La Perse, la Chaldée et la Susiane/Introduction

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Vue de Marseille.


LA PERSE


LA CHALDÉE ET LA SUSIANE




La vieille thèse si souvent reprise et cependant peu éclairée des influences de l’art oriental sur l’architecture gothique, l’apport artistique et industriel des Croisades dans les créations du Moyen Âge avaient toujours excité la curiosité de mon mari.

Le Maroc, l’Algérie, l’Espagne, encore riches en souvenirs de la domination mauresque ; Venise, ses coupoles et ses arcs en accolade ; le Caire, avec ses admirables tombeaux de la plaine de Mokattam et sa triomphante mosquée d’Hassan interrogés tour à tour, avaient donné leur contingent de renseignements et d’informations, mais la filiation orientale de l’art du Moyen Âge restait encore à démontrer. Marcel était intimement persuadé que la Perse Sassanide avait eu une influence prépondérante sur la genèse de l’architecture musulmane, et que c’était par l’étude des monuments des Kosroès et des Chapour qu’il faudrait débuter le jour où l’on voudrai t substituer à des théories ingénieuses des raisonnements appuyés sur des bases solides.

Néanmoins les causeries banales d’érudits de province ou la fréquentation d’une bibliothèque de cent mille volumes dans laquelle on ne trouve même pas une bonne édition d’Hérodote ne l’eussent pas déterminé à persévérer dans la voie qui, peu à peu, s’était ouverte devant lui et à abandonner momentanément des occupations fort attrayantes pour courir en Orient. Par bonheur, il était entré depuis quelques années en relation de service avec Viollet-le-Duc et n’avait pas manqué d’entretenir le savant archéologue du résultat de ses études.

Les encouragements du maître mirent un terme à toute hésitation. Mon mari demanda à quitter un important service de construction de chemin de fer dont il était chargé à titre d’ingénieur des ponts et chaussées. Cette autorisation obtenue, nous nous mimes en mesure de prendre au plus vite la route de l’empire des grands rois.

Tout chemin ne conduit pas en Perse. Les augures consultés furent d’avis différents. Deux voies étaient ouvertes ou, pour mieux dire, fermées. L’une traversait le Caucase, passait au pied de l’Ararat et desservait la grande ville de Tauris ; nos agents diplomatiques la parcouraient assez souvent pour qu’elle fût bien connue au ministère des Affaires étrangères. Mais le pays était en pleine insurrection, les Kurdes sauvages mettaient tout à feu et à sang et dépouillaient ou massacraient impitoyablement les voyageurs.

Le second itinéraire, par Port-Saïd, la mer Rouge, l’océan Indien, conduisait, après une traversée de plus de quarante jours, à Bender-Bouchyr, petit port du golfe Persique. Là, paraît-il, on tombait aux mains d’un valy sauvage, à peu près indépendant de l’autorité du chah de Perse. Dans le sud comme dans le nord nous courions au-devant d’un désastre ; le moins qu’il put nous arriver était d’être hachés en menus morceaux.

L’exagération évidente de ces prédictions fut cause que nous leur accordâmes médiocre créance.

Mon mari ne s’occupait point d’anthropologie ; il ne se sentait même pas appelé à aller dénicher dans des cimetières quelconques des crânes ou des ossements tout aussi quelconques dont les légitimes propriétaires n’avaient jamais sollicité la faveur de venir figurer dans nos muséums sous de pompeuses étiquettes. Dans ces conditions il n’avait point droit à émarger au budget des Missions et devait se contenter, pour tout viatique, d’une belle feuille de papier blanc sur laquelle un calligraphe de troisième ordre le recommandait aux bons soins de nos agents diplomatiques en Orient et priait les représentants du ministère des Affaires étrangères de lui faciliter une mission aussi intéressante que gratuite.

Encore eut-il l’heureuse fortune d’inspirer confiance à M. de Bonchaud, alors secrétaire général au ministère des Beaux-Arts. Grâce à l’intervention et aux démarches bienveillantes de ce haut fonctionnaire, le fil à la patte qui retenait mon mari en France fut dénoué, et nous nous trouvâmes enfin libres, libres comme l’air, avec toute une année de liberté devant nous.

Ces premières difficultés vaincues, quelques amis bien intentionnés tentèrent de me détourner d’une expédition, au demeurant fort hasardeuse, et m’engagèrent vivement à rester au logis. On fit miroiter à mes yeux les plaisirs les plus attrayants. Un jour je rangerais dans des armoires des lessives embaumées, j’inventerais des marmelades et des coulis nouveaux ; le lendemain je dirigerais en souveraine la bataille contre les mouches, la chasse aux mites, le raccommodage des chaussettes. Deux fois par semaine j’irais me pavaner à la musique municipale. L’après-midi serait consacré aux sermons du prédicateur à la mode, aux offices de la cathédrale et à ces délicates conversations entre femmes ou, après avoir égorgeaillé son prochain, on se délasse en causant toilettes, grossesses et nourrissages. Je sus résister à toutes ces tentations. À cette nouvelle on me traita d'originale, accusation bien grave en province ; mes amis les meilleurs et les plus indulgents se contentèrent de douter du parfait équilibre de mon esprit.

L’heure approchait. De pieuses mains suspendirent à notre cou des scapulaires, des
Le Parthénon
médailles les mieux bénies, des prières contre la mort ; je fermai les malles et nous partîmes.

Nous nous embarquâmes à Marseille et montâmes sur l’Ava, grand navire des Messageries maritimes habituellement affecté au service de Chine, mais envoyé par exception à Constantinople. Cinq passagers de première classe composaient tout l’ornement du bord, mais le bâtiment coulait en revanche sous le poids des marchandises dont ses cales étaient bondées.

On était en février. Un vent glacial soufflait à travers les ouvertures mal closes ; cependant le capitaine se refusait, sous prétexte de dégradations imaginaires, à faire allumer le poêle de l’immense salon au fond duquel nous nous égarions comme des âmes en peine. À dîner nos cinq voix grelottantes s’unirent dans un unisson lamentable. L’excellent homme répondit à nos gémissements par la menace de faire mettre en mouvement le panka, cet immense éventail si précieux pendant les brûlantes traversées de la mer Rouge et de l’océan Indien. Nous nous le tînmes pour dit : chacun releva le col de son pardessus, et le repas s’acheva sans qu’on eût aperçu d’ours blanc. Le soir, autre vexation. À huit heures tous les feux (j’entends les lumières) furent éteints ; il ne fut même pas laissé aux prisonniers le droit de disposer d’une bougie et de posséder des allumettes.

Que signifiaient ces mesures rigoureuses ?

Les énormes cales du navire, les chambres des passagers, les magasins ménagés sous le grand salon étaient bondés jusqu’à la gueule de poudre, de munitions, d’armes que le gouvernement français envoyait fraternellement à la Grèce afin de l’aider à affranchir la Macédoine de la domination turque.

L’immixtion de la France dans cette tentative d’indépendance et le concours qu’elle prêtait aux Hellènes n’avaient rien de surprenant. Le ministère, interpellé à ce sujet par un membre de l’extrême gauche, ne venait-il pas de le prendre de très haut avec la Chambre : tous les bruits qui couraient étaient mensongers ; jamais on n’avait expédié ou l’on n’expédierait d’armes en Grèce ; la France garderait, en cas de conflit, la plus stricte neutralité ?

En vertu de cette déclaration de principes, l’Ava, chance inespérée, stationna deux jours au Pirée, afin de décharger toute sa cargaison de poudres neutres et d’obus conciliateurs.

Je ne connaissais les monuments grecs que par des gravures ou des photographies. Je laisse à penser quelle fut mon émotion en apercevant les colonnes dorées du Parthénon dominant du haut de l’Acropole la mer bleue de Salamine et se détachant sur le fond de montagnes dont les teintes irisées vont se perdre dans l’azur d’un ciel radieux.

Mon enthousiasme fut mis à une dure épreuve en débarquant au Pirée, vilain bourg bâti à l’italienne et peuplé de marins cosmopolites ; il s’évanouit quand je me trouvai en présence d’un train de chemin de fer. Je refusai tout d’abord de monter dans ces affreux wagons si déplacés en semblable pays, je m’entêtai à faire le trajet à cheval ou en litière. Il me semblait criminel d’arriver à Athènes à la remorque d’une locomotive, j’avais scrupule de ternir par la fumée du charbon les maigres oliviers que produit encore la plaine étendue au pied de la ville de Périclès. Bon gré mal gré, je dus commettre ce sacrilège.

Les temples de Thésée, de Jupiter, le théâtre de Bacchus, l’ascension de l’Acropole eurent vite raison de ce premier désenchantement.

Je gravis les Propylées, laissant sur ma gauche le joyau précieux connu sous le nom de Temple de la Victoire Aptère, je parcourus le Parthénon, l’Érechthéion, je maudis lord Elgin, je cherchai la place de l’olivier sacré, je suivis le trajet de ce misérable chien qui, sans respect pour le dieu des mers, pénétra dans la demeure de Poséidon et d’Athéna. Placée sur les escarpements qui dominent le théâtre, je crus revoir Xerxès assis sur son trône d’or, s’enthousiasmant aux exploits d’Arthémise qui coulait un vaisseau perse afin de donner le change aux Grecs et de se dégager des étreintes ennemies ; je vis les deux flottes aux prises, les efforts des combattants, le désespoir, l’étonnement des vaincus, la mer teinte de sang, couverte d’agrès et de cadavres ; je m’enorgueillis de la valeur des Hellènes, je me lamentai avec le grand roi. Comment n’eus-je pas oublié mes premiers griefs ?

L’Ava entrait dans le détroit des Dardanelles que j’étais encore bouleversée par la splendeur d’un art et d’une nature dont jusque-là il ne m’avait pas été possible de soupçonner la magnificence.

Dès le début de mon voyage j’étais gâtée. Constantinople acheva de me tourner la tête. Ici point de chemins de fer apparents, pas de fumée, pas de charbon, mais de minces Caïques filant comme des flèches sur les eaux tranquilles. À droite, à gauche de la Corne d’Or, des


Temple de la victoire Aptere


collines blanches de neige, tachées d’innombrables maisons rouges, bleues, jaunes ; la tour génoise de Galata, la flèche aiguë du Séraskiéra, les dômes élancés ou aplatis, de nombreuses mosquées, les aiguilles des minarets ; au fond, derrière des ponts de bateaux ployant sous une avalanche de passants, les sombres cyprès des nécropoles d’Eyoub. Partout une population pleine de vie, grouillant au milieu de ce désordre particulier aux ports de mer ; dans toutes les rues, des cavaliers chargés d’armes apparentes, des femmes peu voilées courant joyeusement vers les cimetières.

Quinze jours ne furent pas trop longs pour bien voir les monuments de la vieille Byzance, les édifices de la moderne Constantinople, assister à la prière que le sultan dit tous les vendredis à la mosquée construite auprès de son palais, hurler avec les derviches hurleurs, tourner avec les tourneurs, parcourir les bazars et les caravansérails malgré la neige et la boue, goûter aux kebabs de toutes les rôtisseries en plein vent, me régaler de ces pâtisseries au fromage confectionnées par les Turcs avec un art sans pareil,
Contantinople, la fontaine du sérail
me désaltérer à l’eau pure de la fontaine du sérail et, enfin, apprendre des nombreux négociants persans installés au bazar de Stamboul que le chemin le plus court et le plus sûr pour entrer en Perse était encore celui de Tiflis.

Nouvel embarquement sur un bateau russe. Les matelots étaient en général aussi gris la nuit que le jour, les officiers ne se tenaient guère mieux, et les tempêtes ou les brouillards de la mer Noire eussent eu vite raison d’un bateau aussi bien commandé, si la Providence, au courant de notre situation, ne nous eût octroyé un ciel limpide et une mer superbe. Peu ou point d’incident, n’était l’entrée en scène du gouverneur de Trébizonde. Il venait lui-même réclamer une jeune femme envolée, paraît-il, d’un harem de Stamboul et réfugiée à bord en compagnie d’un Arménien. La dépêche de l’époux outragé était une vraie merveille de concision : « Prenez femme ; tuez-la »

CONSTANTINOPLE — LA CORNE D’OR VUE DES HAUTEURS D’EYOUB

On retrouva sans peine les fugitifs dans la cabine où ils s’étaient blottis depuis le départ. Pâris et Hélène se valaient bien. Dieu, les vilains moineaux ! La coupable n’avait pas la moindre envie de se laisser coudre dans un sac et jeter au fond de la mer. Le séducteur se plaça avec sa belle sous la protection du pavillon russe, et force fut au capitaine d’invoquer le même motif pour garder ses passagers. On donna l’ordre de lever l’ancre : Vénus avait vaincu Thémis.

Le lendemain nous eûmes la chance de passer la barre de Poti. Le ciel nous continuait ses faveurs : pendant les trois quarts de l’année l’accès du port est si difficile que les bateaux de la compagnie russe débarquent habituellement leurs passagers à Batoum, rade conquise sur les Turcs au cours de la dernière guerre. Libre alors aux nouveaux arrivés de gagner Poti à la nage, ou tout au moins par leurs propres moyens.

Poti est une petite ville composée de quelques maisons en bois et de nombreuses cabanes de roseaux, habitées par une population pauvre et souffreteuse. Le pays est bas, noyé tout l’hiver par des eaux stagnantes, au total malsain et fiévreux. La France entretient à Poti un vice-consul. Miracle renversant, cet agent était à son poste. Il nous rendit le très grand service de faire passer, sans les soumettre à l’inspection des douanes russes, les glaces de photographie préparées au gélatino-bromure. Cette délicate affaire terminée, nous nous installâmes dans les wagons confortables du chemin de fer de Tiflis. La voie s’allonge d’abord dans la plaine entrecoupée de forêts et de marécages qui s’étend en arrière de Poti. À part les gares et quelques villages de misérable apparence, la contrée est à peu près déserte ; seuls d’innombrables troupeaux de porcs encore à demi sangliers pataugent dans les roseaux et obéissent à grand’peine aux cris de pâtres tout à fait sauvages. Les marais traversés, on pénètre dans une montagne abrupte coupée de vallées étroites et torrentueuses. Les rampes sont raides, les tunnels nombreux ; aussi bien la marche du train est-elle par moments assez lente pour nous permettre d’admirer les cavaliers géorgiens qui voyagent bardés de poignards, de fusils et de sabres sur une route côtoyant fréquemment la voie.


POTI ET L’EMBOUCHURE DU PHASE


« Les Géorgiens sont tous princes, mais tous princes pauvres, me dit un négociant grec, notre compagnon de voyage ; ils se mettent à dix quand il leur échoit un poulet maigre, et dévorent avec le même entrain les os et la chair. »

Au sortir de la montagne la machine s’égosille en conscience : elle entre à Tiflis.

La vieille capitale de la Géorgie persane a perdu, au moins en apparence, son caractère original.

Devenue la résidence officielle du gouverneur général des provinces méridionales de l’empire, occupée par une nombreuse garnison, elle s’est russifiée de force si ce n’est de gré. Des rues larges et bien percées, des maisons bâties avec luxe, des jardins à peu près bien tenus, les palais du grand-duc Constantin et de ses généraux, un musée d’aspect monumental, de nombreuses casernes, lui donnent l’aspect officiel d’une capitale.

Seuls les bazars et les quartiers populaires renferment encore des échantillons de la race autochtone, dont la finesse et l’élégance n’infirment pas la juste réputation de beauté des femmes géorgiennes.

Le lendemain de notre arrivée, une dépêche de Pétersbourg jetait le trouble et la confusion dans la ville : le tsar Alexandre venait d’être assassiné. Des groupes d’officiers, des fonctionnaires bouleversés stationnaient dans les rues, dans les cafés, narraient de vingt manières les détails du crime, tandis que le peuple, indifférent, vaquait à ses affaires quotidiennes.

TUNNEL DE CHEMIN DE FER ENTRE POTI ET TIFLIS

Le premier émoi passé, on songea à découvrir les coupables ; l’ordre de surveiller tous les voyageurs étrangers fut télégraphié d’un bout à l’autre de l’empire ; défense fut faite de sortir de la ville à tout inconnu considéré de prime abord comme un assassin ou, au moins, comme un conspirateur. Arrivés à Tiflis la veille du crime, nous dûmes exhiber nos passeports et nous réclamer du consul de France. Nous n’en reçûmes pas moins l’ordre de rester à la disposition des autorités pendant huit jours.

Je fus dédommagée de ce contretemps par le spectacle des cérémonies funèbres célébrées en mémoire du tsar défunt et des fêtes données en l’honneur de la proclamation solennelle du nouveau souverain.

Comme elle était imposante cette interminable procession de popes, aux longs cheveux tombant sur les épaules, aux tiares et aux chapes d’or, s’avançant la croix en main au milieu des troupes massées sur la place d’armes ! Les généraux baisèrent les premiers l’Évangile après avoir prêté serment ; puis les rangs s’ouvrirent, et les membres du clergé reçurent des soldats la promesse de fidélité, pendant que des chœurs faisaient entendre ces chants harmonieux dont l’Église russe a seule le secret.

Le tsar est mort, vive le tsar !

Huit jours après la cérémonie, les portes de la ville furent ouvertes aux voyageurs ; trains et diligences reprirent leur marche habituelle.

Nous avions de nouveau le choix entre deux routes. L’une se dirigeait vers la Caspienne ; elle était facile à parcourir, pourvue de relais de poste munis de nombreux chevaux, mais elle n’offrait aucun intérêt à l’archéologue. La seconde s’engageait dans le Caucase, passait au pied de l’Ararat et conduisait jusqu’à Tauris, la capitale de l’Azerbéidjan (l’Atropatène des Grecs). Elle traversait d’anciennes cités persanes annexées depuis peu à la Russie et était encore semée de vieux monuments en assez bon état de conservation. Il n’y avait pas à hésiter : bien que la fonte des neiges fermât à peu près l’accès de la montagne et que l’abandon de cette voie par les étrangers rendît les maisons de poste inhospitalières, nous choisîmes la route du Caucase.

PRINCE GEORGIEN (voyez page 10)

J’avais conservé de mes stations prolongées dans les boues neigeuses de Stamboul un rhume suffocant ; pour le couver tout à l’aise, nous louâmes avec enthousiasme une berline à huit chevaux, au lieu de nous contenter des télégas vulgaires. On empila six jours de vivres au fond des caissons, et nous nous mîmes en route munis d’un padarojna impérial, sorte de passeport qui donne le droit de requérir les chevaux de chaque station après que les courriers et les fonctionnaires munis du padarojna général ont été pourvus. À en croire le maître de poste, nous devions atteindre en quatre jours la frontière persane.

Au début, tout alla à souhait. La lourde berline roulait comme un ouragan de coteaux en vallées. Au son de la trompe retentissante du courrier tous les convois se garaient et laissaient la voie libre ; nous dépassâmes notamment, en les regardant d’un œil et d’un cœur dédaigneux, des charrettes légères portées sur quatre roues solides, surmontées d’un capotage de toile posant sur des arcs de bois. Dans le fond de ces véhicules rustiques s’empilaient des officiers allongés sur des piles de coussins et de matelas. Combien je regrettai plus tard mon orgueil déplacé !

Le lendemain du départ le décor changea : au lieu de nous donner des chevaux, les valets d’écurie remisèrent la voiture dans la cour de la maison. Le courrier nous avait été fortement recommandé, sous prétexte qu’il parlait l’italien et le persan. Je lui adressai tour à tour la parole dans la langue de Fénelon, de Dante et de Saadi ; il me répondit un invariable sitchas (tout de suite) et un non moins invariable niet (il n’y a rien). À ces gestes je finis néanmoins par comprendre que la poste avait à notre disposition trois chevaux fourbus. Il fallait attendre le retour de plusieurs convois et laisser aux animaux fatigués le temps de se reposer. Engourdis par une immobilité de plus de vingt-quatre heures passées au fond d’une berline fort mal suspendue et plus mal rembourrée s’il est possible, nous ne nous fîmes pas demander à deux genoux de mettre pied à terre.

On déchargea les menus bagages, les provisions de ménage, et l’on porta le tout dans une grande pièce badigeonnée à la chaux aux temps fabuleux d’Ivan le Terrible. Le mobilier se
vue de Tiflis
composait d’un poêle chauffé à blanc, d’une table sur laquelle flambait une lampe au pétrole et de deux lits de camp. À part l’écurie et un réduit enfumé où dormaient les postillons, c’était l’unique salle de la maison de poste. Je m’évertuai à faire entendre au sieur Niet que je désirais des matelas et des draps. Il partit vivement, revint bientôt chargé des coussins de la voiture, les posa sur les lits de camp et me regarda de l’air victorieux d’un homme qui a reçu le souffle d’en haut.

Je songeai alors au dîner. Le panier aux vivres fut ouvert ; un poulet et des œufs crus en furent extraits et, après avoir attiré l’attention de Niet, je fis gentiment tourner ces vivres devant la flamme rouge du poêle. Niet avait le génie des langues : il me répondit sur un mode aussi silencieux qu’il n’avait ni broche ni marmite. Je restai stupéfiée : qui m’eût dit, en quittant la France, que je devais emporter mon lit et ma batterie de cuisine ! Dès les premières étapes s’ouvrait tout un horizon de difficultés et de privations. Par bonheur il se trouva dans nos bagages un nécessaire de chasse, contenant des boîtes de fer-blanc capables de supporter le feu, une gamelle, des couverts et des assiettes.

Vers le soir nous vîmes arriver l’une des télégas que nous avions devancées le matin ; elle avait besoin de deux chevaux et les trouva sur-le-champ. La comparaison entre notre sort et celui de ces heureux propriétaires n’était pas de nature à me réjouir. L’écurie s’étant enfin regarnie, on attela à notre guimbarde douze bêtes vigoureuses, car, à partir de ce point, la route, couverte de neige, devenait mauvaise, et Niet reprit triomphalement sa trompe retentissante.

Le chemin, tracé en pleine montagne, s’allongeait sur des croupes escarpées couvertes de sapins gigantesques. On montait ; la température devenait de plus en plus fraîche, et le vent glacé s’engouffrait dans la voiture au point de couper la respiration. Avant d’arriver au col, nous atteignîmes la région des neiges, et dès lors les chevaux, essoufflés, fatigués par des efforts incessants, eurent grand’peine à déraciner le lourd véhicule et à le traîner à la prochaine station. Les bêtes furent changées, et à trois heures du soir la trompe donna le signal du départ. Le ciel était gris plombé ; la neige couvrait d’un manteau sans tache montagnes et vallées. La symphonie du blanc majeur nous envahissait. Seules les eaux sombres du Sewanga se détachaient sur le fond de montagnes neigeuses qui formaient autour du lac une ceinture virginale.

Comme Niet s’évertuait à me conter en pure perte une légende où revenaient sans cesse les noms de Noé et de ses fils, la neige se mit à tomber. Les postillons, aveuglés par ses tourbillons, ne tardèrent pas à perdre la piste et à lancer chevaux et voiture au fond d’un cloaque. Je me sentis osciller à droite et à gauche, puis je me trouvai sur le sol ou plutôt sur mon mari : la voiture venait de chavirer. Aucun de nos os ne craqua. Les postillons déchargèrent d’abord le véhicule, et tentèrent de le remettre sur ses quatre roues, en invoquant et en insultant tour à tour les saints les plus puissants du paradis. Prières perdues. Alors, sous prétexte d’aller chercher du renfort, ils sautèrent sur les chevaux et disparurent au galop.

Niet ne nous avait pas faussé compagnie ; il empila piteusement les bagages les uns sur les autres et se mit, j’imagine, à composer une élégie sur la triste aventure de gens perdus au mois de mars au milieu d’une tourmente de neige.

De fait, nous eussions attendu le jour, morfondus au fond de notre carrosse, si des ouvriers employés au déblaiement de la route n’étaient venus à passer. Leur village était voisin, mais nous l’avions traversé sans l’apercevoir. Des cavernes creusées sous terre jusques à quatre mètres de profondeur et auxquelles conduisaient des rampes rapides, perdues derrière des buissons chargés de givre, s’étendaient, paraît-il, sur un vaste espace. Il eût été aussi difficile d’apprécier l’importance de cette fourmilière humaine qu’il était malaisé de la découvrir pendant la nuit.

Nos sauveteurs nous guidèrent vers la maison la mieux tenue.

Une jeune femme couronnée d’un diadème de pièces d’argent prépara du thé brûlant ; les enfants, empilés sous le tandour, nous firent place à leurs côtés, et, quand enfin nos membres furent un peu dégelés, on mit à notre disposition un feutre épais, tandis que deux paysans allaient au plus vite monter la garde auprès de la berline naufragée.

Je fus réveillée par un cri strident et un jet de lumière qui éclaira subitement le centre de la toiture. Le cri avait été poussé par un veilleur de nuit chargé de déboucher au matin l’ouverture circulaire ménagée au faîte de chaque maison et d’annoncer aux villageois le retour de l’aurore. La journée s’annonçait radieuse. Nous courûmes vers la berline. Bagages et provisions étaient intacts. Bientôt arrivèrent des postillons et des chevaux ; mais, comme la veille, leurs efforts pour relever le carrosse demeurèrent infructueux. Ce fut à un attelage de bœufs que revint l’honneur d’avoir raison de la neige et des ornières. Dès lors il fallut renoncer à traîner la voiture pleine et nous empiler avec nos bagages sur un de ces traîneaux considérés naguère avec tant de mépris, tandis que Niet s’acharnait à faire marcher derrière nous la pompeuse guimbarde.

Jusqu’à Érivan le voyage fut une longue suite de stations douloureuses. Étapes faites en traîneaux, étapes exécutées dans une berline toujours prête à verser, interminables arrêts dans des maisons de poste aussi dépourvues de chevaux que de vivres, se succédèrent dix jours durant.

Il serait monotone de narrer en détail nos déceptions et nos souffrances. J’ouvrirai donc mes notes en face du premier monument iranien. Je n’ai pas encore franchi la frontière politique de l’empire du Chah in Chah, puisque le Dieu des combats a fait russe la Transcaucasie, mais je suis certainement en Perse, si j’en juge au costume, au langage des habitants, au bazar et aux édifices qui m’entourent.

jeune fille géorgienne voir p. 11