La Pesanteur et la Grâce/10

La bibliothèque libre.
Librairie Plon (p. 46-48).


EFFACEMENT

Dieu m’a donné l’être pour que je le lui rende. C’est comme une de ces épreuves qui ressemblent à des pièges et qu’on voit dans les contes et les histoires d’initiation. Si j’accepte ce don, il est mauvais et fatal ; sa vertu apparaît par le refus. Dieu me permet d’exister en dehors de lui. À moi de refuser cette autorisation.

L’humilité, c’est le refus d’exister en dehors de Dieu. Reine des vertus.

Le moi, ce n’est que l’ombre projetée par le péché et l’erreur qui arrêtent la lumière de Dieu, et que je prends pour un être.

Même si on pouvait être comme Dieu, il vaudrait mieux être de la boue qui obéit à Dieu.

Ce que le crayon est pour moi quand, les yeux fermés, je palpe la table avec la pointe — être cela pour le Christ. Nous avons la possibilité d’être des médiateurs entre Dieu et la partie de création qui nous est confiée. Il faut notre consentement pour qu’à travers nous il perçoive sa propre création. Avec notre consentement il opère cette merveille. Il suffirait que j’aie su me retirer de ma propre âme pour que cette table que j’ai devant moi ait l’incomparable fortune d’être vue par Dieu. Dieu ne peut aimer en nous que ce consentement à nous retirer pour le laisser passer, comme lui-même, créateur, s’est retiré pour nous laisser être. Cette double opération n’a pas d’autre sens que l’amour, comme le père donne à son enfant ce qui permettra à l’enfant de faire un présent le jour de l’anniversaire de son père. Dieu qui n’est pas autre chose qu’amour n’a pas créé autre chose que de l’amour.

Toutes les choses que je vois, entends, respire, touche, mange, tous les êtres que je rencontre, je prive tout cela du contact avec Dieu, et je prive Dieu du contact avec tout cela dans la mesure où quelque chose en moi dit je.

Je peux faire quelque chose pour tout cela et pour Dieu, à savoir me retirer, respecter le tête-à-tête.

L’accomplissement strict du devoir simplement humain est une condition pour que je puisse me retirer. Il use peu à peu les cordes qui me retiennent sur place et m’en empêchent.

Je ne puis pas concevoir la nécessité que Dieu m’aime, alors que je sens si clairement que, même chez les êtres humains, de l’affection pour moi ne peut être qu’une méprise. Mais je me représente sans peine qu’il aime cette perspective de la création qu’on ne peut avoir que du point où je suis. Mais je fais écran. Je dois me retirer pour qu’il puisse la voir.

Je dois me retirer pour que Dieu puisse entrer en contact avec les êtres que le hasard met sur ma route et qu’il aime. Ma présence est indiscrète comme si je me trouvais entre deux amants ou deux amis. Je suis non pas la jeune fille qui attend un fiancé, mais le tiers importun qui est avec deux fiancés et doit s’en aller afin qu’ils soient vraiment ensemble.

Si seulement je savais disparaître, il y aurait union d’amour parfait entre Dieu et la terre où je marche, la mer que j’entends…

Qu’importe ce qu’il y a en moi d’énergie, de dons, etc. ? J’en ai toujours assez pour disparaître.

« Et la mort à mes yeux ravissant la clarté
Rend au jour qu’ils souillaient toute sa pureté… »

Que je disparaisse afin que ces choses que je vois deviennent, du fait qu’elles ne seront plus choses que je vois, parfaitement belles.

Je ne désire nullement que ce monde créé ne me soit plus sensible, mais que ce ne soit plus à moi qu’il soit sensible. À moi, il ne peut dire son secret qui est trop haut. Que je parte, et le créateur et la créature échangeront leurs secrets.

Voir un paysage tel qu’il est quand je n’y suis pas…

Quand je suis quelque part, je souille le silence du ciel et de la terre par ma respiration et le battement de mon cœur.