La Pesanteur et la Grâce/04

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Librairie Plon (p. 14-18).


DÉTACHEMENT

Pour atteindre le détachement total, le malheur ne suffit pas. Il faut un malheur sans consolation. Il ne faut pas avoir de consolation. Aucune consolation représentable. La consolation ineffable descend alors.

Remettre les dettes. Accepter le passé, sans demander de compensation à l’avenir. Arrêter le temps à l’instant. C’est aussi l’acceptation de la mort.

« Il s’est vidé de sa divinité. » Se vider du monde. Revêtir la nature d’un esclave. Se réduire au point qu’on occupe dans l’espace et dans le temps. À rien.

Se dépouiller de la royauté imaginaire du monde. Solitude absolue. Alors on a la vérité du monde.

Deux manières de renoncer aux biens matériels :

S’en priver en vue d’un bien spirituel.

Les concevoir et les sentir comme conditions de biens spirituels. (exemple : la faim, la fatigue, l’humiliation obscurcissent l’intelligence et gênent la méditation) et néanmoins y renoncer.

Cette deuxième espèce de renoncement est seule nudité d’esprit.

Bien plus, les biens matériels seraient à peine dangereux s’ils apparaissaient seuls et non liés à des biens spirituels.

Renoncer à tout ce qui n’est pas la grâce et ne pas désirer la grâce.

L’extinction du désir (bouddhisme) — ou le détachement — ou l’amor fati — ou le désir du bien absolu, c’est toujours la même chose : vider le désir, la finalité de tout contenu, désirer à vide, désirer sans souhait.

Détacher notre désir de tous les biens et attendre. L’expérience prouve que cette attente est comblée. On touche alors le bien absolu.

En tout, par delà l’objet particulier quel qu’il soit, vouloir à vide, vouloir le vide. Car c’est un vide pour nous que ce bien que nous ne pouvons ni nous représenter ni définir. Mais ce vide est plus plein que tous les pleins.

Si on arrive là, on est tiré d’affaire, car Dieu comble le vide. Il ne s’agit nullement d’un processus intellectuel, au sens où nous l’entendons aujourd’hui. L’intelligence n’a rien à trouver, elle a à déblayer. Elle n’est bonne qu’aux tâches serviles.

Le bien est pour nous un néant puisque aucune chose n’est bonne. Mais ce néant n’est pas irréel. Tout ce qui existe, comparé à lui, est irréel.

Écarter les croyances combleuses de vides, adoucisseuses des amertumes. Celle à l’immortalité. Celle à l’utilité des péchés : etiam peccata. Celle à l’ordre providentiel des événements — bref les « consolations » qu’on cherche ordinairement dans la religion.

Aimer Dieu à travers la destruction de Troie et de Carthage, et sans consolation. L’amour n’est pas consolation, il est lumière.

La réalité du monde est faite par nous de notre attachement. C’est la réalité du moi transportée par nous dans les choses. Ce n’est nullement la réalité extérieure. Celle-ci n’est perceptible que par le détachement total. Ne restât-il qu’un fil, il y a encore attachement.

Le malheur qui contraint à porter l’attachement sur des objets misérables met à nu le caractère misérable de l’attachement. Par là, la nécessité du détachement devient plus claire.

L’attachement est fabricateur d’illusions, et quiconque veut le réel doit être détaché.

Dès qu’on sait que quelque chose est réel, on ne peut plus y être attaché.

L’attachement n’est pas autre chose que l’insuffisance dans le sentiment de la réalité. On est attaché à la possession d’une chose parce qu’on croit que si on cesse de la posséder, elle cesse d’être. Beaucoup de gens ne sentent pas avec toute leur âme qu’il y a une différence du tout au tout entre l’anéantissement d’une ville et leur exil irrémédiable hors de cette ville.

La misère humaine serait intolérable si elle n’était diluée dans le temps.

Empêcher qu’elle se dilue pour qu’elle soit intolérable.

« Et quand ils se furent rassasiés de larmes » (Iliade) — encore un moyen de rendre la pire souffrance tolérable.

Il ne faut pas pleurer pour ne pas être consolé[1].

Toute douleur qui ne détache pas est de la douleur perdue. Rien de plus affreux, froid désert, âme recroquevillée. Ovide. Esclaves de Plaute,

Ne jamais penser à une chose ou à un être qu’on aime et qu’on n’a pas sous les yeux sans songer que peut-être cette chose est détruite ou que cet être est mort.

Que cette pensée ne dissolve pas le sentiment de la réalité, mais le rende plus intense.

Chaque fois qu’on dit : « Que ta volonté soit faite », se représenter dans leur ensemble tous les malheurs possibles.

Deux manières de se tuer : suicide ou détachement.

Tuer par la pensée tout ce qu’on aime : seule manière de mourir. Mais seulement ce qu’on aime. (Celui qui ne haït pas son père, sa mère… Mais : aimez vos ennemis…)

Ne pas désirer que ce qu’on aime soit immortel. Devant un être humain, quel qu’il soit, ne le désirer ni immortel ni mort.

L’avare, par désir de son trésor, s’en prive. Si l’on peut mettre tout son bien dans une chose cachée dans la terre, pourquoi pas en Dieu ?

Mais quand Dieu est devenu aussi plein de signification que le trésor pour l’avare, se répéter fortement qu’il n’existe pas. Éprouver qu’on l’aime, même s’il n’existe pas.

C’est lui qui, par l’opération de la nuit obscure, se retire afin de ne pas être aimé comme un trésor par un avare.

Électre pleurant Oreste mort. Si on aime Dieu en pensant qu’il n’existe pas, il manifestera son existence.

  1. « Bienheureux ceux qui pleurent, » a dit pourtant Jésus-Christ. Mais Simone Weil ne condamne ici que les larmes arrachées par la privation des biens temporels et que l’homme verse sur lui-même (Note de l’Éditeur).