La Pesanteur et la Grâce/19

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Librairie Plon (p. 108-110).


BALANCE ET LEVIER

Croix comme balance, comme levier. Descente, condition de la montée. Le ciel descendant sur terre soulève la terre au ciel.

Levier. Abaisser quand on veut élever.

C’est de la même manière que « celui qui s’abaisse sera élevé ».

Il y a aussi une nécessité et des lois dans le domaine de la grâce. « L’enfer même a ses lois » (Gœthe). Le ciel aussi.

Une nécessité rigoureuse qui exclut tout arbitraire, tout hasard, règle les phénomènes matériels. Il y a, si possible, moins encore d’arbitraire et de hasard dans les choses spirituelles, quoique libres.

Un, le plus petit des nombres. « Le un qui est l’unique sage. » C’est lui l’infini. Un nombre qui croît pense qu’il s’approche de l’infini. Il s’en éloigne. Il faut s’abaisser pour s’élever.

Si 1 est Dieu, ∞ est le diable.

La misère humaine contient le secret de la sagesse divine, et non pas le plaisir. Toute recherche d’un plaisir est recherche d’un paradis artificiel, d’une ivresse, d’un accroissement. Mais elle ne nous donne rien, sinon l’expérience qu’elle est vaine. Seule la contemplation de nos limites et de notre misère nous met un plan au-dessus.

« Qui s’abaisse sera élevé. »

Le mouvement ascendant en nous est vain (et pire que vain) s’il ne procède pas d’un mouvement descendant.

Statera facta corporis. C’est le corps crucifié qui est une balance juste, le corps réduit à son point dans le temps et l’espace.

Ne pas juger. À la manière du Père des cieux qui ne juge pas : par lui les êtres se jugent. Laisser venir à soi tous les êtres, et qu’ils se jugent eux-mêmes. Être une balance.

On ne sera pas jugé alors, étant devenu une image du véritable juge qui ne juge pas.

Quand l’univers pèse tout entier sur nous, il n’y a pas d’autre contrepoids possible que Dieu lui-même — le vrai Dieu, car les faux dieux n’y peuvent rien, même sous le nom du vrai. Le mal est infini au sens de l’indéterminé : matière, espace, temps. Sur ce genre d’infini, seul le véritable infini l’emporte. C’est pourquoi la croix est une balance où un corps frêle et léger, mais qui était Dieu, a soulevé le poids du monde entier. « Donne-moi un point d’appui, et je soulèverai le monde. » Ce point d’appui est la croix. Il ne peut y en avoir d’autre. Il faut qu’il soit à l’intersection du monde et de ce qui n’est pas le monde. La croix est cette intersection.