La Pesanteur et la Grâce/16

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Librairie Plon (p. 93-99).


LE MALHEUR

Souffrance : supériorité de l’homme sur Dieu. Il a fallu l’Incarnation pour que cette supériorité ne fût pas scandaleuse.

Je ne dois pas aimer ma souffrance parce qu’elle est utile, mais parce qu’elle est.

Accepter ce qui est amer ; il ne faut pas que l’acceptation rejaillisse sur l’amertume et la diminue, sans quoi l’acceptation diminue proportionnellement en force et en pureté. Car l’objet de l’acceptation, c’est ce qui est amer en tant qu’amer et non pas autre chose. — Dire comme Ivan Karamazov : rien ne peut compenser une seule larme d’un seul enfant. Et pourtant accepter toutes les larmes, et les innombrables horreurs qui sont au delà des larmes. Accepter ces choses, non pas en tant qu’elles comporteraient des compensations, mais en elles-mêmes. Accepter qu’elles soient simplement parce qu’elles sont.

S’il n’y avait pas de malheur en ce monde, nous pourrions nous croire au paradis.

Deux conceptions de l’enfer. L’ordinaire (souffrance sans consolation) ; la mienne (fausse béatitude, se croire par erreur au paradis).

Pureté plus grande de la douleur physique (Thibon). De là, dignité plus grande du peuple.

Ne pas chercher à ne pas souffrir ni à moins souffrir, mais à ne pas être altéré par la souffrance.

L’extrême grandeur du christianisme vient de ce qu’il ne cherche pas un remède surnaturel contre la souffrance, mais un usage surnaturel de la souffrance.

Il faut s’efforcer autant qu’on peut d’éviter le malheur, afin que le malheur qu’on rencontre soit parfaitement pur et parfaitement amer.

La joie est la plénitude du sentiment du réel.

Mais souffrir en conservant le sentiment du réel est mieux. Souffrir sans sombrer dans le cauchemar. Que la douleur soit, en un sens purement extérieure, en un sens purement intérieure. Pour cela, il faut qu’elle réside dans la sensibilité seulement. Elle est alors extérieure (comme étant hors des parties spirituelles de l’âme) et intérieure (comme concentrée tout entière, sur nous-mêmes, sans rejaillir sur l’univers pour l’altérer).

Le malheur contraint à reconnaître comme réel ce qu’on ne croit pas possible.

Malheur : le temps emporte l’être pensant malgré lui vers ce qu’il ne peut pas supporter et qui viendra pourtant. « Que ce calice s’éloigne de moi. » Chaque seconde qui s’écoule entraîne un être dans le monde vers quelque chose qu’il ne peut pas supporter.

Il y a un point de malheur où l’on n’est plus capable de supporter ni qu’il continue ni d’en être se délivré.

La souffrance n’est rien, hors du rapport entre le passé et l’avenir, mais quoi de plus réel pour l’homme que ce rapport ? Il est la réalité même.

Avenir. On pense que cela viendra demain jusqu’au moment où on pense que cela ne viendra jamais.

Deux pensées allègent un peu le malheur. Ou qu’il va cesser presque immédiatement ou qu’il ne cessera jamais. Impossible ou nécessaire. Mais on ne peut pas penser qu’il est simplement. Cela est insoutenable.

« Ce n’est pas possible. » Ce qui n’est pas possible, c’est de penser un avenir où le malheur continuerait. L’élan naturel de la pensée vers l’avenir est arrêté, l’être est déchiré dans son sentiment du temps. « Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous ? »

L’être qui ne peut supporter de penser ni au passé ni à l’avenir : il est abaissé jusqu’à la matière. Russes blancs de chez Renault. On peut ainsi apprendre à obéir comme la matière, mais sans doute se fabriquaient-ils des passés et des avenirs proches et mensongers.

Morcellement du temps pour les criminels et les prostituées ; il en est de même des esclaves. C’est donc un caractère du malheur.

Le temps fait violence ; c’est la seule violence. Un autre te ceindra et te mènera où tu ne veux pas aller ; le temps mène où l’on ne veut pas aller. Qu’on me condamne à mort, on ne m’exécutera pas si, dans l’intervalle, le temps s’arrête. Quoi qu’il puisse arriver d’affreux, peut-on désirer que le temps s’arrête, que les étoiles s’arrêtent ? La violence du temps déchire l’âme : par la déchirure entre l’éternité.

Tous les problèmes se ramènent au temps.

Douleur extrême : temps non orienté : voie de l’enfer ou du paradis. Perpétuité ou éternité.

Ce ne sont pas la joie et la douleur qui s’opposent, mais les espèces de l’une et de l’autre. Il y a une joie et une douleur infernales, une joie et une douleur guérisseuses, une joie et une douleur célestes.

Par nature, nous fuyons la souffrance et cherchons le plaisir. C’est uniquement par là que la joie sert d’image au bien et la douleur d’image au mal. D’où l’imagerie du paradis et de l’enfer. Mais, en fait, plaisir et douleur sont des couples inséparables.

Souffrance, enseignement et transformation. Il faut, non pas que les initiés apprennent quelque chose, mais qu’il s’opère en eux une transformation qui les rende aptes à recevoir l’enseignement.

Pathos signifie à la fois souffrance (notamment souffrance jusqu’à la mort) et modification (notamment transformation en un être immortel).

La souffrance et la jouissance comme sources de savoir. Le serpent a offert la connaissance à Adam et à Ève. Les sirènes ont offert la connaissance à Ulysse. Ces histoires enseignent que l’âme se perd en cherchant la connaissance dans le plaisir. Pourquoi ? Le plaisir peut-être est innocent, à condition qu’on n’y cherche pas la connaissance. Il n’est permis de la chercher que dans la souffrance.

L’infini qui est dans l’homme est à la merci d’un petit morceau de fer ; telle est la condition humaine ; l’espace et le temps en sont cause. Impossible de manier ce morceau de fer sans réduire brusquement l’infini qui est dans l’homme à un point de la pointe, un point à la poignée, au prix d’une douleur déchirante. L’être tout entier est atteint un moment ; il n’y reste aucune place pour Dieu, même chez le Christ, où la pensée de Dieu n’est plus du moins que celle d’une privation. Il faut arriver jusque-là pour qu’il y ait incarnation. L’être tout entier devient privation de Dieu ; comment aller au delà ? Il n’y a plus, après cela, que la résurrection. Pour aller jusque-là, il faut le contact froid du fer nu.

Il faut au contact du fer se sentir séparé de Dieu comme le Christ, sans quoi c’est un autre Dieu. Les martyrs ne se sentaient pas séparés de Dieu, mais c’était un autre Dieu et il valait mieux peut-être ne pas être martyr. Le Dieu où les martyrs trouvaient la joie dans les tortures ou la mort est proche de celui qui a été officiellement adopté par l’Empire et ensuite imposé par des exterminations.

Dire que le monde ne vaut rien, que cette vie ne vaut rien, et donner pour preuve le mal, est absurde, car si cela ne vaut rien, de quoi le mal prive-t-il ?

Ainsi la souffrance dans le malheur et la compassion pour autrui sont d’autant plus pures et plus intenses qu’on conçoit mieux la plénitude de la joie. De quoi est-ce que la souffrance prive celui qui est sans joie ?

Et si on conçoit la plénitude de la joie, la souffrance est encore à la joie comme la faim à la nourriture.

Il faut avoir eu par la joie la révélation de la réalité pour trouver la réalité dans la souffrance. Autrement la vie n’est qu’un rêve plus ou moins mauvais.

Il faut parvenir à trouver une réalité plus pleine encore dans la souffrance qui est néant et vide.

De même il faut aimer beaucoup la vie pour aimer encore davantage la mort.