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La Perse, la Chaldée et la Susiane/Chapitre 12

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Sœur de Sainte-Catherine a Djoulfa


CHAPITRE XII

Arrivée à Ispahan. — Tchaar-Bag. — Djoulfa. — Le couvent des Mekitaristes. — Le P. Pascal Arakélian. — Origine de la colonie arménienne. — Destruction de Djoulfa sur l’Araxe. — Établissement des Arméniens dans l’Irak. — Un dimanche à Djoulfa. — L’évèque schismatique et son clergé. — Les Sœurs de Sainte-Catherine. — La préparation de l’opium. — Une noce arménienne.

16 août. — Au delà de Guez, huit ou dix sentiers, coupés en tous sens par une multitude de kanots et de ruisseaux, se dirigent vers Ispahan. La vallée, que nous parcourons au galop précipité de nos montures, est comprise entre deux collines et barrée à son extrémité par de belles montagnes, dont les lignes majestueuses et la chaude coloration semblent empruntées aux chaînes du Pentélique ou de l’Hymette.

La capitale de l’Irak, noyée dans une vapeur azurée, s’étend au pied de ces rochers abrupts, créés sans doute pour faire ressortir l’admirable végétation jetée comme un manteau de verdure autour d’Ispahan. Aux rayons du soleil couchant scintillent les émaux bleu turquoise de la masdjed Chah, tandis que sur le fond du ciel se découpent les fines silhouettes de minarets élancés, semblables aux flèches les plus aiguës de nos cathédrales gothiques. De tous côtés sont dispersées des tours massives décorées de mosaïques de briques, vers lesquelles se dirigent à tire-d’aile des pigeons si nombreux, qu’en passant bruyamment au-dessus de nos têtes ils obscurcissent, nuage vivant, la lumière du jour.

La voilà donc « cette moitié du monde, cette belle Ispahan, cette merveille des merveilles, cette rose fleurie du paradis, l’idole des poètes persans. Ses routes et ses sentiers sont verdoyants ; un printemps éternel revêt la vallée d’une parure qui rend la terre jalouse ; les fleurs parfument l’air comme le musc ; les ruisseaux répandent une eau limpide comme la fontaine de vie. Le vent, en soufflant au milieu des riants bosquets et des arbres aux épais feuillages, imite la voix plaintive de la colombe ou les gémissements du rossignol. Que la pluie t’arrose, ô Ispahan, entre toutes les villes, que la rosée du ciel te rafraîchisse parmi toutes les cités, lorsque le tonnerre mugit au loin et que l’éclair, semblable à l’œil des vipères, traverse les nuées. Hamadanesi un lieu de délices que chacun désire habiter, mais Ispahan est l’image du paradis. »

Nous laissons en arrière quelques petits villages ruinés et nous nous jetons à travers des vergers couverts de pastèques et de melons déjà murs. La terre, noire et humide, est encore imprégnée des eaux d’irrigation ; les ruisseaux qui bruissent au milieu des plantations de maïs et de sorgho rappellent à mon souvenir les rives du Nil au lendemain de l’inondation et les merveilleux jardins de Syout, la reine de la haute Egypte.

Je me rapproche des murailles, je franchis les fortifications, mes yeux se portent autour de moi, et subitement je m’arrête. Quelle amère déception est la mienne ! Suis-je dans une ville saccagée prise d’assaut ? En arrière de l’enceinte se présentent des ruelles couvertes d’un épais matelas d’immondices ; à droite et à gauche s’ouvrent des bazars abandonnés, des rues désertes que jalonnent des pans de murs prêts à s’écrouler sur les passants. On n’aperçoit âme qui vive dans ces faubourgs devenus l’asile des scorpions et des serpents ; la dévastation est complète et semble avoir été systématiquement opérée : les baies sont dépourvues de boiseries ; on a renversé les terrasses pour arracher les poutres qui les soutenaient ; les revêtements de faïence ont été brutalement brisés ou volés ; les murs de terre, lavés par les pluies, restent seuls debout.

En passant dans un autre quartier, encore plus ruiné s’il est possible que les précédents, j’aperçois de bons paysans chargeant les débris (les maisons dans des couffes de paille suspendues aux flancs de petits ânes. Ces briques de terre crue, imbibées de salpêtre, sont appréciées à l’égal des meilleurs amendements.

La « moitié du monde », la « rose fleurie du paradis », la cité royale sert aujourd’hui à faire pousser des pastèques et de savoureux concombres.

Je continue ma route en philosophant sur les étranges destinées des villes et des empires, et j’arrive enfin à l’entrée du Tchaar-Bag (Quatre-Jardins). Cette magnifique promenade, plantée sous chah Abbas, est ainsi nommée parce qu’elle fut créée sur l’emplacement de quatre biens valks, appartenant à une mosquée et pour la location desquels le roi s’engagea, en bonne et due forme, à payer éternellement un fermage annuel. Elle est formée de cinq larges allées ombragées par des platanes près de trois fois centenaires. Les siècles n’ont pas été cléments à ces vieillards : un grand nombre d’arbres sont morts et ont laissé en périssant d’attristantes trouées dans cette superbe plantation.

Le Tchaar-Bag s’étend sur une longueur de plus de trois kilomètres. L’avenue centrale, réservée aux piétons, est pavée et encadre un canal destiné à amener les eaux dans une série de bassins de formes et de grandeurs différentes ; les contre-allées servent aux cavaliers. A droite et à gauche je laisse les ruines d’une dizaine de palais ou vivaient autrefois les plus puissants personnages de la cour, j’admire au passage la façade extérieure de la médressè de la Mère du roi, et j’atteins le célèbre pont du a la munificence d’Allah Verdi khan, l’ami et le généralissime d’Abbas le Grand. L’ouvrage, jeté sur le Zendèroud, repose ses deux cent quatre-vingt-quinze mètres de longueur sur trente-quatre piles également espacées. La chaussée centrale, large et bien entretenue, est destinée aux caravanes ; de chaque côté de la voie s’élèvent, en guise de parapet, de hautes galeries couvertes, réservées aux piétons. Les arches et les tympans sont construits en briques cuites ; seuls les soubassements des piles sont en pierre.

Après avoir traversé la rivière, je descends une rampe assez douce el je m’arrête un instant sur les bords du Zendéroud, ce cours d’eau généreux qui sacrifie son Litre de fleuve à la richesse de l’rak, et, loin de chercher une vaine illustration en allant se jeter dans la mer,donne toutes ses eaux pour arroser les plaines qu’il traverse. La route tourne à droite et pénètre bientôt dans Djoulfa, où sont réunis tous les chrétiens, une ancienne loi encore en vigueur leur défendant d’habiter Ispahan.


Le Tchaar Bag


Je suis frappée tout d’abord du contraste que présentent la ville musulmane et la cité chrétienne, On retrouve bien à Djoulfa des maisons en terre cachées derrière des murailles grises ; mais l’ordre et la propreté règnent dans les rues, divisées en deux parties par un canal coulant sous de beaux arbres. Ces ombrages garantissent les promeneurs et les passants des rayons ardents du soleil et abritent également les boutiques des marchands de fruits et les étaux des bouchers. Les rues ne sont guère animées ; quelques notes gaies tranchent pourtant sur le fond sombre de la verdure. Ce sont des enfants arméniens coiffés de calottes de laine vermillon qui reviennent de l’école et nous saluent gentiment au passage d’un bonjour, mossioû, on d’un good morning, des femmes voilées de blanc qui circulent à pas comptés le long des murailles.

Chaque quartier est séparé de ses voisins par des portes massives fermées dès la tombée de la nuit ; tout auprès de l’une d’elles, une ruelle détournée conduit au monastère des Mékitaristes, où depuis vingt-deux ans vit en véritable anachorète le R. P. Pascal Arakélian, l’unique pasteur du petit troupeau d’Arméniens unis de Djoulfa. Tous les Européens de passage à Ispahan sont désireux de se mettre sous la protection de cet homme respectable et, certains d’être bien accueillis, viennent demander l’hospitalité au couvent.

Nous sommes attendus ; au premier coup de marteau la porte s’ouvre toute grande, sous l’effort d’un gamin qui sert de portier, d’écuyer, de valet de chambre et de sacristain au bon Père. Celui-ci accourt au-devant de nous, embrasse Marcel comme au vieux temps du christianisme, et nous conduit, après avoir traversé un cloître pavé de dalles tombales, dans une vaste pièce où deux appartements parisiens danseraient tout à l’aise.

« N’attendez pas, nous dit le Père d’une voix profonde comme un bourdon de cathédrale, que les moines dont j’étais le supérieur viennent vous souhaiter la bienvenue et vous présenter leurs respects : quelques années de séjour dans ce pays, l’ennui, le découragement peut-être m’ont enlevé tous mes frères, couchés aujourd’hui sous les dalles du cloître. Quant à moi, j’ai résisté jusqu’ici aux influences pernicieuses du climat, grâce à mon origine orientale et à mon vigoureux tempérament. Je suis décidé à rester à Djoulfa jusqu’à ce que Dieu m’appelle à lui, mais, en attendant cette fatale échéance, je remercie le Seigneur de vous avoir envoyés à Ispahan : vous ne sauriez comprendre le plaisir que vous me faites en venant changer le cours de mes tristes pensées. Soyez donc les bienvenus : le couvent tout entier vous appartient, et son supérieur sera toujours heureux d’être a votre disposition, de vous accompagner quand cela vous sera agréable, ou de vous procurer tous les renseignements qui pourront vous être nécessaires. Votre chambre est très fraîche le jour, et vous y serez bien, je l’espère ; mais la nuit elle manquerait d’air : aussi ai-je fait préparer à votre intention la partie haute du clocher, où j’ai l’habitude de dormir tout l’été. »

La nuit étant venue, le Père nous invite à nous mettre à table devant un dîner des plus appétissants ; puis, en attendant que notre caravane soit arrivée, il nous conduit dans le jardin, planté de peupliers et de vignes, au milieu desquels une gazelle fort sauvage bondit en causant mille dégâts.

« Quelle est l’origine de cette colonie arménienne perdue au cœur d’un pays musulman, et à quelle époque remonte sa fondation ? ai-je demandé au Père.

— Les Arméniens, dans des temps très reculés, se fixèrent au pied du mont Ararat. D’après d’anciennes traditions, leur nom serait dérivé de celui d’Aram, qui fonda en 1800 avant Jésus-Christ le royaume d’Arménie.

« Au quatrième siècle de notre ère, mes compatriotes embrassèrent la religion chrétienne. A dater de leur conversion s’ouvrit pour eux une ère de prospérité et de progrès intellectuel ; des auteurs célèbres traduisirent des ouvrages hébreux, syriaques et chaldéens, mirent même en hexamètres les œuvres d’Homère, et portèrent notre littérature à son apogée vers l’époque du concile de Chalcédoine, après la scission religieuse qui divisa les Arméniens et les Grecs. Les recueils liturgiques remontant à cette date contiennent des prières sublimes écrites dans la vieille langue, qui diffère sensiblement de l’arménien moderne, abâtardi et mélangé de mots étrangers,

« Le royaume d’Arménie fut puissant jusqu’au règne de Livon VI ; ce prince, chassé par l’invasion de hordes barbares, laissa son pays aux mains des envahisseurs et alla mourir à Paris en 1393.

« Le caractère des Arméniens était doux et pacifique, leurs mœurs patriarcales ; privés de leurs biens fonciers à la suite de la conquête, ils durent chercher dans la banque et le commerce des moyens d’existence et firent dans tout l’Orient une concurrence redoutable aux Israélites.

« Quand chah Abbas se décida, en 1585, à transporter la capitale de Kazbin à Ispahan, il ne se préoccupa pas seulement d’embellir sa nouvelle résidence, il voulut encore la rendre riche et industrielle. Dans ce but, le roi sofi accorda de nombreux privilèges aux Arméniens qui voulurent s’y établir, leur promit le libre exercice de leur culte et mit des capitaux à leur disposition ; mais, voyant les chrétiens rester sourds à son appel, il ordonna à toute la population de la ville de Djoulfa, bâtie sur la frontière actuelle de la Russie et de la Perse, de se transporter sans délai à Ispahan. Cet exode forcé n’étant pas du goût des Arméniens, ils tentèrent de faire la sourde oreille ; mais mal leur en prit.

« Pour les obliger à quitter leur patrie, le roi fit dessécher toutes les fontaines, combler les kanots, couper les ponts et réduisit la ville à la famine. Les Djoulfaiens, contraints d’abandonner un pays devenu stérile, emmenèrent familles et troupeaux et se dirigèrent vers Ispahan. Un grand nombre d’entre eux moururent en chemin, les autres se fixèrent dans les villages où ils purent se réfugier ; cent soixante mille arrivèrent cependant dans la capitale de l’Irak. Fidèle à sa promesse, chah Abbas leur concéda des terrains sur la rive droite du Zendèroud, les autorisa à donner à la nouvelle patrie le nom de leur cité détruite, lit élever des églises consacrées au culte chrétien, construisit des ponts afin de permettre aux Arméniens de venir en tout temps dans les bazars et les caravansérails de la ville musulmane, et favorisa avec tant d’intelligence les intérêts de la nouvelle colonie, qu’elle ne tarda pas à accaparer le commerce de la Perse tout entière, et sut attirer dans ses riches comptoirs les marchandises de la Chine et des Indes.

« La prospérité de Djoulfa n’eut pas une durée plus longue que la vie de son fondateur. Avares et cupides, les successeurs de chah Abbas se laissèrent tenter par les richesses des Arméniens ; ils ne comprirent point qu’en s’emparant des capitaux de la colonie ils détruisaient toute sa puissance commerciale et tuaient la poule aux œufs d’or. « D’énormes impôts furent d’abord exigés des Djoulfaiens ; plus tard, chah Soliman et chah Houssein eurent recours aux plus détestables exactions et aux supplices pour les dépouiller, et traitèrent avec une cruauté sauvage les chrétiens de toute secte. L’évêque protesta contre cet intolérable abus de pouvoir ; sur l’ordre du roi il fut saisi, bâtonné jusqu’au sang et jeté encore vivant dans une cuve d’eau bouillante. Plusieurs négociants demandèrent à leur tour l’autorisation de venir présenter leurs doléances au souverain et n’eurent pas un sort plus heureux que le prélat : sept d’entre eux furent saisis dès leur entrée dans le palais et attachés au sommet de bûchers préparés à leur intention.

« Enfin, sous le règne de Nadir chah, la colonie, déjà ruinée, perdit ses dernières espérances Pendant une année entière le roi la condamna à payer un tribut journalier de trente mille francs, et, quand elle se trouva dans l’impossibilité absolue de réunir cette somme, il fit exécuter vingt des principaux habitants. Le lendemain de ce jour néfaste, les chrétiens reçurent l’ordre de fermer leurs églises et d’embrasser la religion musulmane.

En proie à une invincible terreur, les gens aisés s’expatrièrent en masse, tandis que les pauvres, attachés par la misère aux rives du Zendèroud, furent obligés de se soumettre aux vexations exercées chaque jour contre eux.

« Une loi, par exemple, interdit aux Arméniens d’entrer à Ispahan à cheval ; ils devaient marcher à pied, traînant leur monture par la bride ; les jours de pluie, leur présence dans les quartiers commerçants n’était pas même tolérée, car l’eau tombée de leurs vêtements pouvait souiller les robes des pieux musulmans. Le droit de représailles leur fut enlevé, et, il y a trente ans, les chrétiens n’osaient pas franchir seuls la distance de six kilomètres qui sépare Djoulfa d’Ispahan, les loutis (pillards) placés à l’entrée des ponts les dépouillant et les tuant sans merci.

« Aujourd’hui, grâce à l’esprit libéral de notre gouverneur, le prince Zellè sultan, toutes ces mesures vexatoires sont suspendues, les Arméniens ont été autorisés à ouvrir les églises et à reprendre publiquement l’exercice de leur culte ; néanmoins les chrétiens, à peine au nombre de trois mille dans cette ville autrefois si populeuse, tiennent à longue distance leurs anciens oppresseurs, pour lesquels ils ont conservé une profonde aversion. Les hommes parlent seuls le persan, les femmes se font un point d’honneur d’ignorer la langue iranienne, et il n’en est peut-être pas dix dans toute la ville qui aient traversé les ponts et parcouru Ispahan, où on ne les laisserait d’ailleurs pénétrer que voilées et revêtues du costume musulman.

« La colonie, restée très pauvre après tant d’épreuves, aurait complètement disparu si depuis deux siècles les chefs de famille n’avaient pris l’habitude d’aller chercher fortune aux Indes. Chacun d’eux quitte à regret cette terre de l’Irak où le souvenir de l’antique prospérité de sa nation lui fait oublier sa misère actuelle, emporte les ressources financières dont tous les siens peuvent disposer et fait parvenir à Djoulfa les premiers bénéfices qu’il a pu réaliser. Si Plutus lui sourit, il appelle sa femme et ses enfants : plusieurs puissantes maisons arméniennes de Bénarès et de Bombay n’ont pas d’autre origine ; quand la fortune montre mauvais visage à l’émigrant, il travaille avec opiniâtreté jusqu’à ce qu’il ait réuni un pécule suffisant pour le mettre à même de vivre sans travailler à son retour dans sa chère Djoulfa.

« En somme, mes coreligionnaires seraient heureux dans leur paisible médiocrité, si les avantages accordés aux renégats ne venaient apporter dans les familles le trouble et la perturbation. Les nouveaux convertis sont fêtés, promenés en triomphe au bazar, habillés de neuf, comblés de cadeaux, et acquièrent, par le seul fait de leur coupable conduite, des droits exclusifs à la succession de leurs parents les plus éloignés, au détriment des frères, des sœurs et des enfants. Les musulmans eux-mêmes prétextent fréquemment des liens de parenté afin de nous dépouiller plus à l’aise ; comme il est très difficile, faute d’état civil, de repousser leurs prétentions et que les contestations de ce genre sont soumises au jugement de mollahs fanatiques, on voit souvent des familles chrétiennes possédant une honnête aisance tomber, à la mort de leur chef, dans la plus extrême misère. Je dois ajouter, à la louange des Djoulfaiens, que, malgré tous les avantages faits aux renégats, ils restent presque tous fidèles aux croyances de leurs pères.

« Il est bientôt minuit, me dit le P. Pascal en se levant ; votre appartement du clocher est certainement préparé, allez vous reposer et dormez bien. C’est demain dimanche, vous verrez à la messe presque tous les catholiques de Djoulfa. Ne vous préoccupez point d’être exacts à l’office, ajoute-t-il en souriant : la cloche placée au-dessus de vos têtes vous servira de réveille-matin, et, quand elle se mettra en branle, vous ne serez pas tentés de prolonger vos rêves. »

17 août. — Notre installation est des plus confortables. Quatre contreforts massifs supportent le sommet du clocher ajouré sur trois côtés et surmonté d’un pavillon pointu. De minces matelas placés au-dessous du carillon viennent augmenter l’épaisseur de nos lahafs, tandis que de belles bûches empruntées au traversin du Père élèvent nos oreillers. Le jour et le chant des rossignols, perchés sur de hauts peupliers dont les cimes atteignent jusqu’aux baies de notre logis, me réveillent de bonne heure ; je pourrais presque saisir les chanteurs avec la main si je ne craignais d’interrompre leur concert matinal. Au lever du soleil, le paysage s’éclaire de lueurs rosées, et une harmonie radieuse s’établit entre les arbres des jardins verdoyants, le lit bleuté du Zendèroud, les coupoles émaillées et les noirs platanes d’Ispahan. Je regarde et je m’extasie devant cette splendide nature, quand un vacarme infernal me rappelle brusquement à la vie réelle. La cloche du couvent tient les promesses du Père et sonne à toute volée. 11 est temps de se précipiter du haut en bas de l’escalier et de pénétrer dans l’église, où depuis deux heures déjà les offices préparatoires sont commencés.

La chapelle est grande ; les murs, enduits au plâtre, supportent une voûte décorée dans le goût italien du dix-huitième siècle.

Quelques tableaux de sainteté, peints par les Dominicains anciens possesseurs du couvent, donnent à ce sanctuaire l’aspect d’une église de la Toscane, tandis que de beaux tapis étendus sur le sol rappellent les mosquées musulmanes et amortissent le bruit des pas des arrivants, qui déposent d’ailleurs leurs chaussures à la porte.

Les Arméniens unis sont au nombre de trois cents environ ; tout le reste de la population de Djoulfa est schismatique et vit sous la direction d’un évêque nommé par le catholicos d’Echmyazin et de trois prêtres subalternes.

P. Arekian

Agenouillés sur de minces coussins, les hommes occupent le haut de la nef. Ils sont vêtus de redingotes croisées sur la poitrine, laissant apparaître une chemise sans col, bordée d’une passementerie blanche ; le kolah noir et l’ample pantalon indigo complètent un ajustement qui n’a rien d’élégant. Les femmes sont assises les unes auprès des autres au fond de l’église. De grands foulards drapés avec art sur leurs têtes, des robes de soie taillées en forme de redingote et serrées sur les hanches par une ceinture de filigrane d’argent composeraient un charmant costume, si un épais voile blanc ne venait cacher la partie inférieure du visage et la déformer sous sa pression constante ; les Arméniennes portent ce bandeau quand elles sortent, et le conservent même dans leurs maisons dès qu’elles sont mariées. À l’église comme dans la rue, les chrétiennes sont couvertes des pieds à la tête d’un grand manteau de calicot blanc qu’elles savent draper avec une habileté consommée et dont elles ne cessent de manœuvrer les larges plis si elles ont à faire valoir l’élégance de leur toilette ou la forme de leur taille élancée.

La messe commence, chantée sur un ton nasillard par les clercs placés sous la haute direction de Kadchik, qui joint à son emploi de portier, d’écuyer et de valet de chambre celui de maître de chapelle, et n’a pas son pareil pour crier comme quatre au moment où s’égare la voix de ses acolytes.

L’office est écrit en vieil arménien. Les fidèles, cela va sans dire, ne comprennent pas mieux cette langue que nos dévotes n’entendent le latin.

Dans les moments solennels, deux enfants de chœur s’avancent vers l’autel ; ils portent à la main de longues hampes de bois entourées de voiles de pourpre et surmontées d’une plaque de cuivre, qu’ils agitent de manière à faire résonner des anneaux de métal enfilés tout autour du disque.

Après la messe, les femmes et les artisans sortent du monastère ; les gens de distinction viennent saluer le Père dans un vaste parloir, où les sacristains servent le thé. La réunion est nombreuse aujourd’hui. A l’arrivée d’un chrétien dans une ville persane, il est d’usage que tous ses coreligionnaires lui fassent la première visite et lui souhaitent la bienvenue. Aussi voyons-nous défiler ce matin des représentants de nationalités différentes. Tous n’ont pas assisté à l’office, parce que la plupart pratiquent la religion anglicane ou luthérienne, mais ils se sont néanmoins empressés de venir rendre leurs devoirs aux hôtes du couvent.

L’évêque schismatique, suivi de ses vicaires, fait d’abord son entrée. Nous recevons ensuite MM. Collignon et Muller, gérants d’une importante maison de commerce hollandaise, ils parlent très bien le français et nous invitent à venir visiter leur fabrique d’opium ; puis arrive un négociant bagdadien, Kodja Yousouf, accompagné de sa charmante femme ; le directeur du télégraphe indo-européen se présente à son tour et après lui un riche Djoulfaien qui marie son fils dans deux jours et vient nous prier d’assister aux fêtes données à cette occasion.

La bonne grâce avec laquelle chacun nous accueille est vraiment touchante.

18 août. — À tout seigneur tout honneur : l’évêque arménien a reçu ce matin notre première visite.

Sa vaste demeure, qualifiée du titre pompeux de palais, longe une rue ombragée par des arbres au feuillage assez épais pour abriter les passants des rayons du soleil et plonger dans une demi-obscurité les porches construits devant les maisons. On pénètre d’abord dans une vaste cour et l’on trouve en face de soi l’entrée de l’église épiscopale ; elle est dose pendant la semaine ; à gauche de la grande porte s’ouvre une longue galerie où reposent couchés dans leurs sarcophages de pierre les corps des évêques arméniens morts en défendant les droits de cette poignée de chrétiens égarée au milieu du monde musulman. A l’extrémité de la salle funéraire se présente une cour, sur laquelle s’éclairent des appartements très modestes.

Le prélat, quoique jeune, remplit avec beaucoup de tact les devoirs difficiles de son ministère. Ses manières sont empreintes d’une parfaite distinction. ( ne grande robe de cachemire grenat drape sa taille élancée, et un capuchon de soie noire met en relief une physionomie pleine de douceur. Comme tous les hauts dignitaires du clergé arménien, il fait partie de l’ordre des moines : seuls, en effet, les religieux qui ont prononcé des vœux de chasteté et vécu dans les couvents, où ils font de fortes études théologiques, peuvent aspirer à l’épiscopat, tandis que les membres du clergé séculier, autorisés à se marier une seule fois dans leur vie, renoncent à tout avancement dans la hiérarchie ecclésiastique et remplissent les fonctions dévolues à nos desservants.

L’évêque officie toutes les semaines, mais les fidèles ne sont conviés aux cérémonies qu’aux jours de grandes fêtes, car les Arméniens croiraient manquer de respect envers le saint sacrifice de la messe s’ils assistaient à sa célébration quotidienne. Les prélats arméniens relèvent du patriarche d’Echmyazin, le catholicos, qui les nomme et les consacre. Le pape, à leur avis, serait le premier des évêques de la chrétienté et aurait même le droit de présider les conciles : toutefois ils ne sauraient le considérer comme le chef suprême de l’Église.

En somme, les différences qui séparent les schismatiques des catholiques sont si peu importantes, qu’en cas de conversion le baptême arménien est considéré comme valable. Pour les mêmes raisons, les ecclésiastiques disposés à rentrer dans le giron de l’Église romaine n’ont pas à recevoir de nouveau les ordres et sont considérés comme des prêtres suspendus auxquels leur évêque rend les droits sacerdotaux.

Après avoir fait honneur à une collation préparée à notre intention, nous accompagnons le prélat à la chapelle de l’évêché ; il veut lui-même nous en faire admirer la splendeur.

Elle est construite en forme de croix grecque et surmontée d’une haute coupole éclairée à sa hase par huit fenêtres. Les trumeaux placés entre ces ouvertures sont peints à fresque et ornés de médaillons qui se détachent sur un fond bleu rehaussé d’arabesques d’or du plus brillant effet. Les murailles sont couvertes de tableaux bibliques, œuvres de moines italiens ; bien que toutes ces compositions soient traitées avec un mérite inégal, on est frappé, en entrant dans le sanctuaire, de leur chaude coloration, en parfaite harmonie avec les bleus des voûtes, les ors de la coupole et les beaux émaux à fond jaune qui lambrissent la nef. Trois tableaux remarquables sont placés derrière le maître autel : ils reposent sur un revêtement de faïence blanc laiteux, décoré d’anges aux ailes violacées ; ces séraphins tiennent des palmes vertes qui forment autour d’eux d’élégantes volutes.

Pas une pas une brisure ne dépare l’intérieur de cet édifice : le temps, ce redoutable ennemi de tous les monuments orientaux, n’a laissé dans celui-ci d’autre trace de son passage que cette patine harmonieuse dont il dore toutes les œuvres d’art.

Evêque arménien de Djoulfa

« Mon peuple est fier de la splendeur de son église, me dit l’évêque, et j’attribue en partie a la conservation de ce sanctuaire les pieux sentiments qui rattachent les Arméniens à cette terre de Perse où ils ont tant souffert. Je suis heureux d’être commis à la garde de ce temple, qui atteste le zèle pieux d’une colonie autrefois si puissante. »


Après nous avoir fait visiter le trésor, riche surtout en inventaires des objets dont on a dépouillé l’évêché, l’épiscopos nous remet aux mains du sacristain et nous engage à monter sur la terrasse placée autour de la coupole. De ce point élevé nous pourrons apprécier l’importance de la cité et compter plus de vingt monastères, en partie détruits. À part les chapelles de l’évêché et du couvent catholique, deux églises seulement sont rendues au culte ; on aperçoit sur la gauche la coupole de la cathédrale et, plus loin, un second édifice, auquel est annexée une maison de retraite pour les vieilles femmes.

« Quel est donc le bruit de crécelle qui depuis quelques instants s’élève jusqu’à nous ?

— On sonne l’office des Sœurs de Sainte-Catherine, répond mon guide.

— Le singulier carillon !

— Le couvent est tout près d’ici, voulez-vous le visiter ? » ajoute le sacristain.

J’accepte. Arrivés à l’extrémité de la rue, nous suivons quelques femmes se rendant à la chapelle, et nous pénétrons bientôt dans une vaste cour entourée de cellules. Au milieu de l’emplacement laissé libre par des constructions à un seul étage, s’élève un échafaudage de bois, supportant au moyen de cordes un épais madrier percé de trous. Deux sœurs armées de marteaux de fer frappent à tour de rôle, avec une violence qui témoigne de leur ferveur, sur cette singulière boîte d’harmonie, et, à défaut de cloches, appellent ainsi les fidèles à la prière. Elles battent d’abord des rondes, puis des blanches, des noires, des croches et enfin des doubles et des triples croches ; leur habileté rendrait jaloux le plus chevronné de nos tambours.

La porte entr’ouverte du sanctuaire permet d’apercevoir les religieuses. Les unes sont assises dans des stalles, les autres se relayent devant un pupitre pour chanter avec des voix de stentor les louanges du Seigneur ; toutes portent des robes en coton gros bleu, taillées selon l’ancienne forme des vêtements arméniens ; le voile enroulé autour de leur tête et le bandeau placé devant la bouche sont de la couleur générale de l’accoutrement. Avant d’aller au chœur, elles jettent sur leurs épaules un long burnous de laine noire, muni d’un capuchon pointu, qui retombe sur leurs yeux : le diable ne s’attiferait pas autrement s’il devait un jour chanter nones et matines. Aux fêtes carillonnées, elles sont autorisées à servir la messe et remplissent alors les fonctions de diacres.

La discipline du couvent me semble des plus douces : les sœurs schismatiques sortent à leur gré et reçoivent parents et amis dans leurs cellules ; aussi leur sainte maison a-t-elle plutôt l’aspect d’un caravansérail que celui d’un monastère.

Le partage équitable de la nourriture et l’observance du vœu de virginité sont les seuls points sur lesquels les nonnes se montrent intraitables.

Chaque sœur est autorisée a manger seule dans sa cellule ; mais, afin d’éviter les contestations qui ne manqueraient pas de s’élever au sujet du choix des morceaux, elle est forcée d’assister tous les jours à la distribution des viandes crues, de prendre la portion désignée par le sort et de la marquer avec un vieux clou, une plume de poulet, une chaussette hors d’usage, ou tout autre objet ne pouvant pas nuire à la santé de la communauté, afin de la reconnaître quand on la sortira de la marmite, où tous les morceaux doivent confraternellement bouillir.

Sauver l’honneur du couvent étant la seconde préoccupation des Filles de Sainte-Catherine, l’ensemble de la communauté condamne aux châtiments les plus barbares les lionnes dont la culpabilité a des suites fâcheuses, car, il faut bien le dire, à la honte des habitants de Djoulfa, il s’est trouvé des hommes assez courageux pour aider Satan à tendre des embûches à ces vénérables dames.

Il y a quelques années, les parents d’une religieuse vinrent se plaindre à l’évêque. Depuis plusieurs semaines ils n’avaient pu voir leur fille ; on avait d’abord prétexté une maladie, puis un départ, et finalement on leur avait refusé l’entrée du couvent. La supérieure fut interrogée ; ses réponses parurent si étranges qu’une perquisition fut jugée nécessaire.

On avait vainement bouleversé toutes les cellules sans trouver trace de la sœur disparue, quand l’un des assistants s’arrêta devant la porte d’une chambre fraîchement close ; la maçonnerie fut démolie, et l’on se trouva en présence d’un horrible spectacle : un cadavre de femme gisait sur le sol, auprès du corps à moitié dévoré d’un enfant à la mamelle. De leurs blanches mains les nonnes avaient emmuré leur compagne vivante, étaient restées sourdes à ses déchirantes supplications et l’avaient misérablement laissée mourir de faim.

L’évêque, indigné d’une pareille cruauté, voulut ab irato fermer le couvent ; puis il préféra étouffer cette malheureuse affaire et parut, au bout de quelques jours, céder aux prières des coupables. Depuis cette époque l’influence et la considération dont jouissaient les religieuses se sont fort amoindries, et celles-ci n’ont en fait de revenu que les maigres rémunérations versées par les parents des rares jeunes filles envoyées à leur école. Telle est la trop véridique histoire des vestales de Djoulfa.

Pour être juste, il faut avouer que les Sœurs nous offrent après la cérémonie un vin délicieux fabriqué au couvent, et qu’en somme, dépouillées de leur cagoule de pénitentes, elles ont l’air assez bonnes filles.

Les deux vénérables supérieures, ridées comme des Parques et appuyées sur des cannes, emblèmes de leur autorité, nous servent d’échanson ; la plus jeune de ces Hébé, maîtresse incontestable de deux dents, met le comble à ses faveurs en nous octroyant une tartine couverte de caviar.

Après avoir retrouvé le Père, que nous avions laissé causant théologie avec l’évêque, nous retournons à notre couvent en suivant les rives du Zendèroud.

Au temps de chah Abbas la ville actuelle était habitée par les artisans et les pauvres hères. Tous les riches négociants avaient construit leurs maisons au bord du fleuve ; quand s’ouvrit l’ère des persécutions et que les gens fortunés durent s’expatrier, ils abandonnèrent leurs demeures, de telle sorte que les maisons les plus vastes et les plus riches quartiers sont aujourd’hui les plus ruinés.

Trop pauvres pour quitter la Perse, les habitants des faubourgs situés du côté de la montagne ont labouré l’emplacement des cours, des maisons et des jardins abandonnés, et les ont mis en culture, tout en conservant ou en réparant même les murs d’enceinte, qui protègent leurs nouveaux champs contre les maraudeurs et les bestiaux. Ces murs de terre semblent cacher encore des habitations, et il est aussi difficile, en circulant dans la ville, de distinguer les quartiers vivants de ceux qui sont déserts que de se retrouver à travers le dédale confus de ces ruelles sans nom. L’une d’elles, percée dans la direction du fleuve, est pourtant désignée sous le nom de rue des Quarante mille tomans.

Sous le règne d’Abbas le Grand, les riches Djoulfaiens payaient seuls l’impôt ; les artisans ou les gens peu aisés en étaient exempts, et le roi avançait même des capitaux aux petits négociants assez hardis pour tenter de grandes entreprises commerciales. Un Arménien enrichi depuis peu, mais fort consciencieux de son naturel, vint trouver un jour le répartiteur.

« Vous avez sans doute oublié d’inscrire mon nom parmi ceux des négociants obligés d’acquitter les taxes foncières, lui dit-il ; on ne m’a demandé aucune contribution.

— Quelle fortune avez-vous ?

— Quarante mille tomans (quatre cent mille francs).

— Rentrez chez vous, reprend le percepteur, vous êtes un pauvre homme ; le roi ne demande rien aux malheureux. »

Le héros de cette honnête aventure habitait, il est inutile de l’ajouter, la rue aux Tomans.

« Aujourd’hui, ajoute le père Pascal avec tristesse, on aurait bien de la peine a réunir dans Djoulfa tout entier une somme de quarante mille krans (trente-six mille francs environ). »

19 août. — Nous avons visité hier la fabrique d’opium de M. Collignon.

Les sucs recueillis autour des incisions faites aux capsules du pavot sont apportés dans des bassins de cuivre et traités de deux manières différentes, suivant qu’ils doivent être employés à des préparations pharmaceutiques ou fumés.

Dans le premier cas, on se contente, après avoir fait évaporer l’eau contenue dans le sirop, d’étendre l’opium sur des planches avec des lames de fer très plates ; puis, quand il est réduit en pâte et débarrassé des matières étrangères, on le divise en boules d’égal volume, qu’on laisse sécher sur de la paille avant de les envoyer en Angleterre ou en Hollande.

Quand, au contraire, l’opium est destiné aux fumeurs, les ouvriers le nettoient, le pétrissent comme l’opium pharmaceutique et le mélangent ensuite avec une certaine quantité d’huile destinée à faciliter sa combustion. Après avoir amalgamé soigneusement ces deux matières en les foulant aux pieds comme de la vendange, on les repasse de nouveau sous le couteau, de manière à éliminer le liquide excédant et à donner, par une dernière manipulation, une plus grande finesse à la paie. Les houles sont ensuite expédiées en Chine, aux Indes, ou vendues en cachette à quelques Persans.

La culture du pavot est une grande source de revenus pour la campagne d’Ispahan, qui produit des sirops de première qualité. Pris sur le lieu de production, l’opium se vend déjà à un prix très élevé ; une boule coûte une livre anglaise, et une charge de mulet vaut de cinq à six mille francs.

20 août. — « N’oubliez pas de faire une longue sieste, nous a dit aujourd’hui le Père après déjeuner ; les fêtes du mariage auquel on vous a conviés commencent ce soir, et, comme les cérémonies les plus essentielles dureront deux jours, il est prudent de prendre des forces à l’avance. »

Préparation de l’Opium a fumer

Les cérémonies des épousailles se célèbrent à la fois dans les familles des deux fiancés. Nous sommes invités chez les parents du marié.

Au coucher du soleil, le futur époux se présente au couvent afin de nous guider jusqu’à la maison paternelle. En gens dont l’éducation se perfectionne tous les jours, nous causons avec lui de choses banales, n’ayant nul rapport avec sou mariage, et, après l’avoir fait longtemps attendre avec une politesse des plus raffinées, car il serait de mauvais goût de témoigner de l’empressement à nous rendre au banquet, nous nous décidons enfin à prendre la route de la maison nuptiale.

À l’extérieur, aucun signe spécial ne distinguerait l’habitation du futur époux si la porte d’entrée n’était grande ouverte, contrairement aux habitudes orientales. Notre hôte, prévenu de notre arrivée par des serviteurs postés sur les terrasses, vient au-devant de nous afin de nous introduire lui-même dans sa demeure.

Au delà de l’inévitable vestibule contourné en zigzag se présente une vaste cour plantée d’arbres fruitiers et égayée par des plates-bandes fleuries. Les talars s’ouvrent sur un perron précédé d’un large escalier ; les hommes groupés sur cette espèce de terrasse sont séparés des femmes, réunies à l’intérieur des salons.

Arméniènne a Djoulfa

On me conduit d’abord à la mère du fiancé. La bonne dame est vêtue du vieux costume arménien : robe de brocart, ceinture de filigrane d’argent, grand voile de gaze blanche entourant toute la tête et retombant sur le dos. La présentation est solennelle et dure longtemps, car les compliments gracieux, mais amphigouriques, dont nous nous régalons mutuellement, traversent la bouche d’un interprète chargé de traduire mon persan en pur arménien, et l’arménien de mon hôtesse en persan élégant. Toutes ces cérémonies terminées, mon hôtesse me prend la main et m’introduit dans une vaste pièce. Émerveillée du charmant spectacle qui s’offre à mes yeux, je m’arrête éblouie sur le seuil de la porte.

Quel peintre rendrait le fouillis des habits de soie ou de velours aux chatoyantes couleurs, portés par une trentaine de femmes dont les traits assez accentués et la peau brune prennent la plus étrange tonalité sous la lumière des lanternes vénitiennes et des verres colorés suspendus au plafond du talar ? La plupart des invitées, coiffées de foulards de Bénarès bordés de franges soyeuses, sont vêtues de robes de damas s’ouvrant sur une longue chemise de crêpe de Chine vermillon délicatement brodé d’or.

Les lignes du corps, que ne détériorent pas les prétendus artifices du corset, se dessinent dans toute leur grâce naturelle ; les tiraillements infligés à l’étoffe voisine des nœuds de rubans accentuent les formes de gorges peu développées, mais d’une parfaite pureté de contours. Une large ceinture de filigrane d’argent posée très bas sur les hanches rappelle celles que portaient au Moyen Age les reines dont les vieilles sculptures nous ont conservé les traits et le costume.

Il semble qu’un génie bienfaisant ait pris la peine d’animer les figures placées autour du chevet de la cathédrale d’Albi et les ait transportées sous mes yeux.

Ce sont bien les mêmes vêtements de damas rouge et vert réchauffés par le ton des vieux ors, les mêmes robes ajustées, les mêmes manches collantes descendant jusque sur les doigts. Je reconnais, pour les avoir si souvent admirées à Sainte-Cécile, ces formes si féminines et cependant si chastes, ces mêmes grâces naïves et nonchalantes.

Une jeune femme, le dos paresseusement appuyé contre le chambranle d’une porte, berce du bout du pied son enfant endormi dans un berceau de bois placé sur des patins. C’est une parente venue du biaban (campagne) pour prendre part aux fêtes du mariage et qui a conservé le costume de son village. Comme toutes les Arméniennes mariées, elle a le bas du visage soigneusement caché ; mais le voile ne l’empêche pas d’être charmante avec son diadème de médailles et de plaques d’argent soutenant un fichu de pourpre, sa robe de brocart vert vénitien et le triple collier d’ambre et de pièces d’or a l’effigie de Marie-Thérèse qui couvre la poitrine.

Si je voulais bien chercher dans les fonds sombres du tableau, je découvrirais de çà, de là, quelques vieilles aussi laides et décrépites que savent le devenir avec l’âge les femmes d’Orient, ou de puissantes matrones laissant s’étager jusqu’au-dessous de leur ceinture ce qu’en terme poli nous nommerons une poitrine opulente ; grâce à Dieu, la fatigue de leurs vieilles jambes ou peut-être même un sentiment de pudeur bien com prise les a engagées à s’effondrer le long des murailles et à se dissimuler derrière ce qui est jeune et beau.

Je sais gré à ces fleurs fanées de s’isoler du bouquet cueilli à la fraîche rosée du matin. Trouverait-on une pareille abnégation en pays civilisé ?

S’il m’est loisible de m’extasier tout à l’aise sur la beauté et les magnifiques ajustements des invitées, je ne puis, à mon grand regret, me faire la plus vague idée de l’intelligence ou des vertus domestiques des chrétiennes de Djoulfa. Ce n’est pas que la conversation manque d’entrain ou d’animation, les Arméniennes, comme les filles d’Eve de tout pays, sont fières et heureuses d’être admirées ; la surprise que j’ai éprouvée à leur aspect ne leur a pas échappé, et depuis mon arrivée c’est à qui prendra les poses les plus charmantes, fera chatoyer les plis de sa robe, mettra en évidence les saillies les mieux modelées, se montrera de profil, si le profil vaut mieux que la face, rira si les dents sont belles, portera les mains à ses bijoux si les doigts sont effilés, ou dira mille choses spirituelles tout à fait perdues pour moi, infortunée, qui ne puis applaudir ce joli manège qu’à l’aide d’un vocabulaire arménien bien restreint : « Bonjour, — bonsoir, — que Dieu soit avec vous ! »

Mais voici la fête religieuse qui commence ; tous les invités se rassemblent, et l’on me ramène sur le perron, où le prêtre va bénir les vêtements du marié. Ils sont étendus dans un large plateau posé sur le sol, recouverts d’une gaze dorée et entourés de bouquets et de lumières. Le P. Pascal, revêtu de sa grande dalmatique et précédé d’enfants de chœur portant des cierges allumés, arrive de la maison de la fiancée, où vient d’être célébrée une cérémonie analogue à celle dont nous allons être témoins ; il s’avance sur le perron et entonne de sa plus belle voix une longue prière, à laquelle assistants et clercs répondent sur un ton nasillard. Les chants religieux durent trois quarts d’heure. La mère du marié, s’approchant alors de l’officiant, lui présente, avec une émotion très réelle, un large ruban rouge, brodé d’or, que le nouvel époux, à l’exemple de tous ses aïeux, portera demain sur la poitrine durant la messe du mariage. La mère de famille est dépositaire de ce ruban consacré par de si touchants souvenirs et le remet en ce moment solennel à son fils aîné, chargé de le transmettre à son tour à la génération issue de lui.

La première partie de la fête est terminée ; place au festin ! Des tapis longs et étroits sont étendus sur le perron et recouverts de kalemkar (litt. : travail à la plume). Les convives sont invités à s’accroupir tout le long de la nappe. A la place d’honneur, c’est-à-dire au bout de la table, s’installe le P. Pascal, flanqué à droite et à gauche de nos estimables personnes ; vis-à-vis du prêtre s’assied le fiancé, entouré des seigneurs sans importance ; le père et la mère ne prennent pas part au banquet : debout tous deux, ils dirigent le service et veillent à ce que les mâchoires des invités ne demeurent jamais inactives.

Arméniènne des environ Ispahan

Chacun des assistants reçoit sa ration d’eau, de pain, de vin et de lait aigre, accompagnée d’un bouquet d’herbes aromatiques, que les Arméniens, comme les Géorgiens, broutent tout en mangeant les viandes.

Nous sommes gratifiés, à titre d’étrangers, d’assiettes de rechange, de fourchettes, de cuillères et de couteaux, tous instruments de torture inutiles aux Orientaux.

L’ordonnance d’une fête gastronomique est de nature à bouleverser toutes les idées d’un maître d’hôtel érudit ; mais, en y réfléchissant, on s’aperçoit que dans les pays chauds elle n’a rien de contraire aux règles du bon sens.

Les serviteurs s’avancent d’abord chargés de plateaux couverts de liqueurs, d’eau-de-vie parfumée à l’anis, et d’une profusion de gâteaux et de sucreries classés sous le nom générique de chirinis. Toutes ces boissons ou pâtisseries altérantes seraient mal venues à la fin du repas et sont avantageusement remplacées à ce moment par des melons et des fruits très aqueux. Les Boissier ou les Siraudin d’ispahan ne saliraient rivaliser d’habileté avec ceux de Stamboul ; je dois avouer néanmoins que leurs chefs-d’œuvre ont une apparence bien faite pour tenter la gourmandise.

Le plus estimé de tous les bonbons arméniens est une bien vieille connaissance. C’est le geizengebin ou la manne que les Juifs trouvèrent fade après s’en être nourris pendant quarante ans dans le désert.

Un ver engendre cette substance sucrée comme miel. L’animal vit aux dépens d’un arbrisseau spécial aux montagnes de l’Arménie et aux campagnes d’Ispahan, et dépose sur les feuilles une sécrétion que les paysans recueillent au matin en agitant les branches au-dessus de nattes de paille étendues sur le sol. Parfois aussi les vents régnants entraînent la neige animale et la transportent jusqu’à cent ou cent cinquante lieues de distance dans des contrées désertes où l’on vient la chercher. A l’état brut, la manne chargée de poussière et de détritus serait désagréable à manger ; les confiseurs la posent sur un feu doux, de façon à laisser déposer ou à enlever avec l’écume toutes les matières étrangères, et la mélangent ensuite, afin de la rendre moins sucrée, avec une certaine quantité de farine de blé. En ajoutant à la pâte des amandes sèches ou des pistaches de Kazbin, on forme un bonbon naturel qui rappelle comme goût le nougat de Montélimar. La manne est un aliment très azoté, et, à l’exemple des Juifs, on pourrait se nourrir de ce chirini, si son prix élevé ne le mettait hors de portée pour les petites bourses.

Ces préliminaires terminés, on présente un bouillon de volaille au riz, des poules rôties, blanches et dodues, des gigots de moutons de Korout engraissés pour la circonstance, et enfin, avant de clore le premier service, un énorme pilau mêlé de légumes et assaisonné au karik. Le deuxième et le troisième service diffèrent du premier en ce que les pilaus sont mélangés soit à des viandes hachées, soit à des lentilles, et surtout en ce que le mouton précède ou accompagne la volaille. Les domestiques chargés de faire circuler ces plats substantiels vont et viennent au milieu de la nappe après avoir — suprême délicatesse — enlevé leurs souliers. Les bassins à ablutions sont présentés, tous les convives se lèvent d’un air satisfait, on emporte la vaisselle et les verres, puis chacun s’assied de nouveau autour de plateaux couverts d’énormes pèches, de raisins, de brugnons, de melons et de pastèques coupés en menus morceaux.

Il n’y a pas de belle fête sans feu d’artifice. À peine les femmes, qui ont dîné à part, sont-elles de retour, que les fusées et les chandelles romaines s’élèvent de la cour et retombent en pluie rose ou bleue sur les terrasses des Djoulfaiens émerveillés. Les pièces sont nombreuses et les artificiers plus habiles que je ne l’aurais cru ; aussi tout irait à merveille si l’assistance, dès l’explosion des premières gerbes d’étincelles, ne paraissait en proie à un délire dangereux. C’est à qui se précipitera du haut en bas du perron et enflammera fusées ou pétards ; des gamins ont découvert des torches mises en dépôt : ils s’en sont saisis, les ont allumées et gambadent comme de vrais démons, prêts à terminer les réjouissances en brûlant la maison et la ville elle-même, si ses murailles de terre et ses toitures en terrasse ne s’opposaient à la propagation de l’incendie.

Tout à coup de grands cris retentissent dans le talar. Une fusée mal dirigée a passé au-dessus de nos tètes et s’est abattue, après avoir touché le mur, sur les femmes placées au fond de la pièce. Avec le contenu de quelques gargoulettes on éteint les robes brûlées et les cheveux roussis ; néanmoins l’accident a refroidi le zèle des plus enthousiastes, et l’on abandonne le feu d’artifice, qui d’ailleurs touchait à sa fin, en faveur de la musique.

Un bonhomme assis sur ses talons place alors devant lui une sorte de boîte harmonique munie de cordes de métal, qu’il met en vibration au moyen de petits marteaux.

Le jeu de l’artiste est vif et rapide, mais il est impossible de distinguer un piano ou un forte dans ses phrases vides de mélodie. Une oreille exercée et savante peut seule apprécier à sa juste valeur cette musique enchanteresse, à laquelle, j’en conviens avec la plus profonde humilité, je ne comprends absolument rien. À une heure du matin, le virtuose en est encore, assure-t-il, au prélude de ses plus belles compositions : le concert menace de devenir long ; nous seuls, il est vrai, y voyons un inconvénient, car les assistants, en vrais mélomanes et en amis fidèles, ont l’intention de rester avec le marié jusqu’à ce que le lever du jour l’autorise à aller chercher sa fiancée pour la conduire au couvent.

21 août. — Dès six heures les cloches sonnent à perdre haleine, la messe de mariage va commencer, mais depuis l’aurore la noce est réunie dans l’église, où elle a déjà assisté à un long office préliminaire.

La fiancée, assise au milieu des autres femmes, ne se distingue de ses compagnes que par le voile écarlate jeté sur sa tête.

À part cette coiffure de circonstance, la jeune fille s’est revêtue d’atours des plus répréhensibles et a maladroitement abandonné le joli costume national pour tailler, dans une pièce de brocart vert lamé d’or, une robe « à la mode farangui ».

Debout dans le chœur, flanqué de ses amis, l’époux est également vêtu d’un habit de forme européenne venu en droite ligne de Bagdad, et paré du ruban béni placé en travers sur la poitrine.

L’office et la messe ayant pris fin, le P. Pascal descend de l’autel, prononce un long discours et fait signe à la mariée de s’avancer.

La mère joue alors un rôle très actif dans la cérémonie : elle aide son enfant à se lever, lui donne la main et dirige vers l’autel, où l’attend son futur maître, une épousée trop émue pour y voir et se conduire.

L’officiant place les fiancés en face l’un de l’autre, front contre front, pose sur leurs deux tètes mises ainsi en contact une croix dont la branche transversale est placée du côté de la jeune fille, et entonne, soutenu par la voix des clercs unie à celles des assistants, un hymne nuptial. Ou apporte ensuite un plateau sur lequel sont placés un verre de vin et deux nouvelles croix. L’époux, après avoir bu le premier, donne la coupe à sa belle-mère, qui la fait parvenir, non sans peine, jusqu’aux lèvres de sa fille, serrées sous les plis du voile écarlate, et remet le reste du vin béni aux mains du premier clerc. Notre ami Kadchic l’achève d’un air très satisfait. Nouvelle reprise du chœur : « Hyménée ! hyménée ! la sainte journée ! » Les fidèles remplissent la nef de leurs chants joyeux : la cérémonie touche évidemment à sa fin. Le prêtre prend les deux croix enfilées sur des rubans, les attache au cou des nouveaux mariés, donne à l’époux, qui les place triomphalement dans l’ouverture de sa redingote, la croix et le mouchoir de gaze tenus à la main par tout officiant arménien, et sort de l’église vêtu de ses ornements sacerdotaux afin d’assister au défilé du cortège et de saluer l’heureux couple. C’est de tout cœur, j’imagine : la cérémonie a duré près de quatre heures.

La jeune femme est alors conduite dans la maison qu’elle doit habiter désormais, et toute la journée se passe en galas et en divertissements. Au coucher du soleil, le P. Pascal ira de nouveau célébrer un long office, après lequel il reprendra les croix confiées aux mariés. À partir de ce moment, le nouveau ménage sera autorisé à ne plus voir ni amis ni parents pendant trois ou quatre jours et à se reposer des interminables fêtes durant lesquelles il n’aura pu un instant s’isoler des invités. Ce délai passé, il réunira de nouveau les gens de la noce et les conviera à une dernière cérémonie, très goûtée des assistants. Le célébrant est convoqué et bénit dès son arrivée une grande caisse placée au milieu de la pièce. On ouvre la boîte à surprises où sont renfermés, outre le trousseau matrimonial, des cadeaux destinés à tous les parents. Ces objets ont généralement une valeur minime, mais leur caractère utilitaire empêche néanmoins de les considérer comme de purs souvenirs.

Le plus beau présent est réservé au P. Pascal. Il recevra comme juste rémunération de ses peines et soins un pain de sucre et quatre livres de bougie. A ceux qui seraient choqués de la magnificence de ce cadeau, je ferai observer que le prêtre a fourni sur ses deniers personnels l’éclairage, les fleurs, payé les chantres et donné gratuitement ses prières.

Famille Arménienne