La Pesanteur et la Grâce/07

La bibliothèque libre.
Librairie Plon (p. 25-28).


DÉSIRER SANS OBJET

La purification est la séparation du bien et de la convoitise.

Descendre à la source des désirs pour arracher l’énergie à son objet. C’est là que les désirs sont vrais en tant qu’énergie. C’est l’objet qui est faux. Mais arrachement indicible dans l’âme à la séparation d’un désir et de son objet.

Si l’on descend en soi-même, on trouve qu’on possède exactement ce qu’on désire.

Si l’on désire tel être (mort), on désire un être particulier, limité ; c’est donc nécessairement un mortel, et on désire cet être-là, cet être qui… que…, etc., bref, cet être qui est mort, tel jour, à telle heure. Et on l’a — mort.

Si on désire de l’argent, on désire une monnaie (institution), quelque chose qui ne peut être acquis que dans telle ou telle condition, donc on ne le désire que dans la mesure où… Or, dans cette mesure, on l’a.

La souffrance, le vide sont en de tels cas le mode d’existence des objets du désir. Qu’on écarte le voile d’irréalité et on verra qu’ils nous sont donnés ainsi.

Quand on le voit, on souffre encore, mais on est heureux.

Arriver à savoir exactement ce qu’a perdu l’avare à qui on a volé son trésor ; on apprendrait beaucoup.

Lauzun et la charge de capitaine de mousquetaires. Il aimait mieux être prisonnier et capitaine de mousquetaires que libre et non capitaine.

Ce sont des vêtements. « Ils eurent honte d’être à nus ».

Perdre quelqu’un : on souffre que le mort, l’absent soit devenu de l’imaginaire, du faux. Mais le désir qu’on a de lui n’est pas imaginaire. Descendre en soi-même, où réside le désir qui n’est pas imaginaire. Faim : on imagine des nourritures, mais la faim elle-même est réelle : se saisir de la faim. La présence du mort est imaginaire mais son absence est bien réelle ; elle est désormais sa manière d’apparaître.

Il ne faut pas chercher le vide, car ce serait tenter Dieu que de compter sur le pain surnaturel pour le combler.

Il ne faut pas non plus le fuir.

Le vide est la plénitude suprême, mais l’homme n’a pas le droit de le savoir. La preuve est que le Christ lui-même l’a ignoré complètement, un moment. Une partie de moi doit le savoir, mais les autres non, car si elles le savaient à leur basse manière, il n’y aurait plus de vide.

Le Christ a eu toute la misère humaine, sauf le péché. Mais il a eu tout ce qui rend l’homme capable de péché. Ce qui rend l’homme capable de péché c’est le vide. Tous les péchés sont des tentatives pour combler des vides. Ainsi ma vie pleine de souillures est proche de la sienne parfaitement pure, et de même pour les vies beaucoup plus basses. Si bas que je tombe, je ne m’éloignerai pas beaucoup de lui. Mais cela, si je tombe, je ne pourrai plus le savoir.

Poignée de main d’un ami revu après une longue absence. Je ne remarque même pas si c’est pour le sens du toucher un plaisir ou une douleur : comme l’aveugle sent directement les objets au bout de son bâton, je sens directement la présence de l’ami. De même les circonstances de la vie, quelles qu’elles soient, et Dieu.

Cela implique qu’il ne faut jamais chercher une consolation à la douleur. Car la félicité est au delà du domaine de la consolation et de la douleur. Elle est perçue avec un autre sens, comme la perception des objets au bout d’un bâton ou d’un instrument est autre que le toucher proprement dit. Cet autre sens se forme par le déplacement de l’attention au moyen d’un apprentissage où l’âme tout entière et le corps participent.

C’est pourquoi dans l’Évangile : « Je vous dis que ceux-là ont reçu leur salaire. » Il ne faut pas de compensation. C’est le vide dans la sensibilité qui porte au delà de la sensibilité.

Reniement de saint Pierre. Dire au Christ : je te resterai fidèle, c’était déjà le renier, car c’était supposer en soi et non dans la grâce la source de la fidélité. Heureusement, comme il était élu, ce reniement est devenu manifeste pour tous et pour lui. Chez combien d’autres, de telles vantardises s’accomplissent — et ils ne comprennent jamais.

Il était difficile d’être fidèle au Christ. C’était une fidélité à vide. Bien plus facile d’être fidèle jusqu’à la mort à Napoléon. Bien plus facile pour les martyrs, plus tard, d’être fidèles, car il y avait déjà l’Église, une force, avec des promesses temporelles. On meurt pour ce qui est fort, non pour ce qui est faible, ou du moins pour ce qui, étant momentanément faible, garde une auréole de force. La fidélité à Napoléon à Sainte-Hélène n’était pas une fidélité à vide. Mourir pour ce qui est fort fait perdre à la mort son amertume. Et, en même temps, tout son prix.

Supplier un homme, c’est une tentative désespérée pour faire passer à force d’intensité son propre système de valeurs dans l’esprit d’un autre. Supplier Dieu, c’est le contraire : tentative pour faire passer les valeurs divines dans sa propre âme. Loin de penser le plus intensément qu’on peut les valeurs auxquelles on est attaché, c’est un vide intérieur.