la jolie chanson de tantôt, je l’entendrai de là-bas ; elle me bercera encore.

— Je vous le promets, dit Mariette en rentrant vivement. « Hélas ! pensait-elle, si je suis heureuse en sachant qu’il ne m’aime pas, que serait-ce donc s’il m’aimait ? »

Étienne était un brave garçon qui n’eût voulu, pour rien au monde, tromper une enfant confiante et bonne comme l’était Mariette.

Par un compromis assez commun, il lui semblait n’avoir rien à se reprocher tant qu’il n’en avait pas fait sa maîtresse, — ce qui n’arriverait jamais, se promettait-il tout bas.

Mariette qui après tout n’était pas en peine d’employer ses journées et qui ne se sentait humble et soumise que devant l’homme qu’elle aimait, avait à peu près cessé de travailler pour Mme Malsauge.

La bienveillance de Mme Hélène lui pesait, et elle n’avait pas le courage de s’occuper chaque jour à la faire plus belle.

Rien que de la voir heureuse, calme, fière, lui faisait monter le sang à la tête. Elle y voyait rouge et la fille du peuple prenant le dessus, elle se sentait prise de rages sourdes à l’endroit de cette femme frêle et mignonne.

Mme Malsauge n’avait rien compris à ce caprice de la jeune fille. Elle fit faire tant d’avances — car il faut bien avouer que Mariette était la plus gentille et la meilleure ouvrière de Candelair — que la pauvre enfant était forcée, dans la crainte de laisser deviner son secret, de travailler encore de temps à autre pour son ennemie, qui se montrait pour elle d’une bonté charmante.

Étienne, cependant, retrouva sur la montagne, le lendemain et les jours suivants, Mme Hélène et le marquis de Ferrettes.

Mme Hélène était trop fière du premier pas fait par son sauvage pour ne pas vouloir tenter d’obtenir davantage : elle se montrait donc tous les jours plus charmante.

Du plus loin qu’elle voyait Étienne, elle lui faisait de la main un signe d’amitié et lui donnait cette main à baiser quand elle était près de lui.

— Monsieur Étienne, lui dit-elle un jour, après avoir amené la chose assez habilement pour qu’il ne se doutât de rien jusqu’au moment où elle aborderait ce qu’elle appelait : « une grosse question », le temps des promenades ne dure pas toujours. Les jours tristes et sombres prendront à leur tour la place de tout ce soleil, de toute cette clarté.

Étienne n’avait pas encore songé qu’il viendrait un hiver, et qu’alors il ne verrait plus Mme Hélène dans les sentiers de la montagne. Cette vérité le blessa au cœur comme un coup de foudre. Il regarda la jeune femme d’un air si tristement surpris, que, malgré toute la sympathie qu’elle lui portait, elle ne put s’empêcher de sourire.

— Mon Dieu, oui ! il viendra un moment où il y aura de la neige, de la boue, des frimas, et il faudra penser aux choses sérieuses.

Étienne se demandait dans la sincérité de sa conscience, s’il restait dans le monde quelque chose de sérieux, une fois que son amour en était ôté. Avant qu’il eût eu le temps de se répondre, la jeune femme avait repris, d’une voix affectueuse, caressante et protectrice à la fois :

— Cette heure viendra, monsieur Étienne. Ne m’en veuillez pas si je la fais arriver un peu avant son tour. Écoutez-moi comme une bonne et sérieuse amie qui ne demande qu’à vous servir de tout son pouvoir, lequel n’est pas entièrement à dédaigner, ajouta-t-elle de cet air superbe à force d’humilité feinte que savent prendre ou que prennent, peut-être malgré elles, les femmes qui se sentent réellement influentes.

Bien que ce fût dit doucement, et que Mme Malsauge · eût pris sa voix la plus enchanteresse, Étienne éprouvait une douleur extrême. Il lui semblait qu’il vieillissait tout à coup, que le manteau de neige dont on lui avait parlé tout à l’heure enveloppait étroitement son cœur et sa tête.

— Oui, il faut m’écouter, poursuivait Mme Malsauge, et me dire un peu quelle carrière il vous plairait embrasser.

Devenir avocat, pour s’enterrer à Candelair, poursuivit la jeune femme, il n’y faut point penser. C’est une espèce de suicide, et notre sainte religion les défend tous. — Mais cherchez, continua-t-elle ; vous êtes bien plus apte que moi à ce travail. — Songez seulement que j’ai des amis qui peuvent beaucoup et que par eux je puis quelque chose.

À force d’écouter, Étienne comprit que Mme Malsauge lui offrait sa protection.

L’enfant tomba de haut sur ce rude rocher de la vie réelle ; mais son amour et son aveuglement avaient la vie dure ; aussi, ne se trouvèrent-ils que blessés, alors qu’ils auraient si bien pu mourir brusquement, du coup reçu. Il répondit enfin à la jeune femme qui tâchait de s’expliquer son silence et son air de tristesse :

— Je crois, madame, que vous vous donneriez bien du mal pour fort peu de chose. Je me sens impropre à tout, par contre, fort impuissant à être protégé.

Le marquis se promenait en ayant l’air d’admirer la campagne, à laquelle il prêtait, au fond, une très légère attention. Il voulait laisser à Mme Hélène toute liberté, afin qu’elle pût sans effaroucher le jeune homme, lui parler d’un avenir auquel Mme Malsauge et lui s’intéressaient également.

— Impuissant à être protégé ! s’écria Mme Hélène, y pensez-vous, Étienne ? reprit-elle plus doucement, en oubliant à dessein de dire « monsieur », ce monsieur qui tient toujours un peu à distance. Son nom avait été prononcé d’une voix caressante. Étienne pour un instant retrouva son rêve, que déjà il croyait avoir perdu.

— Savez-vous bien toute la peine que vous me faites en parlant ainsi ? reprit Mme Malsauge.

— Je vous dis ce que je sens, madame, répondit Étienne. Je ne voudrais pour rien au monde vous donner un moment de peine, quelque passager qu’il pût être.

— Je le sais, dit la jeune femme en mettant d’elle-même sa main fluette et blanche aux mains du jeune homme, avec un mouvement d’une grâce infinie, comme pour lui donner confiance en ses paroles et courage pour lui répondre.

Étienne avait la fièvre : ses mains brûlaient. La main fraîche et moite de la jeune femme, au lieu de leur communiquer quelque chose de sa fraîcheur et de son calme, activait cette fièvre qui allait toujours croissant, si bien que son cœur, ce pauvre cœur si tranquille auprès de Mariette, battait, éperdu, dans cette poitrine d’enfant, qu’il semblait vouloir briser.

— Je sais que vous m’aimez un peu, reprit Mme Hélène en souriant ; je vous le rends de bon cœur.

Mais les affections stériles sont comme les arbres qui fleurissent sans porter de fruits : elles n’ont qu’un demi-mérite. Je ne veux rien de semblable entre nous.

Je vous permets donc bien d’être sauvage tout un été, tout un bel été, oui, monsieur ; mais je n’accorde rien au delà. Je veux que vous soyez quelque chose, ne fût-ce que par affection pour moi.

Étienne étouffait. Ses mains s’étaient refermées sur la main que lui avait gracieusement abandonnée Mme Hélène. Il s’était presque agenouillé sur la mousse à côté d’elle ; ses yeux qui ne quittaient pas ses lèvres si pleines de finesse et de bienveillance, étaient plus noyés et plus brillants que d’habitude. Une larme d’émotion, de jeunesse, de bonheur, y mettait comme une double lumière qui l’éblouissait lui-même, au point qu’il voyait bien mieux la jeune femme au fond de son âme qu’il ne la voyait en réalité, quoique ses regards ne la quittassent pas.

Mme Hélène ne le comprit pas entièrement et continua avec plus de laisser-aller que si elle eût été dans son salon, grâce à cette raison bien simple qu’on subit presque toujours l’influence du milieu dans lequel on se trouve :

— Je vous veux une position. Je suis vaniteuse, moi ; il faut que mes amis soient quelque chose.

— Être votre ami, n’est-ce pas assez ? demanda Étienne.

— Pas pour moi, sans doute, puisque je veux plus encore, répondit Mme Hélène, qui n’ignorait pas qu’il lui faudrait vaincre bien des résistances avant d’arriver à son but pousser Étienne dans une carrière où elle pourrait employer son influence pour lui.

— Je ne puis rien autre chose, dit le jeune homme.

— On peut toujours ce que l’on veut, répliqua Mme Hélène, en laissant percer dans sa voix ce ton un peu sec et tranchant que les femmes du monde, habituées à voir tout plier devant elles, emploient d’instinct lorsqu’elles se trouvent en face d’une résistance qu’elles ne peuvent vaincre aussi vite qu’elles le désirent.

— On le dit, répondit Étienne, qui eut sur les lèvres un sourire un peu triste et dans l’œil comme un ressouvenir de ses luttes passées et de leur insuccès ; on le dit, madame, mais ne le croyez pas, car cela n’est pas vrai.

— Peut-être ! Je ne change pas d’avis si facilement que cela, répondit Mme Malsauge. Jusqu’à preuve contraire, je soutiendrai que la volonté est un levier puissant auquel rien ne résiste.

— La volonté, madame, dit Étienne, qui avait trop longtemps souffert de cette force active enfermée en lui pour laisser parler la jeune femme sans lui répondre, la volonté est une arme terrible qui soulève peu de chose, quelque grande qu’elle soit, mais blesse à coup sûr tous ceux qui s’en servent, tous ceux qui ont eu en sa puissance une trop large foi.

J’ai trop voulu, madame, pour avoir encore la force de porter, une volonté quelconque.

— Enfant, dit Mme Hélène en levant légèrement ses belles épaules, vous ne savez rien du monde !

— Peut-être, madame, répondit-il à son tour ; mais je crois savoir beaucoup trop de la vie et de moi-même.

— Qu’est-ce que la vie ? rêveur ! dit la jeune femme du même ton léger. — C’est le monde, ce sont les relations qui la font belle ou laide, facile ou impossible. — Je suis bien plus habile et bien autrement savante que vous, moi qui sais mon monde sur le bout du doigt, lorsque vous n’en connaissez pas le premier mot.

Voyons, poursuivit-elle, vous ne pouvez pas toujours rester dans la montagne. — Il n’y a pas toujours des fleurs et on n’a pas toujours vingt ans !

— Hélas ! reprit Étienne avec un beau sourire plein de tristesse, c’est bien dommage ! Ne trouvez-vous pas, madame ?

― Il n’est pas question de ce que je trouve ou de ce que je ne trouve pas ; il est question de vous, que je voudrais voir plus raisonnable.

— Parlons donc raison, madame, puisque vous le voulez. — Je vous répéterai que je suis impropre à être protégé, pour deux raisons : la première, c’est que je n’ai plus la foi en moi…

— Oh ! interrompit la jeune femme, que la parole sérieuse du jeune homme dominait et attristait.

— La seconde, poursuivit Étienne, c’est que je ne suis pas humble, ni fait à la soumission ; enfin, je ne me sens pas assez fort pour savoir accepter avec la grandeur nécessaire à cet acte.

— Le méchant cœur, dit Mme Hélène en faisant mine de retirer sa main de la main d’Étienne.

— Non, reprit-il vivement, je n’ai pas le cœur mauvais. Seulement j’ai souffert ; j’ai souvent été blessé, je suis devenu méfiant à l’égard des autres et de moi-même.

Étienne était redevenu tout à coup l’homme qu’il était avant d’avoir laissé sa jeune force et sa virile volonté s’endormir dans le rêve et dans l’inaction. L’enfant avait presque disparu ; il ne restait plus de lui que la grâce et le charme qui s’harmonisaient à sa voix grave et à l’éclair intelligent et triste de ses grands yeux.

— Merci, madame, continua-t-il avec une certaine fierté. Vous avez été bienveillante au-delà de ce que méritait « votre sauvage », dit-il d’une voix douce et basse ; vous avez eu la plus noble de toutes les charités : celle du cœur.

Parce que vous me saviez seul, sans affection, vous avez laissé venir jusqu’à moi votre sympathie, faisant tomber votre belle main dans les miennes, comme un gage de votre loyale amitié.

Quoi que ce soit qu’il advienne de ma vie, madame, veuillez me permettre de vous dire que ces heures passées seront mes belles heures entre toutes les autres ; qu’elles resteront dans mon esprit et dans mon cœur, ajouta-t-il en soulevant son front par un mouvement plein de noblesse, comme le souvenir de Dieu a dû rester dans l’âme des anges exilés du paradis ; comme le souvenir d’un bonheur passé et d’une gloire éteinte ; comme l’espérance d’une gloire future et d’un bonheur à venir… dans une autre vie ajouta-t-il plus bas encore en s’inclinant devant Mme Hélène, qui, tout émue, écoutait ce langage si nouveau pour elle, la femme aussi superficielle que charmante.

Maintenant, madame, poursuivit Étienne, voilà le soleil qui baisse ; vous même m’en avez averti. Chaque jour il vient plus tard, chaque jour il s’en va plus tôt.

Ainsi vous ferez, madame.

Que rien ne vous arrête. Votre route est facile, fleurie ; allez, madame, ne changez rien à votre route, ne tournez pas la tête pour voir où je vais.

Je ne vais pas ; je reste. Vous partie et le soleil caché, je n’ai plus ma raison d’être. Laissez-moi donc n’être rien.

Je ne suis pas de votre monde ; oubliez-moi comme on oublie un éventail quand la fraîcheur du soir arrive.

— Je ne veux pas oublier, moi, dit Mme Hélène en secouant sa tête mignonne, et je ne veux pas vous permettre d’oublier davantage.

— Oh ! je n’oublierai pas, dit-il, que me resterait-il si j’oubliais ?

Mme Malsauge savait avoir de l’émotion juste assez pour être attrayante, jamais au point d’en être embarrassée.

— Et si j’avais besoin de vous, reprit-elle me diriez-vous adieu, ainsi que vous le faites ?

— Non, répondit Étienne simplement pendant que son pauvre cœur se reprenait à battre.

— Alors à revoir, dit la jeune femme. Ou ne m’échappe pas comme cela, au premier caprice d’indépendance, continua-t-elle d’un ton léger en menaçant le jeune homme du bout de son doigt.

Nous reviendrons encore, monsieur ; elle appuya sur le monsieur comme sur un reproche. — Si vous nous fuyez, je suis sûre que Lou-Pitiou ne partagera pas cette noire ingratitude ; il n’oublie pas ses amis aussi facilement que cela ; n’est-ce pas ? et Mme Hélène, un peu embarrassée, malgré sa profonde science du monde, du regard plein d’admiration et de tendresse que le jeune homme attachait sur elle, se baissa pour caresser le chien qui se laissa faire de la meilleure grâce du monde.

Étienne ne protesta point ; mais il eut un sourire indéfinissable qui répondait bien autrement à la pensée qu’aux paroles de Mme Hélène, ce qui finit par la faire rougir un peu.

On aurait pu dire qu’elle rougissait d’aise de se voir si complétement et si aveuglément adorée.

— À demain, monsieur Étienne, dit-elle enfin en descendant de la montagne.

— À toujours ! disait le cœur d’Étienne pendant qu’il s’inclinait devant la jeune femme.

Elle ne veut pas oublier, répétait-il tout bas quand il fut seul, et longtemps il se laissa bercer à cette idée.

Cependant Mme Malsauge avait fait envoler la confiance. Il savait maintenant que cette belle vie touchait à sa fin, que le soleil, pas plus que les vingt ans, ne duraient toujours.

Par cette science acquise, la tristesse se glissait jusqu’à son esprit et jusqu’à son cœur, si heureux jusque-là, comme par une porte ouverte.

L’enthousiasme et l’admiration existaient bien encore, mais le bonheur avait son ombre.

Après avoir été brusquement rappelé sur la terre, le pauvre enfant restait meurtri, un peu désenchanté, retenant encore à deux mains, de toutes ses forces, son beau rêve qui lui échappait, tant il était effrayé de la solitude qui allait se faire autour de lui si son monde idéal venait à lui manquer.

Le lendemain et les jours suivants, il vit encore Mme Malsauge ; quoique le charme fût douloureux, il n’en existait pas moins. Il s’attachait à la suivre comme pour ressaisir ce qui ne se ressaisit point : son ignorance envolée.

Mme Malsauge tenta de nouveau d’aborder les questions d’avenir, de relations, de position. Étienne répondit doucement et tristement ; mais aussitôt qu’il se retrouvait seul, de grosses larmes roulaient sur ses joues ; et ses yeux, cherchant dans l’espace un monde invisible, la tête appuyée sur cette montagne où tant de bonheur lui avait été donné, comme Mignon, il pleurait son paradis perdu.

Ah ! si l’on savait quelles amères douleurs ces jeunes âmes sont capables de contenir, de quel respect, de quelle sainte pitié on les entourerait ! Les choses ne vont pas ainsi on ne croit qu’à la peine qui porte un masque usé, vieux ou flétri.

Un beau dimanche, Mariette, à laquelle la transformation chagrine du jeune homme ne pouvait échapper, tant chaque jour son cœur s’attachait plus intimement à lui, résolut d’avoir son secret, d’apporter le remède de sa jeunesse et de son amour à ce mal qui l’absorbait et le minait.

Dans la coquetterie de sa charité elle se fit belle, bien belle.

Lorsqu’elle fut très brave, et que, malgré les sérieuses pensées qui l’agitaient et la poussaient, elle se fût souri dans son petit miroir, toute fière de se trouver elle-même si fort avenante, elle mit le pied sur la première marche de l’escalier d’une façon toute décidée.

Elle n’avait ni tremblement intérieur, ni hésitation, ni trouble. Son cœur lui disait qu’elle faisait bien, elle obéissait à son cœur sans discuter avec lui ; ce qui est assez le propre des jeunes filles lors des premiers pas qu’elles tentent en amour.

— Que te voilà belle, Mariette ! dirent à leur fille le portefaix et sa robuste moitié. Gare à ton amoureux, pour peu qu’il soit jaloux.

— Je n’ai jamais eu d’amoureux, dit la jeune fille ; je n’en veux pas. Ma mère le sait bien.

— Ah ! l’enjôleuse, va ! reprit la grosse marchande.

— Vous soignerez bien Lou-Pitiou, n’est-ce pas, si je revenais tard ? continua l’ouvrière en jetant à sa mère un regard affectueux qui équivalait à une prière.

— Tu as donc des projets, la fille ? demanda le père.

— Je vais me promener, quoi ! dit Mariette. Est-ce que je ne suis pas assez assise toute la semaine ? Si le goût me prend de danser ce soir, faut-il pas que je rentre pour vous bercer, le père ?

Le père riait de ce bon gros rire des pères heureux et fiers de leurs enfants ; Mariette lui envoya un baiser du bout des doigts, puis elle gagna la porte, légère comme un oiseau.

Elle avait du temps devant elle ; lors même qu’elle rentrerait tard on ne s’inquièterait pas à la maison. Elle avait rassuré son monde à l’avance.

Bien sûr de rencontrer Étienne si elle gardait devers elle Lou-Pitiou pour lui servir de guide, elle avait dès le matin enfermé la brave bête dans une pièce basse où sa mère déposait ses fruits et ses légumes. Elle lui rendit une liberté relative, quand elle fut elle-même prête à sortir.

Pour ne pas perdre de vue le chemin qu’allait suivre le chien, elle jugea prudent de prendre dans le bout de ses doigts, une de ses oreilles, et gagna ainsi vivement le bord des champs.

Le chien, qui se croyait en retard, allait bon train, et la jeune fille, qui était fort impatiente d’arriver, le suivait à grands pas.

Une fois au pied de la montagne, Lou-Pitiou s’assit tranquillement à sa place accoutumée, après avoir néanmoins, à plusieurs reprises, flairé le chemin qui commençait à monter en cet endroit. Mariette ne comprit pas grand’chose à cette immobilité subite et commença par s’inquiéter. Mais lorsqu’elle eût vu, à n’en pas douter, que son camarade attendait Étienne, elle s’assit au bord du sentier pour l’attendre aussi.

Le jeune homme n’arriva que longtemps après.

Il marchait lentement ; la tristesse qui s’était glissée au milieu de son bonheur, sans l’abattre tout à fait, l’avait rendu plus indifférent à ses belles promenades.

Lou-Pitiou l’avait aperçu de loin : il était parti comme un trait au devant de lui.

Mariette, après s’être levée un peu surprise, se rassit vivement, fort émue, en apercevant Étienne qui caressait le chien tout en marchant.

Quand les pas du jeune homme résonnèrent plus près, plus près encore, la jeune fille n’osa pas même lever la tête. Elle se sentait fort inquiète et troublée, elle si brave le matin encore : elle se demandait avec une certaine anxiété :

« Comment va-t-il me recevoir ? »

Il est fort probable que sans Lou-Pitiou Étienne fût passé devant elle sans s’apercevoir qu’elle était là, dans l’ombre de la haie, le cœur agité, l’âme tout émue. Mais comme Lou-Pitiou ne comprenait rien à cette absorption de l’esprit de son maître, et qu’il ne lui connaissait au reste aucune raison particulière pour ne point faire attention à Mariette, il donna trois ou quatre coups d’une voix joyeuse, quand il vit le jeune homme dépasser la jeune fille de quelques pas.

En même temps, il faisait un bond de côté pour aller caresser l’ouvrière, à laquelle il ne gardait point rancune de l’emprisonnement que ses doigts avaient fait subir à son oreille.

C’était un digne cœur que ce Pitiou, conservant seulement la mémoire des bonnes actions pour lesquelles il devait de la reconnaissance ; la soupe quotidienne, l’abri, le bon accueil pesaient bien autrement dans son esprit que les tiraillements de son oreille, au livre de ses ressentiments.

Enfin, quoi qu’il en soit, Lou-Pitiou, malgré qu’il n’eût reçu d’Étienne que des caresses et une amitié sans tartine, lui était attaché quand même et à toujours ; d’un autre côté la jeune fille lui ayant charitablement donné de quoi satisfaire son appétit, il lui avait voué une reconnaissance que rien n’aurait pu effacer. Aussi fut-il lui lécher les mains bravement, quoique son ami passât près d’elle sans lui rien dire.

Étienne alors tourna la tête, il vit l’ouvrière rouge, confuse et fort embarrassée de ses deux mains, qu’elle tourmentait de son mieux, au fond des poches de son tablier de levantine noire.

— Eh ! c’est vous, Mariette ! s’écria le jeune homme en se rapprochant d’elle. Où donc allez-vous par ces chemins ? si toutefois il n’y a pas d’indiscrétion à vous faire une pareille question.

— Je ne vais pas, M. Étienne, je vous attends, répondit-elle d’une voix presque ferme, malgré son apparent embarras.

— Est-ce aussi pour moi que vous vous êtes faite si belle ? demanda Étienne en parcourant d’un regard souriant et affectueux la jeune fille des pieds à la tête, et en faisant un geste d’admiration naïve.

— Pour qui serait-ce donc, si ce n’était pour vous ? dit-elle en levant ses beaux yeux noirs tout confus vers le jeune homme.

— Me voilà, je crois, plus heureux que je ne le mérite, reprit Étienne entre deux sourires ; car je ne me rappelle pas avoir rien fait pour mériter une si charmante attention : vous être faite si belle en pensant à moi !

— Vous dites la vérité en riant, M. Étienne, murmura-t-elle. Puis elle s’arrêta tout à coup, soupira et reprit : vous alliez vous promener ?… Je ne veux pas vous arrêter, quoique j’aie fait depuis plusieurs jours le projet de passer mon dimanche avec vous… Aussi à moins que cela ne vous dérange, je vous suivrai sur la montagne.

Mais Etienne s’écria :

— Sur la montagne ! avec moi ! non, non, jamais.

Le pauvre enfant ne pouvait envisager de sang-froid l’idée d’une pareille injure faite à ses belles amours.

Là où il avait vu Mme Hélène traîner les longs plis de ses peignoirs de batiste ; là où son pied mignon s’était posé sur les herbes et les cailloux ; là où il avait vu sa silhouette se détacher svelte, gracieuse, comme une fleur de l’air, tantôt sur le fond bleu du ciel, tantôt sur le roc sombre et moussu de la montagne ; là où il avait entendu sa voix, où elle l’avait enivré de ce bonheur sans pareil : — écouter la parole de la femme aimée résonnant pour nous seul, parcourant à notre intention toutes les notes charmantes de la gamme affectueuse ; là, sur cette montagne sanctifiée par son passage, voir une autre femme aller, venir, parler, chasser par sa présence toutes les chères images, tous les souvenirs enchanteurs ; effacer des sentiers la trace des pieds aimés, arracher tous les parfums pénétrants de son être aux mousses du roc qui s’en étaient pénétrées, — c’eût été une profanation qu’il ne pouvait permettre.

Mais à peine eut-il prononcé son refus brutal qui partait néanmoins d’une âme essentiellement délicate, qu’il fut ramené à lui par l’expression chagrine que revêtit le charmant visage de la pauvre Mariette.

Deux larmes roulaient lentement sur ses joues que la douleur et la honte venaient d’empourprer. C’était triste, en effet, et presque humiliant d’avoir fait une si belle toilette, de si douces avances pour être ainsi reçue.

À peine eut-il vu les larmes de la jeune fille, qu’il la prit dans ses bras, comme un enfant auquel on vient de faire un gros chagrin, alors qu’on n’en avait pas l’intention. Il la pressa tendrement sur sa poitrine, chercha la trace de ses larmes pour les effacer sous ses lèvres, en lui disant :

— Ma chère Mariette, pardonnez-moi de vous avoir fait pleurer, aimez-moi malgré que j’aie été méchant, bien sans le vouloir, je vous assure, et quoique mon cœur n’y soit pour rien. Hélas ! vous me donnez toute une belle journée, j’en suis heureux, je ne sais comment vous en remercier, et je vous fais pleurer !

Oh ! Mariette ! je suis donc bien mauvais sans le savoir ; je compte donc bien sur votre amitié, sur toute l’indulgence de votre affection pour moi, que je ne puis pas croire que vous soyez fâchée, malgré qu’en témoignent les larmes que j’ai vu couler.

Les lèvres d’Étienne avaient si bien fait, qu’il ne restait plus sur les joues de la jeune fille, nulle trace de ces pleurs dont il s’accusait.

— Oui, oui, reprit-il, je ne puis croire que vous ne m’aimiez plus, quoique je vous aie fait du chagrin.

— Vous avez raison, monsieur Étienne. Est-ce que je puis vous en vouloir, moi ? Je suis bien trop votre amie pour cela. Et puis, je ne sais vraiment pas à quoi je pensais aller sur la montagne, me fatiguer beaucoup, suivre les sentiers difficiles où l’on n’a pas le temps de causer, tant il faut prendre garde pour ne point faire la culbute.

Ah ! vraiment, j’étais une folle ! Vous seul avez raison, toujours raison, monsieur Étienne.

Elle sourit deux ou trois fois d’un sourire un peu triste ; un peu forcé peut-être ; mais elle voulait rassurer le jeune homme, ne point lui laisser voir surtout le travail que venait de faire son esprit.

— Bien sûr, s’était-elle dit pendant qu’Étienne la tenait dans ses bras, il a quelque triste souvenir dans la montagne à propos de Mme Malsauge ; il a été endormir là-haut quelque grosse peine ; il a peut-être été y cacher ses larmes, il craint d’y trouver et d’y réveiller tout cela. Pauvre M. Étienne ! c’est moi qui l’ai chagriné sans le vouloir, je suis une sotte, et c’est lui qui me console et m’embrasse.

Allons je vais être bien bonne et bien gaie toute la journée pour racheter ma maladresse.

— Pauvre fille, comme elle est bonne, disait Étienne à part lui ; comme elle m’aime.

Dans sa reconnaissance, il attachait sur la jeune fille un regard si affectueux, qu’elle se trouva bien largement payée de la bonne pensée qu’elle venait d’avoir.

— Voulez-vous, dit-elle, tout à fait rassurée et presque joyeuse en voyant la nouvelle expression du visage d’Étienne, que nous allions nous promener jusqu’à un joli petit village que je sais ?

— Partout où vous voudrez, ma bonne Mariette, partout où vous voudrez.

— Alors nous allons suivre le bord de l’eau pendant au moins toute une heure. Après cela nous ferons quelques pas à gauche au milieu des prés et nous serons à Fraidchofound (fraîche fontaine) : c’est là qu’est ma nourrice. C’est un beau petit village, où il y a bien quinze maisons, et de belles haies ! et de belles fleurs !

Voulez-vous que nous y allions ?

— Bien volontiers, reprit Étienne.

— Allons, Lou-Pitiou, en route ! dit la jeune fille en caressant le chien qui s’était assis à leurs pieds dans la poussière du chemin et qui témoignait de son intime contentement en faisant aller et venir sa queue.

— Je te promets une crâne écuelle de lait, va ! ma vieille nourrice te fera un accueil dont tu te souviendras longtemps.

Les voilà tous les trois cheminant à l’ombre des grands peupliers qui bordent la rivière.

La gaieté était revenue tout entière à la jeune fille.

Étienne aussi, ma foi, riait et ne riait pas du bout des lèvres. Ce fut tout le long du chemin des courses folles, dont Lou-Pitiou prit bien sa part ; des causettes à voix basse qui ressemblaient presque à des confidences ; des bouquets faits avec soin, que l’on oubliait aussitôt sur l’herbe au pied de l’arbre où l’on s’était un peu reposés.

On fut bientôt au bout du chemin. Au moment où on allait tourner à gauche dans les prés, une voix de femme douce et franche appela Mariette.

— Ah ! nourrice, répondit la jeune fille, vous sentiez donc que votre fillette revenait, que vous êtes là sur le pré à l’attendre ?

— Comme tu es brave, s’exclama la paysanne dans sa naïve admiration, en embrassant Mariette sur les deux joues de cette bruyante façon qui a fait proverbe.

C’est au moins ton amoureux, ce beau garçon-là, poursuivit-elle tout bas à l’oreille de Mariette en désignant Étienne.

— Chut ! nourrice, dit la jeune fille tout bas aussi. Il s’agit de le traiter encore mieux que moi. Il faut que tout soit pour lui : le meilleur morceau, la meilleure place, le plus doux sourire et la meilleure parole, tout cela par amour pour votre petiote, ma nourrice.

― On fera de son mieux, va, la fille ; on vous câlinera de tout son cœur ; on n’en sait pas plus long, mais c’est bon tout de même.

Se retournant vers le jeune homme, elle lui dit :

— Soyez le bien venu à la maison, mon enfant ; ça ne vous fâche point qu’une pauvre paysanne comme moi vous dise : mon enfant, n’est— ce pas ? Dame ! c’est ce qu’on a de meilleur à dire, voilà pourquoi je vous appelle ainsi.

Si je n’étais pas si ridée, continua la bonne femme, je vous embrasserais pour vous témoigner combien je suis aise de vous voir tous les deux. Mais de vieilles figures comme la mienne, ça n’a plus rien d’attrayant pour des jeunesses comme vous. Il n’y a que le cœur qui gagne à vieillir ; c’est comme les arbres : les plus vieux portent les meilleurs fruits. Aussi, je mets tout mon cœur à vous faire fête.

En parlant ainsi, elle avait poussé la porte du logis, avait avancé des siéges autour de la table ; puis, avec cette grâce irrésistible des natures vraies, elle dit à la jeune fille :

― Fais les honneurs de la maison, Mariette, puisque tu es ici chez toi ; pendant ce temps, je m’occuperai du dîner.

— Oh ! oui, mère, s’écria l’ouvrière toute ravie ; faites-nous un de ces bons dîners, comme vous seule savez les faire. Nous nous mettrons à table de bonne heure pour y rester longtemps, comme lorsque j’étais toute petite, vous savez ? alors que je m’endormais au dessert, pendant que vous chantiez.

— Ah ! petit serpent ! dit la bonne femme, voilà comment elle s’y prend pour me faire faire tout ce qu’elle veut !

Elle embrassa la fillette avec le robuste appétit que lui donnait sa grande affection.

— Et moi ? dit Étienne en s’approchant de la paysanne, vous allez me rendre jaloux si vous ne m’embrassez point. Je suis envieux de bonheur aujourd’hui ; je veux qu’on m’aime aussi.

Ce disant, il embrassa l’excellente femme qui lui rendit son baiser de bon cœur.

— Allez courir au jardin, les enfants, dit-elle, pendant que je vais tuer un poulet et faire une galette.

— Une galette ! s’écria la jeune fille. Allons vite à la recherche de l’appétit.

Elle entraîna Étienne, qui ne s’était pas trouvé si calmement heureux depuis bien longtemps, lui fit voir tout le jardin, et quand ils furent arrivés au fond, après avoir parcouru les allées en tous sens, elle le fit asseoir sur un banc de bois, à l’ombre d’une treille superbe, s’assit à côté de lui, s’empara de ses mains qu’elle enferma dans les siennes, et attachant son regard décidé sur le visage souriant du jeune homme, elle lui dit :

— Nous avons de gros comptes à faire nous deux, savez-vous bien, monsieur Étienne.

L’affectueuse intonation de sa voix n’avait d’égale que la mutinerie de son regard. Étienne sourit, mais ne répondit pas. Il regardait Mariette qu’il n’avait, lui semblait-il, jamais encore vue sous ce jour-là.

Le bonheur lui donnait de la distinction, de la grâce ; puis elle n’était plus en journée ; rien ne pesait sur elle ; ni la tâche à faire, ni le salaire à gagner.

C’était dimanche ; c’était fête ; c’était jour de liberté enfin, et la jeune fille savait très bien en faire, d’instinct, toute la différence dans son allure, dans son geste, dans sa parole.

Ce n’était plus l’ouvrière, c’était Mariette, la jolie fille ; c’était la Perle de Candelair !

— Oui, monsieur Étienne, reprit-elle, vous êtes un méchant ; vous êtes depuis quelque temps bien autrement triste encore que vous ne l’étiez autrefois : pourtant cela paraissait difficile ! Vous vivez encore plus seul ; vous ne vous donnez même plus la peine de dire un mot à votre petite Mariette, qui vous aime pourtant de tout son cœur.

Étienne allait parler ; la jeune fille porta vivement une de ses mains jusqu’à ses lèvres, pour lui fermer la bouche, ce à quoi elle réussit parfaitement.

— Je ne vous demande pas de raisons ; je ne vous demande pas même la confidence de ce qui vous attriste. Si vous aviez pensé que cette confidence dût m’être faite, vous n’auriez pas attendu jusqu’à aujourd’hui. — Je ne vous demande qu’une chose, continua-t-elle d’une voix douce et basse le secret de vous distraire, le moyen de vous arracher à cette tristesse.

Étienne pressa dans ses mains les mains de la jeune fille. Il ne savait comment répondre à une tendresse si charmante.

— Je vous comprendrai bien, monsieur Étienne, quoi que ce soit que vous me disiez ; mon pauvre petit esprit a fait tant de chemin depuis quelque temps, il a tant couru, tant cherché, tant regardé ; il a pris tant de peine enfin, qu’il est devenu, je pense, moins sot qu’il n’était autrefois.

Dame ! vous savez, les voyages, cela enseigne. Au fait, si on n’apprenait rien de bon au dehors, il ne vaudrait pas la peine de se donner tant de mal.

— Qu’avez-vous donc appris, ma chère Mariette ? demanda Étienne en passant son bras autour de la taille de la jeune fille, et en la forçant ainsi à s’appuyer sur lui.

— Oh ! bien des choses ! soupira-t-elle en se laissant aller à l’impulsion que lui donnait le jeune homme, avec un abandon si plein de confiance, que l’affection d’Étienne en fut doublée.

— Mais encore ? demanda-t-il.

— D’abord que l’on fait bien souvent du chagrin à ceux que l’on aime le plus, quand, en les aimant, on pense davantage à soi qu’à eux. Ensuite, que l’on n’est pas maître d’aimer où l’on veut, qui l’on veut, quand on veut. Enfin qu’on ne doit pas être méchant, lors même qu’on est malheureux, parce qu’on ne mérite plus l’amitié de personne, et qu’on n’est plus en paix avec soi, quand on fait, le soir, avant de se mettre au lit, son examen de conscience.

— Vous êtes donc malheureuse, vous, Mariette ? dit Étienne tendrement, en enfermant, plus étroitement encore, la jeune fille dans ses bras, comme s’il eût pensé que c’était pour elle un refuge où nul chagrin ne viendrait l’atteindre.

— Pas à présent, dit-elle, en levant vers lui un regard d’affectueuse tristesse, mais je vais vous raconter que je n’ai pas appris tout cela, sans en souffrir un peu.

On dit que rien ne se paye aussi cher que l’expérience.

Il faut bien le croire ! Je me suis dit que vous aimiez.

— Oh ! ne vous fâchez pas, dit-elle vivement en joignant ses mains comme pour une prière, en voyant les sourcils d’Étienne se rapprocher et donner à sa physionomie un air de mécontentement qu’elle n’avait pas tout à l’heure. Oh ! ne vous fâchez pas, je vous en prie, je n’oserais pas continuer.

Laissez-moi parler, je ne vous dirai rien qui vous fasse mal. Je crois avoir aussi appris à vous parler, sans vous faire souffrir. J’y ai pensé si longtemps que je dois y avoir réussi.

Étienne était vaincu. La douceur de Mariette le désarmait.

Il laissa aller sa tête sur l’épaule de la jeune fille, cacha ses yeux dans son cou, et lui dit :

— Parlez, Mariette, parlez, je vous écoute. De quoi pouvez-vous avoir peur quand vous êtes près de moi ?

— De vous faire de la peine, dit-elle d’une voix émue ; de rien autre chose, je vous assure, car je suis crâne, allez, pour tout ce qui n’est pas vous. Vous seul me faites trembler, rien qu’en me regardant. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit.

Je m’étais dit : M. Étienne aime, il a tout le cœur pris. La femme qu’il aime est sans cesse présente à son esprit ; il vit avec elle tout le jour, il en rêve encore la nuit ; mais elle ne doit pas l’aimer, elle, sans cela il serait plus gai, il sourirait, il vivrait enfin.

Je crois que je la connais, la femme qu’il aime ! Pour elle, je suis bien peu de chose, une chose si minime, qu’elle ne me regarde même pas, quand je passe à ses côtés. On ne se dérange pas, en effet, pour si peu !

Mais voyez-vous, monsieur Étienne, si peu que l’on soit, une parole dite est souvent une grosse affaire, tout comme si elle sortait de la bouche d’une grande dame.

Ces dames qui passent si longtemps à leur toilette, elles s’y ennuient parfois, et malgré leur grand orgueil, j’en ai vu, et des plus fières, causer avec leur femme de chambre ou avec leur ouvrière.

Il ne faut pas croire, monsieur Étienne, qu’aussitôt l’ennui passé on ne songe plus à ce qui a été dit ou écouté ; vous vous tromperiez. Ma nourrice assure que la parole c’est comme le grain qui, une fois semé, lève inévitablement, une fois ou l’autre.

De la parole, il reste aussi toujours quelque chose.

Voulez-vous me laisser parler, dites, de Mme Hélène ? Oh ! ne craignez pas, je suis une femme tout comme elle, quoique je ne porte qu’une robe de toile. Je sais ce qu’il faut dire, je sais ce qu’il faut laisser deviner, tout aussi bien qu’une princesse.

À défaut de savoir et d’esprit, mon cœur me guidera.

Elle vous aimerait peut-être, si elle savait combien vous êtes bon, et quel amour vous lui portez ?

La jeune fille eût longtemps parlé ainsi, si Étienne, relevant son visage ne lui avait montré ses yeux noyés de larmes. Mariette venait de lui donner la plus grande, la plus entière preuve d’amour que puisse donner une jeune fille, car elle s’était si complètement effacée, que jamais encore il ne l’avait trouvée si grande.

— Ma bonne Mariette, lui dit-il alors, vous êtes bonne, votre affection m’est précieuse ; vous seule m’aimez et vous inquiétez de me savoir heureux. Tout cela est fort égoïste de ma part, mais j’éprouve une immense joie à savoir que je vous occupe ainsi et à me dire : il faut qu’elle m’aime bien, pour aller chercher jusqu’à l’amour d’une autre, si cet amour était nécessaire à mon bonheur.

— C’est que je vous aime beaucoup en effet, dit Mariette tout bas.

— Eh bien, rassurez-vous, Mariette, l’amour même de Mme Hélène ne me rendrait pas heureux.

En parlant ainsi, Étienne avait laissé retomber ses mains sur les genoux de la jeune fille : son esprit tâchait, chose presque impossible, d’analyser le sentiment qui, d’un côté, l’attachait à la jeune femme, et de l’autre l’attrait qui le retenait auprès de l’ouvrière.

— Non, dit-il enfin, non, mon rêve seul n’a pas d’ombre, mon rêve ne me parle pas des choses de ce monde, auxquelles je me suis heurté, et que je veux fuir à tout prix.

Je ne veux pas, si je poursuis dans un songe d’or des images riantes, qu’une main, même la main d’une femme que je croirais aimer, vienne me montrer le néant de mon illusion, en dissipant le nuage dans lequel se meut le monde si cher à mon esprit.

Ce que j’aime, Mariette, reprit-il, ce que j’aime ne se peut guère définir. Je suis comme les enfants qui demandent l’impossible et qui pleurent de ne point l’obtenir. Je suis, ajouta-t-il un peu tristement, comme les fous dont une idée fixe, irréalisable occupe le cerveau, et qui deviennent furieux lorsqu’on les contrarie.

— Non, reprit brusquement Mariette en relevant la tête d’Étienne, par un mouvement plein d’une grâce énergique.

Non ! vous n’êtes pas comme les enfants, vous n’êtes pas davantage comme les êtres privés de raison, vous êtes inoccupé, voilà tout, et c’est un assez grand mal pour que vous en souffriez énormément.

Étienne allait l’interrompre. Elle poursuivit en faisant un geste quelque peu impérieux :

— Je sais bien ce que je dis, allez, et je sens que ce que je dis est vrai : s’il n’y a qu’un dimanche, c’est sans doute parce que de plus savants que nous ont jugé que nous ne devions avoir qu’un jour de repos sur sept de travail.

Les premiers moments où l’on ne fait rien, après avoir trop fait pendant un temps, on trouve cela bon, on se figure qu’on ne s’en lassera jamais ; mais on se trompe, car il vient une heure où l’on ne sait plus que devenir : tout pèse, soi, les autres, et par dessus tout ce repos que l’on a tant désiré.

Pour faire quelque chose alors, on se fait la comédie à soi-même, on voit dans son esprit, en fermant ses yeux, de belles dames toujours habillées de velours, qui parlent doucement, en mesure, comme si elles chantaient ; tout le monde est beau, tout le monde est bon, chacun est riche, comme à la comédie, enfin ; seulement on finit par se brûler les yeux de l’esprit à regarder tout cela fixement, comme on se brûle les yeux de la tête, quand on fixe le lustre toute une soirée.

Ah ! je sais bien ce que c’est, monsieur Étienne ! Je n’ai jamais autant aimé ma petite lampe, que lorsque j’avais été, par hasard, au spectacle, et que j’avais gagné le mal de tête à y voir trop clair.

Pourquoi ne faites-vous rien, monsieur Étienne ? demanda timidement la jeune fille. Vous savez bien ce qu’on dit…

— On dit, on dit, reprit Étienne en levant les épaules.

— Quand tout le monde dit la même chose, ajouta doucement, mais avec une certaine autorité Mariette, il faut bien qu’il y ait une raison au fond de ces paroles si souvent répétées. Quoique vous ayez l’air de vouloir me bouder, je ne vous en dirai pas moins ce que j’ai toujours entendu dire, depuis que je suis au monde : « Il faut travailler quand on est jeune, pour se reposer quand on est vieux ; ceux qui ne font rien finissent par mal faire, tant la paresse devient à charge, même aux plus mauvais. Celui qui demande tout à ses bras ou à sa tête n’est jamais l’obligé de personne. Le pain noir que l’on gagne, est plus facile à digérer que le pain blanc que l’on reçoit. On n’est l’esclave de personne quand on est capable de se suffire. »

Je sais bien, continua Mariette, qu’il est plus aimable de se faire une belle histoire, dans laquelle on arrange tout à son plaisir ; mais vous savez, monsieur Étienne, que nous ne sommes pas tout à fait pour nous seuls sur la terre, et qu’on se doit un peu de charité les uns aux autres dans ce monde.

— Est-ce ma faute, si l’on m’a fait impuissant ? murmura le jeune homme, qui répondait plutôt à un reproche de sa conscience qu’à la jeune fille. Est-ce ma faute si l’on a blessé, tué en moi tout ce qui voulait agir et vivre ?

Mariette secouait doucement la tête.

― La famille nous brise les jambes, nous rompt les bras, comme les tortionnaires du moyen-âge, puis elle nous dit : — Marche, soulève ces fardeaux, fais acte de volonté, de vie ! Si l’on reste anéanti, faisant refluer toute sa force et l’immensité de ses désirs vers la pensée, la seule chose qui, restée libre, puisse fuir sa domination et lui échapper toujours, elle crie : haro ! sur le paresseux, le lâche, le mauvais !

C’est une affreuse chose que la vie, Mariette, conclut le jeune homme, en secouant les boucles noires de sa chevelure comme pour chasser tout souvenir importun des heures passées. C’est un lourd fardeau qui ne vaut pas que nous prenions la peine de le traîner.

— La vie n’est point si méchante que cela vous plaît à dire, monsieur Étienne, reprit Mariette. Chacun fait un peu la sienne comme il veut. Je vous demande bien pardon si mon amitié me pousse à me mêler de ce qui ne me regarde peut-être pas, mais il me semble qu’avec un brin de bonne volonté, vous pourriez être plus heureux que vous ne l’êtes !

Gagné par les regards affectueux de Mariette, ainsi que par le charme pénétrant qui s’échappe des jeunes femmes, Étienne appuya ses lèvres sur le cou de la jeune fille et s’abandonna à l’enivrement d’un long et dangereux baiser, sous lequel l’ouvrière frissonna de bonheur, depuis la racine de ses cheveux noirs jusqu’à la plante de ses pieds mutins qui froissaient le sable de l’allée.

Tous deux gardaient le silence, mais Étienne retomba bientôt dans ses tristes pensées ; ce fut avec un soupir qu’il répondit aux dernières paroles de Mariette :

— Je voudrais bien trouver le moyen d’être heureux ! hélas ! je n’ai même plus la force de le désirer.

— Désirer n’est rien, monsieur Étienne, répliqua la jeune fille, c’est vouloir qu’il faut.

Étienne la regarda étonné.

— Vous êtes un homme, continua-t-elle d’une voix émue, vous êtes un savant ; vous serez riche un jour.

— Ah ! ma chère amie, de tout cela rien n’est vrai ; je ne suis pas un homme, puisque je n’ai pas de courage ; je ne suis pas un savant, puisque je ne sais point t’aimer, car je te fais souvent pleurer. Quant à être riche, cela est en si complet désaccord avec mon état actuel, que ta prophétie me donne envie de rire.

Mariette fut prise d’un accès d’amour fou : son affection grandissait avec les obstacles.

Elle sentait, en effet, que l’homme qu’elle aimait ne la savait point aimer ; qu’il manquait de courage et qu’il était pauvre.

Obéissant aussitôt à ses impressions confuses, elle qui jusque-là avait plutôt subi qu’appelé les caresses du jeune homme, elle se retourna lentement, cherchant de sa bouche brûlante les yeux d’Étienne ; elle les ferma de ses lèvres avec une telle tendresse, que le jeune homme, aussi naïf qu’elle en fait de bonheur, oublia tout, excepté Mariette et le baiser qu’il en recevait.

La belle Mme Malsauge était à cette heure bien loin de sa pensée.

— Il ne travaillera certes jamais pour lui, se disait Mariette, la tristesse avec le dégoût de la vie tueront son esprit, si je ne lui viens en aide. Je le sauverai, à quel prix que ce soit.

La pauvre fille avait résolu de se perdre, s’il le fallait ; mais l’idée de se marchander ne lui était pas un instant venue.

— Ne voulez-vous pas travailler pour moi, lui demanda-t-elle entre deux caresses, pour moi qui vous aime, qui suis à vous ? Ayez le courage d’être un homme, je vous jure que comme vous avez eu mon premier baiser, vous aurez le dernier.

— Pour toi, oui ! s’écria Étienne en l’entourant de ses deux bras, et en la pressant tendrement contre sa poitrine ; mais aime-moi, ne me quitte pas, sauve-moi de mon rêve, ne me laisse plus aller sur la montagne !

— Qu’y a-t-il donc là-haut ? ne put s’empêcher de demander doucement Mariette, chez laquelle la femme reparaissait avec la curiosité.

— La folie, peut-être, murmura Étienne en laissant deux larmes brûlantes couler au travers de ses paupières.

— Tu pleures ! dit-elle en se relevant fièrement ; ta pensée n’est pas à moi, à cette heure où tout en moi t’appartient ! ah ! tu ne m’aimes pas !

― Si, je t’aime, reprit-il, mais je souffre encore du mal passé et j’ai peur du mal à venir.

— Qui donc te pourrait venir chercher là ? et de ses deux bras bruns et nerveux, elle entourait les épaules d’Étienne.

Puis, en véritable fille du midi, que les baisers donnés et reçus avaient brûlée jusque dans l’âme, elle devint éloquente à rendre fous les plus sages.

— Il ne t’a manqué que du bonheur, mon Étienne, disait-elle, pour avoir, tout comme un autre, confiance en ton avenir et en ta force.

Tu as été dans ce grand Paris où l’on dit que tout le monde est affairé à en perdre l’esprit. Pour y gagner de l’argent, des honneurs et des places, tout se fait en courant, et on ne s’y donne point le temps d’avoir un peu d’amour. C’est là que tu t’es glacé ; notre beau soleil t’y manquait sans doute !

Tu as fait vivre ta tête plus qu’elle ne le devait ; elle a pris une part d’activité qui appartenait à ton cœur ; et maintenant, qu’en égoïste, elle a l’habitude de tout absorber, elle ne veut plus lui rendre ce qui, pourtant, est bien à lui.

Fi ! le méchant, continua-t-elle en prenant les tempes du jeune homme dans ses deux petites mains, et en faisant courir ses lèvres sur son front. Allons ! que je reprenne mon bien où il était caché : rêves d’amour, venez, vous êtes à moi, et votre place n’est point sous le front de mon cher savant. Venez, venez ! vous êtes à moi, vous dis-je, comme je suis à lui.

Réchauffez-vous sous mes baisers, mon cher Étienne. Moi je n’ai point quitté Candelair et j’ai appris, dans l’air et sous le soleil du pays, la plus grande de toutes les sciences celle de bien vous aimer. Inclinez-vous, mon beau savant, j’en sais plus et mieux que vous.

La jeune fille, après avoir empourpré son visage aux caresses folles qu’elle venait de faire à Étienne, releva fièrement la tête, et regarda le jeune homme de ses grands yeux noirs qui lançaient des éclairs.

Étienne s’était enivré de toute cette senteur de jeunesse et d’amour qui émanait de Mariette. Les paupières à demi-closes, la lèvre pâle, la tête appuyée au tronc d’un arbre, il se laissait vivre ; pour la première fois depuis bien longtemps, il ne pensait pas, il sentait.

Mariette, heureuse et fière de voir combien elle le dominait, avait pris une de ses mains dans les siennes ; elle la caressait doucement, par une de ces caresses de chatte que la plus naïve des femmes devine lorsqu’elle aime ardemment, laissant courir ses doigts amis sur la peau brûlante du jeune homme, elle le magnétisait pour ainsi dire par un attouchement égal et léger, et l’eût tenu longtemps ainsi si la nourrice n’eût crié de toute la force de ses énergiques poumons :

— À table, les enfants ; ne laissons pas refroidir le rôti.

— Allons, monsieur Étienne, dit à son tour Mariette en passant son bras sous la tête du jeune homme pour la relever, à table, embrassez-moi pour me donner grand, faim, voilà tout ce que j’autorise.

— Tu es adorable, reprit Étienne en l’embrassant comme un fou.

Mariette lui échappa en riant et se mit à courir vers la maison ; il la suivait, l’enveloppant tout entière de ses regards épris, admirant tout en elle : ses pieds mignons, ses cheveux brillants et jusqu’à ses petites boucles rebelles qui, à leur naissance, jouaient sur son cou.

Jamais il ne l’avait trouvée si charmante, si désirable ; il n’avait jamais si bien eu vingt ans.

Croyant avoir rompu toujours avec l’idéal, Étienne venait de se promettre de travailler et de prendre de bonne grâce la jolie fille qui se donnait de si bon cœur. Au demeurant il s’avouait qu’il était un heureux mortel, puisqu’une pareille maîtresse devait lui appartenir un jour.

Le repas fut gai. Jamais encore le pauvre garçon n’avait été à pareille fête. Lou-Pitiou qui dormait, repu, à côté d’une jatte de lait, encore demi-pleine, relevait de temps à autre sa paupière noire pour considérer, d’un œil étonné, le visage rayonnant de son maître.

Quand vint le soir, les deux enfants embrassèrent la vieille femme, qui le leur rendit largement, et reprirent le chemin de la ville.

Il faisait une de ces belles nuits claires et tranquilles que l’on ne voit que dans le Midi.

Lou-Pitiou marchait calme et muet, le nez dans les talons d’Étienne.

Le silence ne fut interrompu que par le bruit d’un baiser qu’Étienne donnait à Mariette.

Lou-Pitiou, à ce bruit qui se jetait au travers de sa rêverie, releva la tête pour considérer, de son grand œil doux et fin tout à la fois, le groupe charmant que formaient Étienne et Mariette.

Tous deux marchaient lentement, Étienne entourait d’un de ses bras la taille de la jeune fille, et comme elle était toute mignonne, tandis qu’il était grand, mince, élancé, il se penchait un peu vers elle pour la mieux soutenir et aussi pour pouvoir mieux l’embrasser, ce dont il se donnait à cœur joie. Mariette répondait à ses caresses par des mots affectueux et tendres qu’elle lui disait tout bas.

Mariette avait le cœur plein et joyeux ; Étienne ne s’était jamais encore montré ce qu’il était ce soir-là : franchement heureux, gai, fou parfois, enfant du Midi dans toute l’acception du mot, prenant son bonheur comme il lui venait, sans regarder en arrière pour en trembler, sans regarder en avant pour s’en méfier ; jouissant de l’heure présente avec la fougue de ses vingt ans et l’ardeur du sang méridional qui bouillonnait dans ses veines.

On a beau marcher doucement, on finit toujours par arriver. C’est ce qui advint aux jeunes gens ; ils se trouvèrent aux premières maisons de Candelair fort surpris d’être arrivés si vite.

L’horloge de Saint-Barthélémy sonna minuit au même moment.

Minuit à Candelair, savez-vous bien ce que c’est ? Savez-vous bien ce que cela peut-être ?

À Paris c’est l’heure des théâtres, des soirées, des soupers ; c’est l’heure joyeuse, vivante et folle ; c’est à peine l’heure à laquelle se couchent les bons bourgeois qui ne ferment point leur boutique avant onze heures.

Mais à Candelair ! minuit, c’est par excellence le temps du repos pour tous ; c’est l’heure du calme, du silence, de l’obscurité, de l’anéantissement complet. Se trouver hors de chez soi, à pareil moment, mérite un brevet de mauvais sujet, de pas-grand-chose, et les parents qui auraient le malheur d’avoir un enfant absent du logis à une heure aussi indue, lèveraient les mains au ciel, accuseraient le sort de leur avoir imposé un aussi grand fléau et désespéreraient de l’avenir de leur fils. Étienne et Mariette étaient pourtant dans ce cas, mais minuit ne les fit que rire, et s’embrasser de nouveau, avant de se séparer pour rentrer l’un à la Chartreuse, l’autre à la maison sur la place du Marché.

— Allons ! Lou-Pitiou, en route, dit Mariette, d’une voix joyeuse en faisant encore de la main un signe d’adieu, tandis qu’Étienne, moins pressé qu’elle, restait à la même place la regardant s’éloigner.

Quand elle se fut perdue dans l’ombre de la rue, il songea seulement à rentrer chez lui.

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Thomas, l’aubergiste, rêvait toujours à son écurie ; la muraille qui séparait le jardin de l’oncle Isidore de sa cour, lui ayant donné ce mal du désir qui fait les mauvais repas et les insomnies, il entama un procès avec son voisin.

Il donnait acte sur acte, ce brave Thomas ; car il avait découvert au milieu de ses pratiques, un huissier de bonne volonté et de mauvaise foi, qui trouvait commode de payer en papier timbré le crédit que la colère de l’aubergiste lui avait ouvert dans son café.

L’auberge avait une salle que l’on décorait pompeusement du nom de café, je crois même que l’on avait ajouté : À l’instar de Paris !

Me Souillard, l’huissier de Thomas, celui qui s’était proposé pour conduire l’affaire, était du nombre de ces horribles oiseaux de nuit qui vivent du mal qu’ils aident à commettre et qui dévorent la proie sur laquelle leur bonne fortune, aidée de la bêtise humaine, leur a permis de laisser traîner leur bave.

S’étant fait donner les pleins pouvoirs de l’aubergiste, il mena la chose qui lui était confiée à grand renfort d’actes dont il empochait ou buvait le coût, parfois les deux ensemble ; il se portait de sa personne, partout où il fallait envenimer la querelle. Ses efforts furent couronnés de succès : Thomas avait sur les bras un gros et bon procès où il était difficile de voir clair. Au demeurant, cet hôtelier rageur et malhonnête n’avait pas à se plaindre, Me Souillard lui en avait donné pour son argent, et le tout conformément à la loi.

Thomas d’ailleurs était persuadé, non pas que sa cause était bonne — s’il avait eu une cause honnête il n’eût pas employé Souillard, l’homme des chicanes véreuses ; mais comme le susdit huissier était capable de toutes les ignominies, il était persuadé, dis-je, qu’il gagnerait son procès, aussi ne s’était-il pas montré trop difficile pour se laisser arracher pas mal de sommes, petites et grosses, qui eussent été plus qu’utiles dans son commerce.

Le rêve de cette écurie à construire, auquel il s’était entêté, lui avait fait négliger son auberge.

Tout allait donc chez lui de mal en pis sans qu’il s’en inquiétât. Il attendait pour relever ses affaires d’avoir édifié ce fameux bâtiment.

Souillard s’engraissait en revanche ; il prospérait de tout ce que Thomas perdait ; il paraissait avoir des velléités de porter des habits moins sales ; il n’en était pas encore arrivé cependant, même par respect pour les gens qu’il eût pu appréhender au corps, à se laver les mains ; cela, du reste, ne lui faisait aucun tort chez Thomas où il passait pour un maître finaud.

Souillard avait bien fait traîner l’affaire, dont il était chargé, aussi longtemps qu’il avait pu. Dame ! c’était pour lui une poule aux œufs d’or, et il voulait la tuer le plus tard qu’il lui serait possible. Mais, les procès même ont une fin, quoi qu’en disent certaines méchantes langues, et l’on parlait déjà du jour où celui-là serait plaidé.

Thomas ne se sentait plus d’aise. La porte charretière de sa cour n’était point assez large pour laisser passer son contentement, et l’on eût pu dire, à voir le temps qu’il donnait à entretenir les passants de sa joie et de son futur triomphe, qu’il avait élu domicile sur le pas de sa porte.

D’aucuns, mauvais plaisants, affirmaient même qu’il y couchait afin d’être plus près de la rue le jour où il ne lui resterait plus d’autre logis.

Que voulez-vous, même à Candelair, il y a des gens qui accusent les procès de ruiner leur monde et qui affirment que grouiller en papier timbré, ainsi que des cloportes dans la vase et remuer en même temps des gens de justice, est aussi mortellement pestilentiel que de troubler l’eau malsaine des marais.

Faut-il être de Candelair pour oser soutenir de pareilles inepties !

Mme Daubrée qui, depuis quelque temps, recevait tous les papiers timbrés que l’aubergiste ou plutôt Souillard, adressait à son frère ne dormait plus, ne mangeait plus, avec le calme des temps passés. Elle murmurait à chaque acte nouveau : « Comment cela finira-t-il ? » Elle tremblait comme à l’approche d’un orage et eût volontiers allumé un cierge bénit pour que sa sainte flamme protégeât la demeure où elle travaillait, économisait et tremblait depuis si longues années.

Elle n’osait questionner Isidore ; depuis que son avocat lui avait démontré clairement ses droits, M. Letourneur voyait Thomas se ruiner avec une certaine satisfaction.

Il songeait même que si son voisin venait à être mis à la porte de son auberge, lui, Isidore Letourneur, l’homme sage et rangé qui avait, grâce au ciel, quelques petites économies à placer, il achèterait bien volontiers la grande cour de l’aubergiste, pour étendre d’autant son jardin. Il regardait avec bonheur cette muraille, cause de toute la dispute, et se frottait les mains en espérant qu’il lui serait donné de la pousser beaucoup plus loin, car la cour était grande, bien grande, et les petites économies toutes prêtes, dans un coin, pour s’en emparer à la première occasion.

— Voyez-vous, dit-il à sa sœur, un jour où cette idée l’avait tourmenté plus que l’habitude, tout cela c’est la faute d’Étienne.

La pauvre femme, déjà fort perplexe à l’endroit de ce procès auquel elle ne comprenait rien et dont elle avait grand’peur, ne put que soupirer un « hélas ! » qui eût attendri toute autre personne que M. Letourneur.

— Oui, continua-t-il, ce garçon n’a nulle tenue, aucun principe touchant sa dignité, pas plus que la dignité de sa famille.

Mme Daubrée était atterrée.

— Il fréquente journellement le chien de cet aubergiste sans éducation ; il le traîne à sa remorque, dans la ville et par les champs, si bien que ce misérable Thomas, en voyant de pareilles choses, s’est cru tout permis. Du moment où votre petit-fils lui prenait la moitié de son chien, il s’est mis en tête de me prendre la moitié de ma muraille ; et voilà pourquoi je serai dans la dure nécessité de payer un avocat. Voilà, ma sœur, où conduit le déportement de la jeunesse actuelle ! Voilà les fruits d’une trop grande faiblesse !

La pauvre femme n’ayant à son service que des « hélas ! » et des soupirs, ne s’en faisait point faute. Quand M. Letourneur la vit bien convaincue de la droiture de son raisonnement, il ajouta comme conclusion :

— Il va falloir faire de bien grandes économies pour trouver cet argent.

— Nous les ferons, mon frère ! nous les ferons ! s’écria Mme Daubrée. Du moment où on lui parlait d’économies et de sacrifices, c’était son lot, et la dévouée créature s’y jetait presque avec joie.

Étienne resta à la Chartreuse le jour qui suivit la promenade qu’il avait faite avec l’ouvrière.

Tout fier de sa décision, de fraîche date, il sortit un livre du fond de sa malle, étendit sur la table, dans sa chambre, ses papiers oubliés depuis son séjour à Paris, s’enquit de la partie du logis où il pourrait bien trouver de l’encre ; fouilla dans tous les coins et recoins pour mettre la main sur une plume et chantonna du matin au soir.

La grand’mère en fut toute joyeuse ; car elle adorait son cher enfant, quoiqu’elle sût peu le lui témoigner et qu’elle fût fort inhabile à le rendre heureux.

Quand vint le soir, Étienne courut au devant de Mariette, qui lui avait dit, la veille, par quel chemin elle reviendrait de sa journée.

Ils firent un tour de ville et se quittèrent enchantés d’être au monde, content d’eux et des autres. Cette nuit-là, le jeune homme dormit comme il ne lui était pas arrivé de le faire depuis bien longtemps, d’un sommeil frais, léger, réparateur. Il se leva le lendemain, la tête calme, et attaqua bravement son code à l’endroit où il en était resté lorsqu’on lui avait fait quitter Paris.

Mariette, sa raison comme elle était sa joie, lui avait assuré que lorsqu’il aurait préparé un examen, l’oncle Isidore lui donnerait volontiers l’argent nécessaire pour aller le passer : « Il est bien trop vaniteux pour s’y refuser, disait-elle ; il a bien trop envie d’avoir un avocat dans sa Chartreuse ! »

Étienne travaillait donc, ce matin-là, avec l’ardeur qu’il apportait à chaque chose, lorsqu’il fut distrait par un bruit inaccoutumé : on parlait haut sans colère à la Chartreuse des formules de politesse montaient même confusément jusqu’à lui.

— Priez mon neveu de descendre, dit tout à coup l’oncle Isidore de sa voix la plus aimable, d’une voix qui parut toute neuve à Étienne, car il ne l’avait encore jamais entendue.

— Merci, reprit une autre personne qu’Étienne n’eut pas de peine à reconnaître pour le marquis de Ferrettes, j’irai parfaitement le trouver, si vous voulez bien pousser l’obligeance jusqu’à me montrer le chemin.

Le marquis de Ferrettes, car c’était bien lui, se voyant au pied d’un escalier, se mit en devoir d’en monter gaillardement les degrés. Étienne venait d’ouvrir la porte et accourait au devant de lui.

— Je vous remercie ; mille fois pardon, dit encore le marquis en se retournant à demi vers M. Letourneur, sans pour cela interrompre son ascension.

L’oncle Isidore, assez décontenancé par les manières dégagées et pleines de politesse du visiteur, ne savait s’il était plus convenable de le suivre jusque chez son neveu, pour lui faire, lui propriétaire, les honneurs de sa maison, ou s’il ne serait pas bien bourgeois, de sa part, d’aller tenir salon dans la chambre à coucher du petit-fils de sa sœur.

La porte d’Étienne s’étant refermée sur ces entrefaites, M. Letourneur se trouva tiré d’embarras. Il se réfugia alors au salon, y appela sa sœur à voix basse, pour lui faire part de l’événement et pour la prier de s’assurer qu’aucun grain de poussière ne ternissait les meubles.

Il lui semblait qu’un homme d’âge, comme le marquis, ne pouvait se déranger pour le simple plaisir de causer avec un enfant, comme Étienne et il attendait, profondément livré à ses réflexions, que cet homme éminent, l’oncle de la femme du receveur général, vînt lui faire part du but de sa visite.

Étienne, tout surpris, avait avancé un fauteuil au marquis ; il allait lui demander ce qui pouvait lui valoir l’honneur d’une pareille démarche lorsque M. de Ferrettes commença sans lui donner le temps de prendre la parole.

— Mon cher enfant, je viens vous chercher moi-même, parce qu’il m’a semblé nécessaire de vous faire un petit bout de leçon :

M. Malsauge quitte Candelair.

Grâce à ses talents, et à quelques influences, il passe aux finances. Ceci est encore un secret… d’État et n’aura son exécution que dans quelque temps. Il faut à M. Malsauge un secrétaire intelligent, dévoué et discret. J’ai pensé à vous, j’ai répondu de vous et je viens vous enlever.

Maintenant, continua M. de Ferrettes, après avoir repris haleine, voilà où commence le petit bout de leçon.

Vous avez beaucoup de cœur, gardez-vous de le montrer ; vous êtes beau garçon, n’ayez pas l’air de le savoir, mais ne permettez à personne de l’ignorer. Vous savez un grand nombre de choses, que cela vous serve, mais que personne ne s’en doute ; ne faites d’autre usage de votre esprit que d’apprendre à le bien cacher ; n’ayez point d’indignation, même contre les plus laides choses ; point d’enthousiasme, surtout pour ce qui est noble et beau.

Cravatez-vous bien ; choisissez un tailleur émérite ; soyez toujours hermétiquement ganté, comme si vous étiez entouré de gens ayant des maladies de peau ! dansez un peu, pas trop, mais sachez choisir vos danseuses ; ayez l’air fort occupé de futilités, pour que les femmes vous protégent ; permettez que les hommes vous croient un bon garçon, pas fort ; vous ne leur porterez aucun ombrage, et ils aideront à vous pousser, pensant vous faire aller, plus tard, à leur guise et selon le vœu de leurs intérêts. Ne soyez pas un Caton, mais gardez-vous, avant toute chose, d’un amour sérieux.

Gravez ces recommandations dans le meilleur coin de votre mémoire, considérez-les comme le résultat pratique de toute ma longue expérience ; usez-en à l’occasion, et j’aurai la satisfaction de vous voir faire un beau chemin, auquel je n’aurai pas été tout à fait étranger. — Ah ! le sublime du genre, serait que vous en ayez, d’ici à quelques mois, perdu la reconnaissance et la mémoire du même coup.

— Oh ! monsieur, s’écria Étienne en s’emparant de la main du vieillard, me connaissez-vous donc si peu, que vous ayez de moi une pareille idée ?

— Est-ce que vous croyez, par hasard, que cette idée est mauvaise ? Vous seriez dans l’erreur, mon jeune ami, faites ce que je vous dis et je me frotterai les mains, bien sûr d’avoir donné un futur grand homme à la France. Une élégante ingratitude, c’est, voyez-vous, le premier objet de toilette d’un homme qui veut arriver. On jette du lest, mon cher enfant, on jette du lest pour s’élever, quitte à le regretter plus tard, lorsqu’on aurait bien l’envie de descendre ; mais bast ! songe-t-on jamais à plus tard quand on a devant soi un fort enjeu !

— Permettez-moi de viser moins haut, cher monsieur, et de conserver certaines affections que je suis trop fier d’avoir éveillées pour n’en pas garder toujours le plus entier souvenir.

— C’est un tort ; il ne faut pas avoir un sentiment d’entier. Sur ce, venez avec moi, je vais vous conduire auprès de M. Malsauge. Souvenez-vous de mes recommandations.

Le vieillard s’achemina vers la porte. Étienne encore étourdi de cette position qui lui tombait ainsi sans crier gare, le suivait en tâchant de mettre un peu d’ordre dans ses esprits.

Ce qui l’avait le plus frappé, bien qu’il ne s’en fût pas rendu compte, ce qui avait exercé le plus d’empire sur lui, c’était le souvenir de Mme Malsauge, dont l’image lui apparaissait plus triomphante que jamais.

Il sentait d’instinct, sans que sa raison y fût pour rien, qu’elle ne pouvait pas être étrangère à tout ce qui lui arrivait depuis quelques instants, et il lui adressait des actions de grâces comme ces fervents qui, loin de l’autel, portent, gravée au plus profond de leur âme, l’image de leur Dieu, devant laquelle leur esprit vit dans une éternelle oraison d’amour et d’adoration.

La figure radieuse de la jeune femme s’était de nouveau emparée de tout son être, il ne voyait plus autre chose que la perspective de partir avec elle pour Paris, cette ville où les songes d’or ont tous leur réalité.

Qu’était le bonheur donné par Mariette comparé à un pareil enivrement ! Qu’était la joie d’un amour frais, jeune, heureux et partagé à côté des chers tourments et des fièvres folles que lui donnait l’exaltation de sa pensée !

Quelles sublimes douleurs que ces douleurs de vingt ans, dont on ne veut pas guérir, dont parfois même on ne veut pas être soulagé ! À cet âge tout est radieux et beau, surtout les souffrances d’amour, dont on porte fièrement les brûlures ardentes, dont on baise les épines, dont on adore toutes les manifestations !

C’était bien là le cas d’Étienne.

Il avait voulu rompre avec le rêve, avec cette énervante mais enivrante vie de l’imagination ; il avait même tenté les premiers pas dans cette voie, il les avait franchement faits, sans regarder en arrière, sans adresser un soupir de regret à ce qu’il abandonnait, et voilà que le rêve venait de lui-même se mettre en travers de son chemin, qu’il le prenait par la main, pour l’arracher à sa route nouvelle, et qu’il lui montrait Paris, le luxe, l’indépendance, la richesse et le bonheur tout à la fois.

Étienne était trop affamé de toutes ces joies, lui dont les instincts avaient été de tout temps sollicités par les élégances de la grande ville, lui qui trouvait deux fois femme la femme vêtue de satin, lui dont l’esprit vivait dans les palais enchantés, créés par ses jeunes désirs, pour trouver la force d’y résister.

Il suivit donc le marquis ému, charmé, tremblant encore à l’idée que tout cela pouvait n’être qu’une illusion, comme ses illusions d’autrefois, et craignant le réveil.

M. de Ferrettes, marchant toujours de son pas alerte, entraînait avec lui le jeune homme. Ils traversèrent ainsi le jardin où le vieillard aperçut Mme Daubrée. Il fut prendre congé d’elle avec cette grâce sans pareille et cette exquise politesse que l’on ne trouve plus que chez les vieux gentilshommes.

La vieille dame, très-flattée de voir son cher enfant sortir dans la ville en si bonne compagnie, attacha sur le marquis un regard d’une si grande éloquence, qu’à lui seul il lui gagna les sympathies de M. de Ferrettes.

— Vous tenez de madame votre grand’mère, dit-il au jeune homme, quand ils furent seuls dans la rue : elle paraît être une bien digne et bien excellente personne.

— Moins la douceur et l’humilité peut-être, répondit Étienne en soupirant ; car il n’avait entendu que la première partie de la phrase qui lui avait été adressée, et ne pouvait s’empêcher de songer au renoncement perpétuel de la pauvre femme.

— Bast ! ce ne sont point des vertus mâles ; le mieux est de ne pas en être embarrassé.

Quelques instants plus tard, Étienne était introduit auprès de M. Malsauge, qui lui adressa un signe gracieux de la main en le voyant entrer.

— Il est aimable à vous, monsieur Jussieux, lui dit-il, de tenir les engagements que mon oncle avait pris en votre nom. Causons un peu de nos plans d’avenir, car il ne nous reste que peu de jours à passer à Candelair.

Étienne s’inclina et attendit.

— Vous aurez à me servir parfois de secrétaire ; mais, rassurez-vous, de ce côté, la besogne n’est pas lourde : j’écris peu. Vous aurez surtout à aller répondre de ma part, et verbalement, partout à peu près où je penserai qu’il vaut mieux ne pas envoyer de lettre ; vous recevrez aussi beaucoup à ma place.

Maintenant je vous prie de vous attacher quelque peu à moi, qui me sens tout disposé à vous traiter en enfant privilégié.

Étienne ne répondit pas, l’émotion eût fait trembler sa voix, et il voulait autant que possible cacher son trouble. Mais il regarda M. Malsauge, qui lui tendit aussitôt la main ; son regard avait été la plus flatteuse réponse.

— Quant à vos appointements, reprit M. Malsauge, M. de Ferrettes s’est réservé de traiter cette question ; c’est un homme auquel nous devons, l’un et l’autre, trop d’égards pour nous permettre d’aller à l’encontre de sa volonté. Cependant, comme un jeune homme de vingt ans ne peut pas quitter, même Candelair, sans avoir quelques dettes à payer et quelques souvenirs à laisser, voilà pour les frais de déplacement. Voyons, ne soyez pas interdit, je sais ce que c’est. Je ne suis pas encore arrivé à l’âge du marquis.

— Mon Dieu, monsieur, je dois avouer dans la plus entière sincérité, que je n’ai pas l’ombre d’une dette : n’en fait pas qui veut ! ajouta Étienne en souriant.

— Ah ! c’est bien autre chose alors, dit M. Malsauge ; je vous donnais cent louis ; c’est le double qu’il vous faut, mon cher enfant.

Et joignant le geste à la parole, il remit au jeune homme deux cents louis roulés dans un papier satiné, parfumé, un papier de petite maîtresse.

— Vous ne me comprenez pas ? Eh bien ! asseyez-vous encore un instant, et écoutez-moi ; vous verrez que mon oncle ne vous a pas fait le secrétaire d’un homme par trop inintelligent pour comprendre la jeunesse : — Faire des dettes, c’est se donner du mal pour jouir ; mais c’est déjà jouir. On doit, il est vrai, mais on a vécu, et l’on sait ce que valent les choses, puisqu’on les a possédées ; tandis que ne pouvoir faire des dettes, c’est se créer des désirs énormes, c’est tout vouloir, parce qu’on ne peut rien avoir ; c’est creuser en soi des abîmes sans fond.

Les dettes ont un chiffre ; quand on en sait le total, c’est une chose à demi-réglée ; mais des désirs de vingt ans, qui n’ont point eu de satisfaction, comment pourrait-on savoir où cela s’arrête ?

Allez, monsieur Jussieux, et n’oubliez pas que les hommes de mon temps ont encore la prétention d’être jeunes.

Mme Malsauge vous veut beaucoup de bien. Je pense que vous êtes désireux d’aller lui présenter vos hommages ; je vous rends votre liberté.

— Je ne sais pas, monsieur, si je ferai un bien habile secrétaire, mais pour être tout à vous, j’en puis répondre, dit Étienne, de cette belle voix pleine et jeune des hommes habitués à respirer le grand air et que les veilles et les plaisirs n’ont point faussée.

— J’y compte bien, mon jeune ami ; il ne faut pas vous voir deux fois pour en être sûr.

— Je vous remercie de votre bienveillance, répondit Étienne en sortant.

Je vais donc la voir, pensait-il, avec toutes les folles joies qu’une pareille idée pouvait éveiller en lui. La voir, la voir chez elle, comme cela tous les jours !… murmurait-il en suivant la domestique qui le conduisait chez Mme Hélène.

La porte du boudoir de la jeune femme s’ouvrit ; il eut dès le seuil, presque un éblouissement en apercevant Mme Malsauge étendue sur une causeuse basse et vêtue d’un nuage de mousseline. Le pauvre enfant ne l’avait jamais rêvée ainsi. Il s’appuya pour ne point tomber, ses jambes se dérobaient sous lui.

Le domestique l’avait annoncé ; il était seul avec elle.

Eh bien ! monsieur Étienne, dit-elle de sa voix de tête, de cette voix de salon particulière aux femmes qui reçoivent beaucoup, que faites-vous donc ? que dirait-on si l’on vous voyait ainsi ?

— Tout ce que l’on pourrait dire me serait bien égal. Comme vous êtes belle !… ajouta-t-il en rejetant en arrière ses abondants cheveux bruns.

— Ah ! mon Dieu ! sauvage montagnard, venez là qu’on vous gronde.

De la main elle lui montra un siége tout près d’elle.

— Puisque c’est vrai, dit à demi-voix le jeune homme en prenant la place qu’on lui désignait.

— Raison de plus. Toute vérité n’est pas bonne à dire.

― À entendre, peut-être, madame ; mais à dire, je vous assure que celle-là l’était et beaucoup.

— Mais on me l’a changé ! s’écria la jeune femme, en levant jusqu’à son front ses mains mignonnes ; je ne le reconnais plus ; on me l’a civilisé ! Qui puis-je accuser de ce crime ?

Étienne souriait.

— Enfin, reprit Mme Hélène, une chose me console, nous partons bientôt, sans cela on vous changerait tout à fait.

— Oh ! pour cela, je vous jure bien que non. Je serais trop malheureux de n’être pas toujours votre sauvage.

— Cela ne va guère durer à Paris, murmura la jeune femme ; la plus robuste sauvagerie n’a pas trois mois à y vivre, mais mon amitié n’est point jalouse.

― Tant-pis ! dit tristement le jeune homme, cela m’aurait fait tant plaisir.

— Et pourvu, continua-t-elle, comme si elle n’avait pas entendu, quoique rien ne lui eût échappé, ni des paroles ni du regard qui les accompagnait, pourvu que vous me preniez toujours pour votre confidente, je ne me plaindrai point ; c’est une place, par exemple, que je ne veux jamais perdre.

Étienne écoutait et ne parlait pas. Tout ce qu’il eût si bien dit sur la montagne, ne pouvait sortir de ses lèvres au milieu de ce coquet boudoir.

— Vous ne me dites rien, Étienne, reprit-elle à demi-voix, vous craignez de vous engager.

— Croyez-vous que les paroles engagent ? demanda-t-il, en accompagnant sa question d’un regard si éloquent que Mme Malsauge fut convaincue.

— C’est bien, dit-elle alors en lui tendant le bout de ses doigts, sur lesquels il appuya ses lèvres. À demain, reprit-elle, M. Malsauge aura sans doute besoin de vous pour mettre ses papiers en ordre. Je vous autorise à me venir voir tous les jours pour vous habituer à vivre près de nous. À demain.

Comme dans le cercle des Mille et une nuits, Étienne marchait de surprise en surprise.

Il rentra lentement à la Chartreuse, songeant au changement que sa nouvelle vie allait apporter à ses jouissances morales et à ses habitudes de chaque jour.

— Qu’as-tu, mon enfant ? demanda d’une voix craintive Mme Daubrée, en voyant le jeune homme traverser le jardin et se diriger vers la maison, si profondément absorbé dans ses réflexions qu’il avait l’air accablé de tristesse.

Qu’as-tu, mon pauvre enfant ? répéta-t-elle en appuyant légèrement sa main, déformée par le travail, sur le bras de son petit-fils.

Rappelé à la réalité, Étienne laissa ses yeux s’arrêter sur cette main vaillante et ridée ; son regard y lut tout un long et douloureux poème qui sembla le ramener de l’empyrée de ses rêves, aux sentiers réels de la vie. Il passa le bras de la vieille grand’mère sous le sien et l’emmena dans sa chambre. Il la fit asseoir sur le fauteuil qu’avait occupé M. de Ferrettes quelques instants avant, ferma la porte au verrou, prit un tabouret et s’assit à ses pieds.

— Grand’mère ; dit alors le jeune homme en embrassant la vieille femme, je suis riche, je suis heureux, je suis indépendant.

— Mon pauvre enfant ! répondit-elle tout étonnée et quelque peu craintive ; car elle ne comprenait rien aux paroles pas plus qu’à la voix expansive d’Étienne.

— Tenez, dit alors le jeune homme pour la convaincre et il jeta sur ses genoux les deux cents louis que venait de lui donner M. Malsauge.

Mme Daubrée poussa un cri d’étonnement en regardant son petit-fils : elle comprenait encore bien moins. Dans toute sa vie il ne lui était pas encore arrivé, une fois, d’avoir autant d’or devant elle.

— Ah ! Seigneur ! Ah ! mon Dieu, qu’est-ce que cela veut dire ! murmura-t-elle en attendant qu’Étienne la tirât d’inquiétude. Il lui était impossible de croire que tant d’argent appartînt vraiment à cet enfant.

— Ma bonne mère, dit alors le jeune homme, M. Malsauge me prend pour secrétaire, il retourne à Paris dans quelques jours, je dois aller avec lui. Et voilà, dit-il en montrant l’or qui faisait l’étonnement de Mme Daubrée, pour mes frais de voyage.

— Mais tu ne vas jamais dépenser tout cela, mon cher enfant ! s’écria-t-elle.

— C’est ce qui vous trompe, mère chérie.

— Comment, tout cela ? c’est presque une fortune !

— Tout cela, reprit Étienne, et pour commencer, je vous prie de vouloir bien en prendre la moitié.

— Moi, Seigneur, mais je n’ai besoin de rien, mon enfant.

— Vous vous trompez, reprit Étienne sérieusement.

— Mon oncle ne me laisse manquer de rien, je t’assure. Pourtant il est bien gêné… Son avocat… et une partie de cette somme…

— Écoutez-moi, grand’mère, dit alors Étienne, et tâchez de bien vous pénétrer de mes paroles, par amour pour moi. Au nom de ma mère, qui était votre fille, apprenez à garder un secret qui ne sera qu’à vous et à moi ; que mon oncle surtout soit étranger à ce que nous allons dire.

— Je ne te comprends pas, dit Mme Daubrée.

— « Pauvre chère mère ! » pensa Étienne.

— Oh ! je t’aime bien, va, soupira-t-elle. Hélas ! je ne puis rien faire que t’aimer.

— Je ne vous en demande pas davantage. Je veux maintenant que vous soyez heureuse, et, pour commencer, je vous prie de ne plus rien faire dans la maison. Vous allez prendre une autre servante ; c’est vous qui la payerez. Elle s’occupera donc spécialement de vous donner les soins dont vous avez entouré les autres jusqu’à ce jour.

— Y penses-tu ! une autre servante ! Et que dirait mon frère d’une pareille dépense, qui serait tout à fait superflue ?

— Ma mère, mon oncle est riche, mais il est avare, et de plus, égoïste. Votre vie tout entière s’est passée à l’entourer de soins et à mener sa maison en prenant pour vous tous les sacrifices, tous les renoncements et une peine qui a toujours été au-dessus de vos forces. À l’heure présente, tout cela est incompatible avec votre âge.

— Mais…, hasarda Mme Daubrée.

Étienne imposa affectueusement silence à sa grand’mère et continua :

— Et jamais il n’a pensé à votre bien-être. Je ne parle pas de moi, de ce qu’il a dépensé pour mon éducation, de la façon dont il l’a dépensé ; il ne me devait rien ; tout ce qu’il a fait est donc une dette que j’ai contractée envers lui, dette que je paierai d’autant mieux qu’il m’a rendu le bienfait amer, et que mon cœur se révolte à la pensée de lui en avoir de la reconnaissance.

Ce que j’ai souffert, ma mère, je n’en veux plus jamais parler, parce que je sais que c’est fini et que je veux quitter mon pays sans emporter de haine contre votre frère. La haine est un mauvais compagnon de route.

Se baissant sur ces mots, il baisa pieusement cette main ridée, en souvenir de la souffrance qu’elle lui avait évitée.

Mme Daubrée pleurait, attendrie, émue, et laissait parler son enfant, dont toutes les paroles trouvaient le chemin de son cœur. Elle n’avait jamais compris toutes ces choses ; mais maintenant elle sentait qu’elles pouvaient exister, et s’affligeait de ce qu’avait dû souffrir son fils.

— Ce que ma famille n’a ni vu ni senti, continua Étienne, un étranger s’en est rendu compte sur un seul mot.

Voici cent louis, mère, puisque les grands seigneurs comptent par louis, et que je vais vivre avec eux. Laissez-moi faire et commander un peu à mon tour, cela ne m’est point encore arrivé ; si vous saviez comme il est bon de donner quand on n’a jamais rien reçu.

Mais vous cacherez cet argent à mon oncle ; il vous le prendrait ou, ce qui serait tout à fait la même chose, il vous amènerait à le lui donner, et je ne le veux pas ; c’est pour vous, pour vous toute seule, entendez-vous. Vous êtes charitable, ah ! ne vous en défendez pas ! je vous ai vu parfois donner en cachette un morceau de pain.

— C’était le mien ; je m’en étais privée ! s’écria la vieille dame, dont la conscience intègre ne voulait pas être, même tacitement, accusée du plus honnête détournement, fût-ce dans l’intention la plus charitable.

— Ô sainte martyre ! pensa le jeune homme en arrêtant ses yeux attendris sur cette noble femme.

Eh bien ! reprit-il, je veux que vous puissiez faire la charité sans vous priver, ma mère. Maintenant, vous pourrez y employer votre argent sans avoir de comptes à rendre à personne. Chaque mois, vous recevrez une partie des appointements que l’on me donnera. Vous m’écrirez tout ce que vous en ferez. Je sais bien que vous n’oserez pas me mentir : il n’y a pas pour votre conscience timorée de petit mensonge, et je verrai si vous employez votre argent pour vous et pour vos seuls plaisirs.

— Ah ! mon Dieu ! qu’ai-je donc fait au ciel pour être si heureuse ! s’écria la pauvre femme en jetant ses deux bras autour du cou de son enfant, qui se faisait homme et qui commandait pour lui assurer le bonheur à venir.

― Vous avez aimé votre petit orphelin, mère, lui dit tout bas Étienne, et vous avez donné votre vie entière en échange du pain qu’il recevait, car vous vous êtes pliée à la volonté de votre frère ; vous lui obéissez, vous le craignez, comme l’esclave craint son maître, mais vous ne l’aimez pas.

— Tais-toi ! dit la pauvre femme tremblante ; si on t’entendait !

— Vous n’avez jamais aimé que moi, continua Étienne en souriant de la frayeur de sa grand’mère ; allez, mère, je le sais depuis longtemps.

— Chut ! au nom du ciel !

— Eh ! qu’avez-vous à craindre, ma pauvre chère mère ? N’êtes-vous pas libre de votre affection ? Ce n’est point de cela que votre frère serait jaloux.

— Tu ne le connais pas. Il est économe, c’est vrai, mais il n’est pas méchant. Et puis… enfin ce qu’il ramasse c’est pour toi, cela t’appartiendra un jour, et ce m’est une joie de songer que grâce à mes soins je n’y aurai pas été tout à fait étrangère.

— Je vous le disais bien : vous n’avez jamais aimé que moi. Promettez-moi donc d’être forte et muette, de ne jamais dire à mon oncle ce que je vous enverrai. Je vous prierai encore, et je vous demande cela pour moi, pour mon repos, de ne pas lui dire davantage ce qui me concerne. Je ne veux pas qu’il puisse m’écrire, pour me donner des conseils ; un mot que je recevrais de lui me paraîtrait une menace, cela me porterait malheur. Il y a des gens dont l’ombre est une chose nuisible.

— Tu partiras donc sans le lui dire ? demanda Mme Daubrée timidement.

— Non, ma mère ; je lui dirai le bonheur qui m’arrive, rien de plus, et comme, depuis que je suis ici, sous son toit, il ne m’a jamais adressé la parole, à moins que ce ne soit pour me dire des choses dures ; comme il ne m’a jamais donné ni un conseil affectueux, ni une aide, ni un encouragement, je ne veux pas en recevoir à cette heure.

— Fais comme tu voudras, mon enfant.

— Je vais sortir, mère, et probablement je rentrerai tard ; ne vous inquiétez donc pas de moi et surtout ne veillez pas pour m’attendre, ni aujourd’hui, ni demain, ni les jours que je vais encore rester ici. Enfin, quoi qu’on vous dise, soyez toujours persuadée que vous avez un fils qui vous aime bien tendrement, et que vous avez le droit d’être indépendante : je travaillerai pour nous deux.

— Je n’écouterai personne, mon enfant, personne que toi. Les bonnes paroles que tu m’as dites. aujourd’hui resteront là et me tiendront compagnie pendant ton absence ; non, non, c’est bien fini, je n’écouterai plus que toi, continua la brave dame en essuyant ses yeux, car elle pleurait de joie tout comme si elle avait été jeune.

— Pas même M. l’abbé ? dit Étienne en souriant et en élevant un doigt à la hauteur de son œil.

— Je lui ferai dire des messes pour assurer ta prospérité là-bas.

— C’est en effet le meilleur moyen de le convaincre, reprit le jeune homme, qui sortit tout heureux de voir sa grand❜mère si profondément joyeuse. Ce bonheur qui lui arrivait ainsi, sans être annoncé, et sans que rien dans son passé pût lui paraître un précédent ou un avertissement, étonnait tellement cette excellente personne, qu’elle ne savait pas au juste, malgré les louis qui brillaient là, sur ses genoux, malgré les paroles affectueuses de son enfant, qui résonnaient encore à ses oreilles, si elle n’était pas le jouet d’un songe et si le réveil n’allait pas faire envoler tout cet amas de bonheur, d’amitié et d’argent.

M. Letourneur cependant attendait toujours au salon.

Il était si fort persuadé de son importance qu’il n’aurait jamais pensé qu’après avoir mis le pied dans sa propriété on osât en sortir sans aller lui rendre les devoirs dus au maître de la maison. Il ne s’était donc dérangé à aucun des bruits qu’il avait entendus dans le logis.

À la longue, la solitude, le calme, la fraîcheur du salon, le moëlleux du siége sur lequel il était assis, et par-dessus tout l’absence de pensées, lui amenèrent un profond sommeil auquel il se laissa aller avec la conscience d’un homme dont les revenus sont assurés, les dîners succulents et les digestions faciles.

C’est dire qu’il dormait les poings fermés lorsqu’Étienne, après l’avoir cherché partout, et après que la servante lui eût assuré qu’il n’était point sorti, poussa la porte du salon.

— Ah ! vraiment, monsieur, ce m’est bien de l’honneur de vous recevoir dans ma modeste maison, dit M. Letourneur en se levant vivement et en ouvrant les yeux avec d’autant plus de peine qu’il ne voulait point paraître endormi, et que, réveillé en sursaut, il ne l’était réellement qu’à moitié.

— C’est moi, mon oncle, dit alors Étienne en s’asseyant à côté de M. Letourneur qui venait de retomber dans son fauteuil, fort surpris de reconnaître le jeune homme à la visite duquel il ne s’attendait pas.

— Je viens, continua Étienne, pendant que son oncle achevait de se remettre, vous annoncer que je retourne à Paris.

— Ah ! dit l’oncle que la curiosité rendait à peu près muet, car il venait de lui passer par l’esprit que la visite du marquis de Ferrettes n’était sans doute pas étrangère à la nouvelle que lui donnait le jeune homme.

— Oui, mon oncle, M. Malsauge me prend pour secrétaire, je vais donc ne plus vous être à charge. Et dès que je le pourrai, c’est-à-dire aussitôt que j’aurai vu ce qu’il me faut strictement dépenser dans le monde où je suis appelé à vivre, je mettrai de côté de quoi vous dédommager des dépenses que vous avez faites pour moi.

— Allons, allons, il y a du bon chez toi ; cela me fait plaisir de voir que tu songes enfin à me venir en aide. Là, franchement, poursuivit le vieillard en souriant, de son sourire froid et décoloré, ce n’est pas trop tôt ; j’étais à bout de mes ressources.

Étienne réprima un mouvement de dégoût.

— Mais pour aller à Paris, continua M. Letourneur, comment vas-tu faire ; les voyages coûtent cher, sais-tu ? et je n’ai pas le moindre argent disponible.

M. Malsauge m’a donné ce qu’il me faut.

— Combien ? demanda aussitôt M. Letourneur en arrêtant sur son neveu ses yeux ardents de convoitise.

— Tout ce qui m’est nécessaire, mon oncle, aussi je n’aurai pas besoin d’avoir recours à vous en cette circonstance.

— Soyez rassuré, je ne vous gênerai pas pour cela.

— Oh ! je ne pourrais pas t’aider.

— Vois-tu, je me suis déjà bien gêné et depuis longtemps pour ma famille, ta grand’mère, ta mère, puis toi ; enfin j’ai fait mon devoir bien largement. Quand pars-tu ? demanda-t-il en voyant le jeune homme qui se disposait à se retirer.

— J’ignore encore le jour ; je sais seulement que le départ sera prochain.

― Ah ! et sais-tu les appointements que l’on te donne ?

— J’aurai largement tout ce qu’il me faudra, mon oncle, je vous remercie de votre sollicitude.

— Ce n’est pas pour cela, reprit le vieillard, poursuivant son idée fixe ; mais vois-tu, je veux te dire que c’est pendant qu’on est jeune qu’il faut mettre quelque argent de côté afin de se faire de la tranquillité pour sa vieillesse.

— Merci, mon oncle, mais, avant tout, je veux vivre, car je n’ai pas vécu depuis que je suis au monde. Oui, je veux être jeune avant d’être vieux ; je veux être jeune pendant que c’est de mon âge.

— Tu vas faire des folies, continua le vieillard en passant son bras sous celui du jeune homme et en l’entraînant dans le jardin : écoute mon expérience, écoute-moi, car tu me ferais mourir avant l’heure si je te voyais mal tourner. Écoute-moi donc, Étienne ; car, enfin, je t’ai élevé.

M. Letourneur tremblait, sa voix était émue ; il serrait le bras de son neveu, qui arrêta ses yeux sur ce visage bouleversé, et fut pris de pitié.

— Au fait, songea Étienne, mon oncle m’a peut-être fait du mal sans le savoir, sans le vouloir ; il est de ces natures tellement terre-à-terre qu’il est capable de n’avoir rien compris ni à l’abnégation de ma grand’mère, ni aux terribles douleurs qui datent de mon enfance ; s’il lui manque un sens, le sens du cœur, puis-je l’en rendre responsable ?

― Je vous écoute, mon oncle, dit-il alors d’une voix radoucie.

— Tu me confieras, sans en rien dire à qui que ce soit, quel est le chiffre de tes appointements, reprit M. Letourneur. Je te dirai alors ce qu’il te faut pour vivre… largement. Je sais, vois-tu, ce que c’est que le monde ; j’allais souvent chez M. le préfet autrefois, et j’y faisais toujours bonne figure. Après cela, tu mettras le reste de côté ; tu me l’enverras ; je le placerai ici, ou j’achèterai pour agrandir la Chartreuse. J’en ferai une belle propriété, et qui rapportera gros. Les jardins, vois-tu, c’est le meilleur placement que je connaisse. Puis, en achetant toujours avec les revenus, avec ce que tu m’enverras, avec les économies que nous ferons, ma sœur et moi, nous irons là-bas, là-bas, jusqu’à la rivière qui traverse la basse ville.

— Mon oncle, dit alors Étienne affligé de voir ce vieillard ne songer qu’à économiser pour acheter, si vous songiez un peu à jouir et à faire reposer ma grand’mère ? N’avez-vous pas assez travaillé l’un et l’autre ? l’heure du repos et du bien-être n’a-t-elle pas sonné pour vous deux ?

Qu’entends-tu par là ? Que j’ai des écus à revendre, n’est-ce pas ? Que je ne sais que faire de mon argent peut-être ? C’est quelqu’un, des mauvais sujets que tu fréquentes, qui t’a soufflé cela à l’oreille pour te donner des idées de dépenses, comme si tu n’avais pas assez de celles qui te sont propres.

— Mon oncle, il n’y a dans mes paroles rien de ce que vous supposez, je sais seulement que vous êtes à votre aise et que vos revenus vous permettent de ne pas vous imposer des privations et de laisser prendre quelque repos à ma mère, qui en a d’autant plus besoin qu’il y a plus longtemps qu’elle travaille.

— Je te vois venir : tu es un ingrat, dit l’oncle Isidore, et tu me dis tout cela pour ne pas me venir en aide. Je suis gêné pourtant, bien gêné ! soupira le vieillard, et encore cet avocat qu’il me faudra payer, cet avocat qui m’a conseillé, qui va me défendre dans le procès que tu m’as suscité.

— Comment, mon oncle, quel procès ?

— Il n’y a pas plus sourd que celui qui ne veut pas entendre, reprit M. Letourneur de sa voix aigre et malveillante ; c’est pour me laisser tout seul, livré aux ennemis que tu m’as fait, que tu ne veux pas avoir l’air de me comprendre.

— Je vous assure, mon oncle, tenta de dire Étienne.

— Eh ! Thomas ! reprit vivement l’oncle Isidore, se serait-il permis de s’attaquer à moi, à moi, Isidore Letourneur, qui n’ai jamais eu de procès pendant le cours de ma longue existence, si le petit-fils de ma sœur, mon propre neveu, ne s’était pas abaissé jusqu’à lui prendre une de ses bêtes ?

— Ah ! mon oncle, je vous assure que ma surprise est grande de vous entendre parler de la sorte ; mais pour qu’à l’avenir vous soyez tout à fait dégagé vis-à-vis de Thomas, pour que votre esprit ne se crée pas des obligations au sujet de cette bête, détournée de son maître, je vais aller chercher Lou-Pitiou. Quand je l’aurai payé, Thomas n’aura plus, à votre avis, du moins, aucune raison pour vouloir empiéter sur le mur qui vous appartient.

— Un chien, je n’en veux pas ! Non-seulement c’est une dépense superflue mais encore c’est une dépense folle. Je te défends de l’acheter.

— Pardon, mon oncle ; mais vous n’aurez ni à payer ni à nourrir mon chien. Je sais quelqu’un qui sera bien aise de me le garder pendant mon absence, quelque longue qu’elle puisse être.

— Tu vas donner de l’argent à ce misérable aubergiste ?

— Certainement, mon oncle, afin que Thomas soit entièrement dans son tort vis-à-vis de vous.

— Eh ! cela m’est égal ! s’écria M. Letourneur en voyant Étienne se diriger vers la porte du jardin, mon avocat m’a assuré que je gagnerais mon procès.

— J’en suis sûr aussi, reprit le jeune homme, mais je ne veux avoir rien à me reprocher vis-à-vis de vous ; au revoir, mon oncle.

Fatigué, dégoûté de ce qu’il venait de découvrir, de cupidité et de mauvaise foi dans l’esprit de M. Letourneur, Étienne s’éloigna vivement.

À peine eût-il fait quelques pas dans la rue, qu’il vit venir à lui le brave Pitiou, qui guettait de ci, de là d’un œil inquiet, allant craintivement à droite et à gauche, et avec d’autant plus de précautions, qu’il approchait davantage de la muraille de l’oncle Isidore.

Dès qu’il aperçut Étienne, il courut à lui, fort heureux de n’avoir point à pénétrer dans cet antre dont il connaissait le redoutable propriétaire, puis se trouvant dans la rue, sur le pavé de Candelair, sa véritable patrie, où personne n’avait le droit de le morigéner, il poussa des cris de joie qui durent troubler l’oncle Isidore jusque dans son jardin, en lui rappelant que son propre neveu allait, à propos de cette hideuse bête, donner à son plus mortel ennemi, de l’argent qu’il lui aurait été si agréable de mettre dans sa poche.

Pendant qu’il se faisait, à propos d’Étienne, une si grande révolution dans l’esprit des hôtes de la Chartreuse, M. de Ferrettes racontait à la belle Mme Malsauge ce qu’il avait vu dans la Maison blanche aux volets verts, que l’on découvrait des sentiers de la montagne.

Mme Hélène n’était pas femme à demi ; elle avait tous les adorables défauts de Mme Ève, notre mère, et possédait une curiosité au moins égale à la sienne.

— Vous trouvez donc que cet intérieur est fort bourgeois, disait-elle, d’une voix qui eût pu paraître indifférente à tout autre qu’à un homme aussi expert que le marquis de Ferrettes ?

— Point, ma chère, je ne me souviens pas d’avoir avancé rien de pareil.

— Ah ! je croyais, continua la jeune femme qui voulait bien qu’on lui parlât d’Étienne et de ce qui l’entourait, mais qui, pour rien au monde n’eût voulu le demander.

M. de Ferrettes mit quelque malice à s’amuser un instant de la jolie petite comédie que jouait, pour lui tout seul, madame sa nièce, puis, en homme bien appris, qui comprend toujours à demi-mot, et s’exécute de bonne grâce, il reprit bien décidé à recommencer sa narration autant de fois qu’on le désirerait :

— Ma chère, vous ne m’avez point écouté, permettez-moi de vous répéter…

— Tout ce que vous voudrez, dit Mme Hélène jouant avec les broderies de son peignoir.

— Que le jardin est beau, bien soigné, plantureux comme un jardin maraîcher, mais pas bourgeois. Dans la maison tout est net, brillant, propre, reluisant comme en une maison flamande ou comme en un moustier de nonnes. Rien de bourgeois là non plus, comme vous le voyez. On sent qu’il n’y a jamais eu dans ce logis de femme jeune, de femme aimée. Une matrone soigneuse du bien-être de sa famille, semble avoir présidé à l’arrangement de chaque chose, cela ne manque pas, à tout prendre, d’une certaine grandeur austère ou plutôt recueillie.

Ce qui m’a plu avant toute chose, c’est la chambre de notre futur secrétaire. Il y a là, dans un coin, un vieux lit à colonnes torses, avec des courtines de serge verte, qui a un air monumental. La pièce est éclairée par deux grandes fenêtres, dont les rideaux sont de la même étoffe et de la même couleur que ceux du lit.

Les fenêtres étaient ouvertes, et M. Jussieux avait la tête nue, le visage en feu, les yeux brillants, quand je suis entré, comme si l’air eût manqué à sa poitrine dans cette grande chambre. Ah ! ma chère, nous aurons bien du mal à le faire vivre à Paris dans nos salons.

— Vous croyez ? demanda négligemment la jeune femme en regardant le vieillard d’un certain air qui n’appartient qu’aux grandes dames.

— Les aigles aiment les hautes cimes et la liberté, continua le marquis.

— Laissez-donc il en est qui vivent très-bien en cage, répondit Mme Hélène, sans quitter la broderie de son peignoir qu’elle chiffonnait impitoyablement.

— Cela peut être ; je veux bien vous croire sur parole. Il y avait encore dans cette chambre, continua M. de Ferrettes, qui, par amitié pour Étienne, était vraiment fort aise de l’intérêt que Mme Malsauge portait à son récit, une espèce de chimère.

Mme Hélène tourna vers lui ses yeux surpris.

— Oui bien ! je vous parle de la pendule.

— Ah ! dit la jeune femme en reprenant sa première pose.

— Cette chimère donc est un grand monstre de bronze qui a des yeux de feu. Le soleil donnait sur ces yeux-là, et c’était, je vous assure, un bloc superbe qui paraissait avoir la vie, la volonté, la puissance surtout. De ses deux mains armées de griffes, elle étreint et semble vouloir broyer un globe doré, au centre duquel une aiguille de bronze marque les heures.

— Mais c’est une merveille ce dont vous me parlez là.

— Ma foi, non, c’est tout simplement la vérité ; seulement, j’ai été impressionné par le sujet.

— Ah ! marquis ! marquis, reprit Mme Hélène en riant.

— Riez, riez, Hélène. Savez-vous à quoi cela m’a fait songer ?

— J’attends que vous me le disiez. Dans l’ordre des choses fantastiques où je vous vois lancé, je me sens incapable de rien deviner.

— Cette chimère m’a semblé l’esprit d’Étienne. Elle a le regard que je lui ai vu parfois, regard de feu au fond duquel il passe des éclairs et des ombres.

Mme Hélène écoutait et ne chiffonnait plus son peignoir,

— Oui, continuait le marquis, ce monstre au dos luisant, aux flancs rebondis, à la croupe saillante et tourmentée, aux doigts enfoncés dans cette boule d’or, c’est notre sauvage, madame. C’est lui, voulant anéantir ce qui lui résiste ; c’est lui, voulant briser le temps qui pesait ici sur lui ; c’est lui, arrêtant les heures qui lui emportaient sa jeunesse sans lui avoir jamais rien donné en échange.

Enfin ! reprit le marquis, après s’être arrêté un moment sans que Mme Hélène eût profité de ce repos pour lancer un sourire, une parole ou un regard, j’aimais Étienne sans trop savoir pourquoi, presque depuis le moment où nous l’avons aperçu roulant dans la montagne en compagnie de son affreux barbet, mais depuis que je l’ai vu dans cette chambre, le coude sur la grande table de bois noirci qui en occupe le centre, la tête dans ses deux mains, en face d’un livre dont il n’a pas, depuis longtemps, j’en suis sûr, tourné les premiers feuillets ; j’en ai fait mon fils dans ma pensée et bien sûr je le traiterai comme tel à dater de cette heure.

Mme Hélène leva lentement son œil calme et brillant sur le marquis, elle ne riait pas, quoique fort surprise d’entendre M. de Ferrettes tenir un langage qui s’éloignait autant de leur langage habituel. Elle attendit en silence que le marquis continuât.

— Ma chère Hélène, dit-il alors, nous avons fait à Malsauge un cadeau précieux et redoutable à la fois. Précieux en ce qu’il n’aurait jamais trouvé, sans nous, un secrétaire qui fut capable de tout comprendre comme celui-là, et de le doubler avantageusement, si l’occasion le demande ; redoutable en ce qu’il ira bien plus haut que votre mari : il ira aussi haut qu’on peut aller, et ce jour-là, bien que mon neveu soit un homme hors ligne, il criera à l’ingratitude et se plaindra.

— Point, cher oncle, nous lui en trouverons un autre, riposta Mme Hélène, qui venait de prendre un parti et qui s’était promis in petto de pousser Étienne, pour en avoir la gloire, et lui inspirer quelque reconnaissance, afin que ce sentiment-là l’attachât à elle lorsque l’admiration se serait envolée.

— Je n’avais pas pensé à celle-là, murmura le marquis.

Il ajouta dans sa pensée et pour sa seule édification : « Les femmes sont autrement fortes que nous : la plus jeune est plus prompte dans ses décisions, plus sûre dans son enfantine expérience que l’homme d’État le plus profond et le plus couronné de cheveux blancs. Elles sont, et de beaucoup, nos maîtresses en toutes choses. »

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Étienne prit tout en causant avec Lou-Pitiou le chemin de la campagne. Quand le jeune homme se vit au pied de la montagne : Ma foi, dit-il, je n’irai pas. Il se retourna vers le chien qui le suivait le nez dans les talons, le caressa, l’embrassa et lui dit :

— Va chercher Mariette et ne reviens pas sans elle.

Lou-Pitiou partit comme un trait. La mémoire du cœur n’étouffait point chez lui la mémoire de l’estomac. Il fit donc bonne diligence et ramena bientôt la gentille couturière qu’il avait arrachée à ses occupations de chaque jour.

Cela était sans précédent dans la vie de Mariette, qui le suivait demi-inquiète, demi-souriante.

Mais quand elle vit Étienne droit, au milieu du chemin, souriant en la voyant venir, elle ne fut plus que joyeuse. Étienne avait pensé à elle : il avait trouvé longue toute une journée passée sans la voir ; il n’avait pas pu attendre jusqu’à la nuit. Elle était heureuse !… oh ! mais bien heureuse.

« Hélas ! pensait un peu tristement le jeune homme, voilà mes premiers baisers et mes premières amours auxquels je vais tourner le dos, voilà mon seul ami jusqu’à cette heure, dont je vais me séparer aussi ! » Il soupira, mais le sacrifice était décidé. Il embrassa Mariette en lui disant :

— Veux-tu que nous allions à la campagne ? J’ai à causer avec toi.

— Je veux tout ce que vous voulez, monsieur Étienne.

— Allons où nous avons été dimanche, allons à Fraiche-Fontaine. J’ai besoin de me retrouver là pour me recueillir et te dire tout ce que je désire que tu saches.

Ils s’en furent cheminant tous les deux par le même chemin ; ce n’était déjà plus comme la première fois.

Mariette s’en aperçut bien vite.

— Vous avez un chagrin, Étienne, pourquoi ne me le dites-vous pas ? demanda-t-elle.

— Non, je n’ai rien, reprit le jeune homme, rien qui me chagrine, mais attends que nous soyons là-bas, ici je serais incapable de parler.

— Comme vous voudrez, répondit-elle en attachant le regard de ses grands yeux noirs et caressants sur le jeune homme.

Ils continuèrent à marcher, presque sans se parler, en se regardant affectueusement.

De la belle joie du premier dimanche plus rien ne restait pourtant ils étaient heureux.

Ils arrivèrent enfin. Mariette commençait à avoir le cœur gros ; il planait au-dessus d’elle comme une menace. Elle ne se rendait pas bien compte de ce qu’elle éprouvait ; mais elle sentait qu’elle allait pleurer.

Quand elle revit le grand pré, la maison toute pleine de giroflées en fleurs, qui faisaient de chaque lézarde un vase fleuri, quand elle vit sur le pas de la porte sa nourrice qui filait sa laine au soleil, son chat sur les genoux, ses poules autour de son cotillon, elle se trouva gaie, libre, légère. Étienne même souriait ; il ne manquait plus rien à son bonheur.

Il était déjà tard ce jour-là ; il fallait donc se presser un peu pour faire dîner les enfants ; aussi la nourrice se mit-elle vivement en cuisine, pendant qu’Étienne, qui n’avait plus besoin qu’on lui fît les honneurs du logis, entraînait sur le banc, au bout de la grande allée du jardin, Mariette, qui le suivait de fort bonne grâce.

— Le « là-bas » de tout-à-l’heure, nous y sommes, et je vous écoute, dit la jeune fille en s’asseyant.

— M’aimes-tu toujours ? demanda Étienne.

Mariette répondit par un rire si franc et si joyeux qu’Étienne en fut presque décontenancé ; pour la faire taire, il l’embrassa, ce qui eut, au moins pour le moment, un plein succès.

— Comment avez-vous pu me faire une pareille question ? dit-elle enfin.

— Parce qu’il me plaisait t’entendre m’y répondre.

— S’il en est ainsi, oui, oui, je vous aime toujours, toujours plus, ajouta-t-elle, et vous le savez bien.

— Alors tu feras tout ce que je voudrai ?

— Ai-je été jusqu’à présent à l’encontre de votre volonté ?

— Pas trop, en effet, murmura Étienne, en passant sa main sur les bandeaux brillants de Mariette ; aussi je vais disposer de toi comme si tu m’appartenais.

Pour toute réponse, Mariette prit la main du jeune homme pour la porter à ses lèvres avec une humilité si pleine de passion, avec un geste d’obéissance si spontané, qu’Étienne lui dit peut-être malgré lui :

— Tu as un cœur d’or, mon enfant, à coup sûr je ne te vaux pas.

— Tant mieux, reprit vivement Mariette, mais restez tel que vous êtes, je vous aime tant comme cela, moi.

— Tu m’as dit de travailler pour nous deux, dit Étienne, c’est une preuve d’affection, en effet, et, de ce jour, je me suis regardé comme charge de ton avenir en même temps que du mien.

— Ah ! quel bonheur, murmurait Mariette, il va travailler ! Il ne sera plus ni désœuvré, ni triste ; à coup sûr c’est mon bon ange qui me soufflait mes paroles lorsque je lui parlais. Toute sa joie ne l’empêchait pas de prêter une oreille attentive à ce que disait Étienne.

— Mais je suis un égoïste, et dans la vie que tu mènes il y a des choses qui me contrarient et que je voudrais voir cesser.

— Lesquelles ? demanda la jeune fille en attachant sur lui un regard dont l’éloquence disait assez qu’elle était prête à tous les sacrifices dont il pourrait retirer une satisfaction.

— Je n’aime pas que tu ailles en journée.

— Ah ! soupira la pauvre enfant, sans oser dire qu’elle n’avait pas d’autre moyen d’existence.

— Non, reprit Étienne qui sembla ne s’apercevoir de rien ; je n’aime point cette vie qui te met en contact avec toute sorte de monde. J’ignore ce qu’on peut te dire du matin au soir dans ces maisons où il peut y avoir des jeunes gens ou des hommes mal élevés, et tu sais, Mariette, ajouta-t-il en embrassant le cou de la jeune fille, qu’à l’endroit de la jalousie, je suis bien de mon pays.

— Je n’irai plus ! je n’irai plus ! s’écria l’ouvrière.

— Comment feras-tu ? demanda Étienne, qui voulait justement amener la jeune fille à lui donner des renseignements dont il avait besoin.

— Je prendrai de l’ouvrage chez moi. Oh ! si j’avais pu mettre le gain d’une année de côté, j’aurais réalisé mon rêve : j’aurais loué une belle grande chambre sur les Fossés et…

Un soupir de regret arrêta la phrase de Mariette.

— Voyons, conte-moi un peu ton rêve, Mariette, reprit Étienne ; à nous deux nous en viendrons peut-être à bout.

— J’en viendrai bien à bout toute seule, soyez tranquille, répondit la fière enfant en relevant crânement sa tête mignonne, comme pour faire face à la lutte et au travail qu’elle entrevoyait.

— C’est ainsi que tu veux que je travaille pour nous deux, dit Étienne d’un air fâché. Tu désires donc que je reprenne ma vie sur la montagne, mes caprices et la fièvre que j’allais y chercher chaque jour ?

— Oh ! non, pour rien au monde, pria Mariette en joignant les mains.

Étienne prit alors les deux petites mains jointes entre les siennes, et lui dit :

— Allons, dis-moi ton rêve, et laisse-moi le maître de faire selon mon bon plaisir. Tiens, je sens que je t’aime moins quand tu veux, au lieu de me laisser vouloir tout seul.

Mariette le regarda, lui sourit, et dit d’une voix timide.

— Je voudrais avoir une belle et grande chambre sur les Fossés. Comme j’ai la réputation d’être la plus habite ouvrière de la ville, j’aurais toujours de l’ouvrage, même en restant chez moi. J’en aurais même beaucoup plus que je n’en pourrais faire ; alors je prendrais à mon tour des ouvrières. J’aurais un atelier.

— Et puis ?… demanda Étienne.

— Et puis, continua-t-elle, comme je serais chez moi, vous pourriez venir me voir si vous vouliez.

— Et encore ? reprit Étienne.

— Encore ? Plus rien ! répondit vivement Mariette. Être ma maîtresse et vous voir, quel autre souhait puis-je former ?

— Combien gagnes-tu par an ? demanda le jeune homme, qui n’avait déjà plus l’air de penser au rêve de Mariette.

La jeune fille le regarda toute surprise ; elle ne comprenait rien à cette façon de causer. Elle s’empressa néanmoins de lui répondre ; elle avait si grand’peur de le mécontenter !

— Mais beaucoup d’argent tous les jours douze sous. Je dis tous les jours, parce que je travaille souvent chez nous, le soir, après ma journée en ville. Je m’arrange ainsi pour que mes dimanches et mes fêtes soient gagnés par la semaine.

— Que peux-tu faire ? dit Étienne, qui n’osa pas achever sa pensée il trouvait, et avec raison, le total de ces douze sous pendant 365 jours une chose si misérable !

— Je me fais brave. Mon père et ma mère me laissent disposer de presque tout ce que je gagne ; ils sont si bons pour moi !

— Tu crois que tu arriverais à te faire un atelier si tu avais devant toi le gain d’une année ?

— Très-largement, répondit-elle avec un geste charmant, car je gagne deux cent vingt, quelquefois deux cent cinquante francs. Pour Candelair c’est une grosse somme.

— Eh bien ! en voilà cinq cents, reprit Étienne en les mettant dans la poche du tablier de la jeune fille. À dater d’aujourd’hui, tu n’iras plus travailler chez personne.

Mariette avait perdu la parole ; elle restait muette, toute rouge d’émotion, moitié de contentement, moitié de crainte. Elle attendait qu’Étienne s’expliquât, car elle sentait bien qu’il fallait qu’il fût arrivé quelque chose d’extraordinaire à son ami pour qu’il parlât comme il le faisait et pour qu’il lui fût possible de disposer d’une aussi grosse somme.

Une idée traversa tout-à-coup son esprit.

M. Letourneur est mort ? s’écria-t-elle en arrêtant ses yeux questionneurs sur Étienne.

— Non, vraiment, reprit-il, Dieu merci ; mon oncle se porte à merveille, mais j’ai une position, je retourne à Paris.

— Vous me quittez, dit alors la jeune fille d’une voix brisée par l’émotion. Reprenez cet argent, monsieur Étienne ; si je suis seule, je n’ai besoin de rien, et je n’aurai jamais besoin de rien ni de personne tant que la Providence me conservera ces doigts-là.

Elle élevait en l’air sa main brune et fluette. Étienne s’en empara de nouveau, la présenta à ses lèvres en lui disant :

— Ces doigts-là sont à moi, ma mignonne, et vous, pas plus qu’eux, n’avez le droit de me désobéir. Je ne te rends pas ta liberté, Mariette, je pars parce que mon avenir est à Paris, mais je te laisse ici comme une chose à moi, pour soigner ma grand’mère et me dire s’il venait à lui manquer quelque chose ; en un mot, pour me remplacer auprès d’elle et pour me garder Lou-Pitiou, que je vais aller acheter à Thomas, et qui restera chez toi.

Mariette avait le cœur gros, un peu moins peut-être qu’aux premières paroles dites par Étienne ; il faut dire aussi qu’elle le déchargeait à grand renfort de larmes : elle pleurait comme une Madeleine.

— Allons, reprit Étienne après avoir embrassé ses yeux tout noyés de larmes, je ne veux pas que tu t’affliges ; voyons, essuyons ces yeux-là et soyons gaie.

— Tout ce que vous voudrez, excepté cela.

— Je reviendrai te voir tous les ans, dit alors Étienne, plus touché qu’il ne voulait le paraître de l’amour exclusif, entier, aveugle dont l’aimait la jeune fille.

— Bien sûr ? demanda Mariette en levant son regard tout humide de larmes sur Étienne.

— Je t’en donne ma parole.

— Vous m’aimerez toujours.

— Oui, certes, parce que tu es le meilleur cœur que je connaisse.

— Ça n’y fait rien, soupira-t-elle en essuyant ses yeux ; c’est bien triste de vous voir partir.

— Il faut que je travaille, Mariette, mon inactivité et ma solitude m’auraient rendu fou ou mauvais ; tu le sens bien toi-même. Rappelle-toi bien ce que tu m’as dit dimanche : « Lorsqu’on gagne son pain, on est indépendant. Le travail est le premier mot de la liberté. »

— Oui, c’est vrai, murmura tout bas Mariette, mais mon beau dimanche qui me le rendra ? Il n’a fait soleil dans ma vie que ce jour-là !

Son visage, au souvenir de cette journée qu’elle évoquait, eut un éclair de joie qui s’éteignit dans un soupir de regret.

— Ah ! mon beau dimanche ! mon beau dimanche !

— Il n’y a que moi, Mariette, qui vais être abandonné, reprit Étienne, puisque je te laisse ici avec ma mère et mon chien, les seuls êtres, avec toi, qui m’aient aimé depuis que je suis au monde.

— C’est vrai, dit vivement la jeune fille, je suis une ingrate ; je me plains lorsque vous me donnez une grande preuve d’affection.

— Écoute, dit alors Étienne en souriant, car il la voyait un peu plus calme : tu n’iras plus travailler que chez ma grand’mère. Les bonnes langues du pays ne manqueront pas de dire que tu es ma maîtresse lorsqu’elles te verront établie chez toi, ne faisant d’exception que pour la Chartreuse ; ça éloignera les amoureux ; car on sait que, si je suis bon, je ne suis patient que tout juste, et que je ne supporterais pas facilement que l’on vienne faire la cour à ma maîtresse.

Mariette souriait ; son visage était redevenu presque heureux la pauvre enfant ne demandait qu’à se dévouer pour celui qu’elle aimait.

Étienne l’avait bien compris, et lui donnait, assez intelligemment pour un homme de son âge, les seules raisons qui fussent capables de lui aider à supporter sen absence.

— Allons, je vois que vous ne voulez pas vous débarrasser de moi, dit Mariette, puisque vous voulez bien laisser croire à tout le monde que vous m’aimez un peu. Puis je pourrai parler de vous à Mme Daubrée, et quand vous lui écrirez, elle me donnera de vos nouvelles.

Mariette disait tout cela à demi voix, d’un air timide et comme si elle eût demandé la permission de se rattacher à quelque chose de lui pour ne pas périr dans le naufrage de l’abandon.

— Je t’écrirai bien à toi directement, ma mignonne, répondit vivement Étienne. Je ne veux pas que tu attendes de mes nouvelles même du bon plaisir de la meilleure de toutes les grand’mères. Je sais bien que si elle allait au sermon avec une de mes lettres dans sa poche avant de te l’avoir lue, tu trouverais le temps bien long, tu souffrirais et je ne le veux pas. Je ne t’ai point fait mienne pour te rendre malheureuse.

— Ah ! que je t’aime, que je t’aime ! disait Mariette à demi-voix, la lèvre empourprée, l’œil humide, la tête à moitié renversée sur l’épaule du jeune homme. Je ne donnerais pas ma part de ce monde, une de mes larmes, un atome de mes douleurs, pour ma place entière en paradis.

— N’oublie pas que tu devras attirer ma pauvre grand’mère chez toi le plus possible. Elle aime à causer, profite de cela ; soigne-la, aime-la en mémoire de moi.

— L’oncle Isidore vous a donc donné de l’argent, puisque vous pouvez retourner à Paris ?

— Non, dit Étienne, car Étienne ne savait pas mentir.

— Alors ?… demanda Mariette, qui ne pouvait point rompre tout à fait avec la curiosité.

— Cela ne te regarde pas, reprit le jeune homme un peu brusquement.

— C’est bien, monsieur Étienne, comme vous voudrez, dit Mariette doucement en ôtant sa tête de l’épaule sur laquelle elle reposait et en retirant lentement ses mains des mains qui les tenaient, tout cela plutôt comme l’expression d’un sentiment chagrin que comme un mouvement de contrariété ou de bouderie.

Étienne était vaincu.

Alors, n’hésitant plus devant cette immense affection à montrer les besoins étranges de son âme avide de bonheur, ne craignant plus d’en faire connaître à la jeune fille le côté personnel et plein d’égoïsme, il lui dit brusquement et sans préparation aucune :

— Je pars avec M. Malsauge, qui m’a choisi pour être son secrétaire particulier.

— Ah ! cette femme vous aime, s’écria Mariette en se rejetant en arrière comme si elle eut voulu tout-à-coup mettre un espace infranchissable entre elle et Étienne ; c’est elle qui vous emmène, c’est elle que vous ne pouvez point quitter.

— Eh bien ! quand cela serait ! demanda Étienne d’une voix presque dure, tant l’émotion l’étreignait à la gorge.

— J’en mourrai dit Mariette en baissant son visage jusque sur les mains d’Étienne, où elle appuya ses lèvres comme on le fait pour baiser la croix au moment de quitter la terre pour un monde meilleur.

Non, dit-elle tout-à-coup en se relevant avec une certaine fierté, tu me laisses ta vieille mère, tu me laisses ton chien, tout ce qui, comme moi, a su t’aimer humblement, à ton heure, selon ton bon plaisir. Cette femme est pour toi comme la maîtresse pour laquelle on fait toutes les folies, pour laquelle on se ruine, pour laquelle on se tue. Tu la suivrais à pied si on ne t’emmenait pas. Je lui laisse sa part, et n’en suis plus jalouse : la mienne vaut mieux ! car vous m’aimez comme on aime la femme à laquelle on laisse le soin des enfants et des aïeux, pendant que l’on fait des folies loin du logis. Mais on y revient toujours à ce logis, Étienne, et je vous attends entre Mme Daubrée et Lou-Pitiou.

— Va-t-en ! s’écria Étienne en cachant sa tête dans ses deux mains ; va-t-en, par pitié je n’aurais plus la force de te quitter, et, demain, je serais encore malheureux.

Mariette mit un long et calme baiser sur ses cheveux et s’en fut lentement, tout le long de la grande allée, jusqu’à la maison où elle s’assit à côté de sa nourrice qui surveillait le diner.

— Mère, dit-elle, embrassez-moi, j’ai du chagrin ; mon amoureux part pour Paris.

— Seigneur Jésus ! qu’y va-t-il faire ?

— Fortune, répondit laconiquement Mariette.

Ce mot-là est toujours comme un talisman pour les gens de la campagne.

— Vous direz à mes frères de lait que je veux acheter Fraîche-Fontaine, puisqu’ils veulent le vendre pour faire leurs partages sans dispute, mais je leur demande comme une grâce de n’y rien changer, pas un arbre, pas une bordure, pas un meuble du logis. J’aurai bientôt payé, puisque je m’établis et que je vais travailler double pour tâcher d’oublier mon gros chagrin. Vous, ma mère, vous resterez toute votre vie à Fraiche-Fontaine, vous n’avez que moi de fille, et les garçons, voyez-vous, ce sont toujours des hommes avant d’être des fils. Je viendrai vous voir chaque dimanche et nous causerons de lui.

— Nous pleurerons ensemble jusqu’à ce qu’il revienne, dit la bonne femme en embrassant Mariette ; car, vois-tu, rien ne soulage autant que de pleurer à deux.

Il paraît que Mariette était de cet avis, car elle ne changea rien au programme.

Le lendemain, dès la première heure, Mariette arrêtait un logement sur les Fossés, le quartier aristocratique de Candelair, et quelques heures après, elle s’y installait, ce qui fut un grand sujet de causerie par la ville.

Étienne, de bonne heure aussi, avait été trouver Thomas pour traiter de la rançon du Pitiou ; mais ce jour-là l’aubergiste était inabordable. Souillard et ses séides l’entouraient, trinquaient avec lui et parlaient d’autant plus du gain de son procès que c’était leur dernier jour de victoire.

L’affaire se plaidait le lendemain.

Quoique Souillard fût une franche canaille, il n’était pas aveugle et savait bien que Thomas était destiné à perdre le procès ainsi qu’à en payer tous les frais. Il avait tiré du sac de l’aubergiste le plus de mouture possible. Pour lui c’était de bonne guerre ; sa conscience d’huissier élastique, peu chatouilleuse et bourrée de gredinerie, le laissait parfaitement en repos à cet endroit comme à beaucoup d’autres, tandis que son estomac, sa garde-robe et son porte-monnaie lui adressaient de constantes félicitations.

Pour une honnêteté de recors il n’y avait là rien de louche.

D’abord il était en règle. Thomas ne lui avait-il pas signé une autorisation pour les poursuites à faire.

Ce jour-là donc, Étienne ne put voir maître Thomas et le lendemain le procès était perdu.

L’aubergiste était au paroxysme de la colère. Ce n’était pas le moment d’aller lui parler d’une affaire à conclure avec un des hôtes de la Chartreuse, quelque inoffensif que fut cet hôte.

Étienne le tenta pourtant, car M. Malsauge lui avait fait pressentir qu’il pourrait être appelé à quitter Candelair beaucoup plus tôt qu’il ne l’avait cru dès le principe.

L’aubergiste en voyant entrer le neveu de M. Letourneur fut pris d’un accès de rage si redoutable, que ceux qui l’entouraient crurent qu’allait sonner pour maître Thomas l’heure d’une apoplexie foudroyante. Mais les cris et les imprécations dont il ne se fit faute furent pour lui un heureux dérivatif.

— Que je vous vende mon chien ! le plus souvent, hurlait-il, ça vous ferait bien trop de plaisir. Une misérable bête qui lèche la main de mes ennemis, de ceux qui me ruinent, de ceux qui veulent ma perte ; qu’il me tombe jamais à longueur de bras, et je lui ferai passer le goût des promenades.

Le chien qui se tenait dans la rue à distance, s’éloigna prudemment et sans bruit, les discussions trop vives lui ayant toujours paru dangereuses pour son échine.

Étienne à bout de raisonnement, que Thomas au reste n’écoutait pas, avait déjà fait les premiers pas pour se retirer, lorsque l’aubergiste lui cria :

— Tiens, au fait, je vous vends Lou-Pitiou contre l’autorisation de bâtir mon écurie sur le mur de votre jardin.

Étienne ne se retourna même pas ; non-seulement il savait à quoi s’en tenir sur la volonté de son oncle, eu égard à cette prétention.

Mais voyant Lou-Pitiou tapi à l’angle du mur en l’attendant, il lui fit signe d’entrer chez Mariette, qui, depuis le matin, était installée sur les Fossés, presque en face l’auberge de Thomas.

Lou-Pitiou enfila lestement la porte, et Étienne, qui le suivait, vint conter sa réussite à la jeune fille.

L’ouvrière lui promit de garder le chien à vue jusqu’au jour où Thomas serait devenu abordable. Ce jour-là, elle traiterait elle-même de l’achat de la bonne bête.

Étienne tranquillisé, regagna la Chartreuse.

Il trouva M. de Ferrettes, installé dans sa chambre et battant pour tromper son impatience un pas redoublé sur l’angle de la grande table.

— Allons, mon enfant, allons donc, nous partons dans deux heures. Une dépêche arrive à l’instant qui ne donne d’autre délai à mon neveu que le temps matériellement nécessaire à son voyage. Nous prenons la poste pour aller rejoindre le chemin de fer à B…, et je suis venu moi-même pour que vous entriez vivement en fonctions. Quoique M. de Talleyrand ait jeté quelque blâme sur le zèle, il est bon parfois d’en déployer un peu.

— Me voilà, répondit Étienne, même pas deux heures si vous voulez. J’embrasse ma grand’mère en descendant, je dis adieu à mon oncle, et je suis à vous.

Quelques instants après, Étienne partait avec M. Malsauge, ce qui ne tarda pas à être le bruit, l’actualité de la ville.

M. Letourneur n’avait jamais été si fier, même au temps de sa splendeur à la préfecture : son neveu, son propre neveu, l’enfant qu’il avait élevé était le secrétaire d’un ministre !

Mme Daubrée poussait plus que jamais des « hélas ! » vers le ciel ; aussi les envieux, ceux sur lesquels l’oncle Isidore et sa joie portaient une grande ombre, allaient répétant par la ville :

— Il faut croire que tout ce qui reluit n’est pas d’or, sans cela cette brave Mme Daubrée ne serait point ainsi noyée dans les larmes. Il est vaniteux, ce vieux Letourneur ; il aime mieux faire envie que pitié, mais la grand’mère n’est pas si fine que lui et ne sait point faire contre fortune bon cœur. Nous verrons d’ici peu ce beau fils revenir en plus mince équipage qu’il n’est parti.

Sur ce les bonnes gens se frottaient les mains, car, même à Candelair, le bonheur de notre prochain nous gêne tous un peu.

Thomas avait vu partir Étienne, tout lui échappait. Ne pouvant plus se venger sur lui en le séparant de son chien Lou-Pitiou, qu’il avisa humant l’air sur le pas de la porte de l’ouvrière, il songea à faire payer sa mauvaise humeur à la pauvre bête.

— Tu ne me fus jamais bon à rien ; attends ! murmura-t-il, je règlerai avec toi le compte de tout le monde.

Sachant bien que Lou-Pitiou ne se laisserait pas approcher par lui, il rentra, prit dans son écurie une longue corde au bout de laquelle il fit un nœud coulant et la lança assez adroitement pour envelopper la tête du chien.

Lou-Pitiou ne put que jeter un cri déchirant en se sentant à demi-étranglé, entraîner par le poignet vigoureux de maître Thomas.

Trouver un pieux pour faire l’office de potence fut, pour l’aubergiste, l’affaire d’un instant. Lou-Pitiou fut pendu bel et bien comme un criminel.

Tout ceci ne s’était point passé sans bruit.

Candelair possédait, comme toutes les villes du Midi, sa nuée de gamins désœuvrés, population criarde, débraillée, encombrant le pavé de ses guenilles et toujours à l’affût d’une malice à faire ou d’une cruauté à applaudir, mais ayant toujours, dans ses yeux noirs à demi-sauvages, une larme pour toutes les bonnes actions. Thomas avait donc un nombreux entourage qui criait et battait des mains.

Soudain Mariette apparut sur la scène du drame, le visage en feu, l’œil plein d’éclairs, armée de ses redoutables ciseaux qu’elle brandissait d’une façon redoutable.

Il lui fit place lestement.

Elle marcha droit à Thomas qui recula comme les autres, car elle lui avançait bravement les ciseaux dans les yeux.

Elle coupa la corde de son cher Pitiou, s’assit au milieu de cette cour encombrée de regards avides et passa sa petite main sur le cou du seul ami qui lui restait, pour essayer de le rappeler à la vie. De grosses larmes coulaient de ses joues. Néanmoins elle était toujours si menaçante et si bien armée que Thomas jugea prudent de rentrer chez lui.

— Je te donne sa peau pour te faire un manchon, cria-t-il à la jeune fille d’un air goguenard, lorsqu’il fut prêt à franchir le seuil de la porte.

À ce moment, Mariette sentit que le cœur du Pitiou battait encore, quoique faiblement.

— Et moi, dit-elle en faisant un paquet de la corde qu’elle lui jeta au visage, je te rends ce licol pour te pendre le jour où il ne te restera plus une bouchée de pain à te mettre sous la dent. Ce ne sera pas long, car tu es ruiné ; et moi qui suis logée en face de ta baraque, j’aurai la satisfaction de la voir vendre aux enchères par ton bon ami Souillard.

Chargeant alors le chien sur ses bras, elle traversa la cour de l’air d’une sybille qui vient de rendre un arrêt plein de malédiction.

— Le chien est à moi, vous êtes tous témoins qu’il me l’a donné, s’écria-t-elle en se retournant sur la première marche de pierre qui conduisait à sa maison, superbe comme une reine sur les degrés de son trône.

— Oui oui ! Mariette, il est à toi ; nous avons tous entendu, s’écria en masse le cercle populaire.

La popularité est chose changeante. À cette heure, on applaudissait Mariette, voire même Lou-Pitiou, et l’on sifflait Thomas ; s’il avait eu le malheur de vouloir tenir tête à la jeune fille, on l’aurait lapidé.

L’aubergiste rentra chez lui pâle, tremblant, se soutenant à peine. Il sentait qu’il nageait en plein dans sa ruine, et la prédiction de Mariette, faite ainsi, tout haut, sur le pavé de Candelair, l’avait atterré : « On vendra ta baraque à l’enchère ! »

À Candelair, comme dans tout le Midi, on est superstitieux, et Thomas qui l’était plus que personne, dans le pays, considérait les paroles de la jeune fille comme le premier coup de cloche de l’agonie de sa fortune et de sa considération.

Au moment où l’ouvrière montait chez elle, Mme Malsauge, en compagnie du marquis de Ferrettes, passait en voiture au petit pas.

Elle quittait aussi Candelair ; mais comme elle craignait les pavés, elle avait voulu, quitte à se rattraper sur la grande route, que la poste allât lentement dans la ville.

— Ah ! dit-elle eu se rejetant vivement en arrière avec un mouvement de dégoût, à la vue du chien d’Étienne, qui ne bougeait plus et dont la tête inanimée pendait sur le bras de la jeune fille ; mais cette bête est morte.

Eh bien ! ajouta-t-elle eu s’adressant au marquis, il ne lui reste plus rien ici qui le puisse attirer, rien qui appelle encore son souvenir, pas même son chien. Il est bien à son ambition, bien à nous tout entier.

— Peut-être, murmura le vieux monsieur, qui, tout en jetant les yeux sur Lou-Pitiou, avait remarqué l’énergique et fier visage de Mariette et le soleil de Candelair qui dorait la cime des hautes montagnes, peut-être !

Ce peut-être fit sourire la belle Mme Hélène.

Les femmes commencent toujours ainsi, sauf à pleurer plus tard.


deuxième partie

LE SECRÉTAIRE DU MINISTRE


Dix ans se sont écoulés depuis que le petit-fils de Mme Daubrée a quitté Candelair pour suivre M. Malsauge et pour s’attacher à sa fortune, ainsi que tout le monde le croit dans sa bonne ville, mais en réalité pour ne pas s’éloigner de cette belle et tant aimée Mme Hélène, loin de laquelle il sentait qu’il ne pouvait pas vivre.

Si au lieu de le conduire à Paris, dans une ville que ses rêves d’ambitieux bonheur avaient si souvent hantée, elle l’eût conduit à l’autre bout du monde, si tant est que le bout du monde soit à l’opposé de Paris, il l’aurait suivie de même, avec autant d’entraînement et avec une joie semblable.

Mais dix années déplacent bien des choses, elles en usent pas mal aussi, elles en transforment un grand nombre et en voient s’éteindre presque autant.

Ces dix années ont transformé Étienne ; elles lui ont d’abord apporté l’âge qui, d’un enfant, en a fait un homme.

Sa belle et charmante sauvagerie s’était en allée aussi peu à peu, atome par atome, toutes les aspérités de sa nature primesautière, puissante et parfois farouche à l’excès, ont été usées par le frottement continuel, doux, poli, mais sans repos et sans trêve qu’il a eu avec le monde et avec le plus grand monde, c’est-à-dire avec celui qui use le plus et le plus vite.

Alors ses ambitions de cœur ont osé s’affirmer, grandir, sous le voile du savoir dire et du savoir faire, et sont arrivées à demander satisfaction, puis à l’obtenir.

La vie de l’intelligence, la vie du luxe, la vie des fêtes, toutes choses qu’il avait si ardemment et si souvent désirées, dans la solitude de sa montagne et dans le secret de sa pensée, il les avait à cette heure, il les possédait, il en jouissait presque à satiété ; ses grands appétits avaient été appelés à des festins royaux et il se demandait parfois, en face de toutes les joies vers lesquelles il était maintenant libre d’étendre la main, s’il avait vraiment si fort désiré tout cela.

Mme Malsauge fut, dès son arrivée à Paris, très-fière du bel esclave qu’elle traînait à sa suite et, franchement, elle n’avait pas tort, car Étienne avait d’instinct, la science de ce qui plaît aux femmes du monde, aux femmes distinguées.

Il était indépendant et fier tout en se faisant, pour celle qu’il aimait, d’une adorable humilité et en circonscrivant ses moindres actes et son entière volonté au plus léger de ses désirs.

Il était brave jusqu’à l’audace et avait en même temps des craintes charmantes en face d’un sourcil froncé, quand ce sourcil-là était celui de sa reine.

Sa montagne, qui avait été pour lui un rude berceau, lui avait donné des nerfs qui avaient la puissance et la solidité de ressorts d’acier.

Aussi, au milieu de la génération appauvrie, rabougrie, pâle, haletante et souffreteuse qui hante les salons, Étienne tranchait comme eût pu le faire l’Apollon antique au milieu d’une assemblée de crétins ; mais toute cette force et toute cette puissance se courbaient devant Mme Hélène, et alors, pour elle, il devenait humble, soumis, sans force et sans volonté.

C’était bien réellement le triomphe de l’amour ; car jamais, en effet, amour n’avait si facilement et si entièrement triomphé de tant de choses rebelles.

De tout cela il ressortait que Mme Hélène était une heureuse parmi les femmes de ce monde ; mais c’est qu’elle était aussi la plus habile parmi les habiles.

Non-seulement, étant à Candelair, elle s’était fait aimer d’Étienne, et, en cela, nous sommes forcés de reconnaître qu’elle n’avait pas eu grand mérite ; mais dès qu’elle avait vu de quelle magnificence était le sentiment qu’elle avait inspiré, comme elle s’était attachée à ne pas effaroucher, à ne pas blesser ses sauvageries, ses étrangetés, à ne heurter en rien ce roc tout brut et tout d’une pièce qu’elle appelait, à juste titre : l’amour de son sauvage !

Puis, peu à peu, avec quel art elle l’avait amené à écouter ses discours mondains, comme elle lui avait démontré, malgré qu’il eût eu de sublimes indignations et des résistances superbes, qui étaient venues s’éteindre aux pieds de la jeune femme ; comme elle lui avait démontré et prouvé que chaque chose a ses hivers, et que les neiges sont la fin de presque tous les soleils, si bien qu’elle lui avait fait abandonner sa montagne, puis Candelair et jusqu’à Mariette ; il avait même laissé là-bas Lou-Pitiou, ce toujours affectueux ami des mauvais jour, et, de ce sauvage, elle en avait fait, elle, la belle Mme Malsauge, le premier secrétaire fort intime de M. le ministre.

Aussi, comme elle était fière de son œuvre, et quel prix énorme elle attachait à l’amour du jeune homme !

Car Étienne était bien réellement l’homme accompli, fait pour flatter l’amour-propre et l’orgueil d’une femme qui avait su se l’attacher et le garder fidèlement enchaîné à ses beautés pendant dix ans.

Néanmoins, l’affection d’Étienne n’a pas traversé ce grand nombre de jours sans se modifier très-sensiblement, et le temps n’a pas été la seule cause des changements apportés à sa tendresse pour Mme Hélène.

Le monde tout nouveau dans lequel il lui a fallu vivre a commandé certaines transformations.

Puis, et cela par la force des choses, l’amour d’Étienne a pris des allures plus calmes : son imagination, qui, comme son cœur, n’a plus rencontré ces mondes d’obstacles qui les faisaient lutter à toute heure et à propos de toute chose, son imagination, dis-je, s’est mise à suivre un sentier plus frayé, et s’est apprise à marcher de compagnie avec le reste des humains.

À Paris, au faubourg et dans les salons officiels, la vaporeuse Mme Hélène ne s’est plus trouvée, comme sur la montagne, une réalité d’autant plus admirable et charmante qu’elle était seule, mais absolument toute seule de son espèce.

À Paris, et surtout dans le monde dont les portes furent ouvertes au secrétaire de M. Malsauge, il y a beaucoup de femmes charmantes, tout aussi éthérées que l’était Mme Hélène, et qui ne demandent qu’un autel digne d’elles pour s’y installer en divinités et des fervents pour s’y faire adorer.

Le système des comparaisons ne détacha point Étienne de Mme Malsauge ; il était trop et surtout trop bien épris pour tomber dans des idées vulgaires qui lui auraient permis de mettre la première idole venue à la place de l’idole choisie, dans le sanctuaire que ses ardentes amours de la vingtième année s’étaient plu à lui élever dans son cœur.

Non, rien de vulgaire ne l’avait envahi.

Mais un calme relatif s’était fait un peu chaque jour. Le sauvage avait appris à vivre ; le lion s’était fait au langage de tout le monde, on n’avait plus idée de ses rugissements et nul ne pouvait se vanter d’avoir vu les griffes du seigneur à la grosse tête.

Mme Malsauge avait su trouver le chemin du cœur de M. Jussieux à une époque où ce cœur susceptible, indomptable et farouche, ne demandait qu’à se donner, tout en étant effrayé de l’idée de se laisser prendre et conduire.

Quand une fois une femme a fait ce chemin-là dans le cœur d’un homme jeune, elle a pris, et pour toujours, une grande part dans ses volontés, si bien qu’il ne reste plus, au possédé, même le pouvoir de rompre avec cette domination, le voulût-il.

J’entends entièrement rompre, rompre jusqu’à l’oubli ; car le premier baiser, le premier rêve, la première possession, le premier amour sont des choses dont le passage laisse en nous des traces ineffaçables que rien, jamais, ne saurait arriver à détruire, de quelque bonheur ou de quelque indifférence que soient chargés, dans l’avenir, les jours qui nous restent à vivre.

Étienne était donc resté très-sincèrement attaché à Mme Hélène, quoique son amour eût pour ainsi dire changé de nature, et que ses manifestations eussent aussi beaucoup varié.

Il ne se faisait pas d’illusion sur ce que le monde appelait son mérite et sa valeur personnelle, choses que l’on tenait en très-haute estime ; car il savait bien que cette valeur, appuyée sur ce même mérite, auraient fait fort modeste figure à Candelair, dans l’ombre de son oncle Letourneur, s’il y était resté.

― Je lui dois tout, se disait-il, tout ! position, bien-être, indépendance. Je lui dois le bonheur d’un amour heureux d’enfant : elle m’a fait un homme, et m’a créé une place à la hauteur des ambitions dévorantes que j’avais bercées, dans les solitudes de mes premières années de jeunesse.

Alors la conscience de sa dette, envers cette femme accomplie et si parfaite pour lui, avait fait naître dans son cœur une très-sérieuse reconnaissance qui n’avait pas été sans éteindre une grande partie des belles flammes amoureuses qui le dévoraient autrefois.

M. de Ferrettes qui, dès le principe, avait eu un affectueux penchant pour ce jeune homme si beau, si fier et si peu semblable à la jeunesse actuelle, s’était attaché davantage à lui en le voyant prendre sa place au milieu des hommes remarquables de ces temps, aussi ne lui marchandait-il ni ses conseils, ni son assistance pour le guider dans les dédales de toutes les politiques de ce monde.

Aussi a-t-il pris, par la seule force des choses, une grande influence sur M. Jussieux qui a reconnu combien l’affection du marquis de Ferrettes est intelligente, sérieuse et combien surtout elle lui a été serviable et utile en toute occasion.

Le marquis de Ferrettes représente et tient lieu, vis-à-vis de M. Jussieux, de la famille qui a toujours manqué au jeune homme ; car, quelque bonne volonté que nous puissions mettre à respecter la légalité et l’autorité de la famille établie par la loi et par les liens du sang, nous ne pouvons franchement mettre au-dessus d’Étienne, comme guide efficace, comme protection réelle, l’oncle Isidore, pas plus que cette bonne et faible Mme Daubrée ; et, quelque fantaisiste que puisse paraître notre jugement en cette occasion, nous croyons pouvoir affirmer que M. de Ferrettes était bien plus la vraie famille d’Étienne que ne l’avaient jamais été son oncle et sa grand’mère.

L’intimité dans laquelle le marquis vivait avec Étienne lui permit de suivre pas à pas la transformation que subissait l’amour du jeune homme. Et quand il le vit se noyer dans la reconnaissance, se perdre dans les plaines indéfinies de l’amitié, il songea qu’il n’avait plus qu’une très-courte distance à franchir pour en arriver à la fatigue.

Aussi l’habile marquis pensa-t-il qu’il était temps de dénouer tout doucement, avec l’aide des convenances, des relations qui n’avaient d’autre tort que d’avoir duré trop longtemps. Mais ce tort là est du nombre des impardonnables, et le fin vieillard le savait bien.

Il s’attacha donc à démolir, dans l’esprit de Mme Hélène, le solide monument dans lequel elle avait enfermé son amour, vu que cela ressemblait pas mal à une prison et que le prisonnier, sans demander encore sa liberté, n’en jetait pas moins, de temps à autre, des regards d’envie du côté de l’air libre.

Mais ce n’était pas une tâche facile que celle qui avait été entreprise par le marquis, bien loin de là ; car Mme Hélène allait se pénétrant, chaque jour davantage, des mérites de son ami.

Elle le voyait, avec une satisfaction remplie d’orgueil, occuper dans le monde la position qu’elle lui avait si fort aidé à se faire.

Elle jouissait de ses succès, quand elle le voyait traverser les salons au milieu de cette part du monde toujours prête à s’incliner devant les soleils levant.

Elle se sentait remplie de joie et attachait, à l’abri de son éventail, des regards chargés de satisfaction sur cet homme qui n’aimait qu’elle, qui ne se laissait guider que par elle, qui ne courbait son front superbe que devant sa volonté, et elle se sentait d’autant plus fière que le bel esclave de son amour avait plus de mérite et qu’il était plus haut placé.

À mesure qu’elle voyait Étienne affirmer davantage sa personnalité et grandir dans l’esprit, en même temps que dans l’appréciation des autres, elle s’attachait plus fortement à lui, et si, dans les premières années de cet amour, qui avait atteint sa limite d’âge, elle avait laissé le jeune homme la beaucoup aimer, pendant qu’elle regardait, un peu curieusement, dans cette immense tendresse, dont un grand nombre de choses la charmait en l’étonnant, les rôles étaient bien changés, à cette heure, car elle aimait, au lieu de se laisser aimer, et sa curiosité, de même que son étonnement, s’étaient transformés en une crainte permanente de perdre, un jour ou l’autre, l’objet de tous ses soucis, l’homme aimé, et cet amour jeune et constant qui était comme une perpétuelle affirmation de sa beauté, de sa jeunesse, à elle, et de sa puissance féminine.

Avec cette crainte, qui n’était point du tout chimérique, la jalousie prit naissance dans le cœur de Mme Malsauge, elle suivit alors d’un regard inquiet toutes les évolutions du jeune homme ; ses démarches, même les plus simples et les plus naturelles, lui parurent recouvrir ou cacher des complots contre son bonheur.

Elle en vint à regretter, en plein Paris, dans le Paris des fêtes et des distractions, la pauvre petite ville de Candelair et cette belle montagne qui lui avait fait et gardé son sauvage.

Son œuvre arrivée à un tel degré de perfection lui fit peur : elle comprit qu’il pouvait peut-être, qu’il devait même lui échapper à un moment donné, et ses craintes la poussèrent jusqu’au vandalisme de la pensée. Elle aurait voulu par moment briser tout ce qu’elle avait fait, anéantir tout ce qu’elle avait créé, puis édifié de ses propres mains.

Mais, hélas ! on ne remonte pas plus le cours des sentiments que le cours de son existence, et les choses acquises sont comme les années vécues : impossibles à effacer.

Ce fut en considérant toutes ces choses du haut de sa raison et de sa très-mûre, mais très-nette expérience, que M. de Ferrettes décida qu’il fallait changer l’aspect de cette situation en changeant la situation elle-même.

Mais Mme Malsauge ne peut pas songer à tout cela ; elle ne veut pas qu’on lui parle raison, elle prévoit toutes les ouvertures qui doivent lui être faites à ce sujet, elle les devine au moment où elles peuvent naître dans l’esprit d’autrui, et elle fuit toutes les occasions que l’on pourrait saisir pour les lui faire entendre.

La jalousie est une passion clairvoyante à travers laquelle elle regarde ; elle comprend qu’elle vieillit, elle sent qu’elle devient exigeante, tyrannique parfois ; mais il ne lui est pas donné de changer quoi que ce soit à ce nouvel et triste état de choses. Quant à renoncer à l’amour du jeune homme, quant à se laisser arracher l’empire qu’elle a pris sur lui, il n’y faut pas songer.

Non, non, Étienne est à elle, c’est sa création, c’est son bonheur, c’est sa jeunesse, c’est sa beauté. Elle tient tout cela dans sa main, et pas une force au monde ne saurait la lui faire ouvrir pour qu’elle ait la douleur de voir choir et se briser, à ses pieds, un trésor aussi cher et aussi laborieusement acquis.

Quant à M. Malsauge, il est arrivé à l’âge où les ambitions prennent la grande place dans le cœur et dans la vie des hommes, surtout lorsque pour soutenir cette ambition il y a derrière elle un réel mérite et un talent sérieux.

M. Malsauge est ministre, il est un des orateurs les plus éloquents et les plus écoutés du gouvernement, qui n’attend que son bon plaisir pour lui offrir un siége au Sénat.

On n’est plus au temps où, à Candelair, il avait le loisir de faire à sa femme des compliments sur sa toilette de vapeurs. Non, et sauf les jours de grandes réceptions, il est bien rare que M. Malsauge ait le temps de se rencontrer quelques minutes avec Mme Hélène.

Mais par exemple en ce qui concerne Étienne, c’est bien autre chose : en découvrant dans son secrétaire l’étoffe d’un homme sérieux, habile et capable de marcher à côté de lui, tout en l’aidant en maintes choses graves, il l’a peu à peu émancipé, il lui a donné du champ, et tout en le gardant à ses côtés, bien plus en second et en ami que comme secrétaire, il l’a grandement poussé à accepter une situation éminente qui peut permettre à Étienne de lui être doublement utile.

Ceci de concert avec le marquis de Ferrettes qui n’a jamais laissé échapper l’occasion de faire grandir la situation de son protégé.

Dans le département, où le marquis possède de très grandes propriétés et où par conséquent il a une influence incontestable, il a fait acheter à M. Jussieux juste de quoi avoir des attaches dans le pays.

Puis le jeune homme a été présenté partout par le vieillard qui l’a hautement et chaudement patronné, pendant que M. Malsauge, à titre de ministre, étendait aussi sur lui la haute bienveillance du gouvernement.

Tout cela joint à ce que M. Jussieux était par lui-même un homme intelligent, distingué et sympathique, fit une assez grande force, dont il sortit pour Étienne une place à la Chambre des députés.

Ce n’était plus le petit Étienne, qui en était réduit à se contenter de son vêtement de velours, même pour aller porter un bouquet en plein théâtre, à la dame de ses pensées.

Ce n’était plus le pauvre garçon qui devait, faute de pouvoir faire autrement, laisser à Mariette le soin de nourrir et de loger son seul et modeste ami, le brave chien, qui n’avait pas droit à une lampée chez son maître réel.

Les choses ont bien changé de face, et Mme Daubrée, malgré sa naïve modestie et son entière humilité vis-à-vis de son frère, n’oserait probablement pas imposer à son petit-fils l’abnégation quotidienne, méticuleuse, qu’elle lui demandait autrefois vis-à-vis du grand homme de la famille ; car c’est un personnage maintenant, M. le député ; son temps est précieux, ses heures sont courtes, et il a même fait litière, à son présent, d’une part de son cher passé.

L’oubli a pris la dîme des promesses faites à Mariette, bien peu ont été tenues ; car ses lettres ont été rares, plus rares encore ses visites, qui ne devaient jamais laisser plus de douze mois entre chacune d’elles.

Pourtant l’ouvrière n’a point été oubliée tout à fait : de temps à autre, un mot est allé lui dire que le passé n’était point mort, qu’il n’était qu’endormi et que le souvenir était au fond du cœur, frais et jeune, sous la poussière des années, comme au bon temps des promenades à Fraîche-Fontaine.

Mme Daubrée, malgré que son petit-fils lui fasse servir, par son notaire, une pension assez sérieuse pour l’autoriser à se départir un peu de son excès d’humilité et de l’exagération de son économie, Mme Daubrée n’a rien pu changer à sa façon d’être. Le pli était pris.

Quant à l’oncle Isidore, sa vanité a pris d’incommensurables proportions ; il trouve Candelair une bien petite ville pour posséder un homme de son mérite. Il met les écus sur les écus avec cet amour hideux qui n’appartient qu’aux natures rapaces et personnelles dont il est le type le plus parfait.

Il salue à peine ses concitoyens, et les employés du gouvernement doivent le saluer le premier s’ils tiennent à obtenir un regard ou un coup de chapeau de sa grandeur Isidore Letourneur, l’oncle du secrétaire de M. le ministre ! Quand il trouve l’occasion de dire : Mon neveu, monsieur le député, il songe que M. le préfet est un mince personnage à côté de lui, et il écrase Mme Daubrée de sa superbe en lui expliquant comme quoi, sans lui, sans l’éducation qu’il a donnée à Étienne, sans le pain dont il a généreusement comblé toute sa famille, elle n’aurait pas l’honneur d’être la grand’mère d’une illustration.

La modeste veuve baisse la tête, trouvant qu’en effet son frère a raison, et elle prie Dieu très sincèrement et du fond de son cœur, sans malice, de conserver la vie et la santé au bienfaiteur de tous les siens.

On ne croirait jamais que dix années sont passées là-dessus, tant c’est parfaitement semblable à l’époque qui a précédé le départ d’Étienne. La province seule a le secret de ces temps d’arrêt et il faut l’avoir habitée pour lire avec fruit et pour comprendre dans toute sa finesse et véritable application le conte de la Belle-au-Bois-Dormant.

À Paris, les choses avaient marché d’un bien autre train, et Mme Malsauge rentrait chez elle, un matin, après un bal donné par une de nos illustrations politiques, bal auquel elle n’avait pas pu manquer.

Elle en revenait le cœur irrité, l’esprit inquiet et bien décidée à tourmenter M. Jussieux, à propos duquel elle venait de beaucoup souffrir.

À ce même bal, une des plus intimes amies de la femme du ministre lui avait glissé tout bas cet avertissement affectueux :

— Veillez, chère, il n’est question de rien moins que d’un très riche et très brillant mariage pour Étienne. Le bruit s’en affermit ; on parle déjà des avantages que la cour ferait à M. Jussieux, à ce propos,  etc.,  etc.

Mme Hélène avait fixement regardé la charitable donneuse d’avis ; mais elle paraissait de si bonne foi qu’elle n’avait point osé s’en méfier, et que, en s’en fâchant, elle avait craint de méconnaître une vérité qu’il était de son intérêt de savoir à fond.

On a peu d’amies parmi les femmes, dans le monde où vivait Mme Hélène ; néanmoins, elle avait la naïveté de croire à la sympathie de quelques-unes de celles qui vivaient le plus avant dans son intimité.

Et puis, aveuglée par la tendresse extrême qu’elle porte à Étienne et par la crainte qu’elle a de le voir se détacher d’elle, elle se pose cette question :

« Quel intérêt aurait-elle à me tromper ? Quel plaisir trouverait-elle à me tourmenter, si, en effet, il n’y avait pas quelque chose de vrai dans l’avertissement qu’elle a bien voulu me donner ? »

Mme Hélène est donc bien décidée à avoir une explication avec M. Jussieux. Elle lui a écrit en sortant du bal :

« Venez de bonne heure : j’ai beaucoup à causer avec vous. »

Et, toute anxieuse, elle attend.

Pourtant, elle s’est couchée, après avoir fait une de ces grandes et consciencieuses toilettes qui reposent la femme, car elle ne veut pas avoir le teint fatigué par les veilles ; elle ne veut pas que l’éclat de ses yeux soit éteint par la fatigue. Il est des grâces et des charmes qui se retrempent dans le repos, et elle se veut reposer pour être belle encore, toujours, parce que la beauté, elle le sait, est le premier mérite, comme la première vertu, d’une femme devant les regards de l’homme qu’elle aime et dont elle veut continuer à être aimée.

Quand il fit jour chez la belle Mme Malsauge, sa femme de chambre entra avec un déshabillé d’une coquetterie rare et savante, dont Mme Hélène avait encore trouvé le temps de s’occuper la veille, malgré son chagrin et en dépit de sa fatigue.

Ah ! c’est que l’amour arrivé à de certaines conditions n’est plus un repos dans le bonheur ; c’est un travail constant, c’est une lutte, c’est une guerre, c’est un duel passé à l’état chronique et il s’agit d’être toujours sur le qui-vive, de n’être jamais désarmé, d’être constamment en garde.

Voilà où elle en était arrivée, cette belle Mme Hélène qui n’avait qu’à laisser traîner autrefois les longs plis de son vêtement par les sentiers de la montagne, pour être adorée à deux genoux, pour hanter les rêves et pour tourmenter les veilles de son superbe sauvage.

Enfin, le travail achevé, Mme Malsauge se trouva belle. Elle daigna sourire aux efforts couronnés de succès de sa camériste ; elle la congédia d’un geste gracieux et presque reconnaissant.

Alors elle attendit, seule dans son boudoir, l’arrivée de M. Jussieux. Son regard se fixait, anxieux, de seconde en seconde, sur la pendule qui, à son sens, devait être arrêtée.

Au bout d’un instant, elle avança sa mignonne oreille, et elle fut forcée de se rendre à l’évidence : le temps marchait de son pas calme, mais régulier. Elle prit un livre et tenta d’y attacher son esprit, mais ce fut en vain ; elle constata, avec autant d’irritation que de chagrin, le peu d’empressement que mettait Étienne à se rendre à son appel. Et le dépit allait toujours croissant.

Malgré sa lenteur, le temps passait, et quand le valet de chambre annonça M. Jussieux, il n’était plus de bonne heure depuis longtemps déjà.

— Je n’ai pas osé venir plus tôt, se hâta de dire Étienne, je sais que vous avez veillé fort tard cette nuit et j’ai craint de troubler votre repos, et, ce disant, il baisait la main toujours charmante que Mme Hélène lui avait tendue en le voyant entrer.

— Il y a longtemps que je vous attends, lui dit-elle, et je commençais à craindre que la Chambre ne vînt vous empêcher de vous rendre chez moi, car il est presque l’heure d’y aller.

— Vous savez bien que rien ne peut m’empêcher de venir, lui dit-il d’une voix affectueuse qui ne sut pas désarmer Mme Hélène, car elle reprit :

— Je ne sais rien du tout de semblable, je vous assure.

— Voyons, ma bien chère Hélène, continua M. Jussieux, qu’avez-vous contre moi ce matin pour que votre parole soit amère et pour que vos regards se détournent de votre ami, comme s’il avait démérité de votre précieuse affection ?

— Ah ! vous le savez bien, vous le savez bien mieux que moi, car je suis dans cette situation terrible où tout me cacher est facile, et où je ne puis ouvertement ni souffrir pour vous, n’y m’opposer à ce qu’il vous plaira faire à l’encontre de ma volonté ou de mon bonheur.

— Chère, calmez-vous, de grâce, par affection pour moi, qui ne saurais vous voir vous affliger sans en souffrir beaucoup ; et, dites-moi, là, bien tranquillement, ce que vous croyez avoir à me reprocher.

— Comme vous êtes calme ! dit-elle, sans lui répondre autrement.

— Si je ne l’étais pas, vous m’en feriez un crime, et vous auriez raison.

Mme Hélène se retint pour ne pas lui dire qu’il était dans l’erreur, et qu’elle regrettait fort le temps éloigné où il n’était ni si calme ni si tranquille à ses côtés ; mais elle reprit :

— D’abord, vous m’avez fait attendre.

— Je vous en demande bien pardon, mon amie, mais je vous en ai donné la raison ; mettons qu’elle est mauvaise et pardonnez-moi deux fois.

— Votre raison ne vaut rien, en effet, et vous comprenez bien que je ne saurais l’admettre.

Etienne sourit et embrassa une fois de plus, pour toute réponse, la main de Mme Hélène, qui chiffonnait d’une façon toute nerveuse les guipures de son peignoir.

— De plus, il se passe quelque chose d’extraordinaire entre vous et moi ; notre affection reçoit une atteinte dont je ne puis encore définir la gravité, mais j’en souffre, j’en suis inquiète et tourmentée, dit Mme Malsauge.

— Ah ! que vous êtes habile à vous faire du chagrin, reprit le jeune homme, et quelle cruelle satisfaction vous trouvez à nous torturer l’un par l’autre ! Voyons, Hélène, de quoi suis-je coupable ? En quoi vous ai-je fait du chagrin ?

— On m’a dit… commença Mme Malsauge.

— On vous a dit, Hélène, et vous avez plus de foi en la parole des autres qu’en mon affection ! Ah ! c’est vous qui changez d’une étrange façon ! On dit ! Et que dit-on, mon amie ?

— On dit, on affirme, continua Mme Malsauge, avec une instance chagrine dans la voix, que vous cherchez à vous créer une famille légale, que le bonheur passé n’est plus rien pour vous, et que vous ne refuseriez pas ce que le mariage saurait vous apporter de bien-être, d’indépendance relative, et, peut-être de plaisir. On dit beaucoup d’autres choses encore, et bien au delà de tout ce qui se dit, je devine ce dont on n’ose probablement pas m’entretenir dans la crainte de me trop affliger.

— Ah ! ma pauvre et bien chère amie, que vous vous faites du mal à plaisir ! dit Étienne, qui tenait entre les siennes les mains de Mme Hélène, et qui les caressait doucement et affectueusement.

— À plaisir ? Vraiment, voilà une étrange façon de parler ! Ne croirait-on pas, à vous entendre, que je cherche les moyens de m’affliger et les occasions de vous faire des reproches. Ah ! Étienne ! Étienne ! que vous faites maintenant peu de cas des choses qui me tourmentent !

— Mais je vous assure, Hélène, que rien de ce que vous me dites n’est compréhensible pour moi ! mon bonheur me suffit, et vous le savez bien.

— Hélas !

— Trouvez-vous que les devoirs tout nouveaux, que la situation, toute nouvelle aussi, m’impose, me tiennent trop éloigné de vous ! Me reprochez-vous de vous avoir dérobé quelques instants pour les donner à ces relations qui forcément sont entrées dans ma vie avec les mandats que votre chère ambition m’a fait accepter ?

— Je ne trouve rien, moi.

— Enfin, chère, si quelque chose vous chagrine sérieusement, dites-le, on tâchera de vous éviter, à l’avenir, l’ombre même de ce chagrin ; mais, au nom de Dieu, de grâce, ne portez pas des accusations en l’air, n’édifiez pas vos grandes douleurs sur des on-dit. Et quand il vous plaira m’accuser de quelque chose, faites-le je vous en prie, vous-même, à mots découverts, dites-moi : vous avez fait ou ceci, ou cela ; j’en souffre et c’est mal à vous ; mais ne vous servez plus de on pour mettre le trouble entre nous.

— Mais il me semble que c’est bien ainsi que j’agis, reprit Mme Malsauge, puisque je vous dis que notre bonheur d’autrefois ne vous suffit plus.

— J’affirme le contraire, dit Étienne.

— Je vous reproche de chercher, pour remplacer mon affection, une autre affection plus jeune et toute nouvelle.

— Vous savez bien que cela n’est pas, répondit M. Jussieux, et voilà où je ne vous trouve plus semblable à vous-même : vous descendez à des accusations dont vous connaissez, mieux que personne, le peu de fondement ; vous cherchez dans des idées vulgaires à bâtir des griefs qui n’existent pas ; aussi, chère, je ne saurai vous écouter sérieusement quand vous me direz des choses semblables. Vous me faites beaucoup de peine ; je ne saurais qu’en être affligé, plus encore pour vous que pour moi.

― Quel calme et quelle froideur ont remplacé chez vous l’affection vive et la crainte de m’affliger, que vous portiez si loin autrefois.

— Mais vous faites erreur, mon amie, je vous le puis assurer, je suis toujours le même et le désir que j’ai de vous voir et de vous savoir heureuse ne saurait changer dans mon cœur pas plus que dans mon esprit.

— Non, non, Étienne, vous n’êtes plus le même, loin de là ; votre affection, ou plutôt celle que je vous porte, semble vous gêner, au moins elle vous pèse et vous fatigue, vous ne la supportez plus que par habitude et convenance.

— Ah ! Hélène, fit M. Jussieux.

— Je le sens, j’en suis persuadée, car jamais mes sentiments ne m’ont trompée, et ils ne sauraient pas davantage le faire en cette circonstance, continua la belle désolée.

Étienne essaya de sourire, pour montrer à son amie combien ses accusations avaient peu de portée ; mais sa tentative fut vaine et sa bouche resta sérieuse quoi qu’il en eût.

— Je sais bien, reprit Mme Hélène, que j’ai quelques années de plus que vous, et qu’il arrive un moment où cela devient, pour une femme, un tort réel, un tort sérieux ; je sais bien aussi que ma tendresse pour vous est vieillie de dix années, et cela peut lui être un défaut inguérissable, un mal sans remède.

— Enfant ! que vous êtes savante à vous faire de la peine, murmura Étienne, qui était sérieusement affligé de l’examen de conscience que lui faisait faire, bien malgré lui, Mme Malsauge.

— Non, je suis vraie, vous le savez bien ; vous le savez avant moi, et vous comprenez, n’est-ce pas, que si peu que j’aie le droit de me plaindre, je ne saurais y résister, dit-elle, la voix chargée de larmes.

— Hélène ! Hélène ! fit Étienne.

— Oui, je le sais, vous êtes libre, entièrement libre, et certes ce n’est pas ce que je vous conteste ; vous pouvez chercher, où bon vous semblera, un bonheur plus de votre âge, et une situation plus légale que celle que vous fait mon affection. Je sais que vous êtes en droit, votre jeunesse et votre situation aidant, de vous établir et d’avoir une famille, une maison, un intérieur où vous serez le maître unique. Ah ! je sais tout cela et beaucoup d’autres choses encore, je vous assure ; mais malgré ce que je suis forcée de reconnaître, je m’en afflige, ou peut-être n’est-ce pas malgré, mais à cause de tout cela que je m’attriste.

— Vous avez tort, Hélène, bien tort, je vous en donne ma parole.

— Non, je n’ai pas tort, reprit Mme Malsauge ; car j’ai mis en vous toute mon affection, sur votre tête repose mon bonheur entier, et au moment où je vois que vous vous détachez indifféremment de moi, et de tout ce qui de moi vivait en vous, j’en suis torturée et je me plains.

— Notre affection est trop sérieuse et trop vrai, Hélène, reprit Étienne, pour que vous puissiez vous permettre de pareils enfantillages et pour que nous ouvrions notre esprit à de chimériques chagrins.

Nous avons, ma chère Hélène, l’un et l’autre notre dignité à sauvegarder. Vous savez combien cette dignité est fragile et comment l’atteinte la plus légère la peut mettre en péril.

Cette façon affectueuse, mais calme dont Étienne recevait les reproches qu’elle se croyait fondée à lui faire, mettait à la torture le cœur de Mme Malsauge.

— Ah ! s’écria-t-elle, qu’avez-vous fait de vous ? De ce vous charmant et adorable que j’ai connu ? Il me semble qu’il y a des siècles de cela, tant les choses sont changées depuis. Qu’avez-vous fait de votre cœur, Étienne ? Dites, qu’en avez-vous fait de ce cœur si entièrement épris que vous promeniez par la montagne, comme un cœur trop puissant auquel l’air appauvri des villes ne pouvait suffire ? Ah ! Étienne, que vous avez changé ! si fort changé, que je ne vous reconnais plus !

— Eh ! c’est vous, ma chère Hélène, reprit amèrement M. Jussieux ; c’est bien vous qui me reprochez d’avoir laissé mon cœur sur la montagne ?

— Oui, dit-elle, à coup sûr, c’est moi, puisque c’est ainsi que vous m’aimiez, n’ai-je pas le droit de m’en plaindre quand je vois que vous ne m’aimez plus ?

— Vous êtes le seul esprit au monde, continua Étienne, qui n’avez pas le droit de vous plaindre, pas plus que de vous étonner, de mon changement, puisque cette transformation est votre œuvre, à vous, à vous seule, car personne autre que vous n’aurait eu la puissance de faire de votre sauvage ce que vous vous êtes plu à en faire.

— N’est-ce pas étrange, fit d’un air incrédule Mme Hélène, que je sois moi-même l’artisan de mon malheur !

— Si malheur il y a, oui, reprit Étienne, un peu vivement, n’est-ce pas vous, Hélène, qui m’avez ôté, une à une, toutes mes folles ardeurs d’esprit, toutes mes étrangetés d’allures, sous prétexte que cela était inconvenant, et qu’on ne devait ni agir ni penser de la sorte ?

Mme Malsauge, au lieu d’écouter Étienne avec son esprit, lui prêtait avec son cœur une attention soutenue ; aussi de grosses larmes roulaient-elles sous sa paupière, et le soin qu’elle prenait de les cacher lui était une peine de plus.

— Oui, continua M. Jussieux, je suis un homme du monde ; mais je ne le suis que parce que vous l’avez voulu. Rappelez-vous donc un peu les heures du passé, ces heures que vous-même vous évoquiez tout à l’heure. Souvenez-vous quelle était ma douleur, dans les premiers moments de notre séjour à Paris, quand vous me dressiez, en me brisant, pour les tours de force que le monde demande à ses adeptes.

— Hélas ! pensa tout bas Mme Hélène, que les temps sont changés !

— Si, parfois, je me laissais aller aux rages d’une folle et terrible jalousie, et j’avoue en toute humilité que cela revenait souvent, vous me demandiez dans quel pampas on avait fait mon éducation et vous me menaciez de ne plus me recevoir. Comprenez-vous, Hélène ? moi, ne plus vous voir !

— Oui, je le comprends maintenant, pensa Mme Hélène, à part elle ; je ne le comprends que trop bien, hélas !

Étienne continuait.

— Combien de fois, je vous le demande à vous-même et je ne veux pas d’autre témoignage que celui de votre souvenir, combien de fois n’ai-je pas pleuré, comme un enfant que j’étais, quand vous me dictiez vos sévères leçons et que vous m’imposiez vos terribles, mais sages volontés ? Vous étiez impassible, Hélène, vous étiez aussi sans faiblesse et sans pitié, souvenez-vous, amie ? Vous aviez dit :

— C’est ainsi que l’on agit, c’est ainsi que l’on pense. Il le faut, cela se doit, je le veux ! Et moi je ne savais qu’obéir, je courbais le front sous cette implacable et chère volonté !

— Oui, autrefois ! soupira Mme Malsauge.

— Toujours, Hélène, reprit Étienne, et maintenant que je suis l’homme que vous avez voulu que je sois, il me semble que vous avez mauvaise grâce à me le reprocher et que, tout au moins, cela n’est pas généreux de votre part.

— Ah ! que vous êtes habile à m’accuser de rigueurs et de sévérités lointaines qui, vous l’avez bien compris vous-même, étaient tristement nécessaires alors pour vous faire connaître un monde tout nouveau, au milieu duquel vous alliez vivre, et pour vous mettre en défiance de ce même monde, qu’il faut dominer si l’on ne veut pas être broyé par lui.

— Alors, Hélène, ne recourez pas à ce même passé pour établir des comparaisons au désavantage de l’heure présente, et ne m’imputez pas à crime d’être ce que vous m’avez fait : un homme raisonnable, raisonnable pour vous, pour lui, et qui serait désespéré de vous faire un chagrin réel, mais qui ne voudrait pas non plus que vous vous en fassiez d’imaginaire.

— Toujours la raison maintenant, pensait Mme Malsauge.

— Oui, ma chère Hélène, je vous aime beaucoup, mais je vous aime comme un homme sensé peut et doit le faire. Autrefois j’étais un fou, un grand enfant sans raison et sans savoir vivre ; vous me l’avez souvent démontré, souvent prouvé, et je ne voudrais pas vous voir regretter un temps qui est bien loin, si loin, chère, que rien ne saurait le faire revenir ; puis vous me gronderiez encore, à coup sûr, si tout à coup vous me retrouviez là, près de vous, aussi mal appris que je l’étais dans le passé.

Mme Hélène venait d’être atteinte au cœur ; mais plus elle sentait sa blessure profonde et douloureuse, moins elle voulait la laisser voir, aussi se mit-elle à sourire de ce sourire plein de finesse et d’indécision qui lui était particulier, puis elle dit d’une voix de tête qui ne trahissait pas la moindre attention :

— Vous avez sans doute bien raison, mon très-cher Étienne, car je me suis prise à regretter le passé absolument comme les gens trop heureux se permettent parfois de le faire, à propos de leurs années de collége, et peut-être vous gronderais-je beaucoup, si, au lieu d’être l’homme parfait que vous êtes maintenant, vous redeveniez, ne fût-ce que pour un instant, l’adorable et adoré sauvage que vous étiez autrefois à Candelair, sur la montagne et un peu à Paris : Tout est bien qui finit bien.

Pendant que les larmes qu’elle dissimulait lui retombaient sur le cœur, nombreuses et lourdes comme des gouttes de plomb fondu, elle souriait toujours d’une façon aussi charmante que gracieuse.

— Pardon, dit-elle enfin au jeune homme, en lui tendant la main, j’ai été un peu nerveuse, par conséquent légèrement étrange ; mais je pense qu’en considérant que l’exagération même de mes craintes ne fait que vous prouver mon affection, vous ne m’en voudrez pas trop de la mauvaise matinée que je vous ai fait passer.

— Mon amie, lui répondit Étienne entièrement trompé par l’habileté avec laquelle Mme Hélène avait reconquis son allure habituelle, je ne puis vous en vouloir de rien, et je ne saurai jamais vous garder rancune de quoi que ce soit.

Vous savez bien, n’est-ce pas, que ma tendresse pour vous est à l’abri de ces petits orages ?

— Vous êtes un homme parfait, dit-elle alors, en tournant vers lui le plus séduisant de ses séduisants regards.

Je vous rends votre liberté, cher, il se fait tard ; c’est aujourd’hui le jour où je reste chez moi, et je n’ai pas encore songé à me faire habiller ; je vous renvoie.

— Me permettrez-vous de revenir ? lui demanda Étienne.

— Vous savez bien que cette permission vous a été donnée une fois pour toutes, lui répondit-elle tendrement.

— Alors, je vous dis à tantôt, fit Étienne en se levant.

— À toujours ! lui dit-elle, pendant qu’il soulevait la portière qui séparait le boudoir du salon et qu’avant de la laisser retomber, il faisait un signe affectueux à Mme Hélène.

Mais à peine eût-elle entendu les pas du jeune homme se perdre dans le lointain des appartements, qu’elle cacha sa tête dans les coussins de son canapé et qu’elle se prit à pleurer, mais très-réellement et pour de bon, comme si elle avait eu quinze ans, et sans plus de vergogne que si elle avait été la plus modeste de toutes les bourgeoises de France et de Navarre.

Elle resta là longtemps, ne songeant pas plus aux heures qui passaient qu’aux visites qui devaient venir, ayant oublié jusqu’à sa toilette.

Mais ce sont de graves choses dans la vie d’une femme du monde que ses atours, et quelle que soit l’idée qui la tourmente, quelles que soient ses préoccupations, l’habitude, la nécessité, si vous le voulez, prennent le dessus, et elle se fait belle quand même, envers et contre tout, parce qu’elle sait que sa beauté est de toutes ses forces la plus grande, et que sa vertu n’a pas de plus solide base que ses charmes.

Mme Hélène subit l’entraînement qui fait, même dans les situations les plus graves et les plus tendues, courir les femmes à leur toilette ; et elle se mit sous les armes, s’habilla en conquérante, afin que nul ne pût lui résister et qu’en la voyant entourée, adulée, recherchée, Étienne fût bien convaincu de ses mérites et qu’il ne lui vînt jamais la mauvaise pensée de se séparer de cette ancienne et tendre affection pour courir à de plus jeunes, à de plus nouvelles, à de plus actives amours.

Sa grande toilette finie, quand elle eut contemplé sa charmante personne dans la haute glace de son cabinet de toilette ; quand de la tête aux pieds elle se fut trouvée sans reproches, sans ombres, sans faiblesses, sans imperfections, elle murmura d’un air de satisfaction qu’elle tâcha de rendre aussi intime que possible :

— Allons ! je suis toujours la belle Mme Malsauge, et mon cher Étienne aurait mauvaise grâce à ne pas le reconnaître, plus que personne, longtemps encore.

Cependant M. le marquis de Ferrettes avait très-sérieusement réfléchi à la situation que les années et les positions diverses faisaient à ce couple charmant et heureux jusque-là.

Alors, la brutale logique qui se nourrit de l’expérience, acquise par l’usage de ce monde, l’avait conduit à cette conclusion : il faut marier Étienne.

Une fois que cette idée eut pris sa place dans son esprit, cela devint presque une idée fixe, il ne songea donc plus qu’à faire adopter son projet par M. Jussieux. Ce n’était pas un chemin facile à faire faire au jeune homme.

Mais il savait, le charmant et fin vieillard, que les idées qui s’ancrent le mieux dans l’esprit d’autrui, sont celles que l’on y fait entrer peu à peu, sans brusquerie, par le seul fait, je ne dirai même pas de la persuasion, mais de l’habitude, de la constance, de la continuité que l’on met à les leur dire, à les leur répéter.

Dès que le marquis parla de mariage à Étienne, le jeune homme bondit.

Le marquis le laissa bondir ; il lui rendit pour ainsi dire la main comme un bon cavalier l’eût fait à un cheval de race qui aurait pris de l’ombrage à une branche d’arbre, s’allongeant inopinément sur un chemin parcouru et connu depuis longtemps.

Sur cette belle indignation, le marquis laissa passer vingt-quatre heures ; puis, le lendemain, il revint à la charge avec son visage souriant, calme, tranquille, et qui semblait ne douter de rien.

— Mon cher enfant, dit-il à M. Jussieux, je vous verrais prendre femme avec une très-réelle et très-grande satisfaction.

— Vous me l’avez déjà dit, cher marquis, répondit Étienne ; je suis en effet persuadé que vous prendrez un très-grand et très-affectueux intérêt à tout ce qui se passera dans mon existence pour y apporter un changement quelconque.

— Le mariage, quand un homme a atteint un certain âge et qu’il a conquis une situation semblable à la vôtre, le mariage est comme la consécration de son état dans le monde, c’est une affirmation de sa valeur, de son poids dans la vie, de la place qu’il tient dans la société, et presque de son mérite personnel, continua le marquis.

— Je ne saurais contester votre raisonnement, dit M. Jussieux ; mais, malgré que j’en reconnaisse la justesse, je n’en saurai davantage faire une application qui me soit propre. Enfin, mon cher maître et ami, le mariage me plaît beaucoup pour autrui, mais ne saurait, je vous assure, m’agréer le moins du monde pour moi-même.

— Tout cela se dit très-haut ; cela se pense même un peu tout bas, aux heures où la misanthropie envahit le cerveau des hommes de votre âge, reprit M. de Ferrettes, mais ce n’est que très-relativement ; aussi, mon cher Étienne, je reviens aux premiers mots de mon discours : il faut vous marier.

— Ah ! Seigneur, épargnez-moi, de grâce, un aussi lourd, un aussi grave fardeau, fit Étienne en souriant.

— Écoutez-moi sérieusement, je vous prie, comme je vous parle, dit le marquis, qui tâcha de donner quelque solennité à sa physionomie moqueuse et narquoise.

— Avec un début pareil, comment voulez-vous que j’arrive à ne point me mettre en garde contre vos discours, dit Étienne en souriant, quoique l’insistance que le marquis mettait à lui parler mariage lui en ôtât réellement toute envie.

— Tout cela, ce sont des faux-fuyants qui ne sauraient me satisfaire, reprit M. de Ferrettes.

Oui, mon cher Étienne, continuait le marquis, il est temps de vous marier, de sortir de cette situation qui n’en est pas une et qui vous met dans le monde presque du côté des gens qui ne comptent pas.

— Non, fit Étienne, poussé dans ses derniers retranchements, non, n’insistez pas davantage, je vous prie ; je ne me marierai pas, tout simplement parce que je ne veux pas me marier et que la chose est décidée depuis longtemps dans mon esprit, en face de ma raison, et consacrée par ma volonté.

— Allons, pensa M. de Ferrettes, il m’a fait très-franchement et très-carrément sa profession de foi : c’est déjà un grand point obtenu, c’est un pas de fait vers le but que je veux atteindre ; ne nous décourageons pas, et il continua :

— Je comprends fort bien, mon enfant, que le mariage n’ait pas pour vous le moindre attrait, car franchement c’est un état dans le monde qui ne porte pas en lui la moindre paillette attrayante ; rien n’attire, rien ne charme, rien ne plaît en sa personne, et je le comprends bien, tout comme vous.

— Alors, reprit vivement M. Jussieux, pourquoi me poussez-vous si fort vers lui ?

― Parce que, à coup sûr, vous n’iriez pas de vous-même, lui répondit le marquis.

— Il est donc bien nécessaire que j’y aille ? demanda Étienne.

— À coup sûr ; cela est même indispensable.

— Pardon, reprit Étienne, et veuillez m’excuser si ma question est indiscrète. Pourquoi vous qui prêchez si bien et si ardemment en faveur du mariage, pourquoi ne vous êtes-vous pas marié ?

— Tout simplement, répondit le vieillard, sans la moindre hésitation, parce que aucune femme n’a voulu de moi.

En face de cet aveu tout dénué de vanité, Étienne partit d’un franc éclat de rire.

— Ah ! je ne saurais vous croire, répondit enfin le jeune homme, car au taux où sont les maris riches, nobles et ayant une grande situation dans le monde, vous deviez être, au contraire, très-recherché, et la bonne foi que vous mettez à me faire accepter le pieux mensonge qui doit me pousser au gouffre, que vous avez su éviter pour vous-même, est la seule cause de ma très irrespectueuse gaieté.

— Ainsi, vous croyez que je vous trompe ? vous pensez que j’aurais pu, tout en le désirant beaucoup, trouver une femme qui aurait pris mon nom et m’aurait donné une petite place dans son existence ?

— À coup sûr !

— Eh bien, détrompez-vous ; ceci ne me fut jamais possible, même au temps où j’étais tout jeune. Parmi les femmes que j’aurais désirées, que j’aurais très-sérieusement épousées, avec la bonne intention d’être vis-à-vis d’elles un mari sinon modèle, du moins très-convenable, pas une n’a voulu prêter une oreille attentive à mes prières pas plus qu’à mes discours. Quant aux autres, je ne me suis pas très-fortement hâté de leur offrir une position dans le monde, et je suis arrivé ainsi, presque insensiblement, sans qu’il y ait, je vous assure, rien du tout du fait de ma volonté, à un âge où on aurait cru me faire une grande grâce en m’acceptant.

C’est alors que, de mon côté, je n’ai plus voulu tenir d’aucune femme au monde une pareille largesse. Et comme je ne voudrais pas vous voir prendre le chemin que j’ai pris pour vous voir arriver au but que j’ai atteint, je vous pousse vers une voie que je n’ai pas eu le bon esprit de suivre, alors qu’il en était encore temps, avec quelques concessions de ma part.

— Je vous remercie de la bonne intention qui vous fait agir, répondit Étienne, mais je ne saurais me marier.

— Mais, mon cher Étienne, cela est dans les attributions du mariage de faire peur aux gens.

C’est comme une médecine dont l’amertume fait un peu faire la grimace ; une fois que la chose est avalée on ne s’en trouve pas plus mal, au contraire.

— Eh ! non, reprit Étienne sérieusement, le mariage ne saurait me tenter : j’ai à cet égard-là des idées qui me séparent de lui d’une irréconciliable façon.

— Le mariage est une chaîne lourde et pénible, n’est-ce pas ? reprit le marquis. Je vois venir d’ici les grands mots et les vieilles idées reçues à cet égard.

— Les vieilles idées et les mots antiques, je n’en saurais pas rire, reprit Étienne, quoique je sache que c’est de mode aujourd’hui et que c’est porté par le meilleur monde.

— Encore une tirade contre le mariage, pensait le marquis, laissons-le dire ; c’est cela de moins dans son jeu. Il jette du lest, laissons-le faire.

— Oui, continua Étienne, le mariage est une chaîne dans la plus complète acception du mot ; c’est une chaîne puissante pour celui des deux qui a la conscience exacte des devoirs qu’il accepte et qui est bien résolu, en les acceptant, à ne les point jeter par la fenêtre au bout de huit jours.

D’un autre côté, n’est-ce point aussi une entrave lourde et pénible pour celui qui ne voit dans le mariage qu’une ampleur plus grande à donner à sa fortune ou à sa situation, quand une fois la chose acquise, il s’aperçoit de quel prix il a payé ce développement apporté, par autrui, à sa bourse ou à ses satisfactions de vanité ?

N’est-ce point alors une chose triste autant qu’affligeante de voir le cas que l’on fait de cette liberté vendue par lui et d’entendre secouer cette chaîne dont il a lui-même rivé le dernier anneau à son poignet ?

— Ah ! ah ! je ne dis pas que ce que vous avancez soit entièrement dénué de vérité, reprit le marquis ; MM. les romanciers qui ont, à notre étrange époque, la prétention d’étudier le cœur humain et d’en montrer les sensations, bonnes ou mauvaises, ne feraient pas mieux que vous le compte rendu des petites tortures et vilenies qui habitent l’âme humaine.

— Je ne saurais me marier parce que je trouve, quoiqu’en puissent dire les moralistes de notre époque, que c’est une institution déloyale et malhonnête ; il n’y a de sécurité ni pour l’une ni pour l’autre des deux parties, pas plus du côté de la moralité que de celui de la fortune et de la dignité.

C’est une espèce d’association bâtarde dans laquelle le mari, le maître, est, de par le Code, institué chef de la communauté. Il prend la haute main au chapitre des volontés financières ; il continue, vis-à-vis de sa femme, le rôle de tuteur qu’a joué jusque-là la famille ; ses décisions sont sans appel, tant qu’il sait mettre de son côté les formes requises par le monde ; et comme le plus souvent la femme est forcée de subir cette volonté, qui est contraire à la sienne, elle accepte, par la seule raison qu’elle n’est pas la plus forte, cette loi contre laquelle elle ne lutterait pas avantageusement.

Plus tard, incontestablement, il faut une revanche à cet esprit qui souffre, qui sent le besoin de rendre le mal qu’il a reçu. Alors, madame se lance vers le domaine de la fantaisie sentimentale, et ma foi, gare aux accidents !

Le marquis souriait.

— Il y a beaucoup d’accidents dans la vie matrimoniale, ajouta très-sérieusement Étienne comme s’il avait étudié, entièrement à fond, cette périlleuse question et qu’il eût été pénétré d’étonnement à la vue du résultat malheureux découvert par suite de ses études.

— Il n’y a pas de situation au monde qui n’ait ses écueils, soupira philosophiquement le marquis.

— Possible ! reprit vivement M. Jussieux ; mais celle-là en a vraiment par trop pour qu’on y entre de gaieté de cœur alors qu’il est si facile de faire autrement.

— Ah ! je n’ai point de vous une si mince idée que de songer à vous voir entrer dans le mariage comme dans une fête, je ne vous demande pas de faire la bouche en cœur, les yeux en coulisse, et de déclarer, en faisant toutes sortes de folies, pour tenter de le faire croire à ceux qui vous entourent, que vous êtes éperdument amoureux de votre prétendue.

Non, non, mon cher Étienne, j’ai de vous une toute autre idée, et après vous avoir légèrement guidé et aidé, jusqu’à présent, dans le chemin que j’ai la satisfaction de vous avoir vu faire, je suis trop sûr de vous pour ne pas être persuadé qu’en face d’une situation grave, sérieuse, vous ne songeriez pas à en tirer le meilleur parti, mais encore tous les partis possibles, et cela en vue de vos intérêts.

— Eh bien ! vraiment, vous avez de moi une trop bonne, une trop haute opinion, reprit Étienne ; car je pourrais me trouver toute ma vie, en face du mariage, que je ne songerais pas un instant à en tirer un parti quelconque, vu que l’idée de le fuir serait à coup sûr la seule qui s’emparerait de moi.

— Vous êtes un fou ! s’exclama M. de Ferrettes. Dieu m’y conserve, répondit vivement Étienne.

Rien ne le fatiguait autant que cette conversation avec le marquis.

D’un autre côté, il y avait longtemps déjà, il avait promis à Mme Hélène de ne point songer à se marier, de n’y songer jamais ; il avait entièrement, de la meilleure foi du monde, engagé sa parole vis-à-vis d’elle en même temps que vis-à-vis de lui-même ; et, quoique le temps fût venu consacrer cette promesse faite, cette parole donnée et reçue, il ne se trouvait pas libre, ainsi que cela se pratique habituellement chez les gens fort civilisés, il ne se croyait pas le droit de rompre avec son amie, parce que nul contrat ne les unissait, et parce que son honneur était le seul garant de la confiance que la jeune femme avait en lui depuis bientôt dix ans.

Mais le marquis n’entrait pas dans toutes les subtilités de ces délicatesses antiques ; il se doutait bien de ce qui se passait dans le cœur et dans l’esprit, mais surtout dans la conscience d’Étienne. Néanmoins il aborda, d’une allure audacieuse et presque juvénile, un peu à la mousquetaire, quoique fortement mitigée par les éléments commerciaux et parlementaires du dix-neuvième siècle, sa propre théorie du mariage, en même temps que les causes qui le portaient à prêcher en sa faveur, alors que son grand âge et son indépendance disaient si hautement le contraire de ses paroles.

— Mon cher Étienne, dit-il en croisant ses jambes l’une sur l’autre et en appuyant ses coudes aux bras de son fauteuil, le don-quichotisme n’est point du tout mon affaire. De toutes les idées qu’il m’a plu caresser depuis que je suis d’âge à me livrer à ce genre d’exercice, celle de refaire le monde, pas plus que celle de régenter la société ne se sont jamais présentées à mon esprit.

Non que je sois d’un pessimisme complet, ni que je trouve que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.

Non, bien loin de là, je vous assure.

Je me suis bien aperçu, par ci par là, que la femme était souvent volée et le mari de même ;

Que madame, en trompant monsieur, ne faisait que prendre, en cachette et bien petitement, une revanche à laquelle elle avait des droits incontestables.

J’ai souvent vu un honnête homme bercer sur ses genoux un bambin que quelque joli coureur d’aventure avait, de par le fait de madame, fort malhonnêtement introduit au logis.

J’ai assisté plus d’une fois au démembrement d’une belle dot que monsieur faisait ronger, avec une grande satisfaction de vanité, par les filles à la mode, pendant que madame gémissait, à l’ombre du foyer désert, sur le luxe et le bien-être, qui prenaient tous les chemins de traverse pour s’en aller à mal, fort loin d’elle.

J’ai vu parfois — en vivant longtemps on est appelé à voir tant de choses !

J’ai vu, mon cher Étienne, des gens de rien, sans talent, sans savoir, sans dignité, sans conscience, mais surtout sans vergogne et sans pudeur, faire très-bien leurs affaires.

J’ai vu des gens donner leur vie pour leur idée, pendant que les ambitieux et les meneurs prenaient la vie des simples avec l’idée des autres, le tout à leur plus grand honneur et bénéfice.

J’ai vu des sots jouir d’énormes réputations d’esprit, pendant que des esprits vraiment remarquables passaient pour des ineptes et pour des idiots.

J’ai vu de très-honnêtes femmes, honnêtes dans l’entière et complète acception du mot, traitées et réputées comme des coquines, pendant qu’on saluait jusqu’à terre et que l’on traitait comme de saintes personnes des filles immondes.

Oui, mon cher Étienne, reprit le marquis, après un moment de silence, j’ai vu des masses de choses, toutes plus étranges les unes que les autres ; j’ai commencé par en être indigné et, comme vous, j’ai, du fond du cœur, jeté l’anathème à cette vilenie morale qui ronge le monde comme un cancer.

Puis, en voyant que le monde s’accoutumait très-bien de cet état de choses, mon indignation a lavé ses teintes accentuées au courant de l’indifférence et de l’habitude, alors je n’ai plus eu à ma disposition qu’un étonnement très-mesuré, puis encore, en prenant de l’âge, j’en suis venu à me demander comment ferait la société si on lui arrachait ses défauts, si on lui ôtait ses vices, si on la guérissait de ses plaies ; toutes choses dont, je suis persuadé, elle ne saurait se passer, tant elles font partie de tout son être.

À cette question que je m’étais posée, je n’ai pas su répondre d’une manière satisfaisante. Aussi, après avoir été, pendant un laps de temps fort court, je l’avoue, au nombre des novateurs et des démolisseurs — moralement parlant, — je fis volte-face pour devenir le plus ardent défenseur de la chose établie.

Je suis conservateur dans l’âme. Je ne veux pas que l’on touche à un des grains de sable de l’édifice social ; non que je le trouve solide ni parfait, mais parce que je crains d’un côté de le voir s’écrouler, et que j’ai une très-grande répulsion pour les architectes, pour les ouvriers et pour les manœuvres de la dernière heure, qui attendent son effondrement pour nous bâtir des institutions nouvelles, selon leur goût.

J’ai peu de confiance dans cet abri fantaisiste dont ils nous vantent les merveilles. Je me méfie de ce qui nous est offert par eux pour remplacer ce que nous avons. Aussi, mon cher Étienne, le mariage, comme nous le possédons, tout imparfait qu’il puisse vous paraître, tout imparfait qu’il soit, me rassure encore davantage, pour l’avenir du monde dont je fais partie, que les songes creux des idéologues qui prêchent la liberté des unions ou, si vous aimez mieux, l’indépendance des accouplements, faisant à l’homme l’honneur de le ravaler un peu au-dessous de la brute.

— Je voudrais, Étienne, vous voir, à ce sujet, les mêmes idées que moi, car c’est le seul parti convenable et sage, la seule façon d’être qui n’empoisonne pas l’existence.

On se marie, mon cher enfant, parce que, à un moment donné, il faut avoir une maison à soi, et que l’on n’a pas une maison convenable sans une femme. Ou épouse un nom, une dot, des alliances pour grandir d’autant ses alliances, sa fortune et son nom personnel.

Enfin on se marie, conclut le marquis de Ferrettes, parce que c’est l’habitude, et que je ne vois pas une seule raison qui puisse vous dispenser de faire ce que tout le monde fait.

— C’est cela, dit Étienne ; on accomplit une sottise parce qu’il est dans les mœurs et dans les habitudes reçues de s’adonner à cet exercice maladroit et nuisible. Ah ! marquis, vous me donnez là des raisons qui ne sauraient me convaincre.

— Parce que vous ne voulez pas envisager la question sous son jour véritable ; vous ne voulez pas accepter que le mariage, pour avoir sa raison sérieuse d’existence, ne doit être qu’une association en vue des intérêts divers que l’on a le devoir de sauvegarder ou d’agrandir.

Le mariage, mon enfant, ne peut et ne saurait avoir rien de commun avec le cœur et les sentiments qui sont susceptibles d’y trouver asile ; les plaisirs de l’esprit ne doivent pas davantage s’y égarer.

Le moi jeune, actif, prime-sautier, que chaque individu porte en lui, n’a que faire dans ce retrait de famille où l’on n’abrite que les choses lasses et fatiguées, que les invalides de l’expérience, que les voyageurs qui ont fait le tour de tous les mondes et demandent le repos et l’ombre de toutes les branches du chemin.

À bout d’arguments, le marquis lui dit :

— Nous reviendrons sur ce sujet-là ; la chose est trop grave pour l’abandonner ainsi.

Puis, de son pas léger et vif, il se dirigea vers l’appartement de Mme Hélène, qu’il fallait ranger de son côté pour avoir de sérieuses chances de succès ; car, il ne pouvait se le dissimuler, la véritable, la sérieuse opposition, l’inébranlable obstacle ne venaient que d’elle.

— Allons, allons, disait-il tout en cheminant ; sous l’enveloppe de l’homme du monde, dont est revêtu Étienne, il y aura toujours un sauvage, un sauvage pour de bon, et on n’en saurait venir à bout si on ne le bat par ses propres armes.

Il se fait, à lui-même, un rempart des promesses faites à Mme Hélène, des serments qui l’attachent à elle ; il faut donc que ce soit elle qui me le livre et qui lui jette son indépendance et sa liberté à la tête ; sans cela, nous n’en viendrons jamais à bout.

Tout en songeant combien il allait rencontrer de difficultés dans sa très-audacieuse entreprise, il se fit annoncer chez Mme Malsauge, qu’il trouva parée comme pour une fête, rayonnante comme en un jour de bonheur, tant elle était sûre de sa beauté, et toute souriante, tant il lui semblait difficile qu’une femme aussi charmante qu’elle ne fût pas entièrement et longtemps aimée. Les femmes, dit-on, cachent mal ou point ce qu’elles ressentent, et ceux qui les approchent ne sauraient se tromper sur les sentiments qui les agitent.

Si j’en déduis que ce que la femme cache le moins bien c’est son amour et la satisfaction qu’elle éprouve d’elle ou de celui qu’elle aime, si bien que l’on croirait vraiment que la joie est une chose parfaitement étrangère à sa vie quotidienne et qu’elle ne sait dissimuler son étonnement heureux lorsqu’elle l’y rencontre, on voudra bien m’accorder que cela change étrangement lorsqu’il s’agit d’un chagrin ou d’une douleur.

Alors cet être si frêle et si parfaitement incapable de résister à l’entraînement heureux, se transforme et devient de granit et d’acier, résistant et impénétrable.

Leurs larmes, les femmes les boivent avec une âcre et ardente satisfaction ; on les croirait jalouses de ces perles brillantes, qu’elles dissimulent à tout regard étranger, afin que personne ne puisse se vanter d’y avoir miré sa malveillance ou d’y avoir baigné cette grande indifférence que chacun porte et nourrit en face des douleurs des autres.

Les femmes savent si bien que les chagrins et les anxiétés qu’elles ont en elles feraient, si elles les étalaient au grand jour, la joie de quelques-uns, qu’elles les dévorent, malgré qu’elles en doivent mourir ; car le malheur est le plus subtil de tous les poisons que l’on puisse verser à la femme.

Mme Hélène avait enterré, au plus profond de son cœur, les craintes et les griefs qu’elle avait à propos d’Étienne. Aussi se montra-t-elle tout assouplie dans sa confiance, toute fière de se sentir si forte en face des éventualités que le hasard capricieux pouvait jeter au-devant de ses pas.

M. de Ferrettes examina un grand moment ce sphinx souriant qui ne laissait rien voir de sa vie et de ses sensations intérieures. Quand, dans sa conscience, il lui eut rendu le juste tribut d’admiration qu’il méritait, il se mit en devoir de lui démontrer qu’il avait su lire sous l’impénétrabilité de son front blanc, et que, par les éclairs de ses beaux yeux souriants et brillants, il était descendu jusqu’à sa pensée, dont il avait constaté les ombres, dont il avait compté les frayeurs et les craintes.

Alors il lui fit savoir que pas une des larmes dissimulées avec tant d’art n’avait échappé au compte exact et terrible qu’il en tenait.

Il entra doucement en matière, il aborda, avec des précautions infinies, cet éternel et toujours jeune chapitre de l’abandon de la femme la plus aimée à un moment marqué pour cela, dans la vie.

Il amenait avec des ménagements savants, qui prouvaient sa science expérimentée dans le mal faire, la douleur qu’il imposait à Mme Hélène jusqu’au moment où elle serait si grande, si aiguë, si complètement insupportable, que la pauvre femme serait obligée de crier et de laisser voir ce qui se passait en elle.

Une fois conduite là, par lui ; une fois qu’elle aurait été forcée de dévoiler au marquis la plaie sanglante que la crainte, que le doute grandissaient chaque jour dans son cœur, il était là, tout prêt à la conseiller et à la consoler.

Sa protection savante allait s’étendre sur elle, et il était tout disposé en même temps que préparé à lui démontrer par quel chemin une femme de son mérite revient, après de tendres égarements, à son point de départ.

Le marquis de Ferrettes attendait que Mme Malsauge fût tellement émue de ses discours, sa crainte personnelle aidant, qu’elle en vînt presque d’elle-même au-devant de l’aide qu’il ne demandait qu’à lui prêter.

Mais, quoiqu’elle fût sa nièce et qu’il eût presque toujours vécu auprès d’elle, il ne connaissait pas bien le cœur de la belle Mme Hélène.

Elle serait morte un million de fois plutôt que de s’avouer vaincue.

En voyant cela, et en tacticien habile, le vieillard revint brusquement sur ses pas. Il abandonna ses insinuations pleines de finesse, ses discours tortueux, aussi habiles que spirituellement amenés, laissant à terre, dans un coin, tout son bagage d’homme rompu à la vie des salons, puis il regarda Mme Malsauge bien en face, d’un air calme, tranquille, presque doux, et lui dit comme la chose la plus simple et la plus indifférente du monde :

— Ma bonne amie, je crois qu’il est temps que nous songions sérieusement à marier Étienne.

Mme Hélène prit un air étonné comme si on lui eût parlé d’une chose à laquelle elle aurait été entièrement étrangère, et répondit de sa voix la plus calme :

— Vraiment, cher marquis ; eh ! qu’y puis-je faire, je vous le demande, est-ce que M. Jussieux n’est pas dans les meilleures conditions possibles pour se marier tout seul, quand et comme bon lui semblera ?

— On n’est jamais dans ces conditions, ma chère, reprit le marquis, et plus on est mariable, moins on est en situation de se marier tout seul.

— Ce sont vraiment choses bien trop subtiles pour mon faible esprit, s’empressa de dire Mme Hélène : ce genre de protection et de propagande matrimoniale entre si peu dans mes moyens que je vous prie de trouver convenable que je me récuse.

— Vous ne le pouvez pas plus que je ne le puis moi-même, reprit le marquis.

— Eh ! pourquoi, je vous prie ? demanda d’un ton légèrement sec Mme Hélène.

— Parce que le passé nous force la main pour l’avenir. C’est moi, c’est vous qui avons pris Étienne sur sa montagne, après avoir mis l’un et l’autre quelque préméditation dans cette recherche, je le crois du moins. C’est nous encore qui l’avons conduit à Paris et l’avons, dès le principe, jeté dans le monde, où il a vite conquis sa place, nous l’y aidant ; c’est nous, toujours nous, qui en avons fait le secrétaire de M. Malsauge, puis un homme politique, et en dernier lieu un député remarquable.

— Je ne nierai point, dit Mme Hélène, que nous n’ayons bien été pour quelque chose dans tout cela ; mais je ne vois pas quelle corrélation il existe entre les bons offices que nous avons pu, à ce propos, rendre à M. Jussieux, et l’impérieuse obligation que nous aurions de le marier nous-mêmes maintenant.

— Comment ! s’écria le marquis, vous ne voyez pas ! Ah ! Hélène, vous me faites vraiment de la peine, ma chère enfant ; mais considérez donc, je vous prie, que depuis dix ans nous sommes entièrement et activement mêlés à l’existence d’Étienne, que personne ne comprendrait qu’au moment où il a le plus besoin des lumières de ses amis, de ses protecteurs, disons le mot, ses protecteurs l’abandonnassent ; on se demanderait quelles sont les causes de notre retraite, on les chercherait, ces causes qui n’existent pas, et lancé dans le domaine des inventions, on ne peut présumer tout ce que le monde serait capable d’inventer.

Mme Hélène était devenue quelque peu rêveuse.

Cependant le marquis poursuivait :

— Il faut toujours se méfier beaucoup de ce que peuvent dire les indifférents et les désœuvrés : ce n’est jamais profitable à personne. Qui sait, ma chère, on croirait peut-être que le mariage d’Étienne nous contrarie, que nous sommes fâchés de le voir échapper à notre tutelle ; ce serait d’un mauvais effet, car tôt ou tard il en arriverait là, et il me semble qu’il paraîtrait généreux à nous, et qu’il serait habile de notre part que nous le conduisions, vous et moi, jusque dans cet établissement sérieux de son existence et de sa fortune. Il nous y retrouverait toujours de cette façon-là, ne fût-ce que pour nous être reconnaissant du soin que nous aurions pris de ses destinées.

— Je ne sais trop, fit la femme du ministre.

— Enfin, ma chère Hélène, réfléchissez à toutes ces choses, si vous le voulez. Nous en recauserons demain.

— Alors, à demain, dit Mme Hélène, en tendant la main au marquis de Ferrettes, qui prit congé d’elle, en toute hâte, pour la laisser seule livrée aux réflexions qui devaient inévitablement surgir de leur entretien.

Elle resta longtemps pensive, Mme Malsauge, car en rapprochant dans son esprit les craintes qui assaillaient son cœur, depuis longtemps déjà, de ce que venait de lui dire le marquis, elle fut sérieusement atteinte et finit par conclure ainsi :

— C’est donc vrai, bien vrai ; le temps en est venu ; il me faut renoncer à mes dernières années de jeunesse, car je suis jeune encore ; il me faut abandonner mes joies, et rompre avec cet amour sur lequel j’avais assis tout mon avenir heureux, tant je le croyais immuable, éternel, tant je le croyais acquis à toujours par ces dix années heureuses.

Il est étonnant de constater que lorsqu’une chose touche à son dernier moment, on ne la regarde plus que comme un bonheur qui s’en va. Les instants de chagrin, les ombres, les épines, tout disparaît.

La dernière heure en fait une chose regrettable. En face de l’effacement, on s’attendrit, et l’on trouve aussi toujours quelques larmes à répandre sur le départ.

Nous sommes ainsi faits ; mais les femmes, encore bien plus que nous, se livrent à l’émotion larmoyante et chargée de regrets quand arrive une séparation : à ce qui va ne plus être, elles ne savent plus trouver que des charmes.

Donc, Mme Hélène trouvait douces, charmantes, bonnes et regrettables les dix années avec lesquelles le sort, représenté par le marquis de Ferrettes, voulait la faire rompre, et elle fut longtemps à les compter ces belles années, à en évoquer les heures perdues.

Les souvenirs rappelés revinrent alors en foule, tous chargés des fleurs et des grâces d’un amour heureux.

Et c’était à toutes ces joies qu’il fallait dire adieu ; c’était à ces choses charmantes qu’il fallait renoncer.

Que le sacrifice lui parut difficile, qu’il lui sembla douloureux, si bien qu’elle se demanda, en toute conscience, si cela lui serait possible !

Ne pouvait-elle pas, au nom même de cet amour que l’on voulait lui faire oublier, se rattacher à son bonheur, en chassant les idées étrangères et nouvelles qui venaient l’envahir, et reconquérir en entier ce qu’elle n’avait pas encore tout à fait perdu ?

Ah ! comme ce nouvel aperçu de la situation lui semblait charmant et possible, et avec quelle satisfaction elle se laissait aller à en déduire toutes les chances de succès.

Comme elle caressa la possibilité de ne pas perdre Étienne et sa tendresse, comme elle s’émotionna en rêvant à l’heure heureuse où la dernière ombre de crainte se serait enfuie devant la lumière de son amour.

— Ah ! fit-elle, avec un soupir de satisfaction, quel joli monde que le monde de l’amour et combien la vie tout entière en est colorée de rose dès qu’il en occupe une partie seulement.

Mais elle fut ramenée à la réalité par la crainte même qu’elle avait de perdre son bonheur.

Alors elle fit en sens contraire tout le joli chemin qu’elle venait de suivre avec tant de plaisir, et parcourant la gamme entière des difficultés qui se dressaient devant elle, elle en revint à cette conclusion désenchantante :

— Il me quittera, l’heure est sonnée ; si le marquis est venu me le dire, c’est qu’il est persuadé qu’il n’y a nul remède au mal qui m’atteint et qu’il a préféré m’en avertir lui-même en m’assistant de sa vieille amitié pour m’aider à franchir le passage pénible et douloureux.

C’est vrai, continua-t-elle, toutes les belles choses de ce monde n’ont qu’une durée restreinte, et quand la limite qui leur est assignée est atteinte, il ne reste plus qu’à courber le front devant ce qui est.

Il me quittera, c’est inévitable, et si le marquis m’est venu dire :

« Prenez garde, ne vous laissez pas imposer par les faits ce rôle triste et presque humiliant de la femme abandonnée, » c’est que la menace est là, tout près, et que je n’ai plus grand temps à perdre en vaines réflexions.

Oui, il vaut mieux que ce soit moi qui rompe ; il faut qu’Étienne me doive encore ce que l’on appelle un avenir sérieux ; il est en effet digne à moi de lui imposer une éternelle reconnaissance et je le ferai.

Néanmoins, comme il est dans la nature humaine de ne jamais désespérer entièrement d’elle-même et de se rattacher dans la chute qu’elle fait, du haut de ses espérances, à toutes les branches possibles, Mme Hélène se fit ce calcul, au fond bien vrai :

— Puisque ce malheur de perdre Étienne me doit arriver, il est peut-être en mon pouvoir d’en faire sortir une demi-consolation en ne le perdant pas tout à fait ?

Pour qu’une femme puisse arriver à s’emparer de son cœur, il faut qu’elle soit bien habile ; car je l’ai habitué à des délicatesses de sentiment, à des tendresses sans pareilles. Une femme qui ne saura pas, comme moi, toutes les choses que le monde, la vie et l’expérience enseignent ne prendra jamais en lui la place que j’y tenais.

Allons, puisqu’il le faut, je vais lui chercher moi-même une femme, je la prendrai encore toute jeune, en pension, arrivant en face de l’existence sans en connaître ni les difficultés ni les écueils ; je chercherai pour lui celle que l’on dit devoir être la compagne d’un homme !

Je la prendrai au Sacré-Cœur ou aux Oiseaux ; elle sera de haute naissance, de grande fortune, d’alliances remarquables et solides, afin que le monde et lui-même soient pénétrés de l’avantage de cette association matrimoniale.

Je m’attacherai à rencontrer, dans celle que je lui ferai épouser, un cœur et un esprit tout neufs, qui auront toutes les aspérités du très-jeune âge, qui ne comprendront ni les concessions, ni les renoncements, qui iront, toutes volontés déployées, au milieu de ses habitudes prises et qui ne pourront manquer de le froisser à tout coup et à tout propos.

Alors malgré lui, malgré elle, malgré sa situation régulière, il songera à cette douce et tendre Hélène qui se faisait caressante et modeste, humble et soumise en face de ses volontés de jeunesse, si bien que s’il ne m’aime plus, que s’il ne peut plus et ne doit plus m’aimer, il me regrettera et ne jettera jamais vers le passé, vers les belles années perdues, un regard qui ne soit chargé de plaintes et de regrets.

Je me retirerai dans ce sanctuaire inviolable des joies perdues que l’on préfère inévitablement à la chose possédée. Je redeviendrai le rêve, qui est un monde toujours charmant, alors qu’elle, sa femme, ne sera que la réalité avec toutes les épines quotidiennes, avec les luttes constantes, avec le dégoût des affections. De cette manière, moi, je ne perdrai de lui que ce que l’on donne au monde, que ce que l’on sacrifie aux apparences ; et cette part de son cœur que j’ai bercée, caressée, endormie dans ma tendresse, cette part que j’ai faite mienne par l’amour et par l’habitude, cette part me restera à toujours !

Oui, je romprai, moi-même, pour ne dénouer que les liens qu’il me plaira de détacher, car il en est que je ne saurais voir se rompre, entre lui et moi, sans en mourir de douleur et d’ennui.

Dès le lendemain, en effet, Mme Malsauge tourna ses pensées actives vers la recherche d’une femme à faire épouser à M. Jussieux.

Elle se rappela, à propos, ses anciennes relations au Sacré-Cœur, et elle alla visiter la supérieure, qui lui fit un accueil mesuré à sa fortune, à son nom, surtout à la grandeur de sa situation.

C’est dire que Mme Hélène fut satisfaite de tout point, et qu’elle constata avec plaisir que l’allure de la religieuse lui aplanirait la majeure partie des difficultés qu’elle avait cru rencontrer dans l’accomplissement de son projet.

— Madame, dit-elle enfin, lorsque toutes les phrases affectueuses du bon souvenir et des bonnes relations eurent été échangées, je viens vous prier de m’aider à faire un mariage auquel ma famille et moi nous nous intéressons grandement.

— Que peut faire en cette occasion, je vous le demande, une modeste fille du Seigneur telle que moi ? répondit la supérieure qui n’était pas fâchée d’affirmer sa modestie pour pouvoir, en partant de là, mener les choses à sa guise et imposer humblement et doucereusement sa volonté.

— Ah ! ma chère mère, s’écria Mme Malsauge, si je ne comptais entièrement sur vous, sur vos lumières, sur la charité de votre cœur, serais-je venue ainsi que je l’ai fait avec la plus ardente foi en vous ? Ne vous récusez donc pas, de grâce, et laissez-moi espérer que vous ferez le bonheur d’un homme auquel nous nous intéressons tous de la façon la plus sérieuse.

— Si je puis vous aider, certes, continua la religieuse, mon concours ne vous fera pas défaut, et je suis décidée à vous prêter toute mon assistance, dans la mesure de mes modestes moyens. Dites-moi, chère madame, en quoi et comment je puis vous être utile ?

Mme Malsauge comprit que le moment était venu d’aborder franchement et clairement la question. Aussi reprit-elle, de sa voix douce, calme, persuasive, de sa voix de femme du monde :

M. Malsauge a un ami à la fortune duquel il a grandement aidé. À cette heure, cet ami est député influent, au cabinet. Il a pris à la Chambre une place honorable en même temps que brillante parmi les premiers des orateurs.

M. Étienne Jussieux a donc une position fort brillante ; je ne vois que le ministre au-dessus de lui dans la carrière qu’il parcourt. Les pas sont grands et se font assez facilement sur ce terrain quand on en est arrivé au point où il en est déjà.

La fortune de M. Jussieux, sans être à la hauteur de sa position, est pourtant solide, sérieuse et honnête.

Il a trente-trois ans, c’est un homme de grandes manières et de belle allure ; il a, vous le voyez par cet exposé, tous les droits à demander chez sa femme de la jeunesse, de la naissance, de la fortune ; quant aux alliances, lors même qu’il n’y en aurait pas du côté de la jeune fille, celles que possède M. Jussieux et celles que ses amis mettent à sa discrétion lui peuvent suffire.

Quant à la beauté de la jeune fille, M. Jussieux est un homme sérieux, raisonnable ; aussi une femme religieuse, modeste, comprenant pieusement les devoirs que lui apportera le mariage avec un homme tel que lui, aura toujours le pas sur une jolie figure et sur des charmes tout mondains qui pourraient recouvrir et dissimuler une grande légèreté de principes et de cœur.

— C’est tout à fait un mariage de convenances, n’est-ce pas, que vous voudriez voir faire à M. Jussieux, reprit la religieuse ; au reste, c’est ce qu’il y a de plus sage dans la situation où il est, et je crois que d’ici à quelques jours, si vous voulez bien me faire l’amitié de me venir voir à nouveau, je saurai vous dire quelque chose de très-sérieux à ce sujet.

— Ah ! ma chère mère, que vous êtes bonne et charmante ! s’écria Mme Hélène qui sentait les larmes gagner sa paupière et qui faisait d’héroïques efforts pour n’en rien laisser voir.

Quand elle fut remontée dans son coupé, quand le valet de pied en eut refermé, sur elle, la portière, elle se laissa aller à son émotion. Les larmes contenues se firent alors jour avec une telle abondance, qu’elle se disait en les essuyant :

— Quand j’aurai bien pleuré, quand elles se seront toutes répandues ces larmes brûlantes, amères et lourdes qui me dévorent les paupières ; quand mon cœur enfin sera aussi sec dans ma poitrine que ces momies que l’on trouve, ayant encore l’apparence de la jeunesse et de la beauté, dans leurs bandelettes d’amiante au fond des luxueux tombeaux de la vieille Égypte ; quand cette chose que l’on appelle une âme sera desséchée et sans vie au dedans de moi, sous toutes les brûlures ardentes et actives que je subis et que je me fais moi-même, avec le fer rouge de l’implacable raison. Enfin, conclut-elle, on n’a qu’un certain nombre de larmes à répandre, du moins je l’espère ; on n’a qu’une certaine somme de chagrin à dépenser ; quand j’aurai usé et répandu tout cela j’aurai réglé mon compte avec le cher passé, alors j’entrerai, relativement heureuse et calmée, dans la vie nouvelle à l’agencement de laquelle je travaille si rudement.

Et de la meilleure foi du monde elle laissait tranquillement couler ses larmes, en attendant la fin comme une chose prévue et pour laquelle tout maintenant n’était plus qu’une question de temps.

Le soir, M. de Ferrettes vint passer une heure de solitude avec sa chère nièce.

Il vit bien que l’idée de la veille avait jeté de profondes racines ; que, malgré toutes les aspérités que présentait cette idée, elle avait été acceptée comme utile, disons mieux, comme inévitable ; aussi attendit-il, en parlant de tout excepté de ce qui le préoccupait, que Mme Hélène abordât elle-même l’épineuse question.

— Vous aviez peut-être raison, dit-elle au marquis, en affirmant que nous ne pouvions, ni vous ni moi, ne point marier M. Jussieux, après nous être si activement occupés de lui et de sa fortune jusqu’à présent.

— N’est-ce pas ? fit M. de Ferrettes, qui, par son attitude, crut devoir aider Mme Hélène à continuer.

— Mon Dieu, oui, c’est absurde, mais il en est ainsi, je ne puis m’empêcher de le reconnaître ; et après s’être beaucoup occupé des gens, on semble si bien s’être engagé à le faire toujours, que l’on ne se croit plus le droit de les abandonner à eux-mêmes, quoiqu’ils soient d’âge et ma foi bien en situation de marcher seuls, par tous les sentiers de la vie.

— Certes, vous parlez d’or, ma chère, dit le marquis.

— Enfin, que je parle bien ou mal, les choses sont arrangées de cette façon, et comme je n’ai pas la prétention de changer l’ordre établi, j’ai songé que le plus court moyen de trouver un mariage convenable pour notre protégé était d’aller au Sacré-Cœur.

— Vous êtes la sagesse même, ma toute belle, s’empressa de dire le marquis en embrassant avec onction la belle main de Mme Malsauge.

— Vous savez, continua-t-elle, que j’ai toujours conservé de bonnes et fort intimes relations avec les religieuses au milieu desquelles j’ai été élevée. Je me suis souvenue que lorsque la famille de M. Malsauge trouva bon de le marier, elle vint à la supérieure, et que ce fut par elle que la demande de ma main vous fut adressée, puisque je n’avais plus d’autres parents auxquels on pût faire une ouverture de ce genre.

Alors vous vîntes me voir et vous me fîtes un discours fort remarquable, dont j’ai encore souvenance.

Je trouve maintenant que vous avez souvent raison ; mais à cette époque-là vous aviez toujours raison pour moi, aussi vous écoutai-je avec l’entier recueillement respectueux auquel une élève du Sacré-Cœur doit se livrer en face d’un oncle de votre mérite. Si je me souviens bien, un mois après j’épousais M. Malsauge. J’ai fait ce que j’avais vu faire, et j’ai prié la supérieure de nous chercher, pour M. Jussieux, une femme bien élevée, riche, née et convenable de tous points pour lui aider à asseoir un avenir honorable et sérieux.

— J’ai vu des femmes bien remarquables, pendant le cours de ma longue existence, dit le marquis, mais j’engage ma parole que pas une n’était accomplie autant que vous.

— Allons, dit à part elle Mme Hélène, il paraît que j’accomplis, dans toutes les règles voulues, le sacrifice qui m’a été imposé, la galerie est satisfaite, je joue bien mon rôle, allons donc du même pas jusqu’au bout.

— Maintenant, continuait le marquis, il s’agit de faire accepter ce mariage par Étienne, car, entre nous soit dit, il n’a pas un entraînement fou pour cette situation nouvelle.

Mme Malsauge sut gré, dans son cœur, au marquis de lui montrer Étienne, marchant à cette vie nouvelle comme à un devoir de convenances, comme à un sacrifice utile et point comme à un bonheur.

— Je tenterai les premières ouvertures, si vous le voulez bien, dit alors M. de Ferrettes ; mais il est très présumable que j’aurai du mal à réussir, et même que je ne réussirai pas ; alors vous viendrez me prêter mainforte au dernier moment, sans cela pas de succès.

En effet, le soir même le marquis dit à Étienne :

Cette fois, il n’y a plus à reculer, mon ami ; votre mariage s’arrange ; la femme est presque trouvée.

— De grâce, reprit Étienne, ne me parlez pas de tout cela, j’ai vraiment bien autre chose en tête ; le mariage non-seulement ne me tente pas, mais les affaires me prennent tout mon temps.

— C’est justement ainsi qu’il faut être pour entrer en ménage, s’écria M. de Ferrettes.

— Je ne m’en serais pas douté, fit Étienne.

— Ah ! c’est qu’il y a comme cela une foule de choses, mon cher enfant, dont vous ne savez pas le premier mot, reprit le marquis ; et, malgré toute votre science, il vous reste encore bien des chapitres à lire au livre de la vie et beaucoup de chemin à parcourir dont on ne vous a pas même montré le tracé.

— C’est pour cela que je ne veux pas m’y engager, répondit Étienne, qui trouvait importune l’insistance du marquis, et qui songeait en même temps aux promesses qu’il avait faites à Mme Hélène, et aux scènes, de chagrin ou de reproches, qu’elle ne pouvait manquer de lui faire si, par hasard, elle apprenait seulement les tentatives que l’on faisait auprès de lui pour le jeter dans une voie qui devait le séparer d’elle à tout jamais.

Mais le marquis continuait :

— Je me suis beaucoup occupé pour vous de cette nouvelle situation, et je ne suis pas le seul ; car, pour accomplir avantageusement une pareille tâche, on ne saurait réunir trop d’aides ni de trop nombreux dévouements. Mme Malsauge…

Le marquis prononça ce nom doucement en n’ayant pas l’air de remarquer l’émotion qui envahissait la physionomie de M. Jussieux.

Mme Malsauge, qui est toujours aussi bonne qu’intelligente, a bien voulu faire comme moi ; elle s’est employée à vous faire un avenir qui convienne à votre situation. Un homme politique ne saurait se passer d’une maison montée, et le premier de tous les meubles, nécessaire en pareil cas, c’est une femme riche, bien née, et sachant le monde.

Le coup avait été porté. Le marquis se retira pour laisser Étienne seul en face de cette idée que non-seulement Mme Hélène n’ignorait pas les projets de mariage que l’on faisait pour lui, mais qu’encore elle aidait à leur accomplissement, qu’elle y prêtait la main.

Quand il fut seul, le jeune homme se demanda s’il avait réellement bien entendu ce que l’on venait de lui dire, ou si ce n’était pas un rêve, un égarement momentané de son esprit. Il fut longtemps avant de comprendre cette chose monstrueuse pour lui : que Mme Hélène admettait son mariage, qu’elle le classait parmi les accidents naturels, et qu’elle s’en occupait comme d’une bonne œuvre. Il fut longtemps, bien longtemps même, avant d’accepter cela, et comme après toutes ces réflexions il se sentit fatigué, il se coucha sans aller ce soir-là présenter ses hommages à son amie, remettant au lendemain une visite qui, dans les circonstances actuelles, ne pouvait que lui être désagréable à lui et peut-être même à tous les deux.

Mais le lendemain vint à son tour, car il est écrit que tout arrive à son heure, même les choses que l’on n’espère pas, et quand vint le moment où il avait l’habitude de se rendre chez Mme Malsauge, il y fut plutôt comme à l’accomplissement d’un devoir de convention que comme à une fête de cœur.

Ah ! c’est que les choses et les sentiments prennent des figures bien diverses au cours de dix années !

Mme Hélène en avait pris son parti, quelque pénible qu’il fût. Elle avait brûlé ses vaisseaux en allant faire elle-même une visite au Sacré-Cœur pour y chercher une femme qui pût convenir à M. Jussieux. Elle n’attendait donc maintenant que l’arrivée d’Étienne pour lui dire que les circonstances, le temps, les situations, faisaient une nécessité, pour eux deux, d’un nouveau genre de vie.

En se séparant du jeune homme, elle voulait rester son amie ; aussi crut-elle sage de parler la première de ce qui la préoccupait si fort.

Dès le principe, cela lui parut plus difficile qu’elle ne l’aurait cru ; mais peu à peu, l’étonnement du jeune homme aidant, les aspérités s’aplanirent. Elle-même fut toute surprise de la facilité avec laquelle elle était arrivée à dire tout ce qu’elle avait à dire sur un sujet qui lui paraissait tout à fait inabordable entre Étienne et elle.

— Ma bien chère amie, lui dit alors le jeune homme, veuillez, je vous prie, vous bien persuader que je n’ai nul goût, pas plus pour le mariage que pour toute autre situation en dehors de la mienne.

C’est un état dont je n’apprécie pas les avantages.

Le marquis et vous me poussez, avec je ne sais quelle énergie bienveillante et tout affectueuse, vers des horizons qui me sont si fort inconnus que, jusqu’à ce jour, ma pensée même ne s’y est point égarée, aussi je reste très-froid, très-indifférent, je vous le puis affirmer, en face de cette nouveauté que je n’ai ni appelée ni désirée et que je ne subirai que s’il m’est démontré, que par déférence pour vous, je la doive subir, absolument comme une présentation ou comme un habit neuf, toutes choses fort déplaisantes à aborder.

Alors Mme Hélène ne songea plus qu’à l’accomplissement d’un mariage qui offrait si peu d’attraits au jeune homme, et qu’il acceptait avec une si parfaite indifférence ; il lui semblait que c’était le cas, ou jamais, de lui rendre une liberté qu’il ne demandait point, et de lui faire un bonheur dont il n’avait nulle envie.

Mme Malsauge revint donc, sans tarder, au Sacré-Cœur : elle entendit avec une âcre satisfaction la supérieure qui lui annonçait qu’elle croyait avoir parmi les pensionnaires de sa pieuse maison, la jeune personne qui remplissait toutes les conditions voulues pour devenir la femme de M. Étienne Jussieux.

Cette enfant allait avoir vingt ans ; elle n’avait plus d’autre famille que des parents éloignés qui avaient cru plus convenable de la laisser au couvent où elle avait été élevée que de la prendre auprès d’eux.

Car c’est toujours une lourde responsabilité que de surveiller une jeune fille sans mère, et d’en prendre, à conscience, l’avenir et le bonheur.

Valentine de La Vaugellerie devait apporter à son mari une dot de quinze cent mille francs, grossie seulement des économies que le notaire, qui gérait sa fortune, avait pu faire sur les revenus depuis que la jeune fille était orpheline. Il n’y avait après cela plus rien à attendre de personne, Mlle de La Vaugellerie n’ayant aucune espérance au royaume des héritages, Mme Hélène trouvait, à part elle, la situation fort belle, et elle prêtait une attention très-soutenue aux paroles de la religieuse.

Mais aussi, continuait la supérieure, il ne pourra y avoir, dans l’avenir, aucune de ces discussions malheureusement trop fréquentes dans les familles, puisque Valentine n’a d’autres alliances que celles qu’elle contractera par son mariage et d’autre famille que celle dans laquelle elle entrera.

Comme caractère elle est d’une très-grande douceur, un peu trop muette peut-être pour son âge : mais je pense que cela doit tenir à sa situation qui, en la laissant sans père ni mère, l’a aussi abandonnée au couvent, jusqu’à ce qu’une situation convenable l’en vienne faire sortir.

Elle n’est ni jolie ni laide, dit encore la supérieure ; mais elle est distinguée. Quand le monde aura passé par là, quand il l’aura formée et rendue un peu moins timide, ce sera, je vous assure, une charmante femme.

De tous les mérites de la pauvre Valentine, son charme et sa beauté étaient bien certainement ceux qui agréaient le moins à Mme Malsauge.

Elle n’est ni jolie ni laide, avait dit la religieuse ; l’amie d’Étienne n’en voulait pas savoir davantage. Néanmoins, pour être bien sûre qu’on ne la trompait point, elle demanda s’il n’y aurait rien d’inconvenant de sa part à voir la jeune fille dont elle allait fixer les destinées.

— Valentine est si peu habituée à ce qu’on vienne au Sacré-Cœur pour elle, répondit la religieuse, qu’elle ne fait aucune attention aux étrangers que nous recevons. Nous allons donc faire un tour de jardin et nous la trouverons, à coup sûr, dans son allée de prédilection un ouvrage ou un livre à la main.

En effet, au bout de quelques instants la supérieure dit à Mme Hélène :

— La voilà, là-bas, assise sous la grande charmille.

Alors Mme Malsauge put contempler, tout à son aise, celle qui devait prendre sa place dans la vie d’Étienne, celle qu’elle se donnait elle-même pour rivale, celle qui la devait chasser d’un cœur où elle avait si bien régné en maîtresse et en souveraine jusqu’alors.

Elle avait une bien modeste allure, cette fillette, pour qu’on la redoutât si fort et que l’on vînt, ainsi, à la dérobée, compter ses charmes, peser sa beauté.

Elle était assise, vêtue du modeste et disgracieux costume du couvent. Ses beaux cheveux noirs étaient simplement relevés et tordus derrière la tête, avec une rectitude qui éloignait toute idée de coquetterie, tout sentiment de l’art de se faire belle. Ils formaient une masse rigide qu’elle portait noblement, de même que toute sa personne, qui avait une raideur plus chargée d’austérité que de grâces juvéniles.

Valentine était grande ; elle avait encore cette maigreur de toutes les jeunes filles, maigreur qui n’est pas sans charmes pour ceux qui savent que ce sera de courte durée, et qu’avec l’usage de la vie elles vont prendre ces rondeurs par lesquelles la femme s’affirme.

Elle avait de grands yeux noirs qui s’ignoraient, et cela se voyait bien à la façon dont elle arrêtait son regard sur les gens et les choses qui l’entouraient. Sa bouche était sérieuse, sans autre physionomie que celle qu’elle recevait de la rectitude de ses lignes.

En effet, Valentine avait si peu de choses actives dans le visage et dans l’allure, que la religieuse avait parfaitement fait son portrait en disant : — Elle n’est ni jolie ni laide.

C’était une grande fille qui ne disait rien et dont on ne pensait pas davantage.

Mme Malsauge n’eut pas besoin de regarder longtemps Valentine pour comprendre qu’elle pouvait devenir une des plus belles femmes de tout ce Paris, où toutes les femmes sont charmantes ; mais pour cela, il lui fallait certaines conditions que probablement elle ne rencontrerait pas ; aussi Mme Hélène espérait-elle la voir toujours ce qu’elle était ni jolie ni laide, une femme dont rien ne se développerait, pas plus l’esprit que la beauté, si bien qu’elle pourrait passer au travers du bonheur de la femme du ministre, bonheur au milieu duquel elle allait la jeter, sans y déranger trop de choses et sans y rien prendre au delà de ce qu’elle voulait bien lui en donner elle-même.

Cette reconnaissance poussée au champ de ses craintes futures, Mme Hélène se retira en annonçant pour le lendemain la visite de M. le marquis de Ferrettes, qui viendrait faire à Mme la supérieure, qui remplaçait la famille de Valentine, une demande de mariage dans les formes.

La religieuse fut excessivement flattée de voir l’empressement que l’on mettait à accepter celle de ses chères filles qu’elle présentait, et elle augura bien de l’avenir de Mlle de la Vaugellerie, qui allait vivre avec des gens si parfaitement bien élevés.

Quant à la question pécuniaire, le notaire qui régissait la dot de Valentine, avec celui de M. Étienne Jussieux, auraient à s’entendre et ne pourraient manquer de le faire à la satisfaction commune.

En rentrant à son hôtel, Mme Hélène y trouva le marquis de Ferrettes qui l’attendait en lisant les journaux du

jour. Dès qu’il la vit entrer, il jeta sur elle un regard curieux.

Alors elle lui raconta le résultat de sa visite et la part qui lui revenait maintenant dans ce travail de mariage qu’ils avaient entrepris, de compte à demi, poussé par le grand moteur des gens du monde : les convenances.

M. Malsauge consulté, pour la forme, par M. de Ferrettes, trouva l’idée excellente et remarqua qu’en effet un pareil mariage assurait à son ami et secrétaire, dont il avait fait un homme considérable, pour qu’il pût lui être, dans ses entreprises, d’un plus grand secours, une position plus sérieuse et plus stable qui ne pouvait que l’aider dans ses vues personnelles.

Aussi, tout en courant à la Chambre, tout en sortant des Tuileries, affirmait-il au marquis qu’il s’arrangerait pour trouver le temps de l’accompagner au Sacré-Cœur, le lendemain, et que, puisque Mlle Valentine de la Vaugellerie n’avait que des parents très-éloignés, il lui servirait de père, lui, le ministre, en cette grave et solennelle circonstance de son mariage.

Les choses furent faites ainsi qu’il avait été dit, et M. Jussieux se laissa marier par nonchalance, pour n’avoir point à lutter avec ceux qui avaient jusque-là conduit toutes choses dans son existence, et aussi un peu pour faire comme tout le monde, puisqu’on lui en avait démontré la nécessité.

L’ambition, les affaires politiques avaient pris une grande place dans l’existence de M. Jussieux, et son mariage n’éveilla en lui d’autre sentiment que la contrariété des tracas et des occupations que cela lui donna pendant quelques semaines.

Ah ! qu’il lui tardait que tout cela fût fini, pour qu’il lui fût permis de revenir à ses travaux ordinaires, qui avaient pour lui un bien autre intérêt.

D’un autre côté, Étienne avait aimé Mme Hélène comme il n’est pas donné à un cœur d’homme d’aimer deux fois dans la vie ; il l’avait aimée entièrement, follement, ardemment ; cet amour avait subi, sans brusquerie, sans entrave et sans catastrophe, toutes les péripéties d’une entière existence. Il s’était développé dans le désir, il avait grandi avec la possession, mesurée et retenue que devait apporter, au don de sa personne, une femme de la distinction et de l’honnêteté de Mme Malsauge. Cet amour avait duré longtemps, entretenu par l’estime, par le charme qui y présidait, tout ce que peut durer la plus grande des passions.

Mais en usant dix années de son existence à ce bonheur charmant qui avait donné toutes les notes de l’amour, Étienne avait aussi usé en lui la faculté d’aimer à nouveau. Tout avait été éprouvé, tout avait été ressenti, tout avait été dit et écouté jusqu’au dernier mot.

Il est des amours de filles, amours du ruisseau, amours honteuses et malsaines, qui laissent, quand le dégoût fait rompre avec elles, un homme jeune encore pour de jeunes et pures amours ; mais des tendresses de grandes dames, quand elles envahissent le cœur d’un homme elles en prennent toutes les fleurs, elles en absorbent toute la vie, elles en ont reçu toutes les caresses, elles en ont écouté toutes les chansons joyeuses et passionnées ; aussi, quand elles s’en retirent ou quand elles les abandonnent, plus rien ne reste de l’aimé, qu’une vaine et trompeuse apparence.

Étienne avait répandu aux pieds de Mme Hélène cette énergie et cette fougue entière dont le sauvage de Candelair avait fait une si grande provision sur la montagne ; toutes les folles et juvéniles ardeurs de son âme avaient été données à son cher et beau rêve.

Il avait chanté pour elle, et sur tous les tons, la romance de Chérubin à sa marraine.

Il avait parlé, pour son oreille complaisante, cette belle langue enfiévrée de l’amour heureux et jeune qu’on ne parle jamais deux fois dans la même existence.

Il ne pouvait donc plus rien dire, il ne pouvait plus rien entendre non plus. Il était parfaitement mûr pour le mariage, et bien à point pour la vie politique dans laquelle le marquis et Mme Hélène l’avaient poussé avec le soin que l’on met à préparer l’accès de l’hôtel des Invalides à nos gloires fatiguées et tout à fait usées.

Quand Étienne fut présenté, par M. de Ferrettes, à Mlle Valentine de la Vaugellerie, il était correctement vêtu de son irréprochable habit noir, cravaté de blanc, comme pour une visite à la cour. La jeune fille arrêta sur lui son regard calme et clair ; elle le trouva jeune, elle le trouva beau, et quand il se fut retiré du parloir, elle vit encore longtemps la tête énergique, noble et fière d’Étienne Jussieux, qui avait, d’un seul coup, pris sa place dans son imagination.

Elle était fort pieuse, Valentine ; aussi le soir, en faisant sa prière, remercia-t-elle très-sincèrement la Providence, qui était venue la prendre par la main, jusqu’aux pieds des autels, à l’ombre desquels elle vivait, pour la conduire à de telles destinées et pour lui donner un mari si parfaitement accompli.

Valentine marcha donc à son mariage avec confiance ; le regard d’Étienne lui plaisait ; il y avait une telle droiture dans toute la physionomie du jeune homme qu’elle ne se donna même pas la peine de réfléchir avant de l’accepter et, sans y mettre le moindre enthousiasme, elle y mit au moins une entière confiance.

Le marquis de Ferrettes qui avait bien compris que puisque l’initiative de ce mariage venait de lui il ne pouvait se décharger sur personne de tous les soins et de tous les tracas matériels qu’il entraînait forcément avec lui, le marquis, dis-je, s’était donc mis en quête d’un hôtel pour le jeune ménage. Il l’avait fait décorer et meubler avec le parfait savoir qu’il apportait à toutes les choses de l’existence.

Il avait même choisi la corbeille ; il envoya au Sacré-Cœur la personne de mérite, dans l’art des chiffons, qui devait faire le trousseau de la pensionnaire, ne voulant pas donner tous les soins de ces détails, remplis de petites douleurs aiguës, à Mme Malsauge. Car s’occuper de la toilette qui doit mettre en évidence la beauté et les charmes d’une rivale, quelque modeste que soit au reste cette rivale, c’est une vertu, c’est un courage que l’on ne peut ni demander ni attendre d’une autre femme.

Le marquis se donna donc à lui seul toute cette besogne et il la mena à sa fin avec autant de bonheur que de diligence…

La corbeille était princière, le trousseau digne d’une reine, quant à l’hôtel, c’était un chef-d’œuvre.

Les appartements de monsieur semblaient d’eux-mêmes, et par leur habile majesté, l’appeler au ministère. Un homme logé de la sorte ne pouvait être un mince personnage, et l’on ne pouvait le traiter qu’en raison de la valeur que tout affirmait autour de lui.

La partie de l’hôtel que devait habiter Mme Étienne avait des allures mystiques et coquettes à la fois, on y sentait la femme du monde, la pure, la noble, l’irréprochable grande dame, et pourtant chaque pli des tentures soyeuses paraissait recéler un amour et des pensées de tendresses caressantes.

Ah ! le joli nid que le logis de Valentine ! et comme seul un homme ayant fait une longue et savante étude de tous les sentiments féminins était capable d’une pareille création.

En sortant du Sacré-Cœur, Valentine fut conduite par M. Malsauge, en grand équipage de gala, à la chapelle du Corps législatif, où le mariage religieux devait se faire, puis, de là, à l’hôtel que le vieux marquis avait élaboré pour le jeune ménage.

Et comme il pensait à tout, ce spirituel vieillard, il inventa, juste à point, une vieille parente malade, très gravement et qui ne voulait point passer de vie à trépas sans avoir vu et béni, une dernière fois, Mme Hélène Malsauge qu’elle aimait de tout son cœur.

La femme du ministre fut donc obligée de partir, en toute hâte, sans assister au mariage qu’elle avait préparé par son intelligente et bienveillante intervention.

Valentine en fut affligée, mais elle fut la seule.

Quand elle se trouva seule, au bout de quelques jours, avec son mari, dans le somptueux hôtel qu’elle habitait, elle commença par trouver la maison grande, elle la trouva muette, au point que cela augmenta sa timidité, et qu’elle se retira dans un tout petit boudoir, proche de sa chambre à coucher, afin de se paraître à elle-même, moins isolée en diminuant l’espace qui l’entourait ; car les habitudes reçues ne lui permettaient pas de peupler son logis d’étrangers, au moins dès les premiers jours de son mariage.

Étienne fut parfait de tact, de savoir-vivre, mais il y avait bien loin d’elle à lui, et rien ne paraissait vouloir, ni pouvoir les rapprocher.

Valentine avait ce mutisme qui vient du recueillement auquel s’adonnent les jeunes filles qui sont élevées loin de la famille, auxquelles manquent la tendresse maternelle et l’indulgence des grands-parents qui ne savent que sourire à ces jeunes visages qui croissent à leur ombre.

Alors que l’on est jeune, on ne vit jamais impunément au milieu de l’indifférence doucereuse et polie des étrangers ; car il en naît une habitude de se recueillir en soi-même, de vivre replié sur sa pensée, que l’on ne perd que très-difficilement, et à la condition que quelqu’un d’aimé et d’aimant vienne démurer, avec la patience et la volonté d’une persistante affection, le sanctuaire où se sont réfugiées les idées timides et craintives.

Il faut que l’amour fasse violence à ces jeunes cœurs pour arriver à les connaître, pour avoir le droit d’en prendre les trésors ; il faut un peu les conquérir. Tout cela c’est un travail, travail adorable et charmant, c’est vrai ; mais il faut avoir le temps, de même que la volonté de l’entreprendre, et M. Jussieux avait bien autre chose à faire vraiment, sans compter qu’il n’en avait pas le moindre désir.

Mme Hélène lui avait enseigné toutes les femmes ; l’amour n’avait plus de secret pour lui, et son âme ne se sentait tourmentée par aucune curiosité en face de cette belle jeune fille que le mariage lui avait donnée.

Le marquis de Ferrettes, qui vit bien de suite que l’indifférence et la tiédeur avaient pris leur place au logis du jeune ménage, se crut le devoir de ne pas laisser, livrés à eux seuls, ces enfants qu’il avait rivés à la même chaîne, et pour toujours.

Alors il s’occupa des présentations qu’il était convenable de faire, des visites dont on ne pouvait se dispenser et des relations qu’il était utile d’entamer.

Il fit si bien, qu’à défaut d’un bonheur qu’elle ne pouvait pas regretter, puisqu’elle n’en savait pas le premier mot, Mme Valentine Jussieux eut ses journées prises par des occupations qu’elle accepta comme des devoirs de sa nouvelle condition, et qui lui tinrent lieu de distractions.

Mais on a beau faire, quelque occupées que paraissent être les journées d’une femme jeune, on ne saurait l’empêcher de penser, de regarder autour d’elle, de comparer sa vie à la vie des autres et même de prêter parfois, dans le silence de ses longues promenades, au travers du monde et des devoirs qu’il impose, une oreille très-attentive à ce qui se passe dans son cœur, quand il lui prend fantaisie de converser avec son esprit.

Valentine, plus que toute autre jeune personne, était facile à se laisser aller à ces discours muets avec elle-même ; elle en avait une très-ancienne habitude, et le genre de vie qui avait remplacé la vie du couvent n’avait pas donné à son cœur d’assez actives occupations pour la faire rompre avec le pli pris depuis bien longtemps.

En quittant brusquement le couvent et ses lectures incolores et ternes, ainsi qu’il convient d’en avoir à toute maison de Dieu bien organisée, Valentine eut pour professeur le monde le plus gracieusement cynique de l’Europe entière : le théâtre, dont Beaumarchais et Molière sont les grands maîtres, et la littérature de notre époque, dans laquelle une honnêteté ne saurait se glisser sans faire crier au scandale impardonnable de nos jours.

Il est facile de comprendre qu’en étant à une pareille école, la jeune femme ne pouvait pas faire autrement que d’avoir beaucoup à causer avec elle-même et qu’elle devait se livrer à de nombreuses et surtout à de bien diverses réflexions, si l’on veut bien considérer que Valentine était une fille intelligente qui avait d’autant plus pensé qu’elle avait moins parlé, et qu’avec sa jeunesse et son ignorance elle avait la curiosité des choses du cœur, qui est le réveil de toutes les jeunes âmes.

Ayant vécu au couvent, seule par le cœur, seule par l’esprit, elle portait avec elle un impérieux besoin de faire cesser cette solitude, et le rêve d’une douce vie à deux, cette affectuosité d’instinct que la femme possède, même avant de la savoir, la tourmentait, car il lui semblait en rencontrant l’amour partout dans les livres, au théâtre, dans le monde, partout enfin à côté d’elle, qu’elle avait droit à une part de ce bonheur, qui lui fût propre, et qu’elle ne pouvait pas, sans injustice, être frustrée de ce qui lui revenait dans le grand partage des joies et des heures heureuses que l’amour seul peut donner.

Alors commença pour Valentine une vie en partie double, deux vies bien distinctes, l’une toute pour le monde, l’autre qui n’était que pour elle.

La part du monde était irréprochable et grande ; la jeune femme ne fit tort à ce souverain absurde, capricieux et cruel, d’aucune des choses qu’elle lui devait.

Mais pour son autre vie, pour sa vie à elle, c’était tout à fait un autre ordre de choses ; nul n’avait eu besoin de lui enseigner tous les sentiers par lesquels elle égarait à plaisir son imagination. Elle était partie de ce principe que si elle avait des devoirs, et ceux-là on ne les lui avait pas laissé ignorer, elle ne pouvait manquer d’avoir aussi des droits, ne fût-ce qu’en raison des lois de l’équilibre ; alors comme personne ne lui avait dit un mot de ce dernier article elle s’était mise toute seule à la recherche de la chose inconnue, comptant sur sa finesse pour la lui faire découvrir.

Valentine a un mari jeune et beau, du moins il lui paraît tel, et cela lui suffit ; mais ce mari la traite fort en petite fille et s’arrête, ma foi ! bien facilement aux apparences. Elle sent qu’elle est toute disposée à aimer si ou voulait bien l’y aider un peu.

Elle n’en est pas encore arrivée à jeter loin, bien loin de celui qui vit à ses côtés, des regards inquiets cherchant l’image d’un rêve que rien ne peut remplacer auprès d’elle.

Non, elle aimerait facilement Étienne, si Étienne songeait à s’en apercevoir, et s’il voulait bien s’occuper d’elle.

Elle est encore si peu femme qu’elle ignore les mille ressources féminines dont elle peut disposer pour attirer à elle un homme qui vit de la même vie qu’elle et pour le retenir à ses côtés par des caresses, par des grâces, par des bouderies, enfin par tous les engins de guerre avec lesquels on attaque et réduit une place masculine.

Mais les jours s’écoulent, les mois se suivent, les jours et les années viennent, sans apporter de changement à la vie intime des jeunes époux.

Valentine, à la longue, a pris ou plutôt elle a laissé prendre à son esprit un autre chemin ; elle n’attend plus l’amour ; elle sait maintenant qu’il n’y en a pas pour elle ; son mari est un mari parfait ; mais de cet amant empressé, tendrement épris qu’elle avait un moment désiré et espéré trouver en lui, elle n’ignore pas que rien n’en existe et que ses ambitions, à cet égard, ne reposaient que sur ses rêves de jeune fille.

Ses devoirs, elle les accomplit tous dans leur entier et avec la rigidité d’une âme fière, d’un esprit indépendant qui veut donner largement tout ce qu’il doit pour que personne ne se permette de lui demander autre chose.

Mais elle a fait aussi de ses droits une profonde et sérieuse étude, elle est arrivée à en découvrir l’étendue et cela l’a jetée dans les âmes révolutionnaires, qui ne demandent qu’un cataclysme, quoi que ce soit qui en doive résulter, préférant tout ce qui peut arriver, le mal même à la chose existante qui les opprime.

Elle sent qu’elle a une personnalité vaillante, affectueuse, énergique que les éclairs et les tempêtes de la passion ne sauraient effrayer ; il bouillonne en elle des besoins de caresses et des soifs de dévouement que rien de ce qui l’entoure ne saurait assouvir.

L’affection régulière et compassée d’Étienne l’irrite et la blesse ; elle comprend que ces choses ne sont pas faites pour elle, qu’elle mérite plus ou moins ; et il lui semble qu’elle a été attachée, toute vivante, à un cœur mort ; ce qu’elle a de vaillant en elle s’en indigne et s’en révolte.

Elle porte donc sa croix avec l’ardente fierté des martyrs qui loin d’être insensibles à leur douleur, la ressentent bien toute entière ; mais ne sauraient s’en séparer pour accepter la seule chose qu’on leur offre en échange.

Et cet homme qui est son mari, cet homme qu’elle a trouvé un moment jeune et beau, qu’elle allait aimer, qu’elle avait même aimé, puisqu’elle avait attendu et espéré qu’il vint à elle pour se livrer alors à lui tout entière, cet homme occupe dans sa pensée la place de l’ennemi.

C’est lui qui résume, en face de sa jeunesse active et fière, le monde qu’elle méprise, la société qu’elle a en mince estime, la famille dont elle sent qu’elle est en droit de se plaindre, et la loi qui, sans l’avertir, sans la prévenir, sans l’enseigner, l’a rivée à jamais à cette froide existence, où tout est incolore, et dans laquelle son énergie s’indigne de s’étioler et de souffrir sans profit, sans résultat et sans plaisir, car elle sent qu’il y a de chères souffrances qui naissent du bonheur même auquel elles donnent un plus grand relief, et tout cela lui fait défaut par le fait de l’organisation sociale dont Étienne est pour elle la vivante représentation.

Alors s’élève cette guerre sourde à laquelle la grande éducation et le savoir-vivre seuls mettent une apparence calme.

Mme Jussieux est polie, gracieuse, mais froide comme le plus parfait de tous les marbres, pendant qu’Étienne, plus que jamais adonné tout entier à ses travaux politiques, à son œuvre ambitieuse, trouve qu’en effet il n’a qu’à se louer de l’idée qu’ont eue M. de Ferrettes et Mme Hélène de lui faire prendre femme.

Car sa maison est une des plus recherchées de Paris ; on parle de ses fêtes absolument comme des fêtes officielles ; on cite le nom des convives qui assistent à ses dîners, et souvent de très-graves réunions se tiennent chez lui pour ne pas porter tout à fait le cachet autoritaire qu’elles auraient si les choses se passaient au ministère.

Ses salons ont, vis-à-vis du château, la même situation que les journaux du gouvernement auxquels on décerne le titre d’officieux vu qu’il ne peut guère en exister qu’un d’entièrement et d’ouvertement officiel.

En considérant tous ces avantages qu’il n’aurait point eus s’il n’avait pas épousé une élève du Sacré-Cœur qui était venue apporter dans sa vie une belle dot, un aide entièrement convenable et pas le moindre embarras, il était vraiment aussi reconnaissant qu’il pouvait l’être à M. de Ferrettes et à Mme Malsauge du soin qu’ils avaient pris d’arranger son existence. Quant à sa femme, en dehors des bons rapports journaliers qu’il était trop bien élevé pour ne pas avoir avec elle, c’était bien la personne qui tenait le moins de place dans son existence.

En constatant le résultat obtenu, Mme Malsauge a ressaisi sa quiétude ; la part réelle de son bonheur, c’est-à-dire l’amitié et la presque constante présence d’Étienne, ne lui font pas défaut.

Elle est plus que jamais l’Égérie qu’il consulte et qu’il écoute avec une tendre déférence.

Leurs relations de cœur ont gagné à n’être plus forcées, et maintenant, en considérant le bonheur tranquille, bonheur à l’abri de tout orage, dont jouit Mme Hélène, le marquis de Ferrettes en est arrivé à plaindre de tout son cœur Mme Valentine ; car il est forcé de reconnaître que Mme Malsauge a bien pris, cette fois-ci, la bonne part, et que, de la place qu’elle a su se faire, personne ne saura l’expulser ; la femme de M. Jussieux n’ayant pas tenté, dès les premiers jours de son mariage, la conquête difficile du cœur et de l’esprit fatigués de son mari.

Les choses se seraient probablement immobilisées ainsi, peu à peu, tant elles étaient en bon chemin pour arriver à une complète ankylose, si une lettre de Candelair n’était arrivée pour remuer les cendres du passé.

La grand’mère d’Étienne se sentait malade, affaiblie par l’âge et surtout par le travail, par les privations et par les inquiétudes de conscience qu’elle s’était plu à se créer à peu près depuis qu’elle était au monde.

Elle se voyait s’éteindre et désirait ardemment qu’Étienne fût auprès d’elle à ce moment suprême. Elle l’avait tant et si maladroitement aimé, alors qu’il était enfant, qu’il lui semblait qu’elle n’était pas libre de quitter l’existence et de rendre en paix son âme à Dieu, si elle ne réglait pas avec lui, avant tout cela, ses comptes de sentiment et l’arriéré de ses tendresses maternelles.

Elle tenta bien d’écrire à son cher enfant pour le prier de faire le voyage de Candelair, à l’intention de son grand voyage, à elle, vers l’éternel repos, mais elle ne put accomplir son dessein ; sa main était devenue entièrement faible et tremblante, son regard avait baissé tout à coup ; alors, en constatant les grands pas qu’elle faisait vers la mort, elle comprit qu’il n’y avait plus de temps à perdre, qu’une fois dans sa vie il lui fallait prendre une décision sans remettre au lendemain et sans attendre que les événements se chargeassent de la lui imposer eux-mêmes.

Elle pria donc Mariette, qui ne quittait pas son chevet depuis qu’elle était malade, d’écrire à Étienne qu’elle le voudrait bien embrasser une dernière fois.

L’ouvrière remplissait, avec l’entraînement affectueux qui la guidait dans ses rapports avec la famille d’Étienne, sa mission de charité en écrivant au jeune homme.

Sa lettre fut portée, sur un plateau d’argent, par un valet de chambre en livrée irréprochable, pendant que M. Jussieux et sa femme finissaient de déjeuner.

Étienne, en reconnaissant l’écriture de Mariette, eut au cœur un mouvement de vie dont il se croyait incapable ; il en fut surpris lui-même et s’en trouva presque heureux.

Mais ces choses-là sont de courte durée, dans la situation morale où vivait Étienne, et cet éclair s’éteignit comme il s’était allumé, avec la plus grande vivacité et ne laissa pas de trace de son passage.

Alors, redevenu lui-même, il ouvrit l’enveloppe et lut ce qui suit :

« Bien cher monsieur Étienne,

» Je ne vous écris pas aujourd’hui pour moi, ainsi que vous avez bien voulu me permettre d’en conserver la douce habitude, je vous écris pour cette bonne Mme Daubrée, qui est fort malade, qui se voit dépérir chaque jour et qui, maintenant, est dans un tel état de faiblesse qu’elle m’a priée de lui servir de secrétaire.

» Elle croit qu’elle va mourir, et moi, monsieur Étienne, j’ai la douleur de le croire aussi comme elle.

» Depuis quelques jours, elle ne me parle que de vous, elle en parle toujours et à tout le monde, car plusieurs des voisins, la sachant tout à fait alitée, sont venus lui faire visite, et elle ne sait s’entretenir, dans la mesure de ses forces, qui vont en se diminuant très-vite, que de vous, que du désir qu’elle a de vous voir et de la crainte qu’elle a de mourir avant que vous ne soyez venu.

» Elle me charge de vous écrire tout cela et de vous prier de partir aussitôt que vous aurez reçu cette lettre. Elle vous supplie de n’apporter aucun retard à votre voyage à Candelair.

» Quant à moi, monsieur Étienne, je me permets d’ajouter que je crois qu’il est grand temps que vous arriviez si vous voulez voir la grand’mère encore avec un souffle de vie, peut-être même sera-t-elle incapable de vous reconnaître entièrement quand vous serez là ; mais ce sera pour vous et pour nous tous, une grande consolation de cœur de penser que vous ne l’aurez pas laissée partir sans lui donner ce baiser de l’adieu, le dernier, celui qu’elle semble attendre pour aller se reposer dans le saint paradis de Dieu où elle a bien gagné sa place, la sainte femme.

» M. Letourneur est plus inquiet de cette prochaine mort que je l’aurais cru capable de l’être ; il ne sait rester un moment auprès du lit de sa sœur sans tomber dans une tristesse morne ; alors il court par la ville comme une âme en peine ; il revient portant vingt remèdes de commères, vingt consultations de bonne femme, et il voudrait que toutes ces choses fussent faites à Mme Daubrée, comme si les remèdes pouvaient quelque chose sur une vie qui est finie, sur une existence qui s’éteint faute d’aliments, comme une lampe qui n’éclaire plus à défaut d’huile.

» Vous ferez du bien à tout le monde en venant, monsieur Étienne, c’est une belle charité que vous accomplirez aussi j’ose vous attendre sans retard, et je vais préparer votre chambre à la Chartreuse pour que vous puissiez vous reposer, matériellement au moins, après un aussi long voyage.

» À bientôt donc, monsieur Étienne, et veuillez compter, je vous prie, comme toujours, sur l’entier et profond attachement de votre amie et servante.

» Mariette. »

M. Jussieux resta un moment pensif après la lecture de cette lettre, puis il fit un geste de contrariété et dit à demi-voix :

— Quel contre-temps et que tout cela vient mal à propos !

Mme Jussieux avait pris et conservé l’habitude de ne jamais adresser à son mari la moindre question, pas plus à propos de ses affaires qu’au sujet de ses plaisirs, et si, par hasard, il lui faisait quelqu’ouverture à ce sujet, elle l’écoutait avec une indifférence si calme qu’elle, pas plus que lui, n’étaient jamais bien surs qu’elle eût entendu ni compris.

Cette attitude passée dans les habitudes n’ouvrait point le champ aux confidences, et il fallait que M. Jussieux fût bien vivement contrarié pour qu’il éprouvât le besoin de dire à Valentine de quelle nature étaient les nouvelles qui lui arrivaient de Candelair.

— Ma brave grand’mère me fait savoir qu’elle est malade, dit-il ; elle voudrait me voir faire, auprès d’elle, un voyage de quelques jours. Je serais très-désireux de lui faire cette concession, mais je ne vois pas que ce soit possible du tout : il y a dans ce moment-ci, en discussion, des projets que j’ai étudiés, que je soutiens, à propos desquels je dois prendre la parole, aussi une absence ces jours-ci me serait-elle entièrement impossible.

Valentine leva sur son mari un regard calme, que l’excès de son indifférence rendait presque terne, et elle attendit la fin de ce que lui disait M. Jussieux, tout étonnée d’en ouïr si long, sur un sujet qui l’intéressait si peu.

— D’un autre côté, je suis très-vivement contrarié, continuait Étienne, de ne pouvoir me rendre au désir de la vieille et bonne femme ; tout cela me tourmente si bien, que je crains d’en arriver à être moi-même malade.

L’insistance qu’il mettait à parler de sa perplexité, en même temps que de sa contrariété, fit croire à Valentine qu’il sollicitait un semblant de conseil, aussi se hasarda-t-elle à lui dire, et tout simplement par politesse :

— Si Mme Daubrée est sérieusement malade et qu’elle demande à vous voir, c’est qu’elle pense bien n’en pas revenir ; alors je crois que vous feriez sagement d’aller jusqu’à Candelair. Les gens de l’âge de votre grand’mère se font rarement illusion sur leur état, et quand ils demandent à voir leurs enfants, c’est que probablement il ne leur serait pas donné d’attendre leur visite pour plus tard.

— Mais ma chère amie, reprit Étienne, considérez donc un peu ma situation à la Chambre. Est-il prudent que je quitte Paris dans un moment pareil ?

— La Chambre aura toujours besoin de vous, grâce à la situation que vous y avez prise, aussi la Chambre peut attendre quelques jours tandis que Mme Daubrée ne me paraît pas, d’après ce que vous me dites, devoir compter sur des heures nombreuses. Il me semble que dans la situation présente vous pourriez courir au plus pressé.

— Je le voudrais, répondit Étienne ; mais je crains de ne le pas pouvoir.

— Vous êtes meilleur juge que moi, en cette occasion, dit alors Valentine, car n’étant pas intéressée, par ses sentiments, pas plus que par ses intérêts, à ce que M. Jussieux se décidât dans un sens plutôt que dans l’autre, ce qu’elle en avait dit n’avait été que pour donner la réplique à son mari.

Là-dessus, le déjeuner étant fini, elle se leva, fit un signe d’adieu à son mari, et se retira chez elle, ainsi qu’elle en avait pris l’habitude depuis longtemps.

Étienne, mécontent de ce que la situation lui présentait de délicat, se leva aussi, mais avec une certaine mauvaise humeur.

Il demanda son coupé et se fit conduire chez Mme Hélène, sans laquelle, en vérité, il était incapable de prendre une décision.

Mme Malsauge savait si bien quelle conduite il fallait tenir en chaque occasion, elle était si habile, si savante aux choses de la vie, qu’à coup sûr elle trouverait un biais pour le sortir d’embarras et pour apaiser, en même temps, le malaise qui s’était emparé de lui.

En le voyant entrer, Mme Malsauge comprit de suite qu’il était advenu quelque chose d’insolite, et qu’on allait lui soumettre cette chose. Elle montra de la main, tout près d’elle, un siége qui paraissait attendre le visiteur, puis elle lui dit de sa voix d’or :

— Je vous écoute, ami ; je vois que vous avez quelque confidence à me faire.

— Ah ! soupira en dedans de lui le jeune homme, voilà bien la vraie sœur de mon âme, l’esprit par excellence, celui qui me comprend avant même que j’aie parlé, et qui est toujours prêt à me venir intelligemment en aide.

Alors, las de lui-même, il tendit à Mme Malsauge la lettre qu’il venait de recevoir de Mariette, et se laissant aller sur le fauteuil, que la femme du ministre lui avait si gracieusement offert, il se recueillit, laissant Mme Hélène prendre connaissance de la missive venue de Candelair.

Mme Malsauge lisait d’un œil et l’autre, abrité par sa paupière, étudiait Étienne ; ce qui se passait en lui ne lui fut pas longtemps caché, elle avait une trop longue habitude de lire dans sa pensée pour ne pas y arriver du premier coup.

Quand elle eut fini sa lecture et son étude, elle replia doucement la lettre, la remit avec une mesure calme dans son enveloppe et la tendit au jeune homme, par un geste gracieux et souple, en lui disant :

— Voilà une maladie qui arrive bien mal à propos.

— N’est-ce pas ? s’écria Étienne.

— Bon ! je suis dans le courant, pensa Mme Hélène, qui continua sans changer le ton, et je ne vois pas, malgré tout le respect que l’on doit à sa famille, respect dont il n’est permis de s’écarter en aucune occasion, qu’il vous soit possible de vous rendre à ce juste et très-sentimental désir.

— Hélas ! soupira le jeune homme, qui ne demandait qu’à être encouragé dans sa résistance.

— Mon Dieu, mon ami, dit Mme Malsauge, votre grand’mère a pour vous une tendresse sans bornes, ceci est incontestable, une amitié sans pareille, un amour de grand’mère à petit-fils, cela est tout dire. À la moindre faiblesse qui lui sera survenue, elle aura eu le désir bien naturel de vous voir, elle vous aura fait mander en toute hâte. D’un autre côté, vous savez comme moi ; non, bien mieux que moi, de quel chagrin elle serait assaillie si elle pouvait savoir le tort immense et le grand préjudice que votre absence momentanée porterait à votre situation et à votre avenir.

Elle s’en voudrait beaucoup, j’en suis sûre, d’être la cause de ce dommage.

— À coup sûr, elle m’aime tant, la brave femme, reprit Étienne.

— Quand on affectionne sérieusement quelqu’un, mon ami, ajouta Mme Malsauge d’un air mystique, tout en levant vers le ciel ses beaux yeux, on les aime beaucoup plus pour eux que pour soi-même, et cette grande tendresse rend possibles, sinon faciles, tous les renoncements, tous les dévouements, toutes les abnégations.

Étienne se pencha sur la main de Mme Malsauge et la baisa avec autant de respect que de religion ; ce demi-souvenir vers un charmant passé l’avait attendri entièrement.

Au reste, rien ne pousse à l’attendrissement comme de savoir à propos parler aux gens d’eux-mêmes et leur démontrer combien leur précieuse personnalité est placée haut, mais bien haut par dessus toute autre considération.

— Cela ne laisse pas que de me contrarier beaucoup. dit Étienne, car cette bonne Mme Daubrée ayant pour moi une très-sérieuse, en même temps que très-naïve tendresse, je ne voudrais pas être accusé de dureté ni d’indifférence à son endroit.

— Mon ami, vous êtes à l’abri de tout reproche de ce genre, se hâta de dire Mme Hélène. Je crois donc qu’il serait sage, en même temps que convenable, d’écrire à cette Mariette, qui est auprès d’elle pour la soigner, et de lui dire que vous ne pouvez, bien à regret, à cause de votre situation, quitter Paris aussi brusquement qu’elle vous le demande ; néanmoins, vous pourriez ajouter que vous allez sans grand retard vous arranger pour vous faire accorder et pour vous accorder vous-même quelques quarante-huit heures de vacances dont vous profiterez bien vite pour aller à Candelair.

Recommandez à cette fille, qui paraît dévouée à votre famille, d’entourer Mme Daubrée des plus grands soins possibles, dites-lui que si, dans son bon sens, elle juge nécessaire que l’on envoie auprès de votre grand’mère une de nos sommités médicales, elle vous le fasse savoir immédiatement, alors nous nous arrangerons pour faire partir l’un des médecins qui ont l’habitude des miracles et, grâce aux progrès de la science, il y en a beaucoup plus à notre époque qu’il n’y en a jamais eu ; cela rassurera et tranquillisera Mme Daubrée qui, espérons-le, n’est atteinte que d’une de ces indispositions fréquentes qui sont malheureusement le lot des gens de son âge.

Quand ce moment de maladie sera passé elle sera la première à être satisfaite du tour qu’auront pris les choses.

— Ah ! soupira M. Jussieux, qui en écoutant Mme Hélène se sentait soulagé du poids énorme de son incertitude, et qui rentrait aussi en paix avec le coin de sa conscience que cette légère crainte avait un moment troublée.

— Pendant ce temps-là, continuait Mme Hélène, qui tenait à rassurer tout à fait le jeune homme, la discussion qui vous intéresse sera close ; toute l’impérieuse nécessité de votre présence ici aura, sinon entièrement disparu, du moins grandement diminué, et alors rien ne sera plus naturel que de demander et d’obtenir un congé qui vous permettra de faire une visite tout affectueuse à votre grand’mère.

— Je crois ; en effet, que tout se peut arranger ainsi, conclut M. Jussieux.

— Voulez-vous écrire tout de suite, reprit Mme Hélène, tenez, là, près de vous, vous avez tout ce qu’il vous faut, faites votre lettre, si vous croyez en avoir le temps avant d’aller à la Chambre, je la ferai jeter à la poste par un domestique, cet empressement à répondre fera déjà plaisir à Mme Daubrée, et cela l’aidera à attendre patiemment un voyage que vous ne pourriez effectuer maintenant sans folie.

On se doit à sa position, on se doit à son avenir, mon cher Étienne, ajouta-t-elle d’une voix légèrement sentencieuse, après un moment de silence, et si l’on devait quitter les plus grands intérêts de l’existence pour accourir au fond du monde civilisé, à propos des craintes qu’une fille du peuple peut ressentir sur la santé d’un de vos parents, les choses sérieuses seraient trop à la merci de la sentimentalité populaire : il faut être de son temps et surtout de sa condition ; c’est le premier devoir d’un homme politique.

Alors, sentant sa cause gagnée, elle ouvrit un livre à la mode, qui attendait son bon plaisir à la portée de sa main, et laissa Étienne répondre à Mariette.

Quand il sortit de chez la femme du ministre, M. le député était tout à fait en paix avec lui-même. Il avait laissé sa lettre aux soins de son amie. Il avait rempli scrupuleusement son devoir vis-à-vis de sa famille, il rentrait, libre de toute préoccupation, dans son existence politique, qui seule pouvait donner satisfaction à son ambition.

La semaine entière s’écoula sans qu’il vint de lettre de Candelair, et, à part elle, Mme Malsauge s’applaudissait d’avoir empêché M. Jussieux de faire inutilement un voyage qui lui agréait si peu.

Mme Valentine avait entièrement oublié l’incident qui, un matin, à l’heure du déjeuner, était venu se jeter en travers de son calme. Quant à Étienne, il n’y songeait vraiment pas davantage.

Le courrier donc, en apportant une lettre cachetée de noir, fit presque événement à l’hôtel.

Mariette qui avait deviné l’influence étrangère qui avait dicté la réponse de M. Jussieux, en avait été profondément peinée, et la mort de Mme Daubrée avait mis le comble à son chagrin, car il lui semblait qu’en mourant la vieille femme emportait le dernier et fragile lien qui l’attachait à Étienne, à cet Étienne tant et si constamment aimé, malgré le temps, malgré l’absence, ces deux dissolvants de presque toutes les affections de ce monde.

« Monsieur Étienne, disait la pauvre ouvrière dans la lettre qu’elle adressait à l’homme d’État.

» J’ai la douleur de venir vous annoncer aujourd’hui la mort de votre bonne grand’mère, cette excellente Mme Daubrée, dont ma précédente lettre vous faisait pressentir la fin prochaine.

» La digne dame s’est éteinte il y a une heure, tranquillement, doucement, pieusement, comme elle avait vécu. Elle a prononcé souvent votre nom, et Dieu, qui est consolant et charitable, pour ceux qui ont mis en lui toute leur confiance, pour ceux qui ont laissé toute leur vie s’écouler à son ombre, Dieu lui a fait la grâce de croire que vous étiez auprès d’elle.

» Elle avait sous sa main la lettre reçue de Paris, et le désir qu’elle avait de votre arrivée, mêlé à la nouvelle d’un voyage que vous vous disposiez à faire, d’ici à quelque temps, lui ont fait croire à votre présence, qui a rendu heureux les derniers instants de sa vie.

» Elle vous a fait, la pauvre femme, toutes les amitiés que probablement, dans la crainte de vous trop gâter, elle n’avait pas osé vous faire pendant le cours de toute sa vie.

» Je suis encore fort attendrie des mots affectueux qu’elle a su trouver pour vous dire combien elle vous aimait.

» Elle a fait à la pauvre Mariette, qui, maintenant, n’a plus personne à qui elle puisse parler de vous, un legs affectueux de son livre d’heures, de ses chapelets et de ses médailles religieuses, afin que je puisse continuer à prier Dieu pour vous, avec ces pieuses images, qui me doivent rappeler de quelle affection modeste, mais constante et dévouée, elle vous a constamment aimé.

» Enfin, monsieur Étienne, elle est morte heureuse en vous adressant son dernier sourire, son dernier baiser, sa dernière pensée, et je crois qu’il est de mon devoir de vous bien dire toutes ces choses pour vous aider à vous consoler du chagrin que vous ne pouvez manquer d’avoir en songeant qu’en réalité, vous l’avez laissée partir sans lui dire adieu.

» Maintenant si vous avez quelque instruction à me donner pour les funérailles de Mme Daubrée, je les attends et je m’y conformerai entièrement, car monsieur votre oncle est tout à fait incapable, non-seulement de me dire quoi que ce soit, mais même de mettre deux idées raisonnables et justes à la suite l’une de l’autre. La mort de sa sœur l’a grandement frappé.

» Votre toute dévouée amie et plus que jamais fidèle servante.

» Mariette. »

Ce que l’ouvrière n’avait pas voulu dire, en annonçant la douloureuse nouvelle de la mort de Mme Daubrée à M. Jussieux, c’était l’état réel de M. Isidore Letourneur.

Cet homme, si plein de lui-même et si soucieux de tout ce qui se rattachait à sa personne, avait, en effet, été très-sérieusement frappé de la maladie, puis de la mort de sa sœur, car il lui semblait qu’en venant prendre chez lui, dans sa maison, dans sa propre famille, une personne qui lui était si utile et à laquelle il était habitué depuis si longtemps, c’était une sombre menace pour lui-même ; la cloche qui avait sonné les funérailles de Mme Daubrée lui paraissait aussi avoir tinté le premier glas de sa mort future.

Il s’était senti atteint dans sa personne, son âge lui revenait sans cesse à l’esprit comme une note lugubre, et il avait peur.

Mais une peur réelle et profonde ; il voyait la mort partout et à chaque pas ; il craignait de se voir atteint par elle.

Mariette, pour ne pas donner en spectacle aux étrangers cette misérable frayeur, qui avait la naïveté cynique de demander à chacun des consolations pour lui, et qui voulait avant tout qu’on le rassurât sur la chère vie de sa précieuse personne, Mariette avait été obligée de le reléguer dans sa chambre avec une brave femme à laquelle elle avait donné la mission de l’entretenir de choses gaies et de ne le laisser sortir sous aucun prétexte.

M. Isidore lui-même ne demandait plus à parcourir sa chère Chartreuse que le deuil habitait ; il craignait bien trop, vraiment, de se heurter à quelque image funèbre ; il demanda que l’on rabattit tous les rideaux sur ses fenêtres, afin de lui cacher les nombreuses confréries qui venaient, avec leurs croix et leurs bannières déployées, faire des prières d’usage sur une des plus anciennes affiliées de ces pieuses congrégations.

Le chant des prêtres le fit pleurer sur lui-même en le faisant songer qu’un jour viendrait, peut-être bientôt, où on l’emporterait aussi à son tour au cimetière, et l’idée d’un trou dans la terre lui donnait le frisson.

Quant à lui faire dire un dernier adieu à la dépouille mortelle de sa sœur, il n’en fut même pas question. Mariette savait bien que ce serait un trop misérable spectacle, elle voulut l’éviter à la mémoire de la pauvre femme, au souvenir qu’elle avait d’Étienne et à ce qu’elle portait en elle de religieux respect à la mort.

Étienne Jussieux annonça tranquillement à Mme Valentine qu’il venait de perdre sa grand’mère en la priant de faire faire un deuil convenable à sa maison et de vouloir bien le prendre elle-même.

Il fit savoir l’événement à M. et Mme Malsauge, on fit avertir le marquis de Ferrettes, qui, à cette nouvelle, accourut en toute hâte ; puis il répondit à Mariette :

« Ma bien chère et toujours bien bonne amie,

» Je te remercie, de toutes les forces du cœur de cet Étienne que tu as connu à Candelair, il y a déjà bien longtemps, de l’affection filiale dont tu as entouré les derniers jours de ma brave grand’mère.

» Ce m’est en effet une consolation de savoir qu’elle m’a cru auprès d’elle, lorsqu’elle m’y avait désiré ; je te suis sincèrement reconnaissant de m’avoir donné le moyen d’apaiser ma conscience d’aujourd’hui qui n’est pas toujours en paix avec celle que j’avais emportée en quittant la montagne.

» Je n’ai ni instruction, ni ordres à te donner pour les funérailles de ma sainte et digne grand’mère, je te prie seulement de déployer, en cette occasion, non point la pompe mondaine, tu sais si elle y tenait peu, — mais toutes les pompes religieuses dont elle faisait grand cas.

» Appelle sur sa modeste et chère dépouille tout ce que la prière peut avoir de consolant, tout ce que l’Église possède d’indulgences, de bénédictions et protections pour aider la chère âme qui vient de quitter le corps de Mme Daubrée à gagner les sphères éternelles, dans la béatitude de tous les devoirs accomplis.

» Tu sais combien la religion lui était chère ; que la religion lui donne tout ce qu’elle peut donner aux morts.

» Moi je te remercie, je te bénis et je t’aime comme la première et la meilleure entre toutes les âmes affectueuses qui ont bien voulu s’attacher à moi.

» Étienne Jussieux. »

La lettre une fois partie, il fut plus tranquille ; mais il lui sembla qu’il était bien seul dans son hôtel, bien seul dans ce grand Paris si peuplé et si bruyant, bien seul surtout dans le monde moral, et la visite du marquis de Ferrettes lui fit du bien.

— Mon cher enfant, dit le marquis, en attaquant, ainsi que cela se dit vulgairement, le taureau par les cornes, vous êtes dans un moment excessivement pénible ; vous éprouvez aujourd’hui un sérieux chagrin, un des plus grands, à coup sûr, de tous ceux que vous éprouverez jamais. Je ne viens point pour vous aider à vous consoler ; je n’arrive pas, l’esprit chargé de paroles banales, vous démontrer que tout ce qui vous reste peut bien remplacer ce que vous perdez ; je laisserai cela aux indifférents et aux niais, et comme le nombre en est grand, soyez persuadé que vous êtes appelé à ouïr plus d’une fois toutes ces révoltantes phrases toutes faites.

Non, mon cher Étienne, j’arrive pour que vous ayez à côté de vous à qui parler de votre grand’mère ; je l’ai vue, vous le savez, et j’ai conservé d’elle un pieux et respectueux souvenir ; c’était une de ces femmes modestes et simples, dont nul ne parle, qui se tiennent dans l’ombre toute leur vie, mais qui ont eu une si grande et si humble tendresse pour ceux qu’elles ont aimés, que ceux-là ne sauraient les perdre sans en être bien affligés.

Ma foi, mon pauvre ami, pleurez, parlez-moi d’elle, des gâteaux qu’elle vous donnait quand vous étiez tout petit, des gronderies et des sermons dont elle gratifiait vos jeunes escapades ; vous savez, n’est-ce pas, Étienne, que je sais comprendre toutes ces choses, et que mon esprit vous suivra bien gravement dans le pèlerinage que vous devez avoir besoin de faire vers le passé.

Étienne serra la main du marquis et attacha sur lui un regard tout chargé de gratitude ; car en ce moment il avait vraiment besoin de l’aide morale que lui apportait M. de Ferrettes aussi trouva-t-il bon de pouvoir se laisser aller, devant lui, à la douleur qui le faisait pleurer.

Quelques jours après la mort de Mme Daubrée, Mariette écrivit à Étienne pour lui faire savoir qu’elle avait cru bien faire en s’installant presque à poste fixe à la Chartreuse, pour soigner et surveiller l’oncle Isidore, dont la frayeur avait fort ébranlé les facultés intellectuelles, et qui était, à la suite de tous ces tristes événements, tombé dans une enfance presque cruelle, qui le rendait redoutable pour ceux qui lui parlaient de Mme Daubrée.

Il ne pouvait souffrir qu’on rappelait cette idée de mort, et Mariette, dévouée à tout ce qui se rattachait à Étienne à un titre quelconque, s’était faite, de par son autorité affectueuse, l’intendante de la Chartreuse.

M. Letourneur qui un moment avait craint de se trouver seul, abandonné aux soins imparfaits et mercenaires d’une servante, fut tout joyeux en voyant l’ouvrière se faire l’esclave de ses caprices et des attentions permanentes que demandaient les habitudes de bien-être et d’ordre dont sa sœur lui avait donné le pli depuis leurs plus jeunes années.

En voyant combien une personne plus jeune, par conséquent plus active et plus vive que la défunte, apportait de changement heureux à sa manière d’être, il eut la bonne foi de ne plus paraître regretter la morte et ne sut pas davantage lui en vouloir de l’avoir quitté puisque les circonstances avaient fait tourner les choses à son plus grand avantage.

La session qui suivit la mort de sa grand’mère fut pénible et lourde au député ; il parla souvent ; il travailla beaucoup, et, sans apporter à toutes ces choses l’ardeur entraînante et active de ses débuts dans la vie politique, il en fut, néanmoins, très-las et sérieusement fatigué.

Sa santé si belle, si fière, si solide semblait s’être dépensée aux minuties de l’existence ; car, de ce trésor sans pareil la force et la puissance, il paraissait n’en plus avoir que le souvenir, qui augmentait d’autant ses regrets.

Ses docteurs parlaient d’anémie, de fièvre lente et nerveuse, et l’excès du travail paraissait avoir fait tout le mal, du moins l’en accusaient-ils très-haut avec un accord aussi rare que parfait.

Aussi fut-il décidé, à l’unanimité, que l’air natal était nécessaire à la poitrine de M. Jussieux, et qu’il fallait qu’il allât, pour au moins toute une belle saison, à Candelair.

La science avait prononcé ; il ne restait plus qu’à obéir, et le marquis, qui surgissait comme le Deus ex machinâ dans toutes les circonstances graves de la vie d’Étienne, vint apporter son affirmation et son aide pour pousser la famille de son cœur à un voyage qu’il jugeait indispensable, lui aussi, à la santé morale d’Étienne, au moins autant qu’à sa santé physique.

Car, seul peut-être, il ne se faisait pas illusion sur la cause du mal ; il voyait clairement que le désenchantement et la lassitude de l’esprit et de l’âme avaient fait plus de besogne à l’œuvre mauvaise que tous les travaux auxquels Étienne aurait pu se livrer.

M. Jussieux, sans en laisser rien paraître, était réellement et entièrement blasé sur les gens et sur les choses ; la vie ne lui semblait plus mériter tout le mal qu’il s’était donné pour l’arranger selon la vanité, et les grands appétits de bien-être avec lesquels il était arrivé de Candelair.

Peu à peu, malgré son apparence de jeunesse, il s’était senti devenir vieux ; son cœur, qui avait tant et si fort battu, il ne le sentait plus se mouvoir en lui ; il était devenu en face du jeu de l’existence un joueur habile, mais sans passion, les pions qu’il faisait aller et venir lui étaient tous d’une indifférence complète. Le jeu de ses adversaires ne lui procurait pas la moindre émotion.

La fortune et la chance, en le comblant de leurs dons, avaient si bien émoussé toutes ses sensations qu’il ne prenait plus le moindre intérêt à la vie.

Il ne se tourmentait pas et ne s’agitait point pour chercher un remède à son mal, car tout lui paraissait aussi peu enviable que ce qu’il possédait.

Ah ! il était bien complètement désenchanté et indifférent à lui-même autant qu’aux autres !

C’était un triste état, et qui inquiétait fort M. de Ferrettes.

En apprenant la nouvelle de ce départ, Mme Hélène sourit finement ; elle leva vers le ciel ses belles mains, en signe de surprise et d’étonnement, car les femmes, et Dieu sait si Mme Malsauge l’était dans la complète acception du mot, les femmes savent bien qu’il est inutile de retourner vers le passé pour lui demander un remède aux maux du présent. Elles le savent, le passé ne fait que nous aider à constater plus sûrement ce que nous avons perdu, et nous ne pouvons que revenir plus malades, plus alanguis, plus désespérés, sinon tout à fait perdus, de la source vers laquelle nous avions été pour y boire la santé, pour y retrouver la force et l’énergie.

Mais Mme Malsauge se garda bien de faire part des réflexions que lui suggéraient son expérience et sa science de l’âme humaine, à ce brave marquis, qui était officiellement, en même temps qu’officieusement, venu lui apporter la nouvelle de ce voyage.

Mme Malsauge avait été guidée, par l’habileté de son oncle, vers les choses de la religion qui sont, à un certain moment, une parure qui sied d’une façon incontestable aux grandes dames dont la position éminente leur fait un devoir de tenir toujours un premier rôle dans le monde.

Mme Hélène, ayant marié son amant, ne pouvait avoir quitté un homme aussi parfaitement accompli que l’était M. Jussieux que pour trouver et que pour prendre mieux.

La religion seule pouvait lui donner un grade supérieur à celui qu’elle occupait grâce à cette charmante faiblesse. Elle s’était donc parée d’une demi-dévotion, qui allait bien à son visage doux et gracieux et qui lui avait permis de ne point rompre avec les joies profanes.

Elle suit les sermons avec une coquetterie qui exclut toute passion ; elle assiste aux solennités religieuses en femme qui sait le prix des minutes données à l’adoration ; elle a jeté sur ses allures de femme du monde quelque chose de mystérieux plutôt que de mystique, absolument comme une draperie de riche dentelle sur une toilette trop brillamment éclatante.

Elle a mêlé quelques gouttes d’eau bénite à ses parfums pour en sanctifier le charme et l’attrait.

Elle n’a point rompu avec le théâtre, sa position a des exigences que comprend et devine son directeur. Elle dîne en ville les épaules et les bras nus très-complètement, ainsi qu’il convient à une femme de son rang, ses épaules et ses bras sont au reste fort beaux, bien plus qu’à l’époque où elle était toute jeune et où elle se faisait des toilettes de vapeurs pour dissimuler sa mièvrerie.

L’amour en passant par là n’a pas tout pris et la religion peut faire encore une riche moisson des dons tardifs qu’on lui apporte.

— Quel oncle aimable, pensait Mme Hélène, à propos de M. de Ferrettes, et quel ami précieux ! Ma conversion est vraiment son ouvrage ! C’est lui qui m’a fait ouvrir les yeux à la grâce et je m’en trouve si bien que je lui en suis toute reconnaissante.

Ah ! le cher marquis, nul mieux que lui ne sait ce qui convient aux femmes.

Depuis le jour où, sur la montagne de Candelair, nous avons présenté le marquis de Ferrettes à nos lecteurs, il n’a pas changé et les années ont glissé sur lui sans l’atteindre.

C’est toujours l’aimable et fin vieillard que nous connaissons.

Comme autrefois, il accompagne assez volontiers Mme Hélène où elle va, il la suit très-bien à l’église, ne craint pas de la décharger, au sortir de la messe, de son paroissien armorié ; néanmoins sa présence à ses côtés est en réalité moins constante et la majeure partie de son temps est irrévocablement acquise à Valentine de la Vaugellerie dont il a fait Mme Jussieux.

Mme la comtesse Jussieux ; — car le château, pour témoigner à Étienne de la reconnaissance qu’il a des services que lui a rendus le député et l’homme d’État, l’a créé comte.

Ce fut donc le marquis de Ferrettes qui prouva que Valentine devait accompagner son mari, ce fut lui qui donna le dernier coup d’œil aux apprêts du départ et quand il montèrent en chaise de poste, il ferma la portière et leur envoya de la main le dernier signe affectueux qu’ils emportèrent de Paris.

Étienne, en tournant le dos à la grande ville dans laquelle il avait dépensé une si grosse somme d’activité, où la passion l’avait envahi, fait vivre, puis abandonné, Étienne fut pris d’une grande lassitude ; il appuya sa tête aux coussins de la voiture et, fermant les yeux, pour se recueillir en lui-même, il se prit à réfléchir.

— Je suis donc bien vieux ? se demanda-t-il, et comme rien n’est plus triste en pareil cas qu’une réponse affirmative, il eut quelques scrupules à se la faire ; il chercha même à se prouver le contraire et il finit par y réussir, du moins en partie.

La vie que j’ai menée brise, pour un temps, les hommes les plus forts, pensa-t-il, et j’ai vécu trop vite pour ne pas être las de bonne heure.

Que j’étais jeune, ardent et fort, quand je passais sur cette route pour aller m’installer à Paris. C’est Paris qui m’a fatigué ; Candelair va me remettre ; et son imagination faisant des pas de géants, elle fut à la montagne dont elle parcourut tous les sentiers dans lesquels elle se reconnaissait, avec une fraicheur de mémoire qui, déjà, déridait le front d’Étienne.

M. Étienne Jussieux était seul en voiture avec sa femme. Mme Hélène, qui, étant l’intime amie de la maison, aurait eu toutes les bonnes raisons possibles pour être du voyage, était partie pour Rome. Sa toute nouvelle et jeune dévotion avait éprouvé le besoin d’aller chercher la bénédiction papale, et M. Malsauge, dont la cour ne pouvait plus se passer, avait, disait-on, un peu aidé à la décision de sa femme, en la priant de vouloir bien se charger d’une officieuse mission qui ne perdait rien de son sérieux, ni de son autorité, en passant par la bouche gracieuse de Mme Hélène.

Étienne était donc seul avec sa femme, et comme il avait de l’étendue de son esprit et de son jugement une fort mince opinion, il ne se gênait pas pour laisser son imagination courir à l’aventure, c’est-à-dire qu’il s’occupait très-peu de sa compagne de voyage et beaucoup de lui.

À mesure qu’il approchait de Candelair et qu’il reconnaissait l’aspect tout particulier de la campagne de ces pays-là, il sentait une étrange émotion s’emparer de lui, il lui semblait qu’il dépouillait peu à peu le vieil homme, cet homme de Paris avec lequel il vivait en si bonne intelligence depuis plus de dix ans, et qu’il rentrait dans l’existence de l’Étienne d’autrefois.

Il regardait les champs couverts de maïs, les coteaux chargés de vignes, les tabacs qui, dans les terres fraiches de la plaine, étalaient leurs feuilles immenses et comptées par la régie, au brûlant soleil du midi ; au loin les amandiers, avec leur feuillage grêle, ayant laissé choir leurs fruits, s’agitaient au souffle du vent, semblables aux branches des trembles qui forment la lisière des bois, qui sont nombreux dans les demi-hauteurs.

— Comme je me croyais malheureux autrefois, pensait l’homme éminent, parce que je n’avais pas d’argent, parce que je n’avais pas d’habits, parce que je n’allais pas dans le monde ! Ah ! heureuse époque où je vivais seul et à ma guise. Que l’enfance, que la jeunesse surtout sont inconscientes de leur bonheur et qu’elles se préparent d’amers regrets pour l’avenir.

En remuant en lui le souvenir de toutes ces choses qu’il avait si fort dédaignées autrefois et qu’il trouvait si charmantes aujourd’hui, Étienne se sentit ému.

Cela l’étonna.

Il sentit battre son cœur !

Il écouta attentivement pour se bien assurer que la chose était vraie et que son imagination ne le trompait pas.

Son cœur s’agitait presque comme au temps passé, et son émotion était charmante.

― Mais je suis jeune encore ; mais je puis encore vivre, se dit-il presque heureux.

Au fait, reprit-il après avoir compté à plusieurs reprises le petit nombre d’années qu’il avait vécu, je n’ai que trente-trois ans. C’est le commencement de l’existence, et je ne saurais abandonner si vite tant de choses bonnes et charmantes qui se trouvent encore en face de moi et qui me doivent revenir.

Il était si heureux de la découverte qu’il venait de faire dans son esprit, qu’il éprouva le besoin d’en parler et peut-être aussi eut-il le désir de trouver quelqu’un qui voulût bien chanter avec lui le renouveau qui s’éveillait dans une âme qu’il croyait si complètement éteinte.

Alors il tourna ses regards du côté de Valentine, qui, accoudée dans un angle de la voiture, promenait un œil indifférent et fatigué du voyage sur la campagne, pourtant fort belle, qui se déroulait devant eux.

Étienne fut surpris, pour la première fois à coup sûr depuis son mariage, de l’extrême et constante froideur dans laquelle vivait Valentine. Il s’en aperçut seulement parce que ce jour-là elle n’était pas dans le ton, et la dissonance qui en résultait eut un effet pénible pour M. Jussieux.

Pourtant il essaya de rompre la glace, et, s’adressant à la jeune femme, il lui demanda si elle ne trouvait pas bien beau, bien pittoresque et largement splendide le pays dans lequel ils venaient d’entrer, et qui s’accentuait encore à chaque tour de roue qui les rapprochait de Candelair.

La jeune femme ouvrit ses grands yeux sur les sites quelque peu sauvages et très-heurtés de tons au milieu desquels ils étaient, puis elle les reporta, légèrement étonnés, sur son mari dont elle ne comprenait pas l’enthousiasme.

Elle lui répondit tranquillement :

— Mais je trouve tout cela fort laid, je vous le jure. Je suis habituée à la campagne bien peignée et correctement unie des environs de Paris, je ne connais qu’elle et ne saurais comprendre d’autres aspects.

M. Jussieux fut péniblement affecté de ce rappel aux choses de l’existence, qui étaient si peu en rapport avec ses impressions du moment ; aussi, pour ne pas continuer une causerie qui lui était déplaisante, il se renferma de nouveau dans un mutisme que Valentine n’eut pas la moindre velléité de rompre.

Ce fut vers le soir que l’on arriva à Candelair. La journée avait été chaude, la soirée était transparente et toute chargée des parfums que les fleurs, les plantes, la terre et les fruits répandent dans l’air à cette époque de l’année.

La Chartreuse qui, sous les ordres de Mariette, avait pris un aspect en rapport avec les hôtes illustres qu’elle attendait, la Chartreuse était toute éclairée intérieurement, sous l’ombre épaisse des grands arbres du jardin, et ses marches de pierre blanche, qui allaient se baignant par degré dans la verdure des longues pelouses, ressemblaient à un tapis d’hermine déployé dans la sombre nuit.

Quand les grelots de la chaise de poste se firent entendre, l’oncle Isidore eut comme un mouvement joyeux qui fit tressaillir sa vanité : cette fille de noble maison qui venait chez lui et qu’il avait le droit d’appeler sa nièce, son propre neveu, ce petit Étienne dont l’instruction était un bienfait de sa part et qui maintenant était un personnage, tout cela ne laissait pas que de le grandement satisfaire, car il allait s’en rehausser d’autant aux yeux de ses compatriotes.

Sans compter que le luxe inusité que l’on ne pouvait manquer de déployer à la Chartreuse, en cette occasion, devait en chasser les dernières ombres sinistres que la mort y avait laissées ; les images jeunes et gaies qui devaient faire cortége au comte et à la comtesse Jussieux, allaient lui rendre la quiétude, l’appétit et ce superbe contentement de lui-même que la mort de Mme Daubrée avait un moment troublé.

Il descendit donc bien vite pour offrir le bras à sa noble, riche et belle nièce, et pour lui montrer, par l’aménité de son accueil, qu’elle avait un oncle qui comptait dans le monde parmi les gens du bel air.

Mariette, qui était déjà au bas de l’escalier, se rangea dans l’ombre pour laisser passer le maître du logis.

La portière une fois ouverte, M. Letourneur tendit galamment la main à Valentine en lui disant de sa voix des grands jours :

— Soyez la bien venue, madame la comtesse, et pour faire la joie de votre grand’oncle, veuillez vous considérer, à la Chartreuse, comme chez vous et compter M. Isidore Letourneur comme le premier et le plus empressé de vos valets.

Cette phrase avait été mûrie depuis longtemps, et son auteur en était pleinement satisfait.

— Vous êtes mille fois bon, et je vous suis toute reconnaissante, répondit Valentine, qui sentait qu’elle devait dire quelque chose, pendant qu’elle songeait que si son lit et l’appartement qu’on lui destinait étaient aussi accueillants que ce vieux monsieur, qui s’intitulait son oncle le pouvait faire espérer, elle allait passer une bonne nuit, ce dont elle avait le plus grand besoin, la poussière, le soleil et le cahotement de la voiture l’ayant entièrement fatiguée.

Pendant que le propriétaire de la Chartreuse conduisait sa belle nièce à la chambre qu’on lui avait préparée, Mariette s’était baissée jusqu’à la main d’Étienne, à son tour descendu de la chaise de poste, et elle y avait appuyé ses lèvres avec une si tendre émotion que les larmes avaient jailli de ses yeux et qu’elle était vivement rentrée dans l’ombre pour les dissimuler.

Mais Étienne l’avait appelée, à haute voix, il avait retrouvé pour cela ses poumons des anciens jours, et il avait rendu aux deux joues de l’ouvrière les baisers qu’il venait de recevoir d’elle.

— Oh ! ma bonne Mariette, que je suis aise d’être venu, dit-il, enfin ; il me semble que j’ai laissé mon mal et ma faiblesse à Paris ; je me sens déjà mieux.

— À coup sûr, répondit Mariette, on n’est point malade ici ; vous savez bien que dernièrement, quand vous êtes revenu malade pour avoir trop travaillé, afin de vous faire recevoir avocat, huit jours de sommeil et de promenade vous ont remis. On ne meurt à Candelair que de vieillesse, et encore, le plus tard possible ; grâce à Dieu, nous avons le temps d’y songer, la marge est large devant nous.

Pour Mariette, les nombreuses années qui s’étaient écoulées entre le premier voyage d’Étienne et celui qu’il accomplissait aujourd’hui, comme un pèlerinage vers la santé, ces années qui lui avaient été si lourdes à lui, elles ne comptaient pas ou presque pas ; c’était dernièrement, c’était hier, qu’il était rentré au pays, rien donc n’était changé, ni elle, ni lui surtout. Ah ! qu’il lui sut gré de cette façon d’apprécier les choses.

En arrivant à sa chambre, dès qu’il en eut ouvert la porte, Lou-Pitiou se précipita dans ses jambes, et bondissant, autant que le lui permettaient son âge et l’embonpoint qu’il avait gagné à vivre sous la douce tutelle de Mariette, il fit à Étienne le même accueil qu’autrefois.

— Ah ! mon chien, mon bon chien, mon ami ! s’écria M. Jussieux en se baissant pour être plus à la portée de la brave bête ; je n’avais pas parlé de toi, j’avais tant peur de ne pas te retrouver.

— Je l’avais enfermé, répondit Mariette ; je sais que les dames de la ville ne le supporteraient qu’avec peine ; elles le trouveraient laid et trop familier. Ah ! c’est que nous l’avons gâté, nous deux, en le conduisant avec nous à la montagne et à Fraiche-Fontaine, et tout en parlant elle avait, elle-même, lestement préparé ce qui était nécessaire, pour la nuit, dans la chambre du voyageur.

Étienne était vraiment ému, mais ému de bonne foi ; il se coucha presque joyeux et dormit bien, d’un sommeil calme et réparateur, pendant que Lou-Pitiou, ayant reconquis sa place sur le tapis, au pied du lit, levait de temps à autre la tête pour regarder ce cher maître, l’objet de ses premières comme de ses éternelles tendresses.

Le lendemain en ouvrant les yeux, Mme Valentine demanda à la femme de chambre, qui était venue faire du jour chez elle, quel aspect avaient les choses et les gens au milieu desquels elle se trouvait, car l’heure avancée à laquelle on était arrivé la veille ne lui avait pas permis de se créer une opinion personnelle.

— Les choses ont l’air d’être riches, très-cossues, mais fort bêtes ; les gens leur ressemblent beaucoup, ils parlent tous un si étrange patois qu’il est tout à fait impossible de les comprendre. Ah ! je crains bien, ajouta la Martine du Faubourg Saint-Germain, que madame ne trouve le temps bien long ici, à coup sûr on ne doit point savoir à quoi employer ses heures.

L’oncle de M. le comte a l’air de ne pas oser vivre lui-même, depuis qu’il a eu les yeux ouverts, ce matin, il a bien fait appeler au moins cinquante fois Mlle Mariette : pour lui donner son eau chaude, pour lui donner son eau froide, pour lui faire tenir ses pantoufles, pour lui préparer son chocolat, pour lui déployer ses chaussettes. Enfin, il faut que tout passe par les mains de Mlle Mariette, pour que cela soit bien fait.

— Qui est ça ? cette demoiselle Mariette, demanda Valentine sans attacher grande importance pas plus à la réponse qu’on allait lui faire qu’à la question qu’elle venait de poser.

— Je crois que c’est la gouvernante, répondit la femme de chambre, elle a les clefs de tout, c’est elle qui commande et qui achète. Elle est bien la maîtresse au logis. Le jardinier a l’air de ne pas oser toucher à un brin d’herbe dans son jardin sans qu’elle l’ait permis, pas plus que les domestiques qui, pour tremper une affreuse soupe, qui, je crois, fait tout leur déjeuner, ont attendu qu’elle le dise.

— Alors c’est une puissance à la Chartreuse, cette demoiselle Mariette ?

— Cela me fait cet effet, madame.

— Il faudra tâcher de rester en bons termes avec elle, dit Mme Valentine, car si nous devons passer une saison ici, pour remettre la santé de M. le comte, je désire y vivre en paix ; s’il est écrit que je doive m’y ennuyer, je tiens à le faire royalement et sans distraction contraire.

— Je serais désespérée de mécontenter madame, et certes je ferai au-delà du possible pour n’avoir jamais maille à partir avec Mlle Mariette, répondit la femme de chambre.

Au déjeuner une chose qui étonna fort Mme Jussieux, c’est qu’Étienne, en cela bien d’accord avec l’oncle Isidore, ne permit jamais à Mariette d’enlever son couvert de la table où depuis plus de quinze ans il avait sa place accoutumée.

La jeune femme jeta un regard assez surpris vers cette belle fille, en bonnet blanc et en toilette de modeste ouvrière, qui s’asseyait avec ses maîtres et déjeunait à la même table qu’eux.

— Ma chère Valentine, dit alors Étienne, pour mettre tout le monde à l’aise, je vous présente Mariette, mon amie d’enfance, l’amie constante et dévouée de toujours, qui pour moi a bien voulu fermer les yeux de ma grand’mère, et qui remplit auprès de mon oncle le rôle de providence, en l’entourant des soins affectueux auxquels il a de tout temps été habitué.

Mariette, c’est ma conscience à Candelair ; c’est elle qui s’est chargée de mes devoirs vis-à-vis de ma famille, et qui s’en acquitte mieux que je ne saurais le faire moi-même.

Valentine s’inclina d’une façon aussi courtoise qu’indifférente ; elle sut trouver quelques mots gracieux, et s’assit tranquillement pour déjeuner, puisque l’heure en était venue.

Les choses ainsi expliquées, chacun rentra dans son caractère et dans ses habitudes.

Lou-Pitiou, sa tête sur les genoux d’Étienne, assistait en chien satisfait au repas des autres ; mais la jeune femme en apercevant ce museau noir et tout hérissé de poils eut un petit mouvement de crainte, car il faut bien l’avouer, Lou-Pitiou n’avait point changé d’allure en prenant de l’âge, il n’était pas davantage devenu beau et il ne s’était pas plus familiarisé qu’autrefois avec les étrangers.

Lou-Pitiou permettait bien à l’oncle Isidore de se mettre à table, chez lui, parce que Mariette était là, et qu’en l’absence d’Étienne la jeune fille avait seule le talent de se faire comprendre et obéir de lui ; mais l’accueil affectueux que chacun à la Chartreuse avait été contraint de faire au Pitiou pour arriver à conserver Mariette au logis, n’avait pas rendu la brave bête plus communicative et Mme la comtesse eut besoin d’être rassurée, sur sa mine rébarbative, pour prendre en paix son repas du matin.

Aussitôt après le déjeuner, Mme Valentine remonta chez elle ; puis elle se mit en devoir d’aller visiter les églises, pensant qu’une ville du Midi ne pouvait manquer d’être fort riche en monuments religieux, et elle-même ne voyait pas pour elle d’autre distraction que ce genre d’exercice.

Mariette trouva une vieille personne qui savait l’histoire de toutes les chapelles sur le bout de son doigt et qui connaissait à fond toutes les pieuses curiosités que l’on pouvait voir ; elle mit ce cicérone en cotillon au service de la comtesse qui sortit suivie de sa femme de chambre, que ce genre de plaisir n’alléchait point.

Pendant cela Étienne a pris la clef des champs et, précédé de son chien fidèle, il veut revoir ses impraticables sentiers, tant parcourus du temps de sa misère ; il va, il va toujours, et la montagne, dans son éternelle jeunesse, lui montre comme dans un miroir dont rien n’aurait altéré la pureté les choses d’autrefois, dans leur immuable, dans leur éternelle beauté.

Il va de droite, de gauche, marchant avec vivacité, ne pensant point à l’heure qui s’écoule, ne songeant point à rentrer à Candelair, si la nuit et Lou-Pitiou ne l’avertissaient point, chacun à leur manière, qu’il est temps de rapatrier le logis.

Huit jours, quinze jours s’écoulèrent ainsi. Chaque matin Étienne partait pour ses promenades, et chaque jour aussi ses forces augmentaient ; il allait un peu plus haut, dans sa chère montagne, poussant plus loin ses reconnaissances.

Il sentait que son pied était toujours le pied leste et solide du montagnard ; cette repossession de lui-même lui mettait au cœur une joie profonde dont il n’osait pas voir toute l’étendue, tant il avait peur de s’illusionner et d’être rappelé à la réalité par les observations que les autres auraient pu faire à ce sujet.

Pourtant sa poitrine reconnaissait les brises âpres et fortifiantes de la montagne, elle les respirait à pleins poumons, et quand il rentrait, il était chaque soir mieux portant, plus souple, plus fort. Son corps se trouvait bien de ce régime d’un complet repos d’esprit et d’une activité physique à laquelle les jeunes années d’Étienne avaient été si bien pliées que cela lui avait presque fait une seconde nature, avec laquelle il n’avait pas pu rompre entièrement sans en être sérieusement atteint.

Mais si le corps reprend des forces, de la souplesse, du ressort et de la santé, il n’en arrive pas si facilement à l’âme ; une fois affectée, cette part de nous, si délicate et si sensible, ne reconquiert pas sa confiance, et la jeunesse qu’elle a perdue s’en va rejoindre les neiges d’antan, que rien ne saurait ni retrouver ni faire revenir.

Sa force physique et sa santé furent les seules choses qu’Étienne, en parcourant la montagne, retrouva de tout un cher passé qu’il cherchait à reconstruire.

Ses rêves envolés ou tués par la réalité, ses beaux et splendides rêves, le berceau en était là, chaque sentier les lui rappelait, il les voyait, il les écoutait bruire dans les branches, il apercevait leur ombre courant sur les mousses ou se glissant de buisson en buisson, allant d’un rocher à l’autre et se réfugiant, lorsqu’il voulait les ressaisir, dans les calices de ces fleurs sans pareilles qui poussent seulement sur les plus hautes cimes, et dont il faisait de si beaux bouquets pour Mme Hélène, aux temps heureux où ses illusions étaient jeunes comme lui, et où ses rêves le poursuivaient, tandis que maintenant il courait après eux sans les pouvoir atteindre.

Cette belle Mme Hélène qu’il a tant et si longtemps aimée, il a fallu qu’il revînt là où était né son amour pour elle, pour que le jugement, ce terrible miroir où se reflètent, dans une vérité sans voile, nos sensations et nos passions, la lui montrât ce qu’elle était en réalité.

Il la revoyait là, cette femme si ardemment aimée, traînant sur la pierre brune et mousse de la montagne les longs plis de ses peignoirs de mousseline ; il songeait à l’amour entier, jeune et fou dont il l’avait entourée ; pas une des sensations vivantes qui l’avaient agité, fait vivre et torturé ne s’était effacée de sa mémoire. Il remuait en lui ces souvenirs dont pas un ne s’était amoindri ni éteint.

Mais elle ! elle ! comme il la voyait maintenant froide, coquette, ne prenant de cette grande passion que ce qui pouvait lui en plaire et ne déranger en rien l’ordre établi dans son existence.

Ah ! comme il lui en voulait, à cette heure, de ne pas s’être laissé aimer comme il le voulait et pouvait faire.

Comme elle tombait de haut dans son estime, cette belle Mme Hélène, dont l’amour mesuré, compassé et si parfaitement plié à toutes les lois du monde, l’avait brisé, l’avait désenchanté et vieilli bien avant l’âge.

Quel compte sévère il lui demandait, dans son cœur, de sa jeunesse qu’elle avait éteinte à plaisir pour le faire de son âge, et de sa sauvagerie qu’elle avait si vivement calmée et civilisée, afin de faire de lui un homme comme tout le monde, parce qu’elle était, elle, une femme en tout semblable aux autres femmes.

Au bout de quelques jours de promenades solitaires sur la montagne et dans les champs qui avoisinent Candelair, le cœur et l’esprit d’Étienne avaient chèrement fait payer à Mme Malsauge, et à son souvenir, les dix aunées de bonheur qu’il lui devait et qu’il avait si royalement soldées.

Il en vint alors à songer à son mariage, et le regardant comme un don de Mme Hélène, puisque c’était son œuvre, il le classa dans les choses mauvaises pour lui et dont il devait avoir à se plaindre.

Quant à Valentine, le jugement qu’il avait une fois porté sur elle ne changea pas ; il ne se donna même pas la peine de l’étudier à nouveau, pour savoir s’il n’y avait pas lieu à y apporter quelques modifications. Mme Valentine était une honnête créature, pour laquelle il avait une très-grande estime ; mais il ne comprenait pas qu’elle pût jamais inspirer un autre sentiment à qui que ce fût, et surtout à lui.

Pourtant la première de ces deux femmes représentait son passé, sa jeunesse entière, et tout le bonheur qu’il avait eu, tandis que la seconde tenait dans sa main sa vie présente sous toutes ses faces ; elle était irrévocablement liée à son avenir. De tous les jours qui viennent, de toutes les heures qui lui restent à vivre elle en aura la moitié.

— Que tout cela est triste, triste ! murmura-t-il en descendant de la montagne, et la vie, ce soir-là, lui parut plus que jamais une moquerie du sort à laquelle il fit triste visage.

Lou-Pitiou seul n’avait pas changé, il allait le nez dans les talons de son maître, passant de temps à autre sa langue rose sur la main qu’Étienne laissait pendre abandonnée le long de son corps. En approchant de la ville où il savait qu’il allait retrouver Mariette, il hâtait le pas afin d’être toujours le premier à lui annoncer le retour du promeneur.

Il était vieux pourtant, bien vieux, le pauvre chien ; son œil était moins brillant qu’autrefois, ses jarrets moins souples aussi ; son cœur seul n’avait pas varié ; et comme si toute jeunesse devait venir de là, il était toujours de l’âge qu’il avait au temps que regrettait si fort Étienne ; son affection même semblait avoir grandi en raison des absences de son maître.

Il savait que ce maître était déjà parti, qu’il avait pendant bien des jours été privé, non-seulement des caresses qu’il recevait de lui, mais surtout de celles qu’il lui faisait, et de même qu’il avait gardé souvenance de la canne de M. Letourneur et de la fourche de l’aubergiste pour s’en méfier, de même il redoutait un nouveau voyage d’Étienne et il ne quittait plus son ami d’une minute dans la crainte d’en être encore privé.

Pourtant, tout sagement calculé, combien il devait davantage à Mariette qu’à M. Jussieux !

Mais, malgré tous les moralistes, malgré tous ceux qui tentent d’améliorer la race humaine et de mettre la réflexion, la reconnaissance, le devoir à la place de l’irréflexion et de l’entraînement du cœur, malgré tout et tous, l’amour ne saura jamais rien du devoir, sinon que le devoir est son plus mortel ennemi, et que le pauvre amour qui est sous sa domination n’y saurait vivre ; qu’il y dépérit et y meurt en bien peu de temps.

Les bêtes et nous, quoi qu’on en dise, nous sommes en beaucoup de choses, soumis aux mêmes lois sentimentales, avec cette seule différence que nous, nous sommes ingrats en parant notre détachement de déductions toutes à notre avantage, et que les animaux qui nous suivent dans ces détachements du cœur, rentrent dans leur indifférence comme dans un droit acquis à tout ce qui vit.

Lou-Pitiou aimait Étienne par-dessus tout, sans réflexion et sans remords, pendant qu’Étienne, à force de réflexion, en était arrivé à en vouloir à presque tous ceux qu’il avait aimés et à reporter sur lui, en regrets de toutes sortes et en tendre pitié, l’affection qu’il avait un moment égarée sur autrui.

Ce soir là donc Etienne, plus triste, quoique mieux portant, ne pouvait souffrir la vieillesse de cœur dont il se sentait atteint, et il en était arrivé à se demander si son retour à la santé était un bienfait dans de semblables conditions.

Il y a des études de cœur que l’on n’aime point à faire tout seul, surtout lorsqu’on y est pour quelque chose, et que l’on a lieu d’espérer que l’esprit ou l’expérience des autres seront capables de nous apporter une lumière profitable et de nous montrer un chemin à prendre qui nous fasse sortir de l’impasse où nous nous sentons mal à l’aise.

Étienne ne pouvait le nier, il était jeune de corps, il ne voulait pas rester vieux de cœur et d’âme ; il se disait qu’en fouillant dans l’âme et dans le cœur des autres, il trouverait peut-être le secret de cette jeunesse qu’il ne se sentait plus capable de reconquérir tout seul.

C’était un tourment sérieux et profond que celui qui s’était emparé de M. Jussieux, et jamais il n’avait été plus en droit qu’à cette heure de se trouver complétement malheureux.

L’homme ne vit pas seulement de pain et de santé matérielle ; il faut aussi que son cœur ait un aliment, qu’il le sente plein de vie et de force, au moins à l’égal du corps ; sans cela l’équilibre est rompu, et l’être imparfait se traîne dans l’existence, souffrant, mal à l’aise, mécontent de lui, des autres, et ne demandant plus qu’une porte entre-bâillée pour sortir de la vie où il se trouve si peu satisfait de tenir une place.

Étienne, après le souper, qui fut presque silencieux, ne vit pas sa femme se retirer dans son appartement sans un léger dépit ; il la suivit d’un regard qui, malgré sa tristesse, était presque suppliant. Mais Valentine ne vit rien, ou ne voulut rien voir ; elle rentra chez elle tranquillement, ayant acquis le droit, depuis les premières heures de son mariage, de laisser monsieur s’ennuyer tout seul en son retrait, et porter sans son aide ses peines, ses inquiétudes et ses tristesses.

Pourtant Étienne a frappé chez Valentine, il veut causer avec elle ; ce cœur qu’il sent vieux et presque mort, il veut tenter de le rajeunir, il veut essayer de le galvaniser, et il espère qu’auprès de sa femme, qui est presque une enfant, il trouvera le remède après lequel il court, sans oser croire qu’il l’atteindra.

Mais sa jeune femme a muré son âme à toutes les tentatives que maintenant pourrait faire son mari. Il est devenu pour elle, avec les heures du passé en moins, et sans l’ombre charmante des dix années d’amour vécues par Étienne, ce que Mme Malsauge est pour lui.

C’est le minotaure qui a dévoré sa jeunesse, c’est le manteau de glace qui a empêché d’éclore toutes les fleurs brillantes et parfumées que la jeune pensionnaire portait dans l’âme ; c’est l’ennemi, avec lequel elle ne saurait vivre en mauvais termes apparents, puisque rien d’apparent ne l’y autorise, mais qu’elle ne saurait pas davantage aimer, quoi qu’il puisse tenter maintenant pour rentrer en grâce : Il est trop tard !

Étienne lui-même, quand il fut près de Valentine, se sentit interdit en face de cette grâce tout de marbre, et, malgré le désir qu’il avait de causer, de se faire plaindre, de faire bercer les douleurs qu’il éprouvait par l’esprit d’une femme intelligente et distinguée, il ne retrouva pas le courage d’être lui-même, de se plaindre tout simplement et tout naïvement de ce qui le faisait souffrir et de pleurer les larmes qui l’étouffaient.

L’homme sérieux, spirituel et distingué, aime généralement beaucoup la femme, par une raison qui paraîtra tellement naïve que l’on en sourira à coup sûr ; mais cette raison est tellement vraie que nous ne saurions la taire en cette modeste étude.

L’homme est tenu, devant ses semblables, à une certaine allure froide qui prouve sa distinction ; à un sérieux qui semble attester son savoir et à une tempérance de discours qui donne de son esprit une haute idée : car on est toujours avare des choses précieuses ; c’est ainsi que l’on explique son peu de paroles.

Les plus francs sont pliés, malgré eux, et de bonne heure, à cette innocente mais fatigante comédie ; ce masque qu’ils portent partout, toujours, à toute heure, ils ne peuvent le déposer que lorsqu’ils sont avec la femme, avec une femme surtout ; car celle-là leur permet de parler de tout, comme bon leur semble, et aussi longtemps qu’ils le veulent.

Elle les laisse se dérider tout à leur aise, rire, chanter, pleurer ou jouer, selon leur inspiration du moment. Ils peuvent dépouiller leur raideur systématique, être jeunes, bavards, joyeux, être enfants surtout, ce qui est pour ces hommes graves la chose parfaite avant toute autre. Elle ne les juge pas, Elle ! Elle ne fait pas partie des contemporains qui pourtraitaient leurs semblables, elle ! Elle les écoute sans les entendre et tout simplement pour leur faire plaisir ; elle les regarde, parce que pour elle ils sont lui. Elle aime et n’est point redoutable.

Quand une femme a permis à un homme d’être avec elle aussi enfant qu’il veut l’être, et d’être enfant aussi souvent que cela peut lui agréer, elle peut être sûre de son empire sur lui, rien ne la saurait détrôner du cœur qu’elle a conquis, rien qu’un grain de raison mal placé ou de tristesse intempestive.

Mais Étienne n’avait jamais été enfant avec Valentine, et il ne sut pas brusquement changer la situation acquise. Le sérieux, le calme, les convenances l’étouffaient, elles se dressaient entre elle et lui comme une insurmontable barrière et il entra dans son appartement le cœur encore plus glacé qu’auparavant, l’âme plus profondément désenchantée, et avec un plus amer dégoût de la vie sur ses lèvres.

Il gagna d’un pas lent, et sans but, l’un des fauteuils qui étaient auprès de son lit ; il s’y laissa aller comme à bout de volonté.

Un moment, il a tant voulu trouver le remède à son mal, maintenant il ne se sent plus l’énergie de le chercher, de le poursuivre ; la tête appuyée sur sa main il se sent brisé et se laisse aller à sa lassitude au lieu de réagir contre elle.

Mais l’instinct de la conservation que chacun porte en soi a ouvert le champ à ses réflexions, et, de déduction en déduction, il en arrive à ceci :

La montagne était le tabernacle de mes rêves, de mon enfance exaltée, et des fous désirs de ma jeunesse ; mais mes rêves étaient parfois bien tristes et me faisaient pleurer !

Sur tous mes désirs s’étendaient les nuages de l’impossible, qui ne faisaient que les irriter et me donner ces fièvres terribles qui me laissaient anéanti et désespéré.

Tandis que ma joie vraie, franche et toute de l’âge que j’avais alors, mes beaux éclats de rire et mes premiers baisers, sont à Fraiche-Fontaine et tout du long du chemin qui y conduit, tout du long du sentier par lequel on en revient.

Ah ! je veux aller à Fraîche-Fontaine pour y trouver tout cela, conclut-il entre deux soupirs, l’un de regret, l’autre qui portait encore quelque espérance.

À ce moment, Mariette entra chez Étienne, pour se bien assurer, par elle-même, que rien ne manquait au jeune homme ; puis elle l’avait vu si triste pendant le dîner, qu’elle craignait qu’il ne fût plus souffrant que d’habitude.

Mariette n’a pas tout à fait trente ans et sa vie tout adonnée à son amour, la façon active et sage dont elle a vécu, l’ont laissée plus charmante, plus fière, plus femme vraiment qu’elle ne l’était encore lorsque Étienne est parti pour Paris à son premier voyage.

C’est toujours la plus belle et la plus gracieuse fille du Midi, la fille aux yeux pleins d’éclairs et tout remplis de caresses et de douces promesses. Elle a toujours cette bouche souriante, avenante et fraîche, aux lèvres rouges et aux dents blanches.

En la voyant entrer juste au moment où il pensait à Fraîche-Fontaine, dont elle était l’âme amoureuse et gaie, dont elle était la vie saine et sans rêves surtout, Étienne se sentit comme rajeuni tout à coup jusqu’au fond de l’âme.

Avec quelle joie il crut qu’il pouvait tout oublier, qu’il était en face de sa jeunesse reconquise, qu’il a vingt ans et pas d’habit ! Mais aussi quelle moisson de baisers sur les lèvres, que de brillantes et joyeuses larmes sous ses paupières, et de quel pied léger il va faire le tour de la ville, ce soir, ayant Mariette à son bras !

En face de ce mirage des jours heureux, il abaissa vite son regard, couvrit ses yeux de sa main pour ne pas permettre à toute cette gaîté de le quitter encore. Il tient à conserver en lui ce tableau du passé que Mariette illumine de sa tendresse franche et souriante, et, d’une voix qui fait trembler, dans sa poitrine, ce cœur qu’il croyait mort, il dit à l’ouvrière :

— Demain, veux-tu venir déjeuner à Fraîche-Fontaine ?

— Fraîche-Fontaine est à nous, et ma marraine nous y attend, répondit la jeune fille de sa voix musicale et cadencée, absolument comme autrefois.

Puis, voyant Etienne absorbé, le front caché par sa main, elle se retira, le laissant songer à cette campagne où s’étaient échangées leurs premières caresses, et dont elle était tout heureuse de lui voir conserver un si bon souvenir.

Étienne alors se prit à pleurer de bonheur ; il était persuadé qu’il allait se reprendre à la vie, il venait d’en retrouver la source féconde et charmante.

C’était là-bas, au bord de la grande prairie, qu’il aurait dû aller le chercher tout d’abord, au lieu d’aller accroître sur la montagne le dégoût si profond qu’il avait déjà de l’existence.

Quand le lendemain il se leva pour aller à Fraîche-Fontaine, il y avait déjà longtemps que Mariette y était arrivée. Elle tenait à ce que tout y eût un air de fête et rappelât à son ami cette première journée qui avait décidé pour elle de la vie entière.

Elle voulait qu’il y eût un gâteau semblable à celui qu’ils avaient mangé, une volaille rôtie de la même façon, sur une nappe bise et rude, toujours, toujours comme autrefois.

Elle ne voulait pas que sa nourrice, sous prétexte de trop bien faire, lui gâtât sa journée ; voilà pourquoi elle était partie de grand matin, afin de tout faire préparer elle-même et devant elle.

Car pour Mariette rien n’avait été changé dans l’affection qui l’attachait à Étienne, son absence, l’agrandissement de sa fortune, l’amour qu’il avait eu pour Mme Hélène, amour qui l’avait si entièrement absorbé qu’il en avait longtemps oublié l’ouvrière, et même son mariage, rien n’avait pu apporter une ombre à sa tendresse ni en échanger la nature.

Toutes les choses qui étaient advenues à M. Jussieux avaient été considérées par elle comme des accidents, ou comme des bienfaits inhérents à sa situation nouvelle. Son mariage et sa décoration lui avaient paru des distinctions honorifiques qu’elle plaçait sur la même ligne, mais rien de plus ; car il lui semblait impossible, à elle, la fille du Midi, que quelqu’un pût arriver à s’emparer de la place qui lui appartenait dans le cœur d’Étienne. C’était absolument comme si un autre homme avait voulu lui demander de reporter sur lui l’amour qu’elle avait pour M. Jussieux.

Donc, malgré qu’elle fût la droiture et la loyauté personnifiées, malgré qu’elle fût honnête jusque dans l’âme, elle trouvait tout naturel d’être pour Étienne ce qu’elle n’avait, au reste, jamais cessé d’être et d’aller avec lui, sur le désir qu’il en avait témoigné, passer la journée à Fraîche-Fontaine.

Elle était donc là, sur la porte, guettant son arrivée et du plus loin qu’elle le voit venir, elle court au-devant de lui.

— Ah ! que c’est bien elle, toujours elle, pensa Étienne en passant son bras sous celui de la fillette, pour entrer dans la modeste maison de campagne, où chaque chose a religieusement été respectée, comme si le bonheur de la jeune fille eût reposé dans l’agencement des objets matériels qui avaient assisté à ses premières heures heureuses.

La nourrice est là aussi, avec sa coiffe d’indienne et son tablier de toile grise ; les poules picorent à l’entour d’elle ; elle a sa quenouille au côté, et comme si le soleil avait voulu se mettre de la partie, il découpe, sur le sable du chemin, les mêmes ombres tremblantes et fines qu’il découpait autrefois, en se glissant au travers des mêmes arbres de l’enclos.

— Ah ! mon cher enfant ! que j’ai de joie à vous revoir, dit la vieille paysanne au secrétaire du ministre, à l’ami du château, au député, à l’homme d’État ! Ah ! que la jeunesse est une belle chose, cela me ragaillardit de la tête au cœur de vous voir là, tous les deux, jeunes, beaux et forts. Allons, les enfants, courez faire un tour de jardin ! je vais vite préparer le repas, puis je vous appellerai.

Étienne, entièrement heureux, entraîna presque en courant, Mariette jusqu’au banc de verdure où ils avaient si tendrement causé à leur première visite à Fraîche-Fontaine.

Avec quel bonheur il contemplait cette chère et charmante Mariette, la seule de ses affections, le seul des amours de sa vie qui ne lui eût jamais fait de peine et qui n’eût point jeté d’ombre sur les heures écoulées.

Alors, enivré, entraîné, il appuie ses lèvres sur les beaux yeux noirs de la jeune fille, sur ces yeux qui ont toujours pour lui le même regard tendre et caressant, de ses yeux il fait descendre ses lèvres à son cou, et il les y appuie longuement en laissant peser sa tête de tout le poids de ses lourdes pensées, sur ce cou charmant…

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Hélas ! son cœur n’a pas bondi, son cœur n’a pas même eu l’émotion passagère que tout homme de son âge aurait éprouvée en embrassant, ainsi qu’il le faisait, une jolie fille qui s’y prêtait de la meilleure grâce du monde.

Ses lèvres n’ont pas eu la moindre sensation ; ses beaux yeux, cette peau fine, jeune et fraîche ne les ont pas fait tressaillir.

C’est donc fini, mais bien fini, à toujours ; l’âme est morte en lui, le cœur ne vit plus, le cœur ne peut plus vivre !

Il est arrivé, bien jeune encore par son âge, à cette vieillesse de l’esprit et des sens, qui n’atteint que les vieillards à leurs dernières heures de décrépitude.

Paris lui a gâté Candelair !

Mme Malsauge lui a gâté Mariette.

Mais aussi combien Mariette l’a rendu clairvoyant et sévère dans ses jugements sur les grandes dames.

Le plaisir a tué en lui non-seulement le bonheur, mais encore la faculté d’être heureux. Et pour avoir été rassasié trop vite, il en a perdu l’appétit à tout jamais.

Il a été arraché de sa route pour être transplanté brusquement dans une serre chaude, où ses sentiments et ses forces ont donné, sous une volonté savante, et en un laps de temps restreint, tout ce qu’ils pouvaient donner, et maintenant qu’il est rendu à l’air extérieur et libre, il ne peut, il ne sait plus y vivre.

Il vient de tenter la dernière épreuve, et après le baiser donné à Mariette, il relève froidement la tête, il regarde autour de lui.

Tout y est debout, tout y est fleuri, tout y est jeune, la table est encore mise pour le banquet charmant de l’existence, lui seul il a perdu le goût de toutes ces choses, en même temps que le désir de vivre.

Maintenant il n’y a plus d’hésitation dans sa pensée, plus de tâtonnements dans ses réflexions, plus de regrets en face de quoi que ce soit ; il vient de voir nettement la vérité, il a bu la dernière larme du dégoût de l’existence et du désenchantement des choses créées. L’amertume de la vie vient d’enfieller ses lèvres à toujours.

— À table ! les enfants, cria la nourrice du bout du jardin.

— Faisons bon visage jusqu’à la fin, pensa l’homme d’État, l’homme du monde, qui venait de reconquérir sa triste puissance sur le sauvage qu’il avait en vain tenté de faire sortir, comme Lazare, plein de vie, de son tombeau.

Il prit la main de Mariette et l’on fut déjeuner.

Lou-Pitiou avait sa grande écuelle de lait qui se détachait comme une lune blanche sur le carreau rouge de la cuisine ; ce fut le seul qui, ce jour-là, mangea de grand cœur.

Étienne n’avait plus faim de rien.

Mariette avait l’âme et l’estomac serrés de voir son cher Étienne ne toucher aux mets que du bout des lèvres.

La nourrice était attristée de voir si peu d’appétit aux enfants.

Aussitôt après le repas, M. Jussieux reprit le chemin de la Chartreuse, puis il s’enferma chez lui et écrivit longtemps.

Le soir, tout le monde avait une tristesse vague et lourde à l’heure du dîner, sauf l’oncle Isidore qui trouvait d’autant meilleure la vie et ses satisfactions, qu’il avait eu un moment très-grand’peur de la mort en la voyant s’abattre sur sa sœur.

Quant à Valentine, sa tristesse n’était que de l’ennui ; mais elle s’ennuyait beaucoup à Candelair.

Nous savons pourquoi Étienne et Mariette n’avaient point de gaieté.

Le lendemain matin, de très-bonne heure, Étienne partit, en compagnie du Pitiou, comme pour sa promenade habituelle, et seul avec lui il se dirigea vers le petit village de Fraiche-Fontaine.

La nourrice était aux champs, mais il savait où la bonne femme mettait la clef de la maison ; il la prit donc, et s’en fut au banc de gazon où, la veille encore, il s’était assis avec Mariette.

Là, sans émotion aucune, il prit Lou-Pitiou entre ses deux genoux, l’embrassa sur le front, puis sur ses deux bons yeux, et lui appliquant le canon d’un pistolet sur l’oreille il lâcha la détente.

Le chien tomba raide, il avait été tué du premier coup.

Puis, usant du même procédé à son égard, il se fit nettement sauter la cervelle.

C’était là qu’il avait réellement commencé à vivre de cette vie qu’il regrettait si amèrement.

C’était là qu’il avait reconnu, la veille, qu’il n’y avait plus de remède pour lui.

C’était là encore qu’il voulait que reposât sa dépouille mortelle.

Il avait donc voulu y rapporter sa cendre, et c’était à l’endroit d’où l’étincelle d’amour l’avait fait sortir du néant qu’il avait voulu venir mourir.

Il avait laissé ses instructions dernières, M. le député, et il avait bien recommandé que son chien fût enterré à ses pieds, sous le banc de verdure où il voulait lui-même reposer.

— Il l’aimait plus qu’il ne m’aimait, s’est écrié Mariette en se frappant la poitrine, de ce geste énergique et désespéré des femmes du Midi qui sont atteintes en plein cœur, sans cela il ne lui aurait pas donné ma place, dans la mort et dans la terre, tout auprès de lui.

Mme Malsauge, en apprenant l’épouvantable nouvelle, s’est jetée, un peu plus avant qu’elle n’y était encore, dans les bras de sa douce religion qui a des consolations pour toutes les douleurs et des secours pour toutes les afflictions.

Néanmoins elle a pensé qu’il était convenable autant que charitable à elle de venir apporter, par sa présence, des consolations à la comtesse Jussieux. Aussi est-elle arrivée à Candelair en toute hâte, et assez vite pour pouvoir aider Valentine à se choisir un deuil qui ne lui soit pas trop mal seyant, car rien n’est plus disgracieux aux femmes brunes que le noir terne et mat d’un vêtement de veuve.

Valentine a été plus affectée qu’on ne l’aurait cru de l’étrange mort de son mari. Elle a commencé à le comprendre quand il n’a plus vécu ; elle a regretté de n’avoir pas essayé de le faire vivre.

Aussi, malgré que Mme Malsauge se soit posée près d’elle comme la meilleure et comme la plus charmante des amies, n’a-t-elle jamais voulu accepter ses services pas plus que son intimité. L’ombre glaciale de cette femme, devenue une sainte personne, lui fait peur. C’est de ses belles mains blanches et fines qu’est parti le coup qui a tué Étienne, et qui, bien auparavant, avait fait le vide et la désaffection autour d’elle.

Elle lui en veut maintenant de la vie qu’elle n’a pas eu, du bonheur qui lui a manqué, et sa clairvoyance, pour être tardive, n’en est pas moins amère ni moins dangereuse pour la femme du ministre.

M. le marquis de Ferrettes, en apprenant le suicide d’Étienne, est mort de douleur.

Il faut bien dire aussi que c’était la première peine réelle qu’il eût éprouvée de toute sa vie, et qu’à quatre-vingts ans bien sonnés, on a la meilleure de toutes les excuses pour s’en aller, à la première honnête occasion qui se présente.

En homme toujours habile, le marquis en avait profité.

Par son testament, Étienne laissait les revenus de toute sa fortune à son oncle, sa vie durant.

M. Letourneur en a eu une si grande joie qu’il en est presque rajeuni. « Si j’avais connu quelqu’un de plus égoïste, de plus froidement et de plus cruellement méchant que ne l’est mon oncle, disait Étienne dans ses réelles instructions, laissées à l’adresse de Mariette, à laquelle il donnait le fond entier de sa fortune, si j’avais su où trouver une nature plus nuisible, je lui aurais laissé tout ce que je possède ; cela lui aurait servi de levier pour faire plus facilement encore le mal.

» La première partie de mon testament n’est donc qu’une insulte, bien méritée, jetée à la face de cette société qui me tue, après m’avoir longtemps fait souffrir, et dont mon oncle est la plus parfaite représentation. »

— Ah ! la loi sur les successions n’est pas juste, s’écria M. Isidore Letourneur, à la fin de la lecture du testament ; du moment où Étienne était décoré je devrais l’être, puisque j’hérite de lui ; je devrais être comte aussi, puisqu’il l’était.

Ah ! c’est bien malheureux pour moi que je doive subir cette double dépossession ; le monde n’est pas équitable, les lois du pays ne le sont pas davantage, puisqu’on ne reconnaît que bien imparfaitement tout ce que j’ai fait pour ma famille.

On devrait certes faire une exception en ma faveur, ce ne serait que bien petitement me rendre justice.

Et très persuadé qu’il est dans le vrai, en parlant ainsi de lui, M. Letourneur projette d’écrire à M. Malsauge pour savoir si l’un ne pourrait pas le mettre en possession de l’héritage entier de son neveu : le titre et la décoration.

Il est bien capable de l’obtenir !

Quant à Mariette, elle s’est retirée à Fraîche-Fontaine ; elle a pris le deuil des veuves, et nous pouvons affirmer qu’elle ne le quittera pas.

fin

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)